CHAPITRE V UN CHEVAL AU FOND DE LA MER

La mer tiède et limpide roulait paresseusement ses vagues glauques, d’un coloris superbe. Dar Véter y pénétra jusqu’au cou et ouvrit les bras, tâchant de se maintenir sur le fond oblique. Les yeux fixés sur l’horizon étincelant, il se sentait fondre dans l’eau et devenir une partie de l’immense nature. Il avait apporté ici une tristesse contenue depuis longtemps : celle d’avoir quitté la grandeur passionnante du Cosmos, l’océan infini du savoir et de la pensée, le recueillement austère de sa profession. Son existence n’était plus du tout la même. L’amour croissant qu’il éprouvait pour Véda embellissait les journées de travail inaccoutumé et les loisirs mélancoliques d’un cerveau entraîné à la réflexion. Il s’absorbait dans les recherches historiques avec un zèle d’écolier. Le fleuve du temps, reflété dans ses pensées, l’aidait à se faire au changement de vie. Il savait gré à Véda Kong d’organiser, avec un tact digne d’elle, une randonnée en vissoptère dans le pays transformé par le labeur humain. Ses ennuis personnels se noyaient dans la grandeur des travaux terrestres, comme dans l’immensité de la mer. Dar Véter se résignait à l’irréparable, qui est toujours particulièrement dur à accepter …

Une voix douce, presque enfantine, l’interpella.

Il reconnut Miika, agita les bras et fit la planche, en attendant la petite jeune fille. Elle se précipita dans la mer. De grosses gouttes roulaient sur ses cheveux durs, couleur de jais ; l’eau nuançait de vert son corps ivoirin. Ils nagèrent côte à côte, au-devant du soleil, vers un flot qui dressait sa masse noire à un kilomètre du rivage. Tous les enfants de l’Ère de l’Anneau, élevés au bord de la mer, devenaient d’excellents nageurs, et Dar Véter avait en plus un talent inné. Il nagea d’abord sans hâte, de crainte de fatiguer Miika, mais elle glissait auprès de lui, légère et insouciante … Un peu interdit, il pressa l’allure … Mais il avait beau s’évertuer, elle ne se laissait pas distancer, et son charmant visage restait calme. On entendit le ressac du large battre la côte de l’île. Dar Véter se retourna sur le dos tandis que la jeune fille, emportée par son élan décrivait une courbe et revenait vers lui.

— Miika, vous êtes une admirable nageuse ! S’écria-t-il, et, aspirant l’air à pleins poumons, il retint son souffle.

— Je nage moins bien que je ne plonge, avoua-t-elle, et Dar Véter s’étonna de nouveau.

— Je suis d’origine japonaise, poursuivit-elle.

Il y avait jadis une tribu dont toutes les femmes étaient pêcheuses de perles et d’algues alimentaires. Le métier, transmis d’une génération à l’autre, devint au cours des millénaires un art accompli, l’ai hérité par hasard à notre époque, où il n’y a plus de peuple japonais distinct, plus de langue japonaise, plus de Japon …

— J’étais loin de me douter …

— Qu’un rejeton de plongeuses pût devenir historienne ? Nous avions dans notre famille une légende. Il y avait une fois un peintre japonais du nom de Yanguihara Eigoro.

— Eigoro ? Alors, votre nom …

— Est un cas exceptionnel à notre époque, où on donne le nom qu’on veut, pourvu que ça sonne bien. Du reste, tout le monde s’applique à choisir des consonances ou des mots de la langue que parlait le peuple dont on provient. Vos noms à vous, si je ne me trompe, ont des racines russes ?

— En effet ! Ce sont des mots entiers même. Le premier veut dire Don, le second Vent …

— J’ignore le sens du mien … Mais le peintre a existé. Mon bisaïeul a retrouvé un de ses tableaux dans un musée. C’est une grande toile que vous pouvez voir chez moi : elle présente de l’intérêt pour un historien … Une vigoureuse évocation de la vie rude et courageuse, de la pauvreté et de la modestie d’un peuple serré dans l’étau d’un régime cruel ! On continue à nager ?

— Une minute, Miika ! Et ces plongeuses ?

— Le peintre s’éprit de l’une d’elles et se fixa dans sa tribu. Ses filles furent plongeuses aussi, toute leur vie … Voyez comme cette île est bizarre : on dirait un réservoir ou une tour basse pour la production du sucre.

— Du sucre ! Dar Véter pouffa malgré lui. Quand j’étais petit, ces îles désertes me fascinaient … Solitaires, entourées d’eau, elles renferment des mystères dans leurs falaises ou dans leurs bois : on peut y rencontrer tout ce qu’on imagine …

Le rire clair de Miika lui fut une récompense. Cette jeune fille, taciturne et un peu triste d’ordinaire, était transfigurée. Bravement lancée en avant, vers les vagues pesantes, elle demeurait néanmoins aux yeux de Dar Véter une porte close, contrairement à la transparente Véda dont le courage était une belle confiance plus qu’un effet de l’énergie …

Les grands rochers de la côte abritaient d’étroites criques bleues, imprégnées de soleil. Ces galeries sous-marines tapissées d’éponges et frangées d’algues conduisaient à la partie est de l’îlot, où se creusait un abysse obscur. Dar Véter regretta de ne pas avoir emprunté à Véda une carte détaillée des lieux. Les radeaux de l’expédition maritime luisaient au soleil, près du cap occidental, à quelques kilomètres de là. Il y avait en face une excellente plage, où Véda était en train de se baigner avec ses camarades. Aujourd’hui on changeait les accumulateurs des machines et toute l’équipe avait congé. Tandis que lui, Véter, s’était livré à son ancienne passion d’explorer les fies désertes …

Une sinistre falaise d’andésite surplombait les nageurs. Les cassures des roches étaient fraîches : un tremblement de terre avait récemment démantelé une partie de la côte. Le vent soufflait du large. Miika et Dar Véter nagèrent longtemps dans l’eau sombre de la côte orientale, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé une saillie en terrasse où Dar Véter fit grimper sa compagne qui la hissa à son tour.

