II Vortex Juin-juillet 2028

Rares sont les endroits du globe à être plus déserts que le point situé à 8o N 142o O. En termes de latitude, 0 correspond à l’équateur, 90 au pôle. En termes de longitude, 0 correspond au méridien de Greenwich et 180 à la ligne de changement de date.

Le point considéré se situe donc à huit degrés nord – tout près de l’équateur – et à cent quarante-deux degrés ouest – bien loin de Greenwich. Outre l’intersection de deux lignes imaginaires, on y trouve surtout de l’eau et de l’air.

Au fond de l’océan, à moins quatre mille huit cents mètres, on ne trouve que des ténèbres absolues, un froid glacial et une pression élevée ; le plancher boueux forme un moutonnement de collines qui se transforment en montagnes plus à l’ouest. Quelques cadavres descendent parfois de la surface, mais ils sont fort rares ; cette région est un véritable désert marin.

La température n’augmente que lorsqu’on se rapproche de la surface ; les cent cinquante derniers mètres appartiennent à un univers d’air et de lumière, mais la nourriture est si rare dans le coin que les eaux sont claires, chaudes et désertes.

Au-dessus de l’eau, la température de l’air saturé de méthane s’est considérablement accrue durant la longue journée équatoriale ; l’eau chauffée par le soleil a renvoyé sa chaleur excédentaire sous forme de rayons infrarouges, mais comme le méthane est imperméable à ces rayons, l’air a conservé la majorité de cette chaleur et l’a renvoyée à l’eau.

La surface de l’océan est agitée par de petites brises et par le grand tourbillon des alizés ; il arrive qu’un peu d’air chaud prenne de l’altitude, qu’un peu d’air frais descende pour venir caresser les vagues. Le hasard veut que l’air s’amasse à certains endroits, et juste après le lever du soleil – à six heures du matin, heure locale –, c’est ce qui s’est produit à la hauteur de notre point. L’air chaud montant de la mer alentour s’est massé à l’intersection de nos lignes imaginaires, et une petite montagne d’air chaud s’est mise à y pousser.

Cette montagne invisible d’air chaud et humide a tout d’abord culminé à trois mille mètres environ. Il existe des sommets plus élevés dans les Rocheuses.

Mais au-dessus de cet air chaud et humide, on trouve de l’air plus froid et plus sec. Dix-huit kilomètres plus haut – une distance qu’on parcourt en dix minutes sur une autoroute bien dégagée –, se trouve une autre ligne imaginaire, la tropopause. Au-dessous de la tropopause, la température diminue avec l’altitude, en fonction de la baisse de pression et de l’éloignement de la surface terrestre ; au-dessus de la tropopause, les rayons ultraviolets réchauffent l’atmosphère raréfiée, de sorte que la température augmente avec l’altitude, les couches supérieures recevant plus d’ultraviolets que les couches inférieures (qu’elles protègent au demeurant). Si bien que la tropopause peut être en un sens assimilée à un isotherme – elle représente l’altitude à laquelle l’air atteint sa température minimale.

Mais la tropopause n’est pas tout à fait aussi imaginaire que les méridiens et les parallèles. C’est une ligne beaucoup moins arbitraire ; l’air qui se trouve en dessous a du mal à passer au-dessus. Imaginez des cubes en plomb, en bois et en mousse ; si vous les empilez dans cet ordre, vous obtenez une structure stable et difficile à renverser ; si vous placez le cube en plomb au sommet et le cube en mousse à la base, votre structure ne tiendra pas longtemps.

L’air froid est lourd comme le plomb ; l’air chaud est léger comme la mousse. Dans la troposphère, l’air chaud est en dessous et le système est en mouvement constant ; dans la stratosphère, l’air chaud est au-dessus et le système résiste aux perturbations. Quand un courant d’air chaud s’élève dans la troposphère jusqu’à atteindre la tropopause, il ne peut pas franchir celle-ci pour passer dans la stratosphère, et il se répand comme une flaque sous la tropopause.

Tout comme la surface de l’océan, le plafond de la tropopause est constamment agité de vents et de courants ; tantôt ils additionnent leurs forces et tantôt ils les annulent. Ce matin-là, à 7 h 45 heure locale, juste au-dessus de notre montagne d’air, les vents ont soufflé tous azimuts en dessous de la tropopause.

Si bien que notre masse d’air chaud, qui avait déjà tendance à s’élever, a subi des pressions sur ses flancs en même temps que la pression diminuait à son sommet. Telle une bulle montant à la surface d’une casserole d’eau bouillante, la montagne d’air chaud s’est détachée de la surface de l’océan, a monté jusqu’à la tropopause et y a été dispersée par les vents qui soufflaient à cette altitude.

En disparaissant, cette montagne a laissé un vide… qui a aussitôt été comblé par une nouvelle masse d’air chaud, laquelle a formé une montagne plus élevée que la première, qui a aussitôt subi le même sort, donnant naissance à une troisième montagne…

Au niveau de la mer, dans un rayon de cinquante kilomètres, l’air s’est précipité vers le point situé à 8o N 142o O, puis l’air a fui ce point une fois parvenu au niveau de la tropopause.

Et la force de Coriolis – une force entraînant le déplacement des objets sur la surface terrestre, causée par la rotation du globe, grâce à laquelle il est délicat de lancer un missile et quasiment impossible de jouer au ping-pong sur un manège en mouvement – a incliné vers l’ouest la trajectoire du vent se déplaçant vers le nord, vers l’est celle du vent se déplaçant vers le sud ; si bien qu’à 9 h 10, notre masse d’air en mouvement décrivait une spirale dont le centre était le point de pression minimale. Sa vitesse atteignait désormais 100 km/h.

Sur sa course en spirale, l’air accumulait la chaleur venue de la mer, gagnait en vitesse, se faisait plus dense autour de la colonne centrale ; l’air chaud avait de plus en plus de peine à s’introduire dans cette colonne, à présent large de plusieurs kilomètres, et à prendre de l’altitude.

Le déplacement d’une telle quantité d’air chaud vers des hauteurs plus froides a eu d’autres effets. Lorsque l’air venu des altitudes se disperse, se refroidit et redescend, l’eau a tendance à se condenser, et des nuages orageux se sont formés tout autour de la colonne d’air chaud, donnant à celle-ci l’aspect d’un gigantesque champignon ; sous l’effet de la chute de l’air froid et de la force des vents, les cumulo-nimbus présents dans les environs se sont mis en formation de tempête, leur circulation a engendré d’énormes différences de potentiel électrique, et l’océan est maintenant recouvert d’un ciel de plomb parsemé d’éclairs et d’averses.

L’instant est arrivé.

L’air tournant en spirale autour de la base de la colonne est devenu trop dense pour laisser passer quoi que ce soit ; la muraille d’air qui entoure la colonne tourne de plus en plus vite et s’élève de plus en plus haut, donnant naissance à de véritables tourbillons. La colonne centrale, privée de tout apport d’air, se vide jusqu’à ce qu’il y règne une pression bien au-dessous de la normale ; l’air montant en spirale autour d’elle atteint la tropopause et se met à pomper l’air chaud avec une efficacité sans cesse croissante.

À mesure que l’air se déploie au sommet de la tempête, la base de celle-ci en aspire de plus en plus. La vitesse de rotation de la spirale augmente à chaque minute. Le rayon d’action de la tempête augmente en conséquence.

Les nuages alentour sont réduits en lambeaux et forment une muraille blanche ultrarapide ; les nuages piégés dans la colonne en sont évacués et disparaissent aussitôt, laissant une portion de ciel d’azur au-dessus des eaux écumantes.

La colonne centrale est devenue un œil, la tempête un cyclone.


Le problème quand on souffre d’un chagrin d’amour à Tapachula, se dit Jesse, c’est que les gens y sont si sympa qu’en moins de quinze jours non seulement ils sont tous au courant mais en outre ils ont tous des conseils à lui donner. Ces conseils se répartissent en trois types : le type macho, provenant des représentants du sexe fort, qui lui conseillent d’oublier cette chica et de s’en trouver une autre ; le type romantique, offert par les femmes plus âgées, qui lui affirment qu’il doit rester fidèle à Naomi et que de toute façon les autres candidates ne manquent pas ; et le type pragmatique, dispensé par les trois adolescentes qui tapinent près de chez lui et qui lui disent chaque soir qu’elles seraient ravies de consacrer toute leur expertise à lui faire oublier son mal d’amour.

Il reçoit les deux premiers types de conseil avec une attention extrême et un sourire poli ; quant au troisième type, il est parfois tenté mais trop fier pour succomber à la tentation.

Tapachula est un lieu agréable où soigner un cœur brisé. Les arbres étrangement taillés du Zócalo recèlent quantité de coins d’ombre d’où il imagine que Naomi va soudain émerger ; l’abondance de cafés à l’est et au sud des jardins lui permet d’arroser son chagrin quand il le veut.

Et puis il assiste tous les soirs à la fameuse promenade. Celle-ci ne ressemble guère à l’évocation qu’en fait le guide touristique, qui parle de « jeunes hommes galants vêtus à la dernière mode latino et de señoritas aux yeux pétillants surveillées par leurs tantes vigilantes », mais d’un autre côté, quel touriste aurait envie de contempler « des hommes qui, après une dure journée de travail, revêtent leurs plus beaux atours pour conter fleurette à de jeunes ouvrières élégamment vêtues » ? Autant aller traîner dans un centre commercial américain.

Mais Jesse est néanmoins tout à son aise quand vient l’heure de la promenade. Il ressemble à un jeune premier du style vingtiémiste ; en le voyant, on l’imagine dans le rôle du Jeune Flic, du Bouillant Shérif adjoint, du Jeune Pilote téméraire ou du Brillant Jeune Docteur – bref, dans la peau d’un futur héros, et la plupart des jeunes filles du coin ont été conditionnées pour être attirées par les hommes comme lui, lesquels sont fort rares à Tapachula. Difficile de rester le cœur brisé lorsque, toutes les deux ou trois minutes, une beauté aux yeux de braise agite ses cheveux noir de jais, vous lance un sourire adorable et – d’un vif mouvement des hanches – fait ressortir sous le tissu une poitrine conquérante ou de jolies fesses bien rondes. C’est presque aussi revigorant qu’un verre de bière locale.

Et, bizarrement, cela l’aide dans son travail car, comme il ne réagit à aucune de ces avances, il ne suscite pas la jalousie de ses élèves du sexe masculin. Ses peines de cœur semblent en fait les rapprocher de lui ; les jeunes Mexicains se laissent souvent aller quelque temps à des chagrins de ce type, mais Jesse sait bien que c’est grâce à ses revenus qu’il peut se permettre de faire durer le sien – comme il n’est pas obligé de se marier pour quitter le domicile parental, peu lui importe de laisser passer une occasion pendant qu’il se complaît dans sa mélancolie.

Il existe d’autres bénéfices. Jesse a enfin réussi à maîtriser les fondements de l’ingénierie : ça fait deux mois qu’il enseigne en espagnol les matières qu’il a étudiées lors de ses deux premières années de fac, et le fait de traduire ses connaissances dans une autre langue et de répéter plusieurs fois la même chose a fermement ancré le sujet dans son esprit. Toute fausse modestie mise à part, il sait qu’il n’aura aucune peine à décrocher sa Maîtrise une fois qu’il aura regagné l’U d’Az.

Tous les soirs, il se rend dans un café où il boit trois bières par heure durant trois heures, ce qui fait qu’il est légèrement gris au moment de manger la cena, après quoi il rentre chez lui et dort comme une masse.

De temps à autre, un de ses élèves – peut-être en a-t-il marre de la promenade, peut-être est-il tout simplement curieux, ou peut-être espère-t-il attirer l’attention d’une fille – vient s’asseoir à sa table pour boire en sa compagnie. En général, sa sobriété s’en ressent, car il se retrouve embarqué dans un duel dont le but est de savoir qui paiera le plus de tournées.

C’est à ces moments-là qu’il reçoit des conseils du type macho et commente avec son compagnon la beauté des filles qui passent… et aussi celle de Naomi. Jesse se dit parfois qu’il devrait avoir honte de lui, mais en fait il n’en est rien – et d’ailleurs, que savait-il vraiment de Naomi à part qu’il la trouvait mignonne et qu’il aurait fait n’importe quoi pour se la taper, y compris écouter ses élucubrations de Profonde ?

Cette réflexion lui semble carrément philosophique, et ça tombe bien car ce soir il est en compagnie de José, qui est enclin à philosopher. Il lui faut un certain temps pour formuler sa question – doit-il éprouver un sentiment de honte ou de culpabilité du fait qu’il n’éprouve aucun sentiment de honte ni de culpabilité ? –, non pas parce que José est stupide mais parce que José est fin saoul – il a pris de l’avance sur Jesse et ne semble pas disposé à ralentir l’allure.

Finalement, Jesse réussit à formuler sa question en termes clairs : a-t-il une obligation de honte envers Naomi, car ce qui lui manque le plus, ce n’est ni le temps qu’ils ont passé ensemble, ni les conversations qu’ils ont eues, ni même ses grands yeux marron et ses cheveux si doux, mais la sensation qu’il éprouvait quand il lui pelotait les seins ? Jesse doit-il chercher en lui des sentiments plus nobles ?

José réfléchit durant un long moment. À deux reprises, il lève la main comme s’il allait prendre la parole, le visage illuminé comme s’il venait de résoudre un problème ardu, mais c’est à chaque fois pour se raviser et rester muet.

Jesse hoche la tête d’un air grave, lui signifiant par là qu’il a conscience du caractère délicat de sa requête, et fait un signe au serveur (qui a en permanence le sourire aux lèvres, comme si chacun de ses clients avait commis une faute de goût dans sa vêture ou sa conversation). Deux verres de bière – une blonde au goût amer qui accompagne à merveille les fruits de mer – apparaissent sur leur table, et José continue de réfléchir aux problèmes posés à Jesse par la nature de ses sentiments.

Jesse avale une petite gorgée de bière, appréciant la fraîcheur qui envahit son palais, et se rend compte que lui-même est presque ivre.

Soudain, les yeux de José s’éclaircissent et il prend enfin la parole.

— Non.

— Non ?

— Non, compadre, non.

— Je n’ai donc pas tort de penser à Naomi uniquement en termes physiques ?

— En termes physiques ?

— Tu sais bien. Ses seins, son corps…

— C’est vrai qu’elle est bien roulée.

Pris d’un doute, Jesse se penche vers José pour l’examiner de plus près. Il est déjà tard, et sous ces latitudes le soir tombe dès sept heures et demie, si bien qu’il ne distingue que les méplats du visage de José à la lueur des chandelles ; ses yeux demeurent invisibles, deux puits sans fond.

— Tu te rappelles quelle était la question ?

— Non, dit José en souriant. Mais la réponse est quand même non, compadre. Car dans tous les cas, paco, les seules questions que tu poses ont rapport avec Naomi, et la réponse est par conséquent toujours la même : non.

Jesse hoche lentement la tête et dit :

— Tu as raison.

— Évidemment que j’ai raison.

— J’ai passé trop de temps ici à boire et à penser à elle, c’est ça ?

— Tu as passé trop de temps à penser à elle, en tout cas.

— Dans ces conditions, je ferais mieux d’aller dîner et de me coucher de bonne heure.

— Je perds un ami et un compagnon de beuverie, mais c’est ta santé, Jesse, dit José, le visage grave. L’amitié, c’est important, mais le plus important c’est que tu te remettes. Si tu te sens mieux, et si tu arrives à te passer de bière pendant quelques jours, peut-être qu’on pourrait aller faire un tour sur la côte : on passera la matinée à pêcher et l’après-midi à draguer les gringas en maillot de bain ; tu leur feras la conversation, et moi je m’occuperai de la partie physique. Mais pense d’abord à te soigner, tu n’as pas l’air en forme ces temps-ci.

Jesse se lève et pose sur la table une somme suffisante pour payer ses consos et une partie de celles de José.

— Je ne m’étais pas aperçu que j’avais de vrais amis dans ce coin.

— Nous sommes plus avancés que les Américains en matière de bière et d’amitié. D’un autre côté, vous nous êtes supérieurs pour ce qui est des hamburgers et des films policiers.

José prononce cette déclaration avec une telle solennité que Jesse est pris de fou rire. Lorsqu’il s’est calmé, José se lève, pose un peu d’argent sur la table et dit :

— Faisons donc quelques pas ensemble.

Lorsqu’ils s’engagent dans l’avenida illuminée qui borde le Zócalo au nord, Jesse se surprend à regarder pour la première fois les femmes qui lui lancent des œillades ; aussitôt, elles détournent les yeux en gloussant. S’il décidait de sourire à l’une d’elles, se dit-il, elles cesseraient sans doute de lui prêter attention.

José a remarqué son manège et il lui pose une main sur l’épaule.

— Tu vois, c’est beaucoup plus facile de guérir quand on se conduit comme un Mexicain.

Ils se séparent un peu plus loin et Jesse constate avec plaisir qu’il est moins bourré qu’il ne le croyait et qu’il va sans doute dormir à poings fermés ; comme il est encore tôt pour la cena et comme il n’a pas faim, il décide de regagner son bungalow et de s’y reposer.

Alors qu’il pénètre dans une ruelle obscure, il voit se diriger vers lui une femme aux cheveux roux. Sa présence est suffisamment incongrue pour qu’il se retourne sur son passage afin de mieux l’examiner ; elle porte un chemisier de flanelle trop grand pour elle, une ample jupe de toile et des sandales. Bref, l’allure d’une enseignante en mission de coopération, mais Jesse connaît presque tous les Norteamericanos à cinquante kilomètres à la ronde – les diverses agences organisent fréquemment des soirées communes – et il ne se rappelle pas l’avoir vue auparavant.

Ce n’est peut-être qu’une touriste, bien entendu, mais de nos jours seuls les Gauchistes portent ce genre de tenue, et jamais les Gauchistes ne s’abaissent à faire du tourisme – quand ils partent à l’étranger, c’est pour y travailler ou pour y répandre la bonne parole. Il y a de grandes chances pour qu’il ait affaire à une nouvelle venue… et à en juger par l’exemple de Naomi, elle est sûrement attifée ainsi pour dissimuler des formes avenantes. On ne pourrait l’accuser de préméditation, mais il décide néanmoins de saisir l’occasion qui se présente à lui.

— Hé, vous n’êtes pas d’ici, vous.

Il s’est exprimé en anglais, espérant qu’elle vient des USA, de l’Ontario, du Pacificanada ou de l’Alaska plutôt que du Québec.

— Vous avez trouvé ça tout seul ? réplique-t-elle.

Mais le sourire qu’elle lui lance atténue son sarcasme. Ce sourire est familier à Jesse, et il se rapproche d’elle pour voir s’il la reconnaît.

Elle recule d’un pas et, l’espace d’un instant, il se demande s’il ne lui a pas fait peur – à moins qu’elle ne souhaite pas être reconnue, vu qu’elle s’est arrangée pour plonger son visage dans l’ombre. Ses cheveux sont d’un rouge vif à la lueur des réverbères, le genre de nuance que seule confère une injection.

Il reste immobile mais lui dit :

— Vous travaillez pour une des organisations qui opèrent dans le secteur ? On se retrouve tous de temps en temps et je vous aurais reconnue si vous n’étiez pas nouvelle.

— Eh bien, je ne suis pas vraiment une nouvelle venue – ça fait un moment que je suis en vacances dans le coin –, et si je suis déguisée ainsi, c’est pour dissimuler mes formes aux regards des machos qui pullulent dans la région et qui sont déjà attirés par ma peau blanche et mes cheveux roux. En règle générale, j’arrive à me promener le soir sans être importunée, à condition d’éviter certaines rues.

— Oh… euh… excusez-moi, dit Jesse, qui se retourne pour s’en aller.

— Ce n’est pas grave, ne vous sentez pas visé. Mais si c’est ma silhouette qui a attiré votre attention, je me dois de vous dire que je suis plus âgée que vous. J’ai dépassé la trentaine, et je pense que vous cherchez une fille plus jeune.

Elle fait un pas vers Jesse, qui remarque la présence à peine perceptible de fines rides autour de ses yeux et de la commissure de ses lèvres ; en outre, quelque chose dans son expression suggère qu’elle a déjà bien vécu et bien souffert. Il se sent soudain dans la peau d’un petit garçon.

Mais elle est quand même bien roulée, et il bafouille :

— Euh… si vous me trouvez trop jeune, eh bien tant pis, mais personnellement, je ne vous trouve pas trop vieille.

Cette déclaration lui vaut un sourire, un sourire si chaud, si amical qu’il se détend aussitôt. Cette rencontre est peut-être bizarre, mais elle est néanmoins intéressante.

La rousse fait un pas de plus vers lui, et il comprend qu’elle a envie de flirter un peu, mais sa manière diffère radicalement de celles des filles de sa connaissance. Plutôt que de le laisser dans l’incertitude, elle affiche franchement ses intentions, et il a l’impression qu’elle est plus intéressée que lui ; ce qui n’est pas peu dire.

— C’est vraiment adorable de votre part, lui dit-elle. Puis-je vous demander… je vais vous paraître stupide et arrogante… savez-vous qui je suis ?

— Vous n’êtes ni stupide ni arrogante, dit-il en se rapprochant à son tour. Vous me dites quelque chose, peut-être que je vous ai connue il y a longtemps…

— Vous ne vous êtes jamais branché sur Quaz ou sur Rock ?

Il en reste bouche bée ; c’est la première fois de sa vie que ça lui arrive, et il a de la chance que sa réaction se limite à cela, car il sent ses jambes devenir flageolantes et se croit sur le point de tomber dans les pommes.

— Vous êtes Synthi Venture ?

Il n’arrive pas à y croire : qu’est-ce qu’elle peut bien faire dans un trou perdu comme Tapachula ?

— Pour le moment, je suis Mary Ann Waterhouse et je suis en vacances. Mais, oui, c’est ainsi que je gagne ma vie. Alors, est-ce que… euh…

Elle écarte les jambes et se cambre ; ses seins semblent jaillir sous le tissu de son chemisier et ses hanches se mettent à onduler.

Jesse se félicite de l’heure tardive, car l’obscurité dissimule en partie le rouge qui lui monte aux joues ; il se sent de plus en plus dans la peau d’un gosse. Quand il ouvre la bouche, sa voix est suraiguë à ses propres oreilles.

— Vous étiez ma préférée quand j’étais au lycée.

— C’est-à-dire il y a trois ou quatre ans, pas vrai ? dit-elle avec un sourire malicieux. Saviez-vous que les images étaient délibérément un peu floues pour que j’aie toujours l’air d’avoir vingt ans ?

— Euh… vous êtes encore… euh… très belle…

— J’apprécie le compliment, mais n’en faites pas trop, s’il vous plaît.

Soudain, elle tire sur les pans de son chemisier pour lui donner une meilleure idée de son tour de poitrine ; ce geste un peu trop provocant à son goût le fait redescendre sur terre.

