À mon point de vue, aucun danger ne menace autant l’espèce humaine et la vie sur Terre que l’échauffement d’origine anthropique de la planète, ce qu’on nomme aussi le résultat de l’effet de serre.
Comparons-le en effet à quelques autres périls considérés comme majeurs.
Pendant le dernier demi-siècle, les craintes les plus vives ont été attachées à un possible conflit nucléaire. Une guerre nucléaire régionale dont la vraisemblance apparaît malheureusement assez grande dans les trente prochaines années ferait entre un million et trente millions de morts : elle ne menacerait pas de disparition l’humanité ni la vie sur Terre. Un échange thermonucléaire généralisé du type destruction mutuelle assurée (en anglais M.A.D.) tel qu’on a pu le redouter durant la Guerre froide et dont la probabilité a beaucoup diminué, ferait sans doute entre cinq cents millions et deux milliards de morts, mais même en cas d’hiver nucléaire subséquent, l’humanité survivrait vraisemblablement et peut-être la civilisation industrielle, de même que la plus grande partie de la vie terrienne.
Une épidémie, comme celle du SIDA, peut faire plusieurs dizaines de millions de morts mais, même non maîtrisée, il est vraisemblable qu’elle s’éteindrait d’elle-même comme celle de la grippe dite espagnole qui fit en 1918 vingt-cinq millions de morts dans le monde, soit plus que la Première Guerre mondiale et presque autant que la Seconde. Si dans un pays donné voire dans une région du monde, ainsi en Afrique pour le SIDA, les effets démographiques peuvent être catastrophiques, à l’aune de la démographie mondiale de telles indentations semblent presque négligeables. L’effroyable prévalence du SIDA en Afrique subsaharienne n’infléchit pas, au moins pour l’instant, une courbe démographique fortement ascendante (et inquiétante pour d’autres raisons) pour l’ensemble du sous-continent.
La collision avec la Terre d’un gros astéroïde, par exemple de la taille de celui qui mit fin au règne des dinosaures il y a soixante-cinq millions d’années, présente une probabilité à peu près négligeable à l’échelle historique : disons qu’elle peut intervenir en moyenne une fois tous les dix millions d’années. Depuis l’apparition sur notre planète de la vie au moins telle que nous la connaissons, plusieurs dizaines d’accidents cosmiques de cette ampleur n’ont pas réussi à l’éradiquer même s’ils ont introduit de sérieuses réorientations dans le cours de l’évolution.
Un cataclysme géologique comme l’épanchement des Trappes du Dekkan, à peu près contemporain de la collision citée et selon certains en relation avec elle, est encore moins probable à l’échelle historique et nous n’en voyons aucun signe précurseur.
En revanche, le relâchement insidieux et progressif dans l’atmosphère terrestre depuis le début du XIXe siècle, c’est-à-dire depuis le début de l’industrialisation, de gaz à effet de serre dont le dioxyde de carbone, le méthane, l’ozone, plus quelques composés dont la capacité à accumuler de la chaleur est encore plus redoutable, peut à terme constituer un risque définitif pour la civilisation, pour l’espèce humaine, et même dans le pire des scénarios pour la quasi-totalité des formes de vie sur Terre.
Le roman de John Barnes qu’on va lire illustre une partie des dangers les plus bénins, si l’on ose écrire, qui nous menacent à plus ou moins long terme si l’humanité persiste dans son aveuglement.
Je ne me donnerai pas le ridicule de rappeler ici quelques chiffres. Il existe sur le sujet une littérature abondante, souvent encore polémique, où le lecteur pourra aisément les trouver. Je suggérerai d’autre part, à ceux qui disposent d’un accès à Internet, de consulter le site en français de Jean-Marc Jancovici, qui propose une remarquable synthèse, claire, complète et tenue à jour, des données disponibles sur le sujet[1] avec des liens vers d’autres sources d’information plus techniques.
Je me bornerai donc à évoquer quelques dimensions plus sociologiques, politiques ou philosophiques du problème, qui sont souvent négligées par les commentateurs[2].
