CHAPITRE X L’EXPÉRIENCE DU TIBET

L’installation de Kor Ioulle se trouvait au sommet d’un plateau, à un kilomètre seulement de l’observatoire du Tibet du Conseil d’Astronautique. Quatre mille mètres d’altitude excluaient toute végétation ligneuse, sauf des arbres importés de Mars, au tronc vert sombre et dépourvus de feuillage, avec des branches recourbées vers le haut. L’herbe jaune pâle de la vallée ployait sous le vent, tandis que ces robustes représentants d’un monde étranger demeuraient absolument immobiles. Des éboulis de rochers longeaient les flancs des montagnes, tels des fleuves de pierre. Les plaques de neige resplendissaient de blancheur sous le ciel éclatant.

Derrière les vestiges d’un mur en diorite craquelée, ruines d’un couvent bâti avec une audace inouïe à cette hauteur, s’érigeait une tour tubulaire en acier qui soutenait deux arcs ajourés. Une immense spirale parabolique en bronze de béryllium, constellée de contacts en rhénium, était fixée dessus en biais, l’évasement tourné vers le ciel. Une deuxième spirale, accotée à la première, mais ouverte en direction du sol, recouvrait huit grands cônes en borazon verdâtre. Des tuyaux de six mètres de section y amenaient l’énergie. À travers la vallée s’échelonnaient des poteaux munis d’anneaux de guidage, dérivation temporaire de la ligne principale de l’observatoire qui recevait pendant son fonctionnement le courant de toutes les stations de la planète. Ren Boz regardait tous ces changements avec plaisir, en tiraillant ses mèches de cheveux rebelles. L’installation avait été montée par des volontaires en un temps record. On avait eu beaucoup de mal à creuser des tranchées dans la roche dure, sans faire venir de puissantes perforatrices, mais c’était fini. Les travailleurs qui voulaient naturellement, pour leur peine assister à la grande expérience, avaient dressé leurs tentes un peu plus loin, sur une pente douce, au nord de l’observatoire.

Mven Mas, qui détenait toute la force terrestre et les contacts avec le Cosmos, était assis sur la pierre froide, en face du physicien, et racontait avec un léger frisson les nouvelles de l’Anneau. Le satellite 57 servait depuis quelque temps à communiquer avec les astronefs et les planétonefs et ne travaillait plus pour l’Anneau. Quand Mven Mas eut annoncé que Vlihh oz Ddiz avait péri près de l’étoile E, le physicien, fatigué, s’anima.

— L’intensité maximum de l’attraction vers l’étoile E augmente réchauffement au cours de l’évolution de l’astre. Il en résulte une géante violette d’une force monstrueuse, qui triomphe de l’attraction colossale. La partie rouge de son spectre est supprimée, car malgré la puissance du champ de gravitation, les ondes des rayons lumineux se raccourcissent au lieu de s’allonger.

— Elles deviennent violettes et ultraviolettes, confirma Mven Mas.

— Le processus va plus loin. L’accroissement continu des quanta aboutit à la transgression du champ zéro et donne la zone d’anti espace, second aspect du mouvement de la matière, qu’on ignore sur le globe terrestre, vu la petitesse de ses dimensions. Nous ne pourrions rien obtenir de pareil, même en brûlant tout l’hydrogène de l’océan …

Mven Mas fit un calcul mental instantané.

— Quinze mille trillions de tonnes d’eau, converties en énergie du cycle d’hydrogène suivant le principe de la relativité masse-énergie, cela fait en gros un trillion de tonnes d’énergie. Or, le soleil en fournit 240 millions de tonnes par minute ; c’est donc à peine dix ans de rayonnement solaire !

Ren Boz eut un sourire satisfait.

— Et que donnera la géante bleue ?

— Je ne puis le dire au juste. Mais jugez vous-même. Le Grand Nuage contient l’amas NGK 1910 près de la Nébuleuse de la Tarentule … Pardon, j’ai l’habitude d’employer les anciens noms !

— Aucune importance !

— En général, la Nébuleuse de la Tarentule est si brillante que si on la rapprochait de vous, mettons, à la distance où se trouve la Nébuleuse bien connue d’Orion, sa clarté serait égale à celle de la pleine Lune.

Or, cet amas 1910 dont le diamètre mesure seulement soixante-dix parsecs compte au moins une centaine d’étoiles géantes.

Il y a dans ce secteur la géante bleue ES de la Dorade, dont le spectre présente les raies claires de l’hydrogène et des raies sombres près du bord violet. Son diamètre est supérieur à celui de l’orbite de la Terre et sa luminosité équivaut à un demi-million de nos soleils ! C’est d’une étoile de ce genre que vous voulez parler ? Dans l’amas en question, il existe des étoiles encore plus volumineuses, d’une circonférence égale à l’orbite de Jupiter, mais elles ne font que s’échauffer.

— Laissons là ces géantes. Les hommes ont regardé pendant des milliers d’années les nuages annulaires du Verseau, de la Grande Ourse et de la Lyre, sans comprendre qu’ils avaient affaire aux champs neutres de gravitation zéro, état transitoire entre l’attraction et l’anti attraction. C’était là l’énigme de l’espace zéro …

Ren Boz se leva brusquement du seuil du fortin de commande, construit en gros blocs enrobés de silicate :

— Je me suis reposé. Mettons-nous à l’œuvre !

Le cœur de Mven Mas battit la chamade, l’émotion lui serra la gorge. Il poussa un grand soupir. Ren Boz restait calme en apparence ; seul l’éclat fébrile de ses yeux révélait la concentration de pensée et de volonté d’un homme qui va tenter une entreprise dangereuse.