— Alors, ils sont plus beaux qu’à la XV ?

— Euh… je…

— Vous êtes censé répliquer : « Je les adore. » Ensuite, vous devez me suggérer de vous suivre dans un coin tranquille.

Elle lui lance une œillade et s’humecte les lèvres ; puis elle lisse sa jupe, faisant ressortir son bas-ventre, et Jesse se retrouve complètement désemparé. Elle s’approche encore et dit :

— Vous appréciez le spectacle, pas vrai ?

Il acquiesce, confus et totalement déboussolé.

— Alors pourquoi n’allons-nous pas baiser chez moi ?

Il se dit alors qu’il a affaire à une prostituée qui s’est fait bio-altérer pour devenir le sosie de Synthi Venture, puis réfléchit et conclut que la ressemblance est assez bonne pour qu’il lui sacrifie un mois de salaire. D’un autre côté, il est peu probable qu’une pute de haut vol ait échoué dans ce coin du Mexique, et jamais une pute ne l’aurait abordé avec un tel manque de finesse – elle est encore plus vulgaire que les adolescentes qui tapinent près de chez lui, bon sang.

Mais s’il s’agit vraiment de Synthi Venture – et plus elle s’approche, plus il en est convaincu…

Elle se colle contre lui, lui prend le visage en coupe, plaque ses lèvres contre les siennes et lui accorde un baiser goulu dans les règles de l’art, ouvrant grande la bouche pour lui insinuer la langue dans le palais. Comme il n’était pas tout à fait prêt, il n’est pas certain d’apprécier, en particulier lorsqu’elle se frotte le bas-ventre contre sa cuisse, mais il sent son pénis se durcir sous son jean. Il rend les armes et la laisse faire tout ce qu’elle veut ; elle glisse une main sous sa chemise, lui pince un mamelon, puis retire sa main pour la poser sur sa ceinture, puis plus bas, sur son membre douloureux. Il presse son bas-ventre contre le sien et elle lui murmure :

— Maintenant, tais-toi. On va aller chez moi. Tu vas me faire tout ce que tu as toujours rêvé de me faire, et ensuite on parlera. Ou peut-être pas. Si tu souhaites seulement me baiser, ça m’est égal.

Elle le prend par la main et il la suit comme un zombie ; on dirait qu’il est passé de la réalité à la XV sans même s’en rendre compte. C’est le genre d’aventure qui arrive à Rock, ou qui lui arrivait dans sa jeunesse – en fait, Rock a vécu plus ou moins la même chose dans Mission à Singapour, le long documentaire dans lequel il enquêtait incognito sur la nouvelle traite des Blanches. Mais à l’époque, il faisait équipe avec Starla, celle dont la carrière a pris fin le jour où elle s’est fait tuer en plein show, donnant naissance à la fameuse « bande interdite » que tout le monde prétend connaître sans jamais l’avoir vue.

De plus en plus troublé, il scrute les alentours, comme en quête d’un quelconque détail irréel qui lui prouverait sans l’ombre d’un doute qu’il est en train de rêver. La chaussée est couverte de poussière – il n’a pas plu depuis un ou deux jours – et l’air est imprégné de la chaleur du soir. Les maisonnettes blanches de ce quartier modeste, bâties à une certaine distance de la rue, lui rappellent certains coins de Los Angeles – mais les soirées ne sont jamais aussi calmes à LA, et on n’y aperçoit jamais les étoiles dans le ciel.

Elle l’encourage à lui poser une main sur l’épaule, et il a presque l’impression de se balader avec Naomi ou avec l’une de ses anciennes copines – sauf qu’aucune d’entre elles ne lui a mis la main au panier comme ça. Il a un mouvement de recul, mais elle se colle un peu plus contre lui et sa main se retrouve posée sur un sein.

Il réprime à grand-peine son fou rire quand il constate qu’elle a les seins aussi gros que la tête. C’est si grotesque qu’il s’en veut d’être excité.

— Tu n’as jamais pincé un nichon de star ? lui demande-t-elle.

— N… non. Pour… pourquoi…

— Chut. Pas encore. Tu vois ces deux types ?

— Oui.

Deux ouvriers ordinaires de cette ville ordinaire ; ils ont fini leur journée, ils sont rentrés chez eux pour jouer un peu avec leurs enfants, bavarder un peu avec leur femme, et à présent ils vont manger un morceau et boire un coup…

Il espère qu’elle n’a pas l’intention de les inviter à se joindre à eux.

Une petite voix dans son crâne lui fait remarquer qu’elle ne le menace en aucune manière, qu’il pourrait parfaitement lui dire : « Euh… Synthi… ou miss Waterhouse, peu importe… ça devient trop bizarre pour moi et je crois que je vais vous laisser…»

C’est ce qu’il devrait faire, et il le sait. Ce genre de fantasme est okay sur la XV, mais premièrement, et même s’il est à jour de ses rappels, le SIDA, l’ARTS et la SPM mutent tous les cinq ou six mois, et s’il y a une partenaire susceptible de lui refiler le modèle dernier cri, c’est bien celle-ci. En outre, vu sa conduite, elle est sûrement à moitié cinglée, et Dieu sait ce qu’elle va faire quand ils se retrouveront tout seuls – le blesser, sortir son Self-Defender, son rasoir ou autre chose. Comment réagiraient les flics en découvrant un Gauchiste tué par balle et une star de la XV porteuse d’échantillons de son sperme et affirmant avoir été violée ? Est-ce que les flics du coin sont équipés pour répondre au signal radio d’un Self-Defender ?

Il frissonne et elle en profite aussitôt pour glisser sa main sous le soutien-gorge. À son grand étonnement, il découvre que le sein qu’il est en train de palper n’est ni doux au toucher, ni rebondi comme ceux de Naomi, mais qu’il évoque un pneu légèrement sous-gonflé. Il sent sous la peau de fins câbles plutôt souples : les ligaments artificiels qui assurent le maintien de l’ensemble.

Elle lui donne un coup de hanche, et les deux hommes ouvrent de grands yeux étonnés en voyant son manège. Sans cesser de se trémousser, elle chuchote : « Vas-y, vas-y à fond. » Comme hypnotisé, Jesse glisse sa main sous le tissu, enfouissant son visage dans la masse de cheveux roux – une drôle d’odeur monte à ses narines, et il comprend qu’elle a un peu forcé sur le parfum –, et se retrouve à caresser un mamelon aussi gros qu’une balle de ping-pong.

Elle glapit, se cambre, gémit, hoquette. Sa main se referme sur celle de Jesse, et elle se frotte de bas en haut, haletante et grognante.

Les deux hommes continuent de les regarder. Jesse a envie de garder les yeux baissés, mais s’il le fait, son attention sera fixée sur les gémissements de Synthi, sur le sein qu’il empoigne. Il dirige son regard vers les deux témoins, découvre leurs souliers cirés, leurs pantalons au pli impeccable, leurs chemises d’un blanc immaculé… et leurs yeux fascinés. Ils ne semblent ni excités ni jaloux – le spectacle qui s’offre à eux, se dit Jesse, n’est ni plus ni moins que celui d’un couple de gringos mal élevés.

Synthi semble en proie à un orgasme de première grandeur ; les deux hommes la contemplent comme si elle n’était qu’un phénomène de foire, et l’un d’eux fait un petit signe à Jesse, comme pour le féliciter d’une telle conquête. Il a envie de leur dire que ça ne lui ressemble pas, qu’il n’est pas du genre à s’exhiber ainsi… mais ils se sont déjà éclipsés.

Elle se calme, lui retire la main de sa poitrine et la pose sur son épaule.

— Bon Dieu, ça fait du bien de feindre l’orgasme sans être espionnée par dix millions de branchés à qui on ne la fait pas. Alors, que dis-tu de mes nichons de synthèse ?

— Euh… je…

— Rien à voir avec le modèle naturel, pas vrai ? Mais attends de les voir s’agiter au-dessus de ta tête. Allez, viens, la petite maison que j’ai louée est juste au coin de la rue. Je t’avertis, les domestiques vont te faire la gueule – Mrs. Herrera est adorable, mais c’est une vingtiémiste pur jus, et son mari Tomás ressemble davantage à un jardinier qu’à un valet – aucune complicité de ce côté, si tu vois ce que je veux dire…

Il se laisse emporter, incapable de définir les sentiments qui l’habitent. Il a l’impression que des papillons volettent dans son estomac, comme s’il était sur le point de vomir, il a les jambes en coton, mais d’un autre côté, jamais il n’a eu une telle trique de sa vie.

Il se dit soudain qu’il suffit peut-être de plusieurs années de programmation pour le pousser à désirer ça plutôt qu’une vraie femme ; s’il avait le temps de réfléchir ne serait-ce qu’une minute, peut-être déciderait-il de prendre ses jambes à son cou…

Mais une petite voix lui souffle qu’il ne doit pas laisser passer une telle occasion s’il ne veut pas mourir idiot.

La « petite maison » qu’elle loue abriterait facilement quatre familles aisées de Tapachula ; en fait, il l’a déjà aperçue en se promenant dans le quartier et l’a prise pour un immeuble collectif. La porte s’ouvre devant eux dès qu’ils s’en approchent – apparemment, le petit homme musclé et bien vêtu qui les accueille n’a rien de mieux à faire que de regarder l’allée.

Contrairement à ce qu’elle lui a laissé entendre, son domestique ne semble ni surpris ni fâché.

— Miss Waterhouse, dit-il. Désirez-vous…

— Nous serons dans la chambre principale, señor Herrera, et peut-être que ce gentleman restera pour dîner.

Après avoir gravi un escalier de marbre au-dessus duquel il semble flotter, Jesse découvre une immense chambre qui lui évoque un décor de cinéma. Le velours cramoisi y figure en abondance et cette touche, qui était sans doute jadis considérée comme sensuelle, lui rappelle plutôt les salles de cinéma restaurées à l’intention des touristes que l’on trouve à Oaxaca et à San Cristóbal. Il a la tête qui tourne – peut-être est-il plus ivre qu’il ne l’a cru, et ils ont monté cet escalier un peu trop vite.

Un des avantages de la tenue des filles gauchistes, c’est qu’elle s’enlève en un tournemain et qu’elle ne présente aucun obstacle aux mains baladeuses. Synthi Venture (si c’est bien elle) met environ un quart de seconde à ôter ses sandales, à déboutonner son chemisier, à dégrafer son soutien-gorge et à se défaire de sa jupe et de son slip.

Jesse est stupéfait : non seulement ses cheveux sont rouge vif, mais en outre leur texture infirme l’hypothèse d’une teinture, et sa toison pubienne, qui dissimule à peine sa vulve rose pâle, est d’une nuance légèrement plus vive. Elle a un petit rire de gorge et, pour la première fois, il se rend compte qu’elle est complètement bourrée, ou alors défoncée (sans doute a-t-elle les moyens de s’offrir les drogues dernier cri), à moins que le centre de plaisir de son cerveau ne soit passé dans la zone rouge – il paraît que les stars de la XV sont programmées pour ça.

Elle exécute une petite pirouette, et il aperçoit de fines cicatrices sur son cul et ses cuisses, altérés pour acquérir une impossible perfection, et lorsqu’elle se retourne, il distingue une étrange plaque sous son ventre et comprend qu’on l’a pourvue d’une gaine sous-cutanée pour pallier les défaillances de sa paroi abdominale.

Et à présent qu’ils sont bien visibles, ses seins démesurés laissent eux aussi apparaître des cicatrices, traces des opérations destinées à les rendre conformes aux fantasmes mammaires de la gent masculine. Vue de loin, dans l’obscurité, ou à travers le filtre de la XV, elle semblerait d’une perfection quasiment magique ; mais ici, en pleine lumière, dans ce décor un peu kitsch, Jesse n’a aucune peine à la voir sous toutes les coutures, et la magie se dissipe.

L’espace d’un instant, il se dit qu’il va débander, et puis il la regarde au fond des yeux. Dans ses iris bleus, qu’encadrent des pattes d’oie presque totalement effacées, il perçoit une lueur de désespoir, et une idée prend forme dans son esprit : elle le veut, Dieu sait pourquoi, mais elle le veut, elle a tellement faim de lui qu’elle ferait n’importe quoi pour lui – elle s’effondrerait si jamais il décidait de la planter là, elle pleurerait pendant des heures, elle est prête à devenir sa chose s’il le faut.

Si elle s’est conduite comme la plus vulgaire des putes, ce n’est pas parce que ça lui plaisait mais parce qu’elle voulait savoir s’il allait la repousser. Il comprend tout cela en un éclair, sans savoir comment il y est parvenu.

Il aimerait se croire doué d’empathie, capable de percevoir ses craintes parce que Naomi a fait naître les mêmes dans son cœur, mais c’est faux. S’il a compris tout ça, c’est parce qu’il sait que Naomi désapprouverait sa conduite, qu’elle serait humiliée d’apprendre que ce vieux débris va lui donner plus de plaisir que n’ont pu lui en procurer sa gentillesse et sa sensibilité.

Et il se sent investi d’une soudaine puissance : même s’il traitait Synthi de vieux débris, elle se mettrait en quatre pour assouvir tous ses désirs. Et par-dessus le marché, il sait que cette femme peut se payer en un mois plus de choses qu’il n’en possédera durant toute sa vie, qu’elle peut faire sur un coup de tête plus de choses qu’il ne pourrait en accomplir au prix de plusieurs années d’efforts… et si elle le peut, c’est grâce à lui, grâce à des gogos comme lui qui fantasment sur son corps refait à neuf. Il a envie de le lui faire payer, rien qu’une fois, de lui infliger tout ce qu’il a rêvé de lui infliger quand il se branchait sur Rock, sur Quaz ou sur ses autres partenaires.

Même s’il ne les formule pas consciemment, ces sentiments sont profondément ancrés en lui. Il a envie de lui faire mal et ça lui plaît. Il l’agrippe par les cheveux et plaque ses lèvres sur les siennes en un baiser brutal auquel elle ne résiste même pas ; elle s’empare de sa main libre, la glisse entre ses cuisses, et il lui enfonce le pouce dans le vagin, violemment, espérant qu’elle sera sèche et qu’il lui arrachera un cri…

Mais elle est déjà mouillée, déjà ouverte, et elle se coule autour de son doigt et gémit de plaisir. Elle déboucle la ceinture de son jean, l’abaisse, libère son pénis, et elle est brutale, elle aussi, elle lui fait mal, mais il est trop excité pour s’en soucier. Elle se dresse sur la pointe des pieds, puis s’empale lentement sur lui, et leur première étreinte ne dure qu’une minute – il n’a même pas eu le temps doter son pantalon.

Elle ne lui accorde aucun répit, ne lui laisse même pas le temps d’examiner son corps meurtri ; en moins d’une seconde, elle le prend en bouche et lui abaisse jean et slip sur les chevilles, si vivement qu’il manque tomber par terre.

La demi-heure suivante reste floue dans son esprit ; elle se montre violente, brutale, et il ne dispose pas d’un seul instant pour reprendre son souffle. Il a les larmes aux yeux tellement son pénis lui fait mal, tellement ses testicules sont épuisés ; pour se venger, il frappe ses seins grotesques, la prend à la hussarde et, sur la fin, pour voir jusqu’où elle est prête à s’abaisser, il lui enfonce le poing dans l’anus.

Et puis vient le moment où elle tente pour la énième fois de le faire bander et où la douleur devient insoutenable. Il a mal à la tête, il a mal au ventre, et si ça continue comme ça, il va sûrement se mettre à vomir. Il se tourne vers elle, désormais vide de tout désir – et de toute colère –, et il ne voit en elle que la faim et le désespoir, et il l’écarte brusquement, sans ménagement.

Elle reste figée, haletante, les yeux fous, puis lui demande :

— Tu te sens bien ?

Il ne s’attendait pas à ça. Il examine son pénis et le découvre couvert d’hématomes et d’estafilades, parsemé de taches de sang. Et il prend conscience de sa douleur, le palpe prudemment.

— Oh, mon Dieu.

— Je suis navrée.

— On ne t’a jamais dit que tu étais complètement barjo ?

Il y a eu échange de sang, ce qui fait qu’il a de grandes chances d’avoir attrapé une saloperie quelconque contre laquelle il n’a pas été vacciné, il a l’impression que sa bite a été passée à la moulinette, et il n’arrive pas à croire que c’est à lui que ça arrive. Il doit filer d’ici et se trouver un toubib.

Et aussi aller pisser. Il paraît qu’on peut éliminer pas mal de saletés en pissant tout de suite. Il regarde autour de lui, localise la salle de bains, s’y précipite et pisse un long jet – parfumé à la bière et à la terreur – qui le brûle comme de l’acide.

— Nom de Dieu, avec combien de mecs as-tu fait ce numéro ? Qu’est-ce que tu as dans le crâne ?

Elle se met à sangloter.

— Il n’y a eu que toi. Rien que toi.

— Tu me prends pour un crétin ? dit-il en enfilant sa chemise. Nom de Dieu, mais qu’est-ce qui m’a pris de faire une telle connerie ? Je n’arrive pas à y croire…

Elle pleure à chaudes larmes.

— Je n’ai rien, je te le jure, tu es le premier mec que je rencontre depuis que je suis ici, et le net nous oblige à passer des tests tous les trois jours. Je suis navrée de t’avoir fait mal, mais je ne t’ai pas tué, je ne t’ai pas…

Son visage est carrément hagard.

Il a ramassé son pantalon et cherche à y retrouver son slip, mais il hésite un instant ; elle semble sincère.

— Je suis en dessous de tout, dit-elle. Je ne t’ai même pas demandé ton nom.

— Jesse Callare, répond-il alors qu’il réussit à dénicher son slip. Tu n’aurais pas de la pommade quelque part ? J’ai vraiment mal.

— Oh, merde, je suis vraiment navrée, Jesse.

Elle file dans la salle de bains et en ramène un tube d’onguent pour les hémorroïdes, un vaporisateur d’antibiotiques et une serviette jetable.

— Laisse-moi au moins te désinfecter et te panser. Je te promets de faire ça en douceur. Je ne voulais pas te blesser.

Elle s’agenouille devant lui et, avant qu’il ait eu le temps de réagir, elle lui applique la serviette. Il pousse un petit cri de douleur, mais elle fait preuve d’autant de douceur que d’efficacité pour nettoyer son pénis, puis elle l’asperge d’antibiotique.

— Mon Dieu, j’espère que ça ne saignait pas quand tu m’as enculée, sinon il y aura de sérieux risques d’infection… Tu as un médecin traitant ? Je peux te recommander le mien et je paierai la note…

— Tu sembles vraiment regretter ce que tu as fait.

La douleur s’est un peu atténuée, et Jesse ne peut s’empêcher d’être ému par la sollicitude dont elle fait preuve. Quand elle lui applique la pommade, le soulagement est tel qu’il finit par se détendre.

— Jesse, je n’arrive pas à croire que j’aie pu agir comme je l’ai fait. Est-ce que ça va mieux ?

— Ça peut aller.

Il se dégage doucement et achève de se rhabiller. Sa souffrance et sa terreur se sont dissipées.

— Tu vas me trouver idiote, mais j’aimerais vraiment que tu restes pour dîner. J’aimerais t’expliquer ce qui m’a pris et me réconcilier avec toi.

Les sentiments qui habitent Jesse ont changé de nature, mais encore une fois il hésite à se tirer : il meurt de curiosité, voilà tout.

— Okay. De toute façon, personne ne me croira si je raconte ce qui m’est arrivé, alors autant aller jusqu’au bout du délire.

— Laisse-moi le temps d’enfiler quelque chose. J’espère que tu n’as rien contre les gros pulls et les pantalons lâches : c’est la tenue que je préfère et j’ai laissé toutes mes robes du soir en Alaska.

Elle s’habille tout en parlant. À présent qu’ils sont tous deux vêtus et qu’ils se sont présentés dans les règles, Jesse s’aperçoit qu’ils n’ont plus grand-chose à se dire.

Suit donc un long silence, puis elle dit :

— Agneau tacos oaxaqueños, ça ira ?

— Pardon ?

— Pour la cena. La señora Herrera est originaire de la province d’Oaxaca, quelque part dans les collines, et c’est une adepte de la cuisine locale. Je lui ai commandé de l’agneau tacos oaxaqueños avant de sortir et j’ai dit à son mari que tu resterais peut-être pour dîner – tu te rappelles ?

— Oui, dit-il en souriant. Okay, ça a l’air alléchant. Euh… je peux te demander si…

— Demande-moi tout ce que tu veux, mais après le dîner. Imaginons que nous venons tout juste de nous rencontrer et faisons connaissance.

— C’est plat, réplique-t-il.

Elle le prend par la main, et il est surpris de la timidité dont elle fait montre.


Le président Hardshaw n’a pratiquement pas dormi de la nuit, et Harris Diem comprend que la situation est grave lorsqu’il la voit arriver de bonne heure. Mais il continue de travailler dans son bureau. Le bourdonnement est plus irritant que jamais, mais la veille il a résisté à la tentation de descendre à la cave. Cet exploit ne lui procure aucun plaisir.

Ça fait vingt minutes que Hardshaw est entrée dans le Nouveau Bureau ovale, sans communiquer avec quiconque, lorsqu’il entend un bip. Il attrape son portable, le branche sur son écran et constate que c’est elle qui l’appelle.

— Oui, patron ?

Elle semble légèrement hagarde ; que diable a-t-elle pu lui cacher ?

— Viens me rejoindre, Harris, nous avons du boulot.

— J’apporte du café.

Il fait signe à ses assistants de préparer une cafetière et deux tasses. Pour une raison qui lui reste inconnue, c’est toujours lui qui apporte son café au Président et ce rituel ne manque jamais de le rassurer.

Mais son inquiétude reprend le dessus quand Hardshaw saisit sa tasse, le prie de s’asseoir et lui dit :

— J’ai arrêté ma décision ce matin, Harris, de sorte qu’il ne sert plus à rien de discuter. J’ai pensé à ces centaines de millions de morts, j’ai pensé à l’espèce humaine… et je me suis rappelé que l’Amérique devait vivre avec les autres nations du globe.

Il sent son estomac se nouer. Il sirote une gorgée de café.

— Tu as donc tout dit à Rivera ? L’ONU sait quels sont les vrais chiffres ?

— Elle sait aussi que nous aurions pu les lui dissimuler et que le premier rapport de la NOAA était truqué. Elle sait tout.

Le bourdonnement qui lui taraude le crâne est si intense qu’il se demande pourquoi les autres ne l’entendent pas. Il s’imagine en train de descendre à la cave, de sélectionner une bande… puis chasse cette image de son esprit.

— Alors… euh… si tu as déjà agi, pourquoi m’as-tu convoqué ? Tu sais que j’étais opposé à cette décision.

— J’ai besoin de toi à mes côtés quand Rivera me rappellera, et par conséquent le pays a besoin de toi. Le SG ne va pas tarder à me contacter.

