CHAPITRE III PRISONNIERS DES TÉNÈBRES

Sur les colonnes orangées des indicateurs d’anaméson, les grosses aiguilles noires étaient à zéro. L’astronef ne s’écartait toujours pas de l’étoile de fer il fonçait vers ce corps sinistre, invisible à l’œil humain.

L’astronavigateur aida Erg Noor, tremblant d’effort et de faiblesse, à s’asseoir devant la machine à calculer. Les moteurs planétaires, débranchés du pilote automatique, s’étaient tus.

— Ingrid, qu’est-ce qu’une étoile de fer ? demanda à voix basse Key Baer, qui était resté tout le temps immobile derrière l’astronome.

— Une étoile invisible, de classe spectrale T, éteinte, mais incomplètement refroidie ou pas encore rallumée. Elle émet des ondes longues de la partie thermique du spectre ; sa lumière infrarouge, noire pour nous, n’est visible qu’à travers l’inverseur électronique[14]. Une chouette, qui voit les rayons thermiques infrarouges, aurait pu la discerner.

— Pourquoi l’appelle-t-on étoile de fer ?

— Parce que son spectre en contient beaucoup et que ce métal doit abonder dans la composition de l’astre. C’est pourquoi, si l’étoile est grande, sa masse et son champ de gravitation sont énormes … je crains que ce ne soit justement le cas …

— Qu’allons-nous devenir ?

— Je ne sais. Tu vois bien, nous n’avons plus de carburant. Mais nous continuons à voler droit sur l’étoile. Il faut réduire la vitesse de la Tantra à un millième de l’unité absolue, pour pouvoir dévier suffisamment. Si on manque aussi de carburant planétaire, le vaisseau se rapprochera toujours de l’astre et finira par tomber.

Ingrid eut un haut-le-corps, et Baer caressa doucement son bras nu frissonnant.

Le chef de l’expédition passa au tableau de bord et s’absorba dans l’examen des appareils. Tout le monde se taisait, n’osant respirer ; Niza Krit, qui venait de se réveiller, gardait aussi le silence, car elle avait compris la gravité de la situation. Le carburant ne pouvait suffire qu’au ralentissement, et en perdant de la vitesse le vaisseau aurait de plus en plus de peine à surmonter, sans moteurs, l’attraction tenace de l’étoile de fer. Si la Tantra ne s’en était pas rapprochée à ce point et que Lin eût réalisé à temps … Mais à quoi bon revenir là-dessus !

Au bout de trois heures environ, Erg Noor se décida. La Tantra frémit sous les coups puissants des moteurs planétaires. L’astronef ralentit. Une heure s’écoula, puis deux, trois, quatre … Imperceptible mouvement du chef, horrible malaise de tout l’équipage … L’astre brun, lugubre, disparut d’un réflecteur pour surgir dans l’autre. Les champs invisibles de l’attraction continuaient à lier le vaisseau et se manifestaient dans les appareils. Deux points rouges s’allumèrent au-dessus d’Erg Noor. D’une violente traction des manettes, il arrêta les moteurs.

— Sauvés ! murmura Pel Lin, soulagé.

Le chef reporta lentement les yeux sur lui.

— Ce n’est pas dit ! Il reste tout juste assez de carburant pour la révolution orbitale et l’atterrissage.

— Que faire alors ?

— Attendre ! J’ai dévié légèrement le vaisseau, mais nous passons trop près. La lutte se déroule entre l’attraction de l’étoile et la vitesse réduite de la Tantra. Elle vole à présent comme une fusée lunaire et, si elle réussit à s’éloigner, nous irons vers le Soleil et pourrons appeler. Il est vrai que cela allongera sensiblement le voyage. Nous lancerons l’appel dans une trentaine d’années, et l’aide viendra huit ans après …

— Trente-huit ans ! chuchota Baer à l’oreille d’Ingrid. Elle le tira vivement par la manche et se détourna.

Erg Noor se renversa dans son fauteuil et laissa tomber les mains sur ses genoux. Les gens se taisaient, les appareils chantonnaient discrètement. Une mélodie étrangère, discordante et, de ce fait, chargée de menace se mêlait aux sons des appareils de bord. C’était l’appel presque palpable de l’étoile de fer, la force vive de sa masse noire, qui poursuivait l’astronef épuisé.

Les joues de Niza Krit brûlaient, son cœur battait la chamade. Cette attente passive lui devenait intolérable.

… les heures traînaient en longueur. Les membres de l’expédition, qui avaient dormi, entraient l’un après l’autre au poste central. Le nombre des muets grandissait jusqu’à ce que l’équipage fût au complet.

Le ralentissement devint tel que la Tantra ne pouvait échapper à l’attraction de l’étoile de fer. Les gens, qui avaient perdu le sommeil et l’appétit, restaient là des heures dans l’angoisse, tandis que la route de l’astronef s’incurvait de plus en plus. Quand elle suivit l’ellipse de l’orbite fatale, le sort de la Tantra devint clair pour tout le monde.

Un hurlement les fit sursauter. L’astronome Poor Hiss avait bondi et agitait les bras. Son visage crispé était méconnaissable, indigne d’un homme de l’Ère du Grand Anneau. La peur, l’apitoiement sur soi-même et la soif de vengeance avaient effacé toute trace de pensée de son visage.

— C’est lui, lui, vociférait-il en montrant Pel Lin. Imbécile, butor, ganache … L’astronome resta court, tâchant de se remémorer les insultes des ancêtres. Niza, qui se tenait près de lui, s’écarta avec dégoût. Erg Noor se leva.

— Cela ne sert à rien de blâmer un camarade. Nous ne sommes plus à l’époque où les erreurs pouvaient être préméditées. En l’occurrence — Noor tourna négligemment les manivelles de la machine à calculer — la possibilité d’erreur est de trente pour cent, comme vous voyez. Si on y ajoute la dépression inévitable de la fin de la veillée et l’ébranlement dû à l’oscillation du vaisseau, je ne doute pas, Poor Hiss, que vous auriez commis la même faute !

— Et vous ? s’écria l’astronome, furieux.

— Moi, non. J’ai vu de près un monstre pareil à celui-ci, lors de la 36e expédition … Je suis plus coupable que les autres après avoir voulu conduire seul l’astronef dans une région inexplorée, je me suis borné à vous donner quelques instructions sans avoir tout prévu !

— Comment pouviez-vous savoir qu’ils s’engageraient dans cette zone en votre absence ? Intervint Niza.

— J’aurais dû le savoir, répondit Erg Noor d’un ton ferme, refusant le secours de l’amie, mais il ne sied d’en discuter que sur la Terre …

— La Terre ! clama Poor Hiss d’une voix si perçante que Pel Lin lui-même fronça les sourcils, perplexe. Parler de la Terre quand tout est perdu et que nous sommes voués à la mort !

— Non pas à la mort, mais à une grande lutte, répliqua Erg Noor avec sang-froid, en s’asseyant près de la table. Prenez place ! Rien ne presse, tant que le vaisseau n’aura pas fait une révolution et demie …

Les astronautes obéirent en silence, Niza échangea avec le biologiste un sourire triomphant, malgré l’heure critique.

— L’étoile a certainement une planète, même deux, à en juger d’après la courbe des isograves[15]. Ces planètes, vous le voyez, — Erg Noor traça d’une main rapide un schéma soigné, — doivent être grandes et, par conséquent, posséder une atmosphère. Mais nous ne sommes pas obligés d’atterrir : nous avons encore assez d’oxygène solide.

Il fit une pause pour réfléchir.

— Nous tournerons autour de la planète, à la manière d’un satellite. Si l’atmosphère est respirable et que nous dépensions tout notre air, le carburant planétaire suffira à atterrir et à lancer un message. En six mois nous calculons la direction, nous transmettons les données de Zirda, nous faisons venir un aéronef de sauvetage et nous voilà dépannés …

— Ce n’est pas sûr …, grimaça Poor Hiss en contenant sa joie naissante.

— En effet ! convint Erg Noor. Mais c’est là but bien déterminé. Il faut tout mettre en jeu pour l’atteindre … Poor Hiss et Ingrid, observez et calculez les dimensions des planètes ; Baer et Niza, trouvez d’après leur masse la vitesse d’éloignement et, d’après elle, la vitesse orbitale et le radiant optimum[16] de révolution du vaisseau.

Les explorateurs préparèrent à tout hasard l’atterrissage. Le biologiste, le géologue et le médecin s’apprêtaient à lâcher un robot de reconnaissance, les mécaniciens réglaient les détecteurs, les projecteurs et montaient une fusée-satellite pour l’envoi d’un message à la Terre.

Après l’accès d’épouvante et de désespoir, le travail allait bon train, interrompu seulement par le tangage du vaisseau dans les remous de gravitation. Mais la Tantra avait ralenti au point que ses oscillations n’étaient plus mortelles.

Poor Hiss et Ingrid établirent l’existence de deux planètes. On dut renoncer à aborder la première, énorme, froide, enveloppée d’une atmosphère dense et probablement toxique. Tant qu’à mourir, il valait mieux brûler au voisinage de l’étoile de fer que de sombrer dans les ténèbres d’une atmosphère ammoniacale, après avoir enfoncé l’astronef dans une couche de glace mesurant des milliers de kilomètres d’épaisseur. Le système solaire avait des planètes géantes tout aussi terribles : Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune.

