III Singularité Juillet-septembre 2028

Clem a poursuivi sa route. Après ce que les médias ont baptisé l’Holocauste de Hawaii, tout le monde a arrêté de souligner l’indifférence de Clem envers le genre humain. Le public n’a plus besoin – ou plus envie – qu’on lui rappelle ce genre de détail.

La République des îles Marshall cesse d’exister durant la semaine du 14 juillet. Ce jour-là, à 10 heures heure locale, l’œil du cyclone se trouve à 166o O 7o N, dans une partie du Pacifique presque totalement déserte, seul l’atoll de Palmyra, un séjour touristique fort prisé mais évacué depuis longtemps, ayant à souffrir de ses ravages.

Mais dans l’après-midi, vers 15 h 30 heure locale (et en l’absence de tout observateur « local »), les jets d’écoulement ayant propulsé Clem se placent peu à peu au nord-est de la couronne, ce qui entraîne le cyclone dans la direction du sud-ouest.

Les îles Marshall ont déjà bien souffert du précédent passage de Clem, alors qu’il filait beaucoup plus au sud ; mais le cyclone a retrouvé la taille qu’il avait lorsqu’il a ravagé Hawaii, et il fonce en plein milieu des deux chaînes d’îles parallèles formant le territoire de la république.

Les citoyens de celle-ci ont été prévenus à temps, ce qui ne veut pas dire qu’ils ont fui, seulement qu’on leur en a donné la chance.

Sur le pont du HMS Abel Tasman, l’amiral O’Hara, commandant de la flotte de l’ONU, se demande si ses supérieurs onusiens n’ont pas seulement cherché à se dédouaner. Cela fait presque une génération que la République des îles Marshall est la honte de la planète et, du point de vue du SG, elle mérite amplement le sort qui est le sien. La flotte placée sous les ordres d’O’Hara n’a pas les moyens d’évacuer la population, pas plus qu’elle n’aurait les moyens de stopper la guerre civile tous azimuts qui a transformé cette région paradisiaque en antichambre de l’enfer.

O’Hara est fier du travail accompli par ses Australiens et ses Néo-Zélandais, complètement satisfait de ses unités philippine, indienne, coréenne et thaïlandaise, mais il sait qu’on leur a confié une mission impossible – et comme ce sont avant tout des soldats, leur devoir est de tenir le coup.

Ce qui n’est pas une mince affaire. Jusqu’ici, Kwajalein est la seule île où ils n’aient pas essuyé de coups de feu, mais ils n’en ont évacué pratiquement personne. Les mille et quelques occupants de l’ancien village américain, une sorte de « bulle suburbaine » bâtie à l’intention des Américains qui travaillaient jadis sur le site de missiles, appartiennent à diverses sectes chrétiennes unies par la méfiance que leur inspirent les messages du monde extérieur. La plupart d’entre eux refusent d’embarquer, persuadés que toute cette histoire n’est qu’une ruse préludant à une invasion yankee.

Il reste dans la région quantité d’atolls paisibles d’une beauté à vous briser le cœur, que l’on croirait tout droit sortis de South Pacific ou des Révoltés du « Bounty ». Mais le premier passage de Clem les a coupés du monde – certains d’entre eux ne sont même pas équipés d’antennes paraboliques et n’ont pas reçu l’ordre d’évacuer. Les Thaïlandais font le tour de ces îles avec leurs hydroplanes, certaines d’entre elles ont été contactées par les staticoptères du porte-avions Brahma, mais la flotte n’a aucun moyen de trier les atolls habités des atolls déserts, et il sera impossible de les visiter tous. Lorsque arriveront la marée de tempête et les vents de 35 beauforts, plusieurs milliers de personnes périront avant qu’on ait réussi à les localiser.

Mais l’essentiel n’est pas là. Si O’Hara se préoccupe du sort de ces malheureux, c’est parce que ce sont des gens normaux, y compris les intégristes de Kwajalein, et il préférerait embarquer une cargaison de réfugiés normaux plutôt que d’avoir affaire aux ordures que ses hommes doivent affronter.

Le baromètre commence déjà à descendre, et même si Clem a perdu en puissance et se trouve encore à plus de mille kilomètres de là, les vagues sont de plus en plus grosses. O’Hara contemple son navire d’un air résigné ; s’il avait su qu’il en arriverait là, peut-être n’aurait-il pas choisi cette carrière.

Jamais il n’a entendu un coup de feu ; cela fait belle lurette que la marine australienne n’a pas été en état de guerre. Et même s’il avait été un jour au feu, le Tasman est un croiseur robotisé, un bâtiment escorté par une nuée de drones intelligents de toutes sortes, dont certains submersibles ; son bâtiment ne peut être touché que si la bataille est déjà perdue.

Mais il n’y aura pas de bataille – du moins contre d’autres navires. Et de toute façon, il était tout près de prendre sa retraite…

Sur l’île de Majuro, quelque part au-delà de l’horizon, des marines coréens avancent péniblement dans un quartier bordé par une plage de douze kilomètres sur deux cents mètres, la gigantesque « banlieue » qui a poussé entre Darrit-Uliga-Delap et l’aéroport, et que la guerre civile ayant suivi le départ des Américains a transformé en un véritable patchwork de territoires âprement défendus. Au moins les Coréens ont-ils un objectif bien précis : éliminer les divers tireurs embusqués afin que les civils désarmés puissent être évacués vers l’aéroport. Leur seul handicap, c’est leur très nette infériorité numérique – il est impossible de leur envoyer des renforts, les autres bataillons sont bien trop occupés.

Les Néo-Zélandais et les Australiens qui s’efforcent d’évacuer Ebeye, sur l’atoll de Kwajalein situé juste au nord de l’île du même nom, se sont vu confier une mission authentiquement impossible. En 1990, aux mille et quelques Marshalliens qui travaillaient sur le site de missiles s’ajoutaient sept mille cinq cents parents et dépendants ; en 2010, ces derniers étaient au nombre de vingt-cinq mille, en majorité âgés de moins de vingt ans.

Juste avant l’insurrection qui déclencha le départ des Américains, les USA ont tenté de remettre de l’ordre dans ce bidonville qu’ils trouvaient plutôt gênant pour leur image de marque ; pour supprimer les taudis qui avoisinaient avec leurs terrains de golf, leurs centres commerciaux et leurs complexes cinématographiques, ils ont recouvert l’île d’immeubles ultramodernes.

La révolution fut aussi violente que soudaine, et l’Amérique d’après le Flash n’avait ni le désir ni la volonté de maintenir une base si éloignée face à une opposition armée. Les yankees sont donc rentrés chez eux sans prévenir, et les vingt-cinq mille habitants du lotissement le plus isolé de la planète se sont subitement retrouvés sans ressources. Quelques semaines plus tard, ils étaient quasiment privés d’eau et d’électricité, à la merci des bandes armées, tantôt politiques et tantôt criminelles (simple question de financement), qui se sont empressées de se tailler des territoires et de les défendre farouchement.

Ces dernières années, Ebeye n’a cessé de faire les gros titres de la XV : on a parlé de cannibalisme, de fillettes formées à la prostitution et revendues par douzaines à des réseaux japonais, d’émeutes causées par la panne de l’unique usine de désalinisation de l’eau de mer, du siège d’un bâtiment par un syndicat du crime, de la vente de tissus prélevés de force sur les enfants et destinés aux cuves de transplantation…

Les forces onusiennes ont établi une tête de pont et la défendent contre les snipers afin que les indigènes puissent être évacués. La plupart des habitants d’Ebeye parlent l’anglais, et bien que l’immense majorité se méfie encore de ce que leur disent les Blancs, les réfugiés commencent à affluer par centaines – à en croire les rapports reçus par O’Hara, ce sont surtout des femmes et des jeunes filles, en majorité entièrement nues.

L’année dernière, la XV a évoqué un « Palais des plaisirs » où des Occidentaux et des Asiatiques triés sur le volet avaient la possibilité de se faire servir le dîner par de jeunes esclaves, qu’ils pouvaient ensuite violer et torturer jusqu’à plus soif. Alors qu’il préparait cette expédition, O’Hara a eu en main un rapport secret de l’ONU estimant qu’il y avait soixante-cinq chances sur cent pour que cette rumeur soit fondée.

Et pourtant, l’ONU n’est pas intervenue à l’époque. Le fait que des femmes soient transformées en bétail ne justifiait pas une intervention. On peut sans doute se permettre de les tuer au détail, se dit O’Hara, mais pas de les laisser se noyer en gros. Et peut-être que cette analogie n’est pas si bête… personne ne proteste contre les abattoirs, mais si dix mille vaches se noyaient…

Il chasse ces idées morbides de sa tête. Dès le début de sa carrière dans la marine, on lui a dit qu’il n’avait pas assez d’imagination et qu’il n’aimait guère son travail. Peut-être… il aurait préféré avoir la carrière de ce général américain, également nommé Marshall, célèbre pour avoir reconstruit l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Si O’Hara devenait dictateur, les journalistes n’apprécieraient guère ses méthodes, mais, nom de Dieu ! tout le monde aurait l’électricité et le tout-à-l’égout, les routes seraient en bon état, le chômage serait rare, et il n’y aurait ni meurtres, ni viols, ni vols.

S’il gamberge ainsi, c’est pour éviter de penser aux paras et aux marines coincés sur Ebeye où ils sont dans une situation évoquant à la fois l’Ulster, Sarajevo et Gallipoli. On compte un nouveau blessé toutes les deux heures, un nouveau jeune homme meurtri, parfois mourant, parfois mutilé à vie, le plus souvent condamné à d’atroces cauchemars pour le restant de ses jours, et tout ça pour que les forces onusiennes puissent forcer la porte des immeubles et en faire sortir les réfugiés.

O’Hara a rédigé un rapport qu’il a l’intention de rendre public – de toute façon, sa carrière est fichue – et duquel il ressort qu’avant son intervention la population d’Ebeye se composait de deux cents dirigeants de sexe masculin, de trois mille tueurs et contremaîtres de sexe également masculin et de plus de vingt mille esclaves de sexe féminin.

Il lui est de moins en moins possible de rester indifférent ; dans cinq minutes, il va prendre la décision qui l’enverra sans doute en cour martiale, et il veut réfléchir à ce qui l’a fait pencher, à la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Il y a deux heures de cela, un staticoptère du Brahma a déposé vingt commandos sur le toit de l’un des buildings d’Ebeye, la première vague d’une force ayant pour mission de s’emparer des étages supérieurs, de neutraliser les mitrailleurs qui s’y terraient et d’ouvrir la voie aux Anzacs qui achèveraient de nettoyer le bâtiment. Le staticoptère a été touché alors qu’il redécollait et son épave est tombée sur le toit, empêchant tout nouvel atterrissage et bloquant les soldats indiens. Ceux-ci ont néanmoins entamé la procédure convenue, neutralisant les premiers mitrailleurs, et peut-être auraient-ils achevé la tâche qui leur avait été confiée… sauf que le propriétaire du building, un seigneur de la guerre, a évacué ses hommes, a bloqué les issues de secours, a fait exploser les réservoirs d’eau et a mis le feu au bâtiment. Outre les commandos, plusieurs centaines d’esclaves ont péri brûlées dans leurs chambres fermées à clé, à moins qu’elles n’aient décidé de sauter dans le vide, et les soldats australiens et néo-zélandais qui se sont portés au secours de leurs camarades étaient cloués par des tirs d’armes lourdes venant des immeubles voisins et n’osaient pas ouvrir le feu sur leurs adversaires, ceux-ci s’abritant derrière des esclaves hurlant de terreur.

Il n’y a plus un seul être vivant dans le building, mais il continue de flamber comme une torche ; ce qui reste des commandos pris au piège se trouve quelque part dans cette colonne de flamme et de fumée qui se déploie sur fond de ciel nuageux.

Inutile d’attendre davantage. O’Hara rassemble ses subordonnés et leur communique ses ordres ; ceux-ci sont couchés par écrit et contresignés de sa main de sorte que, quoi qu’il arrive, il puisse en assumer la responsabilité pleine et entière.

Donnez à des soldats une mission purement militaire, et ils l’accompliront. Moins d’une demi-heure plus tard, au prix de la vie de deux cents otages, quatre bâtiments stratégiques sont aux mains de l’ONU, les mitrailleurs qui s’y trouvent sont pris au piège à leur tour et l’ONU a renversé le cours de la bataille. Moins d’une heure plus tard, l’île est pacifiée.

Les jeunes soldats australiens et néo-zélandais n’oublieront jamais les femmes qu’ils ont déchiquetées à coups de mitraillette afin d’atteindre les jeunes hommes hurlants auxquels elles servaient de boucliers humains.

À partir de ce moment, l’évacuation est vite engagée ; les ex-dirigeants de l’île ainsi que leurs hommes de main sont parqués dans un coin – sans doute accompagnés d’un certain nombre de prisonniers ou d’esclaves innocents, car les soldats se contentent de trier les adultes des enfants. O’Hara estime le pourcentage d’erreur à cinq pour cent – soit environ cent cinquante hommes sur trois mille. Mais il n’a plus envie de finasser.

Pendant ce temps, les femmes et les enfants sont embarqués sur les barges en quatrième vitesse. Sans doute se trouve-t-il parmi eux quelques contremaîtres de sexe féminin, mais elles doivent être rares et il n’est pas impossible que leurs victimes décident de se faire justice elles-mêmes une fois à bord.

C’est avec une satisfaction croissante qu’O’Hara accueille les rapports qui lui parviennent ; lorsque le colonel Park lui apprend que les marines ont réussi à pacifier l’île de Majuro et à entamer son évacuation, le plaisir qu’il éprouve pâlit à côté de celui que lui inspire la conquête d’Ebeye. Il commence à faire tourner les caméras placées sur celle-ci.

Les prisonniers de sexe masculin attendent patiemment d’être embarqués. Comme O’Hara s’en était douté, ils commencent à s’agiter en voyant partir les ponts flottants, fonçant vers le dernier quand il devient clair que celui-ci ne leur est pas destiné.

Les haut-parleurs leur expliquent alors qu’on a prévu pour eux une autre procédure, et certains font mine d’hésiter ; ceux qui montent à l’assaut du pont flottant sont repoussés à coups de matraque et de lacrymogènes, ce qui refroidit leur enthousiasme ; ils restent plantés sur le sable, complètement déboussolés.

O’Hara est fasciné par le spectacle : la puissance de feu fait vraiment la différence. La plupart de ces hommes sont des assassins, qu’ils aient été motivés par le sadisme ou par l’argent, et presque tous étaient emplis de courage à peine quatre heures plus tôt. À présent, on ne peut s’empêcher de remarquer qu’ils ont en majorité une vingtaine d’années, que nombre d’entre eux sont carrément obèses, que certains semblent souffrir de tuberculose, conséquence inévitable de la malnutrition, voire de syphilis congénitale. Bien armés et entourés d’esclaves, ils ressemblaient à des ogres et se comportaient comme tels ; désormais, ils sont franchement pitoyables. O’Hara se demande s’ils ont été transformés quand on leur a confisqué leurs armes et leurs esclaves… ce qui le pousse à se demander, un peu mal à l’aise, si lui-même sera transformé quand on lui aura retiré sa flotte et ses marins.

Voilà bien le genre de question que se pose un militaire trop sensible, se dit-il. Mais il doute que les historiens le considèrent comme un homme « sensible », à moins qu’ils ne décident d’attribuer son geste à une éventuelle crise de démence.

Les prisonniers ne cèdent à la panique qu’en voyant les derniers soldats embarquer dans les deux derniers staticoptères ; ils foncent vers ceux-ci, mais les soldats ouvrent le feu sans sommations, et cela achève de décourager les bonnes volontés.

O’Hara a demandé que l’on place une caméra sur les lieux, et il voit sur l’écran les prisonniers s’agiter mollement, indifférents au sort des blessés qui geignent à terre.

Ils lèvent la tête comme un seul homme lorsqu’ils entendent la première explosion. Mais il leur faut un certain temps pour comprendre ce qui se passe : tous les réservoirs d’eau de l’île ont été dynamités.

Ce qui restait d’eau potable dans Ebeye coule à présent dans les rues dévastées avant de se jeter dans le lagon.

Seule une infime partie des prisonniers ont compris les conséquences de cet acte, et alors qu’ils tentent de les exposer à leurs congénères, on entend une nouvelle série d’explosions et tous les buildings de la ville s’enflamment comme des torches.

Dans moins d’une heure, Ebeye ne sera plus qu’un gigantesque bûcher ; quelques rares prisonniers réussiront peut-être à nager jusqu’à Kwajalein (dont les occupants ont pour coutume de lapider toute personne se dirigeant vers leurs rivages), d’autres à se réfugier sur les plages pour attendre la suite des événements… à savoir l’arrivée de Clem, désormais imminente.

En voyant la terreur qui se peint sur leurs visages, O’Hara se rappelle à quoi ces hommes ont consacré leur existence (d’ailleurs plutôt brève) et décide qu’il s’accommodera de l’appellation de « criminel de guerre ».

L’évolution de Clem est surveillée de près et, en fin d’après-midi, la flotte commandée par O’Hara, qui a embarqué plus de cent mille réfugiés (hélas, il reste encore de la place), fonce vers l’équateur à vitesse maximale. Jusqu’ici, le cyclone s’est révélé aussi incapable de franchir l’équateur que ses prédécesseurs et si la flotte s’éloigne suffisamment de sa trajectoire, elle ne sera qu’effleurée par la marée de tempête ; tout ira bien à condition qu’elle évite aussi l’assaut des vents.

Le lendemain matin, lorsque ceux-ci s’attaquent aux ruines fumantes d’Ebeye, la marée de tempête a déjà frappé les îles Ratak à plusieurs reprises et, pour la première fois depuis des décennies, Majuro est entièrement débarrassée de ses ordures. Les caméras laissées sur Kwajalein transmettent des images des intégristes chrétiens rassemblés sur le terrain de football de l’ancien lycée ; il ne subsiste plus aucune trace de vie à Ebeye.

Il est impossible d’identifier les prières entonnées par les intégristes, et ils sont encore sur le terrain de foot, trempés jusqu’aux os et accrochés les uns aux autres, lorsqu’une rafale de vent emporte la dernière caméra en état de marche.

Les îles Marshall sont réduites à des récifs de corail, qui subissent l’assaut d’une centaine de raz de marée là où Oahu n’en avait enduré que quatre ; le point le plus élevé de l’archipel ne se trouvait qu’à trente-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer.

La flotte de l’ONU poursuit sa route vers le sud. La marée de tempête est à peine perceptible et les vents sont déjà loin ; le soir du 19 juillet, tous les navires ont franchi l’équateur pour se retrouver sur une mer d’huile et sous un ciel sans nuages. O’Hara contemple ses navires à la jumelle ; chaque pont semble plein à ras bord de réfugiés.

Lorsqu’il est contacté par le Secrétaire général, celui-ci ne fait aucune mention de l’incident d’Ebeye. Rivera lui adresse ses remerciements, puis lui demande de débarquer les Marshalliens dans les bases du golfe de Carpentarie… et lui laisse entendre que sa flotte ne sera pas démantelée. En ce moment même, des navires japonais, chinois et indonésiens sont occupés à évacuer les Mariannes septentrionales ; en principe, Clem devrait ensuite quitter le Pacifique ouest, mais Rivera ajoute :

— Nous devons partir de l’hypothèse que Clem représente une menace permanente, ce qui fait que nombre d’îles auront besoin d’être évacuées. Votre flotte a de l’expérience… et elle a bien fait son travail.

Jamais les actes d’O’Hara ne susciteront d’autres commentaires. Plusieurs jours s’écoulent avant qu’il ne se rappelle qu’aucun reporter XV n’était présent sur les lieux et que toutes les images de l’opération sont en possession de l’ONU.


Louie Tynan a été autorisé à baptiser lui-même l’« astronef » qui va le conduire à 2026RU ; comme ledit astronef est composé de la station spatiale Constitution, à laquelle ont été greffées des pièces japonaises et françaises provenant de la Base lunaire, plus toute une population de sondes, de réplicateurs, de drones et de robots fabriqués sur la Lune – provenant de divers endroits par divers moyens et assemblés de diverses façons –, il a du mal à voir en lui un « astronef », mais sa capacité accrue à concevoir des scénarios pour le futur lui permet de conclure qu’il y a plus de cinquante chances sur cent pour que le mot « astronef » désigne à l’avenir de tels assemblages hétéroclites.

Il ne réfléchit à la question que de façon plutôt brève – l’équivalent d’un siècle de débats entre poètes – avant de sélectionner un nom lui paraissant traduire au mieux les espoirs à l’origine de son expédition : le Bonne Chance.

Cela fait soixante-dix ans que l’Histoire s’éloigne régulièrement de l’individu ; c’est pour cela qu’il n’existe aucune réponse à des questions telles que « qui a inventé l’ordinateur ? » ou « quand la Troisième Guerre des Balkans a-t-elle débuté et ensuite pris fin ? ». Il n’est donc guère surprenant que personne ne puisse donner l’heure exacte du départ de Bonne Chance ; il n’est même pas possible de préciser l’heure de son « achèvement ». Certains des satellites qui seront par la suite incorporés à sa structure ont été catapultés en orbite solaire dès le 1er juillet, d’autres portions sont venues des astéroïdes dès le 10, et nombre de ses éléments ne le rejoindront que lors de son voyage retour.

Mais s’il faut choisir une date, autant prendre celle du 20 juillet 2028 – soit cinquante-neuf ans jour pour jour après le premier alunissage. C’est ce jour-là, selon l’heure du méridien de Greenwich, que la station spatiale Constitution, avec Louie Tynan à son bord, atteint la vitesse de libération de la Terre.

Les problèmes de définition ne s’arrêtent pas là. Louie Tynan n’est plus tellement sûr que l’organisme qui repose dans sa cabine du Constitution soit encore « Louie Tynan ». Ces derniers temps, cet organisme s’est vu réduit à l’état de processeur parallèle encombrant, complexe, lent, peu fiable et sujet à de trop nombreuses pannes. La partie de sa conscience localisée dans les processeurs lunaires est devenue si importante que la date du départ correspond davantage au moment où il découvre que Louie-l’astronef a cessé de faire partie intégrante de Louie-sur-la-Lune, moment qui survient le 28 juillet.

Nombre d’autres événements se sont alors produits. La construction du Bonne Chance se poursuit lors du vol et lui fournit une bonne partie de son moment cinétique ; en fait, l’astronef doit franchir une distance de 51 UA – c’est-à-dire cinquante et une fois la distance moyenne de la Terre au Soleil – comme s’il voguait sur un courant fait de ses composants.

Première étape : faire travailler les réplicateurs dans un environnement plus riche que la Lune. La valeur d’un minerai se mesure moins à ce qu’il contient qu’à ce qu’il ne contient pas – moins il présente d’impuretés, plus il est facile de l’exploiter. Les rocs que l’on trouve à la surface de la Lune sont composés de matériaux trop nombreux (quoique souvent précieux) et trop inextricablement mêlés ; le cognac, le caviar Béluga, le filet mignon et le café Jamaica Blue Mountain sont des produits fabuleux, à condition qu’on ne les mélange pas dans le même mixer.

Alors que la roche lunaire peut être qualifiée de purée chimique, la plupart des astéroïdes sont composés d’un mélange presque pur de fer et de nickel, d’autres étant fort riches en CHON (carbone, hydrogène, oxygène et azote – les quatre éléments de base de la matière organique ou plastique) et en métaux légers. Les astéroïdes sont donc les mines naturelles du système solaire, et les catapultes magnétiques que Louie a installées sur la Lune ont déjà envoyé des kits de réplicateurs sur les plus prometteurs. Ces kits consistent en une collection de plusieurs centaines d’unités de traitement et de manipulation, un système de propulsion conçu pour les rendez-vous spatiaux, un petit réacteur à fusion thermoionique et un cortex central suffisamment complexe pour abriter une copie de Louie.

Ces copies ne sont ni aussi intelligentes ni aussi polyvalentes que l’original présent à bord du Bonne Chance. D’un autre côté, elles semblent affligées de la même tendance au sarcasme ; il décide de les appeler les « petits malins ». Le 20 juillet, il en existe déjà une quarantaine, et ils seront au nombre de soixante-dix quand il aura dépassé l’orbite de Mars. Chacun de ces « petits malins » deviendra à son tour une petite usine pourvue d’une catapulte, édifiera ses propres structures de fonctionnement… et engendrera deux nouveaux petits malins.

L’humanité a mis des centaines de milliers d’années à atteindre la Lune, trente-cinq ans à en revenir, puis dix ans de plus à atteindre Mars et à entamer la colonisation de l’espace… et avant la fin de 2028, il y aura des sites industriels dans tout le système solaire, et dès maintenant, bien que seul Louie en ait conscience, les robots et les réplicateurs ont fait de la Base lunaire l’un des plus importants complexes industriels jamais édifiés. Son taux de croissance est le plus rapide de l’Histoire ; pour faire une comparaison pertinente, examinons le cas des usines de défense bâties lors de la Seconde Guerre mondiale : même si elles poussaient comme des champignons, il leur était impossible de créer des ouvriers et leur activité était nuisible à d’autres industries, celle du bâtiment par exemple. Sur la Lune, les sources d’énergie ne cessent de s’accroître, et quand survient une pénurie de « personnel », il suffit à Louie de construire une nouvelle usine ayant pour but de fabriquer de nouveaux ouvriers.

À vue de nez, en termes d’énergie et d’échange d’informations, la Base lunaire est deux fois plus importante que le complexe japonais d’OKK – et Osaka, Kobe et Kyoto ne se sont pas bâties en un jour. En outre, toute l’activité du complexe lunaire est concentrée sur un seul but ; alors qu’une bonne partie de celle d’OKK est dévolue au commerce de détail, à la restauration, au traitement des ordures ménagères, à la XV, à la TV, à la médecine, et cetera, le complexe créé par Louie n’a qu’une seule et unique tâche : croître et favoriser l’accomplissement de sa mission. Sans doute est-il l’homme le plus riche du système solaire.

Bon sang, quand il reviendra dans les parages, s’il souhaite maintenir la production à plein régime, il sera le seul et unique possesseur de toutes les parties colonisées du système solaire. Pas mal pour une prime de retraite.


Jesse et Mary Ann décident d’abord de rester ; ce plan leur semble stupide, vu qu’il existe des villes plus accessibles, des routes en meilleur état. Mais le señor Escobedo, l’administrador envoyé sur place par le gouvernement mexicain, est aussi patient que persuasif, et il sait apparemment de quoi il parle.

— Réfléchissez, répète-t-il pour la millième fois. Où comptez-vous aller ? La forêt atteint déjà le point de saturation ; les rivières risquent de déborder, et que se passera-t-il à ce moment-là ? Et il n’y a aucun accès à la zipline dans cette région. Sans compter que les emplois y sont aussi rares que les logements. On ne peut pas dire que Tuxtla Guttiérez et San Cristóbal de las Casas soient des villes pleines d’avenir.

Les auditeurs hochent la tête – les Mexicains sont très attachés à leurs villes, et le fait que cet étranger considère Tapachula comme la capitale économique du Chiapas rend ses idées d’autant plus séduisantes.

Escobedo énumère à nouveau ses arguments, planté en plein centre du Zócalo, armé de son stylo laser et de ses cartes projetées sur écran géant. Les hommes et les femmes vont et viennent autour des arbres, l’écoutant quelque temps puis répétant des bribes de son discours à ceux de leurs amis qui ne peuvent pas l’entendre.

Oaxaca est bien loin, sans doute devront-ils affronter un ouragan en route, mais ils se déplaceront à une certaine altitude, ils auront le temps de s’aménager des abris, et ils seront en sécurité une fois parvenus à leur but ; dès qu’auront été prises les dispositions nécessaires pour éviter toute inondation, ils pourront se retrancher dans les montagnes.

L’envoyé du gouvernement reconnaît que certains des soldats dépêchés à Tapachula pour la protéger des pillards risquent de se livrer eux-mêmes au pillage. Les officiers ne contrôlent pas toujours leurs hommes, et tous ne sont pas non plus des enfants de chœur. D’accord, si vous souhaitez protéger vos biens et si vous ne craignez pas le déluge que déclenchera inévitablement la prochaine tempête, alors restez. Certes, vos biens ne vous seront guère utiles une fois que vous serez morts – n’ayons pas peur des mots –, mais vos héritiers vous remercieront.

Quand ils reviendront d’Oaxaca.

Cet homme est un orateur-né qui manie l’humour avec habileté. Au bout de quelques jours, les habitants de Tapachula cessent de considérer son plan comme stupide, ne le soupçonnent plus de vouloir les pousser à abandonner leurs propriétés, et commencent à s’inscrire pour l’évacuation vers Oaxaca, « au cas où », puis à faire leurs bagages. Dès lors, l’issue est inévitable.

De sorte que, le matin du 21 juillet, Jesse et Mary Ann sont à peine surpris de se retrouver dans le convoi. Tous deux ont été déclarés en état de faire la route à pied – les autocars n’embarqueront que les vieillards, les blessés et les enfants, tandis que des camions transporteront des hommes et des femmes valides tirés au sort, nombre de réfugiés optant pour la bicyclette ou le burro. Une vingtaine de convois identiques, comprenant chacun plusieurs milliers de personnes, doivent se mettre en route depuis les villes côtières du Chiapas.

L’allure est délibérément lente le premier jour ; cela permet à des coursiers motorisés de faire la navette jusqu’à Tapachula et d’en ramener diverses affaires, et à tout le monde de s’habituer à la marche. La chaleur est quasiment insoutenable, mais il y a très peu de poussière, l’eau potable est distribuée en abondance, et les pauses sont suffisamment nombreuses pour que Jesse se sente en forme. Et la soirée autour du feu de camp est plutôt agréable, d’autant plus qu’il se débrouille pour trouver une tente où il s’installe seul avec Mary Ann – l’argent a ses avantages. D’ailleurs, se dit-il, vu les habitudes qu’il commence à prendre, si jamais il doit se séparer de Mary Ann, il devra à tout prix décrocher son diplôme. Une fois qu’on a apprécié les bienfaits du fric, on n’est pas disposé à y renoncer.

Le lendemain matin, un samedi, ils ont droit à une belle averse, qui rend la route bourbeuse sans pour autant rafraîchir l’atmosphère. Les envoyés du gouvernement les obligent à accélérer l’allure et la route est de plus en plus pentue. Le soir venu, Jesse commence à avoir des crampes dans les jambes et Mary Ann paie au prix fort auprès de l’hôpital mobile des pansements pour ses ampoules aux pieds.

La fin de la journée a été difficile, et celle du lendemain le sera davantage. Il fait trop chaud, trop humide pour faire l’amour, voire pour s’enlacer, si bien qu’ils s’endorment dans leur tente la main dans la main. L’aube arrive bien trop vite, et ils se sont à peine remis en route qu’une nouvelle averse vient les tremper jusqu’aux os.


Les fusées ioniques qui propulsent Constitution hors de l’orbite terrestre n’ont rien à voir avec les fusées classiques qui ont servi pour l’Expédition martienne ; l’énergie en provenance de la Lune est employée pour convertir la matière « ordinaire » en antimatière, celle-ci entre en réaction avec de l’hélium-3-II – de l’hélium-3 suffisamment refroidi pour devenir un supraconducteur –, ce qui déclenche une poussée de noyaux d’He-3 se déplaçant à une vitesse proche de celle de la lumière. En puisant au centre d’une bulle d’hélium-3-II grosse comme une balle de ping-pong, l’antimatière engendre un plasma hautement chargé et suscite une brève émission radio ; le filament supraconducteur entourant cette bulle capte cette émission à la façon d’une antenne et induit grâce au courant ainsi obtenu un champ magnétique qui comprime et accélère le plasma de façon telle que la fusion thermonucléaire continue de se produire à trente mètres de la tuyère.

Si quelqu’un pouvait observer la station depuis le sol – il faudrait pour cela que le ciel soit dégagé –, il verrait un jet de deux cents kilomètres de long émis par la plate-forme à laquelle Constitution est encore amarrée ; ce jet est encore plus ténu qu’une aurore boréale.

Ce type de combustion n’est guère efficient… mais la température obtenue dépasse les deux cent cinquante millions de degrés, ce qui suffit à garantir que l’astronef sera rapide.

Ce moteur est peut-être le plus puissant jamais conçu, la Lune l’alimente dans la proportion de plusieurs gigawatts, mais cela ne sera pas suffisant. Ainsi équipé, l’astronef mettrait quand même quatre ans et demi pour rallier 2026RU. En outre, à partir d’une distance d’environ cinq UA, la transmission d’énergie risque de se révéler problématique. Tout bien considéré, le voyage prendrait environ six ou sept ans. Rivera, Hardshaw et leurs conseillers estiment que le temps presse pour la planète ; Louie, qui leur est nettement supérieur en ce qui concerne la capacité d’extrapolation, partage leur avis.

En fait, il suffisait de rassembler les matériaux nécessaires et de les mettre en place. Pour bloquer la lumière du soleil depuis l’espace, on doit employer un écran à basse altitude. Si l’on veut qu’il soit efficace, cet écran doit être large et mince. Si l’on veut obtenir l’effet maximal, cet écran doit se déplacer assez lentement pour projeter son ombre le plus longtemps possible sur la zone stratégique du Pacifique.

Par conséquent, il ne servirait à rien de placer en orbite géosynchrone un gigantesque miroir ; notre écran doit rester intact et immobile, et aucun matériau connu n’est suffisamment stable pour résister aux attractions lunaire et solaire. Il faut donc le placer à une altitude moins élevée… mais alors, s’il est mis en orbite, il se déplacera beaucoup trop vite pour être efficace. En outre, il ne restera pas longtemps en orbite. Les couches supérieures de l’atmosphère terrestre suffiront à le faire tomber vers la surface, sans parler de l’effet des vents solaires.

Le projet de Klieg et celui que Louie va mettre en œuvre ont au moins un point commun : ils impliquent plusieurs milliers de projectiles plutôt qu’un unique satellite. Si l’ONU a l’intention d’accepter la proposition de Klieg – quelles que soient ses exigences –, c’est parce qu’elle lui permettra sans doute de maîtriser quelques cyclones et parce que l’ONU sait que le rapport de forces ne sera pas toujours favorable à l’homme d’affaires. Louie a un net avantage sur lui : il n’a pas besoin de lancer quoi que ce soit depuis la Terre. Une fois qu’il aura rassemblé les matériaux nécessaires, il pourra travailler depuis l’espace.

Ce qui nous amène à 2026RU. Lors de son passage, prévu pour 2047, elle aurait sûrement été élue comète du siècle. Elle se dirige déjà vers le système intérieur avec une vélocité considérable, qui augmentera l’efficacité des catapultes électromagnétiques que Louie placera sur sa surface encore solide. Ces catapultes projetteront vers la Terre des paquets de glace d’une masse de deux millions de tonnes. Ces paquets se présenteront sous la forme de gigantesques frisbees de quinze cents mètres de diamètre et de un mètre d’épaisseur, recouverts d’une couche réfléchissante qui les empêchera de fondre et pourvus d’un système de propulsion et de guidage, et chaque fois que l’un d’eux s’approchera de la Terre, Louie – qui sera alors revenu dans les parages – prendra le contrôle du système de guidage de façon que le frisbee frôle la planète au niveau du Pacifique, descendant à une altitude de trente mille mètres ; à ce moment-là, le système de freinage déclenchera l’explosion de cette énorme masse de glace.

Chacun de ces frisbees projettera une ombre considérable, mais cela ne suffira pas à triompher de Clem et de ses rejetons. Lorsque le frisbee explosera dans l’atmosphère, l’eau dégagée par l’explosion passera de l’état gazeux à l’état solide, et on verra se former des nuages de cristaux analogues aux cirrus qui accompagnent les tempêtes. Mais ces cirrus seront deux ou trois fois plus hauts qu’un cirrus ordinaire, et nettement plus nombreux que lors d’une tempête ordinaire ; la couche de cristaux qu’ils contiendront permettra d’obscurcir l’atmosphère suffisamment pour faire refroidir les eaux du Pacifique, les empêchant désormais de favoriser l’expansion des cyclones.

Certes, l’espace regorge de sources de glace plus proches que la comète – mais aucune d’elles ne se déplace à une telle vélocité et dans la direction voulue. Parmi ces sources, on compte Charon et Pluton, qui se trouvent de l’autre côté du Soleil par rapport à la Terre durant la moitié de l’année, ainsi que divers satellites des géantes gazeuses. Bien que l’énergie ne soit pas un problème pour Louie – les sites industriels qu’il va bâtir lui en garantiront une quantité illimitée –, il doit néanmoins compter avec l’accélération ; pour extraire un frisbee de l’orbite de Jupiter, de Saturne, d’Uranus ou de Neptune, il devrait lui imprimer une accélération telle que son intégrité physique subirait des dommages le rendant impropre à toute utilisation.

Quoi qu’il en soit, il lui faudra un bon moment pour rallier 2026RU, et comme la comète est trop éloignée (un peu plus de 56 UA) pour qu’il puisse se faire une idée précise du travail qui l’attend, il lui faudra également improviser une fois sur place. Il a mis quelque temps à trouver la méthode idéale pour faire vite ; et même en forçant l’allure, il ne sera pas de retour avant juin 2029, et Dieu seul sait dans quel état sera la Terre à ce moment-là.


Pour une fois, Berlina Jameson se sent reposée et, vu l’importance de son enquête du moment, cela tient quasiment du miracle. Quand Harris Diem et Diogenes Callare lui ont proposé leur aide – bien que ses révélations sur les agissements du colonel Tynan risquent de déclencher un scandale à l’échelle mondiale –, elle s’était dit qu’ils étaient tous deux des fonctionnaires consciencieux et soucieux du bien public.

Et peut-être était-ce là leur seule motivation. Peut-être avaient-ils conscience de l’influence acquise par Klieg à la fois à l’Assemblée générale des Nations unies et dans les couloirs du Capitole. Peut-être que Rivera et Hardshaw souhaitaient seulement lui donner une leçon.

Mais vu ses découvertes récentes, elle commence à se demander si elle n’a pas été manipulée. Il lui a fallu plusieurs heures de veille pour explorer une foule d’enregistrements audio et vidéo et une montagne d’archives. Lorsqu’elle a fini par reconstituer la vérité, elle s’est rendu compte qu’elle était trop épuisée pour la révéler au public, si bien qu’elle s’est donné une journée de répit avant de peaufiner sa présentation.

Et la voici impeccablement coiffée, maquillée, pomponnée, debout devant le mur blanc de sa chambre d’hôtel de Richmond (elle a pris soin de graisser la patte du personnel pour ne pas être dérangée), qui dicte la conclusion de son enquête.

— Ainsi s’achève cette édition de Reniflements. Vous avez tout le loisir d’explorer les ramifications tentaculaires de la puissance occulte qui a nom GateTech. L’influence de John Klieg imprègne les institutions nationales et internationales à leur plus haut niveau de décision ; il a sous ses ordres des ambassadeurs auprès de l’ONU dont vous payez peut-être le salaire ; pour obtenir le monopole du lancement de satellites, à un moment critique où la planète a désespérément besoin de la maîtrise de l’espace, il s’est livré à des manœuvres dont le but n’est pas seulement de lui apporter des profits justifiés mais aussi de torpiller tous ses concurrents.

» Et cela ne représente que la partie émergée de l’iceberg. Nous sommes en droit de nous poser les questions suivantes : quelle est la nature des liens unissant Klieg et le gouvernement sibérien ? Quelle alliance a-t-il conclue avec Hassan, ce pourvoyeur de drogue et de mercenaires bien connu, et avec les forces armées sibériennes restées fidèles à Omar Abdulkashim, le dictateur qui – je vous le rappelle – a fait l’objet d’un mandat d’arrêt international ? De toute évidence, Klieg ne se contente pas de faire chanter l’ONU mais il aide activement ses ennemis jurés – tout en empêchant son propre gouvernement d’enquêter sur ses agissements.

» Et si Klieg devenait un jour le dictateur de la planète, ou l’éminence grise de l’ONU et des grandes puissances… quel programme nous propose-t-il en dehors de son désir d’enrichissement personnel ? Vous avez entendu certaines de ses déclarations, desquelles il ressort que le monde présente à ses yeux le défaut de ne pas être « normal », ou encore « sain »… bref, de ne pas ressembler à l’idée que s’en fait la classe moyenne blanche du Wisconsin. Et croyez-moi, je n’ai fait qu’effleurer le sujet. Cet homme fait preuve d’une imagination et d’une tolérance également limitées… et dispose d’un pouvoir quasiment illimité.

Elle s’arrête là, puis se repasse l’enregistrement, en achève le montage et le télécharge. Le moment est venu de repartir pour le sud – elle a interviewé un bon nombre de réfugiés de la Première Vague, des gens ayant fui les côtes du golfe du Mexique pour s’établir dans le Montana, le Wyoming et le Colorado. La majorité d’entre eux se sont retroussé les manches et sont occupés à construire des routes et des habitations en prévision des prochaines vagues ; pour des réfugiés, ils font preuve d’un optimisme remarquable.

Quelques-uns des ouragans de la série Clem 200 attaquent déjà les côtes, et on envisagerait d’évacuer le Duc. Une fois en route pour Denver, elle appelle Di Callare, qui organise aussitôt une téléconférence à trois avec Harris Diem. Celui-ci semble ravi.

— Je pense que vous n’avez pas conscience de votre réussite, Ms. Jameson, déclare-t-il. Et je dois avouer que j’étais initialement opposé à votre initiative. J’ai toujours été d’avis que le secret était la meilleure politique dans un cas de figure comme celui-ci. Mais vous avez instillé dans la population un état d’esprit favorable à une perspective globale intelligente… et vous vous êtes si bien débrouillée que je vous donne gagnante contre Klieg.

— Je ne me considère pas comme son adversaire…

Elle ne proteste que faiblement, car un journaliste doit se montrer avant tout objectif, mais elle est bien obligée d’admettre que Diem a en partie raison.

— Je comprends, reprend-il. Et je respecte votre souci d’objectivité. Celui-ci est sans doute fondé de votre point de vue. Néanmoins, vous l’avez bel et bien coincé, comme disait mon patron dans l’Idaho. GateTech a fondé son existence sur l’obligation que nous avons de respecter les lois – et par conséquent, elle assure à sa manière le maintien de l’ordre public. Mais quand un homme consacre toute sa carrière à bloquer le maximum de projets productifs… eh bien, tout ce que je peux dire, c’est qu’il a bien choisi son nouveau siège social. Cela m’étonnerait qu’il puisse prochainement revenir sur le sol américain, ni y opérer par l’intermédiaire d’une quelconque filiale. Il est bel et bien hors jeu… même si ses fameux ballons vont sûrement le rendre riche. En termes de pouvoir, il n’existe plus.

Berlina a écouté ces propos avec attention, se demandant si Diem ne cherche pas à la flatter pour s’assurer sa future coopération. Il lui est impossible de le déterminer, mais sans doute est-ce uniquement parce qu’il est trop fort pour elle.

Ils bavardent encore quelques instants, puis Diem prend congé et elle se retrouve en tête à tête avec Callare.

— Nous allons bientôt partir, explique-t-il. Lori aura pris les dispositions nécessaires avant quinze jours – apparemment, les ouragans qui vont frapper la côte est seront assez violents, mais nous avons encore un certain répit avant la venue du Big One.

— Le Big One ? Je croyais que Clem…

— Jusqu’ici, on n’a observé aucun cyclone de la taille de Clem dans l’Atlantique. Pour cela, il faudrait une période d’incubation en eaux chaudes de deux semaines, ou la présence d’un œil de belle taille dans le style Clem 2… pardon, je veux dire Clem 200. En outre, les ouragans présents dans les Antilles se disputent à la fois l’énergie et les vents disponibles. Quand Clem 200 a franchi l’isthme de Tehuantepec, on pensait qu’on était foutus, mais il s’est mis à tourner en rond et a engendré des yeux en si grand nombre que leur croissance a été limitée. Avec un peu de chance, nous n’aurons à encaisser que quatre ou cinq ouragans majeurs, dont Clem 200 lui-même qui n’a jamais retrouvé la puissance qu’il avait avant de frapper le Mexique.

Berlina ne peut s’empêcher de frémir.

— Mais une telle profusion d’ouragans…

— Ce n’est pas un phénomène totalement inconnu. Et la plupart d’entre eux suivront le Gulf Stream et les courants directeurs, qui les éloigneront des côtes américaines. Nous aurons droit à de belles tempêtes, nous aurons à déplorer des pertes en vies humaines, c’est entendu – mais nous échapperons au type de catastrophe qui nous serait garanti par la présence d’un super-ouragan dans les Antilles. Les courants directeurs seraient impuissants à éloigner un tel cyclone de nos côtes.

Berlina hoche la tête.

— Je commence à comprendre. Les ouragans dont vous parlez vont-ils arriver jusqu’en Europe ?

— Possible. La température des eaux de l’Atlantique nord diminue à mesure qu’on se rapproche du pôle, alors peut-être n’y résisteront-ils pas. Mais il suffirait que l’un d’eux prenne la bonne trajectoire pour se retrouver en Europe, et vu la quantité de cyclones en présence…

Un voyant apparaît sur l’écran, et ils acceptent l’appel au même instant ; on les a contactés tous les deux, mais ils n’ont pas le temps de se rendre compte de ce détail que Harris Diem est déjà revenu.

— Alors, dit-il, vous êtes au courant ?

Berlina répond par la négative, Di secoue la tête.

— Félicitations, Ms. Jameson.

Diem a un sourire sardonique, mais ses yeux demeurent inexpressifs.

— Aujourd’hui, poursuit-il, vous êtes entrée deux fois dans les livres d’histoire. Il semble que la nouvelle édition de Reniflements ait déclenché la Seconde Émeute globale.


La Première Émeute globale a éclaté à Islamabad et à Seattle. Personne ne saura où a débuté la seconde.

Mais Reniflements en est très certainement le catalyseur ; la moitié au moins des premières démonstrations de violence est causée, directement ou indirectement, par les révélations de Berlina Jameson sur les activités de Klieg, son influence et ses liens avec le crime organisé et le régime d’Abdulkashim.

Quaz, le mauvais garçon de Passionet à la réputation usurpée d’intellectuel, se trouve à Oran. Il a passé la journée à errer dans les ruelles poussiéreuses, absorbant la couleur locale et s’efforçant de ne pas trop penser au lendemain – il a reçu l’autorisation d’interroger par surprise des témoins capitaux. Il ignore que si ces témoins ont accepté de lui parler, c’est parce que la police les a épargnés en échange de la collaboration active des détectives de Passionet. La chaîne est l’outil préféré des autorités du tiers-monde pour la lutte contre le crime organisé, à condition que celui-ci soit du genre spectaculaire.

Le problème, c’est que Quaz est suffisamment malin pour apprécier l’ironie de la situation mais pas assez pour en faire abstraction. Il a déjà dû simuler des problèmes techniques pour expliquer la raison pour laquelle il connaissait déjà le scénario des épisodes à venir. Il fait montre d’une véritable fascination pour le fonctionnement de la chaîne et d’un intérêt trop marqué pour les détectives employés par celle-ci (ce sont des types gris, anonymes, à la voix douce et aux manières policées, tout le contraire de l’image de voyou décadent et intello qu’il aime à cultiver).

Bref, il oublie souvent que les branchés exigent avant tout du réalisme et qu’il doit apprendre à se maîtriser. Personne n’est intéressé par le boulot des véritables détectives, qui passent la majeure partie de leur temps à interroger les gens et à concevoir des datarats, les envoyant dans le net pour repérer les liens entre capitalisme et crime organisé.

Ces activités inspirent parfois des dialogues prenants, et quand la chaîne en donne un bref aperçu, imprégné d’une bonne dose de lassitude, les branchés ont l’impression d’avoir passé la nuit en planque devant le repaire d’un escroc, mais on se fait vite chier à regarder un type qui en interroge un autre ou qui pianote sur un clavier. Surtout quand ça dure autant que dans la réalité.

Mais Quaz est un passionné. Il refuse obstinément de comprendre qu’on ne le paie pas pour être un journaliste, encore moins pour jouer au détective. La façon dont son visage et son ventre ont été sculptés façon Adonis aurait dû pourtant lui ouvrir les yeux…

La personne qui se fait ces réflexions s’appelle Dennis Ysabel-Garcia, c’est le garde du corps affecté à Quaz et il suit celui-ci à trente mètres de distance tout en surveillant ses pensées grâce à un canal local. Le soir va bientôt tomber, Dennis commence à s’emmerder ferme, il a le corps couvert de sueur et les vêtements maculés de poussière. Il aurait préféré assurer la protection de quelqu’un d’autre – Rock et Synthi Venture sont toujours courtois et ne prennent jamais d’initiatives ; même Surface O’Malley, la petite nouvelle pourtant un tantinet exubérante, obéit le plus souvent aux instructions.

Il n’est guère surpris lorsqu’il entend des coups de feu et voit Quaz foncer dans la direction d’où ils proviennent, au mépris des instructions de l’antenne d’Oran. Dennis se lance à sa poursuite, débouche dans une étroite ruelle qui lui semble dangereuse, longe un pâté de maisons…

La manifestation qui se déroule devant la mosquée semble avoir été organisée par un de ces groupes intégristes prêts à réagir au moindre scandale frappant un quelconque dirigeant du monde arabe. Les manifestants étaient en train de brûler des photos de l’ambassadeur d’Algérie auprès de l’ONU, un des complices de Klieg ; ils sont tombés sur des partisans d’Abdulkashim bien décidés à dénoncer les mensonges des médias occidentaux. Par la suite, personne ne saura dire comment les deux groupes en sont venus à l’affrontement direct ; on supposera que la seule présence de deux manifestations différentes sur la même place a suffi à mettre le feu aux poudres.

— C’est le premier flic arrivé sur les lieux qui a tiré les premiers coups de feu, murmure le contrôleur à l’esprit de Dennis. Je crois qu’il a tiré en l’air pour calmer la foule. Puis quelqu’un l’a descendu. À présent, la moitié des manifestants tente de fuir le massacre pendant que l’autre moitié commence à se livrer au pillage. Et que fait donc notre bellâtre ? On n’arrête pas de lui dire de foutre le camp.

Dennis jauge la situation, puis fonce en direction de Quaz qui, se croyant invulnérable comme à son habitude, s’efforce d’interviewer les manifestants à sa portée. Comme aucun d’eux ne parle anglais, il lève la voix et se met à agiter les bras.

Dennis a réussi à traverser la moitié de la place lorsqu’un excité tire sur Quaz avec un Self-Defender, un de ces pistolets jetables à vingt dollars qu’on trouve dans toutes les épiceries américaines. Le projectile est minuscule – une flèche d’uranium aussi grosse qu’une tête d’épingle –, mais il est propulsé avec une force dix fois supérieure à celle d’un antique .357 Magnum et rebondit sur la paroi abdominale, si bien que l’onde de choc expulse les tripes de Quaz par la plaie ouverte dans son dos.

Pendant les six minutes que dure son agonie, et tandis qu’il écrase de sa masse ses intestins en sang, plus de soixante millions de branchés zappent sur Passionet, alertés par cent mille programmes de recherche paramétrés pour repérer le sang. Paralysés par l’atroce douleur de la star, ils savourent l’odeur de la poudre et le bruit des coups de feu (ceux-ci sont le fait de Dennis, qui tente de protéger Quaz de la foule qui le piétine – lui-même est déchiqueté par une rafale de mitraillette et meurt une seconde avant Quaz, de sorte que la dernière vision des branchés est celle d’une masse tombant sur leur idole et occultant son champ visuel).


Avant même que Quaz ne succombe, trente autres émeutes éclatent un peu partout dans le monde. Passionet contacte Surface O’Malley, lui annonce la mauvaise nouvelle et lui demande d’y réagir en errant dans les rues en état de choc.

Surface fait remarquer à ses supérieurs qu’elle se trouve à Bangkok, à l’Orient Hotel, et que l’émeute locale est clairement hostile aux étrangers, ce qui n’a rien d’étonnant vu que l’ambassadeur thaï a lui aussi été acheté par Klieg et qu’un réseau d’espions sibériens vient tout juste d’être démantelé.

— Je ne suis pas trouillarde, je me soucie de ma carrière, mais il n’est pas question que je mette le nez dehors. N’oubliez pas que je suis rousse, bon sang. Si les manifestants ne me massacrent pas, ce sont les soldats qui s’en chargeront.

Les producteurs lui offrent une augmentation substantielle, mais elle la refuse. Ils se mettent à jurer, à tempêter, à lui rappeler qu’elle leur doit tout, mais elle les menace d’arracher sa fiche tant qu’elle n’aura pas l’assurance d’obtenir un staticoptère pour la sortir de ce guêpier. En fait, le rapport de forces est en sa faveur : Bangkok est la seule ville où Passionet dispose d’un reporter pour couvrir une émeute, ils ont désespérément besoin d’elle… et ils redoutent que les branchés n’apprennent qu’ils mettent sa vie en danger.

L’ennui, c’est qu’aucun d’eux n’ose l’admettre, de peur de risquer sa tête lors de la prochaine réunion de rédaction, lorsqu’un trouble-fête demandera pourquoi elle ne se trouvait pas dans le feu de l’action, en train de fuir les émeutiers, voire de subir de leur part – imaginez l’indice d’écoute ! – un bon vieux viol collectif.

En outre, elle est soutenue par ses gardes du corps. Ceux-ci ont dû être secoués par la mort de Dennis Ysabel-Garcia, même s’ils savent que de tels risques font partie de leur boulot et justifient leurs salaires.

Durant cette discussion. Surface (qui s’appelle en réalité Leslie), Fred et Saul, les deux gardes du corps avec qui elle a fini par se lier d’amitié, observent la scène depuis la fenêtre de la chambre. Ce qui panique le contrôleur local, qui se trouve à l’intersection de Klong Sang Sab et de la voie express, car non seulement elle laisse les deux gorilles l’appeler « Les » mais en outre elle les regarde en face de temps à autre alors qu’ils ne sont même pas censés exister. Le monteur est obligé d’insérer toutes sortes de brouillages audio et vidéo pour couvrir ce genre de gaffe, et il n’arrive pas à effacer Fred et Saul des transmissions mentales – même si Leslie le voulait, elle serait incapable de les exclure de ses pensées.

Le monteur regrette l’absence de Rock – absence toute provisoire, car il va débarquer à bord d’un staticoptère japonais en même temps que la mission de secours internationale. Vivement qu’un vrai professionnel reprenne la situation en main ! Si Synthi Venture n’avait pas craqué à Point Barrow, elle serait parfaite dans ce genre de scénario. La Seconde Émeute globale s’annonce comme plus catastrophique que la première, et tout ce qu’ils ont sous la main, c’est cette…

Un instant. Zoom. Au diable les problèmes de cohérence, ce que découvrent Surface-Leslie et ses deux gorilles est trop intéressant pour être brouillé. On pourra toujours dire qu’il s’agit d’« images non censurées », même si elles viennent de la XV plutôt que de la TV.