Comme pour confirmer cette impression, le téléphone sonne ; Hardshaw le décroche et sa secrétaire lui annonce :

— Le Secrétaire général Rivera, madame le Président.

— Passez-le-moi.

Le visage de Rivera apparaît sur l’écran.

— Madame le Président, permettez-moi d’abord de vous féliciter pour votre habileté, et de vous remercier ensuite d’avoir mis cette habileté à notre service – si vous ne l’aviez pas fait, vous vous seriez sûrement jouée de nous.

C’est exactement ce qui m’embête, se dit Diem.

Hardshaw hoche lentement la tête.

— Vous avez pris toute la mesure des conséquences, j’imagine.

— En effet. Et je pense que nous avons beaucoup de chance. Pas seulement l’ONU, mais la planète tout entière. Vous nous avez fourni une merveilleuse occasion.

Hardshaw arque un sourcil.

— Je ne saisis pas.

— L’occasion de prévenir la Seconde Émeute globale. Et quand la vérité sera révélée – car elle le sera sûrement, une fuite est inévitable… –, eh bien, qu’y a-t-il de plus crédible qu’une fuite ? Une fuite est toujours plus fiable qu’une déclaration officielle.

En dépit de l’heure matinale, le Secrétaire général est plus beau et plus élégant que jamais ; mais Diem n’avait jamais remarqué cette lueur de malice dans ses yeux.

— Vous voyez, poursuit-il, quand mes experts ont injecté ces données dans notre modèle, ils ont conclu qu’il y avait une chance sur dix pour que toute souveraineté ait disparu de l’hémisphère Nord dans un délai de un an. Par conséquent, il faut que les populations évacuent les zones côtières et apprennent à se débrouiller toutes seules. Et si nous voulons que les gens nous croient… eh bien, disons que ce sera délicat. Ils seront prêts à croire toutes sortes d’absurdités, mais même les arguments les plus rationnels ne les convaincront pas de déserter leurs foyers.

Au bout de quelques instants de réflexion, Diem se voit obligé d’approuver le point de vue du SG.

— Vous êtes donc d’avis que nous devons adopter une position médiane : nous efforcer de garder le secret tout en favorisant les fuites ?

— Exactement.

Diem jette un regard vers le Président ; celle-ci acquiesce.

— Eh bien, dit-il, autant que je me mette au travail sans tarder.

Huit minutes plus tard, de retour dans son bureau, il se rend compte qu’elle a réussi à dénouer une nouvelle crise et qu’il aura un mal fou à l’expliquer dans ses Mémoires. Il faudra bien que quelqu’un raconte cette histoire, mais ce ne sera sans doute pas lui.

Et le bourdonnement est plus intense que jamais.


Les archives de la police d’Austin ont tenu toutes leurs promesses, mais Randy découvre néanmoins qu’elles ne lui sont d’aucune utilité. Il y a trouvé cinq hommes qui lui étaient jusque-là inconnus, des criminels appartenant au réseau distribuant la bande montrant l’assassinat de Kimbie Dee, et ils étaient tous suffisamment haut placés pour être à un ou deux échelons de celui qu’il recherche. S’il ne les avait pas encore repérés, c’était tout simplement parce qu’ils n’étaient pas en possession de cette bande le jour de leur arrestation.

Mais tout devient clair à ses yeux après les vérifications d’usage. Ces types étaient tous en liaison avec sept ou huit distributeurs bien connus ; c’étaient eux qui leur vendaient la bande en gros. Et chacun d’eux a payé son écot pour qu’un maniaque sexuel atteint d’un cancer inguérissable viole et tue la petite fille de Randy ; il l’a piégée dans le vestiaire car elle était trop pudique pour se doucher avec ses camarades, et il l’a achevée en la pendant à un pommeau de douche.

L’ennui, c’est que ces cinq salauds sont tous morts. Exécutés conformément aux dispositions de la loi Diem.

Tout compte fait, il en est plutôt satisfait, mais pour la première fois il comprend le point de vue des adversaires de la peine de mort : il est tout proche du but, mais il a besoin d’un complice qui soit encore en mesure de parler.

Il le trouve au bout de plusieurs jours d’effort : Jerren Anders. On lui a épargné la peine capitale pour l’interner dans un hôpital psychiatrique de… qu’est-ce que vous dites de ça ? C’est l’hôpital de Boise. Là où tout a commencé. À une quinzaine de kilomètres du parc à caravanes où Randy habitait jadis.

La vieille voiture s’engage sur l’autoroute, et Randy constate avec émotion qu’il a reçu beaucoup plus de messages que d’habitude : des messages de félicitations. Pour l’instant, il ne répond qu’à ceux émanant des familles des victimes – parents, frères, sœurs, maris, fiancés – qui souhaitent en savoir davantage sur sa découverte ; il leur transmet toutes les informations recueillies à Austin.

Durant cette longue nuit, pendant que sa voiture quitte le Colorado pour gagner le Wyoming et y rejoindre l’I-80, il rêve de Kimbie Dee. Elle est aussi pâle que le jour où il l’a vue à la morgue, mais elle se redresse, secoue sa queue de cheval comme elle le faisait de son vivant et lui dit :

— Fais attention, papa. Fais attention. C’est peut-être plus dangereux que tu ne le crois.

— Je le retrouverai, lui dit-il.

— C’est peut-être très dangereux.

Elle lui dépose un petit baiser sur la joue, comme elle le faisait chaque matin en partant pour l’école, et il constate avec horreur que ses lèvres sont glaciales.

Il se réveille en frissonnant, se prépare du café et s’installe sur la banquette arrière pour le boire. Lorsque le soleil se lève, sa voiture pénètre dans Salt Lake City. Il décide de s’arrêter pour prendre une douche et un petit déjeuner complet, et aussi pour faire désinfecter la voiture. Il y règne une odeur de moins en moins supportable.

Plus tard dans la journée, il prend la direction de l’I-15. Ça fait deux ou trois ans qu’il n’a pas remis les pieds dans cette région. À sa grande surprise, il s’aperçoit qu’il est ravi de rentrer au pays.


Kingman Reef est quasiment une île ; à marée basse une langue de terre la relie au continent, à marée haute seuls surnagent quelques rochers ; en cas de grande marée, il n’y a plus rien. Les tours d’acier et de béton érigées par le North American Orbital Service ont achevé de faire une île de Kingman Reef, une île peuplée d’un millier de personnes dont une douzaine d’enfants.

Le vendredi 16 juin, vers 18 heures heure locale, aucune de ces personnes ne sort de la station. Le ciel a pris une inquiétante nuance gris-vert, la mer agitée est d’un noir d’encre parsemé d’écume blanche. Près de la tour la plus éloignée, qui se trouve à bonne distance du récif proprement dit, on aperçoit le Monstre aux réservoirs à moitié pleins, dont seul le quart supérieur émerge au-dessus des eaux. Si les réservoirs étaient pleins, le Monstre serait invisible : lors de son lancement, la gigantesque fusée se trouve à trente mètres au-dessous de la surface de la mer.

En fait, vu la proximité du cyclone Clem, vu la latitude et l’heure tardive, Gunnar Redalsen, chef des Opérations de lancement, serait dans l’incapacité de distinguer le Monstre, ce qui ne l’empêche pas de penser à lui en permanence. En ce moment, il discute avec les quatre personnes qu’il déteste le plus au monde : la première est à ses côtés, les trois autres sont au téléphone.

Akiri Crandall est assis à sa gauche, et il est presque devenu un brave type à ses yeux. Il aime qu’on l’appelle « capitaine Crandall », comme s’il était à bord d’un navire et non d’une station fixée au sol par des piliers de béton armé, mais on ne peut guère lui en vouloir de cette lubie qu’il cultive par orgueil ; Crandall est un enfant du ghetto, qui a gravi les échelons de la Navy à la force du poignet, et il tient à ce qu’on s’en souvienne. Non, ce qui l’irrite, c’est que Crandall semble oublier que le but de ce lieu est d’envoyer des fusées dans l’espace ; il insiste pour que tout le personnel de la base consacre ses efforts à sa construction et à son entretien, et s’il ne tenait qu’à lui, jamais on n’y procéderait à un lancement. De temps à autre, Redalsen se demande si Crandall ne le considère pas comme un banal officier artilleur coincé comme lui sur un navire en rade.

Mais dans les circonstances présentes, Crandall est le seul allié dont il dispose pour faire entendre raison à ces putains de bureaucrates, et il se prend d’affection malgré lui pour ce roitelet pompeux à côté duquel lui-même semble si sensé.

— La base survivra si elle n’est pas totalement démolie, déclare Crandall d’un ton ferme. Et si nous laissons filer le Monstre, ou si nous le lançons sur une trajectoire d’abandon comme le suggère Mr. Redalsen, alors il ne risquera pas de nous faire sauter. Mais si nous le laissons où il se trouve, à moins de trois kilomètres de nos installations, rien ne nous dit qu’il ne nous retombera pas dessus.

La femme qui les écoute avec attention, dont l’expression est soigneusement composée sur l’écran de vidéoconférence, s’appelle Edna Wheatstone, et si elle a été élue au poste de DG, c’est uniquement parce que sa nomination ne contrariait personne. Dès que Crandall a achevé son speech, que Redalsen approuve d’un hochement de tête, elle prend la parole sans desserrer les lèvres, comme si elle mâchait quelque chose en cachette.

— Je croyais que, si la tour de lancement avait été bâtie au sud-ouest de la station, c’était justement pour qu’un éventuel cyclone ne précipite pas la fusée sur vos installations.

Elle connaît parfaitement la réponse à sa question à demi formulée, et si elle la pose, ce n’est pas pour perdre du temps mais pour disposer d’un enregistrement vidéo grâce auquel elle pourra prouver sa compétence au conseil d’administration.

— J’ai fait l’expérience de deux cyclones en pleine mer, dit Crandall, je vais bientôt en affronter un troisième, et j’ai participé à la rédaction du chapitre qui leur est consacré dans le manuel d’instruction de la Navy. Permettez-moi de vous citer la première phrase de ce chapitre : « Quand on étudie les cyclones dans leur ensemble, on peut discerner chez eux des caractéristiques communes, mais chacun d’eux pris isolément est totalement imprévisible. » Le cyclone dont nous parlons tourne en rond sur nos écrans radar comme un chat qui aurait le feu au cul, et il pourrait nous tomber dessus de n’importe quel azimut, voire tourner autour de nous et nous frapper à deux reprises. Il y a davantage de chances pour que le Monstre s’éloigne de nous plutôt que de nous foncer dessus… mais à peine. Je ne suis pas prêt à parier la vie de mille personnes là-dessus, Ms. Wheatstone.

Elle tapote doucement l’accoudoir de son fauteuil, adopte une expression mi-soucieuse, mi-sévère. Redalsen sait qu’elle leur a imposé cette conférence à seule fin de s’assurer que la décision qui sera prise, quelle qu’elle soit, ne nuira pas à sa carrière, et même s’il comprend parfaitement sa position, il aimerait bien qu’on en vienne enfin au fait.

Le représentant du gouvernement s’appelle Smith ou Collins, un de ces noms qu’on oublie aussitôt qu’on les a entendus, et il insiste pour dire que le gouvernement comprendra la nécessité d’un délai, même si le président Hardshaw a donné des instructions pour que le Monstre soit lancé sans tarder, mais que le gouvernement s’attend à des compensations en cas de délai et qu’il n’est pas disposé à financer deux fusées avec l’argent des contribuables, de sorte que si cette fusée est détruite, il s’attend à recevoir des compensations financières, et en tout état de cause le NAOS ne recevra pas un sou tant que le satellite gouvernemental ne sera pas en orbite.

Vient le tour de l’interlocuteur le plus important, qui pour l’instant garde les yeux baissés, signe certain d’une intense réflexion. Redalsen sait que ce type travaille depuis soixante ans pour la compagnie d’assurances, et que certains de ses collègues embauchés trente ans après lui ont déjà pris leur retraite depuis belle lurette. Les gens comme lui ont la réputation d’être trop vicieux pour mourir. Redalsen a bu deux ou trois bières en sa compagnie, et il s’est rendu compte que cet homme avait passé toute sa vie ou presque à imaginer des catastrophes et à tenter de les prévenir ou d’en atténuer les conséquences.

— Disposez-vous de probabilités chiffrées ? demande l’expert des assurances en se mordant les lèvres et en tiraillant sur son oreille.

— Rien de mesurable à proprement parler, répond Redalsen. Je connais suffisamment la fusée pour affirmer que, si elle se met à dériver et si elle heurte quelque chose, il y a de fortes chances pour qu’elle explose, et je peux aussi vous dire que nous ne disposons pas du temps nécessaire pour vider ses réservoirs.

Crandall opine du chef.

— Je crois que nous pouvons affirmer sans grand risque qu’elle continuera de s’éloigner de nous durant les deux prochaines heures. Nous pouvons y fixer une charge et la faire sauter dès qu’elle sera suffisamment loin de la tour de lancement et de nos installations. Ou alors, comme l’a suggéré Mr. Redalsen, si vous souhaitez tester le site de lancement, nous pouvons la propulser sur une trajectoire suborbitale, à l’issue de laquelle elle retombera dans l’océan à quelques centaines de kilomètres au nord de la base. Chacune de ces deux solutions me convient – je ne souhaite qu’une seule chose : me débarrasser de cette super-bombe.

— Vous êtes du même avis, Mr. Redalsen ?

— Oui. Mais permettez-moi d’ajouter que, si nous procédons à un lancement, cela nous permettra de mieux évaluer les risques pour les prochains.

— C’est bien compris, dit le vieil homme.

Il se tire l’oreille, regarde de côté, se gratte la tête ; ça fait une vingtaine d’années que Redalsen a affaire à lui, et il ne cesse de s’émerveiller de ses manies simiesques.

— Vous avez tous conscience, je l’espère, que même si Industrial Facilities Mutual se range d’ordinaire à mon opinion, le cas qui nous occupe est si grave que la compagnie risque de ne pas me suivre cette fois-ci ?

— À quand remonte la dernière fois où ils ont refusé de vous suivre ?

— À 1998. Ils voulaient assurer un antique réacteur nucléaire soviétique en dépit de risques majeurs. Comme ce réacteur n’a jamais explosé, je dois reconnaître qu’ils ont eu raison de ne pas m’écouter.

— Pensez-vous qu’ils ne vous suivront pas cette fois-ci ? demande le représentant du gouvernement. En ce qui nous concerne, il est essentiel que…

— Que quelqu’un d’autre paie l’addition, dit l’expert des assurances. Je ne peux pas vous promettre qu’on ne présentera pas la note au gouvernement, je peux seulement conseiller au NAOS de prendre toutes les dispositions nécessaires pour réduire les risques, et je peux recommander à la compagnie de rembourser les éventuels dégâts. Notre boulot est d’assurer, pas de rassurer.

Wheatstone et le représentant du gouvernement semblent contrariés, mais Redalsen a ajouté le nom du vieil homme sur la liste des gens raisonnables. Dommage que la décision ne soit pas prise à la majorité absolue.

Wheatstone finit par se lancer.

— Apparemment, le personnel technique et l’expert des assurances sont d’accord pour que nous renoncions à la fusée. Et au moins ne nous a-t-on pas dit que la compagnie d’assurances refusera de payer. Le fait de procéder au lancement présente-t-il des avantages significatifs ?

— Seulement l’obtention de données supplémentaires, dit Redalsen. En principe, elles ne feront que confirmer celles des simulations informatiques, mais ça fait trop longtemps que je suis de la partie pour que je me fie complètement à l’informatique.

Il sait que cette déclaration pourrait être considérée comme subversive : officiellement, le NAOS souhaitait évaluer les capacités du Monstre sans être obligé de le lancer. Mais il souhaite lui aussi que son opinion soit enregistrée : au moins auront-ils eu la chance de procéder à un test.

— Dans quel délai pouvez-vous procéder au lancement ?

— Dans le quart d’heure qui suivra votre feu vert.

Wheatstone serre les mâchoires et incline la tête sur la gauche.

— Vous l’avez.

Elle a l’air farouchement décidée en faisant ça, se dit Redalsen. Quand le conseil d’administration visionnera l’enregistrement, elle aura droit à son approbation pleine et entière – probablement.

Le représentant du gouvernement leur fait perdre deux minutes supplémentaires pour souligner le fait que la facture sera payée soit par le NAOS soit par l’IFM. Mais la décision est prise, c’est déjà ça.

— Il ne vous faut vraiment qu’un quart d’heure ? demande Crandall alors qu’ils quittent la pièce.

— Dix minutes si j’y arrive. Tout est modulaire et il me suffit de mettre les éléments en ligne – en principe, ils sont tous branchés sur la tour de lancement. Dans le cas contraire, il va falloir prendre le sous-marin.

— Eh bien, exécution.

Redalsen ne prend même pas la peine de faire remarquer à Crandall qu’il n’est pas sous ses ordres, tellement il est soulagé de pouvoir enfin agir. En quelques minutes, l’ascenseur le conduit à la salle de contrôle ; à en croire les écrans de télémétrie, la situation est plus ou moins normale, mais chaque vague fait osciller le Monstre d’une hauteur de un mètre.

— Okay, dit-il à son équipe (huit minutes se sont écoulées depuis que la procédure a été entamée), vous avez la trajectoire de retombée ?

La réponse est affirmative.

— Très bien. Puisque le point d’impact ne présente aucun danger pour personne, démarrez le compte à rebours et envoyons notre oiseau dans le ciel.

Deux minutes plus tard, on entend le « zéro » et plusieurs douzaines de voyants se mettent au vert. L’espace d’un instant, le Monstre semble sur le point de céder aux assauts des éléments déchaînés, mais son système de guidage tient le coup, ses jets fusent dans toutes les directions, il entame son ascension et, quelques minutes plus tard, il retombe vers une parcelle d’océan déserte située au sud de Hawaii.

Ils assistent à son départ sur l’écran radar.

— J’ai participé à plus de cent lancements, commente un technicien, et c’est la première fois que je n’entends pas un bruit.

— Même si la tempête nous permettait d’ouvrir les vitres, elle fait un tel boucan qu’on n’entendrait pas la fusée, réplique Redalsen. Même la réception radar est brouillée, et elle a à peine parcouru quarante kilomètres.

— Les nuages se comportent de façon bizarre, dit un opérateur radar. Regardez cette tache noire sur l’écran…

— C’est l’œil du cyclone, dit Crandall en entrant dans la salle. Qu’avez-vous retiré de ce lancement, Mr. Redalsen, hormis le fait que vous nous avez débarrassés de cette bombe ?

— Les données sont identiques à celles des simulations, répond-il en souriant, mais nous avons prouvé au gouvernement que nous pouvions effectuer un lancement dans des conditions extrêmes.

Crandall semble s’autoriser un sourire.

— J’espère que vous ne cherchiez pas aussi à prouver qu’une fusée est faite pour voler et non pour couler.

— Mais nous l’avons coulée, capitaine. Nous l’avons coulée plus loin que prévu, voilà tout.

Le sourire de Crandall est quasiment humain.

— Bien raisonné. Je suis venu vous voir pour vous expliquer ce que vous montrent vos écrans : ce cyclone va seulement nous effleurer, mais c’est quand même le plus violent que vous ayez jamais vu. Son œil a un diamètre de quatre-vingts kilomètres et on estime à près de deux cent vingt nœuds la vélocité du vent sur le mur de l’œil. Heureusement, il va passer assez loin de nous… ce qui fait que le vent n’atteindra que dix-neuf ou vingt degrés sur l’échelle de Beaufort.

L’échelle de Beaufort est établie à partir des manifestations observables du vent et des dégâts qu’il occasionne ; elle a été conçue en partie parce que les témoins d’une tempête n’ont pas toujours le temps de consulter les instruments de mesure classiques. Officiellement, le degré 12 est associé à un cyclone ; en ce moment, le vent atteint le degré 8, et en temps normal Redalsen ne procède jamais à un lancement au-dessus du degré 6. Il laisse échapper un long sifflement.

— Si je ne m’abuse, vous souhaitez que nous restions en alerte afin de recueillir des données pour la NOAA.

— En fait, je n’en ai aucune envie, mais c’est la NOAA elle-même qui nous le demande, et elle est prête à nous payer pour ça. Et puis si vous restez ici, les gens seront moins serrés dans l’abri souterrain. Mais je me dois de vous avertir : comme il n’y a jamais eu de cyclone majeur dans cette région, la station n’a été conçue que pour résister à des vents de vingt-deux beauforts au maximum – ce qui risque d’être juste, d’autant plus que la prévision que je viens d’avoir a une marge d’erreur de cinq degrés. Donc, si vous décidez de rester à vos postes et d’enregistrer ce qui se passe, la NOAA et le NAOS vous en seront reconnaissants… mais c’est un gros risque. La prime que vous recevrez en tiendra compte, si ça vous intéresse.

Redalsen hoche la tête.

— Je reste ici, mais je ne force personne. Ceux d’entre vous qui veulent gagner l’abri peuvent le faire tout de suite. Est-ce que les gens seront en sécurité là-bas ?

— En principe – l’abri a été creusé à cent vingt mètres de profondeur. Ses occupants n’auront sans doute aucune idée de ce qui se passera à la surface. J’y ai déjà fait emmener les enfants et toutes les personnes qui n’étaient pas de service. Je recevrai vos rapports depuis le pont.

— Vous allez vous installer là-haut pour observer la tempête ? demande Redalsen.

Le pont se trouve quarante mètres au-dessus de la salle de contrôle, ce qui accroît sa vulnérabilité.

— Bien obligé. Quand je parlais de ce chapitre sur les cyclones, ce n’était pas de la blague. J’ai fait cette expérience à deux reprises, la première avec un vent de treize beauforts et la seconde avec un vent de quinze, ce qui n’est pas rien… mais je ne peux pas laisser passer cette occasion. Peut-être que ça me permettra de compléter mon œuvre.

Redalsen ne peut s’empêcher de lancer une pique.

— Quand vous rédigerez la nouvelle version, rappelez à vos lecteurs qu’il est vital d’ancrer leur navire avec des piliers de béton.

— À condition qu’ils tiennent, répond Crandall en lui rendant son sourire. Quoi qu’il en soit, le pire sera passé au lever du soleil – cette saloperie est plus rapide qu’une tempête n’a le droit de l’être. Si la salle de contrôle, le pont, la cuisine et le mess sont encore là demain, je vous retrouverai au petit déjeuner.

Il se retourne et s’en va, et Redalsen a presque envie de le saluer. La plupart des techniciens les plus âgés préfèrent rejoindre leurs familles dans l’abri, mais comme il dispose de plusieurs jeunes ingénieurs attirés par la perspective d’une prime, il n’a aucun mal à structurer son équipe réduite.

— Okay, l’essentiel est de vous assurer que tout est enregistré et de surveiller vos écrans au cas où surviendrait un phénomène inhabituel.