Il y a une dizaine d’années seulement, le sujet était encore controversé bien que les années 1980 aient été en moyenne les plus chaudes du siècle, contrariant une tendance naturelle vers un léger refroidissement voire vers un petit âge glaciaire. Les météorologues eux-mêmes étaient divisés, certains parlant d’une variation statistique demeurant dans les normes, et la grande presse, voire la presse d’information scientifique, se voulant dans l’ensemble rassurante. Je ne pense pas qu’aujourd’hui beaucoup de véritables spécialistes doutent de la réalité de réchauffement planétaire d’origine humaine même si énormément d’incertitudes demeurent sur son rythme, ses conséquences à plus ou moins long terme et sur les possibilités de l’enrayer. Malheureusement, malgré quelques remous politiques, dont le bien incertain protocole de Kyoto, le consensus demeure à peu près général, hormis quelques effets de manche, sur l’idée qu’il n’y a pas le feu, que la planète en a vu d’autres, qu’elle est capable de se rééquilibrer toute seule, qu’on est bien loin d’avoir tout compris, et qu’il est donc urgent de continuer comme avant.
L’indifférence de l’opinion et des gouvernants eux-mêmes peut se comprendre même si l’avenir ne l’excuse pas. Le phénomène, ou plutôt l’ensemble complexe des phénomènes, est inscrit dans le long terme, de l’ordre de décennies ou au mieux de siècles, un terme bien plus long que celui des mouvements de l’opinion ou des échéances électorales, ou même d’une vie humaine. C’est un temps long dans le cadre duquel les sociétés démocratiques n’ont l’habitude ni de réfléchir ni d’agir. Les sociétés totalitaires non plus du reste, voire moins encore, malgré leur prétention à bâtir des empires de mille ans ou à mettre fin à l’histoire, si l’on considère que l’Union soviétique a été le plus gigantesque et le plus irresponsable pollueur industriel de la planète.
Pour nos sociétés, un siècle, ou même un demi-siècle, c’est autant dire l’éternité. La seule exception notable a concerné, dans des cercles finalement restreints, les temps du nucléaire et plus précisément de l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Les responsables savent parfaitement qu’il leur faut compter avec des produits, des sous-produits et des déchets, en volumes limités et maîtrisables, dont l’activité, et en particulier la nocivité, se mesure en dizaines d’années, en milliers d’années, voire en millions d’années[3]. Malheureusement, les opposants à l’énergie nucléaire ont vu dans ces termes éloignés autant d’inacceptables et en ont conclu à un rejet formel, souvent presque religieux, de toute forme d’énergie nucléaire. Comme on y reviendra brièvement plus loin, cette attitude n’est pas sans conséquence sur le problème examiné ici.
Cependant, tout prospectiviste sait par expérience qu’une grande partie de l’ossature des sociétés industrielles s’établit dans un temps long, pluriséculaire pour les réseaux routiers et ferroviaires, de l’ordre du siècle (pour l’instant) pour les réseaux énergétiques (électricité, gaz, pétrole) et pour ceux des technologies de l’information (télex, téléphone, etc. ), même s’ils sont constamment remaniés. La durée de vie d’une famille d’avions est de l’ordre d’un demi-siècle. C’est aussi celle prévue des navettes spatiales. Un moteur automobile, même s’il est amélioré, est souvent conservé dans son principe pendant au moins une trentaine d’années. Un système d’armes dure au moins aussi longtemps, parfois plus. Bref, nos sociétés se déploient dans des temps longs, même si elles choisissent souvent de l’ignorer au profit du culte de la nouveauté. Pour prendre un exemple trivial, l’impact de l’automobile et des transports routiers qui a été structurant sur l’urbanisme et sur l’aménagement du territoire s’est étalé sur un siècle, et ce n’est pas fini, sans que personne ne l’ait décidé ni même vraiment prévu. On a procédé par extensions successives, par petites retouches, si bien que même beaucoup de spécialistes ont fini par oublier que cela se déployait au rythme des décennies, voire de plusieurs siècles.