Mven Mas serra dans sa poigne la petite main ferme de Ren Boz. Un signe de tête, et voici la haute silhouette de l’Africain descendait la montagne en direction de l’observatoire. La bise hurla d’un ton lugubre, envoyée par les glaciers des monts qui gardaient la route comme de gigantesques sentinelles. Mven Mas, frissonnant, pressa le pas, bien qu’il eût tout le temps : l’expérience devait commencer après le coucher du soleil.

Il communiqua avec le satellite 57 par radio de diapason lunaire. Les réflecteurs et les viseurs de la station fixèrent Epsilon du Toucan pour les quelques munîtes de révolution du satellite entre le 33e degré de latitude nord et le Pôle Sud, où l’étoile était visible de son orbite.

Mven Mas prit place au pupitre de la salle souterraine, qui ressemblait beaucoup à celle de l’observatoire méditerranéen.

Revoyant pour la millième fois les données sur la planète d’Epsilon du Toucan, il vérifia méthodiquement le calcul de son orbite et se remit en liaison avec le satellite 57, afin d’exiger qu’au moment où le champ serait branché, les observateurs changent très lentement la direction suivant une courbe quatre fois plus grande que la parallaxe de l’étoile.

Le temps tramait en longueur. Mven Mas était obsédé par le souvenir de Bet Lon, le mathématicien criminel. Mais voici que l’écran du vidéophone montra Ren Boz au pupitre de l’installation expérimentale. Ses cheveux rudes étaient plus ébouriffés que d’ordinaire.

Les dispatchers des stations énergétiques se déclarèrent prêts. Mven Mas prit les manettes, mais un geste de Ren Boz l’arrêta.

— L’énergie est insuffisante. Prévenez la station auxiliaire Q de l’Antarctide.

— C’est fait, elle est prête.

Le physicien réfléchit un instant.

— Il y a des stations d’énergie F dans la presqu’île des Tchouktches et au Labrador. On devrait leur demander d’intervenir au moment de l’inversion du champ : je crains que l’appareil ne soit imparfait …

— Elles sont prévenues.

Ren Boz, déridé, leva la main.

La formidable colonne d’énergie atteignit le satellite 57. Les jeunes visages surexcités des observateurs apparurent sur l’écran hémisphérique.

Après avoir salué ces hommes intrépides, Mven Mas s’assura que la colonne d’énergie suivait bien le satellite. Puis il brancha le courant sur l’installation de Ren Boz. L’image du physicien s’effaça de l’écran.

Les indicateurs du débit de puissance penchaient leurs aiguilles à droite, attestant une condensation toujours accrue. Les signaux brillaient d’un éclat de plus en plus intense. À mesure que Ren Boz branchait l’un après l’autre les émetteurs du champ, les indicateurs de remplissage tombaient par à-coups vers la ligne zéro. Une sonnerie entrecoupée de l’installation expérimentale fit tressaillir Mven Mas. L’Africain savait ce qu’il avait à faire. Un tour de manette, et le courant en tourbillon de la station U se déversa dans les yeux mourants des appareils, ranimant leurs aiguilles inertes. Mais à peine Ren Boz avait-il branché l’inverseur général, que les aiguilles retombèrent à zéro. Mven Mas relia presque instinctivement l’observatoire aux deux stations F.

Il lui sembla que les appareils s’étaient éteints, une étrange lueur pâle remplit le caveau. Les sons avaient cessé. L’instant d’après, l’ombre de la mort traversa l’esprit de l’Africain, estompant ses sensations. Mven Mas luttait contre le vertige, les mains crispées au bord du pupitre, haletant d’effort et torturé par une douleur effroyable à la colonne vertébrale. La lumière s’intensifiait d’un côté de la salle souterraine, sans qu’il pût dire duquel : peut-être de l’écran ou de l’installation de Ren Boz …

Soudain, un rideau mouvant parut se déchirer, et Mven Mas entendit nettement le clapotis des vagues. Une odeur subtile et indéfinissable pénétra dans ses narines dilatées. Le rideau s’écarta à gauche, tandis qu’une brume blafarde continuait à onduler dans le coin opposé. De hautes montagnes rougeâtres, ceintes de bois couleur d’azur, avaient surgi, très distinctes, et les vagues d’une mer violette clapotaient aux pieds de Mven Mas. Le rideau se retira encore, et l’Africain vit l’incarnation de son rêve : une femme au teint cuivré, accoudée à une table de pierre blanche polie, était assise sur le palier supérieur d’un escalier et contemplait l’océan. Elle l’aperçut tout à coup ; ses yeux espacés marquèrent la surprise et l’admiration. La femme se leva, la taille gracieusement cambrée, et tendit à Mven Mas sa main ouverte. Une respiration rapide soulevait sa poitrine, et à cette minute hallucinante il se ressouvint de Tchara Nandi.

— Offa alli kor, fit-elle d’une voix mélodieuse et sonore qui alla droit au cœur de Mven Mas. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais à la place de la vision jaillit une flamme verte et un sifflement violent ébranla le local. Perdant connaissance, l’Africain sentit une force irrésistible le plier en trois, le tourner comme un rotor de turbine et l’aplatir finalement en forme de galette. Sa dernière pensée fut pour le satellite 57, la station et Ren Boz …

Le personnel de l’observatoire et les bâtisseurs qui se tenaient à distance, sur la pente de la montagne, ne virent pas grand-chose. Une lumière était passée dans le ciel profond du Tibet, éclipsant la clarté des étoiles. Une force invisible s’abattit sur la hauteur où se trouvait l’installation expérimentale et y souleva une trombe de cailloux. Le jet noir, d’un demi-kilomètre de large, comme tiré par un énorme canon hydraulique, fila vers l’observatoire, remonta et frappa de nouveau l’installation qui vola en éclats. L’air poussiéreux gardait une odeur de pierre chaude et de brûlé, qui se mêlait à un parfum bizarre, rappelant celui des côtes fleuries des mers tropicales.