— Mr. Redalsen ? demande Gladys Hmau.

Elle a dans les yeux cette lueur de malice qui ne manque jamais d’inquiéter ses supérieurs.

— Oui, Ms. Hmau ?

— Qu’est-ce qu’on doit considérer comme inhabituel quand survient un cyclone majeur ?

Il éclate de rire.

— La perte du sens de l’humour, par exemple. Contentez-vous d’ouvrir l’œil et d’observer le plus de choses possible : les images radar anormales, les oscillations de la tour, bref, tout ce qui vous paraît plus grave que les effets d’une tempête ordinaire.

Les heures s’écoulent avec une lenteur insoutenable. Vers 20 heures, un aide-cuisinier leur apporte du café et des sandwiches au fromage, « avec les compliments du capitaine ». Ils font une petite pause, cessent l’espace d’un quart d’heure de scruter leurs écrans et d’en commenter les données par radio, tâche qu’ils se sont imposée au cas où (mais mieux vaut ne pas y penser) on ne retrouverait jamais leurs bandes audio, et aussi parce qu’ils sont les mieux entraînés pour repérer la plus infime des variations.

Redalsen affiche sur les écrans muraux les vues prises par les caméras extérieures. Il active l’éclairage de la tour de lancement, n’obtenant pour sa peine qu’une image d’un blanc presque uniforme ; en bas de l’écran, seules quelques bribes de vert sont visibles au sein des eaux écumantes.

Une heure plus tard, ils commencent à entendre le bruit de la tempête. Officiellement, la pression atmosphérique est proche de huit cents hectopascals. Les creux sont de plus en plus importants et, sur les écrans mesurant la résistance des matériaux composant la tour de lancement, on voit de plus en plus de rouge : au-dessous de la surface, la force des courants menace d’arracher la tour à ses fondations d’acier.

À 22 heures, on observe des vibrations dans les tasses de café que personne n’a bues. Gladys Hmau se met à pâlir, et Redalsen lui pose une main sur l’épaule en regardant son écran.

— L’œil du cyclone va passer loin de nous, lui dit-il.

— Oui, mais si ce truc s’effondre, on va tous y passer, marmonne-t-elle. Vous ne sentez pas le sol ?

Il reste immobile quelques instants, perçoit une vibration à travers les semelles de ses souliers.

— Impressionnant.

— Pas autant que ce qui se passe à la tour, dit Silverstein. Tous les voyants sont au rouge, patron ; je crois bien qu’elle va nous lâcher.

— Ça me contrarierait un peu, mais mieux vaut elle que nous. Où est situé le point de rupture ?

— Le stress est maximal à soixante mètres au-dessous du niveau de la mer. Ce qui ne veut pas dire grand-chose étant donné les…

Le sol est agité par une violente secousse, et Redalsen tombe à genoux. On entend une demi-douzaine de cris. Comme il se relève, un nouveau choc se produit, aussi violent que le premier, et l’éclairage comme les écrans subissent une brève baisse de tension.

— Passez-moi le pont. Et activez les caméras de la tour qui sont encore en état de fonctionner.

— Euh… à propos de la tour…

— Où a-t-elle cassé ?

— Juste au-dessus de la surface. Ça ne cède jamais là où le maximum de stress est atteint, n’est-ce pas ?

— Aucune idée : c’est la première tour de lancement que je perds. Et les fusées partent dans tous les sens quand elles partent. Vous avez contacté le pont ?

— La ligne est hors d’usage.

— Génial. Restez à vos postes. Je vais faire un tour là-haut pour établir une autre liaison.

Redalsen fonce vers la porte ; il espère que ses hommes n’auront pas deviné la vérité, à savoir qu’il va vérifier si le pont est encore là.

Alors qu’il s’engage dans l’escalier, il remarque que le groupe électrogène principal ne les a pas encore lâchés. Les marches frémissent sous ses pieds à deux reprises, mais comme la structure semble solide, il ne cède pas à la panique – du moins jusqu’à ce qu’il arrive au niveau du pont et entende les hurlements du vent dans la station. L’escalier est agité d’une violente secousse et les lumières s’éteignent ; l’éclat bleu de l’éclairage de secours apparaît aussitôt, et ce qui était un hurlement suraigu devient un gémissement grave.

Il pousse la porte donnant sur le couloir conduisant au pont et sent un courant d’air lorsqu’il approche de celui-ci. Il se campe sur ses jambes et tire la porte ; elle manque le renverser en s’ouvrant.

Il s’engouffre dans l’embrasure, se retourne aussitôt et referme la porte non sans mal ; le vent se calme, et il aperçoit Crandall et ses hommes planqués derrière les consoles. L’une des baies vitrées donnant sur l’est a craqué, le verre plastifié s’est fendillé sur plusieurs couches, évoquant l’image d’une poutre brisée, et présente une ouverture grosse comme le bras qui va en s’élargissant.

— Vous arrivez juste à temps, Mr. Redalsen – nous allions tenter de colmater cette fuite et nous avons besoin d’une paire de bras supplémentaires.

Crandall est obligé de hurler pour se faire entendre, mais il semble plus impassible que jamais.

— Voulez-vous nous rejoindre et vous rendre utile ? conclut-il.

Redalsen s’exécute, constate qu’ils ont préparé une rustine à réchauffement automatique… qui devrait faire l’affaire à condition qu’on la maintienne en place pendant une bonne minute. Il hoche la tête, et les hommes se mettent en mouvement, progressant à croupetons afin que le vent n’emporte pas la rustine, puis hissant celle-ci une fois qu’ils sont parvenus près de la baie vitrée, la moitié d’entre eux plaquant la rustine contre le verre plastifié pendant que l’autre la fait glisser vers le haut jusqu’au niveau du trou. Crandall actionne le mécanisme et le pourtour de la rustine se soude à la vitre en rougeoyant. Ils continuent de maintenir la pression, mais le vent a cessé de souffler et, même si leur tâche n’en est pas moins ardue, la disparition soudaine du souffle et des embruns semble décupler leurs forces.

La rustine cesse de rougeoyer, redevient translucide ; le processus de soudure est endothermique et absorbe presque toute la chaleur dégagée. Au bout d’une minute, Crandall palpe le pourtour de la rustine et déclare :

— C’est froid. Okay, à trois on lâche, mais écartez-vous car si ce truc se décolle, ça risque d’être dangereux. Un, deux, trois.

Ils lâchent tous la rustine, poussent un soupir de soulagement en constatant qu’elle tient.

— Je présume que vous êtes venu me dire que vous aviez perdu le contact avec le pont ? demande Crandall en regagnant son siège.

— En effet, mais je souhaitais aussi m’informer sur la situation générale.

— Nous avons eu droit à deux ou trois bourrasques inattendues. L’une d’elles a frappé la troisième galerie est, qui se trouve quatre-vingts mètres au-dessus de la ligne de haute mer. Mais nous tenons le coup. Je me sentirais mieux si je pouvais faire virer de bord cet ersatz de plate-forme pétrolière, mais nous tenons le coup, du moins pour le moment, même si les hydrauliques des piliers talonnent à chaque vague.

L’écran devant eux affiche soudain une estimation des dégâts.

— Le plus grave, poursuit Crandall, ce sont les vitres brisées – elles laissent entrer le vent et diminuent la résistance de la station – et les conduits que ces crétins d’architectes ont fait courir à l’extérieur : ils se cassent à chacun de leurs points les plus vulnérables au vent. Comment ça se passe à la salle de contrôle ?

— Nous n’avons plus rien à contrôler – la tour n’a pas résisté à la première vague. Heureusement que nous nous sommes débarrassés du Monstre. Mais à part ça, tout semble bien se passer. Si vous le souhaitez, je peux vous envoyer des volontaires pour vous aider à réparer les dégâts…

— Je vous remercie. Le pire sera bientôt derrière nous, mais il va nous falloir plusieurs heures pour effectuer les réparations nécessaires, et si nous ne…

Toutes les fenêtres explosent, et Redalsen a le temps de constater que ce n’est pas une masse d’air qui leur déferle dessus mais bien une masse d’eau, puis il heurte un mur et perd connaissance ; il n’a même pas le temps de voir que les murs ont commencé à basculer, et en cela il a de la chance, car la moitié de ses hommes et de ceux de Crandall sont encore conscients quand frappe la deuxième vague, et c’est à ce moment-là que les piliers de béton se brisent et que la station s’abîme dans l’océan, n’arrêtant sa course chaotique qu’une fois atteint le plateau continental ; les moins chanceux, peut-être, sont ceux qui survivent quelque temps grâce à des poches d’air hélas bien précaires. Lorsqu’une aube grisâtre se lève sur l’océan, il reste encore quelques survivants dans les profondeurs, sans parler de ceux qui se trouvent dans l’abri souterrain ; deux jours plus tard, quand un sous-marin de la Navy arrive pour les évacuer, son équipage trouve dans l’abri des hommes, des femmes et des enfants terrifiés mais bien vivants. On ne retrouve aucun survivant dans les ruines déchiquetées de la station. Les plongeurs refusent de parler de ce qu’ils ont trouvé, et la bande vidéo qu’ils ont enregistrée est aussitôt classée top secret.


Le sous-marin est à peine sorti de Pearl Harbor que Di Callare et son équipe retrouvent Harris Diem pour répondre à cette question essentielle : que s’est-il passé à Kingman Reef ? Il est encore relativement tôt : Di a dû prendre la zipline à cinq heures du matin pour arriver à son bureau de Washington, où l’attendait un rapport qu’il a passé une heure à éplucher sans en retirer grand-chose.

— Vous voulez une hypothèse ? demande-t-il. Des spéculations pour alimenter un communiqué ? Okay, je crois que c’est une déferlante qui les a eus. La station était bâtie pour résister à un vent de degré 22 sur l’échelle de Beaufort, et le cyclone qui les a frappés n’atteignait que 19 ou 20. C’est un chiffre fluctuant, et peut-être qu’il a été dépassé à un moment donné et en un point donné, à moins que la station n’ait présenté un défaut de conception, mais je ne pense pas que nous puissions conclure dans ce sens. Quand vous avez affaire à un cyclone dépassant les vingt beauforts, il faut que l’œil vous passe dessus pour que vous en subissiez tous les effets, et même dans l’œil les creux ne dépassent jamais les trente mètres.

» Mais ils étaient très loin de l’œil – leurs rapports et les images satellite concordent sur ce point. Et cet œil est énorme, il bat tous les records. Supposons que ce n’est pas l’œil qui est anormal, mais bien la tempête elle-même…

Le petit homme assis à côté de Diem, que celui-ci s’est contenté de présenter comme « mon assistant » et qui n’a cessé d’observer les participants avec attention, émet un petit toussotement, et Di sent ses interlocuteurs se rétracter. Qu’ils aillent au diable ; il a bien l’intention de leur donner son avis autorisé, à eux de recoller les morceaux.

— Supposons que l’œil de ce cyclone atteigne les trente-cinq degrés sur l’échelle de Beaufort. Oui, je sais, c’est un chiffre qu’on associe plutôt à une tornade, et notre cyclone a un diamètre de cinquante kilomètres alors qu’une tornade moyenne ne dépasse jamais le kilomètre. Mais dans un tel cas de figure, les vagues émergeant de l’œil – qui s’en éloignent tout en restant proches de lui – pourraient atteindre des creux de cent quarante mètres, d’autant plus que le fetch est ici pratiquement illimité…

Le petit homme se tourne vers Diem et lui demande :

— Le fetch ?

— La distance sur laquelle le vent est susceptible de souffler, réplique Diem. Des creux de cent quarante mètres, docteur Callare ? Vous voulez dire que ce truc déclenche de véritables tsunamis ?

— Oui.

— Votre équipe approuve-t-elle ces conclusions ? demande le petit homme en parcourant l’assemblée d’un regard calculateur.

Jamais Di Callare n’a été aussi fier de ses équipiers ; ils acquiescent tous à l’unisson.

— Il suffit de considérer les températures relevées dans le Pacifique nord, dit Gretch, pour s’apercevoir que toutes les conditions sont réunies pour qu’apparaisse une tempête de cette amplitude.

Et elle fait suivre cette déclaration d’une prise de position que personne d’autre n’aurait eu l’audace de formuler.

— Si vous voulez une opinion sincère et réaliste plutôt qu’un discours en langue de bois, la voici. Ceci est la super-tempête que nous évoquions il y a quelques semaines. Et elle va filer sur l’Asie sans cesser de grossir.

Elle écarte une mèche de cheveux de son front, se redresse et regarde le petit homme droit dans les yeux.

Celui-ci fait comme s’il n’avait rien vu. Mais à présent que l’abcès est crevé, Peter, Talley, Mohammed et Wo Ping exposent tour à tour leurs conclusions, qui vont toutes dans le même sens. Le visage de Harris Diem demeure indéchiffrable – rien d’étonnant chez un politicien de son envergure –, mais de toute évidence, son « assistant » a cessé d’écouter ce qu’on lui dit (d’ailleurs, il est sans doute ignare en matière de météorologie). Tout ce qu’il remarque, c’est qu’on ne lui obéit plus.

La réunion s’achève sans que les politiciens se soient engagés dans un sens ou dans l’autre ; pour remercier ses équipiers de leur soutien, Di déclare à Diem et à son nervi qu’ils vont poursuivre leurs recherches en partant de l’hypothèse d’une déferlante et en supposant que ce cyclone est bien le plus puissant jamais observé de toute l’Histoire. Diem, le petit homme et leur secrétaire s’enfuient comme s’ils avaient peur d’en entendre davantage.

Il n’est que huit heures et demie, bien avant l’heure d’arrivée au bureau, et à présent que Diem et consorts se sont éclipsés, l’adrénaline a déserté les organismes. La journée s’annonce longue.

— Allons prendre un bon petit déjeuner, suggère Di. Vous autres, je ne sais pas, mais moi, je n’ai encore rien avalé à part ce café infect. Peut-être qu’on arrivera à trouver une idée géniale pour la suite des opérations.

Le quartier qu’ils traversent pour se rendre au restaurant n’a rien de pittoresque ; Di observe ses équipiers et remarque qu’ils ressemblent à une bande de copains grandis trop vite : tous mal attifés et tous ravis d’être ensemble. Il se demande l’espace d’un instant si cette comparaison n’est pas dictée par le désir qu’il a de gagner leur soutien, puis conclut par la négative : Talley a une démarche pleine d’assurance, Pete et elle parlent avec animation, Wo Ping et Mohammed sont eux aussi perdus dans leur discussion, et tous semblent mettre les passants au défi de les contredire.

— L’équipe est vraiment soudée, docteur Callare, commente Gretch.

— Cela risque de s’avérer utile, répond Di, incapable de dissimuler son pessimisme. Je pense que Diem a compris nos arguments et s’efforcera de les défendre, mais j’ignore de quelle influence il peut disposer – on dit que c’est un vieil ami de Hardshaw, on le qualifie même d’éminence grise, mais pour ce que nous en savons, c’est peut-être Hardshaw elle-même qui veut nous faire taire.

— Que se passera-t-il si nous refusons de nous taire ?

— Je crois qu’on ne va pas tarder à le savoir. Drôle de stage que le vôtre, pas vrai ?

Elle a un petit reniflement de dérision.

— Au moins je me fais une idée exacte de mon boulot. Euh… au fait… je pensais à demander une prolongation de mon stage si…

— J’appuierai votre démarche, naturellement.

Ils font halte à un feu rouge, et Di en profite pour écouter le reste de l’équipe. Talley adopte une position conservatrice et Pete une position radicale ; elle dit que cette tempête est peut-être la plus puissante jamais connue, mais c’est tout, alors qu’il affirme qu’elle leur réserve encore au moins une vingtaine de surprises. Bien : si ces deux-là continuent de bosser ensemble, ils ne tarderont pas à dresser la liste des surprises les plus probables.

Wo Ping et Mohammed se concentrent sur un point de calcul ; la question de savoir à quel moment la théorie du chaos entre en jeu et, par conséquent, quelles sont les phases du modèle à explorer par la méthode de Monte-Carlo. Voilà bien le genre de finasseries qu’ils préfèrent, pense Di… qui comprend soudain qu’ils évoquent le même problème que Pete et Talley, mais en termes de mathématiques pures. Faut-il prévoir des phénomènes connus se manifestant à grande échelle ou bien s’attendre à des phénomènes inédits ? Telle est la question.

Ils n’ont pas mis les pieds dans ce restaurant depuis la période précédant le vote de leur budget, mais la serveuse semble les reconnaître et les pilote vers une table du fond. Pendant qu’ils attendent leurs plats, ils devisent de sujets banals, entre autres le sport et la famille ; tout le monde s’enquiert du prochain bouquin de Lori, bien que Mohammed soit le seul amateur de polars du lot, puis on s’extasie sur les dernières photos du gamin de Wo Ping.

Le petit déjeuner s’avère excellent, et Di comprend que c’est en partie parce que les choses vont bientôt se gâter suite à la réunion de ce matin que ses équipiers savourent inconsciemment ce qui est peut-être leur dernier moment de répit… et il s’aperçoit qu’il se sent bien avec eux. Il est prêt à aller jusqu’au bout à leurs côtés et, même si c’est un peu ringard de sa part, il aimerait bien trouver les mots pour le leur dire.

Et puis il y a cette sensation paradoxale d’avoir déjà bien rempli sa journée presque avant qu’elle n’ait commencé… et peut-être est-elle déjà finie, d’ailleurs, peut-être qu’une lettre de licenciement les attend au bureau.

Di décide de se confier à eux lorsqu’on leur sert leur deuxième café, et il est soulagé par leur approbation unanime. Peut-être aurait-il déjà dû leur parler… après tout, ils se trouvent dans un lieu public, à la portée d’un éventuel micro caché. Il décide de ne leur donner que des informations fragmentaires sur les chiffres que lui a transmis Carla, comptant sur eux pour orienter leur travail dans la bonne direction.

C’est aussi à ce moment-là qu’il décide de recontacter cette journaliste, Berlina Jameson, une fois que son équipe aura fait des progrès. L’alliance d’un groupe de scientifiques bien informés et de médias pleins de curiosité devrait étouffer dans l’œuf toute tentative de censure.

Il se demande néanmoins s’il ne court pas de gros risques. L’année précédente, quatre membres du Congrès et un paquet de hauts fonctionnaires se sont fait assassiner. Officiellement, ces crimes ont été attribués à des citoyens pris de démence, mais selon la rumeur, lesdits citoyens étaient en fait manipulés. N’est-il pas en train de trahir sa femme et ses enfants ?

Est-ce plus grave que de trahir l’humanité ?

Il s’aperçoit que tous les regards sont braqués sur lui et se rend compte qu’il a cessé de parler depuis quelques minutes ; sans doute donne-t-il l’impression de rêver les yeux ouverts.

— D’accord, reprend-il. Le problème est similaire à celui du réchauffement global, à une échelle moins importante. Quand assisterons-nous à des effets inédits ? C’est un sujet à la frontière des maths et de la météo – à condition de trouver le bon modèle mathématique pour décrire la bonne situation météo. Comme nous risquons de ne plus travailler ensemble très longtemps, vous allez dès à présent vous diviser en deux équipes. Talley et Mohammed, équipe un, votre mission est de me trouver des effets inédits plausibles – laissez parler votre cœur, c’est autant une question de science que d’intuition. Pete et Wo Ping, équipe deux, mêmes instructions… mais défense de regarder ce que fait l’équipe un. Gretch, vous suivez le travail des deux équipes et vous me transmettez vos rapports. À la fin de la semaine, les deux équipes se communiquent leurs résultats respectifs, et chacune d’elles tente d’infirmer les idées de l’autre. La semaine prochaine, si nous sommes encore ensemble et si on ne nous a pas mutés dans six postes différents, nous devrions avoir dressé une liste de phénomènes prévisibles et les avoir sérieusement mis à l’épreuve entre nous. À ce moment-là, je recontacterai Diem pour le convaincre de transmettre notre dossier en haut lieu et éventuellement de le rendre public.

— Même si… euh…

Talley laisse sa phrase inachevée, mais tous savent ce qu’elle allait demander à Di.

— Oui, dit celui-ci. Même si les nouvelles sont graves et risquent de déclencher des émeutes. Bon sang, on ne peut pas tromper les gens indéfiniment ; que leur dirons-nous quand leurs villes seront détruites : « il n’y a aucune raison de s’affoler » ? Il est grand temps de proclamer la vérité.


Le micro-analyseur planqué dans le restaurant transmet ses paquets de datarats à la vitesse maximale ; Harris Diem découvre la teneur de la conversation quasiment en temps réel. Les fuites vont bien se produire de la façon qu’il avait prévue ; il décide de dépêcher sur les lieux deux ou trois « nourriciers » – des datarats conçus pour localiser d’autres datarats et les nourrir de données ; la CIA les utilise pour ses campagnes de désinformation et les services de police pour traquer les criminels internationaux en se jouant des barrières administratives. Ces nourriciers vont transmettre des informations explosives aux datarats associés au New York Times, à Scuttlebytes et au petit nouveau, Reniflements.

L’heure est venue de mettre Louie Tynan dans la confidence. Diem entre en contact avec lui.

Tynan se montre agacé, ce qui n’a rien d’étonnant de la part d’un militaire de son âge.

— Vous voulez dire que vous êtes au courant depuis le début ? Pourquoi diable n’avez-vous pas décidé de donner les ressources nécessaires au docteur Callare et d’avertir la population ?

— Parce que la moitié de la population ne nous aurait pas crus et que l’autre moitié aurait cédé à la panique. Il nous faut à tout prix une réaction rationnelle.

Tynan se calme aussitôt – le comportement de la populace lui inspire la même méfiance qu’à Diem.

— Et maintenant ? demande-t-il. Je n’aime pas mentir à Carla et je ne suis pas doué pour ça. Et je ne pense pas que…

— Holà, holà, du calme, dit Diem en souriant. J’ai bien l’intention d’informer tout le monde. Pas tout de suite, car j’ai besoin de disposer d’une bonne équipe avant de pouvoir saquer quelques bureaucrates – à commencer par Henry Pauliss, un nom qui vous est sans doute familier – pour les remplacer par des gens compétents. Mais ça ne va pas traîner. Contentez-vous de transmettre les informations, et si un de vos correspondants a peur de se faire prendre, dites-lui de garder le contact jusqu’à ce que l’un de vous soit arrêté – ce qui ne risque pas d’arriver de sitôt, vous le savez aussi bien que moi.

Tynan proteste pour la forme, mais finit par obtempérer ; heureusement qu’il a l’habitude de recevoir des ordres, se dit Diem, car sinon ce serait sans doute l’homme le plus têtu de la Terre.

En fait, c’est précisément à cause de son entêtement qu’il ne se trouve pas sur la Terre, et cela aussi représente un avantage certain.