Une autre raison banale de la négligence de nos sociétés à l’endroit du réchauffement anthropique tient à ceci qu’une véritable prise de conscience aurait pour effet une remise en question radicale et douloureuse, pour tous et pour chacun, de nos modes de production et de vie. Encore une minute, monsieur le bourreau, telle est la prière générale pourvu que cette minute dure aussi longtemps que chacun de nous. Après nous le déluge, formule qui pourrait bien prendre ici un sens littéral. On pense évidemment à l’automobile et aux transports routiers, mais on pourrait aussi bien penser à toutes nos consommations d’énergie, et dans les pays sous-développés, à la déforestation et à la combustion du bois ainsi produit ou détruit en pure perte pour libérer des terres fragiles.
Pour ce qui est de l’énergie, on peut certes imaginer de maintenir nos niveaux de consommation, mais à la condition stricte que sa production ne contribue pas à l’effet de serre, c’est-à-dire en recourant à l’énergie nucléaire, les sources dites alternatives ne pouvant guère servir que d’appoint. On ne peut pas à la fois prétendre maintenir nos niveaux de vie et a fortiori les étendre à toute la population humaine, et renoncer au nucléaire, comme font les écologistes allemands et scandinaves, entre autres. Certes, on sait que le principal gisement d’énergie réside dans son économie et donc dans l’accroissement de sa productivité. Certes on sait aussi que les écologistes les plus radicaux prêchent en faveur d’une autarcie domestique, dans le vide et aussi, il convient de le dire, dans l’ignorance des données démographiques et économiques les plus rudimentaires.
Une autre remarque banale touchant à l’indétermination des gouvernants et des opinions tient à l’ignorance des meilleurs experts quant aux conséquences non linéaires de réchauffement anthropique. Cette ignorance est fondamentale, il est difficile, voire même impossible dans la plupart des cas concrets, d’y remédier. Le cas le plus simple, qui ne concerne pas vraiment les experts, est celui des progressions exponentielles qu’on peut facilement linéariser en affichant un taux de progression constant. Mais pour la plupart des gens, une progression exponentielle est déjà difficile à concevoir dans ses développements. Cela tient probablement au fait que l’intelligence humaine naturelle, si l’adjectif a un sens, par son expérience commune et peut-être du fait de son câblage neurologique, traite essentiellement de phénomènes pour lesquels la relation entre l’effet et la cause est directe, simple, proportionnelle. Si on double la cause, on double aussi l’effet et ainsi de suite.
Gestuellement, en quelque sorte intuitivement, les humains sont tout à fait capables de tenir compte de relations non immédiatement linéaires par exemple lorsqu’ils lancent une pierre, jouent aux boules, etc., mais intellectuellement, c’est une autre affaire. L’idée que la distance d’arrêt sur une route n’est pas proportionnelle à la vitesse mais en gros au carré de la vitesse n’a manifestement pas effleuré nombre d’automobilistes, du moins avant l’accident. Cette autre idée que les cours de bourse ne montent pas jusqu’au ciel, même s’ils sont parfois quasi exponentiels sur une durée limitée, fait le plus souvent l’objet d’expériences coûteuses.
Même les experts sont souvent embarrassés par les exponentielles car s’ils savent bien dans le concret qu’elles n’atteindront pas l’infini, ils ignorent souvent quand elles se retourneront. Dans le cas qui nous occupe, la limite de réchauffement planétaire demeure, dans les modélisations, largement une affaire de suppositions.
Mais ce sont surtout des véritables phénomènes non linéaires que je voudrais parler sommairement ici, par exemple de certains phénomènes météorologiques. De tels phénomènes sont rigoureusement déterminés, c’est-à-dire qu’ils sont en principe descriptibles strictement par des ensembles d’équations, pour la plupart non linéaires, qu’on sait plus ou moins intégrer dans des modèles. Mais leur développement est extrêmement sensible aux conditions initiales qu’on ne peut pas mesurer avec une précision infinie. Autrement dit, on ne sait pas prédire ce qui va se passer à tel endroit et à tel moment. Un assez bon exemple (qui fera grincer des dents nombre d’ingénieurs) en est donné par le départ d’une fracture dans un matériau soumis à un stress. Un tout petit effort supplémentaire déterminera la rupture sans qu’on puisse toujours prédire exactement la valeur de cet effort ni où et quand la fracture commencera. Un exemple plus littéraire et peut-être plus parlant nous est fourni par la nouvelle de Dino Buzatti, L’Écroulement de la Baliverna : une vieille forteresse tient debout depuis des siècles jusqu’à ce qu’un passant, sans penser à mal, en fasse tomber une toute petite pierre. Celle-ci en calait une autre qui glisse, et de proche en proche, c’est tout le bâtiment qui s’effondre.