Les gens aperçurent dans la vallée, entre le flanc arraché de la montagne et l’observatoire, un large sillon aux bords calcinés. L’observatoire était intact. Le sillon avait atteint le mur sud-est, détruit les cabines de transformateurs attenantes, et butait contre la coupole de la salle souterraine, recouverte d’une couche de basalte de quatre mètres d’épaisseur. Le basalte était usé comme par un gigantesque polissoir, mais une partie avait tenu bon, sauvant la vie à Mven Mas et protégeant le caveau.

Un ruisseau d’argent s’était figé dans une dépression du terrain : c’étaient les fusibles fondus de la station énergétique de réception.

On réussit bientôt à rétablir les câbles de l’éclairage auxiliaire. Le phare de la voie d’accès illumina un spectacle extraordinaire : le mêlai de l’installation expérimentale s’étendait en couche mince sur le chemin qui en paraissait chromé. Dans l’escarpement abrupt, comme tranché au couteau, s’incrustait un morceau de spirale en bronze. La pierre s’étalait en couche vitreuse, telle la cire sous le cachet brûlant. Les spires du métal rougeâtre, semé de contacts en rhénium, y scintillaient comme une fleur d’émail. À la vue de ce bijou de deux cents mètres de diamètre, on était épouvanté par la force mystérieuse qui l’avait fabriqué.

Quand on eut déblayé l’entrée du souterrain, on trouva Mven Mas à genoux, la tête sur la marche inférieure de l’escalier. Aux instants de lucidité, il avait sans doute essayé de sortir. Parmi les volontaires il y avait des médecins. L’organisme robuste de l’Africain, réconforté par de puissants remèdes, triompha de la contusion. Mven Mas se leva, tremblant et titubant, soutenu des deux côtés.

— Ren Boz ?

Les gens qui l’entouraient se rembrunirent. Le directeur de l’observatoire répondit d’une voix rauque :

— Ren Boz est horriblement mutilé. Je le crois perdu.

— Où est-il ?

— Sur le versant oriental de la montagne. Il a dû être projeté hors de son installation. Au sommet, il ne reste plus rien … les ruines mêmes sont rasées !

— Et Ren Boz est toujours là-bas ?

— On ne peut pas le transporter. Il a les membres fracturés, les côtes et le ventre défoncés.

— Comment ?

— Le ventre est ouvert …

Les jambes fléchissant, Mven Mas se cramponna convulsivement aux épaules de ceux qui le soutenaient. Mais il avait recouvré sa volonté et sa raison.

— Il faut sauver Ren Boz à tout prix ! C’est un grand savant …

— Nous ne l’ignorons pas. Cinq médecins s’occupent de lui. On a construit au-dessus du patient une tente aseptique pour l’intervention chirurgicale. Deux volontaires donnent leur sang. Le thiratron, le cœur et le foie artificiels fonctionnent déjà.

— Alors, conduisez-moi au bureau radiophonique. Mettez-vous en contact avec le réseau mondial et appelez le centre d’information de la zone Nord. Que devient le satellite 57 ?

— On l’a appelé. Pas de réponse.

— Les télescopes sont intacts ?

— Oui.

— Repérez le satellite au télescope et examinez-le à l’inverseur électronique avec grossissement maximum …

L’homme de service du centre Nord d’information vit sur l’écran un visage ensanglanté, aux yeux hagards. Il eut du mal à reconnaître le directeur des stations externes, personnalité connue de toute la planète.

— Je veux parler à Grom Orm, président du Conseil d’Astronautique, et à la doctoresse Evda Nal.

L’homme fit un signe de tête et mania les boutons et les verniers de la machine mnémotechnique. La réponse vint au bout d’une minute.

— Grom Orm se documente, il passe la nuit au foyer du Conseil. Faut-il l’appeler ?

— Oui. Et Evda Nal aussi.

— Elle est à l’école 410, en Irlande. Je vais essayer de l’avoir …

L’employé consulta le schéma au bureau radiophonique 5654 SP.

— C’est indispensable ! Il y va de la vie d’un grand savant !

L’homme détacha les yeux de ses schémas.

— Un accident ?

— Un accident terrible !

— Je passe le poste à mon adjoint et je suis à vous. Attendez !

Mven Mas se laissa tomber dans le fauteuil qu’on lui avait avancé, et fit un effort pour recueillir ses idées et sa volonté. Le directeur de l’observatoire se précipita dans la pièce.

— On vient de fixer la position du satellite 57. Il n’existe plus !

Mven Mas se leva, comme s’il n’avait pas reçu de lésions.

L’autre poursuivit son rapport accablant :

— Il reste un débris de l’avant, le port d’attache des vaisseaux stellaires, qui suit toujours l’ancienne orbite. Je suppose qu’il y a aussi de menus fragments, mais on ne les a pas découverts …

— Les observateurs …

— Ont certainement péri !

Mven Mas s’assit, les poings serrés. Il y eut un pénible silence. Puis l’écran se ralluma.

— Grom Orm est à l’écoute, au siège du Conseil, dit l’homme de service et il tourna la manette. Sur l’écran, qui reflétait une vaste salle faiblement éclairée, apparut le masque expressif du président : visage en lame de couteau, nez busqué, regard sceptique des yeux enfoncés dans les orbites, pli interrogatif des lèvres pincées … Sous son regard, Mven Mas baissa la tête comme un gamin pris en faute.

— Le satellite 57 a péri ! avoua-t-il sans préambule, avec la sensation de plonger dans une eau noire. Grom Orm tressaillit, son visage devint encore plus aigu.

— Comment cela se fait-il ?