— Il y a autre chose, et je crois que ça va vous plaire, poursuit Diem. Nous souhaitons que vous accomplissiez une tâche majeure sur la Lune, et nous vous donnons carte blanche[7] pour ce qui est de la méthode.

— Génial. De quoi s’agit-il ?

— La perte de Kingman Reef a fait réfléchir certains de nos crânes d’œuf, qui ont conclu que les cyclones allaient proliférer cet été et que nous risquions de perdre tous nos sites de lancement. Or nous allons avoir besoin de pas mal de satellites météo. La Base lunaire dispose de ses opérations minières et de ses ateliers cadcam – nous voulons que vous l’automatisiez de façon à pouvoir y fabriquer des satellites et à les placer en orbite terrestre. Nous sommes prêts à vous transmettre les spécifications techniques.

— Combien de temps devrai-je rester là-haut ?

— Vous êtes impatient de redescendre ? Je sais qu’on aurait dû vous remplacer depuis longtemps.

— Ce n’est pas ce que j’ai demandé. Combien de temps devrai-je rester là-haut ?

— Hum… Eh bien, jusqu’à ce que la crise soit passée, je pense. Au moins jusqu’à cet automne.

— Dans ce cas, marché conclu.

Diem se dit en raccrochant : voilà un gars qui ne se fait plus aucune illusion mais qui exécute les ordres qu’on lui donne – et en plus, il est prêt à tout pour garder son boulot. Tous les goûts sont dans la nature.

Comme d’habitude, cette expression déclenche un léger bourdonnement dans son crâne, comme si un petit serpent à sonnette s’y était niché. Il pense aux bandes rangées dans sa cave, au dispositif complexe qu’il y a installé… et chasse cette image de son esprit, comme il le fait au moins une fois par heure ces temps-ci.


Jesse sait déjà que Mary Ann Waterhouse est complètement givrée – en fait, c’est à peu près tout ce qu’il sait à son sujet –, mais à présent que son accès de fièvre nympho est passé, elle lui semble d’agréable compagnie. Et les tacos qu’on lui sert – agneau saignant, oignons crus et tomates fraîches – sont succulents, si bien qu’il ne regrette pas son expérience, même si celle-ci est beaucoup trop bizarre pour qu’il puisse jamais en faire un récit crédible.

Et Mary Ann est bien mignonne, à présent qu’elle est vêtue d’une tenue plus discrète et que la lueur des chandelles la rajeunit de quelques années.

— Je pense que je te dois une explication, Jesse, dit-elle pendant le repas, mais pour être franche, je ne sais pas si j’en ai trouvé une. Jusqu’ici, je passais mes journées à prendre l’autocar, à me promener sur la plage de Puerto Madero et à pleurer tout mon soûl quand je n’avais pas envie de hurler. Je croyais que j’allais pouvoir rencontrer des gens ordinaires, comme si j’étais moi-même une personne ordinaire.

— Ton travail doit être vraiment stressant, dit Jesse, conscient de la stupidité de ce commentaire.

— Oui.

Elle passe la minute suivante à mâcher soigneusement sa bouchée, puis reprend :

— Tout le monde le sait, mais la XV n’en parle jamais. Sais-tu ce que c’est que le flou ?

— Euh… ça me dit quelque chose. C’est un truc qui te permet de conserver ton identité, non ?

— Je vois que tu connais la version officielle. Tu veux que je te raconte un truc vraiment horrible ?

Il écarte les bras en signe de résignation ; si c’est pour trouver une oreille amicale qu’elle tourne ainsi autour du pot, il est prêt à l’écouter – même s’il a l’impression de soulever une pierre dissimulant une masse grouillante d’asticots. Et quelque chose en lui est impatient de connaître la vérité.

Mais Mary Ann interprète sa réaction d’une tout autre façon. Elle-même a été choquée de la façon dont elle a agressé ce pauvre garçon – oui, agressé, c’est bien le mot juste. En fait, depuis son arrivée au Mexique, elle se demande si elle va réussir un jour à se remettre ; durant la première semaine de son séjour, elle s’est affublée d’une perruque pour jouer à la touriste, montant au sommet du Tacaná à bord d’une nacelle et effectuant une randonnée dans la forêt tropicale. Puis elle est restée enfermée dans sa chambre pour bouquiner, et ensuite elle a passé ses journées à la plage… et voilà qu’elle se met à agresser les garçons dans la rue. Elle se demande quand elle va toucher le fond.

Mais elle veut être sûre que Jesse ne la quittera pas sur une mauvaise impression.

— Le flou n’a pas grande importance, dit-elle à voix basse. Ce n’est qu’une explication toute faite. Nous sommes aussi sensibles que le commun des mortels, mais seule une infime partie de nos sentiments franchit le barrage de l’interface nerveuse. Et ça n’a rien à voir avec un signal susceptible d’être amplifié… c’est un peu comme une image floue, il ne sert à rien d’allumer la lumière pour mieux voir. Donc… eh bien, pour me résumer, nous devons exagérer tout ce que nous ressentons. Et parfois…

— Vous vous faites physiquement mal ?

— Oui, et nous finissons par nous adapter à cette situation ; seules les émotions intenses sont exploitables.

Elle baisse les yeux ; ce n’était pas là qu’elle voulait en venir.

— Écoute, ça va te sembler idiot, mais… ces derniers temps, tout ce que je dis me paraît idiot si ça ne vient pas d’un script. Mais assez parlé de moi. J’aimerais que tu m’en dises un peu plus sur toi.

Il fait la grimace, mord dans son taco – Mary Ann s’est demandé pourquoi le repas était si copieux, mais la señora Herrera en sait davantage qu’elle sur l’appétit des adolescents – et dit :

— Non, ça ne semblait pas idiot, ça semblait poli de ta part. Tu veux vraiment que je te parle de moi ?

— Il me semble que tout le monde sait ce que je ressens ; ce que je veux savoir, c’est ce que ressent une personne moins perturbée que moi. Vas-y, je t’écoute.

Il hausse les épaules.

— Excuse le cliché, mais la première chose qui me vient à l’esprit, c’est qu’il n’y a vraiment pas grand-chose à raconter. Quant à la seconde… oh, et puis zut. Je suis venu ici pour enseigner aux classes préparatoires de l’université de Tapachula. Je suis élève ingénieur à l’U d’Az mais j’ai demandé un congé sabbatique. Je travaille avec des gars du coin qui ont besoin de faire des progrès en maths et en physique pour préparer les écoles d’ingénieurs… mais…

Ses yeux se perdent dans le lointain.

— Mais ? encourage-t-elle.

Une petite voix lui souffle que Synthi Venture est mieux à même d’apprécier la situation que Mary Ann. Ce mec est joli garçon – joli, tu parles : il est carrément beau –, et la façon dont la lueur des chandelles joue sur son visage ému… on se croirait dans un documentaire consacré à quelque poète romantique…

— Mais, reprend-il, il y a cette fille.

C’est une histoire fabuleuse, se dit Mary Ann, et ce qui la rend fabuleuse, c’est le fait que ce garçon soit mille fois plus sincère que les gens de son entourage habituel. Il est en train de vivre un grand amour et pense que c’est le seul qu’il vivra jamais. Et il a l’air si triste… et si beau.

Mary Ann se targue d’être aussi intelligente que cynique, et elle a parfaitement raison. Mais ce qu’elle n’admet que rarement, c’est que pour séduire son public, Synthi Venture doit être capable de ressentir les émotions prisées dudit public… conclusion : il y a toujours eu une part de Synthi chez Mary Ann, et cette part n’a cessé de croître au fil des ans. Aussi ringard que cela puisse paraître, elle est profondément troublée par les confidences que lui fait ce garçon, de sorte qu’elle adopte l’attitude la plus séduisante qui soit : elle a l’air fascinée.

Jesse s’en aperçoit, se dit aussitôt qu’elle est douée pour écouter les autres, que c’est la première personne qui semble le comprendre, et à sa grande surprise, il se prend de compassion pour elle – finalement, c’est une brave fille que la vie n’a pas gâtée. Il est fier de pouvoir ainsi lui pardonner… et remarque qu’elle est transfigurée par la lueur des chandelles.

— Mais assez parlé de moi, conclut-il. Tu as sans doute eu ta dose de clichés. Euh… je ne travaille pas demain. Ça te dirait d’aller faire quelque chose de vraiment idiot, comme d’aller te promener sur la plage avec moi ?

— Cela me comblerait.

Elle a un sourire profond, secret, où il lit plusieurs siècles de souffrances tempérés par une grande chaleur intérieure. Il se rend compte qu’ils sont peut-être faits l’un pour l’autre et lui dit :

— Génial.

Elle adore la façon dont il prononce ce mot – cela lui rappelle des mecs qu’elle a connus au lycée – et elle comprend soudain qu’ils sont sans doute faits l’un pour l’autre.


Comme tout pilote qui se respecte, Louie Tynan n’a aucune patience avec les médecins. Et ceux-ci doivent s’en rendre compte, car ils se manifestent toujours quand il n’a pas le temps de s’occuper d’eux.

Ça fait un bon moment qu’il a affaire au docteur Wo, et bien entendu celui-ci le contacte pour un bilan de santé à l’instant précis où il va partir sur la Lune.

Si on lui posait la question, Louie répondrait que la neurologie spatiale est une science bidon – jamais il n’a perçu d’altérations dans son esprit, seulement dans son poids et dans ses réflexes –, mais personne ne lui demande son avis. Il passe une heure à visualiser des images suggérées par le docteur Wo et à lui décrire celles qu’il reçoit dans son casque, laissant à l’homme de l’art le soin d’effectuer une évaluation complète de son système nerveux.

En règle générale, Wo fait partie de ces médecins pour lesquels « Des questions ? » signifie « Adieu » et « Je peux vous demander quelque chose, doc ? » signifie « À la prochaine ». Mais cette fois-ci, lorsqu’il a procédé à son bilan, il reste en ligne et dit à Louie :

— Il y a un autre point que j’aimerais aborder avec vous, colonel Tynan.

— Je vous écoute.

Wo se permet l’esquisse d’un sourire.

— Si je vous affirme que vous ne risquez nullement d’être renvoyé sur Terre, accepterez-vous de vous détendre et de m’écouter attentivement ?

C’est au tour de Louie de sourire.

— Okay, doc. Allez-y.

Wo détourne les yeux comme pour réfléchir, puis se lance.

— Vous savez sans doute que tous les systèmes informatiques modernes sont délibérément infectés par des codes de réplication et d’optimisation – des petits programmes qui se dupliquent lorsque c’est nécessaire et modifient les autres programmes afin de les améliorer. Par exemple, si un programme donné tourne en soixante-dix étapes et si un optimiseur découvre un moyen de le faire tourner en soixante étapes, peut-être parce que son fonctionnement est obéré par des transferts de données superflus… l’optimiseur entre alors en action. Et comme ces optimiseurs se modifient aussi les uns les autres, aucun de nous n’a une idée exacte de leur fonctionnement. Tout cela doit vous être familier, n’est-ce pas ?

— En effet. Et je ne suis pas un ordinateur, doc.

— Pas encore. Et c’est là où je veux en venir. Les dernières générations d’optimiseurs ont appris à franchir les barrières entre les systèmes d’exploitation ; ils sont capables de se traduire eux-mêmes et d’infecter des systèmes pour lesquels ils n’ont pas été conçus. De toute évidence, cette capacité accroît leur utilité dans le cadre du net, puisqu’ils se téléchargent eux-mêmes dans toute nouvelle machine et en nettoient les codes.

» Il y a deux ou trois ans, nous avons fait des expériences avec des cerveaux de lapins et nous avons découvert que les plus évolués des optimiseurs étaient capables de s’implanter dans le cerveau. Et une fois arrivés là… eh bien…

— Ils ont rendu vos lapins intelligents ? Vous voulez dire que je risque de devenir un génie si je passe trop de temps en téléprésence ?

— D’une certaine façon, c’est ce qui est arrivé à nos trois derniers volontaires humains. Mais on a observé sur eux des effets d’une autre nature. Je vous prie donc d’être prudent… et de me contacter si vous remarquez quoi que ce soit d’inhabituel.

Wo marque une longue pause avant de reprendre :

— Par exemple, ils ont cessé de ressentir le besoin de sommeil. Entre autres fonctions, le sommeil permet au cerveau de procéder au tri des souvenirs et au rangement de la mémoire. Comme ils avaient des optimiseurs dans la cervelle, leurs souvenirs étaient triés et leur mémoire bien rangée, ce qui fait qu’ils avaient moins besoin de sommeil.

— Vous avez dit : « entre autres fonctions »…

— Eh bien, la nature aime la polyvalence. Dès qu’un organisme adopte un comportement donné, l’évolution trouve le moyen de le rendre multifonctionnel. Le système immunitaire consomme beaucoup d’énergie, de sorte que c’est pendant le sommeil, période où l’organisme est peu sollicité sur ce front, que les fonctions immunitaires entrent en action. Si vous deviez être infecté par ces programmes, vous cesseriez d’éprouver le besoin de dormir, mais il vous faudrait quand même vous imposer plusieurs heures de repos chaque jour. En particulier dans un environnement comme le vôtre, où vous êtes exposé aux radiations dures, ce qui fait que vous avez davantage de cellules endommagées et que les parasites dont vous pouvez être porteur sont davantage sujets aux mutations.

— Euh… d’accord. Mais est-ce que je serai capable de dormir ?

— Absolument, dit Wo avec un petit sourire. Ces fameux programmes optimisent toutes les fonctions.

Il hésite un long moment, puis poursuit :

— Donc, si vous remarquez quoi que ce soit d’anormal – même si cela ne semble vous gêner en rien –, contactez-moi. Des questions ?

— Je ne crois pas, dit Louie.

L’écran redevient vierge. Wo a raccroché.


Durant la semaine qui suit la destruction de Kingman Reef, le cyclone se déplace vers l’ouest et vers le nord. En dépit de toutes les déclarations médiatiques sur son « comportement » et sa « personnalité », il ne s’agit que d’un ovale de basse pression dans la troposphère alimenté par la chaleur de l’océan, de sorte que les commentaires des présentateurs et des vedettes XV, selon lesquels « il est totalement indifférent à la détresse humaine », relèvent de la clause de style. Un cyclone qui manifesterait un quelconque intérêt pour la détresse humaine serait une authentique nouveauté.

Il ravage un groupe d’îles ayant acquis une certaine notoriété durant la Seconde Guerre mondiale, dont les plages sont considérablement altérées par sa déferlante. Les morts se comptent par centaines dans les Carolines comme dans les Marshall, mais la couverture médiatique perd régulièrement de son importance – la XV, comme la TV avant elle, réclame du neuf en permanence, et quand on a vu un « paradis exotique » en ruine, on les a tous vus. En outre, la misère sordide qui règne sur ces îles les rend peu conformes à l’image d’un paradis (leur destruction est de fait nettement moins bouleversante), et la venue du cyclone entraîne une diminution de la luminosité qui n’est guère propice à de bonnes prises de vues. Le cyclone va donc d’une île à l’autre, massacrant des centaines de personnes et rayant plusieurs villes de la carte, mais le public finit par se lasser du spectacle. Habitués à ce que les stars leur fassent vivre des scènes de guerre et de violence, les branchés de la XV se contentent de bâiller devant le cataclysme du Pacifique.

Ce n’est pas parce que les victimes de celui-ci ont le teint basané – en 2028, on peut en dire autant de la majorité des branchés –, mais parce qu’elles vivent à l’autre bout du monde, et les commentateurs ont beau répéter que ce cyclone est le plus puissant de l’Histoire, on ne peut s’en rendre compte que grâce aux images satellite : au niveau du sol, là où se trouve l’intérêt humain, on ne voit que le vent, la pluie et les vagues. On assiste à un sursaut d’intérêt durant deux ou trois jours, lorsque Kishima, la vedette de la chaîne japonaise Adventure, annonce qu’un staticoptère va le déposer sur la déferlante et qu’il va surfer sur celle-ci jusqu’à ce qu’il atteigne la terre ferme, mais les branchés finissent par se lasser de ce nouvel épisode, constatant que si la star nipponne est aussi fatiguée que terrifiée, elle est parfaitement à l’aise dans l’eau glacée et sait qu’un avion est prêt à la récupérer en cas de pépin.

La TV et la XV savent que le cyclone Clem est un événement majeur, qu’elles se doivent de le couvrir, mais elles sont incapables de le rendre passionnant.

La nuit du 21 juin, la couronne extérieure de Clem effleure Saipan vers deux heures du matin. Lance, un reporter d’Extraponet, est sur les lieux et cherche fébrilement un abri quelconque – son net l’a lâché en pleine tempête pour qu’il transmette ses impressions, il a perdu ses gardes du corps et ne sait plus où il se trouve. Son rédac-chef cherche à le localiser par transpondeur, mais le vent est si fort que l’antenne directionnelle est totalement inopérante. Ils restent quand même en liaison et Lance cherche désespérément à se repérer. Il tombe à deux reprises, est heurté par une planche emportée par le vent, et se retrouve en train de ramper dans une mare de boue agitée de tourbillons.

Puis il aperçoit une lueur orangée et réussit tant bien que mal à fixer ses yeux sur elle.

— Conrad Hotel, dit-il.

— Ah ! fait la voix du rédac-chef dans son oreille. On sait où tu es !

— Formidable. Maintenant, appelle-moi un taxi.

— Plus personne ne circule, Lance. Tu ferais mieux de te réfugier là-dedans. La zipline a déraillé et toutes les routes sont inondées – regarde si tu peux louer une chambre.

— J’espère que ce n’est pas complet, marmonne-t-il.

La mare dans laquelle il avance à quatre pattes est glaciale. Il se demande s’il n’a pas perdu un soulier.

— Ce n’est pas vraiment un hôtel, plutôt une résidence du troisième âge, dit le rédac-chef. Mais peut-être qu’ils te donneront une chambre. Ils vont sûrement t’accueillir à bras ouverts, les vieux adorent la XV et, d’après l’annuaire, ceux-là sont en majorité américains.

Quand Lance arrive sous la marquise, il se retrouve à l’abri du vent et de la pluie ; il a l’impression qu’il vient d’émerger d’un fleuve en furie. Il reste quelques instants bouche bée, comme un poisson à l’air libre, puis se relève non sans effort. Il frappe à la porte, tente de la pousser. Elle s’ouvre sans problème.

Il y a une centaine de personnes dans le hall ; Lance constate au bout d’une seconde que le personnel a dû s’enfuir. Deux ou trois vieillards semblent surpris, comme s’ils le reconnaissaient. Il referme la porte derrière lui.

L’édifice est vieux d’au moins un siècle, et il le sent vibrer de partout.

Un vieil homme portant jaquette et nœud papillon s’approche de lui.

— Êtes-vous un représentant de la direction ?

— Je suis journaliste. Je travaille pour Extraponet. Je suis venu me mettre à l’abri.

— Vous ne le resterez pas très longtemps, déclare une vieille dame en jean et sweater.

Le vieil homme ne lui prête pas attention.

— Nous envisagions de nous réfugier dans la cave, dit-il. Elle n’est qu’à quelques mètres au-dessous du sol, mais nous y serons plus en sécurité qu’ici. Il y a encore plein de gens qui refusent de sortir de leur chambre – nous ne pouvons rien pour eux, j’en ai peur –, et certains d’entre nous ont peine à se déplacer. Nous allions voter pour savoir si nous devons enfoncer la porte de la cave – elle est fermée à clé.

Lance hoche la tête. On entend un coup de tonnerre, et l’immeuble tremble sur ses fondations.

— Euh… au diable la démocratie, dit-il. Je vais m’occuper de cette porte.

On lui ouvre la voie. La porte a l’air solide, mais son chambranle beaucoup moins.

Quatre coups de pied, comme on lui a appris lors de sa période d’entraînement, et la porte cède. Il a droit à des applaudissements nourris.

Comme l’électricité n’a pas été coupée, il actionne l’interrupteur. Il y a trente centimètres d’eau dans la cave.

— J’hésite, dit une vieille dame.

Sa chevelure évoque irrésistiblement une perruque fabriquée à partir de fibres métalliques.

— Ça n’a pas l’air très propre.

— Oh, tais-toi, Kristin, dit l’homme qui l’accompagne en descendant les premières marches. Les chaussures, ça sèche.

— Toujours aussi grincheux, dit-elle en le suivant.

Ils descendent le petit escalier en se tenant par la main.

Lance se rend compte que le groupe est partagé entre la peur de voir le bâtiment s’effondrer et le dégoût que lui inspire la cave inondée ; il se dirige à son tour vers l’escalier. Au moins pourra-t-il…

Aucun ingénieur ne se souciera d’analyser ce qui se passe ensuite ; la structure de cet édifice est bien moins intéressante que ne l’était celle du site de lancement. Mais le principe est tout simple ; une surface irrégulière, qui serait en outre pourvue d’ouvertures, est plus vulnérable au vent qu’une surface lisse. Que le toit s’envole, qu’une fenêtre se brise, qu’une porte s’ouvre, et cette vulnérabilité augmente de façon spectaculaire.

En une fraction de seconde, les dégâts se multiplient, et la surface présente de plus en plus d’irrégularités, de plus en plus d’ouvertures. Et la fraction d’après, la force s’exerçant sur l’hôtel est multipliée plusieurs fois.

Le Conrad Hotel s’effondre comme un château de cartes, se réduit à un tas de poutres et de briques. Lance n’a même pas le temps de réagir, et il est de loin le plus agile des occupants. On entend des hurlements et des bruits de fracas.

Il se retrouve prisonnier des ténèbres. Autour de lui, des cris et des gémissements. Quelques personnes appellent leurs proches, d’autres se contentent de hurler.

Il tente de dégager son bras gauche, mais il est cassé. Son bras droit est plaqué contre son flanc. Une masse invisible pèse sur son torse et il respire à grand-peine.

Peu à peu, l’eau monte dans la poche d’air où se trouve sa tête. Lorsqu’elle atteint ses oreilles, il cesse d’entendre les cris qui résonnent autour de lui ; une éternité s’écoule avant que son visage ne soit englouti, et il en passe les ultimes secondes à tenter de soulever la masse qui pèse sur son torse.

Le rédac-chef n’en perd pas une miette ; une des meilleures séquences XV de l’année, estime-t-il. Huit cents millions de personnes en font l’expérience, en direct ou lors d’une des deux rediffusions de la journée.

Deux jours plus tard, les détectives employés par divers nets découvrent que ce vieux bâtiment pourri appartenait à un consortium de médecins hawaiiens et qu’il présentait toutes les infractions possibles au code de la construction. En plus de Lance, il a vu périr trois cents personnes originaires de l’Amérique profonde qui avaient sacrifié leurs économies pour se payer une retraite au soleil.

Une aubaine pour ces salauds de toubibs, car l’immeuble, son équipement et ses occupants étaient tous assurés.

Une aubaine encore plus juteuse pour la XV. Soudain, voici que se manifestent un millier de parents affligés, voici qu’on a des images de cadavres du troisième âge, des cadavres originaires du pays qui a créé la XV et qui en consomme plus que le reste du monde.