Depuis leur chambre de l’Orient Hotel, Leslie, Fred et Saul observaient la foule massée sur les quais de Chinatown, le long de la Chao Phraya River. On dirait qu’une bataille s’est engagée sur le Phra Pinklao Bridge, un peu plus au sud ; leur angle de vue n’est pas idéal, mais grâce à ses jumelles, Leslie… Surface, nom de Dieu ! On te paie pour que tu sois Surface !…

Leslie fait le point au moment précis où éclatent les coups de feu et où les premiers corps tombent du pont.

— Fabuleux, murmure le monteur.

Elle comprend ce qui se passe, et il capture cet instant si précieux : la foule massée sur les quais de Chinatown est formée de Thaïs attaquant les boutiques indiennes et chinoises ; Indiens, Bengalis, Pakistanais et Chinois se sont unis pour mener une contre-attaque et ont pris d’assaut le pont pour gagner le centre-ville.

— Ça fait quatre-vingts ans que cette région est en état de guerre plus ou moins larvée, et chaque marchand dispose d’un petit arsenal, explique Fred. Il ne leur restait plus qu’à s’organiser.

— Les Thaïs sont armés, eux aussi, dit Leslie. Les habitants de Chinatown se battent pour défendre leurs maisons et leurs familles, et ils n’ont pas l’air décidés à se laisser faire. Nom de Dieu !

Les jumelles se fixent sur des visages et le monteur voit par les yeux de Leslie que la foule s’écarte pour laisser passer des chars thaïlandais. Il perçoit un soupir de soulagement émis par Surface, qu’il ne peut s’empêcher de trouver un peu exagéré… comme si elle avait décidé de jouer le jeu.

Comme la bataille se déplace vers le sud, Leslie-Surface et les deux gorilles sortent de leur chambre, courant dans les couloirs de l’hôtel en quête d’une baie vitrée donnant sur la National Gallery.

Si les chars semblaient pressés, c’était pour une bonne raison. Le Musée national est en flammes ; cinq millénaires de patrimoine artistique brûlent sous les yeux horrifiés de Leslie. Paralysée par le choc, elle se rend compte que les manifestants qui entourent le musée sont tous en combinaison de travail – ce sont les ouvriers qui triment douze heures par jour dans les usines européennes, japonaises et américaines, l’esprit abruti par la XV porno, sous l’emprise d’analgésiques qui les empêchent de remarquer leurs blessures jusqu’à ce qu’ils se débranchent à l’heure du débrayage, conformément aux instructions de l’ordinateur. Son cœur se serre ; ce qui brûle devant eux, c’est leur héritage, l’âme de la nation thaïe…

Mais peut-être n’ont-ils même pas conscience de leur nationalité. Ils vivent comme des zombis dans la Fourmilière, le gigantesque bloc-dortoir de béton bâti dans le triangle Indraphitak-Toksin-Klong Samray, au sud de la ville, et leurs rêves sont peuplés des richesses fabuleuses qu’ils entrevoient de leurs fenêtres.

Ses jumelles zooment sur un char alors qu’il tourne son canon vers la foule, ouvrant le passage aux pompiers. Cent personnes périssent sous ses yeux, et tout ça pour rien – le toit du musée, un ancien palais reconverti, s’effondre déjà. Il est trop tard pour sauver quoi que ce soit.

L’officier debout près du char lui semble familier, et elle reconnaît le major Simruang, qui l’a guidée lors de son arrivée en ville ; elle fait le point et voit qu’il a les larmes aux yeux – à cause des victimes ou du musée, elle ne saurait le dire. Il lui a fait l’effet d’un homme cultivé, intelligent, et c’est lui qui lui a parlé des robots humains des usines ; peut-être pleure-t-il parce que ces trésors ont été détruits par des hommes auxquels ils auraient dû appartenir et qui en ignoraient jusqu’à l’existence.

Il se met à taper du poing sur le char ; puis il attrape une radio, donne des ordres. L’instant d’après, les haut-parleurs des chars s’adressent à la foule ; apparemment, c’est le major qui s’exprime. Il s’essuie les yeux, se redresse de toute sa taille, prend un ton ferme.

— Vous pouvez me traduire ce qu’il dit ? demande-t-elle au contrôleur.

— On y travaille… nom de Dieu, Leslie, foutez le camp, il leur dit qu’ils ont détruit leur héritage, que ce musée était l’émanation de la culture thaïe, et il leur demande de…

Mais Leslie et ses deux compagnons ont déjà compris et foncent dans le couloir. Les canons des chars se braquent lentement sur l’Orient Hotel.

Ils ont réussi à gagner une aile secondaire lorsque le bâtiment principal est frappé ; tous trois tombent face contre terre, et Leslie se dit non sans agacement qu’elle a du mal à courir avec ses seins démesurés. Sa bouffée de colère est si vive que le monteur renonce à la censurer, tout comme il omet de gommer son dialogue avec le contrôleur.

— Laisse tomber, lui dit celui-ci. C’est génial, on n’a jamais fait mieux.

— Ouais, on nettoiera plus tard pour les rediffusions.

Leslie et ses gardes du corps se relèvent et s’éloignent des flammes qui commencent à envahir l’hôtel.

— Aux dernières nouvelles, les secours ne vont pas tarder, s’écrie Fred. Essayons de gagner le parking, peut-être qu’on viendra nous…

On entend un coup de canon, et un nouveau mur s’effondre. Leslie et les deux hommes foncent vers l’escalier conduisant au parking. Un groom thaï surgit devant eux, armé d’une barre de fer, et Saul l’abat sans même interrompre sa course.

Alors qu’ils arrivent devant la porte du parking, ils entendent un bruit qui leur fait chaud au cœur – le gémissement d’un staticoptère, auquel répond le cri strident des missiles antichars. Par la suite, Leslie apprendra que les Japonais, fidèles à leur réputation d’efficacité, ont mitraillé tous les chars thaïs, tous les camions de pompiers et tout ce qui restait du musée.

Pour l’instant, elle est ravie de voir Rock apparaître à la porte du véhicule en forme de larme et, quelques secondes plus tard, elle l’a rejoint suivie de ses deux gardes du corps. Profitant de ce que la liaison entre eux n’a pas encore été établie, Rock la serre dans ses bras puis embrasse les deux hommes sur la joue.

— Je croyais qu’on allait vous perdre, mes chéris, leur dit-il. Vous avez fait un boulot formidable.

C’est seulement à ce moment-là que Leslie se rend compte qu’elle a violé la quasi-totalité des règles du reportage XV, mais elle a à peine le temps de se demander si on va la virer que les producteurs la félicitent – elle a créé un nouveau genre : les coulisses de la XV. L’indice d’écoute a atteint des proportions astronomiques et, désormais, elle est censée oublier Surface pour redevenir Leslie chaque fois qu’elle en recevra l’ordre.

Malheureusement, Rock est trop populaire auprès des machos, ce qui signifie qu’on ne lui demandera pas de tomber le masque. Tant pis pour les branchés, se dit Leslie, prenant garde de ne pas transmettre cette pensée.


La tâche que Louie doit accomplir est considérable, mais ses capacités mentales le sont encore plus. De sorte qu’il a tout le temps (trop de temps, peut-être) de réfléchir à sa mission et aux conséquences d’un éventuel échec.

Selon certains des modèles météo qu’il a fait tourner, l’Antarctique va subir un réchauffement rapide, car le méthane présent dans l’atmosphère va emprisonner une partie de la chaleur que le continent renvoie d’ordinaire dans l’espace ; un tel phénomène entraînerait toutes sortes de conséquences bizarres, les anciens glaciers perdant une bonne partie de leur masse redevenue liquide et la croûte terrestre se retrouvant libérée de ladite masse.

Mais il ne peut rien y faire… excepté accélérer l’allure et monter sur la « branche » le plus vite possible, une fois qu’elle aura poussé. C’est ainsi qu’il a baptisé le chapelet de composants et de matériaux que les catapultes de la Lune et des astéroïdes vont lancer derrière lui.

À mesure qu’on allonge une catapulte magnétique, la vélocité de ses projectiles augmente en proportion directe ; comme toutes les catapultes vont s’allonger de façon continue, les projectiles vont filer de plus en plus vite. Chaque fois que l’un d’eux dépassera le Bonne Chance, il traversera un tunnel de dix kilomètres de long formé d’anneaux concentriques et subira un freinage magnétique. Le Bonne Chance récupérera alors le moment cinétique perdu par le projectile ; celui-ci continuera sa route, à une vitesse encore supérieure à celle du Bonne Chance, quoique sensiblement diminuée, et l’astronef aura accéléré.

Une fois qu’il aura dépassé l’astronef, le projectile déploiera son propre tunnel magnétique ; le projectile suivant passera donc à travers le tunnel du vaisseau, puis à travers celui de son prédécesseur, augmentant leur vitesse et ouvrant la marche devant eux.

Chaque fois qu’un nouveau projectile prendra la tête dans cette partie de saute-mouton, sa vitesse sera d’autant amoindrie que la caravane sera plus longue, puisqu’il aura transmis une partie de son énergie cinétique au navire et aux autres projectiles. Pendant ce temps, les derniers éléments de la caravane seront de plus en plus rapides.

Viendra un moment où l’astronef finira par rattraper les projectiles qui le précèdent, et il les projettera alors derrière lui. Cela ne suffira pas à renverser leur course, mais cela les ralentira de façon appréciable.

Mais à mesure que l’astronef remontera la procession, les projectiles qu’il dépassera seront à leur tour accélérés par de nouveaux projectiles. Lorsque le vaisseau aura pris la tête de la caravane, tous les projectiles qui le suivent iront plus vite que lui, et ils seront prêts à le dépasser pour reprendre la manœuvre – la procession ayant alors acquis une vitesse supérieure à sa vitesse initiale.

Les projectiles passent et repassent les uns à travers les autres, se contractant pour traverser ceux qui les précèdent et se déployant pour attraper ceux qui les suivent, telles de gigantesques tulipes pulsatiles se poursuivant dans l’espace.

Avec le temps, la caravane deviendra plus longue et son groupe de queue, lancé par des catapultes de plus en plus puissantes, de plus en plus rapide.

À mesure que cette caravane grimpera le long de la « branche » que le Bonne Chance doit escalader, la tête de la procession va ralentir, la queue accélérer, et les composants passant de l’une à l’autre vont gagner en vélocité. L’ensemble va donc se déplacer de plus en plus vite.

À un moment donné, le Bonne Chance va ralentir certains projectiles, régler sa vitesse sur la leur, en dévorer les parties utilisables et convertir le reste en masse de réaction, les expédiant vers les composants qui le suivent de façon qu’ils leur appliquent la même procédure.

De cette manière, Louie va gagner simultanément de la vitesse et des processeurs – plus il sera rapide, plus il sera intelligent. Il devrait atteindre 2026RU vers Noël, achever sa récolte en janvier et son voyage retour en février, ayant multiplié par un facteur de cinq cents sa capacité mentale (qui est à présent équivalente à huit mille cerveaux-années par jour).

Avant qu’il ait atteint la masse glaciaire de 2026RU, Clem en aura fini avec l’hémisphère Nord. Lorsqu’il sera de retour en orbite terrestre, suivi de près par les premiers frisbees, l’hémisphère Sud aura déjà subi une bonne quantité de super-ouragans, car les masses terrestres susceptibles de leur servir d’obstacles sont nettement moins nombreuses.

Les quelques milliards de modèles qu’il a fait tourner lui ont permis de conclure que les cyclones de l’hémisphère Sud vont se balader autour de l’équateur entre les latitudes 0 et 32, filant le plus souvent vers le sud et vers l’ouest, mais de façon suffisamment irrégulière pour survivre le temps d’engendrer une bonne quantité de rejetons.

Avec un peu de chance, il reviendra au moment où les cyclones cesseront de sévir dans l’hémisphère Sud, juste avant que d’autres ne commencent à apparaître dans l’hémisphère Nord.

Toujours avec un peu de chance, il restera une civilisation à sauver et, dans le cas contraire, il restera plusieurs millions de survivants, dont certains seront équipés de la radio ou de la télévision, et les réseaux de données seront encore accessibles en plusieurs endroits.

Et avec un peu plus de chance, s’il n’y a plus de civilisation, Louie pourra en créer une après avoir éliminé la menace des cyclones.

Mais il a des doutes. La Seconde Émeute globale dure depuis quatre jours et ne semble pas vouloir cesser. Toutes les villes de plus de cinq cent mille habitants ont subi d’importantes pertes en vies humaines. Les militaires traquent les pillards à Berlin, Tokyo, Moscou, Caracas, Montevideo, Riad, Bujumbura, Katsina… la liste n’est pas limitative.

Tout le monde a oublié le numéro de Reniflements qui a déclenché l’émeute ; il a disparu des mémoires à l’instar de la dépression tropicale qui a engendré Clem. Celui-ci continue sa course parce que c’est un cyclone et qu’il a de l’eau chaude à sa disposition ; la Seconde Émeute globale continue la sienne parce que c’est une émeute et qu’il reste des biens à piller ou à incendier.

Si la Seconde Émeute globale était une guerre, elle serait déjà sixième au classement des conflits les plus sanglants du XXIe siècle – ce qui est minable comparé à ceux du XXe siècle, mais avec le temps…

Je ne dois pas perdre une seule seconde, se dit Louie. La vitesse est ma première priorité.

Il est déjà l’homme le plus rapide de l’Histoire ; et sa vitesse ne cesse de croître… mais il a un long chemin à faire.


Novokuzneck n’a subi que des émeutes de faible amplitude, du moins c’est ce qu’on a assuré à Klieg, mais tout est relatif. Comparés aux dizaines de milliers de morts violentes que l’on déplore quotidiennement sur l’étendue de la planète, les agissements des militaires, des pillards et des snipers semblent plutôt bénins.

Il est ravi que Glinda et Derry soient auprès de lui, loin du chaos qui se déchaîne aux USA.

John Klieg s’est toujours considéré comme un philosophe pragmatique, et la pierre de touche de sa doctrine est la suivante : la plupart des gens sont incapables de comprendre le monde des affaires, ses capacités et ses limites. Ils oublient que le rôle des hommes d’affaires est de faire circuler l’argent d’un lieu à un autre, que leur activité permet au monde de suivre une évolution raisonnable parce que ce sont eux-mêmes des êtres raisonnables, un point c’est tout. Les affaires permettent à une élite de devenir riche et à la majorité de trouver un emploi. Il leur est impossible de faire du monde un paradis où tout se passe comme au cinéma, où les méchants sont punis et les bons récompensés.

Si tel était le cas, on cesserait de faire des films. Or Klieg adore le cinéma, et nombre de ses amis financent des films.

Ce qui le rend furieux, en fait, c’est qu’il avait à sa portée l’occasion du siècle, sinon du millénaire, et que ces enfoirés ont changé les règles du jeu sans prévenir. Putain de gouvernement ! Nom de Dieu, si on avait ouvert l’espace à l’entreprise privée au lieu d’en faire la chasse gardée des politiciens, la côte de la Floride serait aujourd’hui aussi huppée que Hollywood et l’espace serait identifié à six ou sept noms, à la manière dont le nom de Rockefeller est associé au pétrole, celui de Ford à l’automobile et celui de Hughes à l’aéronautique. Au lieu de quoi la conquête de l’espace n’a été qu’une aventure sans but, sans panache, sans inspirateur et sans pompe à finances.

Au moment où le monde est à deux doigts de disposer d’un programme spatial vraiment rationnel, voilà qu’une salope de journaliste…

Ça le laisse sans voix. On aurait pu croire que cette connasse de Jameson, qui a créé sa petite entreprise privée et dépend du net lui-même privé, aurait su apprécier sa position. Et il a cru que c’était le cas, à l’époque où elle semblait vouloir l’aider à éliminer ces pirates socialistes et leur cinglé d’astronaute…

Mais ils n’ont pas été éliminés, pas vrai, et elle ne l’a pas vraiment aidé, pas vrai ? Elle s’est contentée de fouiner dans ses affaires, de repérer tous ses contacts dans les gouvernements de la planète. Ses amis de Tokyo, de Paris, de New York et de Bruxelles ne s’estiment plus en mesure d’influer sur leurs dirigeants respectifs. Hardshaw et Rivera les ont tous circonvenus, et il est dans la mouise.

Restons philosophe, se dit-il, et pensons à tous ceux qui ont tenté un jour de lancer leur propre bureau de poste. Le monopole du lancement de satellites lui restera acquis pendant un an, et il compte bien en profiter au maximum.

Il lui tarde de revoir Hassan cet après-midi. Karl Marx avait raison sur un point : la bourgeoisie est la seule classe véritablement internationale ; Hassan est devenu un de ses meilleurs amis car, quoi que l’on pense de ses activités (et après tout, il ne fait que répondre à une demande, fournissant de la drogue aux civils et des armes aux militaires), c’est un authentique homme d’affaires.

Comme il a quelques minutes de battement, il va dire bonjour à Glinda et à Derry dans leur chambre. La petite est scotchée à la XV depuis le début de la Seconde Émeute globale – et qu’est-ce qu’on attend pour arrêter la responsable, à savoir Berlina Jameson ? Sa mère la surveille un peu, mais combien d’enfants de par le monde ne peuvent pas en dire autant, combien sont-ils à faire l’expérience en direct non seulement de la lutte contre les incendies et du maintien de l’ordre mais aussi du pillage et du viol… comment se fait-il que les enfants puissent avoir libre accès à ces horreurs ? Et pourquoi Berlina Jameson n’est-elle pas déjà dans une cellule, voire sur la potence, vu le nombre de gens dont elle a causé la mort ?

Il se rend compte qu’il doit ressembler à un ogre en furie aux yeux de sa future famille et se ressaisit.

— Je suis juste venu vous dire bonjour, soupire-t-il. Désolé d’être dans un tel état – ce n’est pas votre faute.

Glinda lui sourit et répond :

— Ne t’excuse pas, John. Pour subir ce qu’ils te font subir, il te faudrait la patience d’un saint.

Derry lui fait un clin d’œil et le salue d’un poing levé. Il a l’impression d’être un héros.

Il les serre dans ses bras toutes les deux, puis descend prendre un taxi. Il doit retrouver Hassan au Trou-dans-le-coin, un petit restaurant où on leur réserve une salle privée. La police secrète y a sans doute placé une table d’écoute, et c’est précisément pour cela qu’ils l’ont choisi – étant donné la situation, la police secrète ne doit surtout pas croire que les deux associés cherchent à lui cacher quelque chose.

Le chef de rang, un homme ridé et peu loquace, guide Klieg à travers un labyrinthe de tentures. Hassan sursaute lorsqu’il pénètre dans la salle. Je ne l’ai jamais vu aussi anxieux, se dit Klieg. On dirait un gamin dans la salle d’attente du dentiste.

— Il circule tellement de rumeurs que personne ne peut dire ce qui va arriver, déclare Hassan en se grattant le poignet droit. Nos hommes à l’étranger se font arrêter les uns après les autres, nos montages s’effondrent comme des châteaux de cartes, et je ne sais même plus combien de pions il nous reste sur l’échiquier. Je vous l’avoue, Mr. Klieg, mon ami, je commence à être inquiet. Si les choses prenaient une tournure inattendue, nous nous retrouverions en très mauvaise posture.

— C’est un risque à courir, réplique Klieg.

S’il a pris un ton ferme, c’est parce que cette phrase ne manque jamais de le rassurer.

Hassan hoche la tête, soupire et reprend :

— Oh, je le sais parfaitement. Mais il y a une différence. Le risque que vous courez est uniquement financier. Les menaces pesant sur moi sont autrement graves.

Klieg laisse échapper un frisson ; jamais on n’oserait le toucher, encore moins s’en prendre à Glinda ou à Derry, mais on ne sait jamais, et Hassan est plus vulnérable que lui à cet égard.

Dans cette histoire, l’homme clé, c’est Abdulkashim. Si c’est lui qu’ils ont contacté, c’est parce que des éléments essentiels de l’armée lui étaient restés favorables, et ces militaires représentaient un obstacle insurmontable tant qu’il n’avait pas donné depuis sa cellule le feu vert au projet de site de lancement.

Depuis qu’Abdulkashim les soutient, ils reçoivent une aide aussi précieuse qu’inattendue, mais ils ignorent pour combien de temps. Pour l’instant, le gouvernement se compose de nationalistes hostiles à Abdulkashim, le seul cas de figure accepté par l’ONU, mais il existe aussi une demi-douzaine de factions qui s’agitent dans les coulisses sans être encore capables de s’emparer du pouvoir.

Hassan commente cette situation politique pendant qu’ils sirotent de l’eau fraîche et des jus de fruits.

— Si nous devons gagner nos paradis respectifs, mon ami, autant le faire avec des reins purifiés, dit-il alors qu’ils décident de faire une pause.

Les gardes du corps de Hassan les surveillent de près sur le chemin des toilettes. Klieg se demande si leur but est de le protéger ou de veiller à ce qu’il ne récupère pas une arme dans les lieux d’aisances. Sans doute les deux.

Après tout, se dit-il en s’asseyant sur le trône, il ne reste que six jours à tenir. Dès que le premier test de lancement aura été effectué, et à condition que son plan fonctionne comme prévu, personne ne s’opposera plus au projet de GateTech. Dans quelques jours, il ne courra plus aucun risque.

Il entend un bruit, et à peine l’a-t-il identifié comme un coup de feu que la porte du cabinet est enfoncée ; il tente de relever son pantalon, mais deux hommes le soulèvent par les aisselles.

Tout cela est si rapide qu’il n’a pas le temps de protester. Ses deux agresseurs ne lui laissent même pas celui de boutonner sa braguette et de boucler sa ceinture, et il a un mal fou à avancer sans trébucher.

Alors qu’il traverse précipitamment la salle du restaurant, il aperçoit les cadavres de deux gardes du corps, ainsi qu’un corps enveloppé dans une nappe et évacué par deux hommes de main, sans doute celui de Hassan.

Ses deux agresseurs ne semblent pas parler l’anglais, et il n’a pas plus de succès lorsqu’il s’adresse à eux en russe, en yakoute et en bouryate. On le propulse à l’arrière d’une fourgonnette et il réussit enfin à se rhabiller – constatant au passage qu’il s’est souillé sous l’effet de la peur et de la surprise. Son costume à mille dollars est foutu, mais c’est le cadet de ses soucis.

Il languit quatre heures dans une cellule avant de recevoir une visite, et durant ce temps il a eu tout le loisir d’entendre les cris et les pleurs d’une fillette violée par des gardiens dans la cellule adjacente. Ce n’était pas Derry – elle hurlait en yakoute –, mais il sait que ses geôliers voulaient lui faire comprendre que tout est possible.

Il y a des moments où on est bien obligé de rendre les armes. On lui explique que les partisans d’Abdulkashim viennent de procéder à un coup d’État, que le président va bientôt s’évader de sa prison de Stockholm, et qu’il doit bien comprendre que son site de lancement vient d’être nationalisé.

Attitude peu surprenante de la part d’un gouvernement. Klieg promet d’être coopératif, s’efforçant de paraître le plus sincère possible, on l’autorise à retrouver une Glinda et une Derry terrifiées et, après les menaces de rigueur, on les laisse filer.

Klieg a fini par se faire à l’ambiance du coin. Pendant qu’il serre ses deux amours dans ses bras, leur murmurant des paroles rassurantes, il se dit en son for intérieur que quelqu’un va payer pour tout ceci : l’humiliation qu’il a subie, les menaces adressées à sa famille, et surtout la mort de son ami et associé. Quelques mois plus tôt, il n’aurait jamais pensé à se venger. Mais dès qu’ils ont regagné leur appartement, il se précipite sous la douche pour purifier son corps de cette odeur de merde et, cela fait, commence à élaborer ses plans.

Naguère, lui-même aurait été choqué par la cruauté et l’inventivité de ses fantasmes revanchards. Mais ceux-ci lui procurent encore plus de plaisir que le savon sur sa peau.


Le cyclone baptisé « Clem 114 » se forme lorsqu’un jet d’écoulement de Clem pivote soudain vers le nord en un point situé à l’ouest de Minami-Tori. Les médias ne prennent même plus la peine d’expliquer comment la formation de la zone de hautes pressions qui en résulte éloigne les deux cyclones l’un de l’autre ; ils se contentent de signaler que Clem 114 a mis le cap au sud-ouest, vers une région où la chaleur de l’océan risque en l’espace de quelques jours de lui faire atteindre une taille comparable à celle de son géniteur.

Manuel Tagbilaran ignore le numéro du cyclone qui fonce vers lui ; ce détail lui semble sans importance comparé à la tâche qu’il doit accomplir, à savoir transporter jusqu’à Tacloban les derniers passagers venant de débarquer du ferry en provenance de Luzon.

Manuel ne sait pas pourquoi il prend cette peine. Ses enfants sont grands, sa femme est morte et il vit seul dans sa petite ferme sur le versant ouest de la chaîne montagneuse formant l’« épine dorsale » de Samar ; il raconte parfois aux touristes que l’île a la forme d’un lapin écrasé sur la chaussée et que sa route principale suit le tracé de l’échine brisée.

Au moins sera-t-il à l’abri du vent une fois dans la montagne. Il a cependant des doutes : en temps normal, il transporte ses passagers jusqu’à Tacloban, d’où ils gagnent l’île de Leyte. Mais il y a peu de chances pour que le ferry fasse la traversée, même si ce crétin de Ramon… bon Dieu, pourvu qu’il ne soit rien arrivé à Ramon ; Manuel et lui se connaissent depuis qu’ils font cette route, c’est-à-dire depuis… 1996 ? Oui, ça fait une bonne trentaine d’années.

Le vent est de plus en plus violent, le ciel de plus en plus sombre. De temps à autre, son autocar – un Mitsui 12 IntelliTracker – gémit sous l’assaut d’une soudaine averse. Il ne lâche pas les commandes et parle sans cesse au véhicule, comme si un logiciel générique aussi grossier était susceptible d’apprécier.

Peut-être que c’est moi qui ai besoin qu’on me remonte le moral, se dit Manuel, moi ou mes passagers.

En temps normal, il met à peine plus de trois quarts d’heure à parcourir les cent kilomètres – la route entièrement pavée et le radar de l’autocar lui permettent de tenir une moyenne de 140 km/h. Mais ça fait deux heures qu’il roule et il n’a fait qu’un tiers du chemin.

Au moins les passagers se tiennent-ils tranquilles. Tout au fond sont assis deux agents d’assurances chinois qui rentrent chez eux, dans les banlieues qui poussent comme des champignons sur l’île de Leyte, après avoir passé la semaine à vendre leur marchandise dans la capitale. Sans doute se demandent-ils s’ils arriveront assez tôt pour aller faire un tour au golf ou au tennis. Il y a aussi une vieille dame et sa fille quadragénaire légèrement corpulente, sans doute la moins jolie de la famille, désignée volontaire pour s’occuper de maman.

Manuel est peiné pour elle ; sa sœur préférée a connu le même sort, devenant une vieille fille aigrie et rejoignant maman dans la tombe au bout de trois ans à peine.

Quant à ses autres passagers, il s’agit de deux lycéens d’Ormoc, un garçon beau comme un dieu (Manuel lui envie un peu sa beauté – toutes les nanas doivent lui tomber dans les bras) et une fille un peu grassouillette mais tout à fait adorable ; de toute évidence, ils sont allés jeter un coup d’œil à l’université de Manille, mais Manuel est prêt à parier que leurs parents ignorent qu’ils ont fait le voyage ensemble.

Tout en négociant un virage serré, il se rend compte qu’il n’est même pas arrivé aux faubourgs de Calbayog. On ne distingue presque rien au-dehors ; ça fait une dizaine de minutes que le car franchit des torrents qui traversent la route, et l’IntelliTracker a même dû contourner celle-ci en un point où la chaussée s’était effondrée. Il a cessé de compter les arbres tombés qu’il lui a fallu franchir.

Ça fera une belle histoire à raconter à ses petits-enfants, lesquels sont sans doute bien à l’abri dans les caves de leurs fermes respectives.

Soudain, l’IntelliTracker fait halte et déclare :

— Route non identifiable.

Manuel plisse les yeux, mais un véritable voile d’eau coule sur le pare-brise.

— Je ne vois rien, mon vieux. Tu ne pourrais pas actionner tes radars ?

L’IntelliTracker observe une longue pause avant de répondre :

— Selon la météo, le niveau de la mer a baissé de façon inhabituelle autour de Catbalogan. Les autorités conseillent de…

— Merde, coupe Manuel.

Si le niveau de la mer baisse de façon alarmante, cela signifie qu’il va remonter de façon tout aussi alarmante – tous les Philippins savent cela. De toute évidence, le monstrueux cyclone créé par la science yanqui (Manuel ignore les détails, mais ça ne l’étonne pas que les yanquis soient responsables) déclenche de redoutables marées de tempête, et sans doute que son œil va frapper l’archipel, peut-être même dévaster Manille.

L’IntelliTracker patiente quelques instants puis, incapable d’interpréter sa réaction, poursuit :

— Il est vivement déconseillé d’emprunter cette route dans les présentes conditions. Le risque d’accident grave est évalué à dix-sept pour cent.

Au bas mot, se dit Manuel. Il se tourne vers ses six passagers ; ils semblent épuisés et terrifiés, et Manuel serait dans le même état si ce crétin d’autocar n’était pas aussi irritant.

— Pouvons-nous nous réfugier temporairement dans la ferme ? demande-t-il.

— Quelle ferme ? demande cet idiot d’autocar.

— IntelliTracker – identification base primaire – IntelliTracker, terminé, répond Manuel dans le langage rudimentaire dont est équipé le logiciel.

L’autocar ne comprend qu’imparfaitement le langage naturel ; de la sorte, les ordres donnés par Manuel sont moins ambigus, mais il a toujours l’impression d’insulter la machine en choisissant cette option, un peu comme lui-même se sent insulté lorsque des marins coréens de Subic Bay ou des retraités américains de Manille s’adressent à lui en pidgin.

L’IntelliTracker réfléchit, puis répond de sa voix neutre, métallique :

— Chances de succès élevées. Risques d’atteinte au droit de propriété.

Manuel hausse les épaules ; s’il y a des problèmes, l’assurance les réglera.

— Changement de trajectoire, exécution.

L’autocar commence à grimper la colline.

— Je vous emmène tous chez moi, explique-t-il aux passagers. Le ferry ne circule plus et ma ferme est en altitude. Si vous voulez appeler chez vous, il y a un téléphone à l’arrière de l’autocar.

Trois heures plus tard, à l’heure où se couche le soleil désormais invisible, il s’engage sur la route goudronnée qui longe sa ferme après avoir coupé à travers champs – vu les dégâts causés par le cyclone, personne ne remarquera le passage de l’autocar. À deux reprises il a dû contourner des bosquets infranchissables, et une coulée de boue l’a obligé à faire un long détour. Les passagers se sont massés derrière lui comme pour se rassurer ; Manuel en profite pour leur faire la démonstration de ses talents de conducteur.

Lorsqu’un éclair frappe le sol à quelques mètres, sa première réaction est un éclat de rire.

— Ne vous inquiétez pas, s’il nous était tombé dessus nous n’aurions pas eu le temps de le voir.

Puis il sent l’autocar ralentir l’allure et stopper doucement. Un bref examen du tableau de bord lui montre que l’intelligence artificielle a cessé de vivre ; sans doute suffirait-il pour la réactiver de changer deux ou trois composants bon marché – en temps normal, il appellerait un staticoptère de secours, un petit robot livreur au stock bien fourni, et il repartirait en moins d’une heure, mais il n’a désormais plus accès à la moindre pièce de rechange.

Eh bien, la solution est évidente, et il n’est pas question de tarder – l’eau commence déjà à bouillonner autour des roues. S’il ne bouge pas, la chaussée va bientôt céder et l’autocar va se retrouver naufragé en pleine campagne. Il passe en mode de conduite manuelle, soulagé de constater que le véhicule est encore en état de marche et qu’il sait encore le piloter après vingt ans de mode automatique.

Les trois heures qui suivent sont les plus excitantes qu’il ait vécues depuis belle lurette ; ça lui rappelle l’époque où son père lui apprenait à conduire. Le vieux possédait un antique car scolaire GM équipé en tout et pour tout d’un volant, d’un frein, d’un accélérateur, d’un levier de vitesse et d’une pédale d’embrayage ; mais il ne se serait pas mieux débrouillé que lui aujourd’hui – l’autocar gravit le flanc de la montagne, parfois si vite que les passagers sont déportés dans les virages. Sans avoir besoin de se tourner vers eux – il n’en a d’ailleurs pas le temps –, Manuel sait qu’ils s’efforcent de lui dissimuler leur terreur.

Et pourtant, c’est à la portée de n’importe qui. Dans le temps, tout le monde conduisait comme ça. Certes, Manuel pimente son style de conduite d’une bonne dose de panache.

Mais jamais il n’a été aussi ravi de revoir sa maison. Et s’il avait su que, grâce à Clem 114, le jeune couple va s’installer sur la colline, les agents d’assurances chinois vont devenir ses ouvriers agricoles pendant toute une saison, jusqu’à ce que leurs familles quittent le camp de réfugiés établi à moins de cent kilomètres de là… s’il avait su qu’après avoir enterré la mère de la femme corpulente, il va épouser celle-ci et fonder une nouvelle famille en dépit de son âge… eh bien, peut-être n’aurait-il pas agi différemment, même s’il regrettera par la suite de ne pas avoir mis sa plus belle chemise et de n’avoir pas conduit avec encore un peu plus de brio. Un homme qui se respecte aime faire bonne impression sur ses amis, et il ne se lassera jamais de raconter son histoire – laquelle pourra être attestée par six témoins.


Le 28 juillet, huit jours après avoir quitté l’orbite terrestre, Louie Tynan décide de prendre des vacances dans son corps.

Il est tellement présent dans les machines ces temps-ci que tout se passera bien sans lui, du moins en ce qui concerne les tâches de routine. Ça fait quelque temps que ses moniteurs santé sont plutôt alarmants, et le moment est venu pour lui de prendre un peu d’exercice et de sommeil normal ; en outre, il veut observer à l’œil nu le lancement d’un projectile dans le tunnel.

Ce qu’il fait à présent dans sa bulle d’observation. Il est soigneusement sanglé, car l’accélération qu’il va subir va approcher les quatre g. Les physiciens définissent la vitesse comme un changement de position rapporté à un intervalle de temps et l’accélération comme un changement de vitesse rapporté à un intervalle de temps ; vers 1930, Nemtin et ses collègues ingénieurs ont compris que le changement d’accélération dans un intervalle de temps avait son importance, et ils l’ont baptisé « jerk ». Louie va bientôt être soumis à plus de jerk qu’il n’en a jamais subi.

Malgré cela, le Bonne Chance lui inspire davantage de souci que sa petite personne. Attaché à la paroi du fond de la bulle d’observation – qui va bientôt être assimilée au « plafond » –, il va être projeté contre les sangles dans lesquelles il flotte présentement, son crâne va être pris comme dans un étau par ses lunettes d’observation, le sang va lui monter à la tête, mais en principe rien ne devrait lâcher, ni de ce qui le retient ni de ce qui maintient ensemble la bulle d’observation. Et puis, une telle épreuve est à la portée d’un homme en bonne santé.

Il n’est pas sûr pour autant que le Bonne Chance puisse entièrement supporter le jerk. Il a souffert quelques dégâts lors du passage des projectiles, perdant deux antennes de communication pas plus tard que la veille. Si Louie était encore branché, il serait en mesure de procéder à des vérifications de dernière minute qui auraient au moins le mérite de l’occuper – comme il se sent lent et stupide lorsqu’il n’est pas branché !

Il fut un temps où la vue dont il jouissait depuis la bulle motivait en partie son désir de rester à bord de Constitution. En outre, cette vue a changé et ne comprend plus la seule planète-mère. Depuis l’Expédition martienne, il n’a plus jamais vu la Terre et la Lune sous cet angle, deux croissants tout proches l’un de l’autre ; le Soleil, presque aligné avec les deux astres, apporte la touche finale à une vision parfaite. La distance qui le sépare de la Terre est soixante-cinq fois supérieure à la distance entre la Terre et la Lune.

La planète-mère n’est plus qu’un croissant à peine visible, la Lune ressemble à une étoile de forte magnitude, même s’il lui suffit de plisser les yeux pour constater qu’elle a davantage l’allure d’une virgule que d’un point.

Il s’efforce de se rappeler les sentiments que cette vision lui aurait inspirés quand il ne disposait que de ce corps, ceux qu’il aurait éprouvés s’il avait effectué ce voyage uniquement avec ledit corps.

Inutile. Il sait pourtant intellectuellement que ce spectacle est l’un des plus impressionnants qu’il lui ait été donné de voir, mais les yeux avec lesquels il est né ne lui suffisent plus ; ce spectre solaire allant du rouge au violet, ce cône de vision mesurant à peine 165 degrés, cette étroite bande de signaux perceptible par le nerf optique, le fait qu’il ne dispose que de deux senseurs séparés de quelques centimètres, qu’une partie non négligeable de sa cervelle soit nécessaire pour décrypter leurs messages… tout cela, tout cet héritage du paléolithique, lui donne l’impression d’être un handicapé.

S’il pouvait voir ceci avec tous ses radars, sur toutes les longueurs d’onde de la radio aux rayons X, alors ce serait fantastique… et il goûte un tel spectacle en permanence, avec une infime partie de son esprit, l’appréciant pleinement tout en ayant le temps de faire bien d’autres choses. Disposer en tout et pour tout de ce cerveau minable signifie vivre dans la lenteur et la stupidité ; son incapacité à absorber un flot de données approprié lui donne la sensation d’être sourd et aveugle.

Apparemment, la taille du cerveau n’empêche pas la stupidité, car il aurait parié que le passage d’un projectile serait plus impressionnant observé à l’œil nu. Il n’a pas le temps de se détacher et de se rebrancher avant le tir, de sorte qu’il est bel et bien coincé. Il s’efforce de s’accommoder à la situation ; qui aurait cru que l’espace profond serait aussi barbant ?

Par-delà le Constitution se trouvent quantité d’objets argentés de toutes les formes possibles et imaginables et, au premier coup d’œil, dans les ténèbres quasi absolues du vide spatial, il semble que rien ne les maintient en place. Puis l’œil commence à discerner de fines lignes noires qui découpent parfois le croissant de la Terre ou celui de la Lune, ou encore l’un de ces objets étincelants qui semblent voler en formation autour du Constitution, et ensuite l’éclat lointain de la gigantesque bobine spiralée, large de quatre cents mètres à sa base, près de la station spatiale, et longue d’un bon kilomètre, et soudain l’œil effectue les connexions nécessaires et déchiffre l’image d’un titanesque ressort flottant dans l’espace, large de six kilomètres dans sa plus grande dimension orientée vers le Soleil, auquel sont accrochés tous les autres éléments du vaisseau.

Le projectile n’est qu’un simple point lumineux. Il ne fait qu’une centaine de mètres de diamètre, de sorte qu’il devrait être distant de moins de douze kilomètres pour atteindre la grandeur apparente de la Lune dans le ciel terrestre, et comme il ne fait que six cents mètres de long, il ne met qu’une fraction de seconde à traverser le ressort du Bonne Chance avant de foncer dans l’espace. Il aurait suffi que Louie cligne de l’œil pour qu’il rate son passage.

Et comme la vitesse de ce projectile est dix fois plus élevée que celle de l’astronef, Louie n’aperçoit de lui qu’une traînée brillante ; l’œil humain est incapable de distinguer un objet aussi rapide.

Ce qu’il retire de l’expérience, c’est la violente poussée qui le plaque contre les sangles. Le projectile passe à travers la bobine, les supraconducteurs installés sur sa coque entrent en interaction avec le puissant champ magnétique induit par les appareils du Bonne Chance et, l’espace d’un instant, la vitesse du projectile diminue de vingt pour cent… et celle du Bonne Chance augmente d’autant. La bobine se contracte, puis se détend, l’ensemble formé par le Constitution et les autres modules est secoué comme un palmier dans un ouragan, et le projectile file en direction de 2026RU.

Louie le rattrapera quelque part au-delà de Jupiter, y prélèvera les composants qui lui sont nécessaires, puis utilisera le résidu comme masse de réaction.


Le capitaine Musrahaf sait pertinemment que la communauté internationale se fout complètement de Khulna. C’est une de ces villes où personne ne vient pour s’amuser mais où tout le monde travaille dur. Pour ce qu’il en sait, aucun de ses deux millions et demi de citoyens n’est équipé d’une fiche émettrice XV ; personne ne témoignera de sa disparition.

Sa tâche consiste à superviser l’évacuation du plus grand nombre de civils possible ; le gouvernement local s’est effondré il y a quelque temps, et le colonel et le major de son régiment ont déserté il y a trois jours, au plus fort de l’émeute. Il a été élu officier commandant par les autres capitaines, et Dhaka ne voit aucune objection à ce qu’il applique ses ordres – quand il les reçoit.

Après tout, quelle différence ça peut faire ? Les autorités n’ont aucun moyen de faire respecter leur volonté.

Le régiment s’est avéré incapable de pacifier la ville ; la folie y règne désormais en maître. Comme dans nombre de régions asiatiques, les travailleurs réduits en esclavage par les multinationales forment une population sans foi ni loi, dont le seul désir est de s’emparer des biens de consommation qui sont à leur portée ; la gigantesque usine édifiée sur l’emplacement du stade et de Garden Park abritait un million de personnes des deux sexes, âgées de six à quatre-vingts ans.

Musrahaf a grandi ici, et c’est seulement aujourd’hui qu’il se rend compte à quel point il déteste les Coréens, ces despotes qui ont racheté des terrains publics pour y construire une usine de trois cents étages, qui ont fait de ses voisins des zombis qui n’ont même plus conscience d’être bengalis.

Enfin, il n’est plus temps de se lamenter sur le passé. Musrahaf et sa compagnie s’efforcent de défendre le ghat, le gigantesque escalier descendant vers le fleuve Rupsa, afin que les réfugiés puissent embarquer en bon ordre sur l’aéroglisseur qui va les conduire dans la province indienne d’Assam ; cela fait trois jours que ce processus d’évacuation a été entamé, depuis qu’il est devenu évident que Clem 114 allait frapper le golfe du Bengale.

Derrière le cordon sanitaire se trouvent plusieurs dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ; certains jettent des pierres aux soldats, d’autres se contentent de contempler le ghat d’un air apathique, nombre d’entre eux sont munis de casques et d’amplis illégaux grâce auxquels ils s’amusent à tabasser des habitants de Londres, à incendier des boutiques à Dayton ou à faire les poches des morts à Manille.

Les snipers sont plutôt rares, car l’État du Bangladesh est si pauvre que peu de gens ont les moyens de se payer une arme. Maigre consolation.

Il consulte à nouveau l’ordinateur : situation inchangée. L’aéroglisseur amarré près du ghat doit impérativement partir dans huit minutes, ce qui lui laisse le temps d’y faire monter douze cents femmes et enfants. L’immense vague engendrée par Clem 114 est déjà en route vers eux et les communications sont coupées avec les soldats affectés dans les Sundarbans, les marécages formant la côte sud de la division de Khulna.

Une idée lui vient à l’esprit ; il fait signe à un sergent, qui le salue aussitôt. Il se demande ce que cet homme pense de lui. Dans un quart d’heure, ça n’aura plus d’importance.

— Trouvez-moi un mollah, ordonne le capitaine Musrahaf. Tout de suite. Un mollah du quartier.

Le sergent s’exécute sans mot dire.

Musrahaf est raisonnablement sûr que personne dans la foule ne sait ce qui va arriver. La région misérable où le Gange et le Brahmapoutre se rejoignent avant de se jeter dans la mer est la plus peuplée de la planète. Le Bangladesh ne fait plus partie des nations les plus pauvres du globe – Musrahaf se rengorge un peu en pensant aux progrès que sa patrie a réalisés en une trentaine d’années, dépassant des pays comme la Zambie et le Paraguay qui avaient pourtant de meilleurs atouts. Mais sa réussite et sa population ne présentent aucun intérêt pour l’opinion publique globale, aux yeux de laquelle le Bangladesh est quasiment invisible. La vague haute de deux mille mètres qui fonce sur eux, portée à des proportions inouïes par la structure du plateau continental, ne fera l’objet d’aucun reportage, et son existence même sera une surprise pour ceux qui n’auront pas écouté les infos locales.

Quand il était jeune, il venait ici tous les jours – sa mère vendait des stringala, des boulettes de viande enroulées dans des feuilles de légume cuites à la poêle, dans le bazar situé non loin du gath, et il l’aidait souvent à tenir le stand pendant qu’elle cuisinait. C’était une femme avisée, car elle nourrissait sa famille avec les stringala qu’elle n’avait pu vendre le soir venu ; ils étaient parfois fauchés quand ils se couchaient, mais ils n’avaient jamais faim.

Il donnerait la moitié des minutes qu’il lui reste à vivre pour retourner au stand de sa mère, les narines emplies du fumet du poivre et des oignons, les yeux rivés à ses livres scolaires (elle le poussait sans cesse à étudier), anticipant le moment où ses sœurs et lui mangeraient les stringala invendus.

Deux de ses sœurs sont déjà en Assam, la troisième a épousé un riche Allemand qui a émigré avec elle en Ontario lorsque l’Europe a expulsé les Noirs, les Jaunes et les métis. Il a trois neveux qu’il ne verra sans doute jamais… mais ils sont à Toronto et ils ne risquent rien.

Le sergent revient avec un mollah, et le capitaine Musrahaf lui explique la situation à voix basse. Le mollah accepte sa proposition et file vers la mosquée la plus proche. Musrahaf se félicite d’être tombé sur un mollah jeune et agile.

Alors qu’il disparaît au coin d’une rue, on entend s’estomper le bruit des moteurs du dernier aéroglisseur ; les gens attendent patiemment le suivant. Seuls Musrahaf, le mollah et le sergent savent qu’il n’y en aura pas.

Il reste quatre minutes à tenir lorsque le muezzin lance l’appel à la prière – avec une heure d’avance, mais personne ne prête attention à ce détail. Comme un seul homme, les fidèles rescapés de la Seconde Émeute globale s’agenouillent pour prier ; ceux qui disposent d’un tapis l’étalent sur le sol, les autres se contentent de se tourner vers La Mecque, et Musrahaf en fait autant.

La vague titanesque arrive du sud-est, c’est-à-dire dans la direction opposée à celle du lieu saint, et aucun des fidèles n’a le temps de réagir. Juste avant d’être emporté, Musrahaf se dit que le fait de mourir en prières lui garantit sans doute un coin de paradis.

Quoi qu’il en soit, tout est fini en un éclair ; la vague noire, déjà écumante de cadavres, fonce vers le nord. Elle va parcourir plusieurs kilomètres avant de perdre suffisamment de sa puissance pour laisser quelques survivants.


C’est à Progreso, un petit village situé au sud de Pijijiapan, que Passionet réussit enfin à contacter Mary Ann. Jesse sait qu’elle envisage sérieusement de démissionner, mais comme c’est grâce à la chaîne qu’elle est devenue riche, elle estime devoir d’abord en discuter avec ses responsables. Il décide d’aller jouer avec les petits-enfants de Tomás – deux des garçons se débrouillent plutôt bien au football, un sport qu’il a pratiqué au lycée, et ils organisent un match miniature, durant lequel il réussit à oublier l’intrusion de la réalité dans son aventure.

Il manque sursauter lorsque Mary Ann se dirige vers lui ; on vient de les avertir qu’ils se remettraient en route dans dix minutes, mais Jesse a été endurci par ses épreuves et il lui suffira de boire un peu d’eau pour se sentir à nouveau en forme. La route qu’ils suivent, en haut d’une corniche longeant la côte, ne présente guère de difficultés, et la plupart des réfugiés semblent dans de bonnes dispositions.

— Ça y est, dit-elle, je sais ce qu’ils veulent et c’est tout nouveau. Je ne sais pas comment te l’expliquer. Tu as capté les reportages de Surface O’Malley ces derniers mois ? C’est la fille qu’ils ont choisie pour assurer mon intérim et sans doute aussi ma succession, même s’ils sont trop polis pour me le dire en face.

— Non, je ne la connais pas. Quel rapport avec la situation présente ?

— Il y a quelques jours, alors qu’elle se trouvait à Bangkok, elle a réussi en l’espace d’une heure à violer toutes les règles du métier, et le public a adoré. Naturellement, la direction a trouvé ça génial et nous sommes tous supposés nous inspirer de son exemple.

Durant l’heure qui suit, elle donne tous les détails à Jesse alors qu’ils poursuivent leur marche vers l’autoroute fédérale 200 ; cela fait une journée qu’ils l’ont quittée pour laisser la place à des convois plus importants, se rabattant sur une nationale mal carrossée du Chiapas. Vu leur vitesse, cela ne fait guère de différence pour eux, excepté qu’ils y gagnent en tranquillité et que les fermiers du coin sont davantage enclins à venir les saluer et leur vendre du maïs et des melons.

— Tu as l’intention d’accepter ? demande finalement Jesse. Tu es prête à feindre la sincérité tout en feignant d’être ce que tu n’es pas ?

Son commentaire est plus sarcastique qu’il ne l’a voulu ; il contemple les vallées alentour, où la végétation est marbrée par des coulées de boue, le ciel équatorial d’un bleu azur, et se rend compte qu’il est contrarié par cette intrusion de la réalité dans le petit paradis qu’il s’était fabriqué pour Mary Ann et pour lui.

Elle éclate de rire, mais c’est de toute évidence par pure politesse et pour éviter une prise de bec.

— En dernière analyse, je pense que je dois le faire, Jesse.

Elle lui prend la main et, comme à chaque fois, il est bouleversé à l’idée de toucher un de ses fantasmes d’adolescent, lequel fantasme est également cette chère Mary Ann, la femme courageuse avec qui il partage une grande aventure…

Il hausse les épaules et lui sourit.

— Parce que c’est un devoir ? Pour qui te prends-tu, pour Berlina Jameson ? Je croyais que le but de Passionet était avant tout de distraire.

— C’est ce que je croyais, moi aussi, et eux également, je pense. Si je suis restée aussi longtemps au téléphone, c’est parce que c’est Doug Llewellyn lui-même – le président de Passionet – qui voulait me parler, ce qui est plutôt exceptionnel. En règle générale, je n’ai affaire qu’à un vice-président, et encore pas toujours. De tous les employés de Passionet, ce sont les gens comme moi qui sont les plus connus du public, mais nous sommes loin d’être les plus importants aux yeux de la compagnie – il est trop facile de nous remplacer, sans doute.

Elle porte la main de Jesse à ses lèvres pour y poser un petit baiser.

— Tu sais, poursuit-elle, si j’apprécie que l’on me traite comme un être humain, c’est parce qu’un tel comportement est extrêmement rare dans mon milieu professionnel. Bref, quand j’ai appris que c’était Llewellyn qui m’appelait, je me suis dit qu’il se passait quelque chose d’important dont je n’avais pas été informée, et j’ai insisté pour en savoir davantage avant de décider quoi que ce soit. Ils ont dû contacter David Ali – tu le connais sous le nom de Rock, c’est sans doute mon meilleur ami parmi mes collègues – qui m’a expliqué la situation.

» Tu sais que, de nos jours, toute censure est impossible, car les canaux sont trop nombreux et les données peuvent être dissociées durant la transmission pour être ensuite rassemblées sans problème ?

— Évidemment. Je suis ingénieur, ne l’oublie pas.

Elle lui fait la grimace.

— Si tu veux des explications, laisse-moi te les donner à ma manière, d’accord ?

— D’ac’.

Il lui étreint la main et fait mine de traîner les pieds. Elle sourit et lui embrasse à nouveau les doigts.

— Eh bien, il semble en fait qu’une certaine forme de censure soit encore possible. Est-ce que tu es au courant des derniers développements de la Seconde Émeute globale ?

— Je sais qu’elle bat son plein et qu’elle ne risque pas de s’arrêter de sitôt. Il y a déjà eu pas mal de morts, je crois bien.

— Oui. Dix-neuf millions au dernier pointage, sans compter les quelques millions de personnes dont les émeutes ont empêché l’évacuation. Vingt gouvernements se sont effondrés. La population entière du Bangladesh a péri – la marée de tempête engendrée par Clem 114 a fini ce que les émeutes avaient commencé. Apparemment, on aurait pu évacuer dix millions de personnes supplémentaires si l’armée et les transports n’avaient pas été paralysés par la crise.

— Tu parles comme une vraie journaliste.

— Eh bien, j’en suis une, que ça me plaise ou non.

Elle se serre contre lui et, en dépit de la chaleur, il lui passe un bras autour des épaules pour qu’elle se blottisse contre son torse.

— Ce qui explique le phénomène d’émeute globale, poursuit-elle, c’est que la transmission par la XV encourage la contagion. Comme ce genre d’événement est à la fois violent, horrifique et spectaculaire, c’est l’un des shows les plus populaires qui soient.

— Oui, mais quel rapport avec le fait que ce soit le président de Passionet qui t’ait appelée ?

— Un rapport essentiel. Ce matin, il a été réveillé sans ménagements par un peloton de marines qui a démoli sa maison, a procédé sur toute sa famille à une fouille corporelle en règle et a « accidentellement » détruit la moitié de sa collection d’œuvres d’art. Il s’en est relativement bien tiré – les militaires ont immobilisé une zipline en pleine campagne pour arrêter trois de ses adjoints, qu’ils ont évacués entièrement nus et menottés sous les yeux des autres passagers.

» Quand leurs avocats se sont pointés pour payer leur caution, ils ont découvert que le tribunal avait été placé sous la loi martiale et ils ont été arrêtés à leur tour. En outre, les militaires ont saisi les archives de la XV et ont déclaré qu’ils ne seraient aucunement responsables si certaines bandes étaient accidentellement effacées lors de leur examen. Et ils ont également suggéré que, vu la quantité de sexe et de violence contenue dans lesdites bandes, celles-ci pourraient bien être considérées comme relevant de la « pornographie » et par conséquent être confisquées pour une durée indéfinie, voire valoir aux responsables de Passionet une condamnation pour violation de la loi Diem.

— Seigneur. Je croyais que cette loi ne s’appliquait qu’aux bandes de porno-violence clandestines.