Mven Mas raconta l’histoire en termes brefs et précis, sans dissimuler que l’expérience fût interdite et sans se ménager. Le président du Conseil avait froncé les sourcils, de longues rides s’étaient creusées autour de sa bouche, mais ses yeux demeuraient calmes.

— Attendez, je vais faire secourir Ren Boz. Croyez-vous qu’Af Nout …

— Ah, si c’était lui !

L’écran ternit. L’attente parut interminable. Mven Mas se maîtrisait dans un effort suprême. Allons encore une petite minute …, revoilà Grom Orm.

— J’ai trouvé Af Nout et lui ai envoyé un planétonef. Il lui faut au moins une heure pour préparer le matériel et prévenir ses assistants. Af Nout sera chez vous dans deux heures. Assurez le transport d’une charge lourde. Au fait, votre expérience a-t-elle réussi ?

La question prit l’Africain au dépourvu. Il avait certainement vu Epsilon du Toucan. Mais était-ce le contact réel de ce monde infiniment lointain ? Ou bien l’action funeste de l’expérience sur l’organisme et le désir ardent de voir avaient-ils produit une hallucination ? Pouvait-il annoncer au monde entier que l’expérience avait réussi et qu’il fallait de nouveaux efforts, de nouveaux sacrifices pour la répéter ? Que la méthode de Ren Boz valait mieux que celles de ses prédécesseurs ? De crainte d’exposer les autres, ils avaient tenté l’expérience à eux deux, les insensés ! Qu’avait vu Ren, que pouvait-il raconter ? … À supposer qu’il soit en état de parler et qu’il ait vu quelque chose …

Mven Mas se montra encore plus franc :

— Je n’ai pas la preuve du succès. J’ignore ce qu’a vu Ren Boz …

Une tristesse manifeste assombrit le visage de Grom Orm. Simplement attentif l’instant d’avant, il était devenu austère.

— Que comptez-vous faire ?

— Permettez-moi de remettre mes pouvoirs à Junius Ante. Je ne suis plus digne de diriger la station. Mon devoir est de rester auprès de Ren Boz jusqu’à la fin … L’Africain hésita et reprit : Jusqu’à la fin de l’opération. Après quoi … je me retirerai dans l’île de l’Oubli en attendant le jugement … Je me suis déjà condamné moi-même !

— Vous avez peut-être raison. Mais beaucoup de circonstances m’échappent et je m’abstiens de me prononcer. Votre cas sera examiné à la prochaine séance du Conseil. Qui proposez-vous comme votre remplaçant, tout d’abord pour restaurer le satellite ?

— Je ne connais pas de meilleur candidat que Dar Véter !

Le président approuva de la tête. Il dévisagea un moment l’Africain, comme s’il voulait ajouter quelque chose, puis il fit un geste d’adieu. L’écran s’éteignit au bon moment, car la tête de Mven Mas s’était brouillée.

— Informez Evda Nal de ma part, chuchota-t-il au directeur de l’observatoire qui se tenait à côté de lui. Il tomba, essaya en vain de se relever et ne bougea plus.

La venue d’un homme de type mongoloïde, d’assez petite taille, au sourire gai et aux allures impératives, attira l’attention générale. Ses assistants lui obéissaient avec l’empressement joyeux des soldats de l’antiquité commandés par un grand capitaine. Mais le prestige du martre n’annulait pas leur propre initiative. C’était un groupe uni de gens énergiques, prêts à combattre le pire ennemi de l’homme : la mort.

En apprenant que la fiche d’hérédité de Ren Boz n’était pas encore arrivée, Af Nout s’emporta ; mais il se calma aussitôt, quand on lui dit qu’Evda Nal en personne s’était chargée de la remplir et de l’apporter.

Le directeur de l’observatoire demanda prudemment à quoi servirait l’hérédité de Ren Boz et quelle aide pouvaient lui fournir ses ancêtres. Af Nout plissa les paupières avec malice, comme s’il confiait un secret à un ami.

— L’ascendance de tout individu est étudiée non seulement pour comprendre sa structure psychique et pronostiquer dans ce domaine. Non moins importantes sont les données sur les particularités neurophysiologiques, la résistance de l’organisme, l’immunologie, la réaction sensitive aux traumatismes et l’allergie aux remèdes. Le choix du traitement est impossible sans la connaissance de la structure héréditaire et des conditions de vie des ancêtres.

Comme le directeur allait poser une autre question, Af Nout l’arrêta :

— J’en ai assez dit pour vous mettre sur la voie. Le temps presse !

Le directeur balbutia des excuses que l’autre ne prit pas la peine d’écouter.

Sur la plate-forme aménagée au pied de la montagne, on dressait en hâte une salle d’opération où on amenait l’eau, le courant et l’air comprimé. D’innombrables ouvriers offraient leurs services à l’envi, et le pavillon en éléments préfabriqués fut monté en trois heures. Parmi les médecins qui avaient bâti l’installation expérimentale, les assistants d’Af Nout choisirent quinze personnes pour desservir cette clinique érigée en hâte. Ren Boz fut transféré sous la coupole en plastique translucide, entièrement stérilisée et ventilée à l’air pur, qui passait par des filtres spéciaux. Af Nout et quatre assistants entrèrent dans le premier compartiment de la salle d’opération et y restèrent plusieurs heures pour s’exposer aux ondes bactéricides et à l’air saturé d’émanations désinfectantes jusqu’à ce que leur haleine elle-même devînt aseptique. Alors, ils se mirent à l’œuvre, alertes et sûrs d’eux.