La Tantra se rapprochait toujours de l’étoile. Au bout de dix-neuf jours, on apprit les dimensions de la seconde planète : elle était plus grande que la Terre. Située près de son astre, elle tournait autour de lui à une vitesse folle : son année ne devait guère dépasser deux ou trois mois terrestres … L’étoile invisible la réchauffait sans doute suffisamment de ses rayons noirs : si elle avait une atmosphère, la vie était possible à sa surface, ce qui eût rendu l’atterrissage particulièrement dangereux …

Une vie étrangère, évoluée dans les conditions d’autres planètes, tout en gardant la forme générale des corps albumineux, était très nuisible aux habitants de la Terre. L’immunité des organismes contre les déchets nocifs et les bactéries dangereuses élaborée au cours de millions d’années sur notre planète, était inefficace ailleurs. Les êtres vivants des autres planètes couraient le même danger chez nous.

Au contact des animaux de mondes différents, l’activité essentielle de la vie animale : dévorer en tuant et tuer en dévorant, se manifestait avec une férocité abominable. Des maladies sans nom, des épidémies foudroyantes, des microbes multipliés à une vitesse inouïe, des lésions affreuses avaient accompagné les premières explorations de planètes habitées, mais sans hommes. Les mondes peuplés d’êtres pensants procédaient à de nombreuses expériences et à des travaux préliminaires avant d’entrer en contact interstellaire direct. Notre Terre, éloignée des centres compacts de la Galaxie, où la vie foisonnait, n’avait jamais reçu la visite de messagers d’autres étoiles, représentants de civilisations hétérogènes. Le Conseil d’Astronautique avait récemment pris les mesures nécessaires pour accueillir les amis venus des étoiles proches d’Ophiochus, du Cygne, de la Grande Ourse et du Phénix.

Erg Noor, en prévision d’une rencontre avec une vie inconnue, fit sortir des magasins les moyens de protection biologique, dont il s’était largement approvisionné pour la visite de Zirda.

La Tantra avait enfin équilibré sa vitesse orbitale avec la planète de l’étoile de fer et tournait autour d’elle. La surface floue et brunâtre du globe, ou plutôt son atmosphère éclairée par la lueur rousse de l’énorme étoile, n’était visible qu’à travers l’inverseur électronique. Tous les membres de l’équipage étaient postés aux appareils.

— La chaleur des couches supérieures de l’atmosphère, du côté éclairé, est de 320 degrés Kelvin.

— La révolution autour de son axe est d’environ vingt jours.

— Les détecteurs signalent la présence d’eaux et de terres …

L’épaisseur de l’atmosphère est de 1 700 kilomètres.

— La masse est de 43,2 fois supérieure à celle de la Terre.

Les informations se suivaient, révélant peu à peu le caractère de la planète.

Erg Noor notait les chiffres pour calculer ensuite le régime orbital. 43,2 masses terrestres : la planète était grande. Son attraction clouerait le vaisseau contre le sol. Les gens seraient comme de pauvres insectes englués …

Le chef de l’expédition se rappela les histoires sinistres, à demi légendaires, d’astronautes tombés accidentellement sur des planètes géantes. Les vaisseaux interstellaires d’autrefois périssaient souvent à cause de leur vitesse réduite et de leur carburant trop faible. Terrible rugissement des moteurs et vibration du vaisseau qui, incapable de s’échapper, adhérait à la surface de la planète. L’astronef restait intact, mais les os des gens, qui essayaient de ramper dessus, étaient broyés. L’horreur indescriptible de ces catastrophes se faisait sentir dans les cris entrecoupés des messages suprêmes, des émissions d’adieu …

Ce sort ne menaçait pas l’équipage de la Tantra aussi longtemps qu’on tournerait autour de la planète. Mais si on devait atterrir, seuls les individus très robustes pourraient porter leur propre poids dans ce refuge où ils seraient contraints de passer des dizaines d’années. Survivraient-ils dans ces conditions, sous un lourd fardeau, dans la nuit éternelle du soleil infrarouge et dans l’atmosphère compacte ? Mais c’était l’unique espoir de salut, on n’avait pas le choix !

La Tantra décrivait son orbite aux confins de l’atmosphère. Les astronautes ne pouvaient manquer l’occasion d’explorer cette planète située relativement près de la leur. Son côté éclairé ou, plus exactement, réchauffé, se distinguait de l’autre par une température beaucoup plus élevée et aussi par une forte concentration d’électricité qui influençait les puissants détecteurs et déformait leurs indications. Erg Noor décida d’étudier la planète au moyen des stations-bombes. On en lâcha une, et l’automate annonça, à la surprise générale, la présence d’oxygène libre dans une atmosphère néono-azotée, des vapeurs d’eau et une température de 12 degrés. Ces conditions ressemblaient, dans l’ensemble, à celles de la Terre. Seule la pression atmosphérique était supérieure de quatre dixièmes et l’attraction dépassait de deux fois et demie celle de notre globe …

— On peut y vivre ! dit le biologiste avec un faible sourire, en communiquant ces données au chef.

— Alors, il y a des chances que cette sinistre planète soit habitée et que ces êtres soient petits et malfaisants.

À la quinzième révolution de l’astronef, on prépara une station-bombe munie d’un puissant téléviseur. Mais, lancée dans l’ombre, alors que la planète avait tourné de 120 degrés, la station, disparut sans donner de signaux.

— Elle a plongé dans l’océan, constata le géologue Bina Led, en se mordant les lèvres de dépit.

— Il faudra recourir au détecteur principal avant de lâcher l’autre robot à télévision ! Nous n’en avons que deux !

La Tantra survolait la planète en émettant un faisceau de rayons radioactifs qui fouillaient les contours vagues des terres et des mers. Une vaste plaine s’ébaucha, qui s’avançait dans l’océan ou séparait deux mers presque à l’équateur. Les rayons parcouraient en zigzag une zone de deux cents kilomètres de large. Soudain, un point brilla sur l’écran du détecteur. Un coup de sifflet, qui fouetta les nerfs tendus de l’équipage, confirma que ce n’était pas une hallucination.

— Du métal ! s’écria le géologue. Un gisement à ciel ouvert !

Erg Noor secoua la tête.

— Si brève qu’ait été l’étincelle, j’ai remarqué la netteté des contours. C’est un gros morceau de métal, une météorite ou ?

— Un vaisseau ! s’écrièrent en chœur Niza et le biologiste.

— Fiction ! trancha Poor Hiss.

— Réalité peut-être, dit Erg Noor.

— Inutile de discuter, insistait Poor Hiss, car il n’y a pas de preuves. Nous n’allons pourtant pas atterrir …

— Nous vérifierons la chose dans trois heures, quand nous serons revenus au-dessus de cette plaine. Notez que l’objet métallique se trouve sur un terrain que j’aurais choisi moi-même pour l’atterrissage … C’est là que nous lancerons la station de télévision. Réglez le faisceau du détecteur sur la commande de six secondes !

Le plan d’Erg Noor réussit, et la Tantra recommença sa révolution de trois heures autour de la planète obscure. Cette fois, aux abords de la plaine continentale, le vaisseau reçut un communiqué du poste de télévision automatique. Tous les yeux se rivèrent sur l’écran éclairé. Le rayon visuel, branché avec un bruit sec, remua de-ci, de-là, tel un œil humain, traçant les contours des objets au fond du gouffre sombre. Key Baer croyait voir tourner la tête mobile de la station, sortie de sa cuirasse solide. Dans la zone éclairée par le rayon de l’appareil défilaient des collines basses, des ravins sinueux. L’image d’une chose pisciforme et brillante traversa tout à coup l’écran, et l’obscurité se rétablit autour d’un plateau en gradins que le faisceau lumineux avait arraché aux ténèbres.

— Un astronef !

Le cri avait jailli de plusieurs gosiers à la fois. Niza adressa à Poor Hiss un regard de triomphe. L’écran s’éteignit, la Tantra s’éloigna de nouveau de l’appareil de télévision, mais le biologiste Eon Tal avait déjà fixé la pellicule du cliché électronique. De ses doigts tremblant d’impatience, il l’inséra dans le projecteur de l’écran hémisphérique, dont les parois internes renvoyèrent une image stéréoscopique agrandie …

Voici l’avant fuselé, au profil si familier, le renflement de l’arrière, la haute crête du récepteur d’équilibre … Si invraisemblable que parût cette vision, cette rencontre inespérée sur une planète obscure, le robot ne pouvait s’abuser : c’était bien un astronef terrestre ! Posé horizontalement sur de puissants supports, il était intact, comme s’il venait de faire un atterrissage normal.

La Tantra, qui décrivait autour de la planète des cercles très rapides à cause de sa proximité envoyait des signaux qui restaient sans réponse ! Plusieurs heures s’étaient écoulées quand les quatorze membres de l’expédition furent de nouveau réunis au poste central. Erg Noor, jusque-là plongé dans ses réflexions, se leva.