Les systèmes non linéaires ont été de tous temps le cauchemar des économistes (notamment de celui que vous lisez) et de bien d’autres spécialistes. On s’en arrange tant bien que mal à l’aide d’observations empiriques et de statistiques mais tôt ou tard ils se vengent. Dans certains domaines, notamment dans la dynamique des fluides, on est parvenu à les modéliser plutôt bien sur ordinateurs mais sous réserve de conditions très contraignantes. À l’échelle de la planète, c’est une autre affaire. Les phénomènes non linéaires mettent partout rudement à l’épreuve notre capacité de prédiction.
Or la plupart des effets intéressants, c’est-à-dire éventuellement tragiques, de réchauffement planétaire, y compris le développement de cet échauffement lui-même, relèvent de tels phénomènes sur lesquels on ne peut pratiquement rien dire de certain. Le refus des scientifiques de se prononcer sur telle ou telle composante, ou sur tel ou tel effet, de cet échauffement ne procède pas de leur mauvaise volonté, et encore moins de leur goût du secret, mais de leur incapacité reconnue par eux-mêmes à démontrer. Au mieux, ils font des suppositions largement dictées par leur expérience personnelle, voire, plus ou moins à leur insu, par leurs présupposés idéologiques.
Je ne pense pas médire en suggérant que la quasi-totalité des fonctions incluses dans les modèles de réchauffement planétaire sont de type linéaire ou quasi linéaire parce que ce sont des relations qu’on maîtrise bien. On y voit mieux sous le lampadaire. Ce qui signifie que la plus grande partie des phénomènes réels, des ruptures, des écroulements de la Baliverna nous échappent et que les scientifiques répugnent à en parler même s’ils ont des soupçons, des hypothèses, des inquiétudes. Ce dont on ne peut pas parler avec certitude, il vaut mieux le taire, comme disait l’autre.
Ce que je veux signaler par là, c’est que des catastrophes (au sens mathématique aussi bien que courant) peuvent nous advenir sans prévenir, ou en prévenant trop tard, dans un système global déstabilisé ou instabilisé. Plus le système est instable, plus la surprise de l’imprévu est certaine.
La plupart des gens pensent réchauffement planétaire en termes linéaires. Un degré ou deux de plus, pourquoi pas ? Ce peut même être tenu pour de bon augure sur la côte du nord de la Bretagne où j’écris cette préface. Mais si cet accroissement dévie le Gulf Stream ou le fait disparaître, des ours blancs juchés sur des glaçons dériveront un jour sous mes fenêtres.
La surface terrestre est une complexe et gigantesque machine thermique. Gigantesque à l’échelle humaine s’entend. À celle de Jupiter, du soleil ou du noyau d’une galaxie, elle est ridicule. Toute machine thermique est truffée de phénomènes non linéaires. Vous n’allumerez pas une bûche de chêne avec une allumette. Mais si vous jetez une seule allumette enflammée dans un sous-bois bien sec et bien chaud avec un soupçon de vent, vous risquez d’obtenir un incendie de forêt sans rapport avec l’énergie de la flamme initiale.
Considérons les cyclones dont il va beaucoup être question dans le roman de John Barnes. Les cyclones sont provoqués, mus, déplacés et alimentés entre autres facteurs par une force très faible à notre échelle, la force de Coriolis. Cette force, nulle à l’équateur, augmente à mesure que l’on s’en éloigne puis redevient nulle vers les pôles. Les cyclones devraient donc être les plus fréquents et les plus violents sous les moyennes latitudes, par exemple dans l’Atlantique Nord. Fort heureusement, un cyclone ne se déclenche que si la température de l’océan est au moins égale à 27 degrés. À 26,5o, vous ne risquez qu’un bain agréable. Mais à partir de 27 degrés, il vaut mieux faire attention. C’est pourquoi les cyclones n’apparaissent que dans les régions tropicales et subtropicales en été. Comme l’illustre John Barnes, leur violence, leurs dimensions, leurs durées et leurs trajets sont largement fonction de cette température de l’eau. Leurs sommets sont glacés et c’est cette différence de température qui en fait d’efficaces machines thermiques. Il suffit donc que la température des océans s’élève d’une petite quantité pour que la démographie, la géographie et la dynamique des cyclones en soient considérablement modifiées, c’est-à-dire d’un point de vue humain, aggravées.