Passionet tente de convaincre Synthi Venture d’abréger ses vacances. Elle s’y refuse, mais ce n’est pas très grave. Deux ou trois jours plus tard, Rock et Quaz sont sur place, peinés de son absence mais fascinés par sa remplaçante, Surface O’Malley, une nouvelle rouquine conçue pour séduire le marché japonais, avec laquelle ils enquêtent sur les « médecins escrocs » responsables du « foyer transformé en piège mortel » dans le plus pur style Spéciale première. Les branchés se gavent du juste courroux de Rock, de la froide détermination de Quaz et du courage et du professionnalisme de Surface.

Passionet envoie cette dernière interviewer un paquet de parents affligés. Elle fait montre d’une chaleur qui inspire la confiance, et c’est avec beaucoup de brio qu’elle hésite entre ses deux partenaires ; évidemment, toute histoire d’amour est condamnée d’avance dans une telle situation, et plusieurs millions de branchés pleurent avec elle lorsque Rock et Quaz décident que leur reportage est trop important pour qu’ils laissent une femme détruire leur équipe. (Mais avant cela, Rock a offert du champagne à Surface sur une plage dévastée, où il l’a ensuite baisée au clair de lune, et Quaz l’a quasiment violée dans une ruelle après lui avoir arraché sa petite culotte – ils ont joué à pile ou face pour se répartir les rôles, et c’est Quaz qui a hérité de celui de la brute de service.)

Le succès de Surface O’Malley est immédiat et les dirigeants de Passionet sont ravis : ce n’est pas tout à fait la copie conforme de Synthi Venture, si bien que les deux femmes peuvent devenir de vraies rivales ; le public aura droit à une année de crêpage de chignons avant qu’elles ne deviennent les meilleures amies du monde.

Pendant ce temps. Rock et Quaz dénichent les preuves que les détectives de Passionet ont trouvées dès les premiers jours et les agitent devant les médecins hawaiiens, qui nient tout en bloc et les menacent d’un procès. Les hommes branchés sur Rock se sentent une nouvelle fois assurés de leur efficacité et de leur noblesse de cœur ; les hommes (et les quelques femmes) branchés sur Quaz éprouvent une nouvelle bouffée de désespoir existentiel – décidément, ce monde est bien laid, le moindre instant de joie y coûte le prix fort, mais un homme honnête et courageux comme Quaz arrive quand même à y jouir du plaisir de coincer quelques salauds, sans parler de l’amitié indéfectible d’un mec comme Rock… et des parties de jambes en l’air avec la belle Surface.

Le cyclone, toujours aussi indifférent à la détresse humaine comme le soulignent les médias, ne frappe pas l’Indonésie contrairement aux prévisions, mais les raz de marée qui l’accompagnent causent néanmoins de graves dégâts dans la région et jusque dans le delta du Mékong.

Durant une journée entière, on perd tout contact radio avec la station météo japonaise de Minami-Tori-Shima, et les médias parlent déjà d’un « nouveau Kingman Reef », mais les ingénieurs nippons sont retrouvés indemnes, seuls leurs instruments ayant souffert de la tempête.

Depuis son passage à Kingman Reef, le cyclone a régulièrement perdu de sa puissance et, tout en restant le plus violent jamais observé de toute l’Histoire, il commence à regagner les limites du concevable. Les scientifiques s’empressent d’en informer les médias ; ceux-ci, qui ont désespérément besoin d’un nouveau scoop, annoncent alors que la crise est passée, même si la tempête est encore là, ou qu’elle sera passée après que la tempête aura frappé Kyushu ou Honshu.

Ces spéculations n’ont rien de déraisonnable. Si ce cyclone était normal, il suivrait un trajet classique dans le Pacifique nord et irait ravager le Japon ; les précédents ne manquent pas. Les cyclones de l’hémisphère Nord ont une course difficilement prévisible dans ses détails, mais ils se déplacent en général vers le nord et vers l’ouest, et celui-ci, en dépit de son caractère exceptionnel, se conforme à cette règle – pour l’instant.

Si bien que lorsqu’il fait demi-tour vers l’est dans l’après-midi du 25 – gagnant en force et en vitesse, suivant une trajectoire située bien plus au nord que celle d’un cyclone classique –, les médias ne se font guère l’écho des protestations de la communauté scientifique. Il n’y a personne dans ce coin de la planète et le cyclone ne fait plus la une ; il ne la refera plus jamais, à moins qu’il ne décide de foncer sur Hawaii.


Durant ces dix dernières années, John Klieg a été amené à intervenir dans le monde entier, du moins le croyait-il. Il se rend compte à présent qu’il a raté nombre de ses recoins les plus sordides, et il se prend à espérer qu’il n’en existe pas de plus sordide que Novokuzneck, capitale de la République sibérienne. Il savait qu’il s’agissait d’une ville-champignon – la Sibérie elle-même est une nation-champignon, bon sang –, mais il avait imaginé quelque chose de plus proche des villes frontières de l’Amérique ou de l’Alaska, voire de la forêt amazonienne : un lieu malfamé, mal fréquenté, mal dégrossi, mais caractérisé par une authentique activité. Quand il était au lycée, il avait été frappé par un poème parlant de cités aux larges épaules, et c’est ainsi qu’il imaginait les villes-champignons.

Il ne s’attendait pas à ça. Le centre d’affaires a été bâti durant la décennie écoulée, à une bonne distance de l’ancien centre-ville, si bien que l’ensemble est nettement déséquilibré. En outre, ledit centre d’affaires se réduit à des buildings déserts aux loyers exorbitants, du fait de la spéculation actuelle sur les espaces de travail. Autour de la ville, le prix du terrain est soumis à des variations allant du zéro à l’incommensurable, conséquence de l’incertitude qui règne quant au tracé des futures ziplines.

Pour l’instant, la zipline existante couvre en tout et pour tout six pâtés de maisons, tous situés dans le Centre Abdulkashim, et bien que son parcours puisse être effectué à pied en moins de dix minutes, il y a un départ toutes les heures les lundis, mercredis et vendredis.

La totalité des habitants de Novokuzneck s’affaire avant tout à acquérir des droits ; à l’instar des onze dictateurs qui l’ont précédé, Abdulkashim a été porté au pouvoir par l’armée, mais c’est en tenant deux de ses promesses qu’il a réussi à conserver ce pouvoir : il n’a pas cessé d’accroître la puissance de l’armée et de réduire celle de toutes les autres agences gouvernementales. Ses opposants ne disposent d’aucun programme de rechange.

Novokuzneck n’est pas la première ville de la planète à s’étouffer dans sa pollution, mais c’est la dernière en date et cette pollution n’est pas près de disparaître. Quand le soleil parvient à transpercer le smog, ce qui n’arrive que rarement, on découvre une ville flambant neuve mais déjà ravagée par la suie, les gaz d’échappement et les eaux usées – ce qui n’empêche pas le bâtiment d’être en plein boum, la création d’une zone franche attirant toutes sortes d’entreprises désireuses d’échapper à l’impôt.

Rien de nouveau sous le soleil, se dit Klieg. Il ne manque jamais d’être étonné par les réactions que suscite le monde des affaires ; celui-ci est conçu pour répondre à la demande dans le cadre de la loi, celle-ci comme celle-là étant déterminées par les consommateurs et les citoyens.

Ce qui le déconcerte, ce n’est pas que cette ville soit devenue une jungle mais que cette jungle soit totalement improductive. Il sait parfaitement que GateTech ne produit strictement rien et empêche parfois ses concurrents de produire quoi que ce soit ; cela ne le dérange pas. Mais au moins son entreprise conçoit-elle des installations agréables et confortables, des usines aux allures de campus où ses employés ont envie de venir travailler. Tous les immeubles de GateTech sont propres, sûrs et conviviaux, car Klieg a compris depuis longtemps que ce type d’environnement est le plus propice à la créativité.

Rien à voir avec Novokuzneck. La plupart des cheminées appartiennent aux centrales électriques municipales, qui seront mises hors service dès l’ouverture de l’usine à fusion (c’est pour très bientôt – dès que le jeu des pots-de-vin aura désigné un élu parmi les candidats, à condition que ledit élu soit capable d’honorer ses délais, de démontrer sa compétence et de débrouiller l’écheveau des projets qui se sont succédé dans les cartons ministériels).

Ces centrales électriques alimentent de gigantesques panneaux publicitaires, les machines des gratte-ciel du centre d’affaires et les sites de démonstration destinés à séduire les investisseurs. Novokuzneck attire en majorité des hommes d’affaires rêvant de nouvelles frontières et de nouveaux profits, et tout est prévu pour exaucer leur moindre souhait ; on leur fait visiter le centre de production de métaux matriciels (où toutes les machines ont été rassemblées dans une sorte d’atelier cyclopéen, les chambres stériles devant les accueillir n’ayant jamais été aménagées) ; le terrain d’aviation où l’on procède à des tests d’atterrissage par maglev (Abdulkashim a acheté et déménagé le site de l’université de l’Ohio, où l’on a opté pour un domaine de recherche plus prometteur) ; ou encore la clinique de nanochirurgie (rien à redire sur celle-ci, sauf que son personnel est composé de médecins ne pouvant guère exercer ailleurs – des toubibs un peu trop attirés par l’alcool, la drogue ou les charmes de leurs patientes). Bien entendu, notre homme d’affaires ne comprend rien à ce qu’il voit – sa spécialité, c’est la finance, pas la science ou l’ingénierie – mais il est berné par cette activité fiévreuse et conclut que Novokuzneck est « réelle » – adjectif nouveau venu dans la langue de bois du libéralisme – et y injecte de l’argent.

Voilà qui attriste Klieg. Jamais il n’aurait ce problème-là. Il sait que ce qui importe, c’est l’argent, les données, les règlements – pas l’aspect physique des choses. Mais un homme d’affaires persuadé du contraire devrait au moins pouvoir distinguer le vrai du faux.

Il sait que les sites de démonstration sont activés une demi-heure avant l’arrivée des visiteurs et désactivés dix minutes après leur départ. Cette jungle sale, boueuse et polluée n’est qu’un attrape-gogos. Jamais on n’y verra s’épanouir un secteur primaire, secondaire ou tertiaire.

Bon Dieu, voilà qu’il raisonne comme une de ces chaînes socialistes du tiers-monde – il ne les goûte pas particulièrement, mais leurs émissions font partie de sa revue de presse quotidienne. D’un autre côté, à quoi s’attendent les gens ? Le but d’une entreprise est de gagner de l’argent – si le bâtiment et les services sont des activités lucratives, on trouve toujours des entreprises pour s’y livrer, et si les entreprises ne font rien, c’est tout simplement parce que personne n’a envie de les payer pour bâtir des immeubles ou rendre des services.

Si la vision de Novokuzneck le plonge dans une telle déprime, ce n’est pas seulement parce qu’il a des yeux pour voir : Glinda et Derry lui manquent terriblement. Quelques semaines plus tôt, Glinda n’était à ses yeux qu’une employée précieuse, sa fille un élément de son CV ; désormais, leur présence lui est indispensable.

Sans doute y a-t-il de la philosophie là-dessous, se dit-il, mais du diable s’il voit laquelle. Le monde change au fur et à mesure qu’on le comprend mieux. Il savait depuis belle lurette que Glinda était seule et séduisante ; jamais il n’avait réalisé que lui-même était seul, ni supposé qu’elle pouvait le trouver séduisant. Voilà tout.

Une pluie tiédasse arrose la ville, laissant des coulées noires et visqueuses sur les buildings flambant neufs, des flaques brunâtres et irisées sur les chaussées de béton mal aplanies. Le taxi qu’il a emprunté est pourvu d’un moteur électrique grinçant et d’une boussole erratique, et à en juger par l’odeur qui règne dans son habitacle, celui-ci a récemment servi de boudoir aux prostituées locales et à leurs clients fortunés venus de l’étranger.

Comme il regrette de ne pas être en Floride ! Derry participe à une sorte de concours hippique, et Glinda l’appellera demain matin (demain soir, heure locale) pour lui dire comment ça s’est passé. Il commence à se prendre d’affection pour la fillette – ni Glinda ni lui ne souhaitent trop la gâter, mais il prend plaisir à lui offrir tous les cadeaux qu’elle trouve à son goût.

Ça faisait des années qu’il n’avait personne à aimer, et l’absence de Glinda et de Derry commence déjà à lui peser. Glinda s’est tout doucement insinuée dans sa vie, et toutes sortes d’activités qu’il considérait comme routinières – aller au restaurant, se détendre sur la plage, faire du shopping – ont soudain acquis un nouvel intérêt.

Sans parler du sexe. Klieg a goûté à toutes sortes de pratiques, mais en fin de compte, il préfère la simplicité épicée de quelques préliminaires… et c’est aussi ce que préfère Glinda, qui se montre aussi enthousiaste que lui à cet égard. Tous les week-ends, ainsi que durant la semaine quand il dort chez elle, ils saisissent la moindre occasion pour passer à l’acte et s’endorment le plus souvent enlacés.

Klieg a même envisagé de prendre sa retraite, mais il a fini par conclure que, même si ses moments de loisirs étaient devenus nettement plus intéressants, il n’était pas encore prêt à leur consacrer la totalité de son existence. Peut-être devrait-il rééquilibrer son emploi du temps, travailler un peu moins lorsque la crise présente sera résolue. Pour le moment, il doit consacrer toute son énergie à se reconvertir dans le lancement de satellites.

Le plus gros imprévu qu’il ait rencontré dans ce pays de merde est la conséquence directe de la publicité que ses dirigeants lui ont faite. Comme ceux-ci se vantaient sans arrêt d’offrir un véritable havre à la liberté d’entreprise – un étalon-or dérégulé, aucune loi de protection de l’environnement, pratiquement aucune contrainte en matière de sécurité, aucune participation financière des investisseurs locaux, et cetera –, il a cru qu’il lui suffirait de débarquer, de bâtir son site et de lancer ses satellites.

Erreur. Si les lois sont absentes, on ne peut pas en dire autant des permis gouvernementaux. Certes, il suffit de payer pour obtenir un permis, mais il faut payer beaucoup et souvent, et le travail s’arrête dès que vous avez oublié d’arroser quelqu’un d’important ; il lui a donc fallu se mettre dans la tête toutes sortes de procédures non écrites, graisser la patte aux intermédiaires susceptibles de le présenter aux personnes intervenant dans ces procédures, puis proposer des pots-de-vin aux fonctionnaires compétents pour qu’ils acceptent d’encaisser les droits qui reviennent au gouvernement. Il aurait économisé une fortune en bâtissant son site ailleurs.

Il se rappelle que s’il est venu ici et pas ailleurs, c’est à cause de cette catastrophe ambulante qui sévit dans le Pacifique ; elle a déjà emporté Kingman Reef, un site qui allait doubler la capacité de lancement planétaire, et selon les derniers rapports qu’il a reçus, elle est assez puissante pour démolir le site japonais de Kagoshima et le site formosan de Hungtow ; quand le cyclone Clem a viré sur la droite à la surprise générale, il a envoyé vers le nord toute une série de marées de tempête. Sur les cinq sites les plus importants du globe, trois seront très certainement inactifs avant juillet, et c’est un bon début.

Il a rendez-vous avec un nommé Hassan qui, bien que n’étant pas de nationalité sibérienne, est un personnage extrêmement influent à en croire ses agents ; si Hassan a autant de pouvoir qu’ils le disent, les permis vont pleuvoir sur sa tête, et dans le cas contraire, eh bien, il n’aura perdu qu’un peu de temps et un peu d’argent.

Le taxi vire brusquement, effleure la bordure du trottoir et asperge d’eau huileuse une fillette du même âge que Derry, qui fait le pied de grue les seins à l’air, vêtue d’une minijupe et chaussée de talons aiguilles. Elle recule d’un bond, pousse un cri, lâche une bordée de jurons, et Klieg aperçoit sur sa poitrine aussi pâle que menue les traces d’une douzaine d’infections différentes ; les hématomes violacés de l’ARTS, les veines enflammées de la SPM et ce qui ressemble à une bonne vieille teigne. Comme elle a la bouche grande ouverte, il voit qu’il lui manque déjà quelques dents et comprend à sa grimace que l’ARTS a déjà entamé ses ravages dans son organisme.

Le plus horrible, se dit-il alors qu’elle jette un paquet de boue sur la lunette arrière du taxi, c’est que si elle essaie de lever des hommes en voiture, c’est qu’il s’en trouve sûrement pour acheter ses services. Si elle n’a pas encore succombé à ses afflictions, ça veut sans doute dire qu’elle est porteuse du SIDA, et elle aura quitté le trottoir – pour se retrouver six pieds sous terre – avant d’avoir fêté son quatorzième anniversaire.

Pour être aussitôt remplacée par une autre.

Le capitalisme en action, se dit Klieg. Un système formidable, à condition qu’on soit en haut de l’échelle…

Ça lui rappelle que Glinda, comme la plupart des mères sous le soleil, ne semble pas remarquer que Derry est en train de grandir ; la fillette tente de lui faire comprendre qu’elle commence à s’intéresser aux garçons, mais Glinda persiste à faire la sourde oreille. Certes, Derry ne risque pas de finir comme l’épave qu’il vient de croiser, mais il n’est pas nécessaire d’être une pute pour attraper des saloperies, et il faut protéger la petite.

Même s’il n’était ni riche ni puissant, Klieg s’en sentirait capable. Ça lui fait du bien de savoir qu’il peut protéger Derry ; pas autant que lorsqu’il savoure les steaks de Glinda (elle a programmé son cuisinier pour qu’il les réussisse à la perfection, ce que Klieg n’est jamais parvenu à faire), ou lorsqu’il écoute la petite lui raconter sa journée à l’école avant de partager un film et du pop-corn avec Glinda, mais ça lui remonte le moral et il en a sacrément besoin dans cette ville puante et inachevée.

Le taxi a dû être programmé pour éviter tous les raccourcis possibles et imaginables, car il traverse deux ou trois fois les mêmes carrefours avant de déposer Klieg devant l’immeuble de Hassan. Celui-ci dispose d’un étage entier dans un gratte-ciel quasiment vide, et Klieg est accueilli devant le hall par deux gorilles sibériens. Ils sont vêtus de manteaux flambant neufs, bon marché, aux couleurs criardes, qui semblent les gêner aux entournures. La bosse sous leur aisselle est nettement visible. Cinq bons centimètres séparent le col du manteau du col de chemise, et lorsque le plus petit des deux gorilles tend la main à « Meesser Klieg », la manchette de sa chemise semble bien trop étroite pour la taille de son poignet.

Joli numéro. Klieg sourit intérieurement (on dirait une scène dans un vieux film) mais il n’est guère impressionné.

À sa grande surprise, l’ascenseur fonctionne à la perfection, et quand il arrive au dernier étage, c’est pour y découvrir des bureaux neufs, agréables, propres et bien entretenus ; cela, bien plus que l’aspect du gratte-ciel et la présence des gorilles, le convainc qu’il a affaire à un pro.

Hassan est habillé de façon impeccable mais sans ostentation : encore un bon signe. C’est un homme de petite taille, aux épaules carrées, dont la carrure suggère celle d’un athlète de haut niveau qui a su rester en forme.

— Mr. John Klieg, salue-t-il.

Son accent évoque davantage Oxford ou Cambridge que le Pakistan ; les recherches effectuées par Klieg lui ont appris que Hassan n’est originaire ni d’Angleterre ni du sous-continent indien, mais qu’il est issu de ce système complexe d’orphelinats, de foyers d’accueil et de bandes organisées qui, durant les trente ans ayant suivi les guerres d’Asie centrale ex-soviétique, a produit plusieurs millions de personnes sans nationalité bien définie.

— Enchanté de faire votre connaissance, répond-il.

Puis on lui offre du thé ; Klieg a déjà avalé deux décas ainsi qu’une pilule qui maintiendra le volume de sa vessie dans des proportions normales : on l’a averti que la politesse exige de lui qu’il ingurgite plusieurs litres de thé.

Ils prennent place dans le bureau de Hassan, sur une masse de coussins disposés autour d’une table basse et dissimulant à moitié un tapis fait main d’aspect coûteux. Un samovar trône sur une étagère, et le plus grand des deux gorilles leur apporte deux tasses fumantes avant de s’éclipser discrètement.

Face à face de part et d’autre de la table, Klieg et Hassan commencent par parler du temps qu’il fait en sirotant leur thé. Il serait grossier d’entrer tout de suite dans le vif du sujet. Après avoir resservi du thé, Hassan demande :

— On me dit que vous n’avez pas de famille, Mr. Klieg.

— Pas pour l’instant. Mais j’y travaille.

— Ah. Il y a donc une femme dans votre vie ? Une jeune beauté pour illuminer vos années de maturité ?

Klieg sourit et secoue la tête.

— Une beauté aussi mûre que moi qui élève seule son enfant. Une femme douée de beaucoup de bon sens.

Hassan se lève, remplit à nouveau les deux tasses et poursuit en les rapportant :

— Je vois que l’on m’avait bien informé ; vous êtes un homme sage et prudent. Et naturellement… (il tend une tasse à Klieg)… le plus naturellement du monde, vu votre situation personnelle, vous vous préoccupez de l’avenir, vous souhaitez régler certains problèmes afin d’assurer la sécurité de votre nouvelle famille. Je comprends cette préoccupation et je la partage – j’ai moi-même quatre filles et un fils en bas âge, et quand je vois la violence qui se déchaîne dans cette partie du monde, la misère sordide qui y règne parfois, je redresse la tête et je me tue au travail pour préserver les miens du mauvais sort. Il en va de même pour vous, n’est-ce pas ?

Klieg s’est promis de ne pas faire de sentiment lors de cette rencontre – après tout, si Hassan est aussi bon qu’on le lui a dit, il sait sûrement se faire aimer. Mais il ne peut néanmoins s’empêcher de le trouver sympathique.

— Oui, vous avez tout à fait raison. Il vient un moment où l’on cherche à se bâtir une forteresse, car le monde qui nous entoure est cruel.

Hassan sourit, hoche la tête et, sans altérer son expression d’un iota, il déclare :

— Et cependant, Mr. Klieg, voilà que vous débarquez dans un pays où les assassinats sont fréquents, dans une ville où règnent la pollution et la violence, dans le but d’y édifier la seule chose qui vaille probablement la peine d’être volée, sous la protection des voleurs et des escrocs qui se trouvent tenir les rênes du gouvernement de cette misérable nation. C’est là le genre de risque qui est d’ordinaire réservé à un homme pauvre prêt à saisir toutes ses chances. Pas à un homme riche qui a déjà marqué le monde de son empreinte. Voilà qui m’intéresse énormément en tant qu’étudiant de la nature humaine – et quel homme d’affaires ne l’est pas ? Je me demande ce qui a pu vous pousser à prendre un tel risque.