— Elle dit qu’il est interdit de distribuer des expériences de meurtres et de tortures à des clients susceptibles d’en retirer un plaisir personnel. Jusqu’ici, on l’a interprétée de façon plutôt étroite, dans le cadre de la lutte contre le viol, la torture et le meurtre, mais rien n’empêche les autorités de l’interpréter de façon plus large. En théorie, chaque fois qu’une star de la XV est tuée et que le taux d’audience décolle parce que ce genre d’expérience attire les pervers en masse, Passionet pourrait être poursuivi en justice. Et dans les cas les plus graves, la peine de mort pourrait être appliquée aux dirigeants, aux principaux actionnaires et aux techniciens qui ont produit la bande. C’est le même principe que lors du procès de Nuremberg : prétendre qu’on ne faisait qu’exécuter les ordres ne constitue pas une excuse valable.

— Bon Dieu ! Est-ce que tout cela est conforme à la Constitution ?

— Bien sûr que non. Mais Hardshaw a contacté la Cour suprême avant Passionet, et la Cour ne veut plus rien entendre ; à l’en croire, il s’agit d’un « état d’urgence national exceptionnel », comme à l’époque où Lincoln a suspendu l’habeas corpus ou encore comme le principe du secret pendant la guerre froide. En d’autres termes : « Fermez-la et faites ce que je dis. » Et tout cela n’était en fait qu’une démonstration de force destinée à montrer à Llewellyn qu’il avait tout intérêt à coopérer avec le gouvernement s’il ne voulait pas que celui-ci devienne vraiment méchant.

— Je suppose qu’il a compris. Mais pourquoi souhaitait-on sa coopération ?

— Pas seulement la sienne, mais celle de toutes les chaînes XV : il n’est plus question de diffuser quoi que ce soit de nature à encourager le développement de la Seconde Émeute globale. Au contraire, nous devons montrer l’humanité en train de se retrousser les manches, les gens en train de faire preuve de courage et d’altruisme. Bref, le genre d’infos positives que les politiciens ont toujours souhaitées.

— Nom de Dieu, Mary Ann. Je vois ce que tu veux dire. Tu n’as pas vraiment le choix, on dirait – il serait dangereux de contrarier ces types-là. Ils seraient capables de te le faire payer cher.

Le soupir qu’elle lâche le surprend un peu car il exprime l’impatience plutôt que l’accablement, comme si elle cherchait sans succès à lui faire comprendre quelque chose. Elle attrape le bras qu’il a passé autour de ses épaules, et qui transpire déjà abondamment, et lui embrasse tendrement la main. Il se rend compte qu’elle le traite comme un petit garçon, ce qui lui procure un plaisir mêlé d’agacement ; il déglutit et décide de l’écouter avec attention, avec beaucoup d’attention même, car il sait qu’elle pourrait lui donner bien des leçons en matière d’expérience.

— J’ai soudain l’impression d’être ta grande sœur, lui dit-elle, une grande sœur qui prendrait plaisir à te martyriser. Jesse, le gouvernement exerce une contrainte sur Passionet, mais il n’a pas besoin d’en exercer sur moi. Je ne suis pas seulement désireuse de « coopérer », je suis cent pour cent d’accord avec eux. Si je vois l’un de mes confrères chercher à contourner la censure, je serai prête à le dénoncer.

Elle retient son souffle puis, voyant qu’il l’écoute attentivement, poursuit :

— Rien de tel qu’un boulot romantique pour vous guérir du romantisme. Jesse, l’info de masse, qu’il s’agisse de la XV ou des quotidiens de nos ancêtres, c’est avant tout du divertissement. Quoi qu’on ait pu te dire à l’école, les gens ne suivent pas les actualités pour se tenir informés mais pour se divertir. Si les idéalistes étaient dans le vrai, les journaux feraient leurs gros titres sur le vote du budget, la recherche scientifique et le travail des hauts fonctionnaires, et ils consacreraient leurs dossiers aux lauréats du prix Nobel de la paix et au rapport annuel de l’Organisation mondiale de la santé. Et c’est tout le contraire qui se passe. Les infos parlent uniquement de crimes, de sports, de coucheries et de sujets lénifiants – des histoires d’animaux adorables ou des reportages sur les hôtels de luxe. Car c’est cela qui divertit le public.

» En soi, ce n’est pas trop grave, sauf que les gens mènent une vie si morne qu’ils croient dur comme fer à ce que leur disent leurs divertissements – et ça fait un siècle qu’on leur répète que le monde est dangereux, qu’il y a un criminel à chaque coin de rue, que la guerre est imminente, que le sexe est le plus vital de leurs besoins, et autres conneries.

» Enfin, merde, Jesse, imagine que tu sois un psy et que tu aies affaire à un patient qui ne parle que de violence, de cruauté et de fantasmes sexuels… que ferais-tu ? L’encouragerais-tu à en remettre ?

Jesse est un peu surpris, mais il réagit au quart de tour.

— Et la liberté de la presse dans tout ça ?

Elle a un reniflement de dérision.

— Désolée, Jesse, mais quel rapport avec la situation présente ? Tu crois qu’on peut comparer les médias d’aujourd’hui à Benjamin Franklin, dont les brochures étaient ignorées de l’immense majorité de ses contemporains ? Écoute, nous avons affaire à un petit groupe de grandes sociétés qui font fortune en répandant la peur, la haine, la déprime et l’égoïsme et en exaltant la cupidité. S’il y avait une justice, nous assisterions déjà à des exécutions publiques. Exiger des médias qu’ils adoptent le point de vue des bons équivaut à reconnaître que nous devons tous vivre avec les crétins qui croient à ces conneries. Simple raisonnement sémiotique. Mieux vaudrait supprimer toute cette industrie, mais ceci est au moins un bon début.

Il considère le virage en épingle à cheveux que forme la route devant eux ; la tête de la colonne vient juste d’atteindre le virage suivant.

— Tu parles d’un défilé. Alors, quand commences-tu à transmettre ?

— En principe, un contrôleur doit me rejoindre dans trois heures par staticoptère ; ils ont obtenu l’autorisation du gouvernement mexicain en lui promettant un hôpital ambulant pour nous assister.

— Drôle de pot-de-vin. J’aurais pensé que quelque chose de plus futile…

— Ne t’inquiète pas, dit-elle en lui passant une main dans le dos, ils ont arrosé les gens qu’il fallait. Tu n’es pas fâché contre moi, au moins ?

— Pas vraiment.

Il laisse traîner son pied dans la poussière, puis se rend compte qu’il se conduit comme un gamin.

— Euh… pourrais-tu m’expliquer ton raisonnement sémiotique ? En termes simples à la portée d’un modeste ingénieur ?

Elle lui lance son plus joli sourire.

— Ce n’est pas compliqué, Jesse. Le personnage dont nous partageons le point de vue est toujours privilégié – les gens s’identifient à ses valeurs. Ça fait des années que les gens critiquent la tendance actuelle des médias : chaque fois que l’on nous montre une scène de viol ou de meurtre, le point de vue adopté est toujours celui de l’agresseur, ce qui fait que le public associe la notion de violence et celle d’excitation. Ce que nous allons faire, c’est cesser de donner la parole aux pillards, aux violeurs, aux émeutiers, bref, à tous ceux dont les actes encouragent la continuation de la Seconde Émeute globale. Aucune scène ne sera perçue de leur point de vue. Quand ils se brancheront sur la XV, ils ne retireront de leur expérience qu’une impression de dégoût universel. En d’autres termes, nous allons retirer leurs privilèges aux agresseurs.

Bien qu’il ait compris sa démonstration, Jesse ne peut s’empêcher de penser que tout ça ressemble bel et bien à une campagne de désinformation. Mais il se contente de demander :

— Est-ce que ça va marcher ?

— Il y a intérêt.

Il acquiesce malgré lui ; si on doit contrôler les infos, autant que ce soit pour une bonne cause.

— J’espère que ça marchera. Tu vas me manquer.

— Pardon ? Mais je ne vais nulle part. Enfin, je vais à Oaxaca, mais nous n’y serons pas avant plusieurs semaines.

Il est si surpris qu’il se met à bafouiller.

— Mais je croyais… je veux dire, Passionet ne…

— Jamais ils n’auraient envoyé quelqu’un ici, oui. Mais la situation a changé. Ils veulent que leur public fasse l’expérience de la longue marche de Mary Ann Waterhouse, et sans fioritures. J’aurai même le droit de râler sur le poids et le volume de mes nichons.

Comme il ne sait pas quoi dire, il la serre dans ses bras ; elle lui rend son étreinte et lui dit :

— Alors comme ça, tu croyais que tu allais te débarrasser du gros sac à présent que tu en avais fait le tour ?

— Jamais. Mais j’avais un peu peur de… eh bien, de devoir te dire adieu. Même si j’ai à le faire un jour, je ne suis pas encore prêt.

— Moi non plus. Et puis, tu as au moins une bonne raison de rester avec moi ; ça te permettra de draguer plus facilement par la suite.

— Ah bon ?

Il se tourne vers elle et la voit réprimer un sourire avec difficulté.

— Que veux-tu dire ?

— Enfin, Jesse, des millions de femmes de par le monde vont découvrir ce qu’on ressent en te faisant l’amour. Crois-moi, ça ne risque pas de nuire à ta réputation.

Jesse est si abasourdi qu’il en reste muet, puis il attire Mary Ann contre lui et l’embrasse à pleine bouche, lui pétrissant les chairs avec avidité. Après tout, autant profiter de leur intimité pendant qu’il en est encore temps.


Louie doit consacrer les trois heures suivantes à des séances d’exercices et de repos destinées à l’aider à supporter son long voyage. Cela lui inspire encore moins d’enthousiasme qu’un rendez-vous chez le dentiste.

D’abord parce que c’est chiant, vu que sa seule distraction lui est fournie par la musique de Mahler – Das Lied von der Erde. Il est d’autant plus frustré qu’il a appris à apprécier Mahler grâce à ses processeurs et qu’il l’entend beaucoup moins bien à présent – son ouïe n’est pas aussi précise que la perception directe de l’enregistrement digital. En outre, il n’a pas la capacité cérébrale pour lire simultanément tous les ouvrages consacrés à cette œuvre, pour la comparer aux autres opus du musicien… il a un peu l’impression de l’entendre sur un autoradio branché sur les ondes moyennes.

En outre, la souffrance physique est moins intense que prévu ; ces exercices sont plutôt agaçants, d’accord, mais il n’a pas assez de neurones à sa disposition pour ressentir davantage qu’une vague irritation, et sa douleur serait plus riche s’il pouvait la mettre en parallèle avec un plus grand nombre d’expériences…

Il éclate de rire, étouffant une phrase musicale de Mahler (merde ! impossible de faire deux choses à la fois !), et décide de souffler un peu. C’est entendu, il préfère son incarnation électronique. Si seulement il n’avait pas été obligé de la quitter. Si ça ne tenait qu’à lui, il ne visiterait son corps qu’à de rares occasions, et seulement pour faire l’amour avec Carla…

Hé, il peut faire encore mieux. S’ils entraient en liaison, chacun d’eux pourrait faire l’expérience des sensations et des souvenirs de l’autre en plus des siens propres, en temps réel plutôt qu’en esprit ou en rediffusion.

Il secoue la tête, étouffe un nouveau rire ; décidément, il n’aime plus tellement sa carcasse. À force de secouer la tête, il commence à avoir une crampe dans la nuque, et il se rend compte que le fait de rire lui procure un léger vertige, sans doute parce qu’il respire mal. Bizarre… il suffit de passer un mois loin de son corps, et voilà que celui-ci devient une source d’irritation.

À propos… il fonce vers les toilettes. Ça fait sans doute une bonne semaine qu’il ne s’est pas soulagé.

Encore une expérience qu’il avait quasiment oubliée, et celle-ci ne serait guère enrichie par l’addition de senseurs et de processeurs supplémentaires.

Une heure s’écoule avant qu’il ne puisse regagner l’état qu’il préfère. Son corps est perclus de courbatures et, tout en se rebranchant sur le système, il se dit que ça ne risque pas de s’améliorer avec le temps…

Quelque chose a changé.

Sa première impression, et la plus étrange, est celle d’une présence toute proche. L’instant d’après, il comprend que c’est la sienne ; une douzaine de microsecondes plus tard, il s’est réintégré, il a comparé cette expérience à celle qu’a eue Carla un mois plus tôt, s’est rendu compte que cette analyse a encore accru sa complexité et a décidé que c’était tout bénéfice pour lui. Il altère le programme des petits malins en route pour les astéroïdes ; les projectiles lancés depuis ceux-ci porteront une copie de chaque petit malin qui se réintégrera à Louie.

Lorsqu’un projectile catapulté depuis la Lune traverse le tunnel en ressort du Bonne Chance, Louie doit lui consacrer délibérément toute son attention, car il est désormais si loin qu’il fait le grand écart entre Louie-sur-la-Lune et Louie-l’astronef. Il saisit le projectile, le projette, change de point de vue, voit le projectile foncer vers le tunnel, le traverser, voit la chaleur produite par les courants en divers points mal protégés des conducteurs, la voit se dissiper, le tout aussi facilement qu’un jongleur expérimenté faisant tourner ses balles. Le spectacle est beaucoup plus impressionnant, et Louie est en mesure de se livrer à une bonne centaine d’autres tâches. L’idéal.

La caravane compte à présent quarante-six projectiles, et les signaux radio mettent quatre-vingt-sept secondes à lui parvenir, ce qui correspond pour son cerveau à deux cent quatre-vingts jours ; durant l’intervalle de temps nécessaire à une communication entre Louie-l’astronef et Louie-sur-la-Lune, il s’écoule pour lui l’équivalent de quatre années.

Il ne se voit plus en train de jongler avec les projectiles, mais occupé à les lancer et à les saisir en même temps. Pendant qu’il a séjourné dans son corps, il a improvisé une partie de handball dans la bulle d’observation du Constitution, récupérant une balle de tennis qui traînait dans la station, mais il n’y a aucune comparaison possible.

Le voyage se poursuit. Chaque nouveau séjour dans son corps lui semble plus pénible. Son plus grand regret, c’est que même si Carla et lui s’échangent des « romans » – des expériences simulées plus complexes et plus riches que la XV, où ils partagent plaisirs, amours et découvertes –, chacun de ces « romans » n’est « publié » que tous les trente ans (c’est-à-dire toutes les cinquante minutes) et que le délai de réponse devient de plus en plus long. En outre, ces expériences partagées sont si vivantes – plus réelles que la vraie vie, en fait – qu’ils regrettent de ne pas pouvoir se retrouver ensemble sur la Terre, telle qu’elle était avant la venue de Clem, pour comparer leurs plaisirs réels à leurs plaisirs virtuels. De toute façon, ils auraient du mal à visiter le Paris du XVIIIe siècle ou à plonger en surf sur Tahiti depuis l’orbite terrestre.

Mais ça lui donne une bonne raison de conserver et d’entretenir son corps, même s’il en a suffisamment de souvenirs pour construire toutes les expériences « physiques » dont il a envie.

Berlina Jameson n’attend plus grand-chose de l’existence – la sienne est si confuse, et depuis si longtemps, qu’elle se croit blasée. Mais elle est quand même surprise de recevoir un message de John Klieg, encore plus surprise lorsqu’elle découvre qu’il contient une liste de noms, de dates, de fichiers, de sources et de nœuds dont il lui recommande l’exploration. L’espace d’un instant, elle se demande s’il ne cherche pas à se venger, si elle ne va pas se faire repérer par un groupe terroriste dès qu’elle se mettra à fouiner. Mais dans ce cas, pourquoi lui recommanderait-il d’effectuer ses recherches sous une fausse identité en béton ? S’il a quelque chose derrière la tête, elle ne voit vraiment pas quoi.

Peut-être est-il du genre fair-play, peut-être pense-t-il sincèrement qu’elle s’est contentée de faire son boulot.

Elle investit une forte somme dans la conception d’une série de logiciels d’espionnage, s’assurant qu’ils sont totalement inviolables. Cela l’amène à consulter son compte bancaire et à constater qu’elle est désormais riche.

Les résultats de ses recherches se révèlent spectaculaires, et elle se rend compte qu’elle doit un signalé service à Klieg, ce qui la met dans l’obligation de le protéger en cas de pépin. Elle-même va devoir faire gaffe si elle a l’intention de publier ses découvertes dans Reniflements.

Mieux vaudrait sortir le prochain numéro dès que l’enquête sera bouclée. Elle effectue de nouvelles recherches, réussit à obtenir le numéro privé de Harris Diem, puis prend la route de Green River, Utah, pour éviter de téléphoner depuis Denver, où il est possible que son appel soit écouté.

Lorsque le visage de Diem apparaît sur son écran, il lui semble aussi épuisé que surpris.

— Je n’ai pas beaucoup de temps, dit-elle sans préambule. Un paquet de données anonymes va être téléchargé sur votre ligne privée. J’ai la preuve irréfutable de l’existence d’un complot dont le but est de faire sortir Abdulkashim de sa prison de Stockholm et de le remettre à la tête de la Sibérie. L’évasion doit se produire le 22 septembre, la veille du procès. Je publierai les faits quarante-huit heures avant, plus tôt si le procès est avancé ou si vous arrêtez les comploteurs. Vous n’avez aucune obligation envers moi, Mr. Diem, mais j’aimerais bien une interview exclusive après que vous aurez réglé ce problème.

— Ce sera un plaisir, dit-il avec un sourire sinistre.

Il remue les lèvres en silence, et la communication est aussitôt coupée. Sans doute a-t-il donné à son ordinateur domotique les instructions nécessaires pour que l’appel soit interrompu. Et impossible à localiser.

Berlina dispose d’un peu de temps, et il est peu probable que ses ennemis aient un agent en poste dans ce trou perdu. Elle opacifie ses vitres, se noue un foulard sur la tête, enfile une tenue passe-partout et sort pour manger un morceau.

La journée est splendide ; à cette altitude, le temps est relativement doux en été, et le paysage est spectaculaire. Les gens qu’elle croise lui sourient fréquemment, et cela lui donne à réfléchir ; dans le temps, il ne faisait pas bon être noir dans l’Utah, en particulier en pleine campagne. Tout ceci est révolu… grâce aux Européens. Quand ils ont expulsé les « étrangers » et « purifié » leur continent de merde…

Un peu de franchise, Berlina, tu adorais l’Europe, c’était ta patrie, alors ne sois pas si amère – tu fais la gueule uniquement parce qu’ils ne veulent plus de toi. Mais s’ils rouvraient leurs frontières, tu prendrais le premier avion pour retourner là-bas.

Elle a horreur de se prendre en flagrant délit de contradiction, et puis la question n’est pas là. Ce qui a changé les choses dans l’Utah, et même dans le Mississippi, à Détroit et ailleurs, c’est la Petite Guerre froide, la tension qui a prévalu entre les USA, le Japon et l’Europe lorsqu’ils se sont disputé les ressources naturelles de l’espace et de l’océan, ainsi que l’accès aux marchés du tiers-monde. Comme l’ennemi, à savoir les Européens et les Japonais, était ouvertement raciste, le racisme est devenu une valeur « antiaméricaine ». La moitié des passants qui la saluent se mettraient à vomir à l’idée de la recevoir chez eux, mais ça ne leur coûte rien de lui sourire, et ça leur rappelle qu’ils ne sont pas européens. Dans le temps, lui a-t-on raconté, les réfugiés russes vivaient grâce à la générosité des anticommunistes ; en outre, le fait qu’elle porte les couleurs de l’Europe – vert, rouge et noir – sur sa chemise et plus particulièrement sur son cul trahit sans doute son statut.

Elle se demande si les gens du coin sont aussi polis envers les Afroméricains qu’envers les Afropéens.

Enfin, peu importe… il fait trop beau pour déprimer. En outre, elle tombe sur un restau comme elle les aime, avec lino carrelé, comptoir en acier et formica, et tabourets de bar en skaï. Obéissant à une vieille habitude, elle commande le plat pourvu du nom le plus ringard (donc, à ses yeux, le plus américain) : un « Chili Dog Over Mac », c’est-à-dire un hot-dog accommodé à une sauce sirupeuse et servi sur un lit de macaronis au fromage.

La salle est loin d’être pleine ; elle aperçoit un couple plutôt jeune, avec une ribambelle de gosses fort sages pour la plupart mais néanmoins un peu bruyants ; il émane de leur table un brouhaha permanent.

Le père, un jeune homme brun vêtu d’une chemise blanche, et la mère, étonnamment jeune, mince et apprêtée vu l’étendue de sa progéniture, sont pleins d’attention pour leurs enfants et tentent d’organiser ce chaos qu’est un repas en famille, et Berlina s’amuse à les observer. Tout en dégustant sa glace à la fraise, elle analyse leur logistique parentale, s’émerveillant de la façon dont tous deux réussissent à savourer leurs glaces tout en nettoyant les frimousses de leurs gamins.

Une fois le repas achevé, la petite famille s’en va dans un murmure rieur, et lorsque Berlina se tourne vers la porte du restau, elle découvre avec un choc qu’une jeune femme s’est assise à sa table.

— Salut. Désolée de vous déranger, mais vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?

— Je ne fais que passer, dit Berlina.

Comment a-t-elle fait pour se faire repérer alors qu’elle s’efforçait précisément de passer inaperçue ?

La fille assise devant elle ressemble à une étudiante tout ce qu’il y a d’ordinaire ; elle n’est pas maquillée, sa tenue ne l’identifie pas comme appartenant à un groupe précis, mais elle est suffisamment moulante pour être à la mode. Quoique plutôt traditionnelle. La jeune fille se fend d’un sourire.

— Vous ne connaissez personne ici ?

— Pas vraiment. Vous êtes toujours aussi curieuse ?

— Mon Dieu, non, mais je cherche à filer d’ici et je préférerais qu’on ne me retrouve pas. Je ne suis pas une criminelle, entendons-nous bien. Mais il y a ce mec qui m’héberge et… eh bien, il est plutôt sympa, mais il est plus âgé que moi, il commence à devenir sérieux et je n’ai pas…

Berlina pose la question qui s’impose.

— Il est dangereux ?

— Seulement si on considère le courrier et le téléphone comme des armes. Je suppose que je ne lui échapperai pas indéfiniment, car il utilisera sûrement des outils de recherche et on est bien obligé de se brancher de temps en temps, pas vrai ? L’autre jour, j’ai un vieux copain qui m’a retrouvée comme ça. Il est au Mexique et il a réussi à survivre à Clem 2.

La fille boit une gorgée de soda et poursuit :

— Je raconte n’importe quoi. Je me sens ridicule. Il m’a fallu une demi-journée pour me décider à demander service à quelqu’un. Je ne suis pas douée pour ça.

Berlina lui sourit.

— Moi non plus. Si je vous dis que j’ai quelques secrets à protéger et que je ne souhaite pas que l’on remarque mon passage, vous saurez être discrète ?

— Je n’en ai pas l’air, hein ? Mais j’en suis capable.

Elle écarte ses cheveux de son visage, dévoilant son décolleté, et Berlina comprend pourquoi elle a pu attirer l’attention d’un homme mûr ; sa silhouette est des plus séduisantes, son visage bien dessiné, ses yeux clairs et intelligents.

— Je n’ai que trois valises à récupérer – je n’en avais que deux en arrivant ici, ce mec est très généreux, mais… enfin, si vous êtes curieuse, je vous raconterai toute l’histoire en route, si vous m’acceptez comme passagère, bien sûr.

— Je ferais n’importe quoi pour une belle histoire, dit Berlina en souriant.

— J’espère que vous ne serez pas déçue. Au fait, je m’appelle Naomi Cascade.

Elle tend la main comme le ferait un homme, et Berlina la serre avec solennité.

— Je vous dirai mon nom dans quelque temps – il est vraiment nécessaire qu’il reste secret pour le moment. Vous ne m’avez même pas demandé dans quelle direction je vais.

— Oh, je trouve assez romantique de « partir pour une destination inconnue », pas vous ? réplique Naomi. Et puis, quand on quitte cette ville, on prend forcément la 70, donc on va soit vers le Co soit vers l’Az. L’un ou l’autre me conviennent parfaitement.

Berlina hoche la tête : marché conclu. Elles vont récupérer les valises de Naomi et montent dans la voiture de Berlina. Naomi s’assied à l’arrière, où Berlina compte la rejoindre dès qu’elles auront gagné un rail, et elles démarrent.

Berlina comptait initialement regagner Denver, puis prendre la 80 en direction de la Ca pour brouiller les pistes au cas bien improbable où on l’aurait identifiée comme la correspondante de Diem. Mais le fait d’avoir renoncé à sa couverture la convainc de changer de plan : elle va foncer vers l’Az, passer la frontière et regagner les USA via Tijuana.

Une fois qu’elles sont sur la route, elle demande à Naomi :

— Vous avez entendu parler de Reniflements ?

Et elle ôte son foulard. La jeune fille ouvre de grands yeux étonnés, et Berlina se dit qu’elle n’a jamais vu quelqu’un d’aussi impressionné. Du moins par sa petite personne.

Deux heures plus tard, elles sont en passe de devenir les meilleures amies du monde et Berlina envisage sérieusement d’engager une assistante. Comme Naomi a laissé certaines de ses affaires à l’U d’Az, il leur semble logique d’aller y faire un tour.

Du coup, Berlina décide de prendre la route 24 au niveau de Goblin Valley et de traverser quelques parcs nationaux, ce qui ne peut que brouiller encore un peu plus sa piste. Les deux jeunes femmes sirotent leur limonade, contemplent le paysage et font plus ample connaissance.

Le 29 juillet, Louie reçoit un message de seize téraoctets en provenance de Carla ; il s’agit d’un résumé de ce qui s’est produit à Dhaka lorsque le chaos de la Seconde Émeute globale a été annihilé par la marée de tempête qui déferlait dans le golfe du Bengale. Il ne parvient pas à chasser ces atrocités de son esprit ; à mesure qu’il attrape les projectiles en provenance de la Lune (ils arrivent de plus en plus vite et de plus en plus fréquemment, et le Bonne Chance est à la queue d’une caravane comptant à présent soixante-dix-huit éléments), il ne cesse de revoir cet océan où flottent deux cent cinquante millions de cadavres… ces actes hideux qui ont été accomplis dans cette région du globe… et aussi la foi, le courage manifestés par tant de gens…

Cela le déchire ; quand il s’enquiert de l’état de son corps, il voit qu’il est secoué de vomissements.

Il y aura bien d’autres drames similaires. Les marées de tempête continueront de sévir. Et même s’il est peu probable qu’une seule catastrophe cause autant de pertes en vies humaines que celle qui a vu la disparition du Bangladesh, de la plus grande partie de la Birmanie et d’un bon morceau de l’Inde, Louis sait parfaitement – mieux que quiconque, en fait, car son expérience transcende celle du genre humain – ce que signifie la perte d’une seule vie. Et son imagination lui permet aisément de multiplier cette perte par plusieurs millions.

Impossible d’occulter cette horreur.

Les séjours qu’il fait dans son corps sont de plus en plus pénibles. Il a trop de choses à faire, et voilà qu’il perd son temps et celui de tout le monde. Il fait du vélo pour tonifier ses muscles, mais ses collecteurs et ses réacteurs fournissent chaque seconde l’équivalent énergétique d’une petite bombe atomique. Il fait du squash pour conserver ses réflexes, mais ceux-ci sont trois millions de fois plus lents que lorsqu’il est branché. Il se bourre de matière organique pour accumuler de l’énergie, mais ses cellules solaires, ses usines à fusion d’He-3 et ses réacteurs à fission lui en fournissent une quantité plusieurs milliards de fois supérieure. Et même les sensations que lui procure la veuve Poignet pâlissent à côté de celles que lui transmet Carla et qu’il enrichit de son côté – l’amour plus que charnel, total, du corps comme de l’esprit.

Quand il se trouve en mode virtuel, il peut s’il le souhaite déguster un repas de gourmet devant une cheminée flambante, nu sur un fauteuil confortable, servi par des beautés qui ne désirent que lui plaire. Ici, seul dans son corps, il ne peut qu’ouvrir une boîte de conserve dans sa cabine, où règne une odeur composite faite d’huile de machine, de sueur et d’excréments, assis sur un siège que seule la faible gravité rend vaguement confortable.

Il sait parfaitement ce que les freudiens, les tantriques, les hédonistes et les sensei lui diraient à propos de ses relations avec son corps. Mais ce n’est pas l’expérience physique qu’il déteste. C’est le fait qu’elle soit limitée, le fait qu’il se sente estropié, le fait que son expérience serait bien plus riche s’il se rebranchait…

Ce sac de viande et de tripes est bel et bien le maillon le plus faible de la chaîne.

L’idée qui lui vient est si évidente qu’elle lui donne le vertige.

Il a passé les jours précédents à rendre son vaisseau plus rapide, plus efficace ; les robots qui grouillent sur l’immense bobine n’ont cessé de réparer les pièces qui cédaient sous l’effet des sauts d’accélération, voire de les remplacer quand elles étaient inopérantes.

Mais ça fait dix-huit heures qu’il n’a plus réparé quoi que ce soit ; c’est inutile. Cette tâche est accomplie. Plus rien ne peut casser. Tous les éléments du vaisseau sont dix fois plus résistants que son corps, et comme les sauts d’accélération sont maintenus dans des proportions acceptables par celui-ci, cela suffit amplement.

Son corps est le maillon le plus faible de la chaîne.

Une autre idée lui vient à l’esprit ; s’il n’a pas pensé à ça plus tôt, c’est sûrement pour une bonne raison.

La réponse est toute trouvée. Son « autre moi », le « véritable moi » avec lequel il fusionne chaque fois qu’il enfile son casque, ses gants et ses lunettes, est beaucoup plus évolué que lui, il peut télécharger ce qu’il veut, quand il le veut… bref, cet autre lui-même serait parfaitement capable d’avoir une telle idée, mais jamais il n’oserait la lui suggérer. Ce qui signifie sûrement quelque chose.

Il s’assied et tape une lettre adressée à lui-même ; elle est aussi précise que concise. Son corps a perdu toute utilité ; si Louie-l’astronef augmente la puissance de son dispositif, il pourra accroître son accélération dans des proportions considérables et atteindre 2026RU plusieurs mois avant la date prévue.

Il n’y a qu’un seul Louie-le-corps, et cette entité ne lui apporte plus aucune satisfaction. Il y a neuf milliards de personnes sur la Terre, et les deux tiers d’entre elles risquent d’être frappées par les marées de tempête.

Sacrifie-moi, écrit-il. Sois raisonnable. Je ne suis qu’un minable processeur inefficace opérant sur une plate-forme trop fragile. Si tu te débarrasses de moi, tu seras en mesure de sauver l’humanité. Je sais que ça ne te fait pas plaisir, Louie, mais, mon vieux, nous savons tous les deux que c’est nécessaire.

Le clavier sur lequel il pianote est « local » – il ne communique avec aucun système autre que lui-même –, ce qui lui permet d’envoyer le message avant que Louie ait le temps de discutailler.

Il réfléchit quelques instants et, se sentant un peu bête – qui d’autre que lui pourrait être l’expéditeur ? mais une lettre doit être signée –, il ajoute : Louie Tynan. Puis il réfléchit encore un peu et conclut que la seule façon de s’assurer la coopération de Louie-l’astronef, c’est de lui donner un ordre. Il ajoute donc :

C’est un ordre.

Meilleurs sentiments,

Colonel Louie Tynan, chef de l’expédition.

Il relit l’ensemble pour anticiper les réactions de Louie-l’astronef, tente d’imaginer les siennes dans ce type de situation et, tout en se faisant l’effet d’un crétin intégral, remplace « Meilleurs sentiments » par « Tout mon amour ». Satisfait du résultat, il envoie le message avant d’avoir le temps de changer d’avis.

De retour sur son vélo, il envisage de boire un peu d’eau fraîche lorsqu’il entend sa propre voix.

— Louie ?

— Oui ?

— Il faudrait qu’on en discute, tu sais.

— Non. C’est inutile. Écoute, tu dois te dire que je ne compte pas me rebrancher comme prévu, et tu as raison. Il ne servirait à rien d’intégrer à ta personnalité la souffrance que je vais ressentir, ni la sensation de commettre un suicide. C’est le genre de chose dont on n’aime pas se souvenir, et je compte bien t’épargner ça. Ce que je vais faire, c’est me prendre une bonne cuite avant l’arrivée du prochain projectile – il reste encore pas mal de gnôle laissée par le docteur Esaun –, puis grimper en haut de la passerelle principale. Tout objet se trouvant à cet endroit, s’il n’est pas soigneusement arrimé, va muy pronto faire une belle chute. Je suis moins doué que toi en calcul, mais si la vitesse de l’astronef augmente de quatre-vingt-dix pour cent plutôt que de vingt pour cent, je vais tomber la tête la première à environ trois cents kilomètres à l’heure. Ce qui me laissera à peine le temps de souffrir.

— Je dispose d’une capacité mentale suffisante pour effacer toute trace de souffrance. Et puis, tu sais, le souvenir de la douleur, ce n’est rien ; même les plus atroces des réminiscences ne procurent guère de malaise.

Il pédale un peu plus vite et répond :

— C’est une faveur que je fais à mon corps. Je veux dire, je l’ai depuis si longtemps, et à présent que je dispose aussi de l’astronef et du complexe lunaire… eh bien, je pense que cette partie de moi-même a le droit de mourir en état de conscience.

— Cependant, tu as l’intention de te droguer…

— Ou de quasi-conscience. Si je ne veux pas que tu éprouves cette douleur, imagine l’état dans lequel je suis.

La voix métallique, si semblable à la sienne qu’il peut à peine les distinguer, éclate de rire.

— Il y a quand même un problème. Tu as pris la décision de te sacrifier pour la race humaine. C’est un souvenir que j’aimerais conserver. Pourrais-tu enfiler ton casque et mettre ta fiche le temps que je copie tes émotions récentes ? Si tu n’as pas confiance en moi, tu n’as qu’à te dispenser des gants et des lunettes – il te suffira de te concentrer sur les informations transmises par tes sens et tu n’auras aucun mal à ôter le casque.

C’est là une requête fort raisonnable ; et Louie est bien obligé de reconnaître que quelque chose a changé en lui depuis qu’il a pris sa décision.

— Okay.

Il se sent un peu stupide, car Louie-l’astronef a sûrement perçu son approbation, n’ayant aucune difficulté à déchiffrer son langage corporel.

Le plus drôle dans l’histoire, se dit-il en attrapant le casque, c’est qu’il a vraiment l’impression d’être « Louie lui-même », bien que Louie-l’astronef soit infiniment plus efficace et plus expérimenté que lui. Il se demande ce qu’en pensent Louie-l’astronef, Louie-sur-la-Lune et même les petits malins… l’estiment-ils plus réels qu’eux-mêmes ? Peut-être devrait-il leur poser la question…

Il se coiffe du casque, sent les microfibres entrer en contact avec son cuir chevelu, se régler de façon à recevoir les millions d’impulsions émises chaque seconde par son cerveau. Puis il insère la fiche qui permettra à la machine de lire ses pensées et ses souvenirs.

Ses paupières se ferment si violemment qu’une vive douleur lui parcourt le visage.

Une impression de mouvement, une sensation musculaire impossible à identifier, et il se frappe les oreilles à s’en faire exploser les tympans.

La douleur est insoutenable, il cherche un point d’ancrage, quelque chose d’extérieur à la machine, quelque chose qui lui permettra de reprendre le contrôle de son corps et d’arracher le casque de sa tête…

La douleur cesse net, comme si on avait actionné un interrupteur. Ses bras pendent contre ses flancs, il sent ses souvenirs filer dans la fiche et tempête contre Louie-l’astronef, ce traître, ce salaud : il va l’obliger à mourir (car Louie ne va pas sacrifier plusieurs milliards d’êtres humains pour sauver sa carcasse) tout en lui retirant toute dignité…

Il pousse un cri de frustration, et la douleur qui lui déchire la gorge lui permet de se ressaisir, mais avant qu’il ait le temps de s’emparer du casque, il sent son œsophage se contracter. Le sang bat furieusement dans ses veines, il tente de se raccrocher à son pouls, à sa tension artérielle, n’importe quoi pour l’aider à…

Son cœur cesse de battre. Son artère carotide se contracte.

Il entend de la musique, distingue un long tunnel obscur, et il a envie de rire tant cette scène ressemble à un cliché, et voilà que débarquent ses parents, à qui il ne pense plus qu’une fois tous les deux ans, ils sont là pour l’accueillir…

Il se réveille. Il est dans la machine ; Louie-le-corps et Louie-l’astronef ne font plus qu’une seule entité, et il comprend instantanément que, si Louie-l’astronef acceptait la nécessité de son sacrifice, il ne voulait rien perdre de lui-même ; il évalue l’alternative qui se présente à lui, accepte la décision de Louie-l’astronef, s’accepte lui-même, cesse de se sentir dissocié, sauf lorsqu’il aperçoit sur l’écran son corps autour duquel s’affairent les robots sanitaires. Cela lui procure une étrange sensation de dualité, car une partie de lui-même se rappelle sa mort, l’autre son assassinat.

Mais il y a plus étrange encore : quand il a fusionné avec l’intelligence de l’astronef – quand il est pleinement devenu le « véritable » Louie Tynan –, à l’instant où il a été arraché à la lumière, à maman et à papa (papa allait lui dire quelque chose, et il lui souriait comme il ne l’avait fait que rarement durant sa vie)…

… un bref laps de temps s’est écoulé avant sa mort physique, et il restait encore une partie de Louie dans le corps. De sorte qu’il s’est bel et bien suicidé… et que son âme, s’il en avait une, est bel et bien partie pour le paradis ou pour l’enfer. En a-t-il acquis une autre du fait de sa survie ? Ou bien est-il un être sans âme ?

Il dispose de l’éternité pour résoudre ce genre de problème.

Il visualise une superbe plage du Pacifique d’avant Clem et relit le dernier message de Carla. Ils passent un mois à naviguer dans les îles Salomon ; ils rient souvent, parlent beaucoup, communiquent mieux qu’ils ne l’ont jamais fait.

Il ne sait pas s’il a encore une âme, mais il sait qu’il est encore capable d’aimer – ce qui est plus que suffisant pour quelqu’un d’aussi pragmatique que lui. Quatre minutes – soit vingt-deux ans pour son cerveau – après sa mort corporelle, il a atteint une sérénité philosophique qu’il ne pourra jamais transcender.


John Klieg se sent plutôt en forme ; ce qui se comprend quand on sait que ses quatre groupes d’ennemis se préparent à s’affronter mutuellement. Il ne pense pas que sa communication avec Berlina ait été piratée, mais même si tel est le cas, cela ne le gêne guère. L’important, c’est que l’évasion d’Abdulkashim échoue et que ses instigateurs sachent pourquoi ; s’ils ne modifient pas leurs plans durant les jours à venir, il a encore deux ou trois tours dans sa manche à leur disposition.

Son seul loisir pour le moment est d’observer les cent écrans de son bureau, une tâche à laquelle il consacre toute son attention. Derry est assise à côté de lui, occupée à dessiner des chevaux – un des rares avantages de ce trou perdu, c’est l’abondance de canassons dans les parages. Glinda est encore en train de faire la sieste ; elle ne se sent pas très bien depuis quelques jours, ce qui est compréhensible. La concurrence sauvage, c’est une chose, mais les coups d’État et les assassinats… Klieg est surpris de la facilité avec laquelle lui-même a encaissé le choc.

Sa liaison avec les USA laisse encore à désirer ; il s’engueule chaque jour pour avoir manqué de prudence sur ce plan, mais après tout, c’était la première fois qu’il s’aventurait dans une zone vraiment dangereuse.

Les écrans montrent les petits-enfants de Clem en train de ravager l’Europe et Klieg trouve le spectacle intéressant. Les Américains ne voient plus beaucoup d’images du Vieux Continent, en partie à cause du lobby des réfugiés – il y a deux millions d’Afropéens, plus un million de personnes d’autres races, qui sont prêts à protester dès qu’un événement survenant en Europe est couvert de façon neutre ou positive. Et durant les douze dernières années, nombre d’Américains ont adopté leurs préjugés.

Les images qu’il observe se ressemblent plus ou moins toutes – navires échoués sur les plages, monuments historiques en train de s’effondrer, ce genre de truc. Une demi-douzaine de cyclones et de tempêtes ont déversé des tonnes d’eau dans la Méditerranée, dont le niveau bat tous les records, et sa faune succombe sous l’effet de la pollution et de la dilution du sel. La puanteur est paraît-il indescriptible, une des raisons pour lesquelles Klieg s’abstient de se brancher sur la XV. Et puis, avouons-le, même si tout cela est poignant, même si c’est une partie du patrimoine de l’humanité qui disparaît, Klieg s’intéresse davantage aux gens qu’aux choses… et les réfugiés se ressemblent tous, quelle que soit la partie du globe qu’ils ont fuie. Des défilés d’enfants en pleurs, de vieillards cacochymes, d’adultes aux yeux égarés ayant tout perdu dans la catastrophe. La première fois qu’on voit ça, c’est bouleversant. La centième, on n’en a plus rien à cirer.


Grâce à la TV et aux deux postes de XV du pub, ils ont tous vu ce qui s’est passé à Hawaii. Le village a perdu tout espoir, il sait que le même sort lui est réservé, et on dit même que la marée de tempête risque de submerger toute l’Irlande. Ils se rassemblent donc dans l’église, autour du père Joseph, pas parce qu’ils s’y croient en sécurité, ni parce qu’ils s’attendent à un miracle, ni même parce que le toit de l’église est plus solide que ceux de leurs maisons (ce qui est pourtant le cas), mais parce que c’est l’endroit idéal où attendre le trépas.

Les derniers villageois émergent d’une nuit si noire que c’est à peine si les éclairs réussissent à la rendre moins opaque. Les routes sont impraticables, dit-on, mais personne n’avait envie de les emprunter. Si on doit mourir, autant mourir dans le comté de Clare ; si on doit survivre, autant se réfugier dans une église au sommet d’une colline.

Clem 238 est quelque part à l’ouest, et les radars gouvernementaux ont repéré depuis des heures la marée de tempête.

Comme les cierges ne manquent pas, le père Joseph en fait allumer quelques-uns et encourage ses ouailles à chanter pendant que des volontaires condamnent les vitraux de l’intérieur (ça fait quelques heures qu’il s’est occupé de l’extérieur).

En tant que prêtre, il regrette un peu d’être plutôt superficiel. Il se contente de célébrer les mariages, les baptêmes et les funérailles, osant parfois prêcher le bien à ses paroissiens. Il n’était pas fait pour ce travail.

Mais il y a un Dieu au-dessus de lui, et le bon sens lui commande de s’adresser à Lui. Il encourage les fidèles à prier. Certains d’entre eux somnolent, mais il n’a pas le cœur de les réveiller.

D’après la pendule, le soleil a dû se lever, mais on ne perçoit aucune lumière au-dehors, même pas un rayon lumineux entre les portes. L’église sent le fauve et le linge mouillé.

Michael Dwyer se porte volontaire pour aller allumer les phares de son camion – passionné de musique américaine, il l’appelle son rig – pour voir ce qui se passe dans la vallée.

L’église se trouve désormais sur une île et l’eau ne cesse de monter. Michael et Joseph discutent brièvement de la situation.

— Mieux vaut ne rien dire à personne.

— Vous avez raison, mon père. Inutile de leur faire peur avant l’heure.

Trempés jusqu’aux os, tremblants de froid, ils regagnent l’église et disent qu’il fait trop noir pour distinguer quoi que ce soit.

Ils font une nouvelle tentative quelques heures plus tard, une fois que leurs vêtements sont suffisamment secs pour qu’ils puissent les remettre, et toute parole est superflue. Non seulement l’eau a encore monté, mais en outre elle coule dans la direction opposée à celle de la rivière qui traversait la vallée. Michael se baisse pour y tremper la main, revient vers le prêtre et lui dit :

— Elle a goût de sel, mon père. C’est l’océan qui arrive.

Une demi-journée s’écoule ; on leur avait annoncé un cyclone, mais cela ressemble plutôt à une tempête, quoique plus violente que d’ordinaire. À en croire la TSF, Clem 238 va épargner l’Irlande, il a changé de cap pour aller mourir plus au nord.

L’eau continue de monter pendant douze heures ; lorsque Joseph et Michael sortent une dernière fois, il leur est impossible d’arriver jusqu’au camion, et ils craignent que les fidèles n’entendent le rugissement des eaux. En quarante-huit heures, ils ont largement entamé leurs réserves de nourriture.

L’aube suivante apporte la lumière. Lorsqu’il sort de l’église, le père Joseph constate que le ciel est empli de nuages mais à nouveau visible et que le niveau de l’eau a sensiblement baissé. Un coin d’azur apparaît soudain dans le plafond gris.

Michael s’approche de lui.

— La radio dit que la mer a remonté le Shannon jusqu’au Lough Derg, mon père, et qu’elle semble vouloir y rester pour de bon. L’Irlande a désormais une mer intérieure.

Joseph hoche la tête, puis lève le bras. Un oiseau en triste état tombe misérablement du ciel. Ils se dirigent vers lui ; l’animal est trop épuisé, trop impuissant pour leur échapper. Le prêtre le ramasse.

— Et si c’était une colombe ? dit-il.

Durant l’après-midi, des staticoptères leur apportent des rations de survie. Conséquence du « miracle » de l’église, aucun des fidèles n’a envie de descendre de la colline en dépit des exhortations du représentant du gouvernement.


Klieg est fasciné par un autre rejeton de Clem – le numéro 239. Après avoir perdu une bonne partie de sa puissance, il a réussi à contourner l’Écosse et se trouve à présent dans la mer du Nord, son œil étant localisé à deux cents kilomètres du Skaggerak. Les marées de tempête déferlent sur le Danemark, et on voit les vagues titanesques emporter les fermes, les granges et parfois même les troupeaux ; le vent a une vitesse de 120 km/h, l’équivalent de 12 beauforts, le minimum pour un cyclone. On s’attend à ce que ça empire.

Ça fait huit heures que Clem 239 est stationnaire, et c’est pour cette raison que Klieg s’intéresse à lui. Il a parié sur lui, pourrait-on dire. De son point de vue, la présence de ce cyclone dans une région où ils sont inconnus est tout bonnement parfaite.

Il faut une heure et demie d’avion pour aller de Novokuzneck à Stockholm… sauf qu’il n’existe pas de ligne régulière. Sans doute vont-ils atterrir à Francfort ou à Varsovie, puis prendre une zipline… à moins que la Baltique ne soit trop grosse.

Il ne cesse de consulter les horaires des avions et des ziplines et il pense que ça peut marcher. Mais les truands du coin auront-ils eu la même idée que lui ? Il l’espère de tout cœur ; l’ennui avec les crétins, comme il l’a souvent expliqué à Glinda, c’est qu’ils ne font pas toujours des conneries, ce qui permettrait de prévoir leur comportement, mais qu’il leur arrive parfois d’agir intelligemment.

Situation inchangée ; Clem 239 est toujours à deux cents kilomètres à l’ouest du Skaggerak et le raz de marée persiste. Ce qui accroît sa fortune, d’ailleurs : un de ses météorologues avait prévu que l’un des cyclones contournerait l’Écosse dans le cas où certaines conditions seraient réunies. Ce qui s’est bel et bien produit… et Klieg a vendu toutes ses actions de Royal Dutch Shell deux jours avant tout le monde.

On estime que les digues vont tenir encore neuf heures ; les services de transport commencent à être dépassés, car des réfugiés peu scrupuleux font appel à la corruption ou à la violence pour assurer leur fuite.


On ne peut pas dire que les gens détestent les Hollandais. Personne ne protesterait si un ou deux Hollandais venaient se réfugier dans le quartier – après tout, il faut bien s’entraider, se dit Horst. Mais il y a d’autres considérations à prendre en compte, voilà tout. Il espère que le capitaine ne va pas donner l’ordre tant redouté, mais il est quand même prêt à l’exécuter.

Will se sent tout drôle. Il a souvent emprunté ce ferry, tantôt pour aller voir un match de foot, tantôt pour faire la fête avec ses copains. L’année dernière, il a passé une permission à son bord. Et le voilà, dans son staticoptère, en train de l’observer au radar. Il est plein à ras bord de Belges et de Hollandais, et le Royaume-Uni a déjà assez de problèmes comme ça. Mais Bruxelles nous a demandé de les accueillir, pas vrai ? Réfléchissez : dans quel pays se trouve Bruxelles ? Quelle coïncidence… Mais il y a sans doute des enfants à bord de ce ferry. Et des femmes. Il attend ses ordres.

Assis à son poste, Paul-Luc attend, lui aussi ; ses copains et lui-même ont pris leur pied avec les filles belges. Parmi les réfugiés, le bruit court que les soldats français laissent passer celles qui se montrent gentilles avec eux. Paul-Luc, Jean et Marc ont bien profité de ces pétasses avant de leur passer la garrotte dans les bois. C’est encore mieux que la XV.

Mais Marc a l’air tout chose… et ce n’était peut-être pas à cause des cris des filles, pensent Jean et Paul-Luc.

Si c’est bien la fin du monde, autant prendre un peu de bon temps, pas vrai ?

D’accord, se dit Will, et il lance un missile sur le ferry – heureusement, celui-ci est encore derrière l’horizon et il ne verra jamais ni les flammes ni les cadavres.

D’accord, se dit Horst, et, à sa grande surprise, il jette son fusil et s’éloigne. Quand on l’arrête, ça n’a plus grande importance. Tout le monde voit bien que personne n’ira nulle part.


Klieg hausse les épaules et s’ouvre une nouvelle canette. Il se limite à trois bières américaines par jour. Est-on vraiment obligé d’être un crétin pour devenir politicien ? se demande-t-il. Il y a une demi-génération de cela, les Européens ont résolu leurs problèmes d’unification en optant pour la suprématie de la race blanche. Klieg considère qu’ils ont été aussi stupides que Hitler avec les juifs. GateTech compte parmi son personnel une bonne centaine d’Afropéens compétents, voire brillants.

Il contemple les scènes retransmises depuis l’Europe, regrette la disparition de certains sites historiques mais constate qu’il n’est guère chagriné. Il y a vingt ans, les Afropéens étaient censés représenter un obstacle à l’unification de l’Europe, cinq ans plus tard ce fut le tour des Turcs et des Serbes, et aujourd’hui l’Allemand moyen accuse de cette tare les Français, les Polonais et les Italiens… quand ce ne sont pas les Bavarois.

Bref, ces crétins s’entre-déchirent au moment précis où l’union leur est indispensable.

Il aperçoit Copenhague sur un écran, actionne le zoom et augmente le son. Un groupe de marins allemands et polonais ont abordé le rivage et mitraillent les femmes et les filles, s’acharnant en particulier sur les blondes. En règle générale, ils les contraignent à se déshabiller, leur tirent dans le ventre et filment leur agonie. On ignore leurs motivations.

Les troupes n’ont pas accès aux zones d’évacuation, et les embouteillages sont tels que rares seront les Danois à pouvoir fuir la ville.

Klieg réfléchit quelques instants, se rappelle le nom de quatre boîtes allemandes spécialisées dans la porno-violence, décroche son téléphone et achète un paquet d’actions chez chacune d’elles. Il y a de grandes chances pour que quelqu’un ait soudoyé ces marins afin d’obtenir des images de jolies femmes blondes périssant dans d’atroces souffrances.

Il frissonne en pensant à Glinda et à Derry, sans toutefois annuler son ordre d’achat. Il risque d’avoir besoin de liquide dans un avenir proche. Et d’ailleurs, il s’empresse de transférer ses comptes de retrait dans des banques américaines.

Une heure plus tard, Clem 239 se dirige vers la Baltique. John Klieg demande à Derry de lui apporter sa valise puis de rejoindre sa mère dans la chambre. Inutile de tenter le diable.

Derry s’exécute sans poser de questions. Il tire profit des quelques minutes qui lui restent pour transmettre des instructions à son ordinateur domotique, une tâche qu’il accomplit tous les soirs.

Mais cette fois-ci, certains mots clés déclenchent toute une série de procédures ; des intelligences artificielles contactent les médias et le gouvernement, leur délivrent certains messages et répètent le processus.

Lorsqu’on frappe à sa porte, c’est d’une façon étonnamment polie. Les deux hommes qui apparaissent sur le seuil sont tirés à quatre épingles et acceptent sans broncher la présence de son sac de voyage – « simple précaution en ces temps troublés ». Ils le conduisent au Centre gouvernemental sans prendre la peine de lui passer les menottes.

Il s’attendait à la tenue de ce conseil ; mais il n’avait pas prévu qu’Abdulkashim soit déjà en liaison téléphonique avec ses sous-fifres. Son uniforme de prisonnier accentue encore sa ressemblance avec Staline. Il s’exprime en russe, la langue officieuse de la Sibérie, mais Klieg constate que les écouteurs peuvent retransmettre ses paroles en anglais, en allemand, en japonais, en espagnol, en chinois, en arabe, en yakoute, en bouryate ainsi que dans plusieurs dialectes locaux. Comme il connaît déjà les grandes lignes de son discours, il envisage d’écouter celui-ci dans un langage qui lui est inconnu. S’il se ravise, c’est parce qu’il est obligé de le suivre par souci de minutage.

— Messieurs les membres du Conseil gouvernemental, honorables visiteurs étrangers, messieurs les dirigeants de puissances étrangères, je vous salue. Comme vous l’avez sans doute déjà constaté, des unités loyales de l’Armée de terre et de l’Armée de l’air sibériennes viennent de me libérer de la prison où j’étais détenu en toute illégalité. Ironie de l’histoire, j’ai pu échapper aux geôles onusiennes de Stockholm grâce à l’un des cyclones dont l’apparition a été causée par l’intervention brutale, illégale, injustifiée et dangereuse pour l’environnement que l’ONU a effectuée sur les forces armées de notre pays le 9 mars de cette année.

» Le peuple sibérien peut désormais constater que j’avais raison de dénoncer la perfidie des puissances étrangères en général et des Nations unies en particulier. J’espère que le peuple comprendra également que j’ai eu raison d’ouvrir nos frontières au commerce étranger, car en dépit de nos différences avec les États-Unis, c’est un citoyen américain, Mr. John Klieg, qui nous a permis d’affirmer l’indépendance qui nous appartient de droit. Aujourd’hui, la Sibérie est le seul pays du globe en mesure de procéder à un lancement de satellite depuis la surface terrestre, et nous sommes prêts à mettre nos capacités au service de tous les peuples de la Terre. Le génie sibérien, comme on aurait pu s’en douter…

Il n’y a pas un seul Sibérien dans l’équipe de recherche, se rappelle Klieg. Voilà qui le distrait un peu de l’interminable discours du Grand Homme.