Les mouettes effarouchées se démenaient, le choc des vagues ébranlait l’andésite. Pas la moindre trace d’animaux ou d’hommes, rien que le rocher nu et des buissons épineux …

Ils montèrent au faîte de l’îlot pour admirer d’en haut la fureur des vagues, puis redescendirent.

Une odeur âcre émanait des buissons qui sortaient des crevasses. Dar Véter, allongé sur la pierre chaude, regardait nonchalamment l’eau du côté du sud.

Miika, accroupie au bord du rocher, scrutait les profondeurs. Il n’y avait là ni plate-forme côtière ni entassements de rochers. La falaise tombait à pic dans l’eau noire et huileuse. Le soleil ourlait son arête d’une ligne éblouissante. Là où la lumière pénétrait dans l’eau transparente, on entrevoyait le scintillement blond du sable.

— Qu’est-ce que vous voyez, Miika ?

La jeune fille, absorbée dans ses pensées, fut lente à se retourner.

— Rien. Vous aimez les Pies désertes, et moi, le fond de la mer. J’ai toujours l’impression qu’on peut y découvrir des choses intéressantes …

— Alors, pourquoi travaillez-vous dans la steppe ?

— C’est difficile à expliquer. Pour moi, la mer est une telle joie que je ne puis être tout le temps auprès d’elle, comme on ne peut toujours écouter une belle musique. Nos rencontres n’en sont que plus précieuses.

Dar Véter fit un signe affirmatif.

— On plonge ? Il montra le scintillement au fond de l’eau. Miika releva ses sourcils arqués.

— Vous le pourriez ? Il y a au moins vingt-cinq mètres, c’est seulement à la mesure d’un bon plongeur …

— J’essaierai … Et vous ?

Au lieu de répondre, elle se mit debout, regarda tout autour, choisit une grosse pierre et la traîna au bord du rocher.

— Laissez-moi plonger d’abord … Ce n’est pas dans mes habitudes de me servir d’une pierre, mais je soupçonne qu’il y a du courant, car le fond est bien net …

Elle leva les bras, se pencha, se redressa, la taille cambrée. Dar Véter observait ses mouvements respiratoires, dans l’intention de les imiter. Miika ne disait plus un mot. Après quelques exercices, elle saisit la pierre et s’élança dans le gouffre noir.

Lorsqu’il s’écoula plus d’une minute sans que l’intrépide jeune fille reparût, Dar Véter sentit une vague anxiété. Il chercha à son tour une pierre, en se disant que la sienne devait être beaucoup lus lourde. À peine avait-il ramassé un bloc d’andésite de quarante kilogramme, que Miika remonta à la surface. Elle était essoufflée et paraissait très lasse.

— Il y a là … là … un cheval, articula-t-elle à grand-peine.

— Comment ? Un cheval ?

— Une énorme statue de cheval … dans une niche naturelle. Je vais l’examiner comme il faut …

— C’est trop pénible, Miika. On va retourner au rivage, prendre des appareils de plongée et un bateau.

— Oh, non ! Je veux y aller moi-même, tout de suite ! Ce sera ma victoire à moi, et non celle d’un appareil. Ensuite on appellera les autres !

— Soit, mais je vous accompagne !

Dar Véter empoigna sa pierre. Miika sourit.

— Prenez-en une plus petite, celle-ci, tenez. Et votre respiration ?

Il fit docilement les exercices et piqua une tête, la pierre dans les mains. L’eau le frappa au visage, le détourna de Miika, comprima sa poitrine, lui causa une sourde douleur aux oreilles. Il la surmontait dans une tension de tous ses muscles, les mâchoires serrées. La pénombre grise et froide se condensait, la lumière du jour ternissait à vue d’œil. La force hostile des profondeurs le subjuguait, lui donnait le vertige, lui endolorissait les yeux. Subitement, la main ferme de Miika effleura son épaule, il toucha des pieds le sable compact et argenté. Puis, tournant avec effort la tête dans la direction indiquée par Miika, il recula, surpris, lâcha la pierre et fut aussitôt projeté vers le haut. Il ne sut pas comment il avait atteint la surface : un brouillard rouge lui obscurcissait la vue, il happait l’air convulsivement … Un peu plus tard, l’effet de la pression sous-marine disparut et la mémoire lui revint. Que de détails notés par les yeux et enregistrés par le cerveau en un instant !