Pour les os fracturés et les veines rompues du physicien, on utilisait des crampons et des éclisses en tantale, qui n’irritaient pas les tissus. Af Nout examina les lésions des entrailles. Les intestins crevés et l’estomac, débarrassés des parties nécrosées, furent recousus et placés dans un bain de solution cicatrisante B 314, qui correspondait aux facultés somatiques de l’organisme. Ensuite Af Nout entreprit la besogne la plus délicate. Il extraya de l’hypocondre le foie noirci, percé par les éclats des côtes, et, pendant que les assistants tenaient l’organe en suspens, il tira à sa suite les fils ténus des nerfs autonomes sympathiques et parasympathiques. La moindre lésion de la plus fine ramille risquait d’entraîner des détériorations irréparables. D’un mouvement rapide, le chirurgien trancha la veine porte et adapta à ses deux extrémités des vaisseaux artificiels. Quand il eut fait de même pour les artères, il mit le foie dans un vase rempli de solution B 314. Après cinq heures d’opération, tous les organes endommagés de Ren Boz se trouvaient dans des récipients. Du sang artificiel circulait dans son corps, propulsé par le cœur véritable et une pompe automatique qui le secondait. On pouvait attendre maintenant que les organes enlevés fussent guéris. Af Nout n’avait pas la possibilité de remplacer carrément le foie malade par un autre, conservé dans les magasins chirurgicaux de la planète, car cela eût exigé des recherches supplémentaires dont la durée pouvait être fatale au malade. Un chirurgien resta pour veiller le corps, immobile et étalé comme un cadavre disséqué, pendant que l’équipe suivante achevait de se désinfecter.

La porte de l’enceinte qui entourait la salle d’opération coulissa bruyamment, et Af Nout parut, clignant des yeux et s’étirant comme un fauve à son réveil, escorté de ses aides maculés de sang. Evda Nal, pâle et fatiguée, vint à sa rencontre et lui tendit la généalogie de Ren Boz. Il s’en saisit, la parcourut et poussa un soupir de soulagement.

— Je crois que tout ira bien. Allons nous reposer !

— Mais … s’il revient à lui ?

— Non ! Rien à craindre. Nous ne sommes pas assez bêtes pour négliger les précautions.

— Combien faut-il attendre ?

— Quatre ou cinq jours. Si les analyses biologiques sont exactes et les calculs justes, on pourra opérer de nouveau, en réintégrant les organes à leur place. Puis il reprendra connaissance …

— Combien de temps pouvez-vous rester ici ?

— Une dizaine de jours. La catastrophe s’est produite en pleines vacances. J’en profiterai pour visiter le Tibet où je ne suis jamais venu. Mon destin est de vivre là où il y a le plus d’hommes, c’est-à-dire dans la zone habitée !

Evda Nal lui jeta un regard admiratif. Af Nout sourit et remarqua d’un ton bourru :

— Vous me regardez comme on devait contempler autrefois l’image de Dieu. Cela messied à la plus sagace de mes élèves !

— Je vous vois, en effet, sous un jour nouveau. C’est la première fois que la vie d’un homme qui m’est cher est entre les mains d’un chirurgien, et je comprends l’émoi de ceux qui ont eu affaire à votre art … Le savoir s’y allie à une habileté incomparable !

— Bon ! Extasiez-vous, si ça vous chante. Quant à moi, je ferai non seulement une deuxième opération à votre physicien, mais encore une troisième …

— Laquelle ? fit Evda Nal, inquiète. Mais Af Nout, les yeux clignés avec malice, se contenta d’indiquer le sentier qui montait de l’observatoire. Mven Mas y clopinait, la tête basse.

— Voici un autre de mes adorateurs … malgré lui. Tenez-lui compagnie, si vous ne voulez pas vous reposer ; moi je suis éreinté !

Le chirurgien disparut dans un repli de la colline, où on avait installé la maison provisoire des médecins. Evda Nal vit de loin que le directeur des stations externes avait les traits tirés et paraissait terriblement vieilli … Non, Mven Mas n’était plus directeur. Quand elle l’eut informé de son entretien avec Af Nout, il poussa un soupir de soulagement.

— Alors, je partirai, moi aussi, dans dix jours !

— Êtes-vous sûr de bien agir, Mven ? Je suis encore trop abasourdie pour comprendre la situation, mais il me semble que votre faute n’est pas si grave.

Le visage de Mven Mas se crispa douloureusement :

— Je me suis emballé pour la théorie brillante de Ren Boz. Je n’avais pas le droit d’engager toute la force de la Terre dans le premier essai.

— Ren Boz affirmait qu’il était inutile d’essayer avec une force moindre, répliqua Evda Nal.

— En effet, mais il aurait fallu commencer par des expériences indirectes. J’ai été sottement impatient, je ne voulais pas attendre des années. Quoi que vous disiez, le Conseil sanctionnera ma décision et le Contrôle d’Honneur et de Droit ne la révoquera pas !

— Je suis membre du Contrôle !

— Oui, mais il y en a dix autres. Et comme mon cas intéresse toute la planète, les Contrôles du Sud et du Nord siégeront ensemble : vingt et un membres, à part vous …

Evda Nal posa la main sur l’épaule de Mven Mas.

— Asseyons-nous, vous tenez à peine sur vos jambes. Savez-vous qu’après le premier examen de Ren, les médecins voulaient convoquer la consultation de mort ?

— Oui, je sais. Il manquait deux hommes. Les médecins sont routiniers, et d’après les vieilles règles qu’on n’a pas encore eu l’idée d’abroger, la mort légère d’un malade ne peut être décidée que par vingt-deux personnes.

— Il n’y a pas si longtemps que la consultation de mort groupait soixante médecins !

— C’était une survivance de cette crainte d’abus qui faisait que les médecins condamnaient inutilement les malades à de longues souffrances et leurs proches à d’affreuses tortures morales, alors qu’il n’y avait plus d’espoir et que la mort aurait pu être douce et instantanée … Mais voyez comme la tradition s’est révélée salutaire : il manquait deux médecins, et j’ai réussi à faire venir Af Nout … grâce à Grom Orm.