— … a découvert un moyen de lutter efficacement contre la menace des super-ouragans, et nous sommes prêts à nous mettre au travail sans tarder si l’on accède à nos demandes raisonnables, trop longtemps rejetées par les tribunaux internationaux. Une fois que nos revendications territoriales auront été acceptées, et que des dédommagements substantiels nous auront été versés par certains pays dont la liste sera bientôt rendue publique, nous nous mettrons à l’œuvre et éliminerons tous les cyclones.

Klieg prend un air des plus attentifs, un talent qu’il a acquis lorsqu’il travaillait dans la vente. Ce petit numéro est sans doute à la portée de tout homme d’affaires un tant soit peu efficace. Évidemment, il s’écoulera au moins un an avant que les ballons lancés depuis l’orbite terrestre ne commencent à éliminer les cyclones. Il se demande si Abdulkashim a été informé de ce détail, ou bien s’il s’en fout complètement. Ça ne fait aucune différence. Abdulkashim aborde à présent le chapitre des menaces.

— Il faut que vous sachiez que nos troupes ont encerclé le site de lancement et que celui-ci sera détruit avant que des forces hostiles aient le temps de s’en emparer. En tant que pays en voie de développement, nous revendiquons le droit de…

Quelqu’un pousse un cri hors champ. Le dictateur ouvre des yeux étonnés, se tourne vers le côté. Puis l’image se met à sauter et la communication est coupée.

Klieg ne s’était pas trompé ; c’était le signal convenu d’avance. Dans la salle du conseil, les « modérés » – c’est-à-dire tous ceux disposant d’un quelconque pouvoir et n’ayant manifesté aucune hostilité envers le tyran – saisissent les barres de fer qu’ils avaient dissimulées sous la table.

Klieg ne réussit à voir qu’une infime partie de ce qui suit.

Il y a dans la salle trois modérés pour s’occuper de chacun des quatre loyalistes, tous munis d’une barre de fer. Apparemment, les rôles ont été distribués à l’avance, car le plus costaud s’empare des jambes de chaque victime, le plus fluet lui enserre les poignets et le troisième brandit sa barre.

Les partisans d’Abdulkashim ont beau hurler et protester, rien n’y fait. Chaque fois que l’un d’eux parvient à libérer un bras ou une jambe, la barre de fer s’abat sur lui.

Une fois que tous les loyalistes sont maîtrisés, le ministre de la Justice les déclare coupables de crimes contre l’ordre légitime du peuple sibérien, et le ministre des Mines, le directeur de la Recherche universitaire, le ministre de la Santé publique et le ministre des Transports en surface appliquent la sentence. Les trois loyalistes de sexe masculin se font broyer les testicules, puis fracasser le crâne, et leurs tortionnaires continuent de les frapper même après qu’ils ont sombré dans l’inconscience ou le trépas.

La barre de fer est trop épaisse pour pénétrer la femme mais suffisamment lourde pour lui briser le bassin, et le directeur de la Recherche universitaire lui inflige aussi plusieurs coups sur les seins avant de lui fracasser le crâne dans un bruit écœurant.

John Klieg a réglé ses comptes, à condition qu’il sorte vivant de cette pièce. Et s’il réussit à survivre au prochain quart d’heure, il est même devenu riche. La tête baissée, il se dirige lentement vers la porte.

Celle-ci s’ouvre brusquement et des soldats envahissent la salle. Ils sont commandés par un colonel dont Klieg n’a jamais entendu parler et qui a décidé de prendre le pouvoir pour le bien de la nation. Une de ses premières décisions est d’abolir le capitalisme et d’arrêter le capitaliste le plus célèbre de la Sibérie.


Au moment où John Klieg est emmené menottes aux mains par les soldats, Louie Tynan se prépare à tenter une nouvelle expérience. Lorsque arrive sur lui l’un de ses projectiles, il freine sa course si brutalement qu’il réussit à le capturer.

Les robots le débarrassent alors de son précieux chargement de processeurs. Il va lui en falloir beaucoup.

Il extrait du projectile d’autres matériaux bruts, en nourrit ses synthétiseurs, puis transforme le résidu composé de six tonnes de fer et de métaux divers en une fine poussière qu’il expulse derrière lui et qui se change aussitôt en plasma sous l’effet du courant induit par la gigantesque bobine. Résultat : les atomes obtenus filent à environ un dixième de la vitesse de la lumière. D’où une excellente poussée – les vingt-trois g auraient transformé son corps en bouillie – et désormais chaque erg compte.

Deux jours plus tard, ayant accumulé une avance de plusieurs semaines, il commence à dépasser les premiers projectiles de la caravane. Sur la Lune et sur les astéroïdes, l’autre Louie et les petits malins s’empressent d’allonger leurs catapultes et de les munir d’une propulsion laser afin de pouvoir continuer à accélérer les projectiles bien après l’extrémité de la catapulte ; il va être de plus en plus difficile de le rattraper avec un projectile, et pourtant il en a besoin. Grâce aux composants qu’il a absorbés et aux progrès de son intégration, il fonctionne à présent à un rythme de sept années-cerveau par minute.


— Je dirais que les résultats sont parfaitement satisfaisants, déclare Harris Diem, mais Brittany Lynn Hardshaw ne l’entend pas de cette oreille.

Son ami et homme de confiance refuse cependant de changer d’avis. Quelques heures se sont écoulées depuis qu’Abdulkashim a été abattu et qu’une contre-révolution s’est déclenchée à Novokuzneck, et les médias commencent à réagir. Tout le monde suppose, avec raison, que les USA sont responsables de la mort du dictateur – qui d’autre aurait pu frapper depuis l’orbite terrestre l’avion qui le ramenait en Sibérie ? – et que certains membres haut placés du gouvernement ont été mis au courant et en ont profité pour tenter de prendre le pouvoir.

Harris Diem boit du petit-lait. D’un coup, d’un seul, ils ont livré le gouvernement sibérien à des incompétents notoires qui n’ont ni le charisme d’Abdulkashim ni sa ruse de paysan ; la Sibérie ne représentera plus aucune menace avant l’émergence d’une nouvelle génération de politiciens. L’Alaska est à l’abri de sa puissance aussi bien politique que militaire ; tant que prévaudra la Doctrine Hardshaw, qui veut qu’aucun ex-territoire américain ne soit autorisé à s’allier à une puissance asiatique ou européenne, l’Alaska demeurera américain en pratique, quel que soit son statut officiel.

En outre, comme cette intervention militaire était spécifiquement américaine plutôt qu’onusienne (Diem a obtenu de Rivera qu’il s’abstienne de l’autoriser tout autant que de la condamner), un précédent a été établi qui justifiera toute action unilatérale ultérieure, réaffirmant le principe à l’origine de la mission de Louie Tynan. Première phase, des ordres donnés conjointement, afin que le colonel Tynan puisse affirmer qu’il a obéi à ses supérieurs américains ; deuxième phase, une action unilatérale sans réaction de la part du SG. Peu à peu, les USA retrouvent la souveraineté qu’ils avaient perdue à l’issue du Flash, et si Clem et ses rejetons représentent le prix à payer pour cette renaissance, Harris Diem, qui a consacré son existence à assurer le pouvoir de Brittany Lynn Hardshaw, depuis le tribunal du comté de Shoshone jusqu’à la Maison-Blanche, est tout disposé à passer à la caisse.

Son patron est moins enthousiaste.

— Tout d’abord, Harris, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, les cyclones et leurs effets secondaires continuent de causer au moins un million de décès par semaine. Ce nombre augmentera sûrement cet hiver, sous l’effet de la famine et des épidémies. Et même si nous avons libéré le site de GateTech de l’emprise d’Abdulkashim, il reste aux mains des militaires sibériens et il a de toute évidence subi des dommages durant les combats – des dommages qu’il nous est impossible d’estimer vu que nous ne pouvons pas dépêcher nos ingénieurs sur les lieux. Désormais, nous sommes totalement dépendants de Louie Tynan.

— Aucun souci à se faire de ce côté-là, c’est un homme loyal.

— Il n’y a rien de plus dangereux que de confier l’avenir de la planète à un seul homme, si intelligent ou si « amélioré » soit-il !

Diem sort du Bureau ovale en secouant la tête. Après toutes ces années, voilà que le patron se met à mollir ; peut-être qu’elle a définitivement perdu le goût du pouvoir. Peut-être qu’elle s’est mis dans la tête l’idée saugrenue de laisser son nom dans les livres d’histoire. Cette lubie a déjà frappé nombre de Présidents, donnant même – en de rares occasions – des résultats positifs pour la République.

Quoi qu’il en soit, il y a un point sur lequel elle n’a pas changé, et elle a soulevé un problème bien réel. Tout doit être mis en œuvre pour que Klieg soit libéré au plus vite ; tout le monde se doute que c’est lui qui a informé Hardshaw et Rivera de l’évolution de la situation en Sibérie. Il n’est plus en sécurité dans ce pays et il ne faudrait pas qu’il lui arrive un pépin – si l’on veut se faire des amis dans ce cirque, on doit protéger ceux qu’on a déjà.


Carla Tynan met un certain temps à comprendre ce qui s’est passé lorsqu’elle reçoit le nouveau message de Louie. C’est un message plutôt long, empli de souvenirs, à la fois doux et amer, affectueux et distancié, drôle et lugubre. De son point de vue, il s’agit de la plus belle lettre d’amour jamais écrite, mais elle ne constitue toutefois qu’un préambule.

Puis elle découvre ce qu’il a fait ; cette lettre superbe provient d’un homme mort.

Elle pense à son propre corps, encore chaud et soigneusement entretenu, reposant dans une chambre d’hôtel à Guadalcanal, et réalise que Louie Tynan ne pourra plus jamais le chérir et le caresser. Elle se rappelle la façon dont il l’a empoignée par la cuisse pour la hisser sur ses épaules le jour de leur premier rendez-vous, à seule fin de lui prouver qu’il était capable d’une telle prouesse. Elle se rappelle le souffle de Louie sur sa nuque quand il s’endormait à ses côtés, l’utilisant comme un substitut d’oreiller. Elle se rappelle la caresse de ses cheveux en brosse sur la paume de ses mains.

Un peu agacée, car elle le connaît assez bien pour savoir qu’il a prévu sa réaction, elle se rappelle aussi le membre raidi qu’il glissait entre ses lèvres, les doigts qu’il insinuait dans son anus…

C’est fini. Pour toujours. Sans doute a-t-il décidé que sa mission était plus importante. Mais ça faisait belle lurette qu’il ne prenait plus aucun soin de son corps d’athlète. Bien avant qu’il ne parte en téléprésence sur la Lune, bien avant qu’il n’intègre à son esprit des processeurs supplémentaires. Et ce corps était presque essentiel aux yeux de Carla ; elle n’arrive pas à imaginer Louie sans lui. Le chagrin qui l’envahit soudain se répercute sur un milliard de processeurs répartis sur toute la planète.

Son message est si clair, si précis, qu’elle ne peut douter de sa sincérité, ce qui la bouleverse encore davantage.

Seul manque le détail le plus important : il était obligé de prendre cette décision, celle-ci était inéluctable à ses yeux, mais la perte de son corps ne le touche nullement et il ne s’est pas demandé comment elle allait réagir. Peut-être sait-il qu’elle l’aime mais, de toute évidence, et après toutes ces années, il ne comprend pas vraiment ni comment ni pourquoi.

Et ça fait mal.

Pour la première fois depuis qu’il est parti, elle laisse s’écouler plus de vingt-quatre heures avant de lui répondre ; elle va jusqu’à s’abstenir de consulter les messages qu’il laisse sur les processeurs qu’il contrôle, afin qu’il puisse être averti de sa réaction. Elle lui fait comprendre de toutes les façons possibles qu’elle est trop occupée pour qu’on la dérange et que leur relation est désormais purement professionnelle, après tout… n’est-ce pas ?

Au mieux, il va regretter de ne plus avoir de mains pour tenir un bouquet de roses, de pieds pour se présenter devant sa porte, de tête à baisser en signe de gêne.


Jopharma a passé la majeure partie de son existence à récolter le café, la plupart du temps sur les flancs des montagnes de Sumatra. Il y a quelques années de cela, il est allé travailler aux Célèbes, attiré par une prime substantielle, d’où il a envoyé de l’argent à sa mère afin de constituer des économies en vue de son mariage, mais à présent qu’il est marié, il n’a plus besoin d’aller nulle part. Il a entendu parler de Clem, bien entendu, car ce nom est sur toutes les lèvres. Mais comme ni lui ni ses proches ne peuvent rien faire, il a continué à récolter le café jusqu’à une date récente.

La situation commence à devenir désespérée. La pluie et le mauvais temps ont ruiné la récolte, et il n’a plus rien à faire de son temps. Au moins ne risque-t-il pas de périr noyé, comme les malheureux qui vivaient dans les plaines, mais quand même… jamais il n’a vu les nuages rester si longtemps au-dessus de la montagne. Et il fait de plus en plus froid, à tel point qu’un feu brûle désormais en permanence pour réchauffer sa demeure. Mais le bois coûte cher, et son propriétaire ne va pas renoncer au loyer sous prétexte de fin du monde.

L’un de ses voisins, qui possède une TV, leur annonçait de temps à autre que ces nuages faisaient partie de tel ou tel Clem, mais comme le ciel ne s’éclaircit plus jamais – d’après les scientifiques de la TV, les îles retiennent le mauvais temps, ou une stupidité de ce genre –, cette question a cessé de les intéresser.

Jopharma n’a pas vraiment vu le monde, mais comme la plupart de ses contemporains, il a vu un peu de XV et pas mal de TV. Il connaît donc un peu le monde. C’est donc sans grande surprise qu’en sortant de chez lui, il découvre que la neige est en train de tomber sur Sumatra. Mais il a quand même le cœur serré.


Mary Ann est restée débranchée si longtemps qu’une bonne partie de l’après-midi est nécessaire pour la rendre en mesure de transmettre correctement. Le travail des techniciens est d’autant plus digne d’éloges qu’ils l’effectuent dans un camion en déplacement. Elle a insisté pour que Jesse reste à ses côtés durant toute l’opération – pas parce qu’elle est inquiète, en dépit de ses affirmations, mais plutôt pour le faire profiter de la climatisation de l’habitacle.

S’il manifeste un tel intérêt pour la procédure, c’est parce sa formation d’ingénieur en réalisation lui a déjà permis de travailler sur des systèmes d’interface cérébrale. Dans ce cas-là, bien entendu, il importe avant tout d’établir une interface active entre le cerveau et le simulateur, de façon que l’esprit puisse tester différentes solutions et voir ce que ça donne avant d’opter pour l’une d’elles – procédure onéreuse si on lui applique les critères des ingénieurs d’antan mais qui permet d’obtenir exactement le produit désiré.

Ici, la principale caractéristique de l’interface doit être la clarté plutôt que la précision. Peu importe que l’on reçoive les sentiments exacts de Mary Ann – ou de Synthi Venture – tant que la réception est claire, plus proche de la réalité que du rêve ou de l’animation. La vraisemblance compte plus que la vérité, se dit Jesse.

En ce moment, les techniciens s’intéressent à la zone de son cerveau qui s’active lorsqu’elle chante. Comme la nausée fait partie des sensations recueillies à la sortie, ils étudient les circonvolutions de cette zone, identifient les responsables, modifient les capteurs, procèdent à un nouvel essai.

La journée s’avère longue et, au coucher du soleil, on déclare à Mary Ann que le problème découle en partie du fait qu’elle a pris « de vraies vacances », comme le dit un médecin.

— C’est un crime ?

— En général, ça ne mérite pas la prison, mais c’est différent pour les gens de votre profession. Si vous vous étiez rendue dans l’un des hôtels de luxe que vous fréquentez d’ordinaire, en prenant soin de conserver l’incognito pour ménager votre stress, et si vous aviez passé votre temps à boire des cocktails au bord d’une piscine, vous n’auriez changé en rien la structure de votre cerveau, exception faite des deux ou trois neurones que vous auriez perdus. Vous vous seriez retrouvée peu ou prou dans l’état cérébral sous lequel la machine vous avait identifiée avant vos vacances. Mais vous avez fait des choses auxquelles vous n’étiez pas habituée, et la structure du cerveau est altérée quand il acquiert de nouvelles connaissances. Les fondements sont encore en place, mais il y a eu une foultitude de petits changements. Sans doute que certains branchés vont se demander si vous êtes bien la véritable Synthi Venture – c’est chaque fois la même chose quand l’un de vous revient de vacances.

— C’est pour ça que Rock est toujours la cible des maniaques de la conspiration ?

— Ouaip. Ce type fait chaque fois quelque chose de nouveau. La structure fine de son cerveau ressemble à la côte de la Norvège. Alors que ce pauvre Quaz… enfin, c’était un type sympa, mais il n’avait pas besoin de trois circonvolutions pour loger tous les neurones de son cerveau.

— « Ce pauvre Quaz » ? Que lui est-il arrivé ?

Elle éclate en sanglots quand elle apprend la nouvelle.

— Je ne l’aimais pas beaucoup, mais d’un autre côté, je ne le connaissais pas vraiment…

Elle étreint la main de Jesse.

— Vous voyez ? reprend le médecin. Par-dessus le marché, on dirait bien que vous vous êtes trouvé un cœur.

Cette nuit-là, alors qu’ils font l’amour, Jesse pense aux millions de filles de son âge branchées sur Synthi Venture qui frémissent sous ses caresses. Il décide que c’est génial et cesse de se faire du souci.

Sauf que, juste avant de s’endormir, il pense aux millions de grands-mères – et de grands-pères – également branchées sur Synthi Venture…

Mary Ann, percevant sa réaction, se blottit contre son torse et lui demande ce qui se passe. Il se confie à elle, et tous deux se mettent à glousser.

— Alors, tu as pris ta décision ? demande-t-il. Je crois qu’ils t’ont laissé le choix.

— Oui. Je vais rester dans la peau de Mary Ann, mais la promo va ménager la transition jusqu’à ce que le public se soit mis dans la tête que Synthi et Mary Ann ne sont qu’une seule et même personne. Et j’ai l’impression que la personnalité artificielle ne faisait que m’attirer des ennuis. Quand on t’injecte un double dans le crâne, s’il te reste un atome d’instinct de conservation, tu as tendance à lui faire endosser tous tes défauts en gardant pour toi toutes tes qualités. C’est en partie pour cette raison que la majorité des stars de la XV sont des cons ou des malades.

— Ça me paraît sensé.

— Bien entendu, si l’adolescent qui sommeille en toi a parfois envie de faire subir les derniers outrages à Synthi Venture, ma personnalité de nymphomane vieillissante saura sans doute l’apprécier.

— Ça vaut la peine d’essayer, dit Jesse, et c’est ce qu’ils font.

Mary Ann inspire à fond, ses yeux se font vagues, et Jesse comprend qu’elle est devenue Synthi Venture. Il la prend dans ses bras, et la demi-heure qui suit voit se dérouler une orgie dans les règles de l’art.

Ensuite, Jesse lui déclare que Mary Ann baise mieux mais que Synthi n’est pas désagréable de temps à autre, et c’est un jugement qu’elle semble apprécier.

Le lendemain matin, Jesse a l’impression d’avoir échoué au milieu d’un rêve surréaliste. Passionet a organisé une conférence de scénaristes, et non seulement il ne se serait jamais attendu à assister à ce genre de truc, mais en outre jamais il n’aurait cru qu’elle réunirait aussi deux professeurs de sémiotique réputés, un organisateur de concerts rock, deux types en costard-cravate (représentant respectivement la Maison-Blanche et l’ONU), plus les « Amis représentatifs de Synthi », ainsi que les a baptisés l’un des consultants qui parle d’eux comme s’ils n’étaient pas là. Les « ARS » se réduisent à Jesse et à la famille Herrera, mais Tomás et lui ont déjà consacré une pause-café à discuter du slogan qu’il convient d’imprimer sur les tee-shirts : « ARS : Parce que le moment est venu de représenter les amis de Synthi » ou « ARS : Tournée mondiale 2028 ».

Verdict de deux des scénaristes :

— Pas mal – on pourra exploiter ça dans quelque temps. Gardez cette idée au chaud, les gars, elle vous appartient et on vous paiera si on décide de l’utiliser.

— Combien pensent-ils nous donner ? demande Tomás à Jesse. Ils ont besoin d’idées à ce point ?

— Assez pour nous payer un pot, je pense.

Jesse se sent un peu gêné car, en tant que Norteamericano, il devrait être expert en la matière, mais en fait il n’en sait pas plus que Tomás. Il ajoute :

— Quand à savoir s’ils ont besoin d’idées… vous avez vu la XV ?

Tomás le regarde fixement, hoche la tête comme s’il avait dit quelque chose de génial et lui donne une tape dans le dos.

La conférence menace de s’éterniser, et Jesse repense à ses professeurs de Communication interdisciplinaire : ce n’est pas sans raison qu’ils affirmaient que des gens provenant de domaines différents ne parviennent jamais vraiment à s’entendre. Les représentants du gouvernement semblent croire qu’il leur suffit de donner des instructions à Mary Ann et aux scénaristes pour que les branchés soient conditionnés à accepter leurs idées, dans la grande tradition des messages antidrogue des sitcoms d’antan. Les profs de sémiotique sont persuadés que, quelle que soit la teneur du message, les branchés l’interpréteront de la façon qui leur conviendra. Les scénaristes semblent obsédés par la nécessité de « substituer à la violence un concept porteur d’une intensité dramatique comparable ». Les cadres de Passionet cherchent à dégager une solution susceptible de satisfaire tout le monde sans contenter personne.

Lorsque tous les participants commencent à se répéter, Mary Ann déclare soudain :

— Si vous voulez bien me le permettre, je souhaiterais que vous preniez conscience de quelque chose.

On l’encourage à poursuivre, ce qu’elle fait.

— Le problème vient peut-être du fait que vous supposez que le matériau brut n’est pas intéressant en soi. Je veux dire, ce que nous avons vécu ces derniers temps, et ce que nous continuons à vivre, est beaucoup plus intéressant que l’ordinaire de la XV.

Suit une longue pause, à l’issue de laquelle l’un des cadres demande :

— Précisez votre pensée.

Mary Ann le gratifie de son plus beau sourire.

— Je peux faire encore mieux. Si vous voulez bien mettre un casque, je vais vous montrer exactement ce que je ressens. Après tout, c’est bien le média que nous allons utiliser, n’est-ce pas ?

Quelques instants d’hésitation, puis c’est l’assentiment général. Sans doute que ce genre de démonstration n’a rien d’exceptionnel, se dit Jesse, car le matériel nécessaire se trouve déjà dans la salle de réunion ; il aide les Herrera à enfiler casques, lunettes et gants, puis s’équipe à son tour.

Il n’est pas entré dans l’esprit de Mary Ann depuis qu’il a fait sa connaissance – en fait, il n’y est jamais entré, car il ne s’était branché que sur Synthi Venture. C’est une sensation des plus étranges, car comme elle attend encore que tout le monde soit prêt, il découvre la salle de réunion de son point de vue plutôt que du sien propre. Il prend soudain conscience d’une douzaine de détails : la pression de la chaise métallique sur ses fesses trop petites et trop haut placées, la lourdeur inconfortable de ses seins et la sueur qui se niche sous leur masse, sa crinière de cheveux qui lui fait l’effet d’une serviette enroulée autour de son crâne.

Lorsqu’elle prend la parole, il sent sa voix monter dans sa gorge, prend conscience de ses mots un instant avant qu’elle ne les prononce.

— Okay, agitez la main si vous pouvez entendre par mes oreilles et voir par mes yeux.

Tous s’exécutent, non sans mal, car il est relativement difficile de se servir de ses membres dans une telle situation. Jesse voit son bras s’agiter de façon spasmodique, mais il n’éprouve pratiquement aucune sensation car le cerveau de Mary Ann semble avoir pris le contrôle de son corps ; les Herrera paraissent extrêmement surpris.

— Bien. À présent, détendez-vous et laissez-moi vous faire vivre certains de mes souvenirs.

Mary Ann se lève, quitte la tente de Passionet, passe près du staticoptère qui les a transportés et monte en haut d’une colline depuis laquelle elle peut observer la colonne de réfugiés. Celle-ci compte plusieurs milliers de personnes, les plus faibles étant transportés par des camions ou des autocars, les plus courageux progressant à bicyclette (on ne trouve aucune automobile dans la colonne, car l’état des routes les rend impraticables pour les camions-citernes), l’immense majorité à pied. Quelques-uns d’entre eux chantent comme s’ils étaient partis pour un pique-nique, d’autres ont l’air hébétés, la plupart marchent en contemplant le paysage.

Les plus pauvres d’entre eux ne sont jamais allés aussi loin de chez eux. Les rations de nourriture qu’on leur distribue représentent à leurs yeux une manne céleste ; ils se font du souci pour les modestes maisons qu’ils ont dû abandonner, bien sûr, mais cette marche forcée est aussi pour eux une aventure plutôt excitante.

À travers les yeux de Mary Ann, ils découvrent Tapachula – ou plutôt son peuple – en train de marcher vers le nord ; ils se souviennent des nuits si douces de cette ville, de ses habitants sans histoires qui se « contentaient » d’y travailler et d’y élever leur famille, de l’odeur de poussière qui montait des rues, de l’éclat du soleil dans le ciel…

Elle se remémore toutes les personnes qu’elle a pu croiser, ouvriers et boutiquiers, marchands de rue et peintres sur trottoir, enfants et mendiants. Elle évoque toutes sortes de souvenirs détaillés : le superbe jardin d’une maison voisine de la sienne (jamais elle n’a vu le jardinier, mais il se trouve sans doute parmi les réfugiés), le Café Santé qui servait une cuisine française plutôt médiocre et de sublimes échantillons de la cuisine locale, l’odeur des barbecues à l’heure de la comida, le sourire d’un vendeur de tacos à l’agneau…

Et soudain, avec une brusquerie qui la fait chanceler, elle les plonge dans le cyclone, leur fait vivre le chaos qui s’empare de la communauté, la terreur et l’espoir des habitants, les deux enfants qu’elle a vus retrouver leur mère pleurant de joie, le rideau de pluie qui occultait les fenêtres, les journées interminables passées à fouiller les décombres… et les sentiments de ces gens qu’elle a su rendre si vivants.

La fin de la ville et le début de l’exode ; la longue route, les efforts partagés par tous, les mesquineries de certains, et cette impression de vivre une grande aventure – ils encaissent tout cela. Et lorsqu’ils contemplent l’immense caravane de camions, d’autocars et de piétons qui s’étire sur la vieille route sinuant entre les volcans, ils comprennent que chacun de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants est unique.

Elle cesse d’émettre. L’instant d’après, tout le monde se défait de son attirail et Mary Ann Waterhouse regagne l’intérieur de la tente. Elle parcourt l’assemblée du regard et, sans même sourire ni sembler quêter l’approbation de quiconque, demande :

— C’était bon ?

Le réalisateur et les scénaristes sont les premiers à se remettre. Ils parlent tous en même temps et chacune de leur phrase commence par « Je sens » ou « J’ai senti » ; on évoque tout d’abord Frank Capra, Norman Rockwell et le concept d’« Americana », puis on juge la transmission « très internationale, à l’écoute du rythme de la Terre dans son ensemble »…

— L’image que j’en retire est quasiment visionnaire, étonnamment réaliste, totalement positive, déclare le réalisateur.

Les scénaristes l’approuvent avec enthousiasme et ajoutent :

— C’est exactement ça.

Les représentants du gouvernement échangent un regard et hochent la tête.

— Je crois que nous pouvons affirmer que ça va marcher.

L’envoyé de Washington se permet un petit sourire et renchérit :

— Miss Venture, permettez-moi d’ajouter que vous semblez avoir parfaitement compris notre propos ; c’est exactement ce message que nous souhaitions faire passer.

— Très polycentré, déclare l’envoyé de l’ONU. En fait, je ne pense pas que le terme d’« Americana » soit approprié pour décrire cela.

Les cadres de Passionet lancent un regard noir au scénariste qui a prononcé ce mot, un type fluet au regard intense qui caresse nerveusement sa barbe châtaine.

— Oh, bien sûr, je vous prie de m’excuser, je n’ai pas précisé le contexte, je voulais dire qu’il s’agissait du genre de concept susceptible de représenter pour la planète tout entière ce que l’« Americana » représentait jadis pour les États-Unis – vous voyez ce que je veux dire, l’amour de la planète substitué à l’amour de la patrie, la promotion de valeurs telles que la loyauté globale, l’identité globale, le respect de la Terre dans son ensemble…

— Ah, je vois, dit l’envoyé de l’ONU. Mais j’espère que cela ne se ferait pas au détriment des légitimes aspirations culturelles de l’un des peuples de la planète. Nous devons y prendre garde.

— Euh… non, ce n’est pas ce que je voulais dire, je parlais d’un genre de conscience globale forgée à partir de tous les individus, de toutes les tribus, de toutes les nations.

L’envoyé de l’ONU opine en souriant.

— C’est exactement ce que j’entendais.

— Vous avez bien noté ? dit un cadre à Mary Ann.

— Évidemment. Je pense que nous pouvons facilement faire passer ce concept.

— Fabuleux ! Elle dit que nous pouvons le faire passer aisément.

Tout le monde hoche la tête. On demande leur avis aux deux universitaires, qui se lancent dans un débat animé où le nom de Frank Capra est prononcé à maintes reprises. Jesse les écoute poliment ; Di est un fan de Capra et il l’a même obligé à regarder jusqu’au bout l’une de ces vieilleries en noir et blanc. Jesse s’est ennuyé comme un rat mort. Peut-être que l’idée est d’endormir les gens pour les empêcher de participer aux émeutes.

Au bout d’un long moment, les deux professeurs cessent de gesticuler et tout le monde les remercie. Un cadre de Passionet demande à Mary Ann si elle pourra intégrer leurs réflexions, et elle répond :

— Pas de problème.

Suit alors une distribution générale de remerciements. L’envoyé de l’ONU désire connaître l’opinion de Jesse et des Herrera, qui l’assurent de leur satisfaction pleine et entière.

Jesse a passé suffisamment de temps dans ce pays pour savoir que quelqu’un de poli dit exactement ce que son interlocuteur souhaite entendre, surtout si ledit interlocuteur appartient à une classe supérieure. Au début, cela lui semblait foncièrement malhonnête ; il a fini par comprendre que cela relevait du simple bon sens.

Constatant que l’assentiment est général, les cadres de Passionet opinent du chef et disent à Mary Ann, au réalisateur et aux scénaristes de se mettre au travail. Puis ils se lèvent, ainsi que les bureaucrates et les universitaires, on entreprend de démonter la tente, et Mary Ann et son équipe rejoignent la colonne de réfugiés en parlant avec animation.

Flanqué des Herrera, Jesse les suit à une certaine distance afin de se rapprocher de Mary Ann dès que cela sera possible. Au bout d’un moment, Tomás lui déclare :

— Je n’ai rien compris à ce qu’ils ont dit.

— Moi non plus.

— J’espérais le contraire. Vous auriez pu me convaincre qu’ils avaient raison.

— C’est vous qui m’avez convaincu, conclut Jesse.


Lorsque Di Callare rentre chez lui, c’est uniquement pour faire ses bagages, mais il dispose d’un répit de vingt-quatre heures avant de s’y mettre. En théorie, s’il assiste chaque jour à un briefing d’une heure à l’issue duquel il communique son opinion à ses supérieurs, on n’aura plus besoin de lui jusqu’à ce que le site de Klieg soit opérationnel. L’importance de ce site s’est accrue depuis que le colonel Tynan semble avoir pété les plombs : aucun organisme ne pourrait résister à l’accélération qu’il s’est imposée – en fait, il affirme être déjà mort – et même s’il doit atteindre la comète plus tôt que prévu. Dieu seul sait ce qu’il fera une fois à destination.

Ces derniers jours, les deux gamins ont décidé qu’ils étaient trop grands pour dormir avec papa et maman, et Mark s’est imposé pour le coucher un horaire qu’il est bien résolu à respecter. Di a bien envie de téléphoner à son père pour lui raconter ça, mais il est sûr que le vieux y verra une faute dont il le rendra responsable, alors pourquoi s’emmerder ?

Quoi qu’il en soit, Di et Lori ont retrouvé une bonne partie de leur intimité et, en ce moment précis, ils sont allongés l’un près de l’autre et discutent après l’amour.

Massacre en jaune marche bien, dit Lori. Si la catastrophe annoncée se produit effectivement, je pense que nous aurons les moyens de nous payer une autre maison, même si la compagnie d’assurances est en faillite.

— C’est bon à savoir, et je crois même que c’est probable. L’activité cyclonique a déjà battu des records, et nous approchons de la période août-septembre, celle où les cyclones sont les plus violents dans l’hémisphère Nord – et cette année, le différentiel est plus élevé que d’ordinaire.

— Si tu ne parles pas de bagnole, je ne sais pas ce que c’est, dit-elle en lui déposant un baiser sur le nez.

— Pardon. Je suis à peine rentré chez moi que je recommence à parler boulot.

Il pose une main sur sa taille et lui demande :

— Alors, quelle est la fonction d’un différentiel dans une automobile ?

— Les voitures modernes n’en sont plus équipées. Elles ont des moteurs électriques séparés.

— Quelle était la fonction du différentiel ?

— Celle que remplissent aujourd’hui les moteurs électriques.

Il lui lance un polochon à la figure, ce qui la fait glousser.

— Tu sais ce qu’il y a de plus grave, Di ?

— Je crois bien.

— Je voulais vraiment le savoir. Si je t’ai embrassé sur le nez, c’est seulement parce que j’en avais envie.

Elle a des yeux pétillants, un sourire lumineux.

— Eh bien, le différentiel dont je parle mesure le changement de la température de l’eau en surface en fonction du temps. L’océan est plus chaud au mois d’août qu’au mois de mai. Vu l’augmentation de la quantité de méthane présente dans l’atmosphère, la température des océans de l’hémisphère Nord avait battu des records dès la date du 11 juin. C’était déjà assez grave. Mais non seulement la base de départ était plus élevée que d’ordinaire…

— Oh, mon Dieu. Tu veux dire que les océans vont continuer à se réchauffer plus vite qu’ils ne le font d’ordinaire ?

— Oui. Normalement, l’eau aurait atteint 25o C le 1er juin, puis 27o C le 15 août, mais elle était à 29o C le 1er juin… et elle va sans doute encore augmenter de cinq degrés. Le genre de mesure qu’on recueille dans un lac peu profond situé au niveau de la mer dans les environs de l’équateur, et encore. Les tempêtes vont être de plus en plus violentes. Clem va absorber de plus en plus d’énergie. Donc, même si nous sommes séparés de l’océan par une distance de trente kilomètres et une altitude de douze mètres, cette région va se retrouver réduite à l’état d’une mare de boue.

Elle frissonne et se blottit contre lui.

— Mais nous n’allons pas rester ici, n’est-ce pas ?

— Oh que non.

— Promets-le-moi.

— L’Oncle Sam l’a déjà promis, ma chérie. Il semble que nous soyons sur le point d’être évacués.

— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé.

Di réfléchit un long moment.

— Tu veux dire que, si ça devient grave, je dois abandonner mon poste, revenir ici et vous emmener, les gamins et toi ?

— Ou me donner un coup de fil pour que je conduise les gamins où tu me le diras, et ensuite tu pourras abandonner ton poste pour me rejoindre. Je n’en ai rien à foutre, Di, je veux simplement que nous nous en sortions vivants.

Soupir de Di.

— Alors, il faut espérer que le plan de Klieg va marcher. Si on arrive à le faire sortir de taule, et si les Sibériens n’ont pas trop abîmé son site, on n’aura plus de souci à se faire.

— Tu ne m’as encore rien promis.

— Je ne peux rien te promettre, Lori. J’ai un devoir à accomplir.

— Tu en as un autre vis-à-vis de nous.

— Oui. Je sais. Et je… enfin, je veux dire…

Jamais il ne serait capable de faire ce qu’elle lui demande, mais il ne trouve pas les mots pour le lui avouer, si bien qu’il contemple en silence ses yeux splendides, désespéré par son propre mutisme.

Il pense qu’elle va se mettre en colère, mais elle le serre dans ses bras et éclate en sanglots. Il l’étreint pendant plus d’une heure, l’embrassant sur les joues et lui caressant le dos. Il regrette de ne pas pouvoir lui dire oui, regrette tout autant d’être incapable de lui dire franchement non.

Elle finit par s’endormir sur son torse ; il sent sur sa peau une petite flaque de larmes et de salive. Mais il ne bouge pas, il la garde dans ses bras, et, au bout d’un temps, il tombe dans un sommeil agité de rêves où des créatures griffues l’entraînent de force dans un puits empli d’une eau ténébreuse.

Le lendemain matin, le 31 juillet, alors qu’ils font leurs bagages, ils décident de laisser la TV du salon allumée pour suivre les infos, mais Di commence par ranger ses livres dans son bureau. Soudain, il entend Lori et Mark pousser un cri et il se précipite vers eux. Quand il arrive au salon, ils sont en train d’enfiler leur attirail XV et Lori lui tend le sien.

— Passionet, dit-elle.

Il met son casque, ses lunettes, ses gants, se règle sur Passionet… mon Dieu.

Il savait que Jesse sortait avec une femme riche et plus âgée que lui. Mais ce cachottier s’est bien gardé de lui dire qu’il s’agissait de Synthi Venture. Di glousse d’admiration tout en goûtant le spectacle… qui finit par le passionner. Il n’avait aucune idée des moyens déployés par les autorités mexicaines, et bien qu’il ait calculé les trajectoires de milliers de tempêtes ayant ravagé les côtes de ce pays, il ignorait tout de ses habitants. Mary Ann Waterhouse est une journaliste hors pair ; il se demande ce qu’elle fait sur une chaîne aussi crasse que Passionet.

C’est ainsi qu’ils perdent la moitié de l’après-midi, ce dont il se contrefiche. Ce genre de show est des plus instructifs pour Mark et Nahum ; lorsqu’ils se débranchent, il remarque que, si les deux gamins continuent à jouer comme avant, ils échangent désormais des phrases en espagnol.


— Ça marche, dit Harris Diem. S’il existe des médailles pour les stars de la XV, c’est le moment de les sortir des tiroirs.

Ils analysent les graphes sur son écran. Ils constatent tous le même phénomène sur toute la planète ; on ne signale aucune nouvelle émeute dans les régions bien couvertes par la XV. Dans les autres, des avions américains et onusiens sont occupés à parachuter des équipements bon marché, et les émeutes s’arrêtent dès que suffisamment de gens se sont branchés. Tout le monde est impatient de suivre les progrès du cyclone tels que les rapporte Synthi Venture (son véritable nom n’a aucune importance – les gens continuent à l’appeler « Synthi »).

— Et par-dessus le marché, elle s’est entichée du petit frère de Di Callare. C’est le jeune mec, Jesse, avec qui elle se balade tout le temps.

— Tu n’aurais pas dû me le dire, réplique Brittany Lynn Hardshaw. Maintenant, je ne sais plus qui je devrais envier. (Sourire.) Enfin, ça fait toujours un souci de moins. Et j’espère que ce professeur de sémiotique ne se trompait pas.

De toutes les prédictions qu’on leur a faites, la seule qu’ils aient été capables de comprendre est la suivante : les gens vont imiter les expériences transmises par la XV… et comme Synthi Venture ne cesse de les abreuver d’images idéalisées de gens courageux, généreux et durs à la tâche, ils vont s’efforcer d’être à la hauteur de cet exemple.

— Je l’espère, moi aussi. Mais son histoire de subversion ne m’inquiète guère ; je te parie que Venture saura traiter ce problème le moment venu.

— Je ne tiens pas le pari. C’est une femme de tripes. Nous autres, femmes de tripes, nous nous respectons entre nous.

À en croire le prof de sémiotique, il existe un risque probable de subversion, à savoir que certains fanatiques et certains exploiteurs trouveront tôt ou tard un moyen de récupérer ce matériel à des fins séditieuses ou financières.

Hardshaw jette un coup d’œil à l’écran de son ordinateur de poche.

— Où en est l’Opération Vaillant ?

— Ils sont de plus en plus optimistes, dit Diem. Je pense que le feu vert sera donné dès aujourd’hui. D’après nos agents sur place, les ouvriers sibériens ne fichent plus rien faute d’avoir des Américains pour les encadrer. Sans doute y a-t-il parmi eux des membres de la police secrète, mais nous comptons frapper en plein milieu de la nuit – on ne devrait rencontrer aucune résistance sur le site. Ce qui m’inquiète, c’est ce qui risque de se passer dans la prison. Il serait regrettable de perdre de tels otages.

— Eh bien, si le feu vert est donné… mets-moi en contact avec Rivera et voyons si on peut y aller. La veille du coup d’État, Klieg pensait être en mesure d’effectuer le premier lancement dans un délai de quinze jours. Plus tôt il pourra se remettre à la tâche, mieux ça vaudra.

— Des nouvelles de Tynan ?

Hardshaw se carre sur son siège, s’étire et pousse un grognement.

— Tout se déroule à merveille, sauf qu’il file à une accélération si élevée que la faculté l’a déjà déclaré mort, ce que lui-même a confirmé, tout en continuant à communiquer avec nous. Certains scientifiques affirment qu’il n’a pas embarqué sur son astronef et qu’il se trouve encore sur la Lune, mais il nous a envoyé des données qui semblaient parfaitement valides – y compris plusieurs photos de son cadavre desséché. Carla semble le croire, mais ils ont échangé des communications plutôt bizarres ; peut-être qu’elle ne le perçoit qu’en hallucination. (Un temps.) Rends-toi compte : s’il dit la vérité, notre problème peut être résolu avec plusieurs mois d’avance et sans coût réel. J’ai presque peur de croire que ça va marcher.

Harris Diem hoche la tête.

— Et moi, j’ai peur que ça marche. Car si ça marche, le système solaire se retrouvera dans les mains d’un dictateur… et d’un dictateur populaire, qui plus est.

— Oui.

Soudain, elle éclate de rire.

— Qu’y a-t-il ? demande Diem.

— Tu sais, j’ai rencontré Louie Tynan à plusieurs reprises. Et j’ai remarqué une chose qui est à la portée de n’importe quelle femme : c’est un obsédé sexuel ; il adorait le rôle de héros de l’espace, car il y avait plein de femmes prêtes à se jeter à ses pieds. S’il finit dictateur du système solaire… imagine un peu. Elles voudront toutes se jeter à ses pieds, mais il ne pourra rien faire. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Être en position de pouvoir assouvir tous tes fantasmes et être impuissant à le faire ?

Sourire de Diem.

— Ça ne doit pas être très agréable.


Entre le 25 juillet et le 2 août, Clem file plus ou moins vers l’est, ignorant la trajectoire normale d’un cyclone, tirant parti des courants directeurs et de son propre jet d’écoulement pour triompher de la force de Coriolis. Sa course se stabilise entre les 35e et 40e parallèles nord, une zone où les cyclones ne pénètrent d’ordinaire qu’à leur péril mais où l’on a mesuré le différentiel le plus élevé de tout le Pacifique – une ceinture d’eau chaude d’où Clem retire de plus en plus d’énergie.

Le voir venir, et comprendre ce que cela signifie sont deux choses tout à fait différentes ; la côte ouest se vide lentement de sa population. Sur chaque autoroute, on a réservé une file aux camions-citernes roulant vers l’ouest, les autres files étant ouvertes au trafic en direction de l’est. L’une d’elles est réservée aux camions et aux autocars transportant les gens dépourvus de voitures automatiques… et ceux dont le véhicule est tombé en panne. Les Rocheuses se peuplent de camps provisoires et de cités de toile ; Chugwater, Wyoming, devient une véritable métropole, et le Génie y travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour l’équiper en routes, en électricité et en tout-à-l’égout.

Au nord, dans le Pacificanada, Vancouver déverse sur Calgary le flot de ses habitants.

Mais la côte n’est pas déserte l’après-midi du 1er août, lorsque des vagues immenses envahissent le détroit de Puget et déferlent sur les terres. Quelques habitants sont demeurés sur place, se réfugiant parfois sur les hauteurs. Quelques-uns ont refusé de croire qu’un tel désastre pourrait se produire, persuadés que Dieu ou la Nature n’aurait pas la cruauté de ravager la côte une nouvelle fois.

Et d’autres, comme le Vieux Robert et le Vieux Bob, ne sont tout simplement pas au courant. Ça fait une paye que le Vieux Robert ramasse des ordures pour les revendre au service de recyclage, et le Vieux Bob, son chien, n’a cessé de le suivre durant tout ce temps. Leurs surnoms ont été choisis par le Vieux Robert, qui parle tout le temps de lui à la troisième personne.

Ils s’avancent sur la longue jetée bidon où se trouvent les restaurants de fruits de mer pour richards ; pour une fois, personne ne les arrête, et les flics ne sont pas là pour les emmerder. La mer est bizarre aujourd’hui, sacrément agitée, mais comme les gens semblent avoir pris leurs jambes à leur cou, le Vieux Bob se trouve plein de déchets à bouffer.

Le Vieux Robert essaie d’ouvrir la porte d’un restau baptisé L’Arpent de moules, attiré par le type de l’enseigne qui lui ressemble étrangement, avec sa barbe et ses vieilles fringues. La porte s’ouvre ; quelqu’un a oublié de la fermer.

— Viens, mon Vieux Bob. Le Vieux Robert et toi, vous allez bien manger.

Hormis son nom, le mot « manger » est le seul que le Vieux Bob ait appris à reconnaître. Il franchit le seuil en un éclair.

L’immeuble est équipé d’une alimentation autonome, produisant son propre gaz à partir de l’air et de l’eau – le Vieux Robert s’est fait expliquer ce truc il y a belle lurette. C’était un bon cuisinier, dans le temps, et il attrape une grande poêle, y jette une noix de beurre, allume la plaque et fonce vers le frigo. Il y trouve plein de filets de poisson, ainsi que du crabe, et il fourre tout ça dans la poêle en ajoutant des morceaux d’oignon. Jamais il n’a senti une odeur aussi délicieuse.

Le Vieux Bob hérite de tout ce qui tombe à côté de la poêle, ce qui fait beaucoup.

La poêlée de poisson et de crabe est excellente, mais le Vieux Robert met un sacré moment à la descendre – il n’a pas l’habitude d’une telle provende. En fin de compte, il en refile une partie au Vieux Bob, qui n’est pas difficile.

Il y a toutes sortes de vins dans le restau ; le Vieux Robert décide de s’ouvrir une bouteille, pour commencer, et de donner un ou deux steaks au Vieux Bob pour qu’il lui foute la paix.

Il met un certain temps à dénicher un tire-bouchon. Il lance les steaks saignants au Vieux Bob, qui se jette dessus comme un loup affamé, puis porte la bouteille à ses lèvres. Dehors, il pleut des cordes et le vent commence à devenir méchant. Un temps idéal pour rester au chaud.

— Les jours heureux ! s’écrie-t-il.

Surpris, le Vieux Bob lâche son steak, puis se précipite dessus au cas où il s’enfuirait. C’est si drôle que le Vieux Robert recrache par le nez sa rasade de vin.

Le chien a compris la plaisanterie, on dirait, car il se met à danser comme un crétin en aboyant tout son soûl. Le Vieux Robert éclate de rire, puis chacun revient qui à son vin, qui à son steak. Bon Dieu, c’est le paradis. Comment on disait dans le temps ? C’est foutrement cool.

Ils ne voient pas la vague titanesque, pas plus qu’ils ne sentent le bâtiment s’effondrer et l’eau déferler sur eux. Tous deux sont abrutis par le vin ou la viande, et le Vieux Bob a posé sa tête sur le torse du Vieux Robert. Le restaurant se détache de la jetée et disparaît dans le détroit de Puget, emporté par le reflux ; on ne retrouvera jamais leurs corps.


— Incroyable, s’exclame Berlina.

Nous sommes le 5 août et elle vient d’arriver à Portland, où le raz de marée qui a remonté la Columbia River sur cent cinquante kilomètres a détruit Jantzen Beach et Hayden Island, a creusé un nouveau lit pour la Willamette River puis, en se retirant, a emporté avec lui l’Arcologie de Montavilla.

— Ils étaient informés, ils étaient avertis, ils avaient reçu des images de ce qui allait se passer, ils savaient parfaitement que leur putain de tortue en béton ne résisterait pas à une déferlante haute de huit cents mètres, mais ils n’ont pas bougé.

Elle s’adresse à Naomi Cascade, qui tient la caméra et entame auprès d’elle sa deuxième semaine d’employée à temps partiel et d’admiratrice à temps plein. Devant elles s’étend un gigantesque ovale de béton et de gravats, large de sept ou huit cents mètres, tout ce qui subsiste de la structure de trente étages après qu’elle a été frappée de plein fouet par la vague titanesque, et que la bulle d’air qu’elle contenait l’a fait exploser sous la pression.

Naomi hausse les épaules.

— La plupart des occupants ont fui. Il ne restait que quelques vieillards et quelques branchés…

— Précisément. Nom de Dieu, un journaliste digne de ce nom ne devrait pas avoir pitié des bureaucrates, mais ce qui m’inquiète, c’est qu’ils n’ont pas voulu partir parce que le gouvernement ne pouvait pas leur garantir que les autocars seraient équipés de la XV. Les gens ne veulent plus quitter Synthi Venture tellement c’est passionnant de la regarder en pleine évacuation.

— Les gens sont parfois bizarres. Peut-être qu’on aurait dû lui demander de lancer un message du style : « Hé, les crétins de Portland, grouillez-vous le cul ! »

— Je suis sûre qu’elle l’aurait fait. C’est la seule star de la XV qui trouve grâce à mes yeux. Ton ex-petit ami a du goût. Bon, on a assez d’images comme ça, alors autant filer avant que l’Armée ne décide qu’elle a eu tort de nous donner l’accès à cette zone. Je ne veux pas me retrouver avec un escadron de staticoptères sur le dos.

— Okay.

Naomi arrête de filmer, puis contemple avec ses propres yeux le paysage dévasté qui les entoure.

— Tu sais, dit-elle, je me demande si les mots ne sont pas superflus dans un cas pareil.

Dix minutes plus tard, elles sont à bord de la fourgonnette flambant neuve que s’est offerte Berlina maintenant qu’elle est riche, sa vieille voiture ayant bénéficié d’une retraite bien méritée. Les rails de circulation sont hors d’usage, mais comme ce véhicule est équipé d’un système de navigation inertiel, Berlina a seulement besoin de lui indiquer une destination pour qu’il se mette en route, contrôlant son cap et sa position d’après les satellites.

— Heureusement qu’on est venues aujourd’hui, déclare-t-elle. Dans un jour ou deux, quand la température aura monté un peu… enfin, je ne te raconte pas l’odeur.

Naomi acquiesce d’un air grave et entreprend de ranger l’équipement. Décidément, se dit Berlina, elle a eu mille fois raison de l’engager. Un petit sourire lui échappe à la pensée de ce qu’elle vient de dire. Rien de tel qu’un commentaire du genre cynique pour instiller un peu de romance dans le cœur d’une…

Elle manque éclater de rire. Naomi lui apparaît désormais comme une apprentie journaliste. Et c’est exactement ce qu’elle devient, ce qui signifie que Berlina Jameson n’est plus la dernière de son espèce. Peut-être devrait-elle contacter Wendy Lou Bartnick pour lui annoncer qu’elle est grand-mère.

La fourgonnette file vers l’est – en dépit des intempéries, la route passant par le mont Hood et le col de Bennet est restée ouverte, ce qui tient du miracle. Elles se préparent du café et des sandwiches, puis contemplent les forêts et les villages dévastés qu’elles traversent. Lorsque le soir tombe, la seule lumière que l’on distingue est celle de leurs phares. De temps à autre, on voit surnager un arbre abattu ou un cadavre de cerf, d’ours, de vache et même d’homme ou de femme. Elles finissent par s’endormir.

Pendant ce temps, avec un luxe de précautions, un datarat venu de l’extérieur du système et brouillant sa piste en tâche de fond fouine dans les processeurs de la fourgonnette, remontant tout le système de navigation avant de parvenir à récupérer le premier jet du prochain numéro de Reniflements. Puis il achève d’effacer ses traces et disparaît.

Carla Tynan a trouvé ce que lui avait demandé Louie-sur-la-Lune, et elle n’est guère surprise quand il la prie de pénétrer à nouveau dans les archives pour effacer quatre ou cinq phrases susceptibles de conduire Jameson au projet de récupération de comète.

Elle actionne une caméra intérieure et jette un coup d’œil dans le véhicule. Naomi Cascade dort nue sur l’une des couchettes, et la lueur des phares suffit à dessiner les contours de son corps. Bon sang, se dit Carla, je n’ai jamais eu de problèmes avec les mecs, mais si j’avais un châssis comme le sien…

Elle se tourne vers Berlina Jameson et voit qu’elle est réveillée et plongée dans la contemplation de Naomi. Sous ses yeux électroniques, la journaliste glisse une main entre ses jambes et commence à se caresser, changeant de position pour avoir un meilleur point de vue.

Carla s’éclipse en hâte ; elle n’avait pas l’intention de jouer les voyeuses. En outre, bien qu’elle ait pour mission d’empêcher la journaliste d’être informée de l’expédition de Louie… elle l’aime bien et, vu les circonstances, elle ne peut s’empêcher de s’identifier avec quelqu’un désirant toucher un corps qui lui est inaccessible.


Le 5 août, trois cent quatre-vingt-dix heures après avoir atteint la vitesse de libération, Louie Tynan franchit l’orbite de Mars, située à 1,57 UA du Soleil. Lors de l’Expédition martienne, il avait mis neuf mois à parcourir la même distance.

Il n’aurait dû être ici qu’en septembre ; sa vitesse commence à devenir appréciable. Les catapultes lunaires sont de plus en plus performantes et il a augmenté leur capacité d’un dispositif de propulsion laser : chaque fois qu’un nouveau projectile est lancé, le laser active une bille d’hydrogène solide enchâssée dans sa masse, produisant une importante poussée qui accroît encore son accélération.

Il est parvenu à une cadence de onze années-cerveau par minute et continue de progresser ; si on le considère encore comme un être humain, en dépit de son absence d’enveloppe charnelle, alors il est l’être humain le plus rapide ayant jamais vécu, avalant une unité astronomique en quatre jours, à une vitesse quatre fois supérieure à celle initialement prévue. Il ne peut s’empêcher de se féliciter.

Les nouvelles venues de la Terre lui semblent fichtrement bizarres ; aussi extraordinaire que cela paraisse, il a suffi d’un show XV pour mettre fin à la Seconde Émeute globale. Peut-être n’est-il pas sûr de vouloir rester humain, après tout. Il remarque néanmoins qu’il aime bien Jesse et Mary Ann, puis comprend que c’est exactement l’effet souhaité ; tous ceux qui n’ont rien à faire restent chez eux pour encourager ces deux héros. De cette façon, ils ne gênent pas les autorités. Voilà qui est quelque peu déprimant.