Les rochers noirs se rejoignaient en une immense ogive, sous laquelle s’érigeait la figure d’un cheval géant. Pas une algue ni un coquillage n’adhéraient à la surface polie de la statue. L’artiste, désireux de rendre avant tout la force, avait agrandi la partie antérieure du corps, élargi le poitrail, accentué la courbe de l’encolure. Le pied de devant gauche était levé, avançant vers le spectateur le relief du genou, tandis que l’énorme sabot touchait presque le poitrail. Les trois autres pesaient lourdement sur le sol, le corps vous surplombait, vous écrasait de sa puissance formidable. L’arc du cou portait, en guise de crinière, une crête dentelée, le museau rejoignait presque la poitrine ; les yeux, sous le front penché exprimaient une hargne qui se retrouvait dans les petites oreilles couchées du monstre de pierre …

Miika, rassurée sur le compte de Dar Véter, le laissa étendu sur la dalle et replongea. Enfin, épuisée par les immersions et rassasiée du spectacle de sa trouvaille, elle s’assit à côté de son compagnon et demeura silencieuse jusqu’à ce que sa respiration se fût rétablie.

— Je me demande quel est l’âge de cette sculpture, dit-elle pensivement à part soi.

Il haussa les épaules, au souvenir de ce qui l’avait le plus étonné :

— Pourquoi n’y a-t-il pas d’algues ni de coquillages sur ce cheval ?

Miika se retourna précipitamment.

— En effet ! J’ai déjà vu des choses pareilles. Elles semblaient recouvertes d’une substance qui empêchait les êtres vivants de se coller dessus. L’époque doit donc être proche du Siècle de la Scission.

Un nageur apparut entre le rivage et l’îlot. Parvenu plus près, il sortit de l’eau jusqu’à mi-corps et agita les bras. Dar Véter reconnut les larges épaules et la peau sombre et luisante de Mven Mas. Sa haute silhouette grimpa sur le rocher et un bon sourire éclaira le visage humide du nouveau directeur des stations externes. Il salua la petite Miika d’un signe de tête et Dar Véter d’un geste dégagé.

— Nous sommes venus vous demander conseil, Ren Boz et moi.

— Qui est-ce, Ren Boz ?

— Un physicien de l’Académie des Limites du Savoir …

— Je le connais un peu. Il étudie les rapports entre l’espace et le champ. Où l’avez-vous laissé ?

— Sur le rivage. Il ne nage pas … pas aussi bien que vous, en tout cas.

Un léger clapotis l’interrompit.

— Je vais voir Véda, cria Miika de l’eau. Dar Véter lui sourit.

— Elle vient de faire une découverte ! expliqua-t-il à Mven Mas et il le mit au courant de leur trouvaille sous-marine. L’Africain l’écoutait sans intérêt, palpant son menton de ses longs doigts. Dar Véter lut dans ses yeux une inquiétude mêlée d’espoir.

— Vous avez de gros ennuis ? Alors, pourquoi tergiverser ?

Mven Mas ne se le fit pas dire deux fois. Assis sur le rocher, au bord du gouffre qui recelait le cheval mystérieux, il parla de ses cloutes cruels. Sa rencontre avec Ren Boz n’était pas l’effet du hasard. La vision du monde splendide de l’Epsilon du Toucan l’obsédait. Depuis cette nuit, il rêvait de se rapprocher de ce monde en surmontant coûte que coûte l’immensité de l’espace. Il voulait éviter que l’émission et la réception des messages, des signaux et des vues fussent séparées par un délai de six cents ans, inaccessible à la vie humaine ; il voulait sentir tout près la pulsation de cette vie magnifique et si analogue à la nôtre, tendre la main aux frères par-dessus les abîmes du Cosmos. Mven Mas accordait toute son attention aux questions en suspens, aux expériences qu’on faisait depuis des millénaires, relativement à l’espace considérée en fonction de la matière. C’était le problème dont Véda Kong rêvait la nuit de sa première conférence diffusée par le Grand Anneau.

À l’Académie des Limites du Savoir, ces recherches étaient dirigées par Ren Boz, jeune physicien-mathématicien. Son entrevue avec Mven Mas et l’amitié qui s’en était suivie étaient conditionnées par la communauté d’aspirations.

Ren Boz estime que le problème est suffisamment élaboré pour passer à l’expérience. Celle-ci, comme tout ce qui concerne les dimensions cosmiques, ne peut être effectuée au laboratoire. La grandeur de la question exige l’essai à grande échelle. Ren Boz recommande de faire l’expérience par les stations externes, en utilisant toute l’énergie terrestre, y compris la station de réserve Q de l’Antarctide …

À voir les yeux fébriles et les narines palpitantes de Mven Mas, Dar Véter eut la sensation du danger.

— Vous voulez savoir ce que j’aurais fait à votre place ? demanda-t-il tranquillement.

Mven Mas répondit par l’affirmative et passa la langue sur ses lèvres sèches.

— Je me serais abstenu, martela Véter, indifférent à la grimace douloureuse qui altéra les traits de l’Africain et disparut si vite qu’elle aurait échappé à un interlocuteur moins attentif.

— J’en étais sûr ! s’écria Mven Mas.

— Alors pourquoi faisiez-vous cas de mon jugement ?

— J’espérais vous convaincre …

— Essayez toujours ! Mais rejoignons les camarades. Je parie qu’ils préparent les appareils de plongée pour voir le cheval !

Véda chantait, accompagnée de deux voix féminines inconnues.