— J’ai l’intention d’atterrir. Peut-être que nos frères ont besoin de secours, peut-être que leur vaisseau est endommagé et ne peut retourner sur la Terre. Dans ce cas, nous les recueillons, nous embarquons de l’anaméson et nous voilà tous dépannés. Inutile de lancer une fusée de sauvetage : elle ne nous fournirait pas de carburant et dépenserait tant d’énergie qu’on n’aurait plus de quoi envoyer l’appel à la Terre.

— Et si eux aussi sont là faute d’anaméson ? Hasarda Pel Lin.

— Il doit du moins leur rester de puissantes charges planétaires ioniques, car ils n’ont pas pu tout dépenser. Vous voyez, l’astronef est en position normale, preuve qu’ils ont atterri avec les moteurs planétaires. Nous prenons donc leur carburant ionique, nous repartons et, parvenus à la position orbitale, nous appelons et attendons le secours de la Terre. En cas de réussite, nous n’avons que huit ans à attendre. Et si nous nous procurons de l’anaméson, c’est la victoire …

— Peut-être que leurs charges de carburant planétaire ne sont pas ioniques, mais photoniques ? Objecta l’un des ingénieurs.

— Nous pourrons l’utiliser pour les moteurs principaux en déplaçant les godets réflecteurs des moteurs auxiliaires.

— Vous avez tout pesé, à ce que je vois ! reconnut l’ingénieur.

— Reste le risque de l’atterrissage et du séjour sur cette planète lourde, ronchonna Poor Hiss.

Ce monde des ténèbres est effrayant, rien que d’y penser !

— C’est un risque, bien sûr, mais le risque existe déjà dans notre situation, et je ne crois pas que nous l’aggravions. D’ailleurs, la planète où nous allons nous poser n’est pas si mal que ça ! Pourvu que la Tantra demeure saine et sauve !

Erg Noor jeta un regard sur le niveleur de vitesse et s’approcha en hâte du tableau de bord. Debout devant les manettes et les verniers de commande, le dos voûté, le visage impassible, il remuait les doigts de ses grandes mains comme un musicien qui prendrait des accords sur son instrument.

Niza Krit marcha vers le chef, lui prit hardiment la main droite et l’appliqua contre sa joue satinée, rouge d’émotion. Il répondit par un signe de tête reconnaissant, effleura d’une caresse l’abondante chevelure de la jeune fille et se redressa.

— Nous descendons vers les couches inférieures de l’atmosphère et vers le sol ! dit-il d’une voix forte en branchant le signal.

Le mugissement déferla à travers l’astronef, tous s’empressèrent de gagner leurs places pour s’enfermer dans les sièges hydrauliques flottants.

Erg Noor s’abandonna à l’étreinte moelleuse du fauteuil d’atterrissage, sorti d’une trappe devant le tableau de bord. On entendit les coups tonnants des moteurs planétaires, et l’astronef piqua en hurlant vers les rochers et les océans de la planète.

Les détecteurs et les réflecteurs infrarouges fouillaient les ténèbres ; des feux pourpres brillaient au chiffre voulu de l’altimètre : 15000 mètres.

Il ne fallait pas s’attendre à des sommets dépassant 10 kilomètres sur cette planète où l’eau et la chaleur du soleil noir érodaient le sol comme sur la Terre.

Dès le premier survol, on découvrit sur la majeure partie de la planète des collines à peine plus hautes que celles de Mars. L’orogénèse devait avoir complètement cessé ou s’être interrompue.

Erg Noor déplaça de deux mille mètres le limiteur d’altitude et alluma de puissants projecteurs. Un vaste océan, véritable mer d’épouvante, s’étendait sous l’astronef. Les vagues d’un noir opaque se soulevaient et s’abaissaient au-dessus des profondeurs mystérieuses.

Le biologiste s’efforçait, tout en épongeant son front moite, de capter le reflet lumineux de l’eau par un appareil très sensible qui déterminait l’albédo, rapport entre la quantité de lumière diffusée et la quantité de lumière reçue par une surface éclairée, pour connaître la salinité ou la minéralisation de cette mer des ténèbres …

Au noir luisant de l’eau succéda un noir mat : la terre ferme. Les rayons croisés des projecteurs traçaient entre les murailles d’ombre un chemin étroit où surgissaient subitement des couleurs : tantôt des taches de sable jaunâtre, tantôt des ondulations rocheuses gris-vert.

La Tantra, guidée par une main experte, filait au-dessus du continent …

Enfin, Erg Noor retrouva la plaine. Trop basse pour être qualifiée de plateau, elle dominait pourtant la grève d’une centaine de mètres et se trouvait donc hors d’atteinte des marées et des tempêtes de la mer obscure.

Le détecteur avant de gauche siffla … La Tantra braqua ses projecteurs dans la direction indiquée. À présent, on distinguait nettement le vaisseau atterri, un astronef de première classe. Sa cuirasse de tête en iridium anisotrope scintillait à la lumière. Pas de constructions provisoires dans le voisinage, pas de feux ; l’astronef, sombre et inanimé, ne réagissait d’aucune façon à l’approche de son congénère. Les rayons des projecteurs glissèrent plus loin et flamboyèrent, renvoyés par un immense disque bleu, à ressauts en spirale. Il était incliné sur la tranche et partiellement engagé dans le sol noir. Les observateurs crurent voir un instant des rochers qui le surplombaient et, au-delà, une obscurité encore plus dense. Ce devait être un précipice ou une pente raide …

Un mugissement formidable fit vibrer le fuselage de la Tantra. Erg Noor voulait atterrir le plus près possible de l’autre astronef et prévenait les gens d’en bas, dont la vie pouvait être en danger, à un millier de mètres à la ronde autour du point d’atterrissage. Le tonnerre des moteurs planétaires gronda si fort qu’on l’entendit même à l’intérieur du vaisseau, un nuage de parcelles incandescentes, soulevé du sol, parut sur les écrans. Le plancher s’inclinait en arrière. Les sièges des fauteuils hydrauliques basculèrent sans bruit pour rester parallèles à l’horizon.

Les énormes supports articulés se détachèrent du fuselage et reçurent les premiers le contact du monde étranger. Une secousse, un choc, une secousse …, la Tantra oscilla de l’avant et s’immobilisa en même temps que s’arrêtèrent les moteurs. Erg Noor leva la main vers le tableau de bord, qui se trouvait au-dessus de lui, et débrancha d’un tour de manette les supports. La tête de l’astronef s’abaissa lentement, par saccades, jusqu’à la position normale. L’atterrissage était terminé. Comme toujours, il avait ébranlé l’organisme humain au point que les astronautes, à demi couchés dans les fauteuils, mirent du temps à reprendre leurs esprits.

Un poids écrasant les accablait. Ils pouvaient à peine se soulever, comme après une grave maladie. L’infatigable biologiste réussit néanmoins à prélever un échantillon d’air.

— C’est respirable, annonça-t-il, je vais maintenant l’examiner au microscope !

— Pas la peine, répondit Erg Noor en défaisant l’enveloppe du fauteuil d’atterrissage. On ne peut quitter l’astronef sans scaphandre, car il peut y avoir ici des spores et des virus très dangereux.

Dans la cabine intermédiaire, on avait préparé d’avance les scaphandres biologiques et les « squelettes sauteurs », carcasses d’acier enrobées de cuir et munies d’un moteur électrique, de ressorts et d’amortisseurs, qu’on mettait par-dessus les scaphandres pour se mouvoir quand la force de pesanteur était trop grande.

Tous étaient impatients de sentir sous leurs pieds le sol, même étranger, après six ans de vagabondage dans les gouffres interstellaires. Key Baer, Poor Hiss, Ingrid, la doctoresse Louma et deux ingénieurs-mécaniciens devaient rester à bord pour veiller à la radio, aux projecteurs et aux appareils.

Niza se tenait à l’écart, son casque à la main.

— Pourquoi hésitez-vous ? lui demanda Erg Noor qui vérifiait le poste téléphonique au sommet de son casque. Allons voir l’astronef !

— Je … je crois qu’il est inanimé, qu’il est là depuis longtemps … Encore une catastrophe, une victime de l’implacable Cosmos. On ne peut l’éviter je le sais bien, mais c’est toujours si pénible … surtout après Zirda, après l’Algrab

— Peut-être que la mort de cet astronef nous sauvera la vie, remarqua Poor Hiss en dirigeant la lunette à court foyer sur l’autre vaisseau, plongé dans l’obscurité.

Les huit voyageurs étaient passés dans la cabine intermédiaire.

— Branchez l’air ! commanda Erg Noor à ceux de l’astronef, séparés de leurs camarades par une cloison étanche.

Quand la pression à l’intérieur de la cabine fut de dix atmosphères, c’est-à-dire supérieure à celle du dehors, des vérins hydrauliques ouvrirent la porte qui adhérait solidement à son châssis. La pression de l’air expulsa littéralement les gens, sans laisser pénétrer le moindre élément nocif du monde étranger dans cette parcelle de la Terre. La porte se referma aussitôt. Le projecteur traça un chemin lumineux que les astronautes suivirent en clopinant sur leurs jambes à ressorts, traînant à grand-peine leurs corps alourdis. Au bout de l’allée de lumière, s’élevait le grand vaisseau. L’impatience et les cahots sur le sol raboteux, semé de cailloux et chauffé par le soleil noir, firent paraître bien longs les mille cinq cents mètres à parcourir.