Carla semble lui avoir pardonné le sacrifice de son corps, mais elle ne le fera pour de bon qu’une fois qu’ils pourront partager leurs sentiments en temps réel. Cependant, elle n’est plus fâchée contre lui et c’est bon signe.

Il se trouve environ à cinq minutes de lumière de la Terre, ce qui signifie que cent dix années s’écoulent pour lui entre l’instant où il envoie un message à Carla et celui où il reçoit sa réponse. Mais comme il ne dort plus, ce chiffre peut en fait être estimé à cent quarante-six ans. Il a beaucoup de temps pour réfléchir ; Carla devient plus rapide, elle aussi, ce qui est une bonne chose.

Louie a ruminé tout un tas de problèmes philosophiques, en réduisant une bonne partie à des questions de tempérament et de goût personnels. Il n’était pas tellement enclin à philosopher dans le temps, et s’il s’est attelé à cette tâche, c’est parce qu’elle lui semblait idéale pour occuper ses processeurs ; si ceux-ci restent oisifs, ses souvenirs remontent à la surface, il les met en corrélation et, avant d’avoir compris ce qui lui arrive, il dispose de toutes les réactions possibles et imaginables à sa situation présente.

Il s’est demandé d’où pouvaient provenir ses émotions, pour les attribuer en fin de compte à l’hystérésis. Dans un corps humain normal, la nature des émotions est dictée par la chimie du cerveau ; certaines substances activent les cellules du système nerveux sans discrimination aucune, et il est plus délicat de faire disparaître des produits chimiques que de désactiver des signaux électriques. Par conséquent, un sujet donné a une conception du monde plus ou moins stable (même si les signaux sont disparates), et ses émotions ne sont jamais tout à fait accordées au moment présent eu égard à la présence de résidus chimiques dans son cerveau.

Dans le cas de Louie, l’hystérésis – l’auto-induction qui fait qu’il est impossible d’interrompre instantanément le passage du courant dans un conducteur – est un peu plus lente, en termes de processus mental, que le délai de réaction des substances chimiques dans un cerveau. En partie parce qu’il occupe désormais une place considérable, mais surtout parce qu’il est tellement parallèle qu’il est nettement plus rapide que l’appareillage électronique abritant sa personnalité. Et durant cet infime délai séparant le début et la fin d’une altération électrique… il éprouve des sentiments.

Il se demande distraitement si son esprit est équipé pour ressentir la colère, l’amour, la joie, la terreur et le reste, s’il n’a pas tout simplement associé ces émotions avec le phénomène d’hystérésis… à moins que ces émotions ne soient des propriétés intrinsèques de n’importe quel système.

Apparemment, cela n’a pas grande importance. Il a des émotions, un point c’est tout. Si elles avaient disparu, il n’en aurait pas été attristé, mais néanmoins quelque peu diminué.


Le 9 août 2028, Clem revient à Kingman Reef, là où sont englouties ses premières victimes. Son œil a un diamètre de trois cent cinquante kilomètres, couvrant une superficie équivalente à celle de l’Ohio, et les vents tourbillonnants y atteignent une vitesse de deux cent cinquante mètres par seconde, nettement supérieure à celle de la plus puissante des tornades. Les eaux chaudes de l’océan lui fournissent de plus en plus d’énergie, mais il commence à approcher ses limites ; la résistance au vent s’accroît à mesure que sa vitesse approche celle du son, et à la surface de l’océan, cette vitesse atteint désormais 0,7 Mach. De sorte qu’elle augmente de moins en moins vite.

Cela donne lieu à une étrange situation ; Clem risque de s’immobiliser si la température de l’eau monte encore un peu. Comme le formuleraient Di ou Jesse, si nous appelons v la vitesse du vent et t la température de l’océan, alors le rapport dv/dt diminue considérablement autour de cette valeur de t, et le cyclone se trouve dans un état d’« insensibilité thermique ».

Pour que Clem franchisse le mur du son, il faudra que l’océan lui ait fourni une quantité d’énergie suffisante… mais comme un vent supersonique rencontre moins de résistance qu’un vent subsonique, la vitesse des vents tourbillonnants risque d’atteindre 1,2 Mach ou plus en l’espace de quelques minutes.

Heureusement, l’océan n’est pas encore assez chaud pour que cette étape soit franchie, et il n’atteindra les températures voulues que plus tard dans l’été, dans des zones où l’eau est peu profonde.


Un jour, John Klieg a parcouru la liste des hommes célèbres ayant profité d’une incarcération pour écrire de grands livres ou préparer de grands projets. Lénine était du nombre, ainsi que certains des apôtres et… bref, la liste était plutôt longue.

Ces hommes célèbres avaient du temps devant eux, s’était-il dit, mais il n’avait aucune idée de ce que pouvait signifier un tel concept. Il commence maintenant à l’assimiler.

Personne ne lui a adressé la parole durant les deux premiers jours, mais il a reçu un message écrit l’assurant que Glinda et Derry étaient maintenues en résidence surveillée et se portaient bien. La nourriture est correcte, même si le menu est toujours le même, mais il ne lui faut que quelques minutes pour l’avaler, et il ne peut pas passer tout son temps à dormir. On lui a fait enfiler un survêtement et il en change tous les deux jours après avoir pris une douche.

Côté matériel, il n’a pas à se plaindre, mais au bout de trois jours il serait prêt à tuer pour un carnet de notes. Le travail intellectuel est étroitement dépendant de la mémoire et il ne peut guère progresser sans prendre de notes ; quand il a essayé de résoudre mentalement des problèmes d’arithmétique, il s’est aperçu qu’il avait oublié l’énoncé une fois qu’il avait trouvé la solution.

Sa situation est d’autant plus frustrante qu’il a eu quelques idées fort intéressantes sur l’évolution du monde des affaires en général et de GateTech en particulier, et dès qu’il sera sorti de ce trou, il faudra qu’il passe un ou deux jours à dicter ses réflexions à sa secrétaire. La nouvelle orientation de l’économie lui apparaît de plus en plus clairement… GateTech n’était qu’un outil des plus primitifs, cette idée de site de lancement l’était encore davantage. Il a toujours su que la richesse était engendrée par le contrôle plutôt que par la production ; comme le disait un de ses profs d’économie à Madison : « Si le propriétaire d’un hôtel est riche, c’est parce que c’est lui qui possède les clés ; si les femmes de chambre restent pauvres, c’est parce que ce sont elles qui nettoient les toilettes. »

Mieux vaut donc rester à la réception plutôt que d’aller bosser dans les toilettes. Ou plutôt rester chez soi et engager un réceptionniste.

Klieg s’aperçoit qu’il fait les cent pas dans sa cellule ; cela le réconforte, car ça marche aussi bien dans la réalité que dans tous les films qu’il a pu voir. Certes, cet endroit n’a rien d’une oubliette, ça ressemble davantage à un hôtel un peu strict – impossible d’ouvrir la porte de l’intérieur… il faudra qu’il raconte ça à Glinda…

Les murs nus sont couleur blanc cassé, le bâtiment est neuf mais commence déjà à laisser apparaître quelques défauts de construction. Le lit est d’un modèle tout à fait ordinaire, le lavabo idem, et les toilettes du genre primitif. Comme on lui a laissé sa montre, il sait que les lumières s’allument tous les matins à sept heures pour s’éteindre tous les soirs à neuf heures.

Un, deux, trois, quatre, cinq… un, deux, trois, quatre, cinq… cinq pas d’un mur à l’autre. La tendance veut désormais que la production soit prise en charge par les machines, en particulier ces fameux réplicateurs – ils vont faire un grand bond en avant vu ce qu’a pu en tirer ce putain d’astronaute fonctionnaire –, les intelligences artificielles s’occupant quant à elles d’une bonne partie de la conception. Les tâches ingrates, l’équivalent de la corvée de latrines, se limiteront au domaine des finances… le moment est-il venu pour lui de se reconvertir ? Doit-il se contenter de monnayer l’information ? Cette idée lui semble plausible, mais il ne voit pas comment la mettre en pratique.

Il s’assied sur le lit et se demande s’il ne va pas faire une sieste. L’ennui, c’est qu’il n’en a pas vraiment envie…

Si la prison a vu s’accomplir de grandes choses sur le plan intellectuel, se dit John Klieg, c’est parce qu’un prisonnier muni d’un cerveau ne peut pas s’empêcher de penser. Il s’étire et continue de réfléchir… comment peut-on garder une information secrète dans un monde peuplé de datarats et d’intelligences artificielles ? Les lois sur la propriété intellectuelle sont totalement inefficaces.

Peut-être que le monde va être radicalement altéré. Impossible de dire quels seront les besoins d’un monde se remettant des ravages de Clem et de ses rejetons, mais s’il pouvait s’en faire une idée… le problème, bien entendu, c’est qu’il est impossible de détenir un monopole sur quoi que ce soit sans qu’un politicien n’en prenne ombrage au nom des valeurs fondamentales de l’altruisme. Et plus le monopole en question est lucratif, plus son détenteur risque de tomber de haut.

Un bruit étouffé dans le lointain. Puis un autre. Un choc sourd. Obéissant à ses réflexes, Klieg vérifie que ses lacets sont bien noués et qu’il a sur lui les quelques objets personnels qu’on l’a autorisé à conserver, notamment ses lunettes.

Cette fois-ci, le bruit se prolonge un bon moment, et il s’écarte de la porte (mais pas trop), se tient prêt à lever les mains. S’il ne s’agit pas de livreurs maladroits, cela lui laisse deux possibilités : soit c’est un nouveau coup d’État et il va de nouveau être pris en otage, auquel cas il a bien l’intention de coopérer avec le premier terroriste qui se présentera à lui, souhaitant avant tout ne pas être descendu, soit…

La porte est secouée par un choc violent, des fissures apparaissent autour des montants. Il recule et lève les mains bien au-dessus de sa tête.

Nouveau choc, la porte va céder ; de toute évidence, on utilise pour l’enfoncer un appareil hydraulique, il l’entend se repressuriser entre deux coups. Il a ses lunettes, ses poches sont pleines, ses lacets noués, les ourlets de son pantalon sont retournés pour lui éviter de trébucher…

La porte s’effondre sur le sol, et Klieg découvre le petit bélier qui l’a défoncée, un gadget fixé sur un trépied et qui ressemble à un gigantesque verrou.

L’homme qui franchit le seuil et l’appelle par son nom porte l’uniforme bleu des troupes onusiennes.

— Mr. Klieg ?

— Oui. Je suis prêt.

— Bien. Suivez-moi.

On entend retentir des sirènes, les couloirs empestent la poudre. Klieg perçoit des détonations dans le lointain. Mais ni lui ni son sauveteur – si c’est bien un sauveteur – ne prononcent un seul mot. Ils filent à toutes jambes. Les explications peuvent attendre.


— Vous pouvez être dispensée de cette corvée, vous savez, dit une voix dans le crâne de Mary Ann. Synthi Venture n’est pas obligée de faire ça.

Si c’est ce que vous pensez, ça veut dire que vous n’avez rien compris, rétorque Mary Ann.

Puis elle s’empresse de transmettre ce bref dialogue aux branchés.

— Ne faites pas ça, s’il vous plaît, ça gâche la composition…

Exactement. On n’a pas besoin de composition en ce moment. Maintenant, laissez-moi travailler.

Elle récupère sa pelle et se dirige vers la tranchée qu’elle doit creuser en compagnie de plusieurs centaines de personnes. Le 6 août, en un point situé à 16o N 135o O, Clem a engendré Clem 500, qui n’a cessé depuis lors de filer plein est. Durant ces trente dernières heures, il a altéré sa course pour foncer vers l’isthme de Tehuantepec, et les réfugiés de Tapachula ont reçu l’ordre de se retrancher. On leur a livré par avion et par camion des réserves de nourriture et d’eau potable, ainsi que des toilettes portatives, et ils s’activent à creuser. Jesse a été détaché à l’aérodrome provisoire – vu sa formation technique, on lui a fait subir un entraînement de vingt minutes à l’issue duquel il a été bombardé opérateur radar et placé sous les ordres d’un « contrôleur aérien » qui n’a pas vu une tour de contrôle depuis vingt ans.

Pendant ce temps, les personnes non qualifiées, catégorie où se range Mary Ann, font le sale boulot.

Elle est fatiguée mais se sent en pleine forme. Et puis elle prend un certain plaisir à travailler en compagnie d’autres femmes ; elle se demande si ce ne serait pas une bonne idée de siffler les jeunes mecs qui passent, et Passionet réagit par un hoquet incrédule et scandalisé.

Avant de se remettre à bosser pour la chaîne, elle a insisté pour qu’on lui accorde toutes les heures une pause de dix minutes, et elle a eu toutes les peines du monde à faire comprendre aux techniciens qu’elle ne voulait pas être dérangée durant ce bref répit.

Si bien qu’elle entre dans une colère noire lorsqu’elle sent un esprit étranger envahir son cerveau pendant la pause. Au bout de quelques instants, une voix lui dit :

— Excusez-moi, je ne savais pas que vous faisiez une pause, mais je ne travaille pas pour Passionet et je souhaitais vous contacter en leur absence.

Vous ne… mais il est impossible de pirater un protocole cérébral…

— Pas impossible, non. Disons extrêmement difficile. Je m’appelle Carla Tynan – connaissez-vous ce…

Vous êtes la météorologue que le gouvernement a dû supplier à genoux de revenir à son poste.

— C’est ça.

Carla lui explique de façon succincte qu’elle jouit d’un accès illimité au net et qu’elle y passe le plus clair de son temps.

— Si je vous ai contactée, c’est parce qu’il y a certaines choses qu’il est de votre intérêt de savoir.

D’accord. Lesquelles ?

Carla Tynan n’a pas pour habitude de mâcher ses mots. Elle explique à Mary Ann la nature de la mission de Louie.

— Donc, les secours vont arriver, même si le gouvernement refuse d’y croire et d’informer le public. Je tenais à ce que vous soyez au courant. En outre, je peux vous fournir des informations venues du monde entier.

Pourquoi moi ?

— Parce que vous êtes Synthi Venture et parce que tout le monde est branché sur Synthi Venture. Si je vous avertis de ce qui va se passer, si je vous laisse le temps d’y réfléchir et de conclure que c’est merveilleux, les gens seront moins susceptibles de sombrer dans la terreur ou de faire des conneries. Ils boivent littéralement vos paroles, vous savez. Et ça risque de durer. Je pense que vous serez mieux à même de les préparer à l’événement, de mieux comprendre celui-ci, si vous êtes informée de la situation. Mais n’oubliez pas : si vous voulez vraiment aider les gens, ne leur dites rien tant que nous ne serons pas prêts.

Qu’entendez-vous par « nous » ? Et si c’est si merveilleux que ça, je veux voir d’abord.

Carla lui envoie quelques images ; Mary Ann en a le souffle coupé, tant et si bien qu’elle décide de prolonger un peu sa pause. Pendant qu’elle manie sa pelle et bavarde avec ses compagnes de tranchée, une partie de son esprit inaccessible à la XV réfléchit à ce que lui a dit Carla. Si elle ne lui a pas menti, Clem ne va plus faire la une très longtemps.


— Ils ont libéré Klieg, dit le jeune militaire en levant les yeux de son clavier. Mais ils ont été retardés par des vents contraires et l’un des satellites a confondu un stade en construction avec l’un de nos points de repère, ce qui fait qu’ils ne sont pas encore arrivés sur le site de lancement.

Regain de tension dans la cellule de crise. Si le site n’est pas récupéré intact, ce raid n’aura servi à rien, même si la libération de Klieg est à porter à leur crédit.

Hardshaw pousse un soupir, se tourne vers le général qui se trouve à sa droite et lui demande :

— Comment ça a pu foirer ?

Le général Tim Bricker est un homme grand et mince, à l’accent sudiste prononcé, et étonnamment jeune ; un de ces militaires carriéristes qui cherchent en permanence à se mettre en avant. Si Hardshaw lui a confié cette mission, c’est parce qu’il est aussi compétent dans le domaine militaire que dans le domaine politique, ayant l’expérience du compromis mais aussi celle du combat : lorsqu’il était capitaine d’infanterie, il a participé à deux reprises à des opérations semblables à celle-ci.

Bricker referme son organiseur et se tourne vers elle.

— Madame le Président, la situation présente est la conséquence de ce que nous appelons une conjonction de conneries. Certaines choses ne se sont pas produites comme nous l’avions envisagé. Certains de nos hommes ont tenté de réparer les dégâts, et comme ils ne disposaient pas toujours des informations nécessaires, ils n’ont fait qu’aggraver la situation. Les problèmes se sont additionnés. Si vous me demandez quelle chaîne d’événements est à l’origine de la situation présente, nous cherchons encore à l’établir. Mais si vous me demandez qui est responsable et qui doit subir une réprimande, alors je vous répondrai qu’on ne peut accuser personne excepté peut-être un bouc émissaire.

Il a prononcé ces mots d’une voix hostile, voire grossière, et Hardshaw a bien envie de lui répondre sur le même ton, mais l’expérience du prétoire l’a endurcie.

— Général, veuillez considérer cette question comme relevant de la rhétorique et permettez-moi de la retirer. Mais je voudrais vous demander une chose : pourquoi, lorsque l’on planifie une opération de ce type, ne suis-je pas avertie de la possibilité d’une conjonction de conneries ?

— Parce que si nous pouvions en prévoir une, nous pourrions aussi l’éviter. Il y a toujours des surprises.

Il ne bouge pas d’un pouce, et leurs regards se rivent l’un à l’autre.

— Excusez-moi, général, ce n’est pas ce que je voulais dire. Elle a pris sa voix la plus mielleuse ; Harris Diem, qui l’a souvent vue officier au tribunal, ne serait nullement surpris de la voir adopter cette tactique s’il était là pour observer la scène.

— Ce que je voulais dire, c’est pourquoi, quand vous m’affirmez que « la probabilité de réussite est de tant pour cent », vous n’ajoutez pas une remarque du genre : « Bien entendu, il est possible que nous bombardions nos propres troupes après les avoir déployées, ou que deux de nos staticoptères entrent en collision, ou que nous mitraillions un car scolaire par erreur, ou encore que trente de nos hommes soient capturés et torturés. » Pour citer quelques exemples datant de ces dernières années.

— Parce que vous ne nous posez pas ce genre de question et que vous ne souhaitez pas entendre nos réponses. Tout ce que je dis, madame le Président, c’est que ce genre de chose peut toujours arriver. Et que ça arrive. Ce type d’opération repose sur un minutage serré et sur les réactions de nos soldats dans un contexte hostile – du feu, de la fumée, du bruit, des explosions, des tirs… ça peut toujours foirer. En outre, vous êtes en fonction depuis un bout de temps et vous avez déjà engagé des opérations de secours comme celle-ci. Comment pouvez-vous affirmer que vous n’aviez pas envisagé une telle situation ?

Hardshaw se carre sur son siège et considère le général. Plusieurs problèmes se posent à elle ; premièrement, il a en grande partie raison, et comme la plupart des personnes présentes le savent pertinemment, elle ne peut pas se contenter d’ignorer sa remarque. Deuxièmement, il fait preuve d’une insubordination évidente, soit dans le cadre d’une stratégie délibérée soit parce qu’il a perdu patience, et quoi qu’il en soit elle ne peut pas laisser passer ça. Comme elle connaît Bricker depuis un an, elle pense que son comportement résulte de raisons stratégiques, qu’il compte sans doute se donner l’image d’un soldat qui a son franc-parler et qui a su défendre l’Armée face aux critiques du Président, ce qui ne peut que profiter à sa carrière.

Ça n’empêche pas qu’il a raison.

L’atmosphère commence à s’alourdir, et elle décide de rompre le silence.

— Votre remarque est enregistrée. Veuillez noter que je souhaite être désormais informée de la possibilité d’une conjonction de conneries dans tout projet d’opération armée qui sera porté à mon attention. En fait… (Large sourire.) Nous appellerons ceci la Directive Bricker, pour reconnaître la part que vous avez prise à sa conception. Mais veillez à ne pas trop enjoliver cette appellation, général, elle perdrait de sa force. Si vous souhaitez m’avertir de la possibilité d’une conjonction de conneries, je veux que ces mots figurent tels quels dans votre note.

— Entendu, dit Bricker.

Son expression est indéchiffrable ; peut-être est-il satisfait que cette question soit réglée, peut-être est-il tout simplement en train de réfléchir à sa prochaine offensive.

Trois minutes plus tard, l’affaire est entendue. Les Sibériens ont disposé d’un délai suffisant. Ils ont fait sauter les rampes de lancement, les salles de contrôle et les tubes d’accélération sur lesquels Klieg comptait en cas de mauvais temps. Désormais, si quelqu’un doit venir à leur secours, ce ne peut être que Louie Tynan.


Le mercredi 16 août, Louie bat le record absolu en matière de distance parcourue depuis la planète-mère. À en croire les données fournies par Louie-sur-la-Lune, plus de cinq cents millions de personnes, dont un bon pourcentage a découvert la XV lorsqu’on leur a distribué un équipement gratuit, passent désormais toute la journée branchées sur Synthi Venture, l’accompagnant dans ses tâches et digérant les informations qu’elle leur fournit. La destruction du site de lancement de Klieg n’a donné lieu qu’à une journée de désordre, Synthi s’étant empressée d’exprimer sa réprobation à l’égard des émeutiers, et tout le monde s’est rebranché sur elle.

Pour une raison inconnue, Hardshaw et Rivera ont décidé de ne pas informer les médias de l’expédition vers 2026RU, ce qui n’est pas une mince affaire. Si Carla n’était pas dans le net pour surveiller Jameson (et sa douzaine d’imitateurs), ça fait belle lurette qu’on aurait découvert le pot aux roses.

Louie se demande pourquoi on garde le secret sur sa mission, pourquoi on laisse le public dans l’ignorance de son seul espoir. Peut-être est-ce parce qu’il est mort. Il ne voit pas pourquoi cela serait retenu contre lui. Après tout, on ne peut pas dire qu’il sente mauvais.

Il a cependant remarqué que plus personne ne semble vouloir communiquer avec lui, et ses rejetons de la Lune et des astéroïdes lui ont confirmé cette impression. Ont-ils peur de lui parce qu’il est mort ou parce qu’il est toujours vivant ? Ou bien parce qu’il est impossible à distinguer d’un être vivant ?

Peut-être qu’il risque de se sentir bien seul à l’avenir, s’il se confirme que personne ou presque ne le trouve fréquentable.

Dans sa dernière lettre, Carla lui a gentiment déconseillé de s’apitoyer sur son sort. Sans doute devrait-il la prendre au sérieux.

Tant qu’il ne sera pas seul, tout ira bien.

À ce stade de son évolution, il dispose d’un si grand nombre de processeurs qu’il demande à son moi lunaire de lui envoyer toutes les données dont il dispose, et les systèmes terrestres en activité suffisent à peine à assouvir son appétit. Il reçoit la Bibliothèque du Congrès et envisage sérieusement de la lire dans son intégralité, reçoit toutes sortes de rapports météo et de données satellite, des notes rédigées par des chercheurs, parfois sur bande vidéo – ce sont les plus intéressantes, décide-t-il. Les images qu’il visionne ont toutes été filmées par quelqu’un, il le sait pertinemment, mais il espère que ce quelqu’un n’était pas toujours un professionnel des médias, que certaines des images dont il se gave sont le fruit du hasard.

Il regarde des gens qui ne sont jamais sortis de leur village en train de découvrir le vaste monde. Il regarde des animaux qui copulent, tuent, vieillissent et meurent. Il regarde des bosquets devenir forêts, puis s’étioler et revenir à leur état initial ; il goûte la stupéfiante complexité du vol d’un condor et la simplicité non moins étonnante du cycle de l’azote.

Et il s’aperçoit que ça l’enchante. Parmi les découvertes les plus intéressantes des spécialistes de la créativité (Louie s’interroge sur la créativité et, en l’espace de quelques minutes, rassemble toutes les études jamais rédigées sur ce sujet, les assimile et se fait une opinion), figure une affirmation selon laquelle le plaisir esthétique est lié, peut-être de façon inconsciente, à la complexité de la chose observée – ou plutôt à la complexité des relations entre ses divers éléments.

Si la nature nous fascine autant, c’est parce qu’elle ne se lasse pas d’appliquer un nombre réduit de principes tout simples : la loi du carré et du cube ; les fractales ; les spirales ; la similarité entre les ondes, les mouvements circulaires, les fonctions de déclenchement et les oscillations harmoniques ; l’importance du rapport entre les petits nombres premiers ; la symétrie bilatérale ; les séries de Fibonacci ; le nombre d’or, la quantification, les attracteurs étranges, la dépendance vis-à-vis de la trajectoire, bref, tous ces concepts que l’on retrouve là où on s’y attend le moins… ces règles s’appliquent et se complètent à tous les niveaux, de sorte que de leur simplicité intrinsèque naît l’immense complexité du monde qui nous entoure. Cette tension – entre les règles toutes simples régissant le monde et la complexité de celui-ci tel que nous le percevons – est elle-même aussi simple à expliquer que ses effets sont complexes. En conséquence, toutes les relations complexes qui semblent implantées dans le centre du plaisir que possède le cerveau humain – à moins qu’elles ne soient caractéristiques de ce qu’on appelle l’intelligence et la perception, agréables à toute créature capable de voir, de penser, de créer – sont celles que nous retrouvons dans l’univers.

Le fait que nous soyons conçus pour apprécier le monde que nous habitons revêt pour Louie une importance extrême. Il a déjà bien étudié la question artistique, et comme l’art lui semble avoir pour principal sujet la façon dont nous voyons les choses, une technique qu’il maîtrise maintenant à la perfection, il le délaisse en faveur de la nature. Toutes sortes de visions s’offrent à lui ; une goutte d’eau sur une feuille, un incendie de forêt dévorant le flanc d’une montagne, la rupture de la tension superficielle autour des pattes d’un canard qui prend son envol, et l’engloutissement de la croûte terrestre dans le manteau.

C’est aussi fascinant qu’enthousiasmant ; il complète son examen par des données provenant des autres planètes, procède à des comparaisons, va jusqu’à altérer son programme de lancement afin de disposer à son retour d’un satellite d’observation en orbite autour de chacun des corps les plus importants du système solaire. Mais il sait déjà que la Terre restera sa planète préférée… la Terre et ses êtres vivants, bien entendu, mais aussi son atmosphère d’oxygène, sa tectonique des plaques, le cycle de ses eaux qui altèrent en permanence le tracé des côtes et des mers, un cycle où la plus infime des variations de température peut causer d’énormes différences…

Il découvre que même si Clem et ses rejetons ne sont pas éliminés, ils ne parviendront pas à faire disparaître la vie terrestre, ni même l’humanité. La durée de son existence étant désormais susceptible d’être infinie (car il est capable de se réparer et de se dupliquer tant qu’il en aura envie), il pourrait parfaitement observer la suite des événements sans intervenir, et le monde réinventerait la complexité en emplissant de nouvelles niches, puis d’autres encore, et encore et encore…

Mais il préfère la Terre telle qu’elle est. Disons qu’il y est attaché.

Le 20 août, Louie franchit l’orbite de Jupiter, située à un peu plus de cinq unités astronomiques du Soleil. La planète géante ne se trouve pas dans les parages, bien entendu ; la ligne qu’il dépasse n’est qu’une ellipse imaginaire dans le vide absolu. Mais Jupiter est la première des géantes gazeuses, ces quatre énormes planètes suffisamment éloignées du Soleil pour avoir conservé leur masse originelle d’hydrogène et d’hélium. Il vient de pénétrer dans l’inconnu.

Bien que les petits malins lui envoient désormais des projectiles à un rythme accéléré, aidés en cela par leurs catapultes perfectionnées, il faut six jours à ces projectiles pour le rattraper. Ça fait quelque temps qu’il aménage la configuration de la caravane de façon à redistribuer sa capacité parmi ses éléments ; le gaspillage de matériaux s’en trouve réduit et sa coordination améliorée, tant et si bien qu’il a l’impression de jongler avec les projectiles comme un maître bateleur, contrôlant sans même y penser la course des balles dans les airs.

Cette manœuvre lui est apparue comme un défi pendant deux jours, puis sa capacité est devenue telle qu’il a fini par la considérer comme une tâche distrayante. À présent, ce n’est plus qu’une habitude ; il consacre à son travail autant d’attention qu’un ouvrier d’antan en accorderait à une chaîne de montage.

Maintenant que les astéroïdes comptent soixante-dix usines – un nombre qui quadruplera avant la fin de l’expédition –, il n’a plus besoin des projectiles venus de la Lune, du moins pas tout de suite. Au bout d’un instant de réflexion, il transmet de nouvelles instructions à Louie-sur-la-Lune : qu’il altère la trajectoire des projectiles afin qu’il les intercepte dans quelques semaines, lorsqu’il sera sur le chemin du retour.

En fait, la meilleure façon de procéder serait d’installer des ceintures de stations en orbite elliptique, à intervalles réguliers les unes des autres, et de faire sauter les astronefs de l’une à l’autre. On pourrait ainsi construire une sorte de « voie ferrée » jusqu’aux confins du système solaire… un être de chair et de sang mettrait ainsi quinze jours pour arriver sur Pluton. Il étudie soigneusement ce projet… en fait, plutôt que de disposer d’une seule série de satellites placés sur la même orbite, peut-être vaudrait-il mieux en prévoir plusieurs… on créerait ainsi une « grille » de corps en mouvement dont chacun serait susceptible de servir de point de départ ou d’arrivée.

Il aura besoin d’une telle installation lorsque viendra le moment de coloniser le système solaire, décide-t-il. Et pour la première fois depuis plusieurs milliers d’années-cerveau, Louie Tynan est authentiquement surpris ; jamais il n’avait envisagé de faire une telle chose.

Mais il est bel et bien en mesure de construire autant d’habitats spatiaux qu’il le souhaite… et vu la façon dont la belle Terre étouffe sous la pression de ses habitants – des gens sympathiques à l’échelle d’une ville ou d’une culture, mais hideux dans leur multitude…

Il s’amuse à élaborer une douzaine de projets destinés à transformer Jupiter en petit soleil pour faciliter la terraformation de ses lunes, imagine quelles nations pourraient s’y établir. Cette tâche est si divertissante qu’il lui consacre dix bonnes minutes, réceptionnant deux ou trois projectiles en tâche de fond. À présent que le Bonne Chance se compose d’une procession de plusieurs centaines de projectiles s’étirant sur plus d’un million de kilomètres et qu’il s’est distribué sur sa totalité, il lui est aussi facile de traiter les projectiles que de jouer au Yo-Yo.

Tiens, voyons combien de millénaires lui seraient nécessaires pour terraformer tous les astres qui sont susceptibles de l’être.

Mars ne présente aucune difficulté ; extraire l’azote et l’oxygène du sol, ajouter l’eau et d’autres produits volatils… d’après les données recueillies par son expédition, la planète rouge a déjà un milliard d’années de vie derrière elle. Il suffit de la remettre en route, et elle tiendra encore un autre milliard.

La Lune est à peine moins facile (l’eau et l’air auraient tendance à s’en échapper, mais à présent que Louie est immortel, il pourrait veiller sur elle). Les lunes de Jupiter présentent des problèmes plus complexes – le champ magnétique de la géante agit comme un cyclotron naturel, il baigne dans les radiations dures, et la fusion du noyau ne ferait qu’ajouter d’autres particules à cette soupe. Il serait nécessaire de ralentir sa rotation pour obtenir un champ magnétique plus raisonnable…

Quant aux autres gazeuses, c’est une autre paire de manches ; elles sont si petites qu’il serait presque impossible d’y maintenir une réaction de ce type. Et si on leur envoyait de l’énergie depuis des stations proches du Soleil ? Six énormes satellites en orbite polaire autour du Soleil… utiliser les gazeuses comme réflecteurs… dispensons-nous d’Uranus, qui n’a pas de lune assez grosse pour faire l’affaire…

Le hic, c’est Vénus. Il faudrait la refroidir, lui imprimer une vitesse de rotation raisonnable (sans pour autant la réchauffer), se débarrasser d’une bonne partie de son atmosphère trop épaisse… peut-être déclencher un précipité avec du calcium métallique pour que le dioxyde de carbone soit converti en carbonates, et si on dispose d’un nombre suffisant de blocs de calcium en orbite, tirer parti de leur gravité pour faire tourner Vénus… ils pourraient aussi servir de miroir pour la protéger du Soleil… quel boulot ! En comparaison, Mars serait une vraie partie de plaisir.

Passons à la simulation. Combien de temps ça va prendre, et que va-t-il faire de tous ces mondes ? Supposons qu’il veuille créer neuf planètes habitables : Vénus, Mars, la Lune, Ganymède, Callisto, Io, Europe, Titan et Triton. Deux douzaines de continents et d’océans…

Cette idée lui donne comme un petit orgasme. Depuis une vingtaine d’années, la Bibliothèque du Congrès a entrepris un catalogue des génomes ; il existe des virus capables de reconstruire l’ADN et la technique du clonage est en mesure de recréer des organismes. Quelques zoos en ont déjà profité, et on a pu réintroduire dans les océans la baleine bleue exterminée par les Japonais. En fait, la décennie écoulée a vu le retour du dodo, du moa, du mammouth, du pigeon voyageur et de la limace géante.

Quelques archives électroniques ont été perdues lors du Flash, mais il existe sûrement des copies quelque part… et les échantillons ne manquent pas.

Il pourrait tous les recréer. Et il resterait de la place pour les villes et les fermes… l’Éden multiplié par neuf. De l’espace en abondance, non seulement pour l’humanité mais aussi pour toutes les autres formes de vie.

Des troupeaux de bisons grands comme des comtés, des continents entiers de forêts vierges, des léopards des neiges sur les flancs du mont Olympus, des esturgeons blancs dans les fleuves d’Ishtar. Comment un aigle vole-t-il en faible gravité ? Nom de Dieu, il serait sans doute capable d’emporter un cerf dans les airs… sur les mondes les plus petits, il serait impossible de garder les prédateurs à l’écart de leurs proies.

Combien de temps ?

Il regrette presque de n’avoir plus de cœur, tant il aimerait l’entendre battre. Et il se rappelle qu’il a tout le temps d’accomplir cette tâche titanesque.

Voici la réponse. À peine un millénaire. Incrédule, il refait ses calculs… pour aboutir au même résultat. Une fois qu’on dispose d’engins capables de se dupliquer, d’une source d’énergie quasiment illimitée, on a littéralement tout ce que l’on désire.

Les conséquences lui donnent le vertige. Durant ce millier d’années, la population humaine pourrait sans peine être ramenée à un chiffre raisonnable – la durée de vie étant prolongée, inutile d’augmenter le taux de mortalité, ni de ralentir les progrès de la médecine… tout le monde pourrait devenir riche, tout le monde pourrait jouir du confort matériel…

Bon. Grâce à l’université du Kansas, qui a soigneusement archivé les images mentales enregistrées par son département de Psychologie comparée, il a une idée précise de la misère engendrée par la faim, le froid, la maladie et la peur. Supposons que, sur les neuf milliards de Terriens, un milliard et demi souffrent des effets de la malnutrition, que deux milliards et quart soient privés d’un logement adéquat, que trois milliards soient sur le point d’être atteints d’une grave maladie sans avoir les moyens de se faire soigner…

La peur est plus difficile à quantifier.

La quantité de souffrance inutile affligeant l’humanité dépasse sa compréhension. Dans un certain sens, il en est plutôt soulagé.

Le mot « inutile » refuse de lui sortir de l’esprit. Dans un millier d’années, toutes les maladies humaines pourraient n’être qu’un mauvais souvenir, encore présent dans son seul esprit. Et il y a tous ces autres rêves : les lions traquant les mustangs et les kangourous dans les plaines herbeuses d’Aphrodite ; les dauphins nageant dans la mer de la Tranquillité, plongeant de temps à autre pour observer le site du premier alunissage ; un grizzly émergeant des forêts de la Valle Marineris pour aller se désaltérer dans l’immense lac ; l’éclat rouge de Jupiter au-dessus des immenses océans et des îles flottantes d’Europe et de Ganymède.

Tout cela, plus une bonne santé, se dit Louie en riant sous cape. Eh bien, s’il décide de faire un tel don à ses semblables… cela excédera les termes de son contrat, mais il ne pense pas que leurs descendants s’en offusquent.

En fait, peut-être qu’ils râleront quand même, car cela fait sans doute partie de la nature humaine. Mais Louie ne peut rien y faire. Il n’est pas Dieu.

Pas tout à fait.

Pas encore.


Mary Ann a baptisé cette période « les jours du faux cyclone ». Clem est toujours là, évidemment, et on ne peut nier le phénomène lorsque Clem 500 traverse l’isthme de Tehuantepec, obligeant les réfugiés à se terrer durant deux interminables journées. Mais la peur qui les habite a diminué d’intensité ; leurs abris sont à la fois solides et spacieux. Ils passent leur temps à chanter, à jouer, à dormir, à raconter des histoires aux enfants… bref, ils ont l’impression d’être en vacances. Lorsque la crise est passée, ils sont tous en excellente forme ; les abris restent sur place afin de servir si nécessaire à d’autres réfugiés.

Si Mary Ann est un peu déprimée à cette idée, c’est parce qu’elle sous-entend que les cyclones vont persister.

Ils reprennent leur route une fois que la tempête s’est éloignée. Pendant ce temps, Clem entame son quatrième tour du Pacifique, s’acharnant sur les îles qu’il a déjà ravagées. Les pertes en vies humaines sont limitées ; les raz de marée que l’on signale ne frappent que des régions quasiment désertées.

Si Brittany Lynn Hardshaw vit mal cette période, c’est pour d’autres raisons. L’ennui, avec l’occupation militaire de ce que Harris Diem appelle une « cupiarchie » – un régime reposant uniquement sur l’appât du gain –, c’est que personne, ni les bons, ni les méchants, ni les tièdes, n’est disposé à accomplir les tâches de gouvernement. Pendant ce temps-là, les jeunes intellectuels et les critiques à temps partiel, désormais à l’abri des truands à la solde des « seigneurs du cash » – encore un terme forgé par Diem, et abondamment repris par les médias –, s’activent à mettre des bâtons dans les roues de l’autorité d’occupation.

Klieg pense pouvoir lancer un satellite dans deux ou trois mois, ce qui permettrait d’épargner l’hémisphère austral ; tous les météorologues s’accordent à dire que, vu la faible proportion de terres émergées au sud de l’équateur, et vu le différentiel thermique plus élevé résultant de la température des océans, les ravages causés par les cyclones seraient littéralement cataclysmiques.

En dépit de l’état d’urgence qui règne en Sibérie, un État désormais pratiquement administré par un proconsul américain, Hardshaw consacre le plus clair de son temps à visiter des camps de réfugiés américains. La côte ouest a vu déferler sur elle une telle quantité d’eau que les spécialistes ont recours à l’imagerie radar pour se faire une idée de son nouveau tracé. L’eau atteint vingt mètres de profondeur dans des fleuves déjà à sec du temps des pionniers, et les sierras ont reçu tellement de neige qu’on a assisté à la formation de glaciers sur leurs flancs.

Soixante-dix pour cent des habitants de la côte ouest ont pu être évacués, et ils sont dispersés dans les Rocheuses et dans les États du désert ; les précipitations qui ont frappé ces régions ont causé des inondations le plus souvent mortelles et, à en croire la NOAA, l’eau coulant des montagnes va bientôt remplir des lacs asséchés depuis l’âge glaciaire. Peut-être que cela permettra de conquérir de nouvelles terres… certaines personnes y travaillent déjà, à en croire ses informateurs.

Un soir, sous les yeux de Carla, Berlina Jameson succombe à la tentation et serre Naomi Cascade dans ses bras ; lorsque la jeune fille se blottit contre elle, Berlina déglutit, puis lui prend le menton dans sa main et l’embrasse à pleine bouche. Naomi lui rend son baiser au bout d’un long moment.

Reniflements voit sa parution repoussée de dix jours, la journaliste étant trop occupée à rattraper son retard d’affection. Tout en se déclarant foncièrement hétérosexuelle, Naomi est bien obligée d’admettre qu’elle aime Berlina. Cette réaction est tellement normale de la part d’une femme de son âge que Carla a de la peine à la réconcilier avec les opinions naguère exprimées par Naomi lors de sa période activiste.

Di Callare obtient un congé digne de ce nom et, quand il retourne chez lui, c’est pour y trouver sa famille prête à déménager dans l’appartement de Denver mis à sa disposition par ses supérieurs. Le gouvernement tout entier est censé se replier après le prochain passage de Clem. Il serait raisonnable de commencer le transfert le plus tôt possible, mais celui-ci est retardé pour de stupides questions de protocole et, par souci d’image de marque, les échelons les plus élevés sont supposés partir les derniers. Diem prend soin de s’arranger avec le gouvernement de Virginie-Occidentale ; à en croire Di Callare, Charleston est la ville la plus proche de Washington à avoir de grandes chances de survivre au cyclone, et elle ne se trouve qu’à quatre heures de route, quarante minutes de zipline et vingt minutes de staticoptère – en cas de crise, c’est là qu’il faudra se replier.

Le 25 août, Clem refait un nouveau passage sur Eniwetok, et les satellites signalent un jet d’écoulement très important, qui annonce la naissance d’un nouveau rejeton.


Le 23 août, Louie Tynan franchit l’orbite de Saturne, à 9,5 UA du Soleil ; il avait mis dix-neuf jours pour parcourir la première unité astronomique de son trajet, mais à mesure que le complexe industriel qui l’alimente en énergie a crû de façon exponentielle, son accélération n’a cessé d’augmenter… il faut dériver quatre fois la fonction représentant son mouvement pour parvenir à une fonction linéaire. Le genre d’équation qu’on rencontre dans l’étude des bombes atomiques, des colonies bactériennes, de la course aux armements et de l’inflation galopante.

Son esprit fonctionne désormais au rythme de vingt mille cinq cent quatre années-cerveau par jour, deux fois et demie le rythme qui était le sien lors de son départ de la Lune ; si un être humain normal souhaitait faire l’expérience qu’a vécue Louie durant les trente-quatre derniers jours, il lui faudrait pour cela trois cent mille ans d’existence.

À mesure qu’il poursuit sa route et que son esprit devient de plus en plus rapide, il passe de plus en plus de temps à réfléchir à la question de l’art, de la nature et du pourquoi – en d’autres termes : quel lien y a-t-il entre trois milliards d’années d’évolution, le David de Michel-Ange et l’admiration universelle dont il fait l’objet ? C’est là le problème le plus passionnant qui soit. Louie n’a jamais été ce qu’on appelle un artiste – voici comment il annotait le questionnaire trimestriel auquel le soumettait l’USSF : « Je ne sais ni dessiner, ni écrire, ni chanter, je refuse de danser et je siffle de façon passable à condition qu’on n’écoute pas trop attentivement. »

À présent, il regrette de ne pas s’être intéressé à l’art lorsque son cerveau était plus petit ; la tâche qu’il s’est donnée est titanesque et il ne veut pas la bâcler. Tout en s’enfonçant dans la nuit interplanétaire, il procède à quantité de simulations, s’intéresse à l’aspect critique des choses, multiplie les tentatives. Toutes les quatre heures environ, il crée un mouvement artistique de première importance, fondé sur un corpus de quarante à cinquante œuvres, plus des commentaires en quantité… le tout sous forme de simulation.

Deux jours plus tôt, il aurait éprouvé quelque difficulté à mener cette activité tout en interceptant les projectiles, en calculant sa trajectoire, et cetera. À présent, tout cela se fait de façon automatique.

Ce qu’il lui faut, c’est une autre perception artistique, et comme son cerveau approche de la complétude, il a l’idée de procéder à un changement ; il envoie une requête en ce sens aux petits malins. Dans quelques jours, au moment où il franchira l’orbite de Neptune et pénétrera dans les véritables ténèbres extérieures, il devrait recevoir des projectiles d’un genre nouveau.

La position des planètes dans le système solaire obéit à un principe empirique baptisé la loi de Bode ; considérez la suite de nombres [0, 3, 6, 12, 24…], ajoutez 4 à chacun de ses éléments, et vous obtiendrez la suite [4, 7, 10, 16, 28…], qui représente la distance des planètes par rapport au Soleil, l’unité astronomique étant fixée à 10. Cette suite est ce que l’on appelle une « progression géométrique ».

Il a fallu attendre le début du XXIe siècle pour que les superordinateurs donnent un fondement théorique à la loi de Bode. Lorsque le système solaire s’est condensé à partir d’un tourbillon de matière, Jupiter a été la première planète à se former, et l’énorme attraction gravitationnelle qu’elle exerçait a accéléré la course des autres corps célestes autour du Soleil. Durant les quelques centaines de millions d’années qui ont suivi, le jeu des résonances entre orbites a vidé certaines d’entre elles, en a empli d’autres de débris cosmiques, et ces débris se sont alors agglutinés ou dispersés, donnant naissance aux autres planètes et à la ceinture d’astéroïdes séparées du Soleil par une distance multiple de la distance de Jupiter au Soleil – les carrés d’une suite simple divisés par treize, ce nombre étant le plus petit des entiers assurant la stabilité des résonances orbitales sur une période géologique.

En fait, le voyage de Louie, l’accroissement de son accélération, obéit lui aussi à une progression géométrique, et les deux sont étrangement parallèles – les orbites sont de plus en plus éloignées l’une de l’autre, mais il ne lui faut que trois jours pour franchir la distance séparant deux orbites consécutives. Par conséquent, il ne s’écoule que six jours entre sa « crise spirituelle » et le moment où arrivent les premiers projectiles d’un genre nouveau. Lorsqu’il les intercepte, c’est avec une certaine… eh bien, disons-le tout net : avec une certaine révérence. S’il était à leur place, il souhaiterait que la réception soit parfaite.

Ces projectiles sont en fait des copies des petits malins. Les versions simplifiées de lui-même qui travaillent dans les astéroïdes se sont recopiées sur des processeurs améliorés, incorporant au passage des données qu’il leur a transmises, et sont venues se joindre à lui. Il les absorbe à mesure qu’elles lui parviennent, et c’est à soixante-dix reprises qu’il éprouve le même souvenir : il rencontre un corps obscur dans l’espace glacial, s’étale sur son visage et s’enfouit dans son noyau (ou plutôt dans ses noyaux, car ce corps est multiple), et se retrouve transformé en usine spatiale.

Les petits malins ont bien cogité dans leur coin, et Louie-sur-la-Lune leur a enseigné plein de choses sans même consulter Louie-l’astronef. Il ne se sent nullement insulté ; au contraire, ces retrouvailles sont merveilleuses et chacun sonde avec enthousiasme les souvenirs des autres ; cette petite fête dure presque vingt-quatre heures, et l’orbite de Neptune est à une unité astronomique derrière lui/eux lorsqu’il/ils aborde(nt) – impossible de dire précisément à combien de Louie nous avons affaire – les tâches à accomplir dans le système solaire une fois que sera réglée la crise frappant la troisième planète.

C’est seulement durant la dernière heure de ces retrouvailles que la conversation redevient un monologue. Louie se sent à nouveau unifié, mais un peu esseulé.

Il s’est redistribué le long de sa procession, dont dix secondes de lumière séparent désormais la tête de la queue ; il a l’impression que son subconscient s’est enrichi, que ses émotions se sont diversifiées. Quel effet ça ferait d’être distribué sur la totalité du système solaire ? S’il créait des stations de liaison en orbite solaire, séparées l’une de l’autre par quelques secondes de lumière, depuis l’orbite de Mercure jusqu’à celle de Neptune…

Cela se fera un autre jour. Il aura besoin de pas mal de processeurs pour contrôler le réseau de stations qu’il a déjà prévu de créer… plusieurs milliers de Louie, établis dans autant de « gares spatiales » – imaginez un peu les clubs d’échecs qu’ils pourraient organiser. Décidément, la solitude de l’espace est bien pesante.


Les statisticiens le savent bien : pour battre un record absolu, il ne suffit pas d’être exceptionnel, il faut aussi se trouver au bon endroit au bon moment. Franklin Roosevelt était un maître ès campagnes électorales, mais un seul de ses adversaires était vraiment à la hauteur. Joe Louis et Muhammad Ali étaient de grands boxeurs, mais ils ont affronté quantité de tocards. Babe Ruth était un génie du base-ball, mais à son époque la balle était plus élastique, le terrain plus étroit et les adversaires moins évolués ; Hank Aaron, lui, avait affaire à des battes plus perfectionnées.

Clem 650, le cyclone dont le bilan se révèle le plus meurtrier, est certes l’un des plus puissants qu’ait engendrés Clem, mais il frappe au bon endroit et au bon moment. Il était impossible d’évacuer le Japon et, en dépit de leur parc de réplicateurs, les Japonais n’ont pas eu le temps matériel d’édifier assez de digues. Clem 650 tourne au nord-est de Honshu et ravage un corridor peuplé d’êtres humains condamnés à l’avance. Il en tue cinq cents millions en l’espace de neuf jours.

Le 26 août, il arrive au large de Yokohama, et le lendemain, bien que les autorités japonaises conservent un silence obstiné, on apprend grâce aux radars que Tokyo n’est plus qu’un champ de ruines.

Clem 650 fonce vers le sud, achève de submerger Honshu et Kyushu, envoie une marée de tempête sur les côtes de Chine et jusque dans le détroit de Formose.

En s’engageant dans le détroit, cette marée donne naissance à un courant si puissant qu’il arrache à la côte tous les ports situés entre Quanzhou et Zianjang – y compris Hongkong et Macao –, à la façon d’un jet d’eau fendant une plaque de neige. Les images en provenance de la Chine sont horribles : on voit des masses d’hommes et de femmes piétiner des montagnes de cadavres dans leur fuite éperdue.

Plus tard, lorsque les résidus de Clem 650 abordent le territoire chinois, engendrant quantité de tempêtes et de tornades, plusieurs millions de réfugiés sont surpris dans leur marche. Le 4 septembre, Clem 650 pénètre en Chine une dernière fois, poussant une masse d’air chaud et humide vers le plateau tibétain, une masse qui déclenchera des inondations catastrophiques sur les rives du Mékong, du Honshui et du fleuve Rouge.

L’administration est anéantie, l’armée dispersée, plusieurs millions de personnes disparaissent sans laisser de traces, et le gouvernement chinois perd toute emprise sur les territoires situés au sud du Yunnan ; en moins d’une semaine, des officiers se sont établis seigneurs de la guerre, et on assiste à un imbroglio de conflits, impénétrable pour tout étranger, dont les participants n’hésitent pas à utiliser l’arme nucléaire tactique. En comptant les victimes de la maladie, des inondations et de la guerre, le palmarès de Clem approche le milliard de vies humaines.


Un jour après avoir franchi l’orbite de Neptune, Louie Tynan entame la procédure de freinage. Il est à 36 UA de la Terre, sa vitesse atteint presque 5 UA par jour – il pourrait aller de la Terre au Soleil en un après-midi, de la Terre à Jupiter en une journée, alors qu’il a fallu des années aux premières sondes pour couvrir cette distance, le Bonne Chance l’ayant franchie quant à lui en un mois. Le moment est venu de ralentir.

Il n’a plus besoin ni de processeurs ni de composants, seulement de masse et d’énergie cinétique, et les petits malins ne lui envoient plus que des blocs de fer. Il leur imprime une accélération supplémentaire lorsqu’ils traversent le tunnel. L’énergie cinétique du système étant conservée, c’est l’astronef qui en perd une partie et ralentit tandis que les blocs de fer foncent vers les étoiles à une vitesse qui leur permettrait d’atteindre Alpha du Centaure en quatorze mille ans à peine – s’ils prenaient la direction voulue, bien entendu.

À 2 g, une semaine lui sera nécessaire pour atteindre le point de rendez-vous avec 2026RU ; l’astronef sera alors à 56 UA du Soleil, doublant la distance qu’il a déjà couverte en moins d’un cinquième du temps qu’il lui a fallu pour cela. Ça va faire une sacrée course, et heureusement pour lui qu’il ne se soucie plus d’être l’homme le plus rapide ayant vécu, car on ne peut pas dire qu’il soit vraiment vivant. Pas précisément.

Les ondes radio émises par la Terre mettent quatre heures à lui parvenir, ce qui veut dire que ses communications avec Carla souffrent d’un délai de huit heures ; l’évolution de son cerveau massivement parallèle est telle que cette durée correspond à cinq mille vingt et un ans pour un être humain normal.

Une comparaison qui ne signifie pas grand-chose pour lui. Il préfère se concevoir comme un groupe de deux cents personnes faisant l’expérience mentale de vingt-cinq années et des poussières d’échangés télépathiques.

Il s’efforce de comprendre le cataclysme causé par Clem 650, mais ne peut y parvenir. Chacune des victimes était un individu, tout comme moi, ou Carla, ou mes parents, ou mes amis, se dit-il ; il y avait dans le lot des poètes et des mécanos, des médecins et des clochards, des ivrognes, des saints, et cetera. Les enfants sont morts en appelant leurs parents, les parents en cherchant vainement leurs enfants, certains sont morts en silence, tantôt sur le coup, tantôt après plusieurs heures d’agonie. Tous ces cadavres… on en trouvera au fond de la mer de Chine pendant encore un millier d’années.

Son esprit arrive à appréhender ce concept, mais cela lui fait trop de peine et il a trop de travail.

S’il disposait encore de ses yeux, le Soleil lui apparaîtrait désormais comme une étoile brillante plutôt que comme un disque ; mais les récepteurs disposés sur les deux millions de kilomètres de sa caravane lui permettent de percevoir toute l’étendue du spectre électromagnétique. Il distingue les astéroïdes, la Terre et ses continents, et il lui suffirait d’un petit effort pour apercevoir Clem. Mais il n’a aucune raison de le faire.

Il pensait que le naturel reviendrait au galop et que l’envie de partir pour les étoiles le saisirait en cet instant, même s’il n’a jamais eu l’intention d’abandonner la Terre à son sort. Peut-être que l’optimisation l’a altéré d’une façon indéfinie.

Non, il a tout son temps devant lui, voilà tout. Un de ces jours, il ira faire un tour vers Alpha du Centaure, c’est entendu. Peut-être sèmera-t-il des copies de lui-même dans toute la galaxie. Les immortels peuvent se permettre d’être patients ; s’il en a envie, il peut éprouver tous les plaisirs possibles et imaginables. Bon sang, s’il souhaite redevenir un être de chair, il lui suffit de faire pousser un corps et d’y télécharger une partie de son esprit – il a pris soin d’enregistrer son génome.

Si l’homme a toujours eu envie de voir ce qu’il y avait derrière l’horizon, c’est en partie parce qu’il redoutait que personne ne le voie, parce qu’il craignait de se retrouver au cimetière avant d’avoir pris la route.