À la vue des nageurs, elle leur fit signe d’approcher, en repliant les doigts d’un geste enfantin. La chanson se tut. Dar Véter reconnut dans une des femmes Evda Nal. C’était la première fois qu’il la voyait sans sa blouse blanche de médecin. Sa silhouette élancée se distinguait des autres par la blancheur de la peau : sans doute, la célèbre psychiatre était-elle trop occupée pour se griller au soleil. Ses cheveux noirs comme l’aile du corbeau étaient partagés par une raie au milieu et relevés aux tempes. Les pommettes saillantes, au-dessus des joues un peu creuses, accentuaient la forme en amande des yeux scrutateurs. Ce visage rappelait vaguement un sphinx de l’Égypte ancienne, érigé dans la plus haute antiquité au bord du désert, devant les tombes pyramidales des pharaons. Le désert avait disparu depuis des siècles, des vergers baissaient sur les sables, et une cloche de verre protégeait le sphinx, sans dissimuler les creux de sa face rongée par le temps …

Se rappelant qu’Evda Nal descendait des Péruviens ou des Chiliens, Dar Véter la salua selon le rite antique des adorateurs du soleil sud-américains.

— Le travail avec les historiens vous profite, dit-elle. C’est Véda qu’il faut remercier …

Dar Véter se tourna en hâte vers sa grande amie, mais elle le prit par la main pour le présenter à son autre compagne.

— Voici Tchara Nandi ! Nous sommes tous ses hôtes et ceux du peintre Kart San, car ils habitent ce rivage depuis un mois déjà. Leur atelier ambulant est au bout du golfe … Dar Véter tendit la main à la jeune femme qui le regarda de ses grands yeux bleus. Il en eut le souffle coupé : quelque chose en elle lui paraissait extraordinaire. Ce n’était pas seulement la beauté. Elle se tenait entre Véda Kong et Evda Nal, très belles aussi, et affinées par un intellect supérieur, ainsi que par la discipline d’un long travail scientifique.

— Votre nom ressemble un peu au mien, remarqua Dar Véter.

Les coins de la petite bouche tressaillirent dans un sourire discret.

— Autant que vous me ressemblez vous-même !

Il regarda par-dessus la chevelure abondante et lustrée de la jeune femme dont la tête lui arrivait aux épaules, et adressa à Véda un large sourire.

— Véter, vous ne savez pas complimenter les femmes, dit celle-ci d’un ton malicieux, la tête penchée de côté.

— Est-ce indispensable à notre époque exempte de tromperies ?

— Oui, intervint Evda Nal, et cette nécessité ne disparaîtra jamais !

Il fronça légèrement les sourcils.

— Expliquez-vous, je vous prie.

— Dans un mois, je prononcerai mon discours d’automne à l’Académie des Peines et des Joies ; j’y parlerai beaucoup des émotions directes. Pour le moment …, Evda fit un signe de tête à Mven Mas qui arrivait.

L’Africain marchait de son pas rythmé et silencieux. Dar Véter s’aperçut que Tchara avait tressailli et que ses joues s’étaient empourprées comme si le soleil qui imprégnait tout son corps perçait subitement à travers la peau. Mven Mas salua avec indifférence.

— Je vous amène Ren Boz. Il est là-bas, assis sur une pierre …

— Allons à lui, proposa Véda, et au-devant de Miika qui est partie chercher les appareils. Êtes-vous des nôtres, Tchara Nandi ?

La jeune fille secoua la tête :

— Voici mon seigneur et maître. Le soleil décline, le travail va bientôt commencer.

— Cela doit être pénible de poser, dit Véda. Un véritable exploit ! Moi, j’en serais incapable …

— Je le croyais aussi. Mais si l’idée du peintre vous accapare, on participe à sa création. On cherche à incarner l’image … Il existe des milliers de nuances dans chaque mouvement, dans chaque ligne ! Elles se captent comme les sons fugitifs de la musique …

— Tchara, vous êtes une trouvaille pour l’artiste !

— Une trouvaille ! interrompit une forte voix de basse. Si vous saviez comment je l’ai trouvée ! C’est incroyable !

Le peintre Kart San agita son gros poing levé. Ses cheveux pâles en coup de vent surmontaient un visage tanné par le grand air. Les jambes musclées, velues, étaient enracinées dans le sable.

— Si vous avez le temps, accompagnez-nous, dit Véda, et racontez-nous l’histoire.

— Je suis un mauvais conteur. N’empêche que c’est intéressant. Je m’occupe de reconstitutions. Je peins des types humains qui ont existé jusqu’à l’Ère du Monde Désuni. Depuis le succès de ma Fille de Gondvana, je brûle de créer une autre incarnation ethnographique. La beauté corporelle est la meilleure expression de la race à travers les générations d’une vie saine et pure. Toute race avait à l’origine son idéal, son canon de beauté, établi dès l’époque de la barbarie. Telle est notre conception à nous, les peintres, qu’on prétend retardataires … Cette opinion doit remonter à l’âge de pierre. Zut, voilà que je m’écarte du sujet … j’ai conçu un tableau intitulé La Fille de Thétis, c’est-à-dire de la Méditerranée. Ce qui m’a frappé, c’est que dans les mythes de la Grèce antique, de Crète, de la Mésopotamie, de l’Amérique, de la Polynésie, les divinités naissent de la mer. Quoi de plus merveilleux que la légende hellénique d’Aphrodite Anadyomène, déesse de l’Amour et de la Beauté, née de l’écume ? Une déesse fécondée par la clarté des étoiles sur la mer nocturne, a-t-on jamais rien imaginé de plus poétique ?

— De la clarté des étoiles et de l’écume de mer, chuchota Tchara.