Klieg opine, avale une gorgée de thé et se dit que le cliché sur la subtilité asiatique et la brutalité américaine est décidément bien daté ; Hassan a entamé la phase sérieuse de leur discussion en posant la question qui prime sur toutes les autres. Et Klieg n’est même pas sûr de pouvoir lui donner une réponse. Il savoure le thé, puis se lance.

— Comme vous l’avez deviné, j’ai de bonnes raisons de faire ce que je fais. Savez-vous quelle est la principale activité de GateTech ?

— Oui : le blocage des brevets.

— Je préfère employer d’autres termes, car je n’ai pas l’impression de bloquer quoi que ce soit – je me contente de construire des routes et des relais entre la frontière et ceux qui veulent l’atteindre, puis j’exerce sur ceux-ci un droit de péage que je crois légitime. Mais, oui, c’est ainsi que je gagne de l’argent. Cela m’oblige à me tenir informé de tout ce qui se passe et à garder une longueur d’avance sur des équipes de gens brillants. Et la course devient de plus en plus difficile…

— Lorsqu’elle a débuté, vous étiez le seul à avoir conscience de son existence ; aujourd’hui, l’activité de votre entreprise est une donnée que tous vos concurrents prennent en compte dès le début.

— Exactement.

— Vous avez donc décidé de changer de stratégie. Je l’avais déjà déduit, Mr. Klieg, et permettez-moi de vous féliciter de cette décision sensée. Mais c’est là que je ne comprends plus ; de toute évidence, la meilleure stratégie aurait été pour vous d’opérer au plus près de la frontière scientifique et technologique actuelle, de vous débrouiller pour tracer de nouvelles routes plutôt que d’établir des « relais » sur une route déjà bien fréquentée.

» Mais je constate tout autre chose. Voici que vous vous intéressez à une région dangereuse, où vous devez pactiser avec des gens difficiles, et tout ça pour vous consacrer à une technologie aussi simple que bien balisée, le lancement de satellites, que tout le monde maîtrise depuis le milieu du XXe siècle.

» Cela me conduit à envisager trois hypothèses.

» Soit vous êtes fou – ce qui est très loin d’être prouvé. Soit vous avez fini par vous lasser de votre activité, ce qui vous pousse à courtiser le danger – cela me semble hautement improbable, puisque vous souhaitez fonder une famille dans un monde déjà bien dangereux. Ou alors vous avez eu accès à des informations pour l’instant tenues secrètes et vous avez décidé de construire un relais sur une route que le monde sera bientôt obligé d’emprunter. Comme j’ai beaucoup de respect pour vous, c’est cette troisième hypothèse que j’ai choisi d’adopter.

» Eh bien, Mr. Klieg… comme vous le savez, je suis en mesure de vous aider. J’ai un prix, qui sera négocié par mes subordonnés – en fait, ils sont en contact avec les vôtres en ce moment même, comme vous le savez sûrement, et je suis sûr que nous parviendrons à un accord satisfaisant pour les deux parties. Mais je désire autre chose, et je veux que vous compreniez que si je le désire tellement, c’est parce que je connais déjà le bonheur auquel vous aspirez – j’ai une famille et je tiens à assurer sa sécurité.

» Je désire apprendre ce que vous pensez savoir sur notre avenir immédiat et je désire savoir pourquoi ce site de lancement risque de s’avérer si important.

Hassan s’est penché en avant et son expression s’est altérée. Klieg n’a aucun doute sur sa sincérité. Hassan est mortellement sérieux et Klieg ne croit pas qu’il soit en train de lui jouer la comédie.

Premièrement, il agirait exactement comme lui si leurs rôles étaient inversés. De toute évidence, Hassan n’a pas plus besoin de s’enrichir que lui-même. Et tout aussi clairement, quand un mystère fait son apparition dans votre territoire, il est d’une importance vitale pour vous de contacter sa source.

Klieg boit une gorgée de thé, prend un risque calculé.

— Permettez-moi de passer un coup de fil afin de m’assurer que les négociations contractuelles et financières se passent aussi bien que nous le pensons. Si tel est le cas, eh bien, nous conclurons notre accord et je vous dirai tout ce que je sais.

Hassan acquiesce d’un air résolu et un gorille apparaît comme par miracle et tend un téléphone à Klieg. Celui-ci compose un numéro, pose deux ou trois questions dont les réponses ne le surprennent nullement. Hassan va lui revenir cher, mais s’il est vraiment ce qu’il prétend, si son intervention doit lui épargner des démarches aussi longues que coûteuses – pots-de-vin et graissages de pattes divers –, l’investissement sera vite amorti.

— Okay, Jerry, vous pouvez signer, c’est une affaire qui marche.

Klieg coupe la communication et se tourne vers Hassan.

— Il y a quelques semaines, quand tout ce méthane a été dégagé dans l’atmosphère…

Une demi-heure plus tard, non seulement Hassan sait tout ce qu’il y a à savoir, mais en outre il est tout sourires, ce que Klieg comprend parfaitement. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion d’aider un monopole mondial à se mettre en place.

Ils conviennent de se retrouver pour dîner un de ces jours, puis la conversation porte sur d’autres sujets ; Klieg a droit à un aperçu du fonctionnement du gouvernement sibérien, et bien qu’il ne soit pas plus horrifié que lorsqu’il a été initié aux coutumes de Washington et de l’ONU, il remarque que les tactiques locales sont plus brutales et moins raffinées, et se jure de faire le maximum pour éviter les ennuis.

Les deux hommes passent le reste de la matinée à boire du thé et à parler de vieux films ; Hassan se révèle être un cinéphile enthousiaste. À moins qu’il n’ait potassé le sujet après avoir fait des recherches sur Klieg. On ne saurait lui en demander davantage.


— Entendu, dit la voix de Di Callare dans l’écouteur de Carla Tynan. Je t’enverrai toutes les données que tu me demanderas. Mais ce ne sera pas facile.

— Louie a l’impression d’être repéré, lui aussi, répond Carla. Et si nous perdons le contact avec lui, nous n’aurons plus de données solides. Mais dis-moi, Di, que penses-tu de Clem ? Jamais un cyclone du Pacifique n’a maintenu le cap à l’est aussi longtemps.

— Sans parler du fait qu’il se déplace sur des latitudes plus élevées que la normale. Nous ne savons pas grand-chose sur le comportement d’un cyclone quand il reste au nord du trentième parallèle. D’ordinaire, la chaleur est insuffisante dans cette région pour lui permettre de continuer sa course et de gagner en puissance. Pour ce que nous en savons, son comportement est celui d’un super-ouragan sur un océan chaud.

— Mais en principe, la force de Coriolis…

— Il suit la trajectoire des courants directeurs, coupe Di d’une voix neutre. Et à présent qu’il s’est éloigné de l’équateur, nous ne recevons plus toutes les données pertinentes – il est sorti du champ des satellites équatoriaux, les Japonais refusent de nous communiquer leurs chiffres, il semble que les Sibériens et les Alaskans n’en aient pas, et nous n’avons pas encore réussi à envoyer un satellite en orbite polaire – le gouvernement traîne les pieds pour le financer, et comme les lancements commerciaux de Kingman Reef ont été réaffectés à Edwards et à Aruba, son intervention est nécessaire si nous voulons obtenir une fenêtre correcte. De sorte qu’il peut se produire toutes sortes de phénomènes à l’intérieur de Clem – y compris le jet d’écoulement le plus fort de l’histoire.

Carla se redresse et se masse le dos ; en tant que lieu de repos flottant, Mon Bateau est un échec sur toute la ligne. Ça fait plusieurs jours qu’elle a le sommeil difficile, son cul lui fait aussi mal que lors de sa période Washington, et les ravages de Clem l’empêchent de remonter à la surface pour prendre ses bains de soleil.

— Tu veux bien répéter ? demande-t-elle.

— Quoi donc ? Cette histoire de jet d’écoulement ? C’est une idée de Gretch, notre stagiaire – elle calculait l’équilibre des masses pour un cyclone de cette taille, et la seule façon qu’il a selon elle de ne pas s’étrangler…

— C’est de chasser loin de lui la plus grande quantité possible d’air humide – évidemment ! Embrasse cette stagiaire de ma part et interdis-lui de retourner à la fac. Tu auras besoin d’elle. Je viens d’avoir une idée, Di, et je te recontacte dès que possible.

Il la salue d’un geste de la main, puis coupe la communication. Elle se demande comment il se débrouille pour utiliser une cabine publique différente deux fois par jour, puis si sa liaison avec Louie est suffisamment protégée… puis se demande une nouvelle fois qui aurait intérêt à les empêcher de comprendre la situation. Enfin, Di a toujours été plus doué qu’elle pour la politique.


Le jet d’écoulement est un phénomène associé aux cyclones. Lorsque l’air chaud remonte jusqu’au sommet de l’œil, il se disperse en général dans toutes les directions et cause de fortes précipitations dans un rayon assez important, mais il lui arrive parfois de former un seul jet se déplaçant dans une seule direction ; on l’appelle alors jet d’écoulement.

Ce jet transporte une masse d’air plus importante qu’il n’en est transporté lors d’une dispersion classique, de sorte qu’il fait sauter l’une des contraintes pesant sur la croissance du cyclone, car la masse d’air évacué étant plus grande, le cyclone absorbe davantage d’air à la base de son œil et sa puissance augmente en conséquence.

Mais la présence d’un jet d’écoulement a un autre effet encore plus significatif ; comme ce jet redescend en un seul lieu, d’un seul côté du cyclone, il entraîne la création d’une zone de haute pression. L’air se déplaçant des zones de haute pression vers les zones de basse pression, et l’œil d’un cyclone étant de celles-ci – il n’y a que dans le vortex d’une tornade que la pression peut être plus basse –, le vent se met à souffler en direction de l’œil du cyclone, et celui-ci se déplace alors dans une direction opposée à celle du jet d’écoulement. Le cyclone fonce au-dessus de l’océan à la manière d’un ballon d’enfant brusquement dégonflé.

Cette comparaison est plus juste qu’il ne le semble, car l’azimut du jet d’écoulement par rapport au cyclone n’est absolument pas stable ; tout comme l’ouverture du ballon tourne autour de celui-ci lorsqu’il s’envole, le jet d’écoulement tourne autour de la couronne du cyclone. Les mouvements de celui-ci deviennent donc complètement aléatoires, perdant toute relation avec les courants directeurs qui guident sa trajectoire en temps normal, et sa vitesse peut varier de façon spectaculaire. En outre, un cyclone peut présenter plusieurs jets d’écoulement. Et plus un cyclone est important, plus ce cas de figure est probable, de sorte que les cyclones les plus meurtriers de l’Histoire ont non seulement été les plus violents mais aussi les plus capricieux, ceux qui changeaient de trajectoire sans prévenir pour aller frapper une côte qu’ils étaient censés éviter.

Carla vient de tirer de ces faits la conclusion qui s’impose : si Clem est effectivement le cyclone le plus puissant jamais observé, il présente très certainement plusieurs jets d’écoulement.


Il lui suffit d’une heure pour obtenir des prévisions à partir du modèle. Les cyclones les plus puissants du passé présentaient des jets d’écoulement assez importants pour remonter le cours de leur trajet normal. Un cyclone suit presque toujours un courant directeur connu, et la présence d’un jet d’écoulement modifie son évolution sans toutefois la contrôler. Dans le cas d’un cyclone normal, l’influence du jet d’écoulement reste secondaire par rapport à celles du courant directeur et de la force de Coriolis, qui demeurent également prévisibles.

Mais Clem est beaucoup plus puissant que la normale, et il est impossible d’extrapoler son comportement de façon linéaire. Supposons que son jet d’écoulement soit tel qu’il parvienne à déplacer la masse d’air nécessaire pour le faire bouger… estimons le gradient de pression entre l’œil et la zone de descente dudit jet… et nous constatons que l’influence du courant directeur et celle de la force de Coriolis deviennent secondaires. C’est le jet d’écoulement qui guide la course du cyclone.

Un jet d’écoulement n’est pas totalement imprévisible. Il tend à se déplacer autour de la couronne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, abstraction faite de quelques aberrations, et son existence est trop brève pour que son influence soit durable. En outre, lorsque le cyclone suit le courant directeur, le jet d’écoulement aura tendance à s’orienter vers son sillage, ce qui entraînera une augmentation de la vitesse sans variation de trajectoire.

Carla sait à présent – du moins l’espère-t-elle – pourquoi Clem s’est comporté de façon relativement normale, bien qu’ayant traversé la zone froide du Pacifique et ayant crû plutôt que de décroître, et pourquoi il se déplace d’ouest en est, ce qui est sans précédent. Et si elle a bien compris la situation, elle est en mesure de prévoir la suite des événements. Non seulement Clem, à l’inverse d’un cyclone typique, est capable de se déplacer d’ouest en est durant un bon moment, car il dispose d’une eau beaucoup plus chaude que la normale à cette latitude et d’un jet d’écoulement levant l’obstacle du courant directeur, mais…

Tout le monde pense qu’il va altérer sa course, se diriger vers la Sibérie, rencontrer une eau à 12o C au sud du détroit de Béring et achever son existence sous la forme d’une série de tempêtes après avoir peut-être frappé Hawaii ou le Japon. Mais tout le monde se trompe.

Elle rassemble ses données, son modèle, ses notes, tout le bazar… il lui faut quatre heures pour élaborer un rapport à transmettre à Di et à son équipe, et elle est au bout du rouleau lorsqu’elle s’assied pour dicter son introduction. Elle avale une goulée d’eau fraîche et dit :

— Enregistrement.

Un voyant vert s’allume et elle poursuit :

— Di, ce qui suit est absolument vital. Quand tu recevras ceci, nous n’aurons plus beaucoup de temps. Il faut informer la population sans tarder. Clem ne va pas faire demi-tour et se comporter de façon « normale » – il va continuer vers l’est, puis mettre le cap au sud sans cesser d’accumuler de l’énergie. Je ne sais pas où il va frapper ensuite, mais il se pourrait qu’il anéantisse Hawaii, voire la côte ouest. Ça fait une semaine qu’on aurait dû entamer la procédure d’évacuation ; aujourd’hui, il nous reste à peine un délai de trois jours.

Puis elle règle son radio-réveil pour qu’il sonne dans quatre heures. L’habitacle de son sous-marin de luxe est imprégné d’une odeur de salle de gym, mais elle n’en a rien à cirer ; il y a des draps propres dans un tiroir au-dessous de son lit, une douche à moins de deux mètres de là, mais elle n’a plus assez de courage. Elle n’a même pas conscience de s’allonger, et quand la sonnerie l’arrache à ses cauchemars, elle est à peine assez reposée pour se remettre à sa tâche.


Plus Jesse y réfléchit – ce qu’il s’efforce de faire le moins souvent possible –, plus il lui semble improbable qu’il continue de fréquenter Synthi… ou plutôt Mary Ann, car elle insiste pour qu’il l’appelle ainsi. On ne peut pas dire qu’ils aient grand-chose en commun (même s’ils se parlent beaucoup), ni que leurs étreintes soient particulièrement torrides (rien à signaler depuis la première fois), ni que leur liaison menace de tourner au sérieux (bien qu’elle ait entraîné chez lui des changements subtils qu’il trouve en fin de compte intéressants).

Durant leur première semaine ensemble, il avait trop mal pour essayer de lui faire l’amour – et à vrai dire, il préférait attendre de mieux la connaître car elle lui faisait un peu peur. Quant à elle, il ignore ce qui a pu la retenir, si tant est que quelque chose l’ait retenue ; peut-être était-ce l’hésitation dont il faisait preuve, à moins qu’elle n’ait été en proie à l’une de ses humeurs imprévisibles.

Mais cette semaine s’est bien passée. Ils ont tout de suite trouvé leur rythme : la maison de Mary Ann n’est pas très éloignée de la fac et il s’y rend tous les jours pour la comida. Ce déjeuner à l’espagnole est quelque chose de fabuleux – il faut une bonne heure pour lui faire honneur et une heure supplémentaire pour s’en remettre, la traditionnelle siesta qui est pratiquement obligatoire. Jesse a eu le temps de se faire aux coutumes locales en matière de repas, et il se sent merveilleusement bien quand il bavarde avec Mary Ann – elle semble fascinée par son travail, que ce soient ses méthodes ou les sujets qu’il enseigne – et flatté de l’attention que lui accorde une si belle femme. Le comble de son plaisir est atteint lorsqu’il s’allonge sur le lit, la tête de Mary Ann reposant sur son torse, son corps plaqué contre le sien, et qu’il contemple le ciel d’azur en lui caressant les cheveux, parlant à voix basse de leurs lectures.

Ils n’ont pas les mêmes goûts en matière de bouquins. Jesse préfère des trucs plutôt faciles alors que Mary Ann adore les classiques, mais ça leur fait au moins un sujet de conversation.

Quand il a fini de donner ses cours de l’après-midi, Jesse retourne chez lui, se douche, se change et va retrouver Mary Ann pour se promener avec elle la main dans la main en parlant de tout et de rien. Elle lui raconte nombre d’anecdotes sur sa période d’actrice, mais presque aucune sur celle qui a suivi sa métamorphose en Synthi.

Jesse a pratiquement cessé de boire.

Il supposait vaguement que Mary Ann ne connaissait pas beaucoup de gens réels. Il n’aurait su dire en quoi il était plus réel qu’elle, mais l’« irréalité » des artistes est un cliché si rebattu qu’il repose forcément sur une part de vérité. Il a fini par s’habituer à fréquenter une célébrité, concluant au bout d’un temps que cela n’avait rien d’extraordinaire – le plus surprenant dans l’histoire, c’est qu’il sort avec une femme plus âgée que lui, qui sait parfaitement ce qu’elle veut et qui n’a pas peur de prendre des décisions. Une situation intéressante.

Leur première semaine a donc été une succession de comidas, de siestas, de promenades et de cenas, du lundi au vendredi. Ils se sont contentés de se tenir par la main, de se faire des câlins et de s’embrasser en se séparant chaque soir.

Mais voilà qu’on est samedi, et comme il est midi, Jesse a fini sa journée. Alors qu’il sort de la fac, José et son ami Obet le taquinent à propos de sa conquête (« Qu’est-ce qui te prend, compadre ? Tu lui as déjà tout fait à la XV…»), mais en percevant leur nervosité, voire leur légère irritation, il comprend tout de suite qu’ils l’envient un peu.

— Elle n’est pas très différente des autres filles, répond-il en leur laissant entendre le contraire. Et elle est nettement moins chiante qu’une gamine de vingt ans.

José secoue la tête avec tristesse.

— Mon ami, mon cher ami, personne ne t’oblige à supporter les filles chiantes, c’est toi qui le veux bien. Mais cette femme a assez d’expérience pour savoir que tu peux la larguer sans prévenir, et par conséquent assez de sagesse pour ne pas te faire chier. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que tu resterais même si elle te faisait chier.

— Peut-être, dit Jesse en souriant. Mais, tu sais, il est facile de s’habituer aux femmes comme elle.

— Ah ! mais comment pourrions-nous tenter notre chance tant qu’un Norteamericano sera là pour conquérir toutes les beautés de la ville ?

Jesse se met la main sur le cœur et fait la grimace.

— Moi ? Je ne les recouds pas quand j’en ai fini avec elles, tu sais.

Éclat de rire général ; l’avantage avec ses amis mexicains, c’est qu’il arrive encore à les choquer. Sans doute les résidus d’une éducation catholique. Quoi qu’il en soit, ils ne semblent plus ni envieux ni jaloux. Il leur lance un « Adiós » et s’en va.

Il est faux d’affirmer que Tapachula est une ville où il ne se passe rien, se dit-il soudain, c’est tout simplement une ville où on préfère travailler que palabrer. Une ville affairée. Les gens du coin apprécient de pouvoir faire une pause de temps à autre, mais ils tiennent à accomplir leurs tâches. De sorte que les ragots, s’ils justifient sans problème une de ces fameuses pauses, constituent aussi un obstacle au travail.

D’un autre côté, peut-être qu’à leurs yeux seul un gringo est susceptible de coucher avec une star de la XV – encore un privilège des Norteamericanos. Il aimerait bien leur dire la vérité : Mary Ann et lui n’ont fait ça qu’une fois, ça ne l’a pas emballé, elle a un corps si artificiel qu’il n’est pas sûr de vouloir recommencer… mais au fond de lui, il sait qu’on ne le croirait pas et que, même s’il était cru, on lui en voudrait de faire la fine bouche devant une pareille occasion.

Il s’engage dans la rue où elle demeure ; il fait déjà bien chaud, les façades blanches et le ciel azur sont d’une clarté quasiment aveuglante. Il sent la chaleur monter des pierres pour s’insinuer sous ses vêtements, sous la casquette noire qui protège son visage du soleil. Il prend le temps de pousser un soupir, comme pour chasser cet air brûlant de ses poumons, puis franchit les quelques mètres qui le séparent des arbres de la cour, s’enfonçant dans les ombres comme il se glisserait dans une mare bien fraîche au cœur de la jungle tropicale.

Elle vient l’accueillir sur le seuil, vêtue d’une robe blanche. Vu les traitements qu’on lui a fait subir, elle a du mal à trouver des tenues agréables qui n’attirent pas l’attention sur son corps obscène, mais celle-ci représente un bon compromis. Sa robe est du genre flottant (bien qu’elle ne dissimule en rien ses seins démesurés), légère, frivole, et évoque une tenue de petite fille. Elle a ramené ses cheveux sous un chapeau de paille et fait irrésistiblement penser à l’illustration d’un vieux calendrier.

— Tu es splendide, dit Jesse avec sincérité.

Elle le gratifie d’un sourire rayonnant et il remarque qu’on s’est abstenu d’effacer – peut-être délibérément – les taches de rousseur sur le bout de son nez. Il l’embrasse chastement, sur la joue, et elle le serre dans ses bras avec enthousiasme.

— J’ai pensé qu’on pourrait aller se promener en ville, ou peut-être voir un film, mais plus probablement nous asseoir dans un parc ou à l’ombre d’un café, dit-elle. Il n’y a pas d’autres distractions ici à ma connaissance.

— Si tu acceptes d’être ma cavalière, je suis invité à une soirée, dit Jesse. Il n’y aura que des Gauchistes, des Stalinistes aux Profonds en passant par les tenants de la Gauche unie. La moitié d’entre eux regrettera ton existence et l’autre moitié voudra te convaincre que tu es exploitée.

— Je regrette l’existence de tout le monde et j’adore parler de la façon dont on m’exploite. L’apitoiement sur soi est une de mes activités préférées. J’ai l’habitude d’affronter le public, Jesse. Et j’aimerais bien voir de nouvelles têtes.

— Okay. La soirée commence en principe à neuf heures. Mais comme nous sommes à Tapachula, ça ne démarrera pas avant dix heures, et comme il s’agit de Gauchistes, la fête ne battra son plein qu’aux environs de minuit. Donc, nous avons tout le temps de nous balader un peu. Voulez-vous me prendre le bras, madame ?