La semaine de décélération est des plus agréables. La poussée de 2 g ne représente qu’une moyenne – la décélération ne se produit que chaque fois qu’un nouveau bloc de quatre-vingts tonnes ressort du tunnel. Les barres d’acier le traversent en une minuscule fraction de seconde car elles ont reçu, depuis leur point de lancement, l’impulsion d’éclairs de laser, qui ont vaporisé quatre-vingt-dix pour cent de leur masse initiale et propulsé les quatre-vingts tonnes restantes à une vitesse frisant les 8 UA par jour (soit un peu plus de cinquante millions de kilomètres à l’heure). Louie ne cesse de ralentir l’allure, mais il subit toutes les deux minutes une accélération de 1 000 g.

Imaginez que vous vous déplacez en skateboard sur l’autoroute, à environ 80 km/h ; pour décélérer, vous utilisez une perche pour repousser les voitures qui vous dépassent. En dépit de sa vitesse et de ses capacités mentales, Louie trouve cet exercice plus passionnant que la haute voltige aérienne, un peu comme s’il devait attraper les javelots que lui lancent tous les membres d’un régiment. Le Bonne Chance réceptionne plus de quatre cents blocs de fer par jour, et ce nombre augmente à mesure que sa vitesse diminue.

Et plus l’astronef ralentit, plus la vitesse relative des blocs de fer augmente, et par conséquent la manœuvre est de plus en plus délicate. De temps à autre, un bloc de fer lui échappe, le plus souvent parce que sa trajectoire n’a pas été assez bien calculée ; chaque fois que cela se produit, il tance vertement le petit malin responsable ; bientôt, le système solaire est parcouru d’échanges radio où les rires se mêlent aux insultes bon enfant.

Sur Terre, on dirait que les choses se calment. Après avoir engendré le dernier en date de ses rejetons meurtriers, Clem s’égare dans le Pacifique nord et semble ralentir sa progression, décrire une course de plus en plus erratique, hésitant entre le nord et le sud et dessinant à l’occasion une boucle. Entre le 28 août, jour où il frôle le Japon, et le 6 septembre, où il va piétiner le cadavre de Hawaii, il produit de gigantesques vagues, fascine les météorologues, développe entre un et huit jets d’écoulement… mais ne détruit pas grand-chose, en partie parce qu’il foule les lieux de ses précédents crimes. Louie est informé de la situation avec plusieurs heures de retard et pousse un soupir de soulagement – ce genre de répit est toujours bon à prendre.

Le 6 septembre, alors qu’il se trouve à 56,23 UA du Soleil (mais sa trajectoire n’était pas rectiligne et il a parcouru en fait 70 UA), Louie place la partie principale du Bonne Chance en orbite autour de 2026RU. La Première Expédition martienne lui avait permis de battre un record de distance franchie dans l’espace, et il a désormais fait trente-six fois mieux. La mort l’a décidément conduit à battre bien des records.

Comme le lui ont confirmé les sondes qu’il a envoyées en avant-garde, 2026RU est une boule de glace de mille deux cent soixante kilomètres de diamètre, avec un noyau de fer et de roche d’environ cent trente kilomètres de diamètre et de gros nodules de chondrite, de méthane, d’ammoniac et d’azote à l’état solide, ainsi que divers métaux et quelques amas rocheux.

Ça lui rappelle les boules de neige qu’il se confectionnait étant enfant : des cailloux, des boulons et de la glace bien dure, le tout enrobé de neige molle pour tromper l’adversaire.

Les deux cents premiers projectiles sont déjà en orbite ou sur la surface, et les robots s’activent déjà sur celle-ci, courant dans tous les sens ou creusant en quête du noyau. En moins de quatre heures, les premiers chargements de métal commencent à alimenter les usines affamées ; il y en a pour une bonne semaine, et Louie n’aura pas le temps de s’ennuyer.

Le 9 septembre tombe un samedi et tout marche si bien que Louie se demande s’il ne devrait pas s’accorder un petit congé. Clem s’acharne toujours sur les ruines de Hawaii, et l’île d’Oahu subit de telles déferlantes qu’il ne reste plus des immeubles de Honolulu que les traces de leurs fondations. Mais le pire a déjà été accompli, il ne reste plus personne à tuer, plus rien à démolir.

Et dans les ténèbres extérieures, les réplicateurs, les robots et les usines automatisées tournent à plein régime, de sorte qu’au bout de deux jours à peine la majeure partie du noyau de la comète a été reconvertie en une forêt de tuyaux, de tours, de rampes et de rambardes. 2026RU va devenir la comète la plus solide jamais bâtie. Mais aucune comète n’a eu à subir des accélérations de 3 ou 4 g, et de telles poussées seront nécessaires lors de l’approche de la Terre.

Initialement, Louie comptait lancer les premiers « frisbees de glace », puis – en grimpant le long d’une nouvelle colonne de barres de fer – les rattraper afin de diriger leur course. S’il échouait dans cette tâche, Louie-sur-la-Lune prendrait le relais. Mais c’était avant que n’éclate la Seconde Émeute globale, avant qu’il ne décide de renoncer à sa chair pour arriver plus vite à destination ; désormais, toute sa cargaison va devoir voyager avec la même poussée que lui.

Il a donc décidé d’emporter la comète tout entière, moins les éléments reconvertis en carburant. Cela nécessite des préparatifs qui lui prennent une journée : construire les moteurs et les réacteurs à fusion, renforcer la structure de la comète à l’aide d’une charpente de fer… mais cela fait, il est en mesure de rallier la Terre en quelques jours plutôt qu’en quelques mois.

Le lendemain, sa grosse boule de glace est ornée d’un côté par une forêt de tours hautes de vingt kilomètres, le reste de sa surface étant recouvert de radiateurs, d’immenses plaques sous lesquelles circulent les fluides destinés à refroidir les cent chambres à fusion nichées à la base des tours.

Il va se débarrasser de quarante pour cent de la masse de 2026RU et d’une bonne partie de celle du Bonne Chance. Comme il aura besoin de glace en orbite terrestre, et comme les autres produits volatils vont lui servir de réfrigérants et de fluides, il décide de jeter tout ce qui est inutile – il lui reste sur les bras un bon pourcentage du noyau, et il ne conserve du Bonne Chance que ses processeurs, ses robots et ses systèmes énergétiques.

Il se demande ce que Goddard, von Braun, Verne ou Heinlein auraient pensé d’un astronef taillé dans la glace et propulsé au plasma de fer. Sans doute auraient-ils applaudi sa construction – c’est un astronef, après tout.

L’heure H approche et, curieusement, il n’est pas impatient de repartir. Sans doute ne reviendra-t-il pas ici avant longtemps… mais le temps ne signifie plus grand-chose pour lui…

Ce n’est même pas une question de curiosité – il laisse plusieurs relais sur place, et deux ou trois petits malins ont lancé des sondes sur des orbites lointaines, qui les conduiront à 1 200 UA du Soleil, pour voir s’il n’y a rien d’intéressant à glaner dans l’espace profond. Il aura tout le loisir de s’y intéresser.

Il peut sembler stupide de chercher à approfondir cette sensation, mais sa configuration mentale est infiniment plus complexe que par le passé. Il fouille ses souvenirs, ceux qu’il a hérités des petits malins, explore la littérature psychanalytique. Il est décidément étrange qu’il se souvienne des émotions et en éprouve encore.

Peut-être que les choses ont changé depuis qu’il s’est assemblé sur 2026RU : les délais de réponse ont disparu et ne peuvent plus faire office de système « glandulaire » artificiel. Mais ses sentiments sont plus forts que jamais, délai ou pas délai ; l’hystérésis suffit à les expliquer.

La solution ne s’offre à lui qu’après une longue introspection. Parmi les matériaux bruts qui vont être affectés à la poussée se trouve ce qui reste de son corps. Il l’a déjà délesté de son eau et de divers composants organiques, de sorte qu’il n’en subsiste plus qu’une image momifiée de lui-même, empilée avec les autres débris.

Il le considère avec attention ; on dirait une statue jivaro, sans aucune ressemblance avec ce qu’il était. Mais il fut un temps… soudain, il se rend compte que son corps va sans doute lui manquer bien plus qu’il ne l’aurait cru.

Enfin, il faut sauver la Terre, terraformer les planètes du système solaire, et le voyage qu’il vient de faire compense amplement ce sacrifice. Mais il n’a pas le cœur à se débarrasser de sa carcasse comme si ce n’était qu’un vulgaire poids mort. Quelques instants lui suffisent pour construire un cercueil et y glisser son cadavre.

Il s’occupe de lui en priorité ; la fusion d’une pastille d’He-3 est lancée par un laser, le plasma en expansion est comprimé, élongé, soumis à une forte accélération dans la tour centrale, un autre laser réchauffe le plasma qui s’élève en tourbillonnant à travers le tube… et son corps quitte le système solaire sous la forme d’un gigantesque geyser d’ions se déplaçant à une vitesse proche de celle de la lumière. Quelques-uns d’entre eux seront sans doute captés par une étoile ; la plupart capteront des électrons libres, perdront de leur énergie et deviendront des atomes dérivant dans la galaxie.

Ce furent de belles funérailles. Et maintenant qu’il se sent mieux, au boulot ! Le temps presse.

Il compte tout d’abord foncer droit sur le Soleil beaucoup plus vite qu’il n’y arriverait en comptant sur sa seule attraction. Ensuite, il en fera le tour, accumulant de la chaleur à l’intérieur de l’orbite de Mercure, sa trajectoire adoptant une orbite rétrograde (dans le sens inverse de celles des planètes), de façon que la gravité de Mercure lui permette de ralentir ; Vénus le freinera encore un peu plus… bref, il ralliera la Terre en trois semaines. Un nouveau bond de géant pour l’humanité – le système solaire est en voie d’industrialisation, Louie utilise à présent plus des deux tiers de la capacité informatique du système solaire, et Louie-sur-la-Lune ne cesse de faire des progrès…

Le monde n’est plus ce qu’il était… ce qui lui convient parfaitement, car il n’est plus le Louie qu’il était. Et le nouveau monde le passionne davantage que l’ancien.

Les moteurs à fusion tournent à plein régime et, toutes les secondes, plusieurs tonnes de fer vaporisé sont expulsées par les cent tours – cinquante fois plus hautes que le World Trade Center – à une vitesse proche de celle de la lumière. Un improbable observateur ne manquerait pas de s’extasier sur ce sillage long de cent cinquante mille kilomètres, mais il n’aurait pas intérêt à s’attarder sur la surface de 2026RU – l’accélération subie par la comète est suffisamment forte pour compenser sa gravité ; toute personne se tenant près des tours tomberait dans le vide ; toute personne se tenant sur la face opposée serait engloutie dans la neige. Les robots-tracteurs, encore occupés à placer les dispositifs isolants et réfléchissants, restent parfois bloqués sur place en dépit de leurs larges chenilles.

Le 19 septembre, lorsqu’il franchit à nouveau l’orbite de Neptune – la « vraie » frontière du système solaire, Pluton et Charon n’étant de toute évidence que des cométoïdes capturées par l’astre, des cousines de 2026RU mais bien plus grosses –, il y a toutes sortes de débris coincés dans la glace, et il se rappelle que l’eau à l’état solide, comme le verre et certaines roches, est en fait un fluide aux mouvements fort lents – sous l’effet de l’accélération de 2,3 g qui lui est imposée, 2026RU s’est mise à goutter comme une crème glacée laissée au soleil, l’obligeant à ancrer ses tours et à renforcer la charpente de l’ensemble. Mais comme le noyau de fer se déplace à l’intérieur de la sphère de glace, il s’est rapproché desdites tours et de l’usine de manufacture que Louie fait tourner grâce à leur déperdition énergétique.

Quelques heures plus tard, il procède à la manœuvre de retournement de 2026RU et entame la décélération. La vitesse qu’il a acquise va l’obliger à « utiliser le frein moteur » pendant le reste du trajet s’il ne veut pas échapper à l’attraction du Soleil.

À ce moment-là, la chance est en train de tourner pour la Terre.


Entre la baie de San Francisco et la ville d’Ensenada, en Basse-Californie, il reste si peu d’immeubles encore debout et si peu d’habitants encore présents que les gouvernements américain et mexicain n’accordent aucune attention au nouveau passage de Clem dans cette zone. Les médias font de même. Bien plus au sud, Mary Ann et Jesse sont presque arrivés à Oaxaca, et ça intéresse davantage le public.

Les averses sont si violentes que le Colorado déborde de son lit, le Grand Canyon subissant une forte montée des eaux, et grâce aux marées de tempête, la mer de Salton se fond dans le golfe de Californie.

Randy Householder suit les infos avec une certaine fascination. Il est bien obligé d’admettre que c’est un événement de premier ordre. En outre, l’inondation qui a ravagé Boise, ajoutée aux autres désastres, a sans doute retardé les flics lancés sur ses traces. Il a tout le temps pour piéger Harris Diem.

L’ennui, c’est qu’un proche conseiller du Président des États-Unis représente un gibier difficile à dénicher.

Pour tuer le temps, Randy se branche souvent sur Synthi Venture, bien au chaud dans sa bagnole. C’est une femme formidable, et son jeune copain est un brave type.

Il se demande si Kimbie Dee lui aurait ressemblé. Probablement, décide-t-il. Elles sortent du même moule. Deux belles filles décidées à se sortir de la mouise.

Soupir. Il aimerait bien enfiler les lunettes et les gants pour enrichir son expérience. Ça fait bien longtemps qu’il n’a pas vécu dans un monde plein d’amour, d’espoir et de courage. Mais il a besoin de ses yeux et de ses oreilles.

Diem rentrera chez lui tôt ou tard. Tous ces salauds ont le même réflexe ; leur installation se trouve chez eux. Randy a réussi à bavarder avec la femme de ménage, qui lui a assuré que Diem ne recevait jamais personne la nuit… et ça fait quatre jours qu’il n’est pas rentré. Stressé, obligé de rester en poste à son bureau, il doit mourir d’envie de succomber à ses perversions.

Quand il sera rentré, la suite ne posera pas de problèmes. Il foncera sur son installation – Randy a bien étudié ces monstres et connaît leurs habitudes. Et tant qu’il sera branché, il sera impuissant.

Un Self-Defender est rangé dans la boîte à gants. Il alertera la police, et c’est exactement ce que souhaite Randy ; tuer Diem est un bon début, mais exposer sa turpitude au grand jour… eh bien, ce n’est que justice. Kimbie Dee mérite bien ça.

Synthi Venture – ou Mary Ann, peu importe – escalade une colline et une partie du cerveau de Randy s’emplit du chaud soleil mexicain et d’une foule de braves gens sur la route conduisant au salut. C’est si beau, si paisible ; pourquoi les gens ne peuvent-il pas devenir accros à ça ?

D’un autre côté, ce n’est peut-être pas non plus la solution. Il y a quinze jours, alors qu’il se déplaçait au hasard afin de brouiller les pistes, il s’est arrêté dans un camp du Wyoming où il s’est fait pas mal de fric, étant l’une des rares personnes disposées à creuser des latrines ou à éplucher des patates. La quasi-totalité des gens étaient branchés en permanence sur Synthi Venture… qui creusait des latrines ou épluchait des patates. La direction du camp était obligée d’offrir une prime aux volontaires.

Bizarre. Bien entendu, nombre de gens préféreraient se brancher sur un acteur jouant les espions en planque plutôt que sur Randy. S’il avait eu le choix, il aurait fait tout autre chose de sa vie.

Une fine pluie se met à tomber, il ne fait pas encore noir. Harris Diem ne rentrera probablement pas ce soir – mais Randy ne bougera pas avant d’en être tout à fait sûr.


— Oui, j’en ai longuement discuté avec Mary Ann, dit Harris Diem. Elle a conscience du problème et va essayer de le résoudre. Mais nous ne voulons pas que les gens la délaissent complètement, car c’est en grande partie grâce à elle que les désordres se font si rares, et en outre le message qu’elle délivre est positif à nos yeux. Mais nous voulons que les gens mettent eux aussi la main à la pâte et ne se contentent plus de vivre par procuration. Le problème, c’est que la réalité de Synthi Venture est plus exaltante que celle du commun des mortels.

Hardshaw hoche la tête et dit :

— Bien, passons au rapport suivant… Di, je crois que Carla et vous avez de mauvaises nouvelles à m’annoncer ?

— Des nouvelles graves, j’en ai peur. La température de l’eau atteint désormais trente-sept degrés Celsius dans la mer des Antilles, et elle va encore augmenter. Si nos estimations sont correctes, c’est plus que suffisant pour que les vents tourbillonnants d’un cyclone dépassent la vitesse du son. Et comme Clem effectue un nouveau passage, il y a de grandes chances pour qu’il nous offre de nouveaux rejetons.

— Des suggestions ? demande Hardshaw.

— Pour l’instant, nous ne pouvons rien faire sans la comète du colonel Tynan ou les ballons de John Klieg. Sinon, il faudrait refroidir les Antilles. Nous n’avons aucune idée précise sur la façon dont la situation va évoluer, sauf qu’elle va empirer. Et pour être franc, je comptais vous demander l’autorisation de gagner la Caroline du Nord avec ma famille, parce que dans quarante-huit heures il sera trop tard.

— Allez-y et dépêchez-vous, dit le Président. Inutile que quiconque s’attarde ici s’il n’y a plus rien à faire. Harris, rentre chez toi et repose-toi. Carla, contactez-moi si vous avez de nouvelles idées. Mais je compte me coucher tôt, moi aussi, et rattraper mon sommeil en retard. Autant être d’attaque pour affronter la prochaine crise.

Di est surpris de constater qu’il a de la peine à quitter ses équipiers. La plupart d’entre eux le saluent comme s’ils n’espéraient plus le revoir. Gretch doit partir vers Charleston dès le lendemain matin, mais Talley et Peter restent encore à Washington pendant huit jours, et il les reverra sûrement. Comme ils ont charge de famille, Mohammed et Wo Ping sont déjà partis – la NOAA va établir son QG dans l’ancien bâtiment du NORAD à Cheyenne Mountain, et ils s’y sont rendus pour faciliter la transition.

Ils vont lui manquer, tous autant qu’ils sont, et il le leur dit franchement. Ils en sont tout émus, y compris Peter.

Dix minutes plus tard, il téléphone à Lori depuis la cabine de la zipline. Nous sommes le 22 septembre, Clem se trouve à proximité de l’isthme de Tehuantepec, et Jesse et Synthi Venture sont presque arrivés à Oaxaca – ils comptent y être demain si la pluie ne les retarde pas. Le gamin va s’en sortir. Papa se trouve dans un camp de réfugiés, près de Flagstaff, et il n’arrête pas de râler.

Alors que la zipline démarre dans la nuit tombante, il se rend compte que son paysage quotidien est resté le même alors que la géographie des États-Unis a subi de profondes altérations. Peut-être prendra-t-il vraiment conscience de la situation une fois qu’il se trouvera dans l’Ouest.

Il s’est enfin décidé à lire Massacre en jaune, dont Lori lui a offert un exemplaire. C’est un de ses meilleurs bouquins, mais il est surpris par la retenue dont elle a fait preuve dans son écriture. Comme elle le lui a dit, elle n’a plus tellement le cœur à trucider ses personnages.


Harris Diem a l’impression qu’on sonne le tocsin à l’intérieur de son crâne. Il se sent épuisé, désorienté dans ce monde en plein changement, et il tente de se convaincre qu’il vaut mieux se coucher plutôt que de descendre à la cave.

Aucune chance.

Le peignoir, les draps propres, l’extase de la sélection… ce soir, il va se faire ses trois petites préférées, en commençant par la jolie pom-pom girl, le genre de fille qui le faisait bander à quatorze ans et qu’il ne pouvait pas se taper parce qu’il fallait bosser et étudier…

Ne te raconte pas de mensonges, se dit-il. Il sait qu’il est un monstre, un pervers, il ne se fait aucune illusion sur lui. S’il avait pu faire ce qu’il voulait d’une fille comme Kimbie Dee quand il avait quatorze ans, il l’aurait violée et tuée. Il est ainsi fait.

— D’accord, dit-il à haute voix, ma petite poupée blonde, c’est parti…

Il voit ses menottes descendre sur ses flancs, dévoilant des seins aussi parfaits que minuscules, il entend ses premiers sanglots de honte, voit couler sur ses joues les premières larmes…

Elle se sent nue, impuissante, comme elle aimerait que papa soit là, il tuerait cette ordure…

Tout s’arrête. Silence, ténèbres.

Une panne d’électricité ? Impossible, la maison est autonome.

Il presse un bouton, ôte ses lunettes et ses gants. L’homme qui se tient devant lui…

— Laquelle était votre fille ? lui demande Diem.

Il parle d’une voix posée. Il doit savoir ; si ce type prend peur, il va le tuer trop vite.

— Kimbie Dee Householder, dit l’homme.

Il pointe un Self-Defender sur le visage de Diem.

Celui-ci a la bouche sèche ; une partie de son esprit attend encore un orgasme, une douche chaude, des larmes de honte, un sommeil réparateur. Une autre se demande quel effet ça fera d’encaisser une balle hypersonique.

— Vous voulez savoir quelque chose avant de me tuer ?

— Si vous avez une explication à me donner, je vous écoute.

Diem hausse les épaules.

— Je suis né comme ça. Peut-être qu’un jour on pourra détecter ce vice avant la naissance et avorter les gens comme moi.

— Vous avez acheté d’autres bandes comme celle-ci ?

— J’en achèterais encore si j’avais le courage. Et si j’étais sûr de rester impuni, je ferais moi-même ce genre de choses.

Diem éprouve une étrange sensation ; il sait qu’il est déjà mort, et voilà qu’il peut enfin dire tout haut ce qu’il pense tout bas. Il considère son assassin, ses yeux d’un bleu délavé, sa barbe grisonnante – ce pauvre type ne peut même pas se payer des injections pour garder sa couleur d’origine – et ses vêtements élimés. Il fait partie de ces hommes qui n’ont jamais eu de véritable toit, de ceux que Diem a écrasés lors de sa résistible ascension.

— Vous m’avez compris ? Je n’ai pas d’autre explication. J’ai joui quand j’ai enculé cette petite salope avec un manche à balai.

Householder tique. Le Self-Defender aboie. Le sang gicle.

Bon Dieu, se dit Diem, quelle mort. Il a les yeux fixés sur le geyser rouge qui monte de ses testicules fracassés, se mord les lèvres jusqu’au sang, jouit de ses souffrances, et la seconde balle l’atteint entre les deux yeux.

Randy Householder s’assied pour attendre les flics. Il a sans doute déclenché un signal d’alarme en entrant, et il a utilisé un Self-Defender à l’intérieur de la maison d’un conseiller du Président ; ça devrait attirer l’attention sur lui.

Il vient de décapsuler une bouteille de jus d’orange lorsque la porte s’ouvre, mais les hommes qui franchissent le seuil portent des passe-montagne. Avant qu’il ait eu le temps de réagir, son corps est criblé de balles ; il s’effondre sur le sol, les tripes en feu, et avant de sombrer dans les ténèbres, il entend des détonations et… oui, une grenade qui explose. On dirait que la guerre est déclarée, comme si quelqu’un comme lui pouvait déclencher une guerre.


La zipline file vers la Caroline du Nord, et Di lève les yeux de son livre pour réfléchir à la suite des événements. La plupart de leurs meubles ont été transportés dans l’Ouest, mais Lori et les gamins sont restés dans la maison presque vide. Lori s’est montrée peu raisonnable – elle refuse de partir sans lui –, et Di a eu une petite idée… il va les embarquer dans une zipline en partance pour l’Ouest en leur laissant croire jusqu’au dernier moment qu’il va les accompagner. Il ne pense pas que Lori courra le risque de ramener les enfants dans une zone déclarée dangereuse.

Mais ça ne va pas être facile. Di n’est pas du genre à mentir à sa femme. D’un autre côté, il ne tient pas à ce qu’elle meure, et c’est le sort qui l’attend si elle reste.

Flic, mineur, pompier, marine… autant de professions où l’épouse doit se préparer à ne pas voir son mari rentrer à la maison. Les météorologues n’étaient pas censés s’ajouter à cette liste. Pas plus que les hauts fonctionnaires.

Lori est belle, talentueuse, intelligente, et elle sait se débrouiller en cas de crise. Mais elle n’arrive pas à comprendre que Di puisse éprouver de la loyauté envers autre chose que sa famille. Son sens moral s’arrête aux portes de sa maison.

Qu’est donc devenu le monde pour que cela puisse être considéré comme un défaut ?

Un appel de Carla vient interrompre le fil de ses pensées. Elle lui apporte de précieuses informations. Clem est pourvu d’un jet d’écoulement qui se tend tel un tentacule vers le golfe du Mexique du côté de la baie de Campeche, par-dessus l’isthme de Tehuantepec. Un nouveau rejeton va naître d’un moment à l’autre – Clem commence déjà à s’éloigner de la côte – et se déplacer vers une zone de basse pression.

La température de l’eau dans cette zone dépasse tout juste les 38o C – elle est plus chaude qu’un corps humain. Di pense que cela suffira à faire franchir le mur du son au cyclone, et Carla en est persuadée.

Plus question pour lui de déserter son poste.

Di ne répond à aucun appel durant le reste du trajet. Une fois chez lui, il trouve sa famille qui l’attend et, tout en chargeant la voiture, il explique en hâte la situation à Lori.

— Nous devons filer dans les montagnes, de préférence les Rocheuses.

Tout le monde embarque ; Nahum se met à renifler, Mark prend un air morose, mais ils tiennent bon étant donné les circonstances. Un quart d’heure pour arriver à la gare de la zipline. Dix minutes pour acheter les billets. Une demi-heure d’attente au maximum, et ils seront tirés d’affaire…

Huit minutes plus tard, ils sont bloqués dans une interminable file de véhicules à l’arrêt. Nahum sanglote, Mark geint, et Lori se tord les mains.

— Que s’est-il passé, à ton avis ? demande-t-elle.

— Je n’en sais rien, mais… de nos jours, grâce aux datarats qui pullulent un peu partout, rien ne reste secret très longtemps. Quand j’ai été informé de la crise, une centaine de personnes devaient être au courant… mais c’était il y a une demi-heure. Mark, tiens-toi tranquille, s’il te plaît, je suis en train de discuter avec ta mère.

— Viens t’asseoir sur mes genoux, mon chéri, et toi, Nahum, tu peux aller sur ceux de papa.

Lori se retourne pour aider les enfants à passer à l’avant.

L’embouteillage est parti pour durer deux heures au bas mot. Selon toute probabilité, le parking de la gare est déjà complet et les nouveaux arrivants doivent être déroutés et ensuite acheminés par bus. Deux heures ou plutôt trois.

L’endroit est extrêmement mal choisi pour affronter un cyclone, se dit Di, qui manque éclater de rire ; le cyclone en question est à peine en train de se former, à trois mille kilomètres de là. Paniquons, d’accord, mais sans excès.

Une fois que les gamins se sont installés, il explique :

— Ce qui s’est passé à mon avis, c’est qu’il y a eu des fuites un peu partout, puis les téléphones ont fonctionné en cascade… et voilà[9]. Tout le monde a foncé vers la gare la plus proche. (Soupir.) Je pense qu’on pourra partir, mais il va falloir être patient. Tiens, j’ai commencé Massacre en jaune. Il est meilleur que les deux précédents, à mon avis, mais tu as mis la pédale douce sur le gore.

— Conséquence de la maternité. Une fois qu’on a accouché, il est difficile de glorifier la souffrance, et quand on a pansé une trentaine de petits bobos, les plaies béantes offrent beaucoup moins d’intérêt.

— Maman, je pourrai lire tes livres quand je serai plus grand ? demande Mark.

Comme d’habitude, ils lui répondent par l’affirmative et lui répètent qu’il n’est pas encore assez grand.

Le téléphone sonne et Di décroche.

— Allô ?

— Bonjour, docteur Callare. Ici le président Hardshaw. Désolée de vous déranger, mais nous avons besoin de vos conseils, et comme l’embouteillage où vous êtes coincé ne sera pas résorbé avant quatre heures, je pense que vous pouvez nous consacrer quelques minutes. C’est votre fils que j’aperçois ?

— C’est ce que m’affirme Lori, dit-il en souriant, ce qui lui vaut un coup de coude de l’intéressée. Je vous présente Nahum. Nahum, je te présente le président des États-Unis.

Nahum se blottit contre son père et enfouit son visage dans ses mains.

— Je fais cet effet à pas mal de gens, dit le Président. Nous allons vous mettre en contact avec Carla. L’œil du cyclone s’est formé et il se déplace vers le nord sur des eaux plutôt chaudes.

Di ne peut s’empêcher de siffler.

— C’est plus grave que prévu. Okay, allez-y.

Il attrape son ordinateur, règle l’écran du téléphone de façon à pouvoir superposer des graphes aux images de ses correspondants, puis entre dans le système. Nahum s’installe confortablement sur ses genoux.

— Quel gamin adorable, dit Carla en apparaissant sur l’écran. Di met quelques instants à se rendre compte qu’il s’agit en fait d’une image de synthèse. Elle passe tellement de temps sur le net qu’elle ne souhaite sans doute pas leur imposer le spectacle de son visage bouffi de sommeil.

Carla fait tourner la simulation et lui communique les estimations de divers paramètres.

— Que faisons-nous à présent ? demande-t-il une fois qu’elle a fini.

— Eh bien, si nous sommes disposés à croire Louie, il faut espérer qu’il va arriver vite. À part ça, nous ne pouvons rien faire. Si nous informons la population, ça ne fera qu’aggraver la panique. Autant leur laisser la surprise.

— Cette ligne n’est pas sûre.

— Je sais. Mais ceux qui nous écoutent auront au moins une chance de s’en sortir. Malheureusement, il n’y a plus aucun espoir pour toute la région au sud de Gainesville.

— Quand atteindrons-nous le point critique ?

— Dans quarante minutes au moins, une heure au plus.

Soudain, Hardshaw pousse un hoquet et s’écrie :

— Mon Dieu ! Écoutez-moi tous les deux – Harris Diem vient d’être assassiné et une bombe a explosé dans vos bureaux, docteur Callare…

Hé !

C’est Carla qui a poussé ce cri, mais la communication est aussitôt coupée.

Il y a un long silence.

— Carla ? demande Di. Carla ?

Il lève les yeux et aperçoit plusieurs hommes remontant la file de voitures au pas de course.

— Ils ont été déposés par un staticoptère, murmure Lori. Pendant que vous discutiez…

Di lui tend Nahum, ouvre la portière, descend de voiture et se met à courir. S’ils ont pu atteindre Harris Diem, conseiller à la Maison-Blanche, c’est qu’ils opèrent en force…

Fonce derrière cette fourgonnette, fais le tour de ce bus, continue de courir. Bon Dieu, comme il fait chaud, pourvu qu’ils n’aient pas le temps de…

S’ils ont attaqué Diem au sein même de la Maison-Blanche, ils ont dû franchir les grilles, un premier poste de garde, les portes blindées, un second poste de garde. Si vite qu’on n’a même pas pu alerter Diem…

Planque-toi sous ce camion, ressors de l’autre côté, s’ils ne t’ont pas vu, tu as une chance de…

Et en même temps, ils s’en sont pris à Carla et à lui-même… et le labo – mon Dieu, pourvu que tous ses équipiers soient rentrés chez eux – il n’a pas affaire à des amateurs. Bizarre comme il se souvient bien de son entraînement antiterroriste. Il doit quitter l’autoroute, mais attendre pour cela qu’il soit assez loin des tireurs, car sinon ils le descendront comme un pigeon d’argile…

Ressors de l’autre côté du camion et…

Ils le saisissent par le col de sa chemise, lui plaquent le visage sur l’asphalte. Bon Dieu, il y en a un paquet – ils lui tirent les cheveux, son cuir chevelu va céder. Le goudron lui râpe les joues. Le canon d’un pistolet se colle à sa tempe.

La dernière pensée de Di Callare est pour sa famille : au moins sa femme et ses enfants ne seront pas obligés de voir ça. Sa dernière sensation est celle de la chaleur qui monte du sol, puis c’est le néant.

Quelques minutes plus tard, quand Lori arrive sur les lieux avec les policiers, elle est prise de violentes nausées ; une heure s’écoule avant qu’elle ne prenne conscience de la mort de Di, tant elle est bouleversée par le spectacle de son visage en sang et de son crâne fracassé. La longue file de voitures n’a pas bougé d’un pouce.


Carla Tynan a conscience d’une intrusion lorsqu’on arrache la fiche plantée dans son crâne ; elle a tout juste le temps de pousser un cri avant qu’ils ne coupent la communication. Elle reçoit une décharge de mitraillette avant d’avoir pu couvrir son corps nu de ses mains.

Brittany Lynn Hardshaw n’a même pas le loisir de pleurer. Des agents des Services secrets l’escortent dans un couloir conduisant à un abri souterrain. Harris est mort… ainsi que les deux autres, qu’elle commençait tout juste à estimer…

— C’est sûrement un coup des Sibériens, dit-elle à voix haute. Probablement les anciens partisans d’Abdulkashim qui attendaient leur heure. Avez-vous pu interroger l’un d’eux ?

L’agent chargé de la protection de Harris Diem secoue la tête.

— C’était du travail de professionnel. Sa maison était surveillée depuis plusieurs jours par deux équipes différentes, un groupe de six commandos et un agent isolé. Les commandos ont opéré un retrait, ce qui nous a poussés à croire qu’ils préparaient une attaque, d’autant plus qu’ils avaient laissé sur place des moniteurs électroniques. Nous pensions que l’agent isolé n’était qu’un simple éclaireur. Tout naturellement, nous avons suivi les commandos… mais c’est l’autre gars qui a frappé. Il s’est joué des systèmes d’alarme, il est entré dans la maison et il a tué Mr. Diem – le tout en deux minutes. Et avec un Self-Defender, par-dessus le marché… lequel a dû transmettre un signal aux commandos. Ils ont foncé dans le tas en lançant des bombes incendiaires et… eh bien, la maison a été totalement rasée. L’incendie n’est pas encore maîtrisé. Et ils sont tous morts durant le combat qui a suivi. Nous ne sommes même pas sûrs d’avoir identifié le corps de Mr. Diem – son assassin et lui avaient à peu près la même carrure.

Hardshaw hoche la tête.

— Je le regrette autant que vous, mais sa mort ne fait néanmoins aucun doute. L’idée était de semer le chaos chez nous juste avant l’arrivée du super-ouragan, ce qui veut dire qu’ils captent toutes nos communications. Repassez-moi la dernière transmission.

Elle entre dans l’abri souterrain aménagé après le Flash et s’assied à son bureau. Le temps d’installer un écran vidéo, et la communication est rediffusée. Un des agents secrets lui confirme dans un murmure qu’aucune opération hostile ne semble engagée contre elle.

Diogenes Callare et Carla Tynan lui expliquent à nouveau la situation. Difficile de croire que leurs corps ne sont pas encore froids.

— Ils ont raison, dit-elle lorsque la bande est achevée. Pas d’annonce publique. Mais je pense que nous devrions nous tenir prêts à partir… non, rectification. J’avais foi en Carla Tynan, et si elle dit que ça va arriver vite, elle ne se trompe pas. Conduisez-moi à Charleston et mettez tout de suite en route le Programme d’évacuation fédéral.


Lorsque l’œil se forme dans la baie de Campeche, il trouve toute l’énergie nécessaire à son développement ; la couronne s’enfle et les vents gagnent de la vitesse ; leur accélération s’infléchit à l’approche de Mach 1 sans pour autant stopper complètement.

Après le crépuscule, la mer semble entrer en ébullition l’espace d’un instant, et les vagues se hissent jusqu’à une hauteur de cent mètres ; puis l’air se déplace à nouveau de façon régulière : les vents tourbillonnants ont franchi le mur du son.

À ce moment-là, le centre du cyclone se trouve à 92o O 22o N, en plein golfe du Mexique, et l’œil atteint un diamètre de quatre cents kilomètres. Les marées de tempête assaillent Veracruz et foncent vers les côtes américaines.

Carla a oublié un seul détail dans son modèle. Tout comme elle l’avait prédit, il a suffi de vingt minutes pour que le cyclone donne naissance à des vents d’au moins 12 beauforts sur une zone large de mille six cents kilomètres, comme si on venait d’ouvrir une bonde au centre du golfe du Mexique. Dans l’œil du cyclone, la pression est tombée à 530 hectopascals, et l’œil ne cesse de s’élargir, les vents de se renforcer.

Voici ce que Carla n’a pas pris en compte : outre le fait qu’il engendre des marées de tempête aussi violentes qu’un tsunami, un cyclone supersonique est assez puissant pour soulever une quantité significative d’eau chaude. Lorsque cette eau se mélange à l’air, celui-ci voit sa température augmenter, ce qui accroît l’efficience de cette machine thermique qu’est le cyclone. Il dispose désormais de beaucoup plus d’énergie… et de beaucoup plus d’eau.


Lorsque Jesse apprend que Di a été assassiné, il s’assied par terre et pleure durant une heure. Mary Ann ne sait pas comment réagir. Elle a déjà perdu des collègues et sait qu’elle est censée sombrer dans l’hystérie en de telles circonstances – si elle admire Surface O’Malley, c’est parce qu’elle refuse de se prêter à ce genre de comédie. Mais Jesse n’est qu’un gamin qui pleure son grand frère. Que doit-elle lui dire ? « Allez, ce n’est pas si grave » ?

Finalement, elle se décide pour :

— Je suis désolée.

Il s’accroche à elle comme un noyé à une bouée, et elle lui caresse doucement les cheveux. Son monde vient de s’appauvrir, jamais elle ne rencontrera Di (comme il lui tardait de faire sa connaissance !), et Jesse ne sera plus jamais le même à présent que le mal a souillé son existence.

Un peu partout en Europe et en Amérique du Nord, des hommes et des femmes interrompent leur fuite pour compatir avec Synthi Venture.


La naissance de Clem 900 entraîne la mort de plusieurs millions de personnes. En moins de quelques heures, une marée de tempête déferle sur la Floride. Ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu fuir sont engloutis par une succession de vagues hautes de plusieurs dizaines de mètres ; les mangroves qui maintenaient la terre en place cèdent l’une après l’autre, le béton se fissure, l’acier plie et se rompt, et toute la surface de la péninsule sombre telle une avalanche sur le plateau continental. Le processus se répète à plusieurs reprises ; le matin venu, il ne restera presque plus de terre.

Des vents de 150 km/h ou plus ravagent le continent jusqu’à Memphis, détruisant les villes comme les forêts.

Le courant tourbillonnant induit par la tempête se répand sur toute l’étendue du golfe, dévorant la paroisse de Plaquemines en Louisiane, creusant un chenal reliant le lac Pontchartrain à la mer et rongeant la côte de Brownsville à Panama City. Lorsque le soleil se lèvera, il éclairera un golfe du Mexique bien plus vaste et bien plus ouvert.

Les îles des Antilles sont presque totalement submergées, et des pans entiers se détachent de leur masse. Il n’en restera plus que du sable, de la roche et des gravats… mais seulement une fois que la tempête sera passée. Pour l’instant, elles ne représentent que de pauvres obstacles sur lesquels s’acharnent les éléments déchaînés.

Mais tout cela n’est rien comparé aux effets des jets d’écoulement de ce nouvel ouragan. Celui-ci absorbe l’eau de mer tel un gigantesque aspirateur, accroissant la quantité d’énergie où il puise sa force, et, en l’espace de neuf heures, il déverse plus de deux cent cinquante mille tonnes d’eau par kilomètre carré – l’équivalent de vingt-cinq centimètres d’eau de pluie – sur l’est des États-Unis ; puis il change soudain de direction et traverse l’Atlantique en un éclair pour s’attaquer à l’Europe – trois jours plus tard, on assistera à des ondées d’eau salée jusque dans le Kazakhstan.

Le Mississippi se retrouve aussi large que le lac Érié ; la James River emporte vers l’océan toute la ville de Richmond, et les ruines du monument de Washington se retrouvent englouties sous vingt mètres d’eau.

À Georgetown, les débris encore fumants du domicile de Harris Diem sont emportés par le courant. Comme on n’avait pas encore évacué le cadavre calciné de Randy Householder, ce qui reste de lui file vers l’Atlantique en même temps que le dernier souvenir de sa fille violée et assassinée.

Même dans ses rêves les plus fous, Diem n’avait pas osé espérer que ses turpitudes puissent demeurer ignorées. Mais quatorze ans après sa mort misérable, c’est comme si Kimbie Dee Householder n’avait jamais existé.


Karen s’en veut toujours de céder à cette tentation, mais voilà que ça la reprend… elle se demande ce que Mary Ann ferait à sa place. Décidément, la vie est une drôle de loterie… les cheveux de Karen ne supportaient pas bien les injections, ses hanches étaient un tout petit peu trop larges, si bien que Passionet ne l’a pas sélectionnée.

Résultat : pendant que Synthi Venture se prélasse au soleil du Mexique avec un garçon beau comme un dieu, Karen est coincée dans la tour de la chaîne Dance – l’immeuble le plus haut des États-Unis, si vaste que Herald Square lui sert de patio – et contemple cette fourmilière agitée qu’est devenue l’île de Manhattan.

L’averse d’eau salée est si violente que le technicien d’entretien a détourné les gouttières sur le tout-à-l’égout. Comme il l’a expliqué aux occupants, le bâtiment – qui rend quatre-vingts étages au World Trade Center – est trop grand pour que la pesanteur suffise à y assurer l’écoulement des eaux, si bien que chacun de ses niveaux est muni d’une pompe. La plupart des deux cent cinquante mille personnes qui y travaillent étant absentes, il a pu se débrouiller pour que la pluie qui s’accumulait sur le toit et les terrasses soit canalisée jusqu’aux sous-sols, où elle est alors évacuée vers les égouts.

La chaîne Dance n’occupait que les quinze étages supérieurs et, en dépit de ses structures renforcées, l’immeuble oscillait tellement par vent fort que le studio du Toit du monde était le plus souvent inutilisable.

Karen a eu la chance de se voir attribuer un des microstudios – lire « placard à balais » – du bâtiment et, comme elle travaillait au 81e étage, elle effectuait ses trajets boulot-dodo en ascenseur. Elle n’a nulle part où aller, et le concierge de l’immeuble – un type costaud du nom de Johnny Wendt – a déclaré aux occupants qu’ils seraient plus en sécurité dedans que dehors. Ils sont un bon millier, répartis entre les 40e et 50e étages, assez haut pour ne pas être noyés et – avec un peu de pot – assez bas pour ne pas être emportés par le vent.

Ce n’est pas terrible, mais c’est mieux que d’être dehors par les temps qui courent. Les rues grouillent de piétons et d’automobilistes et, pour autant que l’on puisse en juger étant donné la faible visibilité, aucun d’eux ne semble en mesure de fuir où que ce soit. Johnny a placé des panneaux pour inviter les gens à se réfugier dans l’immeuble – il y a encore de la place dans les cafétérias, dans les boutiques et dans les trois hôtels –, mais les gens semblent pressés de quitter la ville, à moins qu’ils ne se méfient d’un immeuble aussi haut.

— Les imbéciles, dit une voix derrière elle.

Elle se retourne et aperçoit Johnny dans le couloir, la chemise trempée et le bleu de travail plus sale que d’ordinaire.

— Au moins mes gars n’ont pas cédé à la panique, poursuit-il. Ils savent que ce bâtiment est aussi stable qu’une petite montagne. Si ces crétins acceptaient de nous rejoindre, je suis sûr qu’on pourrait en sauver au moins dix mille.

Il considère Karen quelques instants, puis dit :

— APDP. Quatre-vingt-unième étage. Troisième bureau à droite.

— Exact, dit Karen en baissant les yeux.

Ces temps-ci, elle se sent tout intimidée quand quelqu’un la remarque ; elle a bien changé depuis qu’elle passait des auditions et fréquentait des acteurs. Peut-être en mal…

— Je suppose que vous êtes assez intelligente pour vous écarter des fenêtres si le vent fait des siennes, mais nous pouvons supporter jusqu’à trente beauforts et la tempête n’est pas censée arriver jusqu’ici. Le danger, c’est la Hudson River.

Il y a déjà trente centimètres d’eau dans les rues et Karen ne peut s’empêcher de frissonner.

— Est-ce que le bâtiment tiendra le coup ?

— Il faudra bien. J’ai une chaîne musique-vidéo toute neuve chez moi et je n’ai pas fini de la payer. Le fabricant serait furieux s’il lui arrivait quelque chose.

Si elle laisse échapper un rire, ce n’est pas parce que cette remarque est comique mais parce que Johnny est un brave homme qui essaie de la rassurer. Il fait quelques pas vers elle et considère la rue à son tour.

— Regardez-les. Ils n’ont donc aucune jugeote ? Jamais ils n’auront le temps de sortir de l’île. La marée de tempête est déjà en train de remonter le fleuve.

— L’eau va beaucoup monter ?

— De trente mètres environ. C’est ce que les gars de la météo appellent un ordre de grandeur. Comptez entre trois et trois cents mètres.

— Et nous ne pouvons rien faire ?

— Considérez-vous comme des passagers à bord d’un navire, répond Johnny. Je me demande si les rues sont suffisamment dégagées pour que… merde.

Elle suit son regard et aperçoit quelque chose en direction de Times Square : une muraille d’eau et une foule en fuite. Personne ne peut rien faire ; Johnny décroche son téléphone et dit à ses gars de quitter les étages inférieurs, et Karen voit la gigantesque vague gris-noir monter jusqu’au troisième niveau, emportant sur son passage des silhouettes humaines qui s’agitent désespérément. Elle sent le bâtiment vibrer lorsque la vague l’enveloppe.

— Suzette ? Est-ce que la porte a tenu ? demande Johnny. Okay, il n’y a plus personne ? Faites l’appel !

Suit une longue pause.

— Parfait, dit-il. Appliquez le plan. Inutile d’attendre plus longtemps – personne ne viendra plus nous rejoindre.

— Euh… de quel plan parlez-vous ? demande Karen.

— Hein ?

Elle a parlé si bas qu’il ne l’a pas entendue. Un fleuve torrentiel coule à présent dans la rue ; les lueurs de la tour de la chaîne Dance éclairent les eaux tumultueuses qui ont envahi Broadway.

— De quel plan s’agit-il ? Simple curiosité.

— Un instant…

Il colle l’oreille à son téléphone, émet plusieurs murmures approbateurs, puis pousse un soupir.

— Ça y est, c’est bon. Voici mon plan : nous allons lester les étages inférieurs avec l’eau recueillie sur le toit et les terrasses. Le bâtiment contiendra de l’eau sur une hauteur de trente mètres. Avec un peu de chance, cela compensera la pression extérieure et diminuera les risques d’effondrement.

— Mais ça va causer des dégâts, non ?

— Si l’immeuble s’effondrait, les dégâts seraient sûrement plus graves.

Il la gratifie de son plus beau sourire, et elle lui sourit à son tour. Comment a-t-elle fait pour devenir aussi timide ? De toute évidence, il a envie de mieux la connaître, et c’est un type sympa.

Le téléphone portable de Karen se met à sonner et elle le décroche.

— Mary Ann !

— Oui, je profite de ma pause pour venir aux nouvelles. Tu as réussi à sortir de Manhattan ?

— Non, mais ne t’inquiète pas, je suis en sécurité. Il n’y a plus aucun lieu sûr sur toute la côte est, mais je me trouve dans un building qui devrait tenir le coup.

— C’est déjà ça. Prends soin de toi.

— Toi aussi.

Elles bavardent un moment ; Mary Ann a bien changé depuis qu’elle est devenue Synthi Venture et que sa carrière a décollé, mais jamais elle n’a attrapé la grosse tête. Elles n’ont pas grand-chose à se dire – et pourtant, pense Karen, il est possible que cette conversation soit la dernière, ce que Mary Ann s’abstient soigneusement de souligner –, mais ni l’une ni l’autre n’apprécient les effusions.

Lorsqu’elle raccroche au bout de quelques minutes, elle s’aperçoit que Johnny n’a pas bougé et qu’il la regarde d’un air contrit.

— Je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter et… euh… j’ai aussi vu votre écran, et… euh…

— Mary Ann Waterhouse travaillait dans la même pièce que moi. Nous allions ensemble passer des auditions à l’époque où je rêvais de faire carrière à Broadway, dit Karen non sans fierté. Je la connaissais bien avant qu’elle ne devienne Synthi Venture.

Johnny hoche la tête, visiblement impressionné, et c’est désormais lui qui semble intimidé.

Elle se tourne vers la fenêtre et ajoute :

— Aujourd’hui, il faudrait être sous-marinier pour espérer faire carrière à Broadway.

Et c’est au tour de Johnny d’avoir un petit rire nerveux. Ils passent un long moment à observer la montée des eaux, qui finissent par atteindre le huitième étage ; ils ne peuvent rien faire excepté attendre. L’immeuble est parfaitement autonome et personne n’a besoin en ce moment d’une opératrice en saisie de données.

Puis quelqu’un attire leur attention sur ce qui est en train de se passer du côté du centre-ville, et ils changent de pièce pour mieux observer les événements. Des buildings hauts de quarante étages s’effondrent dans les eaux bouillonnantes, mais le World Trade Center est toujours debout.

Ils mangent un morceau aux aurores ; l’eau continue de monter, mais à un rythme moins élevé, et ils décident d’aller se coucher – Karen regrette un peu que ce ne soit pas dans le même studio – et s’endorment paisiblement.

Inutile de s’inquiéter ; elle a tout son temps. Ce n’est que dix jours plus tard, le 3 octobre, que l’eau aura suffisamment baissé pour qu’ils puissent sortir de l’immeuble après avoir dégagé les gravats devant sa porte. À cette date, plusieurs millions de New-Yorkais auront péri et le monde aura subi de profonds changements, mais Johnny et Karen n’auront été affectés que par une pénurie de soda, de mayonnaise et de beurre de cacahouète.


Le père Joseph a exhorté les fidèles à fuir, mais ils sont persuadés que l’église va tenir le coup une seconde fois. L’ambiance est étrangement familière – même lieu, mêmes occupants, mêmes cierges, mêmes odeurs –, mais le vent est nettement plus violent. Il se demande si l’édifice est de taille à résister à un cyclone.

Ce qui le trouble le plus, c’est qu’il a été incapable de dire à ces malheureux qu’ils devaient leur survie à la chance plutôt qu’à un miracle. Nombreuses sont les églises qui ont dû être englouties.

Il se demande ce qu’il doit leur dire à présent. L’eau ne cesse de baisser dans l’embouchure de la Shannon River et, à en croire la TSF, le cyclone qui a dévasté les États-Unis se dirige droit sur eux. Il n’a plus de nouvelles de ses cousins de Boston… On dit que la plupart des villes de cette région ont été englouties, que la Floride a été rayée de la carte…

On entend un grondement sourd, comme si un train fonçait sur l’église, et les gens se blottissent les uns contre les autres. Le père Joseph a à peine le temps de les inciter à la prière que la marée de tempête – dont les vagues sont deux fois plus hautes que la plus haute des montagnes irlandaises – les écrase aussi soudainement qu’un pied d’homme écrase un cafard, réduisant en poussière l’église et les fidèles. La mer recouvre la totalité de l’île à une vitesse de plusieurs centaines de kilomètres à l’heure ; par la suite, elle frappera la Grande-Bretagne avec une telle violence qu’un torrent large de trente kilomètres remontera la Mersey et la Trent, puis elle ira effacer le Zuiderzee de la carte de l’Europe et, arrivée en bout de course, elle aura encore assez de force pour engloutir Saint-Pétersbourg sous dix mètres d’eau.


Les nœuds de communication s’effondrent et les paquets de données sont déroutés dans le système global ; à l’instar des rongeurs auxquels on les compare parfois, les datarats quittent les navires qui coulent et se copient là où ils le peuvent, utilisant les canaux satellite ou fibrop. Petit à petit, ils se retrouvent, se fondent les uns dans les autres, partent en quête de leurs congénères – on assiste à de brèves retrouvailles, puis, comme ils ont besoin de nouvelles données pour déterminer leurs actes, ils reprennent leur fusion et leur quête incessante…

Carla Tynan se réveille et cherche sa fiche à tâtons. Elle se sent désorientée et décide de sortir du net pour un temps… processeurs et souvenirs reviennent en ligne, elle se sent un peu mieux, mais elle a besoin de manger et de faire un peu d’exercice, ça fait si longtemps que…

Elle se rappelle ce qui lui est arrivé et se met à hurler. Elle cherche son corps, lance plusieurs milliers de sondes par seconde, sans succès. Elle part en quête d’informations et découvre les rapports de la police de Honoria, les images de son cadavre sanguinolent dans la chambre d’hôtel.

Le sort que Louie s’est choisi lui a été imposé. Elle cherche à le contacter grâce aux antennes spatiales – il n’est plus qu’à deux heures de lumière de distance. Mais vu la vitesse à laquelle elle vit dans le net, plusieurs siècles s’écouleront pour elle avant qu’elle ne puisse entendre sa voix, avant qu’elle ne puisse pleurer sur son épaule virtuelle.


Le 22 septembre, alors que Clem lance un jet d’écoulement dans la baie de Campeche et engendre un nouveau cyclone, Louie Tynan franchit l’orbite de Saturne. Il lui est impossible d’enrayer la catastrophe qui se déroule sur la Terre ; Louie-sur-la-Lune lui transmet en permanence des données TV, XV ou autres. Il est partout à la fois et subit tout ce que subissent ses semblables.

Sa connaissance de l’histoire humaine est telle qu’il est consterné sans être choqué. Il estime qu’un milliard de personnes vont périr dans la semaine à venir.

Il se déplace toujours à une vitesse de 5 UA par jour et ne se trouve plus qu’à 9,5 UA du Soleil. La trajectoire optimale est bel et bien la suivante : foncer vers le Soleil en freinant, en faire le tour, puis ralentir en utilisant la gravité de Mercure, de Vénus et du Soleil.

Mais il ne cesse de refaire ses calculs.

Il se demande pourquoi il est autant attaché à la Terre. Quand il avait encore des pieds, il n’était pourtant guère impatient de les y reposer. En fait, il n’a jamais vraiment apprécié ses semblables. Et voilà qu’il se précipite à leur secours.

Peut-être qu’il est dans la nature d’un système comme lui de préserver le modèle originel, tout simplement. Voilà qui lui fournit un sujet de réflexion pendant qu’il s’active à expulser un jet de plasma devant lui, à évaluer les contraintes de ses structures et à espérer que son astronef ne va pas craquer. Il a calculé au plus juste et, en dépit de la vitesse de ses réactions et de ses capacités d’analyse, peut-être a-t-il eu tort.