Véda, qui avait entendu, la regarda de biais. Le profil net, comme taillé dans le bois ou la pierre, évoquait les peuples anciens. Le nez petit, droit et légèrement arrondi, le front un peu fuyant, le menton volontaire et surtout la grande distance du nez à l’oreille plantée haut, étaient autant de traits caractéristiques de vieilles races méditerranéennes.

Véda l’examina discrètement des pieds à la tête et trouva tout en elle un peu exagéré. Une peau trop satinée, une taille trop fine, des hanches trop larges … Et cette raideur de la taille qui avançait trop les seins fermes … Peut-être étaient-ce là les accents que cherche l’artiste ?

Comme une chaîne de rochers leur barrait le chemin, Véda changea d’opinion : Tchara Nandi sautait d’une pierre à l’autre avec une grâce de danseuse.

« Elle a certainement du sang indien dans ses veines, conclut Véda. Je le lui demanderai plus tard. »

— Pour créer La Fille de Thétis, reprit le peintre, j’ai dû me familiariser avec la mer, m’apparenter à elle. Car ma Crétoise sortira de la mer comme Aphrodite, mais de façon à ce que chacun le comprenne. Quand je projetais de peindre La Fille de Gondvana, j’ai travaillé trois ans dans un centre forestier de l’Afrique Équatoriale. Le tableau achevé, je me suis embauché comme mécanicien à bord d’un glisseur postal et j’ai distribué pendant deux ans le courrier à travers l’Atlantique, à toutes ces usines de pêche, d’albumine et de sel, qui flottent sur d’immenses radeaux de métal.

Un soir, je conduisais mon engin à l’ouest des Açores, où le contre-courant rejoint le courant septentrional. L’océan y est toujours houleux. Mon glisseur, tour à tour, s’élançait vers les nuages bas et se précipitait dans les intervalles des lames. L’hélice rugissait ; je me tenais sur la passerelle, auprès du timonier. Et soudain … spectacle inoubliable !

Figurez-vous une vague plus haute que les autres, fonçant à notre rencontre. Et sur la crête de cette muraille d’eau, juste au-dessous des nuages denses et nacrés, se dressait une jeune fille au corps de bronze rouge … La vague roulait en silence, et elle volait dessus, orgueilleuse dans sa solitude au milieu de l’océan infini. Mon glisseur bondit, nous croisâmes la jeune fille qui nous salua de la main … Alors, je vis qu’elle se tenait sur une de ces planches à moteur, que l’on conduit avec les pieds …

— Je sais, intervint Dar Véter, c’est un appareil spécialement destiné aux promenades sur les vagues …

— Ce qui m’a le plus impressionné, c’est qu’il n’y avait rien alentour que les nuages bas, l’océan désert dans la lueur du soir, et la jeune fille rasant la vague énorme. Cette jeune fille, c’était …

— Tchara Nandi ! s’écria Evda Nal, je m’en doute ! Mais d’où venait-elle ?

Tchara eut un rire clair :

— Certainement pas de l’écume et de la clarté des étoiles !

— Je venais tout bonnement d’un radeau d’usine d’albumine. Nous étions alors au bord des sargasses[19], où on cultivait les chlorelles[20] et où je travaillais comme biologiste.

— Admettons, convint Kart San, mais depuis, us êtes devenue pour moi la fille de la Méditerranée, issue de l’écume. Le modèle parfait de mon tableau. Je vous avais attendue un an.

— Peut-on venir voir ? demanda Véda Kong.

— Je vous en prie, mais pas aux heures de travail, je peins très lentement et je ne supporte alors aucune présence étrangère.

— Vous peignez aux couleurs ?

— Les procédés n’ont guère changé depuis les millénaires d’existence de la peinture. Les lois optiques et l’œil humain sont toujours les mêmes ! La perception de certaines nuances s’est aiguisée, on a inventé les couleurs chromatoptriques[21], aux réflexions internes, on a trouvé des méthodes nouvelles pour harmoniser les tons. Mais dans l’ensemble, le peintre de l’antiquité travaillait comme moi. Mieux, sous certains rapports … La foi, la patience nous manquent : nous sommes trop impétueux et pas assez sûrs d’avoir raison … Or, dans les arts, une naïveté austère est parfois préférable … Venez, Tchara.

Tous s’arrêtèrent pour suivre des yeux le peintre et son modèle.

— Je sais maintenant qui c’est, dit Véda. J’ai vu sa Fille de Gondvana.

— Moi aussi, dirent en chœur Evda Nal et Mven Mas.

— Gondvana, c’est le pays de Gondes, une région de l’Inde ? s’enquit Dar Véter.

— Non, c’est l’appellation collective des continents méridionaux, le pays de l’ancienne race noire.

— Et comment est-elle, cette Fille des Noirs ?

— Le tableau est simple : une jeune fille noire passe devant un plateau steppique, à l’orée d’une forêt tropicale, dans la lumière éblouissante du soleil. Une moitié du visage et du corps ferme est vivement éclairée, l’autre baigne dans une pénombre transparente, mais profonde. Un collier de crocs blancs ceint le cou élancé, les cheveux sont noués au sommet de la tête et couronnés de fleurs écarlates. De sa main droite, levée au-dessus de la tête elle écarte de son chemin la dernière branché d’arbre ; de la gauche, elle repousse loin de son genou une tige épineuse. Le corps en mouvement, la respiration libre, le geste large du bras révèlent l’insouciance d’une vie jeune qui forme avec la nature un tout, mobile comme un torrent … Cette fusion se conçoit comme un savoir, une perception instinctive du monde … Dans les yeux de jais, qui regardent au loin, par-dessus la mer d’herbe bleutée et les contours estompés des montagnes, on lit si bien l’anxiété, l’attente de grandes épreuves dans le monde nouveau qui vient de s’ouvrir à elle !