— C’est ce que je tiens à vous rappeler. Votre consultation de mort sociale ne compte pour le moment qu’une voix !

Mven Mas prit la main d’Evda et la porta à ses lèvres. Elle lui permit ce geste de grande amitié. Elle était pour le moment seule à soutenir cet homme énergique, mais bourrelé de remords. Seule … et si Tchara Nandi avait été à sa place ? Non, il n’était pas encore en état de revoir Tchara. Que les choses aillent leur train, jusqu’à la guérison de Ren Boz et la séance du Conseil d’Astronautique !

Evda changea de sujet :

— Vous ne savez pas quelle troisième opération doit subir Ren Boz ?

Mven Mas réfléchit un instant, se remémorant les propos d’Af Nout.

— Le chirurgien veut profiter de l’occasion pour nettoyer son organisme de l’entropie. Ce qui eût été lent et difficile à l’aide de la physiohémothérapie est beaucoup plus rapide et plus effectif en combinaison avec une chirurgie aussi fondamentale.

Evda Nal se rappela tout ce qu’elle savait des principes de la longévité, de l’élimination de l’entropie amassée dans l’organisme. Les ancêtres de l’homme : poissons, sauriens, animaux arboricoles ont légué à son organisme des couches de structures physiologiques contradictoires, dont chacune a ses particularités de formation des rudiments entropiques de l’activité vitale. Étudiées au cours de millénaires, ces régions d’accumulation d’entropie, anciens foyers de vieillissement, de maladies, ont fini par céder à un nettoyage énergétique : lavement chimique et radioactif de l’organisme, accompagné d’une stimulation par les ondes.

Dans la nature, l’affranchissement des êtres vivants de l’entropie se fait par le croisement de spécimens hétérogènes, c’est-à-dire de différentes lignes héréditaires. Le mélange de l’hérédité dans la lutte contre l’entropie et le puisement de nouvelles forces dans le milieu ambiant constituent le problème le plus complexe de la nature, que les biologistes, les physiciens, les paléontologistes et les mathématiciens s’évertuent à résoudre depuis des milliers d’années. Mais ils n’ont pas perdu leur peine : la durée possible de la vie a déjà atteint deux cents ans et, ce qui est particulièrement appréciable, la décrépitude exténuante a disparu …

Mven Mas devina les pensées de la doctoresse.

— J’ai songé, dit-il, à la grande contradiction de la vie actuelle : une puissante médecine biologique qui réconforte l’organisme, et l’activité de plus en plus intense du cerveau qui consume rapidement l’être humain. Comme les lois de notre monde sont compliquées !

— Notamment parce que nous freinons le développement du troisième système de signalisation, convint Evda Nal. La lecture des pensées facilite beaucoup les rapports des individus entre eux, mais elle exige une grande dépense de forces et affaiblit les centres d’inhibition. C’est ce dernier phénomène qui est le plus à craindre …

— Il n’empêche que la tension nerveuse réduit de moitié la vie de la plupart des véritables travailleurs. Autant que je comprenne, la médecine ne peut y remédier, sinon en interdisant le travail. Mais, qui voudra abandonner le travail pour vivre quelques années de plus ?

— Personne, car la peur de la mort fait se cramponner à la vie seulement ceux qui ont vécu retirés, dans l’attente de joies inéprouvées, dit Evda Nal, pensive, en songeant malgré elle que les cas de longévité se rencontraient le plus souvent dans l’île de l’Oubli …

Mven Mas, qui l’avait encore devinée, lui proposa avec brusquerie d’aller se reposer à l’observatoire. Elle obéit.

… Deux mois après, Evda Nal retrouva Tchara Nandi dans la salle haute du Palais de l’information qui ressemblait par ses colonnes élancées à une église gothique. Les rayons obliques du soleil y créaient à mi-hauteur une belle clarté, sous laquelle régnait une douce pénombre.

La jeune fille se tenait appuyée à une colonne, les mains jointes dans le dos et les pieds croisés. Comme toujours, Evda Nal ne put s’empêcher d’admirer la simplicité de sa robe gris-bleu, au corsage échancré.

À l’approche d’Evda, Tchara regarda par-dessus son épaule et ses yeux tristes s’animèrent.

— Que faites-vous là, Tchara ? Je croyais que vous alliez nous charmer par une nouvelle danse, et voici que vous vous intéressez à la géographie.

— Il n’est plus temps de danser, dit Tchara sérieusement. Je cherche un emploi dans le domaine qui m’est familier. Il y a une place dans une usine de peaux artificielles des mers intérieures de Célèbes, et une autre au centre de culture des plantes vivaces, dans l’ancien désert de l’Atacama … Le travail dans l’Atlantique me plaisait. Quelle sérénité, quelle joie dans la communion instinctive avec la vigueur de la mer, dans la compétition habile avec ses vagues puissantes, sitôt la journée finie !

— Moi aussi, dès que je me laisse aller à la mélancolie, je repense à mon travail au sanatorium mental de Nouvelle-Zélande où j’ai débuté toute jeune, comme infirmière. Et Ren Boz déclare aujourd’hui, après son terrible accident, n’avoir jamais été aussi heureux qu’au temps où il conduisait les vissoptères … Mais comprenez donc, Tchara, que c’est de la faiblesse ! Vous êtes lasse de l’effort nécessaire pour vous maintenir au niveau que vous avez atteint dans votre art. Cette lassitude s’aggravera lorsque votre corps aura perdu sa magnifique charge d’énergie vitale. Mais tant que vous êtes dans la force de l’âge, continuez à nous réjouir par votre talent et votre beauté.

— Si vous saviez ce qu’il m’en coûte, Evda !