Dans son roman, John Barnes n’évoque guère, si l’on ose écrire, que l’apparition de cyclones aux dimensions planétaires qui suffisent à ravager la Terre entière. Mais si vous pensez avoir entrevu le pire, détrompez-vous.
Barnes propose comme facteur déclenchant de son échauffement accéléré une bombe à retardement dont les effets pourraient être nettement plus catastrophiques encore. Il imagine en effet la libération en quelque sorte accidentelle dans l’atmosphère d’une petite partie du méthane emprisonné dans des hydrates sous les mers arctiques et dans le pergélisol[4] des terres arctiques. La quantité de méthane ainsi emprisonné est évaluée depuis peu à deux ou trois fois la quantité totale des autres hydrocarbures présents sur la planète. On a déjà dit que le méthane était un gaz à effet de serre, plus efficace du reste que le dioxyde de carbone.
Imaginons maintenant que le pergélisol fonde, que le fond des mers arctiques se réchauffe et que la totalité de ce méthane se trouve libéré dans l’atmosphère. On obtient le pire de tous les scénarios imaginables, le scénario Vénus. Sur la planète Vénus, un intense effet de serre maintient la surface à une température moyenne de l’ordre de 450 degrés. La proximité du soleil n’a que très peu à voir dans cette affaire. Un tel basculement sur Terre pourrait ne prendre que quelques dizaines à quelques centaines d’années. Une fois une température de, disons, 90o Celsius atteinte, la question de l’avenir de l’humanité et de la plus grande partie de la vie sur Terre ne se poserait plus. Seules les bactéries extrémophiles continueraient à prospérer et débarrasseraient peut-être en deux ou trois milliards d’années l’atmosphère terrestre de cet excédent de méthane comme elles ont déjà fait au début de la vie. Si la température passe au-dessus des cent degrés, des choses encore plus intéressantes se produisent. L’eau des océans se transforme en vapeur d’eau, gaz qui renforce puissamment l’effet de serre. Il est toutefois possible que les nuages modifient l’albédo de la planète et en réfléchissant vers l’espace le rayonnement solaire calment un peu le jeu. Mais même si la température se maintient de la sorte aux alentours du point d’ébullition de l’eau, il n’y aura plus personne pour s’en féliciter.
Le scénario Vénus semble à première vue si extravagant, si extrême, qu’on est tenté de ne lui accorder aucune vraisemblance. La quantité d’énergie nécessaire pour dégeler le pergélisol et les fonds marins arctiques est si colossale à notre échelle qu’on est porté à penser qu’elle ne sera jamais disponible, ou seulement à l’aune des ères géologiques, et qu’on peut dormir aussi tranquille qu’en attendant l’explosion du soleil dans quatre ou cinq milliards d’années. Mais c’est négliger un point essentiel : il s’agit d’un phénomène cumulatif qui agit sur le modèle des intérêts composés (et même surcomposés). Les humains ont introduit en très peu de temps, géologiquement parlant, une petite variation positive dans la machinerie thermique de leur globe. Son atmosphère retient désormais un peu plus de chaleur qu’elle n’en rayonne vers l’espace. Nous bénéficions grandement de l’effet de serre hérité sans lequel la température moyenne du globe serait de l’ordre de moins quinze degrés. Mais nous y avons ajouté un petit quelque chose, déjà sérieux, qui peut contribuer à libérer d’autres sources de carbone. Il suffirait qu’une relativement petite quantité du méthane emprisonné dans les régions arctiques s’évade de sa prison pour que la chaudière s’emballe.