Les étoiles luisaient, floues et pâles, à travers l’atmosphère dense, saturée d’humidité. Au lieu de la splendeur rayonnante du Cosmos, le ciel n’offrait que des ébauches de constellations, dont les faibles lueurs ne pouvaient combattre la nuit à la surface de la planète.

L’astronef ressortait nettement dans les ténèbres environnantes. La couche épaisse de vernis qui recouvrait la cuirasse s’était usée par endroits : le vaisseau avait dû naviguer longtemps dans l’Univers.

Éon Tal poussa une exclamation qui résonna dans tous les téléphones. Il montrait de la main la porte béante et un petit ascenseur au sol. Des plantes croissaient alentour. Leurs grosses tiges dressaient à un mètre de haut des corolles noires, fleurs ou feuilles de forme parabolique, aux bords dentelés comme des roues d’engrenage. Leur enchevêtrement immobile avait un aspect sinistre. Le trou muet de la porte était encore plus inquiétant. Ces plantes intactes et cette porte ouverte attestaient que les hommes ne circulaient plus par là de longue date et ne protégeaient plus leur flot terrestre contre le monde étranger …

Erg Noor, Éon et Niza entrèrent dans l’ascenseur, et le chef tourna le levier de commande. Le mécanisme entra en action avec un grincement léger et monta docilement les explorateurs dans la cabine intermédiaire. Les autres suivirent peu après. Erg Noor transmit à la Tantra la demande d’éteindre le projecteur. Aussitôt, la poignée d’hommes se perdit dans l’abîme des ténèbres. Le monde du soleil de fer s’appesantissait sur eux, comme pour engloutir ce faible foyer de vie terrestre plaqué au sol de l’immense planète obscure.

On alluma les lampes tournantes fixées au sommet des casques. La porte intérieure, close, mais non verrouillée, céda sans résistance. Les astronautes gagnèrent le corridor central : ils s’orientaient facilement dans ce vaisseau dont la structure ne différait guère de celle de la Tantra.

— Sa construction remonte à quelques dizaines d’années, dit Erg Noor en se rapprochant de Niza. Elle se retourna. Vu dans la pénombre, à travers la silicolle[17] du casque, le visage du chef semblait énigmatique.

— Une idée saugrenue, reprit-il. Ne serait-ce pas ?

— La Voile ! s’écria Niza, oubliant le microphone, et elle vit ses compagnons se retourner.

Ils pénétrèrent dans la bibliothèque-laboratoire puis au poste central. Clopinant dans sa carcasse titubant et se heurtant aux cloisons, Erg Noor atteignit le tableau de distribution d’électricité. L’éclairage était branché, mais il n’y avait pas de courant. Seuls les indicateurs et les signes phosphorescents brillaient dans l’obscurité. Erg Noor rétablit le contact et, à l’étonnement général, une lumière faible se répandit, qui parut éblouissante. Elle dut s’allumer également près de l’ascenseur, car on entendit au téléphone la voix de Poor Hiss qui demandait les nouvelles. Bina Led, le géologue, lui répondit, tandis que le chef s’arrêtait au seuil du poste central. Niza suivit la direction de son regard et aperçut en haut, entre les deux réflecteurs avant, une double inscription, en langue terrestre et en code du Grand Anneau : Voile. Au-dessus s’alignaient les signaux galactiques de la Terre et les coordonnées du système solaire.

L’astronef, disparu depuis quatre-vingts ans, était retrouvé dans le système d’un soleil noir qu’on avait longtemps pris pour un simple nuage opaque …

La visite des locaux ne révéla pas les traces des hommes. Les réservoirs d’oxygène n’étaient pas épuisés, la provision d’eau et de nourriture aurait suffi pour subsister plusieurs années, mais il ne restait aucun vestige des voyageurs.

Des tramées bizarres, de couleur sombre, se voyaient çà et là, dans les couloirs, au poste central et dans la bibliothèque. Sur le plancher de la bibliothèque, s’étalait une mare de liquide desséché, qui se recroquevillait en plaque feuilletée. À l’arrière, dans le compartiment des machines, des fils arrachés pendaient devant la porte du fond, et les supports massifs, en bronze phosphorique, des refroidisseurs étaient tordus. Comme, à part cela, l’astronef était intact, ces détériorations dues à des coups très violents étaient inexplicables. Les astronautes cherchèrent en vain la cause de la disparition et de la mort certaine de l’équipage.

On fit en même temps une découverte importante : les réserves d’anaméson et de charges ioniques planétaires pouvaient assurer l’envol de la Tantra et son retour à la Terre.

La nouvelle, transmise aussitôt à bord de l’astronef, dissipa l’angoisse qui s’était emparée de l’équipage depuis que le vaisseau était prisonnier de l’étoile de fer. On n’avait plus besoin de s’attarder à communiquer avec la Terre. En revanche, le transbordement des réservoirs d’anaméson nécessitait un pénible labeur. La tâche, ardue en-soi, devenait sur cette planète à pesanteur presque triple de celle de la Terre, un problème qui exigeait une grande habileté technique. Mais les hommes de l’Ère du Grand Anneau, loin de redouter les questions difficiles, avaient du plaisir à les résoudre …

Le biologiste sortit du magnétophone du poste central la bobine inachevée du journal de bord. Erg Noor et le géologue ouvrirent le coffre-fort hermétique qui contenait les documents de l’expédition. C’était un lourd fardeau à transporter : quantité de films photonomagnétiques, de comptes rendus, d’observations et de calculs astronomiques. Mais les passagers de la Tantra, qui étaient eux-mêmes des explorateurs, ne pouvaient évidemment pas abandonner cette précieuse trouvaille.

À demi morts de fatigue, ils rejoignirent dans la bibliothèque de la Tantra leurs camarades qui brûlaient d’impatience. Là, dans le décor familier, autour de la table accueillante, vivement éclairée, l’obscurité funèbre et l’astronef abandonné semblaient une fantasmagorie de cauchemar. Seule la gravitation de la planète continuait à les accabler, et à chaque geste les astronautes grimaçaient de douleur : faute d’habitude, il était très difficile de s’adapter aux mouvements du « squelette » d’acier. Ce désaccord provoquait des heurts et de violentes secousses. Aussi étaient-ils tous fourbus, quoique la marche n’eût guère été longue. Bina Led, le géologue, avait sans doute une légère commotion cérébrale ; elle s’appuyait à la table, les mains aux tempes, mais refusait de s’en aller avant d’avoir écouté la dernière bobine du journal de bord. Niza s’attendait à des choses poignantes. Elle imaginait des appels rauques, des cris de détresse, des adieux tragiques. La voix sonore et froide qui s’échappa de l’appareil la fit tressaillir. Même Erg Noor, ce grand spécialiste des vols interstellaires ne connaissait personne de l’équipage de la Voile Composé uniquement de jeunes, le groupe était parti pour son voyage téméraire à destination de Véga, sans avoir remis au Conseil d’Astronautique les clichés de ses membres.

La voix inconnue exposait des événements postérieurs de sept mois au dernier message envoyé sur la Terre. L’astronef avait été endommagé un quart de siècle auparavant, en franchissant la ceinture de glace cosmique à la limite du système de Véga. On avait réparé la brèche de l’arrière et continué l’avance, mais l’accident avait détraqué le réglage du champ de protection des moteurs. Après vingt ans de lutte, on avait dû les arrêter. La Voile avait poursuivi son chemin par inertie pendant cinq ans, jusqu’à ce que l’inexactitude naturelle du trajet l’eût déviée. C’est alors que fut émis le premier message. Comme l’astronef s’apprêtait à en lancer un autre, il pénétra dans le système de l’étoile de fer. La suite était analogue à l’histoire de la Tantra, sauf que la Voile, privée de l’usage de ses moteurs principaux, ne pouvait opposer aucune résistance. Elle ne pouvait devenir un satellite de la planète, car les moteurs planétaires d’accélération, situés à l’arrière, étaient également hors d’état. La Voile réussit à atterrir sur le plateau côtier. L’équipage assuma les trois tâches qui lui incombaient : réparer si possible les moteurs, envoyer l’appel à la Terre, étudier la planète inconnue. Avant qu’on eût terminé le montage de la tourelle pour la fusée, les gens commencèrent à disparaître. Ceux qui partaient à leur recherche ne revenaient pas. On avait cessé l’exploration, on quittait ensemble l’astronef pour aller sur le chantier et on s’enfermait dans le vaisseau durant les longues pauses qui coupaient le travail rendu exténuant par la force de pesanteur. Dans leur hâte à lancer la fusée, ils n’avaient pas commencé l’étude d’un autre astronef, voisin de la Voile, qui devait être là depuis longtemps …

— Le disque ! songea Niza. Son regard rencontra celui du chef qui, ayant compris sa pensée, fit un signe affirmatif. Sur les quatorze membres de l’équipage de la Voile, il n’en restait que huit, mais depuis qu’on avait pris les mesures de précaution, plus personne ne disparaissait. La chronique présentait ensuite une interruption de trois jours, après quoi elle fut reprise par une voix claire de jeune femme.