Evda Nal se tut.

— Plus que l’attente, une certitude douloureuse. Elle sent le dur destin de la race noire et cherche à comprendre, ajouta Véda Kong. Mais comment Kart San a-t-il su le rendre ? Peut-être par le froncement des sourcils fins, le cou légèrement incliné en avant, la nuque découverte, sans défense … Les yeux sont étonnants, pleins de sagesse primitive … Et, le plus étrange, c’est cette impression simultanée de force insouciante et d’anxiété …

— Dommage que je ne l’aie pas vue, soupira Dar Véter. Il faudra qui j’aille au Palais de l’histoire. Je vois le coloris du tableau, mais je ne puis me représenter l’attitude de la jeune fille.

Evda Nal s’arrêta :

— L’attitude … la voici, La Fille de Gondvana.

Elle jeta la serviette pendue à son épaule, leva son bras replié, cambra un peu la taille et se mit de trois quarts par rapport à Dar Véter. Sa longue jambe se souleva et s’immobilisa à mi-pas, les orteils effleurant le sol. Aussitôt son corps souple parut s’épanouir. Tous s’arrêtèrent, saisis d’admiration.

— Evda, vous me surprenez ! s’écria Dar Véter. Vous êtes dangereuse comme la lame d’un poignard à demi dégainé.

— Toujours vos compliments maladroits, remarqua Véda en riant. Pourquoi « à demi » et non « tout à fait » ?

— Il a raison, Evda Nal sourit, redevenue ce qu’elle était d’ordinaire, « à demi » est le mot.

Notre nouvelle connaissance, l’adorable Tchara Nandi, voilà un poignard tout à fait dégainé, pour parler le langage épique de Dar Véter.

— Je ne puis croire qu’on puisse vous comparer à Quelqu’un ! fit une voix un peu rauque, de derrière un rocher. Evda Nal aperçut des cheveux roux en brosse et des yeux bleu pâle qui la regardaient d’un air extasié qu’elle n’avait jamais vu.

— Je suis Ren Boz ! dit timidement l’homme roux, lorsque sa silhouette plutôt malingre, aux épaules étroites, se dressa au-dessus du rocher.

— C’est vous que nous cherchions.

Véda le prit par la main.

— Voici Dar Véter !

Ren Boz rougit, ce qui fit ressortir les abondantes taches de rousseur qui lui mouchetaient la figure et même le cou.

— Je me suis attardé là-haut.

Il montra la pente rocheuse, auprès d’une tombe ancienne.

— C’est celle d’un poète célèbre de l’antiquité, déclara Véda.

— Il y a une inscription gravée, la voilà.

Le physicien ouvrit un feuillet de métal, passa dessus une courte règle, et quatre rangs de signes bleus apparurent sur la surface dépolie.

— Tiens, ce sont des lettres européennes, des signes d’écriture utilisés avant l’adoption de l’alphabet linéaire universel. Leur aspect biscornu dérive de pictogrammes[22] encore plus anciens … Mais je connais cette langue.

— Lisez donc, Véda !

— Quelques minutes de silence ! commanda-t-elle, et tout le monde s’assit sur les rochers. Au bout d’un instant, Véda se plaça en face de ses compagnons et lut : « Les pensées, les faits, les songes, les vaisseaux se perdent dans le temps et sombrent dans l’espace … Et moi, j’emporte dans mon voyage éternel ce que la Terre offre de plus beau !.. »

— C’est magnifique !

Evda Nal se releva sur les genoux.

— Un poète moderne ne saurait mieux exprimer la puissance du temps … Mais quel est ce don de la Terre qu’il jugeait le plus beau et qu’il évoquait à son moment suprême ?

Ren Boz repartit vivement, les yeux rivés sur Evda Nal :

— Une jolie femme, évidemment …

Un canot en matière plastique translucide surgit au loin, ayant deux personnes à son bord.

— Ce sont Miika et Cherlis, un mécanicien du pays, il l’accompagne partout, dit Véda. Hé non, c’est Frit Don lui-même, le chef de l’expédition maritime ! À ce soir, Véter, j’emmène Evda : vous avez à causer tous les trois !

Les deux femmes coururent vers les vagues légères et partirent à la nage en direction de l’île. Le canot s’était tourné vers elles, mais Véda le renvoya du geste. Ren Boz les regardait, immobile.

— Réveillez-vous, Ren, et parlons affaires ! lui cria Mven Mas. Le physicien réagit par un sourire confus.

La nappe de sable compact, entre deux chaînes de rochers, s’était transformée en salle de conférences scientifiques. Ren Boz, armé d’un éclat de coquillage, dessinait et écrivait, se jetait fébrilement à plat ventre pour effacer de son corps ce qu’il avait tracé, et se remettait à l’œuvre. Mven Mas l’approuvait ou l’encourageait par de brèves exclamations. Dar Véter, les coudes sur les genoux, essuyait son front où la tension d’esprit faisait perler la sueur. Enfin, le physicien roux se tut et s’assit par terre en haletant.