La préparation de chaque danse est une recherche délicieuse. Je me rends compte que le public en ressentira une joie nouvelle, une émotion de plus … Je ne vis que pour cela. Au moment d’exécuter mon projet, je me livre tout entière à l’élan passionné, à l’ardente langueur … Mon état se communique sans doute aux spectateurs, et c’est peut-être là la cause du succès. Je me donne toute à vous tous …

— Et alors ? Après, c’est la dépression ?

— Oui ! Je suis comme une chanson envolée ou l’exilée d’un monde disparu, qui n’a pour se consoler que l’admiration d’une jeunesse naïve … Je ne crée rien qui matérialise la pensée …

— Mais vous impressionnez les âmes humaines, ce qui est mieux !

— C’est trop immatériel et éphémère …, je parle pour moi !

— Vous n’avez jamais aimé, Tchara ?

La jeune fille baissa les cils et releva le menton.

— Cela se voit donc ? questionna-t-elle à son tour. Evda Nal hocha la tête.

— Par amour j’entends un très grand sentiment, dont ne sont capables que les gens comme vous …

— Bien sûr, à défaut d’intellectualité, il me reste la richesse de la vie émotive …

— Le raisonnement est juste en principe, mais vous êtes, à mon avis, si douée du côté émotif que le reste n’est pas forcément pauvre, quoiqu’il soit évidemment plus faible, en vertu de la loi naturelle des contradictions … Mais nous discutons dans l’abstrait, alors que j’ai à vous parler d’une affaire urgente, qui se rapporte directement au sujet. Mven Mas …

La jeune fille tressaillit et Evda la sentit se renfermer. Elle prit Tchara par le bras et l’emmena dans une abside latérale dont le lambris de bois sombre rehaussait le bariolage bleu et or des larges vitraux.

— Chère Tchara, vous êtes une fleur terrestre éprise de lumière et transplantée sur une planète d’étoile double. Deux soleils, l’un bleu, l’autre rouge, brillent dans le ciel, et la fleur ne sait vers lequel se tourner. Mais vous qui êtes la fille du soleil rouge, pourquoi vous attacheriez-vous au soleil bleu ?

Evda Nal attira tendrement la jeune fille qui se pressa soudain contre son épaule. La doctoresse caressait d’un geste maternel ses cheveux abondants et un peu rudes, en songeant que des millénaires d’éducation avaient remplacé les joies égoïstes de l’individu par les joies plus grandes de la collectivité. Mais qu’on était encore loin de vaincre la solitude de l’âme, surtout d’une âme aussi complexe, riche de sentiments et d’impressions, nourrie par un tempérament sanguin … Elle dit à haute voix :

— Mven Mas … vous savez ce qui lui est arrivé ?

— Bien sûr, toute la Terre commente son essai malheureux !

— Et qu’en pensez-vous ?

— Il a raison !

— C’est mon avis. Aussi faut-il le sortir de l’île de l’Oubli. La réunion annuelle du Conseil d’Astronautique aura lieu dans un mois. On jugera son cas et on soumettra la sentence à la sanction du Contrôle d’Honneur et de Droit qui surveille le destin de tout habitant de la Terre. J’ai l’espoir bien fondé que la condamnation sera bénigne, mais il faut que Mven Mas soit ici. Il ne convient pas à un homme aussi émotif de s’éterniser dans l’île de l’Oubli, surtout seul !

— Suis-je assez vieux jeu pour faire dépendre mes projets des intentions d’un homme … même s’il m’est cher ?

— Là, là, mon enfant. Je vous ai vus ensemble et je sais que vous êtes pour lui … ce qu’il est pour vous. Ne lui tenez pas rigueur d’être parti sans vous avoir revue. Imaginez ce que c’est pour un homme aussi fier de se présenter à sa bien-aimée — car enfin, vous l’êtes, Tchara ! — sous l’aspect d’un pauvre vaincu traduit en justice et menacé d’exil ? Comment aurait-il comparu devant vous qui êtes un ornement du Vaste Monde ?

— Il ne s’agit pas de cela, Evda. A-t-il besoin de moi, fatigué et brisé comme il l’est ? Je crains qu’il ne manque de forces pour une grande envolée, non plus d’intelligence, mais de sentiment … pour l’amour dont je nous crois capables tous les deux … Ce serait alors une nouvelle perte de confiance en lui-même, et il ne supporterait pas d’être en désaccord avec la vie ! J’ai pensé qu’il vaudrait mieux être en ce moment … dans le désert de l’Atacama !

— Vous avez raison, Tchara, mais seulement d’un point de vue. Il y a aussi la solitude et l’excès de scrupules d’un homme passionné qui n’a plus de soutien, puisqu’il a quitté notre monde. J’y serais allée moi-même … mais j’ai Ren Boz dont l’état grave réclame ma présence. Dar Véter, lui, va reconstruire le satellite : c’est son aide à Mven Mas. Je ne me tromperai pas en vous disant d’aller rejoindre Mven sans rien exiger de lui : ni projets d’avenir, ni amour, ni même un regard affectueux … Assistez-le, faites-le revenir sur sa décision farouche et rendez-le-nous. Vous le pouvez, Tchara ! Irez-vous ?

La jeune fille, haletante, leva sur sa compagne des yeux candides, mouillés de larmes.

— Aujourd’hui même !

Evda Nal l’embrassa de tout cœur.