— Aujourd’hui, le 12 du septième mois, an 323 de l’Anneau, nous, les survivants, avons achevé les préparatifs pour le lancement de la fusée de transmission. Demain à cette heure …

Key Baer jeta un coup d’œil instinctif sur la Graduation horaire du ruban : cinq heures du matin à l’heure de la Voile, et on ne savait combien à l’heure de cette planète …

— Nous enverrons suivant une trajectoire bien calculée …

La voix s’arrêta net, puis reprit, assourdie, comme si la femme s’était détournée du récepteur :

— Je branche ! Encore !..

L’appareil se tut, mais le ruban continuait à tourner. Les auditeurs échangèrent des regards anxieux.

— Il est arrivé quelque chose !.. Intervint Ingrid Ditra.

Des paroles précipitées, étranglées, jaillirent du magnétophone : « Deux ont échappé … Laïk n’a pas sauté assez haut … l’ascenseur … n’ont pu fermer que la seconde porte ! Sack Kton rampe vers les moteurs … On frappera avec les planétaires … ils ne sont que rage et terreur ! Rien de plus … » Le ruban tourna un moment sans bruit et la voix continua :

— « Kton n’a pas réussi, je crois. Me voilà seule, mais je sais ce que j’ai à faire. La voix raffermie avait pris un ton convaincant. Frères, si vous retrouvez la Voile, je vous préviens qu’il ne faut jamais quitter l’astronef. »

L’inconnue poussa un grand soupir et dit, comme se parlant à elle-même : « Je vais voir ce qu’est devenu Kton, à mon retour, je rapporterai tout en détail … »

Un claquement sec, et le ruban s’enroula pendant une vingtaine de minutes, jusqu’à la fi la bobine. C’est en vain que les oreilles se tendaient attentives : la femme ne s’expliqua pas, n’étant sans doute plus revenue.

Erg Noor débrancha l’appareil et s’adressa à ses camarades :

— Nos sœurs et frères disparus nous sauvent la vie ! Ne sentez-vous pas la main puissante de l’homme de la Terre ! Il y a de l’anaméson à bord de l’astronef, et nous voici prévenus d’un danger mortel qui guette dans ce monde les hôtes des autres planètes. J’ignore ce que c’est, mais ce doit être une vie étrangère. Des forces cosmiques inanimées auraient non seulement tué les hommes, mais détérioré le vaisseau ! Prévenus comme nous le sommes, il serait honteux de ne pas nous tirer d’affaire. Notre devoir est de ramener sur la Terre les découvertes de la Voile et les nôtres, afin que les exploits des morts et leur longue lutte avec le Cosmos n’aient pas été vains !

— Comment voulez-vous prendre le carburant sans sortir de l’astronef ? s’informa Key Baer.

— Pourquoi sans sortir ? Vous savez bien que c’est impossible et qu’il nous faudra travailler dehors. Mais nous sommes avertis et nous prendrons nos précautions …

— Je devine, dit le biologiste Éon Tal. Un barrage autour de l’endroit où se fera le travail.

— Et tout le long du trajet entre les deux astronefs ! ajouta Poor Hiss.

— Bien sûr ! Comme nous ne savons pas ce qui nous menace, nous ferons un barrage double, radioactif et électrique. On tendra des fils, on fera un corridor de lumière. Derrière la Voile, il y a une fusée abandonnée dont l’énergie suffira pour toute la durée des travaux.

La tête de Bina Led heurta la table. Malgré la pesanteur exténuante, le médecin et le second astronome s’approchèrent de leur compagne évanouie.

— Ce n’est rien ! déclara Louma Lasvi, une commotion et de la surtension. Aidez-moi à la mettre au lit.

Cette simple besogne aurait pris pas mal de temps, si le mécanicien Taron n’avait pas eu l’idée d’employer un chariot automatique. On put de cette manière voiturer les huit éclaireurs jusqu’à leurs couchettes : il était temps de se reposer, pour éviter que la surtension de l’organisme inadapté aux conditions nouvelles ne se changeât en maladie. À ce moment critique, chaque membre de l’expédition était irremplaçable.

Deux véhicules automatiques accouplés, pour les transports de toute sorte et les travaux publics, nivelèrent bientôt le chemin entre les astronefs. De gros câbles furent tendus de part et d’autre de la route. On érigea auprès des deux vaisseaux des miradors à cloche épaisse en silicobore[18], où se tenaient des observateurs armés de chambres pulsatives qui envoyaient de temps à autre, le long du chemin, des faisceaux de rayons mortels. La vive lumière des projecteurs ne s’éteignait pas un instant. Dans la carène de la Voile, on ouvrit la grande trappe, on démonta les cloisons et on s’apprêta à descendre sur les chariots quatre containers d’anaméson et trente cylindres de charges ioniques. Leur embarquement à bord de la Tantra était beaucoup plus compliqué. On ne pouvait ouvrir l’astronef comme la Voile, hors d’usage, et y introduire du même coup les produits assurément nocifs de la vie étrangère. Aussi ne fit-on que préparer la trappe et, après avoir écarté les cloisons intérieures, on amena les ballons d’air comprimé de la Voile. Dès l’ouverture de la trappe et jusqu’à la fin de l’embarquement des containers, on comptait balayer constamment la trémie par un jet d’air puissant. En outre, le vaisseau serait protégé par une émanation en cascade.

Les hommes s’accoutumaient peu à peu aux « squelettes » d’acier et à la force de pesanteur presque triple. Les douleurs intolérables qui leur avaient tenaillé les os au début faiblissaient.

Plusieurs jours terrestres s’écoulèrent. Le « rien » mystérieux ne se montrait pas. La température ambiante baissait rapidement. Un ouragan se leva s’accrut d’heure en heure. C’était le soleil noir qui se couchait : la rotation de la planète entraînait du côté « nocturne » le continent où se trouvaient les astronefs. Les courants de convection, la restitution de chaleur par l’océan et l’épaisse enveloppe atmosphérique amortissaient l’écart de température. Néanmoins, vers le milieu de la « nuit » planétaire le froid devint intense. On poursuivit les travaux en prenant soin de brancher les dispositifs thermogènes des scaphandres. Comme on avait transporté vers la Tantra le premier container descendu de la Voile, un nouvel ouragan, bien plus terrible se déchaîna au « lever ». La température monta vite au-dessus de zéro, les flux d’air compact charriaient des masses de précipitations, d’innombrables éclairs sillonnaient le ciel. La poussée monstrueuse du vent ébranlait l’astronef. L’équipage concentra tous ses efforts sur la fixation du container sous la carène de la Tantra. Le rugissement de la tempête s’amplifiait, des tourbillons pareils aux tornades terrestres se démenaient sur le plateau. Dans la zone éclairée surgit une trombe d’eau, de neige et de sable, dont le sommet en entonnoir butait contre le ciel bas, sombre, lépreux. Les lignes de courant à haute tension s’étaient rompues sous le choc, les étincelles bleuâtres des courts-circuits fulguraient parmi les fils enroulés. La lumière jaune du projecteur de la Voile s’éteignit comme une bougie soufflée.

Erg Noor donna l’ordre à ses hommes de se réfugier dans le vaisseau.

— Et l’observateur qui est resté là-bas ! s’écria Bina Led en montrant le feu presque imperceptible du mirador.

— Oui, il y a Niza, j’y vais, répondit Erg Noor.

— Le courant est coupé, le « rien » entre dans ses droits, objecta sérieusement Bina.

— Si l’ouragan agit sur nous, il doit en faire autant pour le « rien ». Je suis sûr qu’il n’y a aucun danger jusqu’à la fin de la tempête. Quant à moi, je suis trop lourd ici pour que le vent m’emporte, si je rampe, plaqué au sol … Il y a longtemps que j’ai envie de surprendre ce « rien » du haut du mirador !

— Permettez que je vous accompagne ? fit le biologiste en le rejoignant d’un bond.

— Venez, vous et personne d’autre. C’est de votre ressort …

Ils rampèrent longuement, s’accrochant aux aspérités et aux fissures des rochers et louvoyant entre les tourbillons. L’ouragan s’efforçait de les arracher au sol, de les retourner, de les rouler au loin. Il y réussit une fois, mais Erg Noor saisit Éon et se coucha sur lui à plat ventre, cramponné de ses gants griffus aux bords d’un roc …

Niza ouvrit le portillon du mirador et les rampeurs s’y glissèrent l’un après l’autre. Pas un souffle à l’intérieur, la tourelle tenait bon, dûment consolidée en prévision des tempêtes. La jeune astronavigatrice fronçait les sourcils, tout en se réjouissant de la venue de ses compagnons. Elle avoua que la perspective de passer la journée en tête à tête avec l’intempérie ne lui souriait guère.