— Ma foi, Ren Boz, dit Dar Véter après un long silence, vous avez fait une grande découverte !

— Je ne suis pas le seul … L’ancien mathématicien Heisenberg a formulé le principe de l’indétermination, l’impossibilité de définir exactement la place des particules infimes. Or, l’impossible est devenu possible en tenant compte de transitions réciproques, c’est-à-dire grâce au calcul répagulaire[23]. C’est à la même époque environ qu’on a découvert le nuage annulaire mésonique du noyau atomique et l’état transitoire entre le nucléon et cet anneau, c’est-à-dire qu’on est parvenu au seuil de la notion d’antigravitation.

— Soit. Je ne suis pas ferré sur les mathématiques bipolaires[24], encore moins sur des chapitres tels que le calcul répagulaire, la recherche des limites de transition. Mais ce que vous avez fait en matière de fonctions ombrées est absolument nouveau, quoiqu’assez difficile à comprendre pour nous, les profanes. Je conçois néanmoins l’importance de la découverte. Seulement … Dar Véter resta court.

— Quoi donc ? Intervint Mven Mas, alarmé.

— Comment faire l’expérience ? À mon avis, nous n’avons pas les moyens de créer un champ électromagnétique assez puissant …

— Pour équilibrer le champ de gravitation et obtenir l’état transitoire ? demanda Ren Boz.

— Mais oui. Et dans ce cas, l’espace situé au-delà du système restera hors de notre portée.

— En effet. Mais selon les règles de la dialectique, il faut toujours chercher la solution dans l’opposé. Si on obtenait l’ombre d’antigravitation par la méthode vectorielle …

— Oh, oh ! Mais comment ?

Ren Boz traça rapidement trois lignes droites, un secteur étroit et coupa le tout par un arc de cercle à grand rayon.

— On le savait dès avant les mathématiques bipolaires. Il y a deux mille cinq cents ans, on l’appelait le problème des quatre dimensions. Les gens ignoraient certaines propriétés de la gravitation, ils tentaient de les assimiler aux champs électromagnétiques et croyaient que les points singuliers[25] signifiaient la disparition de la matière ou sa transformation en quelque chose d’inexplicable. Comment pouvait-on se représenter l’espace en connaissant si mal les phénomènes naturels ? Mais nos ancêtres soupçonnaient la vérité : voyez, ils ont compris que si la distance d’une étoile A au centre de la Terre, suivant cette ligne OA, est de vingt quintillions de kilomètres, la distance à la même étoile suivant le vecteur OB équivaut à zéro … plus exactement à une grandeur tendant vers zéro. Ils disaient que le temps se réduisait à zéro, si la vitesse du mouvement égalait celle de la lumière … Or, le calcul cochléaire[26] aussi a été découvert assez récemment !

— Le mouvement spiral est connu depuis des millénaires, remarqua prudemment Mven Mas.

Ren Boz eut un geste de dédain.

— Le mouvement, oui, mais pas ses lois ! Eh bien, si le champ de gravitation et le champ électromagnétique sont deux aspects d’une même propriété de la matière, si l’espace est fonction de la gravitation, la fonction du champ électromagnétique c’est l’anti espace. La transition de l’un à l’autre donne la fonction vectorielle de l’espace zéro, connu dans le langage commun sous le nom de vitesse de la lumière. Or, j’estime possible d’obtenir l’espace zéro dans n’importe quelle direction … Mven Mas veut atteindre Epsilon du Toucan ; moi, peu m’importe, pourvu que je fasse l’expérience ! Pourvu que je fasse l’expérience ! répéta le physicien en abaissant avec lassitude ses cils courts et blondasses.

— Pour l’expérience, vous avez besoin non seulement des stations externes et de l’énergie terrestre, comme disait Mven Mas, mais aussi d’une installation spéciale. Je ne pense pas qu’on puisse la réaliser de sitôt !

— Nous avons de la chance. On peut utiliser celle de Kor Ioulle, à proximité de l’observatoire du Tibet, où on a fait des expériences relatives à l’espace, il y a cent soixante-dix ans. Il faudra la remanier, mais j’aurai toujours cinq mille, dix mille, vingt mille aides volontaires, qui viendront au premier appel …

— Vous avez réellement tout prévu. Reste une chose, mais c’est ce qu’il y a de plus sérieux : le danger de l’expérience. Les résultats peuvent être des plus inattendus, car les lois des grands nombres ne se vérifient pas en petit. On est obligé de passer d’emblée à l’échelle extraterrestre …

Ren Boz haussa les épaules :

— Quel est le savant qui craint le risque ?

— Je ne parle pas pour nous ! Je sais que des milliers d’hommes se présenteront dès que l’entreprise périlleuse sera à point. Mais l’expérience englobera les stations externes, les observatoires, tout le cycle des appareils qui ont coûté à l’humanité un labeur inouï ; des appareils qui ont percé une fenêtre dans le Cosmos et initié les Terriens à la vie, à l’activité, au savoir des autres mondes peuplés. Cette fenêtre est une réalisation extraordinaire du génie humain. Sommes-nous autorisés, vous, moi ou n’importe qui d’autre, à risquer de la refermer, ne serait-ce que momentanément ? Je voudrais savoir si vous vous sentez ce droit et sur quoi vous le fondez ?