— C’est cela, le temps presse. Nous prendrons ensemble la Voie Spirale jusqu’à l’Asie Mineure. Ren Boz est en traitement au sanatorium chirurgical de l’île de Rhodes, et vous, je vous enverrai à Déir ez Zor, aéroport des spiroptères sanitaires pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande. J’envie le plaisir qu’aura le pilote de transporter au point voulu Tchara la danseuse … qui n’est plus biologiste, hélas …

Le chef du train invita Evda Nal et sa compagne au poste central de commande. Un corridor en silicolle passait sur les toits des immenses wagons. Les employés de service y circulaient d’un bout à l’autre du convoi, surveillant les appareils qui indiquaient la température des essieux, la tension des ressorts et du châssis de chaque voiture. Les compteurs d’atomes marqués contrôlaient le graissage et les freins. Les deux femmes montèrent l’escalier en colimaçon, traversèrent le corridor supérieur et atteignirent une vaste cabine en surplomb à l’avant du wagon de tête. Dans cet ellipsoïde de cristal, à sept mètres au-dessus de la voie, deux machinistes étaient assis de part et d’autre de la haute cloche pyramidale du robot conducteur électronique. Les écrans paraboloïdaux des téléviseurs permettaient de voir tout ce qui se passait alentour. L’antenne tremblotante de l’avertisseur signalait l’apparition d’un obstacle à cinquante kilomètres, encore que la chose ne pût se produire que dans des circonstances exceptionnelles.

Evda Nal et Tchara avaient pris place sur un divan, contre la cloison postérieure de la cabine, à un demi-mètre au-dessus des sièges des mécaniciens. Elles se laissaient hypnotiser par le chemin qui filait à leur rencontre. La voie géante fendait les crêtes des montagnes, franchissait les plaines sur des remblais colossaux, traversait les détroits et les golfes sur des estacades basses.

La vitesse de deux cents kilomètres à l’heure changeait les arbres des talus en nappes continues, rougeâtres, couleur de malachite ou vert sombre, selon les essences : pins, eucalyptus, oliviers … La mer calme de l’Archipel, qui s’étendait des deux côtés de l’estacade, se ridait au souffle du vent soulevé par les wagons immenses. Les ondes se propageaient en éventail, obscurcissant la transparence bleue de l’eau …

Les deux femmes regardaient autour d’elles en silence, pensives, préoccupées. Quatre heures s’écoulèrent ainsi. Elles en passèrent quatre autres dans les fauteuils moelleux du salon de l’étage, parmi les voyageurs, et se quittèrent à la gare, sur la côte occidentale de l’Asie Mineure. Evda prit l’électrobus qui l’emmena au port, tandis que Tchara continuait son chemin jusqu’à la station du Taurus Oriental, d’où partait la première branche sud. Deux heures plus tard, elle était dans une plaine torride dont l’air sec vibrait de chaleur. C’était là, au bord de l’ancien désert de Syrie, que se trouvait Déir ez Zor, aéroport des spiroptères, dangereux pour les lieux habités.

Tchara Nandi ne devait jamais oublier les longues heures d’attente à Déir ez Zor. Elle méditait sans cesse ses actes et ses paroles en prévision de sa rencontre avec Mven Mas ; elle faisait des projets de recherches dans l’île de l’Oubli, où tout s’effaçait dans la succession monotone des jours …

Enfin, on vit apparaître en bas, dans les déserts de Néfoud et Rob al-Khali, les vastes champs de cellules thermoélectriques, formidables centrales qui convertissaient la chaleur solaire en électricité. Elles s’alignaient en rangées régulières sur les dunes fixées et nivelées, sur les plateaux inclinés vers le sud, dans les labyrinthes des ravins comblés. C’étaient des monuments de la lutte grandiose de l’humanité pour l’énergie, lutte entreprise après l’épuisement des réserves terrestres de houille et de pétrole, après les premiers échecs de l’énergie atomique, quand l’humanité en fut réduite à utiliser surtout l’énergie du soleil, sous forme de centrales hydro-électriques et solaires. L’assimilation de nouveaux genres d’énergie, P, Q, F, avait mis fin depuis longtemps à ce rationnement strict. Les forêts d’aéromoteurs, autre réserve d’énergie de la Zone habitée Nord, se dressaient, immobiles, le long de la côte méridionale de l’Arabie. Le spiroptère franchit aussitôt la lisière estompée du continent et survola l’océan Indien. Cinq mille kilomètres n’étaient pas une distance considérable pour un appareil aussi rapide. Peu après, Tchara Nandi, accompagnée d’invitations à un retour prochain, descendait du spiroptère, les jambes gourdes.

Le directeur de la station d’atterrissage chargea sa fille de conduire la voyageuse en hors-bord jusqu’à l’île de l’Oubli. Les deux jeunes filles savouraient la course rapide de l’esquif sur les grosses vagues du large. Le canot fonçait droit sur le rivage oriental de l’île vers une grande baie où se trouvait l’un des centres médicaux du Vaste Monde.

Des cocotiers qui penchaient leurs palmes vers la plage frangée d’écume souhaitèrent la bienvenue à Tchara. Le centre était désert, tout le personnel étant parti à l’intérieur de l’île pour exterminer des tiques découvertes sur des rongeurs sylvestres.

Auprès du centre, il y avait des écuries. On élevait les chevaux pour travailler dans les endroits, tels que l’île de l’Oubli, et dans les maisons de cure 0ù l’usage des vissoptères était défendu à cause du bruit et où les cars électriques ne pouvaient circuler, à défaut de routes. Quand Tchara eut pris du repos et se fut changée, elle alla voir ces bêtes superbes et rares. Elle rencontra là-bas une femme qui dirigeait adroitement les machines à distribuer le fourrage et à balayer. Tchara lui donna un coup de main et on fit connaissance.

La jeune fille demanda comment elle pourrait retrouver au plus vite dans l’île une personne de sa connaissance. La femme lui recommanda de suivre une des caravanes sanitaires qui sillonnaient le pays en tous sens et le connaissaient mieux que les aborigènes. Le conseil plut à Tchara.

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