Erg Noor annonça à bord de la Tantra le succès de la traversée, et le projecteur de l’astronef s’éteignit. La faible lumière du mirador luisait seule dans la nuit. Le sol tremblait sous les rafales, la foudre et les trombes. Niza, assise sur le siège tournant, s’adossait au rhéostat. Le chef de l’expédition et le biologiste s’installèrent à ses pieds, sur la saillie annulaire du soubassement. Épaissis par les scaphandres, ils occupaient presque toute la place disponible.

— Dormons un peu, dit au téléphone la voix basse d’Erg Noor. L’aube noire qui ramène le calme et la chaleur ne viendra pas avant douze heures.

Ses compagnons acquiescèrent. Ils dormirent, accablés par la triple pesanteur, recroquevillés dans les scaphandres dont les carcasses dures leur comprimaient le corps, à l’étroit dans la tourelle ébranlée par la tempête. Telles sont les facultés d’adaptation de l’organisme humain et les forces de résistance recelées en lui …

Niza s’éveillait de temps à autre pour communiquer à l’homme de service de la Tantra des nouvelles rassurantes et s’assoupissait de nouveau. L’ouragan tombait à vue d’œil, les secousses du sol avaient cessé. Le « rien », ou plutôt le « quelque chose » pouvait apparaître maintenant. Les observateurs prirent des PA — pilules d’attention — pour réconforter leur système nerveux déprimé.

— L’astronef étranger me préoccupe sans trêve avoua Niza. Je brûle de savoir ce qu’ils sont, d’où ils viennent, comment ils sont arrivés ici …

— Moi de même, répondit Erg Noor. Mais la présence de l’engin s’explique facilement … Voici longtemps qu’on transmet par le Grand Anneau des récits sur les étoiles de fer et leurs redoutables planètes. Dans les parties les plus peuplées de la Galaxie, où les astronefs volent depuis des millénaires, il existe des planètes d’astronefs perdus. Que de vaisseaux, surtout anciens, ont adhéré à ces corps célestes, que d’histoires angoissantes courent sur leur compte, devenues aujourd’hui presque des légendes de la rude conquête du Cosmos. Peut-être y a-t-il ici des astronefs encore plus vieux, bien que dans notre zone, où la vie est rare, la rencontre de trois vaisseaux soit un événement tout à fait exceptionnel. On ne connaissait jusqu’ici aucune étoile de fer au voisinage du Soleil, nous avons découvert la première …

— Vous comptez explorer l’astronef discoïde ? s’enquit le biologiste.

— Mais oui ! Ce serait impardonnable pour un savant de manquer une occasion pareille. On n’a jamais signalé d’astronefs discoïdes dans les régions habitées qui confinent à la nôtre. Celui-ci, venu de très loin sans doute, a peut-être vagabondé pendant des millénaires après la mort de l’équipage ou une panne irréparable. Il est possible que les données recueillies sur cet engin élucident un grand nombre de messages transmis par le Grand Anneau … Ce n’est pas un simple disque, c’est une spirale discoïde, car les saillies en colimaçon de sa surface sont très prononcées. Nous nous occuperons plus tard de cette curiosité ; en attendant, nous avons besoin de tout notre personnel pour le transbordement.

— Nous avons pourtant exploré la Voile en quelques heures …

— J’ai examiné le disque au stéréotélescope. Il est clos, on n’y voit pas d’entrée. Or, il est très difficile de pénétrer dans un vaisseau cosmique protégé contre des forces beaucoup plus puissantes que les éléments de la nature terrestre. Essayez de vous introduire dans la Tantra fermée, de percer sa cuirasse en métal à structure cristalline modifiée, son enveloppe en borazon. Cette tâche ardue se complique encore lorsqu’il s’agit d’un astronef étranger, dont on ne connaît pas le principe. Mais nous essayerons d’avoir la clef de l’énigme !

— Et les trouvailles de la Voile, quand allons-nous les étudier ? demanda Niza. Elles doivent contenir de précieux renseignements sur les mondes splendides dont il était question dans le message.

Le téléphone transmit le bon rire du chef.

— Moi qui rêve de Véga depuis mon enfance, je suis plus impatient que les autres. Mais nous aurons tout le temps sur le chemin du retour. Il faut d’abord s’échapper des ténèbres, de cet enfer, comme on disait jadis. Les astronautes de la Voile n’ont jamais atterri auparavant, sans quoi nous aurions trouvé dans les magasins aux collections beaucoup d’objets provenant d’autres planètes. Vous vous souvenez, nous n’avons découvert, après une perquisition minutieuse, que des films, des mesures et des levés, des échantillons d’air et des ballons de poussière explosive …

Erg Noor se tut et prêta l’oreille. Les microphones supersensibles ne captaient plus le bruit du vent : la tempête s’était calmée. Une sorte de crissement se transmettait par le sol aux parois du mirador.

Le chef fit un geste ; Niza, qui avait compris, débrancha l’éclairage. Dans la tourelle chauffée par les émanations infrarouges, l’obscurité semblait dense, tel un liquide noir : on se serait cru au fond de l’océan. À travers la cloche diaphane en silicobore, les astronautes virent nettement des feux follets bruns, petites étoiles aux rayons pourpres ou vert foncé, qui clignotaient. Leurs files s’enroulaient en anneaux ou en huit, glissaient sans bruit à la surface de la cloche, unie et dure comme le diamant. Les explorateurs sentirent une douleur cuisante aux yeux, un élancement le long du dos et des membres, comme si les rayons courts des étoiles brunes leur piquaient les nerfs.

— Niza, chuchota Erg Noor, mettez le régulateur au maximum d’incandescence et allumez aussitôt.

Une vive lumière du jour inonda le mirador. Les gens éblouis ne virent rien, ou presque. Éon et Niza avaient aperçu … à moins que ce ne fût une illusion ? L’ombre, à droite de la tourelle, qui au lieu de se retirer instantanément, était restée un moment sous l’aspect d’un large paquet hérissé d’innombrables tentacules. Le « quelque chose » avait rétracté en un clin d’œil ses tentacules et reculé avec l’obscurité chassée par le projecteur.

Niza émit une supposition :

— Serait-ce un mirage ? L’obscurité condensée autour de charges d’énergie analogues à nos éclairs en boule ? Puisque tout est noir ici, les éclairs doivent l’être également …

— Votre hypothèse est poétique, répliqua Erg Noor, mais elle est douteuse. Il est évident que ce « quelque chose » nous assaillait, qu’il en voulait à notre chair vivante. C’est lui ou ses congénères qui ont exterminé l’équipage de la Voile. S’il est organisé et stable, s’il peut se mouvoir à son gré, amasser et dégager de l’énergie, il ne peut certainement pas être question de mirage. C’est une créature vivante qui cherche à nous dévorer !

Le biologiste se rangea à l’avis du chef.

— Je crois que sur cette planète ténébreuse, du moins pour nous dont les yeux sont insensibles aux rayons infrarouges du spectre, les autres rayons — jaunes, bleus, etc., — doivent agir fortement sur ses habitants. Leur réaction est si rapide que les camarades disparus de la Voile ne voyaient rien en éclairant le lieu de l’attentat … ou alors, s’ils voyaient quelque chose, il était trop tard et les mourants ne pouvaient plus parler …

— Nous allons recommencer l’expérience, si désagréable que soit l’approche de ce …

Niza éteignit, et les trois astronautes, replongés dans l’obscurité absolue, attendirent de nouveau la créature des ténèbres.

— Quelles sont ses armes ? Pourquoi son approche se fait-elle sentir à travers la cloche et le scaphandre, se demandait à haute voix le biologiste. Serait-ce une forme particulière d’énergie ?

— Les formes d’énergie ne sont guère nombreuses, et celle-ci est assurément électromagnétique. Mais il en existe de multiples variétés, sans aucun doute. Ce monstre a une arme qui agit sur notre système nerveux. J’imagine ce que doit être le contact d’un de ses tentacules sur la peau nue !

Erg Noor frissonna et Niza Krit fut horrifiée à la vue des colliers de feux bruns qui arrivaient de trois côtés.

— Il n’est pas seul ! s’écria Éon à mi-voix. Je pense qu’il vaudrait mieux les empêcher de toucher à la cloche.

— Vous avez raison. Que chacun tourne le dos à la lumière et regarde droit devant lui.

Cette fois, chacun aperçut un détail, et en réunissant leurs impressions, les observateurs eurent une idée générale de ces êtres, pareils à de gigantesques méduses aplaties qui flottaient au-dessus du sol en laissant pendre des franges drues et mouvantes. Certains tentacules, assez courts par rapport aux dimensions des monstres, mesuraient à peine un mètre. Aux angles aigus du corps en losange, se tordaient deux bras beaucoup plus longs. Le biologiste remarqua à leur naissance de grosses ampoules phosphorescentes qui semblaient répandre des feux étoilés tout le long du membre …

Soudain, la voix claire d’Ingrid résonna dans les casques :

— Observateurs, pourquoi ces signaux lumineux ? Avez-vous besoin d’aide ? La tempête s’est apaisée et on se remet à l’œuvre. Nous vous rejoignons.

— Gardez-vous-en bien ! ordonna sévèrement le chef. Il y a un grand danger. Convoquez tout le monde !