Mven Mas se leva :

— Ce droit, je l’ai et je le fonde … Vous avez participé à des fouilles … Ces milliards d’ossements ensevelis, est-ce qu’ils ne clament pas leurs exigences et leurs reproches ? Je vois ces milliards de vies humaines éteintes, dont la jeunesse, la beauté et le bonheur ont fui comme le sable entre les doigts … Elles exigent que soit résolue la grande énigme du temps ! La victoire sur l’espace, c’est aussi la victoire sur le temps, voilà pourquoi je suis sûr de la justesse et de la grandeur de notre dessein !

— Mon sentiment à moi est différent, dit Ren Boz. Mais c’est un autre aspect de la même question. L’espace est insurmontable dans le Cosmos ; il sépare les mondes, nous empêche de trouver les planètes semblables à la nôtre par leur population et de former avec elles une seule famille heureuse et puissante. Ce serait la plus grande transformation après l’Ère de l’Unification, depuis que l’humanité a enfin supprimé l’absurde scission des peuples pour s’unir et s’élever ainsi, d’un bond à un nouveau degré de pouvoir sur la nature. Chaque pas dans cette voie nouvelle compte plus que toutes les autres recherches et connaissances.

À peine Ren Boz s’était-il tu que Mven Mas enchaîna :

— Et puis, j’ai aussi un motif personnel. Dans ma jeunesse, j’ai lu une collection de vieux romans historiques. L’un d’eux concernait vos ancêtres Dar Véter. Ils étaient attaqués par un de ces grands conquérants, destructeurs d’hommes, qui abondaient dans l’histoire de l’humanité à l’époque des sociétés primitives. Le héros, un vaillant jeune homme, aimait d’un grand amour une jeune fille. On fit prisonnière sa fiancée et on la « déporta ». Figurez-vous des femmes et des hommes garrottés, qu’on chassait comme du bétail au pays des envahisseurs. Plusieurs milliers de kilomètres séparaient les deux amoureux. On ignorait alors la géographie de la Terre, les seuls moyens de locomotion étaient les chevaux de selle et les bêtes de somme. Notre planète était plus mystérieuse et plus vaste, plus dangereuse et plus infranchissable que ne l’est aujourd’hui l’Univers. Le jeune héros chercha sa bien-aimée durant des années, bravant toute sorte de périls, jusqu’à ce qu’il la retrouvât au cœur des montagnes de l’Asie. Je ne puis rendre l’impression que fit ce livre sur mon âme d’adolescent, mais il me semble toujours que je pourrais, moi aussi, poursuivre mon idée à travers tous les obstacles du Cosmos !

Dar Véter eut un faible sourire.

— Je comprends vos sentiments, mais je ne vois pas le rapport logique entre le roman russe et votre rêve de dompter le Cosmos. Les arguments de Ren Boz sont plus à ma portée. Au fait, vous m’avez prévenu que c’était personnel …

Et Dar Véter s’enferma dans un silence si prolongé que Mven Mas s’agita, pris d’inquiétude.

— Je réalise maintenant, reprit l’ex-directeur des stations externes, pourquoi les gens d’autrefois buvaient, fumaient, usaient de narcotiques aux heures d’indécision, d’angoisse, de solitude. Me voici à mon tour solitaire et indécis, je ne sais que vous dire. Qui suis-je pour vous défendre de tenter une glorieuse expérience, mais est-il en mon pouvoir de vous le permettre ? Adressez-vous au Conseil, et alors …

— Non, non.

Mven Mas se leva, son grand corps tendu comme devant un danger mortel.

— Répondez : feriez-vous l’expérience, vous, en tant que directeur des stations externes ? Pour Ren Boz, c’est différent !

— Non ! répondit Dar Véter d’un ton ferme, j’attendrais …

— Quoi donc ?

— La construction d’un centre expérimental sur la Lune !

— Et l’énergie ?

— En utilisant le champ d’attraction de la Lune et en réduisant l’échelle de l’expérience, on pourrait se contenter de quelques stations Q …

— Tout de même, cela prendrait une centaine d’années et je ne le verrais jamais !

— C’est vrai, mais il n’importe guère à l’humanité que cela se fasse maintenant ou à la génération suivante.

— Mais ce serait pour moi la fin, la fin de mon rêve ! Et pour Ren aussi …

— Moi, si je ne puis vérifier mon œuvre par l’expérience, je serai dans l’impossibilité de la corriger, de la continuer !

— Plusieurs avis valent mieux qu’un ! Adressez-vous au Conseil.

— Le Conseil a déjà avisé, son point de vue est le vôtre. Nous n’avons rien à en attendre, prononça tout bas Mven Mas.

— Vous avez raison. Le Conseil refusera.

— Je ne vous demande plus rien. Je m’en veux d’avoir reporté sur vous tout le poids de la décision.

— C’est mon devoir d’aîné. Ce n’est pas votre faute si la tâche s’est avérée grandiose et redoutable. J’en suis désolé …

Ren Boz proposa de retourner au camp de l’expédition. Les trois hommes cheminèrent la tête basse, déplorant chacun à sa manière l’obligation de renoncer à l’expérience. Dar Véter regardait à la dérobée ses compagnons et songeait qu’il souffrait plus que les autres. Il y avait en lui une témérité qu’il devait combattre toute sa vie. Il était un peu comme les anciens brigands : pourquoi avait-il éprouvé tant de joie dans la lutte audacieuse avec le taureau ? Son âme se révoltait contre la décision qu’il avait prise, décision sage, mais dénuée d’héroïsme.

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