Que se passerait-il si 2026RU venait à céder sous les contraintes auxquelles elle est soumise ? Dans ce cas de figure, quelques fragments porteurs de ses microprocesseurs s’abîmeraient dans le Soleil, promis à une désintégration certaine, tandis que d’autres, après avoir frôlé l’astre, adopteraient une orbite hyperbolique qui les conduirait hors du système solaire ; au bout de quelques dizaines de milliers d’années, quelques-uns d’entre eux finiraient par échouer dans un autre système stellaire, mais la majorité ne feraient qu’errer pour l’éternité dans le vide interstellaire, aux confins de la galaxie.

Deux ou trois de ces fragments parmi les plus importants seraient susceptibles de conserver un semblant de conscience, ainsi qu’un nombre suffisant de réplicateurs pour réparer les dégâts… de sorte qu’une partie de lui-même pourrait regagner le système solaire au bout d’un siècle environ. En supposant que ces fragments privilégiés n’aient pas été avalés par le Soleil, et comme Louie a avant tout une formation de pilote, il sait que la seule loi universelle est celle de Murphy. Louie-sur-la-Lune et les petits malins seraient parfaitement capables de capturer une autre comète – les connaissances qu’ils ont acquises leur permettraient de capturer Pluton et Charon, si nécessaire –, mais il leur faudrait des mois pour y parvenir et, comme il ne cesse de se le répéter toutes les millisecondes, le temps presse.

Il poursuit sa tâche mais ne cesse de refaire ses calculs. Pour s’amuser un peu, il relit L’Éneide et procède à une étude statistique : existe-t-il un fondement empirique à la loi de Murphy ? Éliminons toutes les batailles de l’histoire, car le malheur d’un camp fait le bonheur de l’autre. Idem pour les élections. Ibidem pour la découverte de divers peuples aborigènes, qui n’a pas souvent été un facteur positif dans leur évolution. Considérons la Condition faible de Pareto, un principe énoncé par le sociologue et économiste Vilfredo Pareto et affirmant que toute chose utile à tout le monde et nuisible à personne doit être concrétisée.

Hum. Définissez « tout le monde » et « personne ». Ce premier terme inclut-il les singes et les dauphins, dont certains sont plus intelligents que des attardés mentaux ? Ou encore les chiens, dont l’empathie est plus développée que celle de bien des hommes, ou les chats, qui sont nettement plus courtois ?

Et quant à ce qui n’est nuisible à personne… quel est le point de vue d’un cheval sur la domestication ?

Mais on ne saurait dire que la roche et la glace ont un point de vue. Comme Louie a décidé de transformer le système solaire en un lieu nettement plus vivable – et comme toute vie a un point de vue –, peut-être que son action va représenter la plus extraordinaire violation à la loi de Murphy. En outre, il est sans doute le processeur d’information et d’énergie le plus évolué que l’histoire ait jamais connu. Peut-être que grâce à lui l’humanité va porter un coup décisif à l’entropie.

Autant dire qu’il est sur le point d’infirmer la loi de Murphy. (Ses efforts lui ont permis d’établir que celle-ci ne repose sur aucune base statistique. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à croire en elle.) Il espère seulement que Murphy n’est pas au courant. Murphy est plutôt du genre rancunier.

Le 25 septembre, alors qu’il approche l’orbite de Mars, il se branche sur toutes les transmissions XV que lui envoie Louie-sur-la-Lune, aidé par deux petits malins. Et se laisse aller à la vanité ; lorsque le Soleil se couche dans l’hémisphère Sud, il apparaît aux yeux des habitants comme une gigantesque comète pourvue de deux queues, la première pointée vers le Soleil, la seconde – formée par les réfrigérants et l’évaporation superficielle – dans la direction inverse, de sorte qu’elle occupe une bonne moitié du ciel.

Il apprécie tout particulièrement les émissions de L’Âge de l’innocence, une chaîne XV australienne qui diffuse les impressions de jeunes enfants du monde entier (bien nourris et aimés de leurs parents). Lorsqu’il se glisse dans l’esprit d’Alice Zulu, une Sud-Africaine de sept ans, et contemple la comète qui semble vouloir effleurer le soleil mourant tandis que sa queue pointe vers le zénith… c’est une expérience irremplaçable.

Le 26, il effleure effectivement le Soleil et des hurlements semblent monter de tous les éléments de sa structure. Il est trop proche de l’astre pour pouvoir communiquer avec Louie-sur-la-Lune ou avec les petits malins, et de toute façon il n’en aurait pas le temps. Le chaos règne à la surface de 2026RU et, sous l’effet conjugué de l’attraction solaire et des éruptions d’eau et de gaz, il arrive qu’une tour à plasma s’effondre sans prévenir, ce qui le prive d’une partie de sa poussée et lui flanque une frousse de tous les diables. Il a l’impression de sentir la pression insoutenable qui s’exerce sur toutes les parties de sa structure à mesure que la masse de glace se meut et s’altère ; le halo du Soleil aveugle tous ses instruments de mesure en surface et l’astre étincelant, quatre fois plus large que lorsqu’il est vu de la Terre, déverse son énergie dans l’enveloppe de gaz émise par la comète. Au moins ce halo détourne-t-il les rayons lumineux de la glace.

Il passe des heures à réparer les éléments défaillants de son système. Plusieurs robots s’abîment dans des crevasses, ou se retrouvent broyés dans des tunnels. Une banque de processeurs placée trop près de la surface est brusquement anéantie, lui procurant une sensation impossible à distinguer de la souffrance. Il perd toutes les informations relatives à sa configuration physique ; il ignore désormais où se trouvent les éléments qui le constituent, il lui est impossible de mettre en relation sa topologie de communication (le réseau formé par ses éléments en ligne les uns avec les autres) et sa constitution physique, ce qui l’empêche de déplacer sa conscience vers des processeurs sûrs ; il ne peut qu’espérer que son esprit va continuer à fonctionner.

Le Soleil est énorme, sa gravité puissante. Louie met presque une journée à en faire le tour, puis s’en éloigne en ralentissant pour regagner la fraîcheur de l’espace. Mercure passe près de lui en un éclair, orientant sa trajectoire vers Vénus et le freinant sur son orbite rétrograde. L’espace d’un instant, la minuscule planète est engloutie par le halo gigantesque de la comète, qui prend le chemin de Vénus le 28 septembre. La deuxième planète, bien plus grosse et pourvue d’une dense atmosphère, apparaît à ses senseurs comme une boule incandescente. Sa vitesse est telle qu’il la dépasse en un éclair, mais il sent son attraction s’exercer sur lui. Il a passé les dernières heures à réparer la majeure partie des dégâts, a retrouvé ses éléments et les a reconnectés, transférant les plus mal en point vers les usines pour les recycler.

Il va réussir. Incroyable mais vrai. Il fonce vers le système Terre-Lune, frôle l’une et l’autre (quelle joie d’être en communication quasi instantanée avec Louie-sur-la-Lune), une ultime poussée de ses engins… et Louie s’immobilise au point L-4.

Ce point n’a aucune existence matérielle ; il s’agit d’un des cinq points dits « de Lagrange », où la gravité de la Terre et celle de la Lune s’associent pour stabiliser un corps en orbite. L-4 se situe sur l’orbite de la Lune, au-devant de celle-ci dans sa course, au sommet d’un triangle équilatéral dont la base joindrait le centre de gravité de la Terre à celui de la Lune ; il est donc à égale distance des deux astres.

Mais le halo d’une comète s’étend bien au-delà de sa tête glacée ; lorsque Louie s’immobilise, ce halo, n’étant plus balayé par la course de la comète, continue à augmenter de volume, jusqu’à ce que ce volume dépasse celui de la Terre, sa densité restant inférieure à celle de la stratosphère. Sur Terre, là où le ciel est dégagé, 2026RU (terme physique) ou Louie (terme spirituel) est plus brillant qu’une pleine lune et au moins sept fois plus gros.

Il aimerait prendre le temps de s’admirer, mais quelques heures s’écouleront avant que la petite Alice puisse le voir, et ce sont ses yeux qu’il souhaite emprunter. En attendant, ses tracteurs et ses usines se lancent dans une production intensive ; les « frisbees de glace » doivent s’envoler le plus vite possible.


Lorsque Carla est entrée en contact avec eux après son réveil, les informaticiens de la NSA ont failli oublier leurs ordres d’évacuation. Pour la seconde fois, une personnalité survivait dans le net après la destruction de son organisme. Mais ils n’ont plus besoin de son exemple pour accorder foi aux affirmations de Louie : la présence de la comète dans le ciel a suffi à les convaincre.

Repliés au centre de l’Amérique du Nord, les agents de la NSA s’efforcent désespérément d’enregistrer cet événement sans précédent que sont les retrouvailles de Louie et de Carla. Leurs communications monopolisent toutes les fréquences disponibles, et il faut se féliciter que deux milliards de personnes ne puissent plus se mettre en ligne, car Louie et Carla semblent occuper quatre-vingt-dix pour cent de l’espace électronique disponible.

Pour quelle raison s’intéressent-ils aux archives des centres antipollution de la Bolivie… aux taux de change pratiqués par la Banque de France durant les deux derniers siècles… à la mise en corrélation des résultats électoraux du Nevada et des derniers recensements effectués dans cet État… voilà qui est inexplicable, mais ils assimilent toutes ces données, et bien d’autres encore. Carla n’a mis que trois secondes pour s’introduire dans les archives du ministère de la Défense, section Ingénierie génétique, pour copier la cartographie ADN de toutes les espèces qui y étaient cataloguées et pour transmettre ces copies à Louie.

Quels que soient leurs buts, il est difficile de leur résister. Ni la NSA à Denver ni le président Hardshaw à Charleston n’ont les moyens de s’opposer à eux, mais on tient en outre à ce que Louie accomplisse sa mission initiale.

Les images satellite confirment qu’il s’est mis au travail. Un gigantesque disque de glace incandescent, dix fois plus large que la vieille station Constitution, jaillit du halo de la comète, traînant derrière lui un sillage de vapeur. Sa masse envahit la totalité de l’écran, occulte celle de la Terre, puis plonge vers les eaux bouillonnantes du Pacifique.

Son éclat vire à l’orangé ; puis à l’écarlate ; puis le disque disparaît lentement au-dessus du globe, et on voit fleurir un bouquet de nuages.

Louie vient de faire tomber la nuit au-dessus du Pacifique, comme prévu.

Le terminateur se trouve à présent le long de la cordillère des Andes, le soleil va bientôt se coucher au-dessus de l’Amérique du Nord, de sorte que la nuit tombera sur le Pacifique dans cinq heures environ. En attendant, Louie lance ses frisbees de glace à la cadence de dix par heure, et ils tombent en spirale depuis 2026RU, qui se trouve à présent à la même longitude que Le Cap, zébrant l’atmosphère de cristaux de glace au-dessus de l’océan.


Le téléphone sonne dans la superbe maison qui domine la mer ; il est fort tard et le docteur Nathan Zulu se préparait à se coucher après avoir passé plusieurs heures à corriger des dissertations.

— Bonsoir, docteur Zulu.

— Qui est à l’appareil ?

L’écran du téléphone reste noir. Puis il y apparaît une image de synthèse plutôt grossière.

— Je m’appelle Louie Tynan…

— Oui !

Nathan Zulu se demande s’il est en train de rêver.

— J’ai un service à vous demander ; pouvez-vous prier Alice de mettre sa fiche et de sortir dans la cour disons… dans un quart d’heure ?

Comme le veut l’absurde logique des rêves, il fait remarquer à son correspondant qu’Alice est déjà couchée et endormie, mais Louie Tynan lui promet que ce ne sera pas long, et puis, pour une fois…

Tout en espérant qu’il va se réveiller, il va chercher sa fille, lui fait mettre sa fiche et, vêtue de son pyjama et de son peignoir, elle descend dans la cour avec lui et contemple les rouleaux de Saint Helena Bay. L’éclat de 2026RU est comparable à celui du Soleil et c’est à peine si l’on distingue quelques étoiles dans le ciel.

Alice reste muette – elle dort à moitié – et il est de plus en plus convaincu qu’il est en train de rêver…

Une barre lumineuse apparaît dans le ciel à l’ouest, telle une épaisse ligne blanche. Durant les deux minutes qui suivent, elle s’allonge et s’élargit, puis son extrémité se recourbe. Alors qu’elle effleure l’horizon, elle vire à l’orange vif, puis se teinte d’un éclat incandescent, laissant derrière elle un long sillage blanc, telle la plus fabuleuse des étoiles filantes.

Il sent Alice raffermir l’étreinte de sa main sur la sienne ; elle ouvre des yeux immenses tandis que l’étrange objet descend des cieux.

Quelques minutes plus tard, cet objet est devenu un ovale flamboyant, dix fois plus gros qu’une pleine lune… et soudain, il explose en une profusion d’étoiles filantes. Alors que les dernières achèvent de s’estomper, on entend un grondement dans le ciel.

Le téléphone portable de Nathan Zulu se met à sonner. Il le décroche et découvre à nouveau Louie Tynan.

— Pourrais-je parler à Alice, docteur Zulu ?

Il tend l’appareil à sa fille et entend Louie lui demander :

— Ça t’a plu ?

— C’était totalement plat, monsieur, répond-elle.

— Ça veut dire que c’était beau, précise Nathan en se penchant sur l’épaule de sa fille.

Louie éclate de rire.

— Me voilà soulagé. Je tenais à ce que tu voies ceci, Alice. Je suis un fan de L’Âge de l’innocence.

— Et moi, je suis une fan de vous, monsieur, dit-elle avec un sourire rayonnant.

Ils bavardent une ou deux minutes, puis Louie raccroche. Alice a les yeux brillants et elle ne cesse pas de babiller pendant qu’il la ramène dans sa chambre et la borde soigneusement.

Sa mère pense qu’il est temps de lui dire la vérité au sujet du Père Noël, et Nathan se dit que ça ne va pas être facile. Elle croit déjà à des choses encore plus impossibles… et qui se trouvent être vraies.

La prochaine dissertation à corriger s’intitule : « Jung : Éléments du fantastique dans la vie quotidienne ». Son auteur a sûrement pillé un ouvrage de référence. Quelques minutes plus tard, le docteur Zulu s’est remis au travail. Le ciel nocturne est peut-être illuminé comme en plein jour, sa fille s’est peut-être mise à dialoguer avec les comètes, mais la vie continue.


— De plus en plus étrange, dit la dénommée Lynn au président Hardshaw. Il vient d’en lancer un au-dessus de l’Atlantique sud. Sans raison apparente. Mais sans chercher à agir en secret… l’ennui, c’est qu’il est tellement rapide que nous avons du mal à le suivre.

» Au fait, il nous a aussi donné de bonnes nouvelles. Il a déjà procédé à quelques essais avec les masers et il semble être en mesure de dissocier ces cristaux en atomes d’hydrogène et d’oxygène.

— Quels cristaux ? demande Hardshaw.

Elle est obligée d’élever la voix pour couvrir le vacarme de la pluie diluvienne qui s’abat sur Charleston ; heureusement, on lui a assuré que les bâtiments tiendront le coup.

— Eh bien, quand ces disques de glace explosent à trente mille mètres d’altitude sous l’effet de l’évaporation et de l’onde de choc, l’eau qu’ils expulsent se transforme aussitôt en cristaux de glace. Ce sont eux qui forment les nuages qui occultent le Soleil. Ce qui inquiète Louie, c’est qu’une fois la nuit tombée, ces cristaux empêchent la chaleur de quitter l’atmosphère terrestre. Apparemment, il a eu l’idée d’utiliser un maser – un laser à micro-ondes – pour les faire sauter afin que l’hydrogène se dissocie de l’oxygène et s’envole dans l’espace.

Hardshaw hoche la tête.

— D’accord, c’est suffisamment clair pour que je puisse expliquer ça aux médias.

— Ce n’est pas tout, madame le Président. Des rapports émanant de Carla commencent à apparaître sur tous les sites informatiques de la planète – dûment authentifiés. Elle rédige quatre communications scientifiques par minute et les expédie tous azimuts.

— Mais ça va marcher, n’est-ce pas ?

Hardshaw sirote une bonne gorgée de café chaud. L’ancienne capitale de la Virginie-Occidentale – désormais siège provisoire du gouvernement des États-Unis – est retranchée derrière des barrières de sacs de sable, et deux cents marines résistent avec acharnement aux eaux torrentielles qui envahissent les rues. La situation est censée s’améliorer dès que l’averse perdra de sa violence, mais en attendant, fidèles à leur devise – Semper fidelius –, les soldats courent à chaque instant le risque de se noyer sous des trombes d’eau.

— Tant que j’y pense, adressez mes compliments au commandant et faites porter à ses hommes des sandwiches et du café. S’il le faut, les parlementaires se priveront de déjeuner.

— Certains d’entre eux sont sortis donner un coup de main aux marines, réplique Lynn. Les autres peuvent crever de faim.

Elle transmet les instructions du Président, puis se tourne à nouveau vers son écran.

— Son principal centre d’intérêt – je parle de Carla Tynan –, c’est l’impact écologique de l’opération. Les scientifiques de la NSA ont étudié de près son rapport sur l’effet des masers sur les cristaux de glace. Apparemment, la majorité des atomes d’hydrogène fileront vers l’espace, comme prévu – leur vélocité moléculaire est nettement supérieure à la vitesse de libération et l’altitude où ils se trouvent garantit un taux de succès de soixante pour cent. En ce qui concerne les atomes d’oxygène, c’est une autre histoire ; une telle quantité d’oxygène monoatomique à un tel niveau d’énergie va entraîner la formation d’ozone en grande quantité.

— Mais c’est une bonne chose, n’est-ce pas ? Ça va boucher les trous dans la couche d’ozone, si je ne me trompe ?

— À en croire Carla, ce ne sera pas tout, loin de là – les gars de la NSA n’ont pas encore eu le temps d’analyser son rapport, mais le résumé affirme que la couche d’ozone va devenir beaucoup plus épaisse. Entre autres conséquences, les ultraviolets ne pourront pratiquement plus entrer dans l’atmosphère, ce qui fait que tout un tas d’insectes pollinisateurs qui se guident aux UV seront incapables de localiser les fleurs où ils sont censés déposer le pollen. Elle est en train de répertorier tous les phénomènes écologiques de ce type auxquels nous assisterons durant la restauration.

— Il y aura donc une restauration ?

— C’est ce que pense Carla. Et en termes de capacité mentale, Louie et elle disposent d’un cerveau mille milliards de fois plus gros que le vôtre ou le mien. Je pense que nous pouvons nous fier à eux.

Hardshaw se carre sur son siège et achève son café. Il fut un temps où elle comptait chaque tasse et s’efforçait de limiter sa dose quotidienne ; aujourd’hui, elle n’en a jamais trop. Quelqu’un lui tend un hot-dog et elle commence à le mâcher, avalant chaque bouchée comme une machine bien huilée. Elle lève les yeux et découvre le visage soucieux d’une femme grisonnante vêtue d’un tablier rouge ; elle se rappelle que cette tenue est l’uniforme d’une chaîne de restauration rapide.

— Tout va bien, madame le Président ?

— Ça pourrait aller mieux. Ainsi donc, vous êtes devenus les fournisseurs officiels du gouvernement des États-Unis ?

— Ouaip. Quand la crise sera passée, on installera des panneaux du genre « Hot-dog au fromage présidentiel ».

La serveuse se fend d’un sourire radieux, et Brittany Lynn Hardshaw fait de même.

— Savez-vous que je travaillais dans un établissement de ce genre quand j’étais gamine ?

— Je crois l’avoir lu dans un article qui vous était consacré.

— Eh bien, avec le recul… je suis ravie d’avoir choisi une autre carrière.

Ce n’est pas ce qu’elle a dit de plus drôle dans sa vie, mais la serveuse éclate de rire. Hardshaw déchiffre le nom gravé sur son insigne.

— Avez-vous des enfants ou des petits-enfants. Lorraine ?

— Ouaip. La maison est haut perchée, les fondations sont en béton, et leur père est avec eux. Ils devraient s’en tirer.

— Eh bien, quand vous les reverrez, dites-leur de ma part…

Hardshaw marque une pause. Dites-leur de retrousser leurs manches ? C’est ce que fait déjà la majeure partie de la population. Dites-leur que je compte sur eux pour reconstruire l’Amérique ? Mais peut-être que l’Amérique n’aura plus de raison d’être ; qui pourrait dire sous quel visage se présentera l’avenir ?

— Dites-leur de voter républicain, déclare-t-elle.

Lorraine éclate de rire.

— Leur père va être furieux, mais je le leur dirai. Ça fait des années que Herman et moi votons pour des camps opposés.

Elle s’éloigne en gloussant vers la cafetière qui attend d’être alimentée, et Hardshaw se remet au travail.

— Patron ?

Le jeune homme qui lève la main est vêtu d’une chemise naguère blanche et d’une cravate naguère rouge.

— Oui ?

— Nous avons Mary Ann Waterhouse sur un canal privé – Carla Tynan vient de nous communiquer un numéro, et ça marche.

— Passez-moi Ms. Waterhouse.

Le jeune homme prononce quelques mots dans un micro, puis apporte à Hardshaw un casque et des lunettes.

Ses yeux s’éclaircissent, et elle se retrouve en train de marcher aux côtés de Jesse. En temps normal, avant la venue de Clem, la route qu’elle foule aurait été classée comme modérément difficile, mais elle ressemble à présent à un sentier bourbeux. La voie d’accès à Monte Albán est en fait plutôt étroite et mal entretenue. Hardshaw perçoit un vague souvenir dans l’esprit de Mary Ann, qui a visité les lieux alors qu’elle débutait dans la XV, la cité d’un blanc immaculé vue depuis le flanc de la montagne. Le spectacle était splendide, évoquant un joyau niché dans un écrin vert, et peut-être le redeviendra-t-il un jour.

Pour l’instant, la visibilité atteint péniblement les quarante mètres.

— Ici le Président, Jesse, dit-elle par la bouche de Mary Ann, et elle sent un milliard de personnes suspendues à ses lèvres.

— Bonjour, dit le jeune homme. Je crois qu’on ne va pas tarder à arriver. Louie Tynan vient de se brancher sur Mary Ann pour discuter avec moi ; apparemment, Carla et lui ont préparé quelque chose là-haut, c’est pour ça qu’ils nous ont demandé d’y conduire les réfugiés. Je ne sais pas comment il a fait, mais la pluie est moins forte depuis deux ou trois minutes, et il m’affirme que le ciel sera dégagé à notre arrivée mais que ça ne durera pas longtemps. Je n’ai aucune idée de ce qu’ils mijotent.

— Moi non plus. Vous voulez parler de Louie et Carla ?

— Oui.

— Espérons que nous leur sommes sympathiques ; à eux deux, ils peuvent faire ce qu’ils veulent de cette planète. Comment se passe la marche ?

— Eh bien, nous avons perdu une partie de nos effectifs, les gens qui voulaient se trouver un abri à Oaxaca, mais nous avons été rejoints par ceux qui avaient déjà un refuge ou avaient perdu tout espoir. D’après les estimations que l’on m’a données, nous sommes environ une centaine de milliers. Il nous faudra environ quatre heures pour arriver à Monte Albán. Ensuite, Dieu seul sait ce qui va se passer.

— Rassurez-vous, Jesse. Personne ne vous a demandé de diriger cette opération. Mais tenez-moi au courant le plus souvent possible.

Ils discutent encore quelques minutes ; apparemment, la colonne a doublé de taille à Oaxaca, car nombre de gens venus des vallées environnantes attendaient son arrivée et souhaitaient en grossir les rangs. La ville a bien supporté les intempéries – sa situation géographique lui en a épargné le plus gros. Ce que Jesse a pu voir des vieux quartiers lui a paru pittoresque ; le Zócalo était intact et n’attendait que le soleil – promis par Louie et Carla – pour resplendir de toute sa beauté. Hardshaw perçoit un nouveau souvenir de Mary Ann : elle est assise dans le square de bon matin, la peau chauffée par le soleil et par le vent, les yeux fixés sur les grilles ouvragées du kiosque qui se détache tel un spectre blanc sur un fond de bleu outremer ; quand elle en aura le loisir, se dit-elle, peut-être qu’elle ira faire un tour là-bas pour réchauffer ses vieux os.

Elle espère qu’aucun des branchés n’a perçu cette idée, car elle n’aimerait pas se retrouver en train de bronzer avec plusieurs millions d’individus.

— Jesse, ajoute-t-elle, si vous voulez bien informer les gens… la capitale provisoire des États-Unis est désormais Charleston, Virginie-Occidentale. Dès que nous disposerons des moyens de transport adéquats, nous nous établirons plus au nord et à l’ouest, sans doute à Pierre, dans le Dakota du Nord, qui dispose de l’infrastructure nécessaire et ne semble pas trop endommagée. Pour ceux d’entre vous qui sont inquiets à ce sujet, tout ce que je peux vous dire, c’est que nous commençons à peine à recevoir des rapports du reste des USA et du reste de la planète. Les images satellite montrent qu’une partie substantielle de la Floride a été engloutie, mais nous n’avons que des informations incomplètes en provenance du nord de cet État. Le Saint-Laurent a envahi la vallée de la Mohawk – du moins nous a-t-on signalé que la Mohawk River coulait désormais à l’envers – et son cours a rejoint celui de la Hudson River. L’île de Manhattan est toujours là, mais l’eau arrive au quatrième étage des immeubles qui sont encore debout.

» La Californie et la côte ouest doivent être considérées comme anéanties jusqu’au niveau des Sierras. Sans doute y a-t-il plusieurs millions de survivants dans cette zone, les gouverneurs de la région sont en train d’aménager des postes d’accueil sur les autoroutes, et j’espère qu’ils pourront organiser des opérations de secours dans un avenir proche. En attendant, si vous vous trouvez dans cette zone, veuillez rester où vous êtes tant que vous n’aurez pas déniché un moyen de transport fiable, et dirigez-vous alors vers l’est. Après avoir franchi les montagnes, vous trouverez tôt ou tard un toit et de la nourriture.

» Je tiens également à avertir toute nation ou toute force hostile que les États-Unis ne renoncent en aucune manière à leurs territoires, et que nous nous opposerons par la force à toute tentative de pénétration armée desdits territoires.

» Quant au reste du monde… je vous souhaite bon courage et, en ce qui me concerne, je compte accomplir la tâche qui m’a été confiée jusqu’à ce que je sois relevée de mes fonctions par les autorités compétentes. Bonne nuit et bon courage.

Elle sent Mary Ann réagir à son discours de façon positive ; apparemment, elle a trouvé les mots qu’il fallait.

Elle discute quelques instants avec Jesse pendant que l’immense colonne gravit la route en lacet vers Monte Albán. La pluie est agréablement tiède et de plus en plus douce ; elle sait qu’elle a mille choses à faire, mais elle apprécie de se retrouver dans ce corps jeune et sain, en train de marcher dans un pays exotique et de se demander ce que pensent les gens qui l’entourent. Mais elle sent que Mary Ann commence à être agacée par sa présence, ce qui n’a rien d’étonnant – c’est sa vie, après tout. Brittany Lynn Hardshaw lui transmet donc ses remerciements, pousse un soupir intérieur, puis retourne au sein de la tempête qui règne sur Charleston.

Les marines sont sur le point de l’emporter ; les rues sont toujours inondées, mais les torrents sont désormais canalisés, leur eau coule vers les faubourgs et les sacs de sable tiennent le coup. Durant les minutes qui viennent de s’écouler, nombre de rapports sont venus confirmer ce que tout le monde espérait : la ville de Charleston va survivre, et avec elle le gouvernement fédéral. Le contact a été rétabli avec plusieurs centaines d’agences et de bureaux, ainsi qu’avec la moitié des bases militaires.

Hardshaw se lève en gémissant, accepte avec reconnaissance une tasse de café, avec modestie les applaudissements qui saluent son discours. En termes de superficie et de population, la nation qu’elle dirige aujourd’hui n’a rien à envier à celle que dirigeait Lincoln. Si les cyclones vont être enrayés – et elle n’a aucune raison de douter de la parole de Louie et Carla –, les USA vont disposer d’une nouvelle frontière, à savoir la zone qui s’étend entre les montagnes et les nouvelles côtes. Avec un peu de chance, peut-être que les Américains vont à nouveau être exaltés par le concept de frontière…

La semaine prochaine, elle compte bien demander au Congrès de suspendre cette disposition ridicule qu’est le Vingt-Deuxième Amendement. Il ne lui déplairait pas d’être le premier Président depuis Roosevelt à accomplir un troisième mandat car, entre la reconstruction et la nouvelle frontière, le travail ne manque pas.

À la surprise générale, le président des États-Unis éclate de rire, un bol de chili dans une main et une tasse de café dans l’autre. Elle ne cherche pas à expliquer sa réaction. Cela n’a aucune importance. Son discours a eu l’effet escompté : le moral est au beau fixe.

Deux heures plus tard, à la nuit tombante, les bureaux sont couverts de papier et un flot régulier d’instructions est transmis par le net aux officiers fédéraux de tout le pays. Pour l’instant, ceux-ci sont occupés à compter les morts et les disparus, ils ne savent même pas où finit l’embouchure du Mississippi et où commence le golfe du Mexique, mais la machine s’est remise en route. La Réserve fédérale se compose d’un directeur, de huit volontaires issus d’une école de commerce et de quarante ordinateurs ; le ministère de la Défense est plus pauvre en généraux que ne l’était le président Monroe lors de la guerre de 1812 ; les ministères du Commerce, de l’Intérieur et des Affaires étrangères cherchent encore à définir leurs domaines d’intervention… mais le gouvernement est toujours là. Il ne s’est pas effondré.

Et dans les faubourgs de la ville, dans un hôtel situé en bord d’autoroute, l’antenne du FBI à Charleston est devenue officiellement le FBI. Les quatre agents qui le composent, dont un seul était en poste à Washington avant la tempête, planifient leurs activités des prochains jours lorsque leur unique ordinateur émet soudain un bip.

Ils se tournent vers l’écran et découvrent le titre du document qu’on est en train de leur télécharger : RAPPORT SUR L’IDENTITÉ DES TÉMOINS IMPLIQUÉS DANS LES ASSASSINATS DE HARRIS DIEM, DIOGENES CALLARE ET CARLA TYNAN, DÉPOSITION DE CARLA TYNAN.

L’un des agents téléphone aussitôt au ministre de la Justice, qui lui apprend qu’elle a reçu le même rapport. Quelle que soit la nouvelle nature de Louie et de Carla, ils ont conservé un mépris total pour les procédures administratives.


C’est au-dessus de Novokuzneck que l’on trouve le ciel le plus dégagé de l’hémisphère Nord ; il n’y a pas un nuage à l’horizon. John Klieg et Glinda Gray sont sortis pour profiter un peu du soleil.

— Ils nous ont confisqué le site ? demande-t-elle. Sans le moindre dédommagement financier ?

Le ton de sa voix est moins surpris que ne le laisserait croire son propos ; il comprend qu’elle souhaite seulement une confirmation de sa part.

— Tel est hélas le cas. La Constitution américaine – à condition qu’il existe encore une Amérique – nous garantirait une compensation, mais nous ne sommes pas aux États-Unis. La nationalisation est un risque à courir quand on fait des affaires à l’étranger.

— Est-ce qu’ils vont nous laisser partir ?

— Probablement, mais vu la situation, je préfère m’attarder ici encore un peu. Pour le moment, tout le monde nous veut du bien ; avec un peu de pot, nous pourrons nous permettre de regagner les USA une fois que la tempête sera passée.

Il se tourne vers elle et la prend par la main.

— Disons que nous allons goûter de longues vacances – ou une longue lune de miel. Si nous trouvons quelqu’un pour nous marier. Peut-être qu’un Sibérien au casque cornu acceptera d’agiter son hochet au-dessus de nos têtes.

Elle lui jette un regard en coin, dissimulant son visage sous le voile de ses cheveux pour le troubler un peu plus.

— S’agit-il d’une demande en mariage, patron ? Avez-vous connaissance des lois sur le harcèlement sexuel ?

— Nous ne sommes plus aux USA, rappelle-toi.

— Dans ce cas, je vais me sentir obligée d’accepter. Donc, on reste dans le coin, on profite de notre réputation pour accumuler les ardoises dans les hôtels et les restaurants…

— Et comme le gouvernement américain nous paie pour lancer des satellites, nous touchons tranquillement notre salaire. Et avant de devenir trop encombrants, on file à l’anglaise en laissant nos ardoises derrière nous.

— Mais c’est lamentable, Mr. Klieg.

— Je veux. Reparlons un peu des USA. On va reconstruire pas mal de trucs chez nous, ce qui signifie que le bois, le béton et l’acier vont prendre une importance croissante dans l’économie. Il me suffira d’emprunter un peu de fric ici et là – Dieu sait que nombre de banquiers me font encore confiance –, de m’emparer du contrôle de certains de ces matériaux, et la machine se remettra en route. Si jamais j’arrive à acquérir le monopole des usines de ciment ou des entrepôts ferroviaires dans une zone de reconstruction intensive, je vais devenir riche à millions. Et puis, le pays aura tôt ou tard besoin d’un site de lancement de satellites, et j’ai acquis une certaine expérience en la matière.

Elle se blottit contre lui et il lui passe un bras autour des épaules. Bizarre… il sait que nombre de gens ont beaucoup souffert ces derniers mois, que lui-même a perdu un milliard de dollars – battant sans doute un record historique –, mais ça lui est complètement égal. L’important pour lui est de construire, pas de posséder.

— Tu ne désespères jamais, pas vrai, John ?

— Jamais. Tant qu’il existera deux personnes susceptibles de faire quelque chose l’une pour l’autre, je trouverai le moyen de leur servir d’intermédiaire et de prélever mon pourcentage. Les choses vont à nouveau bouger aux USA – les nouvelles frontières y poussent comme des champignons –, et si tu as bien retenu tes leçons d’histoire, tu sais que ce sont les types comme moi qui en tirent tout le profit. Celui qui sait d’où vient son fric sait forcément où il peut en trouver davantage.

Il l’embrasse tendrement.

— Et en vérité, j’ai l’impression qu’on va bien s’amuser ; la routine s’était installée chez nous durant les dix dernières années, une fois qu’on a été assez prospères pour ne plus avoir besoin de lutter. Et si l’année écoulée m’a appris une chose, c’est à aimer ce qui est réel et tangible – comme par exemple toi, Derry, et le temps que je passe avec vous – plutôt que de perdre mon temps avec des brevets aussi abstraits que stupides. Je pense que je vais cesser de m’intéresser à la technologie – c’est un domaine passionnant mais trop volatil à mon goût. Il est trop facile à un entrepreneur de circonvenir les obstacles que je peux dresser sur sa route ; mais si je détiens la seule voie ferrée, ou la seule aciérie, la seule centrale électrique, le seul générateur d’antimatière de la région où il se trouve, il sera ravi de me payer pour en avoir l’usage.

Glinda se serre tout contre lui.

— Mais c’est un vrai discours que tu nous fais là. Et puis, jusqu’à hier, tu disposais du seul site de lancement de la planète…

— Mais ce site se trouvait en Sibérie. C’est pour ça que nous allons retourner en Amérique, ma chérie. Là-bas, personne n’ose te confisquer ton aciérie ou ta voie ferrée.

Ils restent assis un long moment, parlent de tous les préparatifs nécessaires à un retour au pays. Il a déjà accédé au net et constaté que, si Las Vegas se porte à merveille, on ne sait strictement rien de la situation à l’ouest de cette ville. Il a trouvé sa frontière – il lui suffit de s’y rendre, d’installer ses barrières de péage et de se choisir un monopole. Peut-être connaîtra-t-il des années de vaches maigres, mais Derry – sans parler du petit frère ou de la petite sœur qui ne tardera pas à venir – n’aura jamais besoin de travailler, et n’est-ce pas là le but même de la vie – construire un avenir sûr ?

Au-dessus d’eux, le ciel toujours bleu est traversé de temps à autre par un nuage évanescent, impuissant à occulter le soleil, et ils s’attardent comme des enfants pour observer le premier test de lancement : un satellite qui s’élève au sommet d’une colonne de flammes et laisse derrière lui un sillage blanc qui déchire l’azur.


Le sommet est tout proche, et Mary Ann et Jesse marchent main dans la main.

— Tu les sens dans ton esprit ? demande Jesse.

— Carla, de temps en temps. Elle est très sympa, en fait – elle s’excuse toujours de me déranger. Louie est un peu plus brusque, mais je l’aime bien quand même.

Elle écarte de son front une mèche de cheveux. Avec son visage exempt de maquillage, son jean sale et son tee-shirt mouillé de pluie et de sueur, elle paraît plus humaine tout en conservant une allure de caricature, comme s’il lui suffisait d’un petit effort supplémentaire pour se fondre à nouveau dans l’humanité d’où on l’a arrachée. Jesse est séduit par cette idée.

— Est-ce qu’ils t’ont dit ce qui allait se passer ?

— Pas vraiment. Mais j’ai pu deviner deux ou trois choses. Louie et Carla contrôlent désormais toutes les émissions XV de la planète. Et à en croire le Président, les ressources physiques et informatiques dont ils disposent leur permettent de faire tout ce qu’ils veulent. Je crois que le nouvel ordre planétaire va se manifester ici et maintenant, par notre intermédiaire, grâce à tous les appareils XV largués aux foules pour mettre fin à la Seconde Émeute globale.

» Et l’endroit n’est pas si mal choisi – en fait, il est presque parfait. Je suis déjà venue ici il y a longtemps.

» Monte Albán est une ancienne cité zapotèque – elle a été abandonnée avant l’arrivée des Espagnols, si bien qu’on ne sait même pas quel était son nom indien. Quand je suis venue ici, on venait tout juste d’y installer un dispositif holographique interactif… régi par un super-ordinateur massivement parallèle. (Soupir.) Ce n’était que ma deuxième mission… les temps étaient étranges, Jesse.

— Si tu veux me raconter toute l’histoire, ne te gêne pas. On a tout le temps et ça m’intéresse.

— N’oublie pas notre milliard d’auditeurs…

— C’est personnel ?

— Quand cinq cents millions de personnes ont eu l’expérience de me baiser, tandis que cinq cents millions d’autres ont éprouvé les sensations de mon vagin, l’adjectif « personnel » n’est plus tout à fait de mise, Jesse. Non, j’avais un peu peur de les barber, tout simplement. Mais s’il arrive quelque chose d’important, Louie ou Carla ont le pouvoir d’intervenir, et si ça les barbe, ils peuvent toujours couper la transmission et passer aux affaires sérieuses.

— Passionet ne va pas apprécier cette remarque.

Il lui sourit et lui passe un bras autour de l’épaule ; elle lui prend la main et la pose sur son sein.

— En effet, mais j’attends toujours ma paye, ainsi que la prime à laquelle me donne droit l’interruption de mes congés, alors qu’ils se contentent de ce que j’ai envie de leur dire.

Elle se blottit tout contre lui.

— Au fait, voici un message à l’intention des voyeurs : ce qui se déroule en ce moment constitue la plus grande crise de l’histoire de l’humanité, et il existe des sites nettement plus riches en informations que celui-ci. Nous n’arriverons à Monte Albán que dans une heure. En attendant, pourquoi n’iriez-vous pas vous rendre utiles ailleurs ? Ça m’étonnerait qu’ils m’écoutent, précise-t-elle à l’intention de Jesse.

Puis son regard se fait lointain et elle ajoute :

— D’après Carla, six millions de personnes viennent de se débrancher – peut-être qu’il y a encore de l’espoir pour l’espèce humaine. Bien, quelqu’un souhaite-t-il entendre les souvenirs barbants de Mary Ann relatifs au premier séjour de Synthi Venture à Monte Albán ?

— Une histoire ! Une histoire ! s’écrie Jesse.

— Okay, maman va raconter une histoire à son petit garçon.

Il se met à la chatouiller, elle pousse un cri strident, lui rend ses chatouilles ; ils se retrouvent enlacés, s’embrassent goulûment, puis se remettent à marcher main dans la main. Ils se sont bien amusés, et Jesse réalise soudain qu’il s’est rarement amusé de cette façon en se branchant sur la XV. Il se demande si c’est dû à la nature du média, à la stratégie des chaînes ou au cynisme que finissent par adopter la plupart des stars. Mary Ann semble avoir conservé sa capacité de s’amuser…

Ils reprennent leur souffle, ralentissent l’allure afin que Mary Ann puisse parler tout en marchant.

— Pour me résumer, disons que ce n’était pas franchement horrible mais que c’est là que j’ai vraiment compris à quoi je m’étais engagée en signant mon contrat. Comme le gouvernement mexicain était fermement résolu à promouvoir le tourisme dans cette région, il avait payé Passionet pour en faire la promotion. Et comme je n’étais encore qu’une débutante, je n’avais pas l’habitude des efforts qu’il fallait faire pour transmettre les émotions au public… de sorte que la vie à Oaxaca me plongeait dans la déprime.

» Le Présidente est un hôtel magnifique, tu sais, en plein milieu du Zócalo, et je n’avais pas beaucoup voyagé, alors imagine-moi dans ce lieu exotique, avec un cul et des seins qui me faisaient si mal que j’arrivais à peine à tenir debout.

» En outre, mon équipier sur ce coup – il a laissé tomber la XV peu après – était non seulement une brute mais en outre un homme aussi égoïste que stupide, si bien qu’il ne faisait rien pour me remonter le moral. La seule chose qui l’intéressait, c’était de trouver une lumière et un angle de vue qui le flatteraient si je posais les yeux sur lui – par exemple, lorsque je me trouvais dans la cathédrale, il prenait la pose au soleil et boudait si je ne le regardais pas ; ou encore, lorsque je contemplais les jeux de lumière sur les murs blancs, il se mettait en position afin que les ombres sculptent son visage dans le plus pur style film noir.

» J’ai fini par en avoir marre quand on est montés au Paseo Juárez, un superbe parc ombragé orné d’une splendide fontaine de style colonial ; chaque fois que je me mettais en position sur le trottoir pour bien détailler la fontaine, ce connard plantait ses traits ciselés en plein milieu de mon champ visuel.

» Mais Passionet n’avait rien à lui reprocher ; c’est moi qui me suis fait engueuler parce que je m’éloignais trop du script de base. Quant à lui, il était tellement stupide qu’on devait couper la transmission chaque fois qu’il expliquait quelque chose à cette pauvre nigaude de Synthi : il se contentait de répéter ce qu’on lui dictait et se débrouillait quand même pour s’emmêler les pinceaux. En outre, il se comportait comme si on visitait un parc d’attractions. Et pour couronner le tout, il n’avait pas la moindre idée de la tactique à adopter pour séduire les branchés.

— Peut-être qu’on n’avait rien à lui reprocher, mais tu m’as dit que Passionet avait fini par le virer, lui rappelle Jesse.

Mary Ann donne un coup de pied dans un caillou, l’envoyant rouler sur le flanc de la colline.

— Attends la suite. Les branchés ne l’appréciaient pas, d’accord. Mais ce n’est pas un obstacle en soi ; si les cadres de la chaîne ne comprennent pas pourquoi le public déteste les connards sans cervelle, c’est parce qu’ils entrent eux-mêmes dans cette catégorie et ne voient pas en quoi ils peuvent paraître détestables à autrui. Mais quand ils tombent sur quelqu’un qui séduit le public du premier coup – comme moi, par exemple, car Synthi Venture a tout de suite attiré les branchés en masse –, alors ils exigent qu’il ou elle ait une attitude super-souriante, super-positive et super-géniale.

Elle mime les gestes d’une pom-pom girl, et Jesse entrevoit une Mary Ann qui ne s’est jamais remise de son enfance pauvre, qui n’a jamais été ni pom-pom girl ni reine du bal de fin d’année. Sa propre enfance ne lui inspire aucune amertume de cette sorte, et il se demande si ce n’est pas un handicap ; peut-être qu’on l’accusera toujours de manquer un peu de profondeur.

Elle a un petit reniflement avant de poursuivre.

— Quand une star commence à se faire un public, la plupart des éléments de ce public finissent par adopter la vision du monde qui est la sienne. C’est pour ça qu’on nous paie, après tout. Et les dirigeants des chaînes ne tiennent pas à ce que les branchés portent sur le monde un regard cynique et désabusé. Dès l’instant où j’ai considéré Lance Squarejaw – je ne me souviens même plus de son nom – comme un résidu de fausse couche pourvu d’une belle gueule, cela a remis en question le concept même de la chaîne, qui était de voir le monde à la façon d’un roman sentimental. Peut-être que les amants beaux comme des dieux ne courent pas les rues, peut-être que les infos en général et le Mexique en particulier sont difficilement conciliables avec ce genre de concept. Peut-être que je me trouvais dans un lieu bien réel, pas sur un plateau de tournage, et qu’il était important d’acquérir des connaissances sur ce lieu. Du coup, si je repoussais mon jeune premier, qui sait ce que j’allais faire ensuite – peut-être que les branchés allaient avoir envie de venir sur place pour apprécier ce pays avec leurs propres sens.

Elle secoue la tête, essuie ses joues mouillées de pluie.

— Et merde. J’ai tellement ravalé ma colère à l’époque que j’en suis encore furieuse.

Jesse remarque pour la énième fois que ses yeux sont aussi immenses qu’à la XV, mais c’est en grande partie parce que son visage est exempt de graisse – il ne sait pas si c’est dû à un régime ou à la chirurgie esthétique, mais elle a une tête de victime de la famine.

Elle pousse un soupir.

— Et puis, les cadres de Passionet m’avaient déjà à l’œil avant mon départ pour le Mexique. Ils avaient peur que mon esprit rebelle me pousse à faire une grosse gaffe.

» On a fini par arriver à Monte Albán et, coïncidence, le système venait tout juste de tomber en panne – la foudre avait frappé dans les environs et, même s’il n’y avait aucun dégât irréparable, toutes les commandes automatiques étaient inopérantes et les techniciens ont mis un certain temps à les remettre en route et à les alimenter en énergie.

» Je ne sais pas comment te décrire ce lieu ; il faut que tu voies ça par toi-même. Dès que tu entres dans la cité, tu te rends compte à quel point elle est ancienne. Bien sûr, il existe des sites plus antiques en Europe, en Asie et en Afrique, et même plus près de nous, dans le Yucatán… mais ça n’a aucune importance. Le climat, le temps qu’il fait en altitude, les siècles qui se sont écoulés depuis que la cité a été abandonnée… tout cela est bouleversant – toutes ces pierres effritées, cette sensation de désolation. Et depuis la cité, on a l’impression de voir jusqu’à l’horizon et au-delà – on découvre toute l’étendue de ce pays si vert, et les fermes, et les villages, et même la ville d’Oaxaca, et on se demande ce que représente un siècle, combien d’entre eux ont déjà passé, et on pense à tous les gens qui ont peuplé cette ville, qui ont contemplé ce paysage et qui ont pensé… quoi donc ? On ne le saura jamais, mais cette terre n’a pas dû beaucoup changer depuis leur temps.

» Et comme certaines ruines sont assez difficiles à escalader, comme elles forment un ensemble assez chaotique, on comprend au bout d’un temps qu’on n’arrivera jamais à absorber la totalité du lieu, qu’il faudrait une journée entière pour faire le tour de chaque édifice, que l’ensemble est bien trop riche, bien trop complexe – et qu’on ne connaît rien des habitants de cette cité, rien excepté les débris qu’ils ont laissés derrière eux, et les quelques objets retrouvés dans les tombes qui ont échappé au pillage.

» J’étais allée voir ces objets au musée d’Oaxaca – des bijoux en or, des statues de jade et d’onyx, et cetera –, et je retournais mes souvenirs dans ma tête afin de resituer ces objets dans ce lieu. Et il y avait un soleil splendide, la pluie de la veille avait purifié la terre comme l’air, et il y avait ces ombres si nettes, si tranchantes qu’on voit sous les tropiques… Le système n’était toujours pas réparé et je continuais d’explorer les lieux. Puis, quand il est devenu évident que les réparations allaient prendre du temps, je suis montée au sommet de la pyramide sud et j’y suis restée assise durant une bonne heure – Monsieur Belle-Gueule était trop fatigué pour me suivre et prendre des poses –, contemplant ce lieu qui était resté désert pendant des siècles après avoir été habité durant deux millénaires.

» Je me suis sentie libérée de toutes les frustrations que j’avais accumulées depuis mon arrivée à Oaxaca ; elles me semblaient bien dérisoires comparées à ce lieu surgi du fond des âges.

» Je pense que c’est à ce moment-là que mes supérieurs ont pensé que j’adoptais enfin la bonne attitude. Je n’en avais rien à cirer ; mon Dieu, comme c’était beau ! C’était pour voir cela que j’avais accepté d’être relookée en star de la XV – sans parler du fric.

Elle sourit à Jesse, lui jetant un regard en coin qui l’aurait fait fondre s’il ne l’avait pas déjà adoré durant son adolescence.

— Tu as sans doute deviné la suite. On m’a fait savoir que le système était opérationnel et je suis descendue de ma pyramide – comme celle-ci est plutôt haute, j’avais une vue superbe sur la vallée, et mon équipier a eu droit à la plus belle prise de vues que je lui aie accordée, étant donné qu’il faisait lui aussi partie du paysage.

» C’est là que les ennuis ont commencé. Ils ont lancé leurs hologrammes – ceux-ci étaient le fruit de prétendues recherches archéologiques. Je suppose que certains de leurs concepteurs étaient en droit de se dire archéologues… mais nous avons soudain été entourés d’hommes et de femmes vêtus d’habits aztèques ou mayas, sans parler des tenues de barbares à la sauce cliché, en train de s’agiter comme des figurants dans un film de Cecil B. DeMille. Une pincée de von Däniken par ici, une allusion aux ressemblances entre le Christ et Quetzalcoatl pour faire plaisir aux chrétiens, des cristaux et des chamans pour flatter les tenants du New Age, et le mélange classique d’orgies et de sacrifices, le bon vieux couple sexe/violence, pour tous les autres… mais l’ennui, vois-tu, c’est que j’étais allée au musée, j’avais lu quelques livres, je savais que tout ce spectacle était bidon, qu’on ne connaissait presque rien des habitants de cette cité… et tout cela était tellement hollywoodien, c’était un tel salmigondis de modes incompatibles…

Elle laisse sa phrase inachevée, secoue la tête, puis jette un caillou dans un buisson. Elle marche en silence durant un long moment, ralentissant l’allure comme si elle était ravie d’avancer sous la pluie.

— Que s’est-il passé ? demande Jesse.

— Je me suis mise à rire. Ces holos étaient si pathétiques, si stupides, si démagogiques, comme si leurs créateurs avaient voulu épater les gens plutôt que de leur laisser découvrir par eux-mêmes ce lieu magique et incompréhensible… fais-moi confiance, le contraste était du plus haut comique.

» Malheureusement, mon crétin d’équipier avait adoré ces holos. Avant leur activation, le lieu ne lui était apparu que comme un tas de ruines. J’ai complètement gâché l’ambiance que recherchait la chaîne et ça a pas mal déstabilisé notre jeune premier – ce qui est la dernière chose à faire quand on travaille pour une chaîne sentimentale comme Passionet. En outre, notre audience était surtout constituée de branchés souhaitant visiter des lieux exotiques sans pour autant quitter un terrain connu… et ils n’ont pas apprécié ma réaction.

Sa voix est empreinte d’une profonde amertume, comme si la blessure dont elle souffre ne s’était jamais refermée.

— Mais on ne t’a pas virée.

— Non, on m’a accordé une dernière chance. Si je ratais ma mission suivante, le contrat était rompu.

— Et quelle était cette mission ?

— On m’a prêtée à la chaîne Vice, qui m’a fait passer trois mois dans un bordel de Macao. Je portais un autre nom – celui de Synthi Venture représentait un investissement pour Passionet –, mais ça ne faisait guère de différence pour Mary Ann Waterhouse. Après ces trois mois, j’ai été ravie de retrouver mes adonis débiles et de sortir d’un univers qui se réduisait à trois chambres, deux oubliettes et un dortoir.

Jesse ne sait pas quoi dire. Il se rappelle une nouvelle fois que l’âge de Synthi est presque le double du sien ; bon Dieu, quand elle avait son âge, la XV n’en était encore qu’à ses premiers balbutiements. À l’époque où il a prononcé ses premiers mots… à l’époque où Di le portait sur ses épaules pour l’emmener à un match de foot… Synthi avait déjà… difficile à imaginer.

Elle le prend par la main, lui passe un bras autour de la taille, et il fait de même. Cela ralentit leur allure, mais Passionet n’a qu’à passer deux ou trois pubs, voire de vraies infos, si les branchés trouvent ça chiant.

La pluie diminue visiblement d’intensité.


Louie et Carla : des caresses transmises par dix milliers d’antennes. Ils ont de moins en moins l’impression d’« être » où que ce soit ; leur désincarnation s’affirme un peu plus chaque microseconde. Et cependant, pour des raisons qu’ils ne peuvent préciser en dépit de leur vaste capacité mentale, Louie continue de résider sur la Lune et sur 2026RU, tandis que Carla se confine au net ; ils ont décidé de se contacter mais non de fusionner.

À chaque seconde qui s’écoule, Carla transmet à Louie de nouvelles données et ils se lancent dans des discussions, des analyses et des spéculations apparemment infinies. Les propos qu’ils échangent lors d’une seconde équivalent en quantité à ceux qu’échangeraient mille personnes biologiques en autant d’années ; il leur suffit de cinq secondes pour examiner une idée, la développer et édifier une théorie aussi complexe, aussi contradictoire, aussi riche et aussi universelle du point de vue épistémologique que peuvent l’être la religion chrétienne, l’art, la langue japonaise ou les mathématiques… puis ils l’écartent ou l’incorporent à leur édifice mental.

Il est juste de dire qu’ils s’aiment toujours autant – en fait, plus que jamais, ils sont faits l’un pour l’autre.

Pendant ce temps, Louie accomplit distraitement la mission qu’on lui a confiée. Les frisbees de glace descendent sur le Pacifique, sèment dans les cieux des cristaux qui bloquent la lumière du Soleil ; lorsque les nuages de cristaux approchent du terminateur, il les arrose à coups de maser, les réchauffant de façon à dissocier l’oxygène de l’hydrogène, lequel gaz plus léger s’échappe dans l’espace.

Il lui faut quelque temps pour constater un certain phénomène, mais il se lance aussitôt dans son étude. Pour une raison indéterminée, il prend du plaisir à lancer ses frisbees. Il aurait cru que le plaisir était de nature glandulaire, ou du moins associé à une zone du cerveau, et qu’il ne serait plus en état de le ressentir. Mais bien qu’il n’éprouve plus le besoin d’avoir des relations sexuelles, pas plus que celui de boire ou de manger, il est encore capable de s’amuser, il est toujours amoureux de Carla et il regrette toujours certains épisodes de sa vie.