Erg Noor parla des terribles méduses. Après avoir tenu conseil, on décida d’avancer sur un chariot l’un des moteurs planétaires. Des jets de flamme de trois cents mètres de long rasèrent la plaine pierreuse, balayant tout sur leur passage Moins d’une demi-heure après, les gens remettaient en place les câbles rompus. La défense était rétablie. Le bon sens exigeait que l’anaméson fût embarqué avant la tombée de la nuit planétaire. On y réussit au prix d’efforts surhumains, et les voyageurs exténués se retranchèrent derrière la cuirasse indestructible de l’astronef, dont ils écoutaient tranquillement les trépidations. Les microphones transmettaient du dehors les clameurs et le fracas de l’ouragan ; et par contraste, le petit monde éclairé, à l’abri des forces ténébreuses, semblait encore plus accueillant.

Ingrid et Louma avaient déployé l’écran stéréoscopique. Le choix du film était heureux. L’eau azurée de l’océan Indien clapotait aux pieds des spectateurs. On montrait les Jeux de Poséidon, compétitions nautiques mondiales. À l’Ère de l’Anneau, tous les hommes étaient aussi amis de la mer que les peuples maritimes d’autrefois. Plongeons, natation, canotage sur planches à moteur et radeaux à voiles. Milliers de beaux corps bronzés, chants et rires sonores, musique solennelle des arrivées …

Niza se pencha vers son voisin, le biologiste, transporté par sa rêverie dans les lointains infinis, sur la douce planète natale, à la nature soumise.

— Éon, vous avez participé à ces jeux ?

Il la regarda avec des yeux absents.

— Hein, à ceux-ci ? Non, jamais … J’étais perdu dans mes pensées et je ne vous ai pas comprise tout de suite.

— Vous ne pensiez donc pas à ça ? Niza désigna l’écran. N’est-ce pas que la perception de la beauté de notre monde est délicieuse après les ténèbres, la tempête et les méduses électriques ?

— Oui, bien sûr. Et on n’en a que plus envie d’attraper un de ces monstres. Justement, je me torturais l’esprit à résoudre le problème.

Niza Krit se détourna du biologiste rieur et vit le sourire d’Erg Noor.

— Vous aussi, vous méditiez la capture de cette horreur noire ? railla-t-elle.

— Non, je songeais à l’exploration de l’astronef discoïde. Ses yeux pétillants de malice irritèrent presque la jeune fille.

— Je sais maintenant pourquoi les hommes de l’antiquité faisaient la guerre ! Je croyais que ce n’était que vantardise de la part du sexe fort, comme on disait dans la société mal organisée …

— C’est inexact, quoique vous ayez compris jusqu’à un certain point notre ancienne mentalité, pour moi, plus je trouve ma planète belle et aimable, plus j’aspire à la servir. Je voudrais planter des jardins, extraire des métaux, produire de l’énergie, de la nourriture, créer de la musique, de manière à laisser après moi une œuvre réelle, due à mes mains et à mon esprit … Mais je ne connais que le Cosmos, l’astronautique, et c’est là que je peux servir mon humanité … Or, le but ce n’est pas le vol lui-même, c’est l’enrichissement de la science, la découverte de mondes nouveaux, dont nous ferons un jour des planètes aussi magnifiques que notre Terre. Et vous, Niza, quel est votre idéal ? Pourquoi êtes-vous aussi fascinée par le mystère de l’astronef discoïde ? Ne serait-ce que de la curiosité ? …

D’un effort violent, elle surmonta le poids de ses mains lasses et les tendit à Erg Noor. Il les prit entre ses larges paumes et les caressa doucement. Le visage de la jeune fille rosit en harmonie avec son opulente chevelure, une force nouvelle anima son corps fatigué. Comme naguère, avant l’atterrissage périlleux, elle pressa sa joue contre la main d’Erg Noor et pardonna du même coup au biologiste son apparente trahison à l’égard de la Terre. Afin de leur prouver à tous les deux son assentiment, elle leur fit part d’une idée qui venait de l’illuminer : pourvoir un réservoir à eau d’un couvercle basculant automatique et y mettre en guise d’appât un morceau de viande fraîche stérilisée qui constituait une friandise en supplément aux vivres conservés des astronautes. Si la « chose noire » y pénétrait et le couvercle se rabattait dessus, on introduirait à l’intérieur, par un robinet, prévu à cet effet, un gaz terrestre inerte et on souderait le bord du couvercle.

Éon était ravi de l’ingéniosité de cette gamine rousse. Presque du même âge qu’elle, il la traitait avec la tendre familiarité d’un camarade d’école. Le piège, perfectionné par les ingénieurs, fut construit en neuf jours de la nuit planétaire.

Erg Noor, de son côté, s’appliquait à régler un robot anthropoïde et préparait un puissant burin électrohydraulique pour percer l’astronef discoïde de l’étoile lointaine.

Dans l’obscurité devenue familière, l’ouragan s’était calmé, le froid avait cédé la place à la tiédeur : le « jour » de neuf journées commençait. Il y avait encore du travail pour quatre jours terrestres : l’embarquement des charges ioniques, de provisions et d’instruments de valeur. En outre, Erg Noor tenait à emporter quelques effets personnels de l’équipage disparu, pour les remettre, après une désinfection soignée, aux familles des défunts. À l’Ère de l’Anneau, les bagages n’étaient guère encombrants, aussi n’eut-on aucun mal à les transférer à bord de la Tantra.

Au cinquième jour, on débrancha le courant, et le biologiste, accompagné de deux volontaires, Key Baer et Ingrid, s’enferma dans le mirador proche de la Voile. Les êtres noirs surgirent presque aussitôt. Le biologiste les surveillait à l’aide d’un écran infrarouge. Une des « méduses » s’approcha du piège et tenta de s’y glisser, roulée en boule, les tentacules rétractés. Mais voici qu’un autre losange noir apparut à l’entrée du réservoir. Le premier monstre détendit ses tentacules, les feux étoilés clignotèrent à un rythme fantastique, se changeant en raies pourpres tremblotantes, qui faisaient courir des éclairs verts sur l’écran des rayons invisibles. Comme le premier venu s’écartait, l’autre se ramassa en un clin d’œil et se laissa choir au fond du récipient. Le biologiste avança la main vers le bouton, mais Key Baer l’arrêta. La première bête suivit sa compagne. À présent, elles étaient deux là-dedans. On ne pouvait que s’étonner de leur faculté de rétrécissement. Une pression sur le bouton, le couvercle se rabattit, et aussitôt cinq ou six monstres noirs se collèrent de toutes parts sur le vaste récipient revêtu de zirconium. Le biologiste alluma et demanda à ceux de la Tantra de brancher la protection. Les fantômes noirs se dissipèrent instantanément, selon leur habitude, mais deux restaient captifs sous le couvercle hermétique du réservoir.

Le biologiste s’en approcha, effleura le couvercle et reçut à travers le corps une violente décharge qui lui arracha un cri de douleur. Son bras gauche retomba, paralysé.

Taron, le mécanicien, mit un scaphandre antithermique pour épurer le réservoir à l’azote terrestre et souder le couvercle. On souda aussi les robinets, puis le réservoir fut enveloppé d’un morceau de toile isolante et placé dans la chambre aux collections. La victoire avait coûté cher : le biologiste ne recouvrait pas l’usage de son bras, malgré les efforts du médecin. Éon Tal souffrait beaucoup, mais ne voulait pas renoncer à la visite de l’astronef discoïde. Erg Noor, qui tenait en haute estime son goût insatiable de la recherche, n’eut pas le courage de le laisser à bord de la Tantra.

L’engin étranger se trouvait plus loin de la Voile qu’on ne l’avait cru au début. La lumière floue des projecteurs avait faussé les dimensions de l’astronef mystérieux. C’était un ouvrage vraiment colossal, dont le diamètre mesurait au moins trois cent cinquante mètres. On dut prendre des câbles de la Voile pour prolonger le système défensif jusqu’au disque. Il surplombait les hommes, telle une muraille dont le haut se perdait dans l’ombre tachetée du ciel. Les nuages sombres se chevauchaient, dissimulant le bord supérieur du disque géant. Il était entièrement enrobé d’une masse couleur de malachite, toute craquelée, d’environ un mètre d’épaisseur. Les fissures découvraient un métal azuré, à reflets bleus. La face tournée vers la Voile présentait une saillie en colimaçon, d’une quinzaine de mètres de large sur près de dix mètres de haut. L’autre face, plongée dans les ténèbres et plus bombée, était un segment de sphère rattaché au disque de vingt mètres d’épaisseur. Là aussi on voyait une haute spirale qui ressemblait à la paroi extérieure d’un tuyau incorporé.

Le disque était profondément engagé dans le sol. Au bas de ce mur métallique, on aperçut une pierre fondue qui s’était étalée comme de la poix.