Et s’emballe sans retour. De bons esprits écartent une telle éventualité catastrophique en faisant l’hypothèse, passablement gratuite, que la planète dispose de mystérieux « puits » de carbone, dont les océans qui pourraient en accepter, sous forme dissoute, des quantités indéfinies. C’est la façon de penser de Pangloss. D’autres, plus fumeux, comptent même sur la Vie, sur Gaïa, pour rétablir un équilibre mystique et nous protéger de notre inconséquence. Autant espérer que des extraterrestres bienveillants viendront nous évacuer ou mieux régler le thermostat. La vérité est que nous avons jeté une allumette enflammée dans un sous-bois dont nous ne connaissons ni l’inflammabilité ni la force du vent qui y souffle. Il se peut qu’elle s’éteigne. Mais les pompiers n’aiment pas les allumettes enflammées.
Il n’y a pas de pompiers cosmiques, si l’on peut accorder ce qualificatif grandiloquent à une toute petite planète perdue dans l’espace. Il n’est nulle part écrit que nous devons survivre. Aucun mécanisme naturel ne le garantit. L’univers manifeste des forces à côté desquelles notre réchauffement cataclysmique est un feu de paille. En tout cas, nous ne sommes pas des pompiers cosmiques.
Si un tel phénomène cumulatif est en route nous ne disposons d’aucun moyen pour l’enrayer. Il y a une dizaine d’années, j’ai publié dans un numéro spécial du quotidien Libération une nouvelle, La Serre et l’Ombrelle où j’imaginais, de façon exagérément optimiste, que l’humanité parvenait à disposer entre la Terre et le soleil un écran réfléchissant une partie suffisante du rayonnement solaire. Il est presque inutile de préciser que je ne crois pas à la possibilité d’une telle solution dans la réalité. Je suis pourtant en général un techno-optimiste, c’est-à-dire quelqu’un qui croit, sans doute naïvement, qu’il y a dans la panoplie présente et surtout à venir des technosciences des solutions à la plupart des problèmes humains. Mais là, il n’y a pas de remède concevable à notre portée. La seule attitude possible, s’il n’est pas déjà trop tard, consiste à limiter drastiquement dès aujourd’hui notre contribution à l’effet de serre. Attendre reviendrait à s’endormir tranquillement à deux pas de l’allumette enflammée du feu de forêt métaphorique en espérant qu’elle s’éteigne.
Là-dessus, je ne suis pas trop optimiste puisque la solution n’est pas technique mais politique et qu’elle dépend de l’état des opinions et des intérêts. Il y a quelques mois, j’ai été invité à animer pour le compte d’un grand organisme public un séminaire de sensibilisation à la prospective. Le scénario que j’ai proposé à des techniciens de haut niveau dans leur domaine était le suivant : vous êtes en 2030 ; l’effet de serre est devenu si manifeste que toute consommation d’hydrocarbure est strictement limitée, en particulier dans les transports ; vous faites partie d’un groupe de prospective chargé d’explorer, dans votre domaine, les conséquences d’une telle limitation à l’horizon 2050.
L’expérience m’oblige à dire qu’une proportion importante des participants a purement et simplement rejeté l’idée de base du scénario, non sans une certaine violence, et que personne probablement dans ce séminaire ne l’a prise au sérieux, fût-ce à titre de simple expérience de pensée. Continuons donc comme avant.
Si le roman de John Barnes pouvait éveiller quelques craintes salutaires, outre le plaisir qu’il peut procurer, Barnes n’aurait pas perdu son temps, même si son propos principal n’a sans doute pas été de convaincre de la réalité de l’effet de serre. Mais un roman présente précisément l’inconvénient d’être un roman, une fiction, et plus particulièrement encore pour un ouvrage de science-fiction, quelque chose qui ne peut pas convaincre, seulement donner à réfléchir.
La presse et la télévision qui modèlent peu ou prou les opinions nous ont d’autre part tant prédit de catastrophes, nucléaires, chimiques, écologiques, industrielles, démographiques, astronomiques, qui ne se sont pas réalisées, que personne ne peut plus ajouter foi à leurs avertissements auxquels les journalistes le plus souvent ne croient pas eux-mêmes et qu’ils tiennent pour une bonne histoire, une fiction qui fait vendre. Il arrive un jour où le catastrophisme médiatique contribue grandement à masquer l’imminence – certes relative – de la catastrophe. Ce jour est depuis longtemps passé.
J’espère, pour une fois, me tromper sur toute la ligne.
G.K.