Mais le plus insondable de ces mystères – il charge toutes les études relatives à ce sujet avant de conclure que personne au monde n’est plus avancé que lui sur ce point –, c’est qu’il est encore capable de rire. En fait, plus ses connaissances s’accroissent, plus il s’éloigne de ce que l’on appelle l’humain, et plus il rit. Il consacre huit ou neuf secondes à cette énigme (l’équivalent d’un siècle de dialogue entre l’Athènes de Périclès et la Séville des califes) avant de conclure qu’elle est insoluble, littéralement incompréhensible, et son rire n’en est que plus long, plus tonitruant.

Carla l’interrompt, écoute ses conclusions, éclate de rire à son tour l’espace de quelques secondes. Puis elle lui transmet certains de ses travaux scientifiques. Elle a conclu que, si l’absence d’ultraviolets dans l’atmosphère entraîne la disparition de certaines espèces, les dégâts seront toutefois limités, et que la disparition de certains habitats sera compensée par l’apparition de nouveaux habitats inconnus à ce jour où pourront se développer de nouvelles espèces – à condition qu’on les laisse tranquilles. Elle a pris le contrôle de toutes les banques de la planète, ce que celles-ci ignorent pour le moment, et va les orienter vers une économie robotisée : les machines fabriqueront les produits nécessaires et indispensables pendant que les gens se livreront aux activités de leur choix.

Et elle a décidé que personne ne touchera aux nouvelles terres humides, qu’il s’agisse de déserts lessivés ou de plaines boueuses.

Ni l’un ni l’autre n’appréciaient leurs semblables, mais ils n’ont que le genre humain à leur disposition et comprennent désormais son fonctionnement beaucoup mieux que par le passé. Louie et Carla Tynan travaillent ensemble, et ils sont comblés.

Il lui pose soudain une question amusante : les gens vont-ils mal réagir à l’idée d’être pris en charge une fois qu’ils auront compris qui s’occupe d’eux et comment ?

Les gens tels qu’ils sont aujourd’hui, peut-être, lui répond-elle, mais quand ils seront en mesure de comprendre la situation, ils auront atteint un tel stade qu’on pourra de nouveau leur confier les rênes de leur destin, à condition qu’ils aient vraiment envie de se soucier de leur économie et de leur politique.

C’est une bonne blague, du moins pour eux, et dix milliers d’antennes résonnent de leur rire. Mais ils s’abstiennent de raconter cette blague à Mary Ann. Quoi qu’il en soit, ils ont tout le temps pour en discuter, plus de temps que n’en a duré l’histoire de l’humanité, avant que les réfugiés n’arrivent au sommet et n’entrent dans Monte Albán.


Alors que Berlina Jameson se trouve blottie au milieu de plusieurs douzaines d’étudiants, un bras passé autour de la taille de Naomi Cascade, elle reçoit un signal de transfert de données et charge plusieurs fichiers dans son ordinateur.

Elle constate avec surprise que certains d’entre eux émanent du FBI et du ministère de la Justice, deux sources auxquelles elle n’est pas censée avoir accès. Une fois le chargement terminé, elle se trouve un coin tranquille et se met à lire.

Elle découvre une série d’instructions aussi brèves que précises relatives aux assassinats récents, et bien que leur teneur trahisse la fragilité actuelle du gouvernement, elles ont au moins le mérite d’exister.

Des témoins activement recherchés, des indices considérés comme capitaux… le procès qui s’annonce sera sans doute le plus important de la restauration, et Berlina réfléchit déjà au numéro de Reniflements qu’elle va lui consacrer – ce que souhaite sans nul doute son informateur anonyme.

Le carrelage est glacial sous ses fesses et elle s’agite un peu pour se réchauffer. Naomi lui apporte un bol de soupe chaude qu’elle avale d’un trait. Le plus fascinant dans cette histoire, c’est l’acharnement dont a fait preuve le bureaucrate qui a émis ces instructions, car les archives de Washington ont été presque totalement détruites : en ce moment même, Mamie le Président lance un message aux employés des Services postaux, les priant de dresser la liste de toutes les personnes qui recevaient leur chèque de pension à l’ancienne mode, afin que la Sécurité sociale puisse commencer à reconstituer ses bases de données. Une forte récompense est offerte à tous les pirates informatiques disposant de copies illégales de fichiers administratifs : loin de vouloir les poursuivre en justice, le gouvernement souhaite leur racheter le fruit de leurs rapines.

Qui qu’il soit, ce bureaucrate épris de justice a dû mémoriser tout un tas de noms, de dates, de lieux et de numéros de dossiers, puis il a fui Washington pour gagner Charleston, où il s’est empressé de rédiger ces instructions. Elle est littéralement subjuguée : cet homme (ou plutôt cette femme – aux yeux de Berlina, seule une femme a pu faire preuve d’un tel acharnement) aurait fait un journaliste de première.

Sans doute s’agit-il de l’auteur du texte intitulé Rapport sur l’identité des témoins impliqués dans les assassinats de Harris Diem, Diogenes Callare et Carla Tynan, mais celui-ci n’est malheureusement pas signé.

Elle le dévore avec intérêt. Sans doute va-t-elle en tirer la matière de plusieurs numéros de Reniflements, et peut-être sera-t-elle en mesure d’interviewer Hardshaw comme celle-ci le lui a proposé… une fois que les choses se seront un peu tassées.

Sa banque l’a notifiée d’un paquet de dépôts – certains des premiers numéros de Reniflements ont été consultés par plus de cent millions de personnes à ce jour, et nombre d’entre elles sont en train de télécharger les éditions plus récentes. Pas étonnant, se dit-elle. Les gens qui se sont trouvé un abri n’ont pas grand-chose à faire en attendant le retour du soleil. On peut désormais la considérer comme une femme riche… et son agence bancaire se trouve à Calgary, dans une région totalement épargnée par les catastrophes climatiques.

Elle range son ordinateur dans son sac à dos et contemple le parking, où sa fourgonnette flambant neuve résiste vaillamment à l’averse et à la montée des eaux. Elle pense à la maison qu’elle va s’acheter, avec une chambre pour Naomi, aux folies qu’elle va pouvoir se payer.

Le vent qui se lève n’annonce rien de bon.


La pluie a cessé et l’atmosphère s’est réchauffée – suffisamment pour qu’il soit agréable de sentir ses vêtements sécher sur soi. Mary Ann Waterhouse est sincèrement ravie de cette journée, et elle espère que ses « passagers » – ainsi a-t-elle baptisé les branchés – partagent ce sentiment.

Mary Ann, dit la voix de Carla dans son crâne. Pouvez-vous me consacrer quelques instants ?

Bien sûr.

Sans percevoir ses paroles, elle sent que Carla informe les branchés que Mary Ann va se déconnecter quelque temps pour les besoins d’une conversation privée, mais que le contact sera rétabli avant leur arrivée à Monte Albán. Puis Carla se manifeste de nouveau.

Dites à Jesse que j’ai besoin de lui parler.

— Carla est en ligne, elle a coupé le contact avec Passionet, dit-elle à Jesse.

Mon Dieu, comme il est beau, marchant à ses côtés. Ils enjambent prudemment un torrent qui traverse la chaussée après s’être assurés de la solidité de l’autre berge, et Jesse la prend par la main pour l’aider à franchir l’obstacle. Ses muscles sont jeunes et fermes, sa peau lisse et douce. Il se tourne vers elle et lui sourit.

— Salut, Carla, c’est à quel sujet ?

Carla parle avec la voix de Mary Ann ; son léger accent du Midwest donne à celle-ci l’impression d’avoir un petit caillou dans la bouche.

— Si cela vous intéresse, je suis en mesure de vous dire qui a tué votre frère et pour quelles raisons. Cette information sera bientôt rendue publique – j’ai transmis toutes les données au FBI –, mais j’ai pensé que vous aimeriez le savoir avant tout le monde.

— Vous avez bien pensé.

Le regard de Jesse est dénué de toute expression ; prisonnière de son corps. Mary Ann est incapable de le prendre par la main pour le réconforter.

La pluie se remet à tomber, et Carla ajoute :

— Louie vous prie de l’excuser – il est en train de bombarder les nuages avec de l’azote liquide, et de telles ondées sont malheureusement inévitables. Mais le ciel sera dégagé quand vous arriverez au sommet.

— Ce n’est pas grave, dit Jesse. Dites-moi qui a tué Di.

La voix de Carla est étrangement méprisante.

— On pourrait qualifier cela d’erreur de procédure. Connaissez-vous l’expression « à utiliser ou à éliminer » ? Eh bien, le gouvernement sibérien était aussi branché que tous les autres, et si votre frère était placé sous surveillance, c’était parce qu’on le considérait comme un personnage clé. Naturellement, il en allait de même de ses interlocuteurs officiels, c’est-à-dire Diem et moi-même.

» Quand on n’est pas en mesure de conserver pour soi une ressource vitale, la meilleure chose à faire est d’empêcher ses adversaires d’en tirer profit – c’est pour ça qu’on fait sauter autant de ponts en temps de guerre –, et un responsable sibérien a élaboré un plan dont le but était d’éliminer votre frère si cela devenait nécessaire. Et comme ce responsable était un militaire, ce plan a été classé top secret, dans la catégorie « à appliquer fissa et sans discuter, rompez ».

Bizarrement, Carla a conservé tout son sens de l’humour, mais elle ne semble plus capable de l’utiliser à bon escient. À moins qu’elle ne plaisante parce qu’elle est en train de décrire le processus qui a conduit à sa propre mort. Mary Ann a à peine le temps de se poser cette question que Carla y répond mentalement : elle n’a jamais été douée pour la vie en société et son sens de l’humour ne lui a jamais causé que des déboires.

— Bref, c’est précisément parce que ce plan était de nature militaire que les choses se sont passées ainsi. Les militaires redoutent comme la peste les dysfonctionnements au sommet de la hiérarchie, car ils entraînent le plus souvent la mise en sommeil des opérations sur le terrain, de sorte que les échelons inférieurs ont bien souvent pour instruction d’exécuter leurs plans si le contact est perdu avec le commandement.

— Mais… vous voulez dire que les assassins sont automatiquement passés à l’action… uniquement parce qu’ils n’arrivaient plus à joindre leurs supérieurs par téléphone ?

— Pas tout à fait. La gravité de la situation avait fait l’objet d’une évaluation par paliers, et à chaque palier correspondait une série d’actes de plus en plus risqués. Après qu’Abdulkashim a été éliminé, ses successeurs n’ont pas pris la peine d’analyser ces instructions évolutives, du moins d’une façon autre que superficielle. Et comme ils ont vite été dépassés par les événements, ils ont opté pour une escalade délibérée, ce qui n’a rien d’étonnant. Le vrai mystère est ailleurs : il semble que personne n’ait donné l’ordre de tuer. Quelque chose a servi de détonateur, mais j’ignore de quoi il s’agit. Diem a été tué le premier, et les autres équipes devaient passer à l’action dès que leurs datarats leur signaleraient la mort de Diem. C’est ainsi que nous avons péri, Di et moi. Mais rien ne prouve que les Sibériens qui surveillaient Diem ont reçu l’ordre de le tuer, ni qu’ils ont perdu le contact avec leur base. La cause première de toute cette série d’événements a tout simplement… disparu.

Jesse marche en silence un long moment, la tête basse, les mains dans les poches. Peu à peu, le ciel se dégage, les nuages prennent de l’altitude ; éclairé par la lumière du jour, son visage semble avoir perdu toute couleur, et même les cailloux qu’il ramasse pour les jeter devant lui semblent pâles, délavés.

— Donc, il s’est produit un événement indéterminé, la machine bureaucratique s’est mise en branle, et les agents sibériens ont assassiné mon frère ?

— Exactement. J’ai été tuée pour les mêmes raisons.

Carla pousse un soupir avec les lèvres de Mary Ann ; celle-ci devine que ce soupir n’est pas entièrement sincère, et Carla l’avertit de n’en rien dire à Jesse.

— Ces crimes horribles ne resteront pas impunis, Jesse. Tous les agents sibériens en poste en Europe et aux États-Unis seront arrêtés, et le nouveau gouvernement révolutionnaire sibérien compte capturer et exécuter toutes les personnes impliquées. Bien sûr, ça ne ramènera pas Di, et ça n’aidera pas Lori et vos neveux à surmonter leur épreuve. Au fait, vous voulez leur transmettre un message ? Je les ai localisés, ils se trouvent dans un abri à Grand Island, dans le Nebraska, à une altitude suffisante – ils sont en sécurité et je ne devrais pas tarder à établir une liaison téléphonique avec eux.

— Dites-leur que je les aime et que je viendrai les voir dès que possible, répond Jesse.

— J’ai pensé que vous aviez le droit de savoir. Mary Ann et vous disposez encore d’une demi-heure d’intimité, mais je serai obligée de rétablir la liaison avec Passionet quand vous arriverez à Monte Albán.

— Que va-t-il se passer là-haut ? demande soudain Jesse. Et pourquoi vous intéressez-vous autant à nous ? Je veux dire, nous ne sommes pas les seules personnes sur place, et puis vous pourriez parler au monde entier sans notre intermédiaire. Que se passe-t-il donc ?

Carla a un petit gloussement.

— Louie et moi cherchons encore nos marques. Considérez que nous faisons brûler un buisson pour attirer votre attention.

Puis Mary Ann se retrouve seule dans son corps. Elle veut prendre la main de Jesse, mais son impatience la fait trébucher. Elle se retrouve les bras autour de sa taille, le sent qui la prend par les épaules pour l’empêcher de tomber. Il la regarde au fond des yeux, voit qu’elle est redevenue elle-même, qu’ils sont bien seuls tous les deux, et il l’embrasse sur le front, avec autant de gentillesse, se dit-elle, que s’il embrassait l’un de ses neveux.

Un vent tiède souffle sur eux, porteur de parfums inconnus ; elle colle ses lèvres à celles de Jesse, et leur baiser dure un long moment. Lorsqu’elle rouvre les yeux, elle découvre des parcelles de ciel bleu au-dessus de la montagne, et un rayon de soleil qui inonde les maisons blanches et les larges places d’Oaxaca tout en bas.

Elle voit aussi les premiers réfugiés qui ont fait halte au coin de la route et qui les applaudissent. Elle se tourne vers eux et leur fait un signe – priant pour qu’ils ne voient pas en elle une vedette, mais plutôt une vieille amie –, et quand elle se retourne vers Jesse, son visage est illuminé par un sourire radieux, tout le contraire d’une grimace hollywoodienne, qu’elle sent dans toutes ses fibres sans avoir besoin de le voir. Ils accélèrent l’allure, pas pour distancer la foule mais parce que leur but est tout proche, et même s’ils ignorent encore ce qui va se passer, ils ont suffisamment foi en Louie et en Carla pour être impatients de le découvrir.


Brittany Lynn Hardshaw a travaillé dur pendant des heures, elle est complètement épuisée, mais elle tient à savoir ce qui va se passer à Monte Albán. Il est impossible de joindre Mary Ann Waterhouse via le net – à en croire Carla, Mary Ann a besoin d’un peu d’intimité, et ensuite Louie et Carla l’utiliseront à plein temps.

Parmi les événements récents, il faut noter la réapparition de plusieurs agences onusiennes dispersées un peu partout sur le globe et prêtes à poursuivre leurs tâches en dépit de la disparition de leur autorité centrale ; Louie et Carla ont offert leur assistance à la plupart d’entre elles, et les messages qu’elles émettent témoignent d’un optimisme unanime. L’humanité ne s’attend certes pas à un redressement de la situation, encore moins à un « retour à la normale », mais l’immense majorité de ses représentants semble persuadée que la vie va continuer, ce qui les pousse à faire tout leur possible pour que tel soit le cas.

L’intercom de Hardshaw émet un ping et elle l’ouvre. Elle voit apparaître le visage d’une des jeunes stagiaires qu’elle a fait venir de la Maison-Blanche ; comme tous ses collègues, sa promotion accélérée l’a investie de l’arrogance et de l’irrévérence caractéristiques d’un vétéran de la politique. Dans quelques jours, elle insultera les membres du Congrès comme si elle avait fait ça toute sa vie.

— Nous recevrons un signal de Monte Albán dans dix minutes, dit la jeune femme en consultant son bloc-notes. Et j’ai une surprise pour vous : une demande d’interview émanant de Berlina Jameson, la journaliste qui publie Reniflements. Elle dit que ça ne prendra pas beaucoup de temps, qu’elle sait que vous êtes occupée mais qu’elle a besoin de vos commentaires pour sa prochaine édition – elle a déjà recueilli des déclarations du FBI et du ministère de la Justice.

— Le FBI ? J’ignorais qu’il était encore opérationnel. Mais cela semble relever de la justice criminelle… et je ne savais pas que nous avions des agents en activité.

— Il y en a huit, et ils travaillent à plein temps. Sans doute seraient-ils en train de se tourner les pouces si Carla ne leur avait pas transmis la liste des témoins à interroger dans le cadre des assassinats de Diem et des autres. C’était bien un coup des Sibériens, au fait – Carla nous a livré la moitié de la bande et l’autre moitié au gouvernement révolutionnaire.

Hardshaw émet un grognement de satisfaction quasiment animal ; le procureur qui sommeille en elle la pousse à déclarer :

— Veillez à ce que le gouvernement sibérien hérite des gros bonnets – ils n’ont pas encore de droits civiques dans leur Constitution et se montreront plus efficaces que nous.

— Okay, patron, dit la jeune femme en souriant. Que dois-je dire à Ms. Jameson ? Au fait, elle vous appelle depuis son véhicule, dans le parking de l’U d’Az à Tucson.

L’U d’Az. Hardshaw se promet de rédiger un mémo à l’intention de tout le personnel de la Maison-Blanche : toute personne utilisant une abréviation postale dans le cadre de la conversation se verra chargée des liaisons avec le gouverneur du Wy pour une durée de six ans[10].

Mais rien ne presse – en fait, le pays est tellement désorganisé, les informations qui lui parviennent sont si fragmentaires qu’elle dispose d’un peu de temps avant de pouvoir prendre des décisions fondées, et il est toujours utile d’avoir de bonnes relations avec la presse, quelle qu’elle soit.

— Okay, passez-moi Ms. Jameson… mais dites-lui que la communication sera interrompue dès qu’il se passera quelque chose à Monte Albán.

Moins d’une minute plus tard, la liaison est établie et Hardshaw a mentalement composé sa déclaration.

— En effet, tous les éléments du dossier nous ont été apportés sur un plateau, mais nous comptons poursuivre la procédure jusqu’au bout. Cela signifie plusieurs arrestations aux États-Unis, plusieurs demandes d’extradition et une coopération active avec les autorités de la Sibérie et de bien d’autres pays.

— Et avec les Nations unies ?

— Si elles existent encore. La survie de cette organisation n’est pas garantie, mais il ne fait aucun doute que nombre de ses agences poursuivront leurs activités, tout comme la plupart des structures de la Société des Nations ont jadis été intégrées à l’ONU.

Jameson hoche la tête et se fend d’un petit sourire ; Hardshaw et elle savent parfaitement que, si l’ONU émerge intacte de la catastrophe, elle ne causera aucun problème au Président, mais que si elle a bel et bien disparu, ce qui semble probable, alors elle la gênera encore moins.

Hardshaw profite de cette pause pour jauger la journaliste et décide qu’elle lui est sympathique – à en croire son dossier, c’est une Afropéenne, donc une nationaliste convaincue, et elle prend plaisir à répondre à ses questions aussi directes que polies ; si elle lui tend des pièges, c’est toujours de façon évidente.

Puis Jameson la gratifie d’un sourire modeste, qui lui donne l’impression d’avoir affaire à une amie. Hardshaw connaît bien ce sourire : elle l’a souvent vu sur les lèvres d’un de ses enquêteurs préférés quand il se préparait à porter l’estocade lors d’un interrogatoire. En fait, c’est le même genre de sourire qui fleurissait chez les journalistes politiques lors de l’âge d’or des infos TV. Heureusement qu’elle rend une bonne génération à Berlina, se dit-elle, et qu’elle a déjà eu affaire à ce genre de reporters par le passé, car aujourd’hui on ne voit plus ce genre de sourire nulle part, excepté sur les chaînes XV où officient de jeunes journalistes impertinentes.

— Madame le Président, puis-je vous demander si vous avez une idée sur ce qui se passe à Monte Albán, pourquoi ce lieu est soudain devenu si important ? Tout ce que vos subordonnés ont pu me dire, c’est qu’ils observent la situation avec une attention extrême, ce qui n’a rien d’extraordinaire – après tout, nous en faisons tous autant grâce à Synthi Venture.

— Elle préfère être appelée par son vrai nom, à savoir Mary Ann Waterhouse, réplique Hardshaw. C’est une personne aussi agréable qu’intelligente, d’ailleurs.

Tactique classique destinée à gagner du temps ; voyons si Jameson a vraiment l’étoffe d’une journaliste de classe.

— Pouvez-vous confirmer que vous avez été en contact avec elle ? dit Jameson. Puis-je citer vos propos sur ce point… et puis-je vous demander à nouveau si vous savez ce qui va se passer là-haut ?

Oui, se dit Hardshaw, cette fille en a. Elle se hâte de rédiger une note : Jameson doit figurer sur la liste des reporters auxquels le Président fait des déclarations officieuses ; elle saura à merveille exploiter une fuite volontaire.

— Il y a plusieurs questions. Oui, j’ai parlé à Mary Ann Waterhouse – elle est en parfaite santé, ainsi que son jeune compagnon, Jesse Callare. Tous deux ignorent également ce qui se prépare. Seuls Louie et Carla sont au courant. Si Mary Ann est aussi utile, c’est parce que Louie et Carla se servent de sa liaison avec Passionet pour nous transmettre des informations. Mais ni Jesse ni Mary Ann ne sont responsables de cette situation – dans l’histoire, ce sont des passagers plutôt que des conducteurs.

Jameson se mordille les lèvres.

— Pardonnez ma maladresse de débutante, mais je viens tout juste de penser à une autre question que j’ai un peu peur de vous poser.

Hardshaw la gratifie d’un sourire rayonnant, un sourire qui semble amical et qu’elle cultive depuis fort longtemps… car il lui donne l’allure d’un fauve retroussant les babines avant de passer à l’attaque. Elle se rappelle ce que lui disait le procureur du comté auprès duquel elle a débuté sa carrière : « Quand on veut faire de la politique, on doit traiter les journalistes comme des chiens : on leur caresse la tête, on leur jette des bâtons pour qu’ils les rapportent, on leur dit que ce sont de bons chiens… mais on doit aussi les frapper de temps à autre, car sinon ils pissent sur la moquette. » Le moment est venu de menacer cette journaliste.

— Eh bien, si votre question ne me plaît pas, je pourrai toujours mettre un terme à cette interview.

— J’en ai bien conscience, madame le Président, mais si je ne la pose pas, je m’en voudrai encore demain.

Le sourire de Jameson évoque lui aussi celui d’un prédateur. Oui, Hardshaw va bel et bien briguer un troisième mandat, et cette femme sera l’un de ses interlocuteurs privilégiés. Jameson prolonge la pause de quelques instants, puis se lance :

— Vous dites que Jesse et Mary Ann sont avant tout des passagers. Mais n’est-ce pas… eh bien, n’est-ce pas notre cas à tous, et à vous en particulier ?

C’est une excellente question. Hardshaw n’a plus qu’à trouver une excellente réponse. Elle applique une tactique qui lui est familière : elle se carre sur son siège, inspire à fond, prend un air pensif. Puis elle opte pour la stratégie la plus antique qui soit : dire la vérité.

— Je n’y avais pas pensé en ces termes, mais vous avez raison. Et cela fait longtemps que ça dure. Sans que nous nous en rendions vraiment compte, cela fait plusieurs décennies que l’ancien système que nous connaissions, celui où il suffisait de donner des ordres pour qu’ils soient exécutés, s’est peu à peu effrité, de sorte qu’aujourd’hui nous nous contentons de parler et d’agir, de communiquer à n’en plus finir, sans que plus personne ne dirige quoi que ce soit, et ce qui se fait se fait quand même. Et voilà que nous avons tout un monde à reconstruire – ce n’est pas un retour à la case départ, mais presque –, avec tout un tas d’éléments totalement nouveaux à notre disposition, à commencer par Louie et Carla. Ce que nous devons faire, tous autant que nous sommes et moi-même en particulier, c’est nous adapter et agir dans la mesure de nos moyens… en reconnaissant que celle-ci est limitée.

On entend un ping, et une image apparaît en médaillon sur l’écran qui affiche le visage de Jameson. C’est encore l’ancienne stagiaire.

— Mary Ann Waterhouse est de nouveau en ligne, patron, et ils approchent de Monte Albán. Je ne sais toujours pas ce qui va se passer, mais ça va commencer dans quelques minutes.

Hardshaw a une soudaine inspiration.

— Est-il possible de conserver la liaison téléphonique avec Ms. Jameson pendant qu’elle et moi nous branchons sur la XV ?

— Euh… je pense…

La stagiaire se retourne, écoute ce que lui dit un technicien, hoche la tête à deux ou trois reprises.

— Oui, c’est possible. Il vous suffit de chausser des stéréo-viseurs plutôt que des lunettes classiques. Nous allons occulter la plupart des écrans pour que l’effet soit identique, tout en incrustant celui du téléphone dans un coin de votre champ visuel.

Berlina Jameson a l’air stupéfiée, ce qui est un euphémisme et correspond parfaitement au but voulu par Hardshaw. Quand on tombe sur un journaliste aussi malin, il faut le séduire séance tenante, et c’est ce qu’elle a fait.

— Eh bien, ma chère compagne de route – et ne répétez surtout pas ces mots, car les plus âgés des électeurs risquent de leur donner un tout autre sens –, voulez-vous assister avec moi à ce que l’histoire va nous offrir ?

— Je vous suivrai jusqu’au bout, madame le Président.

Bravo, se dit Hardshaw. C’est exactement ce que j’espérais.


Le premier aperçu que l’on a de Monte Albán n’est guère impressionnant, et il faut un certain temps pour prendre conscience du site. La route de montagne débouche sur le centre touristique, un petit bâtiment sans charme qui pourrait tout aussi bien être une station de police autoroutière, le bureau d’un gardien de cimetière ou la dépendance d’une prison affectée aux visites conjugales.

Ce que le visiteur aperçoit derrière ressemble à une banale montagne ; puis il comprend qu’il s’agit d’un édifice, fort antique qui plus est… puis il distingue les immenses murailles et commence à se faire une idée de la grandeur du lieu.

La route devient sinueuse après le centre touristique, et si l’on oblique à droite, on se retrouve parmi les tombes zapotèques creusées à l’extérieur de la ville proprement dite, et l’on pénètre dans Monte Albán par l’entrée de service ; les souvenirs de Mary Ann sont plus précis qu’elle ne l’aurait cru, et si elle consulte Carla, c’est uniquement pour que celle-ci lui confirme qu’elle doit prendre la route principale.

Elle tourne donc à gauche, se retrouvant sur une sente escarpée donnant sur la cour centrale. Le ciel est presque complètement dégagé – Louie a réglé leur compte aux nuages – et la scène est éclairée par la chaude lumière de l’après-midi.

Deux lieux se prêtent à merveille à ce qui va sans doute suivre : la pyramide sud, qui domine tout le site, et la plate-forme nord, de laquelle on a une vue imprenable sur la région environnante.

Lequel je choisis ? demande Mary Ann.

Ni l’un ni l’autre, répond Carla. Dirigez-vous vers le bâtiment J, au centre du site. C’est là que le système holo est le plus performant.

Vous n’allez pas nous imposer les sacrifices humains, les orgies rituelles et tout le tremblement ? demande Mary Ann, horrifiée. Vous savez sûrement que…

Nous avons seulement besoin des projecteurs, rassurez-vous, coupe Carla. Nous ne sommes plus humains, d’accord, mais nous ne sommes pas pour autant devenus inhumains !

Mary Ann éclate de rire, et quand Carla en fait autant, elle a l’impression d’entendre un milliard de personnes qui s’esclaffent, comme si elle percevait la rumeur d’une fête dans le lointain. De toute évidence, les branchés savent tout ce que sait Mary Ann et ils vont contempler le site avec ses yeux ; plus jamais Monte Albán ne sera exploité pour les besoins d’une romance à la sauce XV. C’est déjà ça…

— Nous ne savons toujours pas ce que nous devons faire rapport à cette foule, dit Jesse à ses côtés. Il doit y avoir cent mille personnes au bas mot, et même si on arrive à en faire entrer vingt mille dans la cité, plus dix mille répartis entre la pyramide sud et la plate-forme nord, l’immense majorité d’entre elles ne pourra rien voir ; le soleil se sera couché avant que nous ayons eu le temps de placer tout le monde.

Carla lui répond par la voix de Mary Ann :

— Ne vous inquiétez pas. J’ai mobilisé quelques centaines de policiers et un bataillon de l’armée mexicaine pour contrôler la foule – je suis en communication permanente avec eux. Ils auront vite fait de se mettre en place. Contentez-vous de monter là-haut, d’attendre et d’observer. Dès que nous serons prêts, Louie et moi, nous vous le ferons savoir.

Ils n’ont droit à aucune autre explication. Le bâtiment J ressemble à un empilement de rochers plutôt qu’à un édifice précolombien – de forme asymétrique, il est parcouru de tunnels comme un fort construit par des enfants. Le système holo qui y est installé est celui qui diffuse des images réservées aux adultes, fort appréciées des touristes japonais et européens : les fleurs qui ornent le décor servent d’écrin à des visions sadiques, où de jeunes filles grassouillettes, aux seins et aux fesses frémissants, montent un escalier en dansant, puis s’empalent sur des godemichés de pierre jusqu’à l’extase, pour être ensuite égorgées et jetées dans un puits avec leurs accessoires rituels. Ce petit numéro ne repose sur aucun fondement historique, mais c’est sans doute la plus populaire des attractions de Monte Albán, vivement recommandée par la plupart des guides touristiques.

Alors qu’elle monte les marches aux côtés de Jesse, Mary Ann imagine le rôle qu’on lui aurait fait jouer dans ce show – ses seins démesurés en train de tressauter, sa chatte à demi visible entre ses fesses trop petites et trop rebondies –, et elle est prise d’un léger malaise ; elle sait que le monde entier partage sa vision (naguère, les techniciens de Passionet auraient été enchantés) et que celle-ci excite bon nombre de branchés du sexe masculin.

Puisqu’elle a un public, autant en profiter. Elle le gratifie d’une solide dose de nausée ; à présent que la technologie nous permet de partager les sensations d’autrui, ne nous en privons pas.

Ils atteignent une terrasse intermédiaire ; pour aller plus haut, il serait nécessaire d’escalader la muraille qui se dresse au-dessus d’eux, et Carla leur dit de ne pas prendre cette peine.

En se retournant, Jesse et Mary Ann découvrent une véritable multitude.

— En connaissons-nous au moins quelques-uns par leur nom ? demande-t-elle. Ils étaient si nombreux les premiers jours, et j’avais l’impression… comment dire… de ne faire qu’une avec eux. Je sais que ce n’était qu’une illusion et que je ne les connaissais pas vraiment… mais je voyais quand même en eux des individus bien distincts, formant un groupe auquel je m’étais intégrée, et maintenant je ne les perçois plus que comme une foule sans visage.

Jesse lui jette un regard.

— J’aimerais bien retrouver Tomás. J’ai envie de voir ça à ses côtés et je ne te suis plus très utile désormais.

Mary Ann ouvre la bouche pour répondre, mais c’est la voix de Carla qui s’exprime par ses lèvres.

— Bien sûr, allez-y – on vous retrouvera après.

Jesse l’embrasse, vivement mais tendrement, et descend l’escalier pour se fondre dans une masse de vêtements blancs, que la pluie a parés d’une nuance de gris. Mary Ann se sent soudain bien seule, elle aimerait pouvoir le suivre au sein de la foule ; puis elle lève les yeux et aperçoit de longues files d’hommes et de femmes gravissant les flancs de la pyramide sud, substituant à l’ocre de la pierre la blancheur de leurs robes et de leurs chemises.

— La pyramide va être toute blanche, dit-elle.

Non, dit la voix de Carla dans sa tête. Chaque visage forme une tache noire, vous les voyez ? Et ces taches ne cessent pas de bouger, et chaque individu a une démarche différente. Pour ne voir en eux qu’une masse sans visage, il faut vraiment le vouloir.

Mary Ann pousse un soupir. Elle a la nette impression de n’être qu’un transmetteur radio bon marché ; pour une fois, c’est son crâne plutôt que ses seins qui ont de la valeur, mais cela revient au même.

Carla est si attristée par cette idée que sa réaction la surprend.

J’espère que ce n’est pas nous qui vous avons donné cette impression. Nous vous aimons beaucoup, Mary Ann, et nous savons beaucoup de choses sur vous – nous avons consulté toutes les archives relatives à votre personne, y compris celles conservées par Passionet. Personne ne vous connaît mieux que nous, et si nous vous avons choisie, c’est parce que vous étiez à nos yeux une partenaire idéale.

Mary Ann s’assied sur un bloc de pierre et se prend à bras-le-corps. La pierre est mouillée, et l’eau s’infiltre à travers la toile de son jean, mais elle est déjà si trempée qu’elle n’en a cure. Ce n’est pas qu’elle se sente exploitée, se dit-elle, mais elle a l’impression de s’évanouir au sein de quelque chose de bien plus vaste qu’une foule. Peu importe de savoir qui l’a choisie, mais elle est là et bien là, et tout le reste va en découler…

Elle sent Carla émettre un petit rire, bientôt suivie par Louie. Il y a de l’empathie dans ce rire, car ni l’un ni l’autre n’auraient choisi de devenir ce qu’ils sont devenus ; en outre, l’idée qu’elle puisse se croire responsable de ce qui va arriver leur semble du plus haut comique – si l’expérience ne marche pas, ils en ont d’autres en réserve, de sorte qu’ils ont beaucoup à gagner mais pas grand-chose à perdre, sauf que si tout se passe bien aujourd’hui, cela n’en sera que plus spectaculaire car…

Mon Dieu. L’œil de Clem va disparaître dans… dans quelques minutes à peine. Les frisbees de glace commencent à avoir raison des super-ouragans. C’est donc pour cela qu’ils sont réunis ici ? Pour célébrer l’événement ?

En partie, avoue Louie. Apparemment, cette annonce risque de faire plaisir à pas mal de gens. Mais ce lieu est splendide, nous vous aimons beaucoup, nous avons confiance en vous et les conditions sont idéales.

La progression de la foule a atteint un seuil critique : des embouteillages se forment aux diverses entrées de la cité, et les gens se massent un long moment sur la route avant de pouvoir pénétrer dans le site au compte-gouttes.

— Pourquoi sont-ils tous vêtus de blanc ? demande soudain Mary Ann.

Pas tous, corrige Carla. Si vous regardez attentivement, vous constaterez que certains hommes sont en costume et certaines femmes en robe colorée. Mais la plupart d’entre eux ont revêtu leurs plus beaux atours, et ceux-ci sont traditionnellement blancs – ils savaient qu’il allait se passer quelque chose d’important, et ils ont trouvé le temps de se changer avant de venir ici. C’est un honneur considérable qu’ils nous font là.

Mary Ann l’a bien compris, mais ce n’est pas cela qui l’intrigue. Qu’y a-t-il à honorer dans cette histoire ? Pourquoi ces gens se réjouiraient-ils du chaos causé par ses semblables ? En quoi leur sort pourrait-il être amélioré par les luttes de pouvoir, les excès médiatiques… et le fait que le principal témoin de ces tribulations soit une femme aux cheveux rouge vif, aux fesses rebondies et aux seins démesurés ?

Les clathrates ont toujours été là, au fond de l’océan, ils ont toujours attendu le moment de se déchaîner… et ils risquent de se déchaîner encore à l’avenir.

La voix de Carla exprime une patience infinie, mais vu que Louie et elle poursuivent sans doute une conversation millénaire à chaque seconde qui s’écoule, elle peut se permettre d’être patiente avec Mary Ann.

Quant au reste… les gens y accordent bien trop d’importance. S’ils vous considèrent comme importante, c’est parce que vous êtes une star de la XV, et si la XV est importante à leurs yeux, c’est parce qu’elle leur paraît intéressante et parce qu’ils doivent aller en ville pour l’essayer – l’idée qu’elle puisse pénétrer dans leurs foyers, comme chez los Norteamericanos, leur semble encore étrange. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils se considèrent comme une masse sans visage, et l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes ne correspond nullement à l’image médiatique qu’en donnent les pays riches.

Mary Ann réfléchit un long moment, massant ses chevilles douloureuses qui lui ont permis d’arriver jusqu’ici. Comme nombre de ses contemporains, elle a toujours supposé que l’idée que les gens se faisaient d’eux-mêmes correspondait à l’image que les autres avaient d’eux… mais après ce que lui a suggéré Carla, elle se demande s’ils n’ont pas d’eux une image totalement différente de celles que se font ceux qui se considèrent comme leurs supérieurs. Et si tel est bien le cas, alors… peut-être que les gens comme Mary Ann – non, gardons notre dignité, disons : les gens comme Synthi Venture – ont toujours eu une idée quelque peu exagérée de leur propre importance.

Elle lève les yeux vers le ciel désormais bleu et voit que les vallées environnantes sont inondées de lumière mais que Louie tient les nuages à l’écart par la force, de sorte que l’horizon est bordé d’une épaisse bande bleue, comme une traînée d’encre gâchant un paysage superbe. Le soleil réchauffe les êtres et les choses, sa lumière danse sur les antiques pierres mouillées de pluie.

Elle éclate de rire. L’eau a maintes fois coulé sur ces pierres, mais aujourd’hui elle coule devant ses yeux, des millions de gens la voient couler grâce à ses yeux, et cela signifie quelque chose – c’est un souvenir qui sera conservé pour l’éternité. Cela lui rappelle ce que disait son vieil oncle Jack, qui était en fait l’oncle de son père : « Ces putains de médias accordent trop d’importance à certaines choses. »

Mais certaines choses méritent leur importance, n’est-ce pas ? Il y a huit milliards d’hommes et de femmes sur cette planète – six mois plus tôt, il y en avait neuf milliards et demi –, et à leurs yeux, ce qu’ils mangent chaque soir est bien plus important que la politique, l’économie, la religion et l’art… ce qui ne signifie pas que ces choses soient futiles, car après tout, elles déterminent en partie la composition de leur repas, voire son existence pure et simple.

Elle poursuit sa réflexion. Un milliard de personnes vont retirer de ce moment ce que je vais leur en donner, et la plupart d’entre elles le conserveront dans leur cœur. Mais ce que je vais en retirer, moi, c’est ce que je vais voir… plus évidemment les sentiments que cela m’inspirera, et auxquels elles auront également accès. Et quand elles se débrancheront, elles penseront à ce que leur a dit leur père il y a cinquante ans, ou elles sentiront le fumet de leur dîner, ou elles se remettront à empiler des sacs de sable, mais de toutes les personnes présentes ici, c’est moi qui verrai le moins de choses ; je suis la seule ici dont l’expérience sera purement médiatique.

Je suis la moins qualifiée de toutes les personnes présentes.

Elle entend Carla et Louie éclater de rire… et, à sa grande surprise, elle se joint à eux. Elle est surprise à l’idée que ces deux êtres, qui vivent en vingt-quatre heures l’équivalent d’un million d’années d’existence, qui connaissent toutes les blagues jamais imaginées durant l’histoire de l’humanité, puissent encore s’étonner de quelque chose.

Eh bien, dit Carla, je crois que le moment est venu de commencer le spectacle – Louie me dit qu’il a de plus en plus de difficulté à tenir les nuages à distance. Et même si nous repoussons encore le lever de rideau, il y aura quand même des spectateurs mal placés.

Mary Ann se fend d’un sourire et dit à haute voix :

— Tiens, vous avez fait du théâtre, vous aussi ?

Pour la seconde fois, elle fait rire les dieux.

Vous me passez le volant ? lui demande Carla.

Mary Ann s’exécute. Son corps se lève et se dresse au bord de la terrasse ; plusieurs milliers de visages se tournent vers elle, et ses oreilles entendent le bourdonnement discret des projecteurs holographiques. Le spectacle va commencer.

Elle ne perçoit pas l’instant où elle prend la parole.

Les mots qu’elle prononce ne forment pas un discours – ils évoquent plutôt une sorte d’induction et, l’espace d’un instant, elle se demande si Carla et Louie ne cherchent pas à hypnotiser leur auditoire. Le ton des projecteurs s’altère de façon presque imperceptible, et l’histoire peut commencer…

Le gigantesque œil blanc qui rampe sur le Pacifique nous apparaît sous la forme d’une série d’images – ondes lumineuses, radar ou infrarouges –, suivie par des cartes animées, et dans l’esprit de Mary Ann la voix de Louie adopte un débit plutôt rapide, que ses lèvres et sa gorge parviennent quand même à suivre, commentant les images, expliquant le processus par lequel la chaleur monte dans l’atmosphère dans une zone de basses pressions. Et soudain, nous découvrons la scène en vue plongeante, depuis l’un des milliards de frisbees de glace que Louie a lâchés dans l’atmosphère et auquel il a… fixé une caméra ? Ou n’est-ce qu’une simulation ? Elle n’a aucun moyen de le savoir, et ça n’a probablement aucune importance.

L’immense masse blanche sillonnant le Pacifique devient de plus en plus proche, puis le frisbee s’évapore en haute atmosphère dans un éclair incandescent, et on aperçoit cinquante kilomètres d’océan agité avant que l’image ne disparaisse. Puis elle revient, et nous voyons de toutes parts des ombres blanches et rectilignes ; puis nous prenons du recul pour découvrir l’armada de frisbees qui fonce à l’attaque… et nous avons enfin une idée de la taille de ces ombres, de ce réseau de cristaux de glace, tel un maillage serré qui recouvre peu à peu la surface du Pacifique.

L’image s’estompe à nouveau, et Mary Ann perçoit vaguement le murmure qui parcourt l’assemblée. Elle se croit revenue à la fête foraine quand elle était enfant, émerveillée par le feu d’artifice. Elle se demande si les millions de gens branchés sur elle poussent le même « ooh » d’étonnement, et Carla lui répond par l’affirmative.

Vous n’imaginez pas le nombre de personnes qui n’ont jamais considéré leur monde comme une planète ; d’après les indications que nous recevons par feed-back, les gens ne s’étaient jamais rendu compte de la relative minceur de l’atmosphère, ils ignoraient que toutes les créatures vivant sur le globe ne dépassent jamais une altitude ou une profondeur de dix mille mètres par rapport au niveau de la mer. Et je ne parle pas de ceux qui viennent tout juste de prendre conscience de la taille de leur planète…

Louie revient en arrière et leur raconte l’apparition du méthane dans l’atmosphère. Sous leurs yeux, la chaleur s’accumule, le ciel devient quasiment opaque aux infrarouges, le Pacifique voit sa température augmenter…

Et soudain, la tempête passe au second plan ; une partie de Mary Ann, alors même qu’elle entend les mots qu’elle prononce, saisit la transition tandis que Carla prend le relais de Louie. L’espace d’un instant, elle aperçoit ce qui l’entoure et voit les écrans former un hexagone autour du bâtiment J, visible à ses seuls yeux, et comprend que les spectateurs ne voient qu’un seul écran où défile une image en relief, avec elle-même en son centre. Elle ne savait pas que les hologrammes permettaient une telle prouesse…

C’est tout récent, dit Louie en gloussant doucement. Pour arriver à ce résultat, nous avons passé l’heure écoulée à faire progresser la physique. Le fait que vos vêtements n’aient ni la couleur du ciel ni celle des pierres nous a un peu aidés. Ne vous affolez pas : le spectacle continue…

Carla leur raconte à présent l’histoire de l’humanité, depuis que l’Homo sapiens a émergé de l’Afrique, envisagée sous six angles différents.

Nous voyons tout d’abord nos ancêtres en train de s’affronter, nous comprenons que les premiers outils n’étaient que des armes, et notre espèce si belliqueuse se répand sur toute l’étendue de la planète, se morcelant en des fragments de plus en plus minuscules, rassemblés tantôt par une langue tantôt par une croyance, trouvant dans leurs divisions un prétexte pour s’entre-massacrer. Les outils de mort ne cessent de se perfectionner, d’abord sur le plan matériel puis sur celui de l’organisation, de sorte que la manufacture de cadavres devient une entreprise en pleine expansion. Et l’histoire qui se déroule sous nos yeux n’est pas seulement une histoire d’horreur, car nous percevons le plaisir ressenti par ses protagonistes, qui délaissent de temps à autre une vie de routine ou de confort lénifiant pour une existence dévolue à la violence, où les victimes abondent et où le statut de bourreau est une source de jouissance. Les ressources nécessaires à ces conflits sont prélevées partout où elles sont présentes, au cœur des forêts comme dans les profondeurs de la terre, alimentant de nouveaux massacres, et c’est sur la circulation de ce matériel que s’édifie l’économie du genre humain, si bien que l’espèce s’enrichit à mesure que croît le danger qui la menace. Et voilà qui nous amène au présent, car la Terre est désormais incapable de contenir l’appétit de violence de ses habitants, car l’incessante succession de guerres est sur le point de causer l’effondrement du système, voire la fin de toute vie…

Et nous retournons soudain en Afrique, au tout début de l’histoire, mais cette fois-ci c’est pour découvrir des hommes et des femmes en train de créer, de changer les choses, d’engendrer le beau et l’utile à partir des résidus de la nature, et la planète, ce monde sauvage qui ne pouvait pas supporter plus de cinquante millions d’êtres humains, en abrite bientôt plusieurs milliards vivant dans un confort raisonnable, dont l’esprit jadis limité est désormais capable de donner vie à des histoires, à des images, et leur monde autrefois incohérent est maintenant riche de sens, jusqu’à ce que le méthane envahisse les océans, et – telle une baleine emprisonnée dans les rets d’un filet de nylon ne représentant qu’une fraction de sa masse – voilà que la nature est emprisonnée par le sens ; voilà que l’organisation du monde est devenue le monde lui-même, et ensuite…

L’histoire recommence. Des hommes et des femmes vont au-delà de l’horizon, découvrent de nouvelles terres ; certains d’entre eux s’arrêtent pour édifier quelque chose de neuf, d’autres poursuivent leur route, et ainsi de suite. Chaque lieu découvert devient peu à peu un lieu connu, balisé, compris… d’où l’on finit par s’évader, pour y revenir avec des yeux neufs, ou parce qu’il est lui-même redevenu neuf. Et tous découvrent les sables de Mars par les yeux de Louie, puis ils se tournent vers le ciel, contemplent les lunes agitées de tempêtes de gel qui orbitent autour des géantes gazeuses et, au-delà, les sphères suspendues dans le vide, à une température proche du zéro absolu, les comètes du nuage d’Oört, et encore plus loin, les étoiles…

L’histoire recommence. Les êtres humains apprennent à distinguer le travail du travailleur, puis à maîtriser les énergies de la nature, et la conquête dure jusqu’à ce que…

L’histoire recommence. La nature si pure, si douce, est lentement rongée, souillée…

L’histoire recommence. Et chacune de ces histoires apparaît à Mary Ann – et au milliard de personnes qui les vivent par son entremise – comme parfaitement véridique, c’est bien ainsi que les choses se sont passées, et finalement…

En vérité, toute histoire a une fin. Chacun de ces récits va trouver la sienne, et on le considérera comme une comédie, une tragédie ou une simple anecdote. Mais certains sont plus vrais que d’autres ; si l’on veut considérer l’histoire du monde comme une chute dans la corruption, on doit d’abord imaginer une nature qui n’a jamais existé, substituer à ce gestalt chaotique, dénué de sens et de sentiment, des chromos à la Disney où tous les herbivores ont de grands yeux candides, où tous les prédateurs ont un regard cruel. Pour voir l’histoire du monde comme une quête de nouveaux horizons, on doit d’abord apprendre à ignorer l’immense masse des hommes et des femmes qui ne souhaitent aller nulle part, à se concentrer sur le rebelle agité par la bougeotte, bref, à faire abstraction d’une certaine réalité pour ne plus voir que le conquérant découvrant une terre vierge, tel un acteur de jadis devant un décor peint…

Il n’existe pas de verre qui ne soit pas déformant, il n’en existe pas deux qui donnent la même vision de la vérité, et pourtant certains sont moins déformants que d’autres ; et d’un autre côté, quelles que soient les déformations subies par l’histoire, quel que soit le verre à travers lequel on la voit, l’histoire connaîtra inévitablement son terme.

Et une fois que cela est bien compris, voici enfin la suite de l’histoire, mais sans aucun commentaire, sans aucune analyse, sauf que Mary Ann voit comment cette suite découle de la fin, comme un nouveau maillon prolongeant une chaîne.

Louie et Carla joignent leurs efforts pour raconter cet avenir, et Mary Ann se retrouve seule à l’intérieur de son crâne, entend les mots qui sortent de sa bouche pour illustrer les images qui défilent. Elle voit Clem se dissocier en un millier d’orages inoffensifs se dispersant sur les terres – l’hémisphère Nord va connaître un long et pénible hiver, mais ce ne sera pas bien grave. Elle voit l’humanité repeupler les zones côtières, y édifier de nouvelles cités, tantôt sur l’emplacement des anciennes et tantôt là où les côtes ont dessiné de nouveaux havres, de nouvelles embouchures.

Et elle voit Louie – ou plutôt sa manifestation physique dans la vieille station spatiale – repartir dans l’espace, capturer de nouvelles comètes, construire de nouveaux réplicateurs, et ensuite…

La vie se répand sur Mars, puis Vénus se met à tourner plus vite sur elle-même, est refroidie, ensemencée, et la Lune elle-même se voit dotée d’une réserve d’air constamment renouvelée – en fait, cette tâche a déjà été entamée suite au passage de 2026RU, mais elle se poursuivra longtemps encore ; elle voit des spectacles auxquels on ne pourra assister que dans un millénaire, une averse sur les plaines lunaires et le disque bleu-vert qui orne le ciel terrestre.

Elle voit des milliers d’astronefs en partance pour les étoiles ; elle voit la richesse et le confort croître sur la Terre, qui redevient verte à mesure que l’industrie se déplace dans l’espace…

Et elle comprend que ceci n’est pas une destinée immuable (sauf que Louie semble bien décidé à repeindre le système solaire en vert) mais plutôt un choix offert au genre humain… et l’histoire se poursuit. Puis vient le moment où le monde est unifié, que ça lui plaise ou non, où chaque voix peut se faire entendre – doit se faire entendre, en fait. Tout ceci ne dépend que du milliard de personnes branchées sur elle, et de toutes celles qui partageront leur expérience dans les jours à venir.

Elle comprend aussi que, une fois le spectacle fini, elle cessera d’être un témoin et un auditeur – cessera d’être un canal de transmission – et qu’elle retrouvera enfin son individualité, car le dernier cadeau qu’ils lui feront sera de désactiver ses transmetteurs cérébraux de façon permanente. Elle va redevenir un simple individu, à l’instar de tous les habitants de la Terre.

Cela la fait réfléchir et, profitant de ce qu’elle a encore les yeux d’un dieu, elle cherche Jesse dans la foule, le voit en train de jouir de la vision sans pouvoir formuler son plaisir, un petit enfant basané perché sur ses épaules – il ne voyait pas bien ce qui se passait et Jesse a toujours été serviable –, entouré par sa famille – il ne sera jamais des leurs, mais ils sont tout de même ses semblables. Et par-delà le site, elle voit Berlina Jameson et Brittany Lynn Hardshaw qui regardent la scène par-dessus les épaules du monde, sent la Présidente et la journaliste prendre conscience de leur insignifiance… et par-delà les deux femmes, elle voit les yeux de Louie et ceux de Carla…

— Vous êtes des dieux, murmure-t-elle.

Cette remarque est accueillie par un nouvel éclat de rire.

Nous ne sommes même pas tout à fait humains, dit Louie.

Ne dites pas de bêtises, ajoute Carla. Nous vous avons montré la Terre dans sa totalité, puis l’univers dans son immensité, et nous les avons mis entre vos mains. Vous n’avez pas le droit de nous les rendre. Nous resterons dans les parages pour suivre vos progrès et vous donner un coup de main – du moins jusqu’à ce qu’on s’en lasse –, mais nous n’acceptons aucune responsabilité pour la suite des événements. Si vous voulez un dieu, choisissez une créature qui vous transcende et non quelqu’un de plus malin ou de plus fort que vous.

Sinon, poursuit Louie, nous risquons de renverser quelques idoles. Nous sommes ravis d’avoir été humains et nous n’aurions raté ça pour rien au monde, alors si vous n’appréciez pas votre sort, nous risquons de vous obliger à l’apprécier.

Et cela dit, ils disparaissent de son esprit, et les hologrammes s’évanouissent. Mary Ann se retrouve toute seule sur la terrasse du bâtiment J, les pieds posés sur des pierres millénaires, les yeux tournés vers la foule immense. Les derniers rayons du soleil bariolent les nuages de rouge et la vallée est plongée dans l’obscurité – une obscurité d’autant plus accentuée que l’électricité n’a pas encore été rétablie dans Oaxaca et sa région.

Toutes les personnes présentes semblent la fixer, mais elle ne sait même pas combien d’yeux sont braqués sur elle, ni même s’ils parviennent à distinguer sa silhouette.

Elle est redevenue la Mary Ann Waterhouse d’antan, mais vu ce qu’on a fait subir à son corps, sans doute aura-t-elle encore mal au dos en marchant et mal aux fesses en s’asseyant, sans parler de l’effet qu’elle continuera de faire aux hommes – à moins qu’elle n’ait recours à la chirurgie.

Un murmure parcourt soudain la foule, comme si plusieurs milliers de personnes venaient simultanément d’apercevoir un miracle, puis on entend monter un cri de joie. Une brillante lumière inonde les nuages, et elle croit tout d’abord qu’il s’agit de la Lune… mais ce disque est bien trop grand… et les nuages cessent soudain de l’occulter.

2026RU, la comète depuis laquelle Louie lance ses frisbees, se trouve toujours en orbite terrestre au point L-4 et elle est sept fois plus grosse qu’une pleine lune, car bien que son noyau de roche et de glace n’ait qu’un diamètre de quelques centaines de kilomètres, il en émane un nuage de gaz et de poussière – d’une densité si faible qu’il serait invisible vu de près – qui reflète brillamment l’éclat du soleil.

La grande cité morte de Monte Albán, où l’on vénérait jadis les cieux et où plusieurs milliers de personnes viennent d’avoir une révélation de la réalité, résonne d’une immense clameur de joie tandis que la nouvelle lune monte dans le ciel.

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