Les explorateurs mirent des heures à chercher une trappe, un orifice quelconque. Mais l’entrée était camouflée sous l’enduit vert ou fermée sans le moindre joint apparent. On ne trouva ni les trous des instruments d’optique ni les robinets de ventilation. Le bloc de métal paraissait plein. Erg Noor, qui avait prévu la chose, décida de percer l’enveloppe de l’astronef à l’aide du burin électrohydraulique qui venait à bout des cuirasses les plus résistantes. Après un bref conciliabule, on convint d’entamer le sommet de la spirale. Il devait y avoir là un vide, un conduit ou un passage par lequel on pourrait atteindre l’intérieur de l’astronef sans risquer de buter contre une série de cloisons.

L’étude du disque offrait un grand intérêt. Il renfermait peut-être des appareils et des documents, tout le matériel de ceux qui avaient traversé des gouffres auprès desquels les trajets des astronefs terrestres semblent de timides excursions.

La spirale de l’autre face touchait le sol. On y amena le projecteur et les lignes à haute tension. La lumière bleutée, réfléchie par le disque, se dispersait en brume dans la plaine et atteignait des formes hautes aux contours indéfinis : sans doute des montagnes coupées de gorges d’ombre impénétrable. Ni la clarté vague des étoiles ni le rayon du projecteur ne prêtaient à ces portes des ténèbres l’aspect d’une matière solide. Ce devait être un débouché sur la grève entrevue lors de l’atterrissage.

Le chariot automatique arriva dans un grondement sourd et déchargea le seul robot universel de la Tantra. Insensible à la triple pesanteur, il s’approcha rapidement du disque et s’arrêta à sa base, tel un gros homme aux jambes courtes, au tronc allongé et à la tête énorme, inclinée dans une attitude menaçante.

Obéissant à la commande d’Erg Noor, il souleva des quatre bras le burin massif et se planta, les ambes écartées, prêt à exécuter la dangereuse besogne.

— Le robot sera conduit par Key Baer et moi-même, qui avons des scaphandres de protection supérieure, déclara le chef au téléphone. Les autres, vêtus de scaphandres biologiques légers, éloignez-vous …

Erg Noor demeura court. Une angoisse subite lui serra le cœur et fit fléchir ses genoux. Sa superbe volonté humaine céda la place à une docilité de bête de somme. Ruisselant de sueur, il fit un pas machinal vers la porte d’ombre noire. Un cri de Niza, perçu au téléphone, le fit revenir à lui. Il s’arrêta, mais la force ténébreuse surgie dans son esprit le poussa de nouveau en avant.

Key Baer et Eon Tal, qui se trouvaient à la lisière de la zone éclairée, suivirent le chef avec les mêmes arrêts lents, en proie à une lutte intérieure. Là-bas, à la porte d’obscurité voilée de brouillard, une forme remua, incompréhensible et d’autant plus effrayante. Ce n’était pas une méduse, mais une large croix portant au milieu une ellipse en relief. Au sommet et à l’extrémité des bras il y avait des lentilles qui brillaient à la lumière du projecteur estompée par la brume. La base de la croix plongeait dans l’ombre d’une dépression de terrain.

Erg Noor, pressant l’allure, s’approcha d’une centaine de mètres de cet objet bizarre et tomba. Avant que ses compagnons stupéfaits eussent réalisé qu’il y allait de la vie de leur chef, la croix noire domina les câbles électriques et se pencha comme la tige d’une plante, évidemment dans l’intention d’atteindre sa victime par-dessus le champ protecteur.

D’un effort suprême, Niza bondit vers le robot et tourna les manettes de commande. L’automate leva le burin lentement, comme s’il hésitait. Alors, désespérant de conduire cette machine complexe, elle se précipita en avant pour couvrir Erg Noor de son corps. Des serpentins lumineux jaillirent du monstre. La jeune fille tomba sur Erg Noor, les bras ouverts. Heureusement, le robot avait pointé son burin sur le centre de la croix. Celle-ci se cambra, comme si elle se renversait en arrière et disparut dans l’ombre opaque, au pied des rochers. Erg Noor et ses deux camarades, qui avaient repris connaissance, relevèrent Niza et battirent en retraite pour s’abriter derrière le disque. Les autres, revenus de leur stupeur, amenaient déjà un moteur planétaire converti en canon. Erg Noor pris d’une rage qu’il ne se connaissait pas, dirigea les émanations sur les gorges rocheuses, balayant toute la plaine et soucieux de ne pas manquer un mètre carré de terrain. Éon Tal, à genoux devant la jeune fille, l’interrogeait doucement au téléphone et la dévisageait à travers la silicolle du casque. Elle gisait immobile, les yeux fermés. Le biologiste ne percevait pas le moindre souffle.

— Le monstre l’a tuée ! s’écria-t-il, consterné, à la vue d’Erg Noor qui l’avait rejoint. On ne pouvait distinguer les yeux du chef dans l’étroite fente visuelle du casque de protection.

— Transportez-la vite à bord de la Tantra, auprès de Louma. Les notes métalliques vibraient plus distinctes que jamais, dans la voix d’Erg Noor. Aidez le médecin à déterminer la nature du mal … Nous autres, nous restons ici afin de terminer l’exploration. Que le géologue vous accompagne pour ramasser en chemin des échantillons de roche : impossible de s’attarder sur cette planète ! Les recherches ne peuvent être effectuées que dans des tanks de protection supérieure. Sans eux, nous exposons l’équipage à un risque inutile. Prenez un troisième chariot et hâtez-vous !

Erg Noor fit volte-face et partit vers l’astronef discoïde. On plaça le « canon » à l’avant-poste. L’ingénieur-mécanicien, qui le desservait, allumait le jet de feu toutes les dix minutes et le promenait en arc de cercle, jusqu’au bord du disque. Le robot appliqua le burin contre l’arête de la deuxième spire extérieure du colimaçon qui se trouvait à la hauteur de sa poitrine.

Le grondement sonore traversa les scaphandres de protection supérieure. L’enduit vert se couvrit de minces fissures sinueuses. Des morceaux de cette substance solide heurtaient avec bruit le corps métallique de l’automate. Les mouvements latéraux du burin détachèrent toute une plaque et mirent à une surface granuleuse, dont l’azur vif était agréable, même à la lumière du projecteur. Après que le robot eut décapé un carré assez large pour le passage d’un scaphandrier, Key lui fit pratiquer dans le métal bleu une rainure profonde qui ne traversa pourtant pas toute son épaisseur. L’automate traça une seconde ligne formant angle avec la première et imprima à l’outil un mouvement de va-et-vient, en augmentant la tension. L’entaille dépassa un mètre de profondeur. Quand le troisième côté du carré fut tracé, les lèvres des incisions commencèrent à s’écarter en se retroussant.

— Attention, reculez, tout le monde à plat ventre ! hurla Erg Noor au microphone, en débranchant le robot et s’éloignant d’un bond.

L’épais fragment de métal se replia soudain, comme le couvercle d’une boite de conserve. Une flamme éblouissante et irisée jaillit du trou, suivant la tangente à la spirale. Cette déviation, ainsi que la fonte du métal bleu qui reboucha aussitôt le trou, sauvèrent les explorateurs. Il ne restait du puissant robot qu’une masse informe d’où sortaient piteusement deux jambes courtes. Erg Noor et Key Baer devaient leur salut aux scaphandres. L’explosion avait rejeté les deux hommes loin de l’engin, dispersé les autres, culbuté le « canon » et rompu les câbles électriques.

Revenus de leur commotion, les astronautes se virent sans défense. Heureusement, ils se trouvaient dans la clarté du projecteur. Personne n’avait souffert, mais Erg Noor jugea que c’en était assez. Abandonnant les instruments désormais inutiles, les câbles et le projecteur, ils montèrent sur le chariot intact et revinrent en hâte vers la Tantra.

… L’heureux concours de circonstances lors du forage imprudent du disque n’était pas dû à la prévoyance du chef. Une autre tentative aurait donné des résultats beaucoup plus funestes … et Niza, la chère astronavigatrice, qu’avait-elle ? Erg Noor espérait que le scaphandre avait affaibli le pouvoir meurtrier de la croix noire. Le contact de la méduse n’avait pourtant pas tué le biologiste. Mais pourrait-on combattre ici, loin des instituts médicaux de la Terre, l’effet de l’arme inconnue ?

Dans la cabine intermédiaire, Key Baer s’approcha du chef et montra la partie postérieure de son épaulière gauche. Erg Noor se tourna vers les miroirs, attributs indispensables des cabines, qui permettaient aux gens de s’inspecter au retour de l’exploration d’un monde étranger. La mince feuille de l’épaulière en alliage de zirconium et de titane était fendue. Un morceau de métal bleu ciel avait pénétré dans la doublure isolante, sans avoir percé la couche intérieure du scaphandre. On eut bien de la peine à l’extraire. C’était donc au prix d’un danger sérieux et tout à fait par hasard, en somme qu’on rapporterait sur la Terre un échantillon de l’astronef discoïde.

Erg Noor, débarrassé du scaphandre, mais toujours accablé par l’attraction de la terrible planète, put enfin rentrer cahin-caha dans son astronef.

Tous les membres de l’équipage l’accueillirent avec joie. Ils avaient observé la catastrophe aux stéréovisiophones et jugeaient superflu de poser des questions.

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