— Bien sûr. Sauf pour traverser la rue. Je ne veux pas qu’on te prenne pour un boy-scout.

Lorsqu’ils émergent de l’ombre des arbres, on dirait qu’ils sont pris dans les feux d’un projecteur ; la chaleur est sèche, étouffante, la lumière incandescente.

Ils passent une heure à se balader dans les rues de la ville, contemplant les gens qui profitent du week-end. La plupart du temps, ils marchent la main dans la main.

Pour une raison inconnue – peut-être parce qu’ils sont obligés de parler à voix basse –, ils discutent surtout sexe. Ils ont maintes fois plaisanté sur le sujet, Jesse se prétendant terrifié à l’idée de subir une nouvelle agression, Mary Ann lui demandant quel effet ça fait de baiser le Bibendum Michelin. Mais la teneur de leur conversation est maintenant des plus sérieuses.

En outre, le moment est plutôt bien choisi, car ils sont si souvent interrompus que la tension reste à un niveau raisonnable ; les élèves de Jesse les abordent pour se faire présenter à la vedette, ils trouvent sur leur chemin quantité de marchands aux étalages fascinants (mais se montrent prudents dans leurs achats) et il fait si beau que c’est un vrai plaisir de contempler la rue ensoleillée. Il leur est impossible de flirter dans les règles, et leur discussion s’avère sporadique.

— Jesse, demande soudain Mary Ann, crois-tu que nous aurions pu nous rencontrer dans d’autres circonstances ?

Il se tourne vers elle, ne voit que le bord de son chapeau et comprend qu’elle fuit son regard.

— Je n’y ai pas réfléchi.

— J’y ai réfléchi, moi. Et j’ai conclu qu’il n’y a qu’ici que nous aurions pu nous rencontrer. Et je suis ravie de te connaître.

Elle pousse un soupir. Jesse remarque que quelques mèches de cheveux se sont échappées de son chapeau et les remet en place. Elle se tourne vers lui et lui sourit.

— Ce que je veux dire, c’est que nous avons été réunis par le hasard, mais j’avais oublié tellement de choses, j’avais fini par perdre le cours de ma vie…

Voilà un style qui lui est familier. Jesse a bien vite compris que, si on a dû conditionner Mary Ann Waterhouse pour la transformer en Synthi Venture, sa personnalité a grandement facilité la tâche. Pour commencer, elle a tendance à faire des discours tout droit sortis de certains vieux films. Elle parle sans cesse de « retrouver son équilibre », de « canaliser son énergie », et cetera, affirmant que Jesse va lui « ouvrir le seuil d’une vie nouvelle ». Il ne sait pas exactement ce que ça signifie, sauf qu’elle est ravie qu’ils soient ensemble ; il employait ce genre d’expressions quand il draguait les filles en se prétendant de tempérament artistique et sensible, mais il n’a pas l’impression qu’elle cherche exactement à le séduire.

Il lui passe un bras autour des épaules, une nouvelle fois surpris par sa petite taille, et l’attire contre lui. La rue est presque déserte, et il ne distingue que deux couples un peu plus loin. Cette rue donne sur une petite fontaine très banale dont l’eau étincelle sous le soleil, et il la guide jusque-là, s’assied auprès d’elle et l’embrasse.

C’est leur premier vrai baiser depuis leur première nuit – les précédents ont été plutôt chastes – et il est surpris par sa douceur et son enthousiasme. Elle semble vouloir s’en remettre à lui, se montre alanguie et un peu timide. Ce baiser dure un long moment et, quand il s’achève, elle sourit comme une adolescente dont c’est la première fois.

— Ça fait sacrément longtemps qu’on ne m’avait pas embrassée comme ça, dit-elle. Je suis toute surprise de pouvoir encore ressentir quelque chose.

— Eh bien, dans ce cas, comment as-tu trouvé ce baiser ?

— Divin, nom de Dieu. Tu crois que je ne t’aurais rien dit dans le cas contraire ? Bien, à présent qu’on a fait le coup ringard du baiser près de la fontaine et le coup encore plus ringard de la promenade main dans la main…

— Ne t’en fais pas. J’ai encore quelque chose de ringard à te proposer. Il y a un stand de licuado au coin de la rue. Il est tenu par la sœur d’un de mes élèves et elle n’osera pas nous refiler un fruit pourri.

Elle ouvre de grands yeux innocents.

— Qu’est-ce qu’un licuado ?

— Ah, ah ! Les riches touristes ne se mélangent pas souvent au bon peuple, pas vrai ?

— J’espère que ça ne veut pas dire « vomi de chien » en espagnol. On m’a déjà fait le coup du Vegemite, merci bien.

Large sourire de Jesse.

— Ne t’inquiète pas. Et on m’a fait ce coup-là, à moi aussi. Et j’ai juré qu’on ne me le referait plus.

— Moi aussi. C’est Rock qui m’a joué ce tour-là. Il m’a fait goûter du Vegemite pendant qu’on couvrait la détérioration de la Grande Barrière de corail.

— Moi, ça m’est arrivé à l’U d’Az. Trois étudiants australiens avaient organisé un buffet international ; évidemment, ils ont apporté du Vegemite et ont bouffé tout le reste. Mais le plus répugnant, c’est qu’ils ont aussi bouffé leur Vegemite.

— Horrible, en effet. Alors, ce licuado, ce n’est pas une farce ?

— C’est un cocktail de fruits, de lait et de sucre. Mais les fruits et le lait doivent être vraiment frais, achetés au marché du matin. Ils n’ont même pas eu le temps d’oublier le pis de la vache ou la branche de l’arbre. Viens – je te demande toute ton attention.

Ils débouchent dans une large calle bordée de palmiers poussant dans des massifs de brique.

La sœur de Porfirio reconnaît tout de suite Jesse, et Porfirio a dû lui parler de sa nouvelle conquête, car elle se montre timide et empruntée avec Mary Ann. Celle-ci est aussi polie que chaleureuse. Évidemment, se dit Jesse. Comme ça, Teresa va dire à toutes ses amies que Synthi Venture est peut-être muy bella mais que c’est une femme comme les autres.

Ils s’achètent un gigantesque licuado à la papaye d’un rose violacé assez saisissant et se le partagent en prenant chacun une paille. Comme Jesse est gêné par le chapeau de Mary Ann, elle l’ôte au bout de quelques pas, faisant cascader ses cheveux de flamme jusque dans son giron.

— Tu as une sacrée crinière, commente Jesse.

— Il le faut bien – la plupart du temps, on me demande d’envelopper mes cheveux autour de cales en mousse synthétique. C’est un peu l’équivalent en trois dimensions de ces bouts de carton qu’utilisaient jadis les mannequins de Cosmo.

— Heureusement que tu n’es pas entièrement synthétique.

— Peut-être, mais je connais un de mes organes qui a attrapé des cals à force d’être maltraité.

— Moi, je pensais à ton cœur.

— Justement, moi aussi.

Ils prennent tout leur temps pour retourner chez elle, mais ni l’un ni l’autre n’est pressé ni hésitant ; un pas a été franchi. Comme si elle avait lu dans leurs pensées, la señora Herrera leur a préparé un buffet froid, qu’elle fait monter dans la chambre de Mary Ann.

Cette fois-ci, leur étreinte est aussi longue que langoureuse, et étonnamment douce. Comme ils ne pensent pas à se brancher sur les infos, et comme l’agitation qui règne dans les rues ne leur paraît nullement anormale, ils n’apprennent les événements de Hawaii que le lendemain matin.


Le 28 juin, au nord-ouest de Midway, un torrent d’air humide se déverse juste au-dessous de la tropopause, à seize mille mètres d’altitude – le jet d’écoulement du cyclone Clem. À lui seul, ce jet déplace une masse d’air équivalente à celle de plusieurs ouragans. Mais il est invisible ; Louie Tynan, qui se trouve bien plus haut et bien plus au sud, guettait sa présence et c’est à peine s’il le perçoit aux infrarouges.

Di Callare et son équipe, ainsi que Carla Tynan à bord de Mon Bateau, ont connaissance de ce jet depuis moins d’une semaine mais il occupe déjà toutes leurs pensées.

Jusqu’ici, Clem a suivi les courants directeurs, ces vents qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre six mille mètres au-dessus du Pacifique nord, un peu comme un éléphant se laissant tirer par une laisse. Mais si Carla a raison, le jet d’écoulement risque de changer d’azimut, à moins qu’il ne s’en forme soudain un second, et dans tous les cas Clem changera de direction sans prévenir.

Lorsque cela se produit, l’après-midi touche à sa fin dans le Pacifique nord, et si Louie est en poste à ce moment-là, c’est par pur hasard ; le temps qu’il active son téléphone pour informer la Terre, les signaux d’alarme retentissent déjà et les caméras se préparent à transmettre automatiquement leurs données à Houston et à Washington.

Mais il continue la procédure ; comme la plupart de ceux qui travaillent avec un matériel sophistiqué, il n’accorde à celui-ci qu’une confiance toute relative, et la situation est trop grave pour qu’il se fie entièrement à une IA. Il compose le code prioritaire qui lui permet de contacter Washington, et quelques secondes plus tard, le visage grincheux et bouffi de sommeil de Harris Diem apparaît sur son écran.

— Oui ?

— Mr. Diem, ici Louie Tynan. Le jet d’écoulement vient de s’orienter au nord. Clem va altérer sa course.

— Au nord… Où va-t-il atterrir ? Vous avez une idée ?

Louie jette un coup d’œil aux données transmises par l’IA.

— Oh, merde. Il y a de grandes chances pour qu’il atteigne Midway, et une chance sur deux pour qu’il se dirige ensuite vers l’archipel de Hawaii.

Diem consulte un terminal, examine les données qui lui sont fournies en temps réel, se tourne à nouveau vers Louie.

— Attendez encore quelque temps avant de partir pour la Lune. On vous demandera peut-être officieusement d’examiner certains documents. Si vous avez besoin de vous rafraîchir, je vous suggère de profiter des dix minutes qui viennent.

Roger.

Louie retourne à l’écran d’observation dès que Diem a raccroché.

Le jet d’écoulement a légèrement changé d’azimut pour s’orienter plus à l’est. L’observation visuelle suffit à le constater, car on remarque une fracture sur le pourtour de la spirale, correspondant au point où les vents descendants causent la formation d’une zone de haute pression.

Il transmet une copie de ses résultats à l’équipe de Di afin que celui-ci ait les données en sa possession lorsqu’il sera réveillé par Diem ou par Pauliss, puis les envoie aussi à Carla, bien que celle-ci navigue sans doute en eaux profondes et ne puisse rien recevoir pour le moment.

Puis, obéissant aux leçons de l’expérience, il commande des sandwiches et du café aux cuisines automatisées et va faire un tour aux toilettes. Diem lui a donné un conseil avisé – mieux vaut le suivre.

À mesure que le jet d’écoulement change de position par rapport au cyclone, les vents environnants en font autant ; l’air se déplace des zones de haute pression vers les zones de basse pression et, au niveau de la mer, la pression est à son minimum dans l’œil du cyclone, à son maximum au point de descente du jet d’écoulement. Si Clem était un objet matériel, sa masse ralentirait considérablement ses mouvements, mais un cyclone est un processus plutôt qu’un objet ; s’il convertit le moment angulaire de sa couronne principale pour augmenter la puissance du vent, il n’a pas lui-même de moment.

De sorte que, quand il tourne de cent dix degrés sur la droite pour prendre brusquement une nouvelle trajectoire, on ne le voit pas ralentir puis accélérer à la façon d’un paquebot ; il se contente de changer de direction.

L’avantage, du point de vue des gouvernements de la planète, c’est que cela se produit au moment où la côte est de l’Amérique va se coucher, et comme l’importance du phénomène n’est pas immédiatement perçue, une bonne partie de la population américaine s’est endormie quand la XV en fait ses gros titres.

Malheureusement, l’Europe apprend la nouvelle au journal du matin et l’Asie de l’Est au journal du soir.

De sorte que Carla Tynan, qui refait surface juste avant de foncer vers Pohnpei, est presque tout de suite informée et se remet aussitôt au travail après avoir activé son pilote automatique ; quant à Di, il est réveillé par un coup de fil de Pauliss, embrasse Lori, attrape le sac de voyage qu’il avait préparé et prend la première zipline pour Washington.

À quatre heures du matin, Di est assis à son bureau, où l’attend une cafetière fumante. Lorsque Gretch arrive du dortoir des stagiaires, elle s’attaque à la corrélation des données et aux premières prévisions ; Pete et Wo Ping arrivent juste après, puis c’est au tour de Mohammed. Alors qu’ils commencent à s’inquiéter, Talley fait son apparition, un Self-Defender bien visible dans son sac à main. Elle demeure dans un quartier dangereux, explique-t-elle, et elle a préféré venir à pied en exhibant son arme dissuasive.

— Si j’avais caché ce truc, j’aurais été obligée de l’actionner en cas de danger, et j’aurais passé le reste de la nuit à m’expliquer avec les flics, conclut-elle avec un haussement d’épaules.

Elle est superbement maquillée, et Di se demande vaguement si elle a été convoquée en plein rendez-vous galant, voire alors qu’elle se trouvait dans une boîte de nuit. Bizarre qu’elle n’ait jamais l’air fatiguée le matin.


John Klieg apprend la nouvelle au journal du soir et se rappelle avec un sourire de satisfaction que Consolidated Launch, une compagnie privée de lancement de satellites, est basée à Naalehu, sur la Grande île. Ce site n’est pas aussi important que l’était celui de Kingman Reef, mais sa disparition ne pourra que lui profiter et, comme ses rampes ont été installées à un bon kilomètre de la côte et ses pipe-lines sur la plage, Naalehu sera hors service dans quelques jours, ce qui fait que les USA ne disposeront plus que de la base aérienne Edwards.

Durant ses quinze jours d’existence, Clem a diminué de quarante pour cent la capacité de lancement planétaire, ce qui est fort satisfaisant ; lorsque le téléphone sonne, Klieg devine tout de suite que Hassan souhaite le féliciter. Les pertes humaines sont regrettables, conviennent-ils, mais comme le remarque Hassan, la compassion profite davantage à celui qui l’exprime qu’à celui qui la reçoit.

Brittany Hardshaw, qui dort sur un lit de camp dans le Bureau ovale, est informée dix minutes après Harris Diem. L’alerte générale est lancée sur Hawaii, et comme le soir n’est pas encore tombé là-bas, les gens sont bien vite prévenus. Les Hawaiiens n’ont pas oublié les images de Micronésie, la destruction du site de Kingman Reef et celle du foyer pour personnes âgées de Saipan, et ils réagissent comme elle l’avait espéré, creusant des tranchées et édifiant des barrages, évacuant tout ce qui peut l’être vers les montagnes. Mais si Clem frappe de plein fouet l’une des îles de l’archipel, cela ne suffira pas, loin de là.

La Navy décide de ne pas courir de risques et de passer la nuit à évacuer Midway ; heureusement, l’USS George Bush et son escorte croisent déjà dans les parages, et la population tout entière est bientôt embarquée à bord du porte-avions et de sa flotte, lesquels foncent vers Pearl Harbor, laissant derrière eux une île déserte. Le président Hardshaw pousse un soupir de soulagement lorsqu’on lui transmet cette information ; l’après-midi touche à sa fin à Washington, et il semble bien que Clem va traverser la chaîne hawaiienne entre Lisianski et Laysan – assez près pour secouer Midway et pour déclencher un raz de marée sur les îles principales, mais assez loin d’Oahu, de Maui ou de la Grande île. Et l’amiral Singh, commandant de la flotte, estime que celle-ci peut supporter le choc et gagner Pearl Harbor. Ce sera dur, mais ils s’en sortiront.

Alors qu’il se prépare à rentrer chez lui, Harris Diem est une nouvelle fois convoqué dans le Bureau ovale.

— L’heure est venue, lui dit Hardshaw. Si Rivera et moi voulons obtenir les pleins pouvoirs, nous devons révéler la vérité à propos de Clem.

— Ça me fait tout drôle quand tu dis « Rivera et moi ».

— Tu parais amer.

— Ouais, un peu. Je peux m’asseoir, patron ?

— Tu n’as pas besoin de me demander la permission et tu le sais parfaitement. Qu’y a-t-il ?

— Je me demande sans cesse où est passée la véritable Brittany Lynn Hardshaw, ce que tu as bien pu faire d’elle. (Soupir.) Tu t’es défoncée pendant plus de dix ans pour nous libérer de la tutelle de l’ONU – et ça n’a pas été facile, vu que c’étaient eux qui payaient les factures et qu’on était obligés de leur prêter nos soldats pour leurs opérations de maintien de la paix –, le succès est tout proche et… que se passe-t-il ? Tu les ramènes sur le devant de la scène. Alors que tu sais pertinemment que nous pourrions dominer le monde une fois que la crise Clem sera passée.

— À condition qu’il reste un monde en état d’être dominé, Harris. Là est la question. À quoi servirait-il d’être le moins gravement atteint d’une planète d’éclopés ?

Il hausse les épaules.

— Oh, je comprends ta position. En outre, tu te débrouilles pour que Rivera ait une dette envers nous, et c’est bien pensé. Mais… eh bien, il y a tout un tas de choses qui me tracassent. Quand tu me dis que l’heure est venue, je sais que je vais devoir lâcher Henry Pauliss. Et c’est un de mes vieux amis, un de mes protégés. Il a confiance en moi. Il ne va rien comprendre à ce qui lui arrive.

— Harris, nous avons tous les deux envoyé des amis à une mort certaine, dit Hardshaw à voix basse. Je n’ai pas l’impression que c’est moi qui ai changé.

Diem pousse un soupir, hausse à nouveau les épaules.

— Dans le temps, c’était mon instinct qui approuvait nos actes. Aujourd’hui, il n’y a que ma raison qui arrive à les comprendre. Écoute, nous avons toujours répondu aux attentes des citoyens – ils voulaient que nous mettions les criminels en taule, nous l’avons fait ; ils voulaient que nous nous débarrassions de l’ONU, nous l’avons fait ; ils voulaient que nous allions au secours des Afropéens, nous l’avons fait. Et si nous avons réussi, ce n’est pas en organisant des campagnes médiatiques du style « À bas le cyclone », ni en essayant de persuader les citoyens de prendre tel ou tel problème au sérieux. Et nous avons veillé à ce que les gens qui ne travaillent pas pour nous aient toutes les raisons de le regretter. À présent, nous sommes occupés à soupeser les situations, à jongler avec elles, et oui, je sais, je comprends, le monde a changé, la planète tout entière est peut-être en danger… mais je ne pige plus les choses comme avant.

Elle acquiesce.

— C’est enregistré. Mais es-tu encore en mesure de faire ce que je te demande ? J’ai besoin d’un scandale bien juteux, d’un bouc émissaire à jeter à la vindicte populaire, et il faut que ça ait un rapport avec Clem. Es-tu décidé à ce que ce soit Henry Pauliss ?

— Ouais. Pas de problème.

Comme pour souligner l’importance de ce moment, ils se serrent la main, puis Diem rentre chez lui. Il descend aussitôt à la cave et y assouvit ses pulsions, utilisant pour ce faire la moitié de ses bandes ; ensuite, le corps et le cœur également meurtris, il plonge dans un sommeil sans rêves qui n’a hélas rien de reposant.


À quatre heures de l’après-midi, Jesse et Mary Ann apprennent la nouvelle par la TV – Mary Ann refuse d’avoir une XV chez elle – alors qu’ils émergent de leur siesta. La situation a déjà bien évolué et ils visionnent des images (filmées par un staticoptère de la Navy parti de Pearl Harbor pour une mission de relations publiques) montrant la flotte de secours fonçant vers Hawaii. La foule habituelle d’experts y va de ses commentaires, et outre les infos de Scuttlebytes, ils consultent aussi la dernière édition de Reniflements.

— Tu crois vraiment tout ce qu’elle raconte ? demande Mary Ann en se serrant contre Jesse pour qu’il puisse lui caresser le ventre.

— En grande partie, oui. Elle a interviewé mon frère il n’y a pas longtemps, et il a été sacrément impressionné. Elle l’appelle de temps en temps pour avoir des exclusivités.

— Ah bon ? J’ai toujours du mal à croire ce qu’elle dit dans Reniflements.

— Pourquoi est-ce si dur à avaler ?

— Je suppose que c’est une question de point de vue. Je ne vois pas où elle veut en venir, ce qu’elle pense vraiment de la situation. On a parfois l’impression que son souci de platitude enlève tout intérêt à ce qu’elle raconte ; comme si elle se contentait de lire les cours de la Bourse. Et elle n’est pas franchement médiagénique, tu sais ; je veux dire, elle a l’allure d’une professionnelle mais elle ne fait aucun effort pour se rendre plus séduisante – et puis il y a toutes ces interviews, tous ces graphiques. On en apprend beaucoup sur tout ce qui se passe – à condition de bien vouloir la croire –, mais on ne voit pas comment tout ça se connecte, et par conséquent ça ne paraît pas réel.

— Tu as sans doute raison. D’après Di, mon vieux fait partie de ses fans. En fait, il paraît que la plupart des vieux la trouvent géniale. Peut-être parce qu’elle leur rappelle les JT de leur jeunesse.

— Beurk ! Ces trucs-là avaient déjà disparu quand j’étais gosse, mais j’en ai vu pas mal en cours d’histoire au lycée et je me souviens que c’était chiant.

Jesse réfléchit en silence, puis acquiesce.

— Je vois ce que tu veux dire. Les infos de jadis ne disaient pas grand-chose, c’est ça ?

— Exactement. Et cette flotte de navires en plein milieu de l’océan…

— Fuyant le cyclone à toute allure. C’est assez spectaculaire. Et il y a des femmes et des enfants à bord du porte-avions – on avait construit une école et des maisons sur l’île de Midway pour les familles des militaires.

— Ouais, mais ces gens-là ne sont pas vivants à nos yeux, ce ne sont que des victimes impersonnelles.

Mary Ann s’est redressée et semble tendue ; Jesse comprend qu’elle est en terrain connu et qu’elle a pas mal de choses à dire.

— C’est ce qu’a compris Doug Llewellyn, poursuit-elle. Si Passionet a autant de succès, c’est parce que les gens aiment savoir à qui ils ont affaire. Dans le temps, les téléspectateurs suivaient tel ou tel JT parce qu’ils étaient fidèles à son présentateur, ce qui se comprend sans peine. Ils avaient confiance en lui, et la façon dont il réagissait aux infos leur permettait de jauger leur importance. Après tout, c’est comme ça qu’on nous a appris à lire l’actualité durant notre enfance. Mais l’ennui, avec l’ancien système, c’est que si tu voyais des images de l’événement en train de se faire, tu ne pouvais quand même pas être sur place. Imagine qu’on ait couvert l’Holocauste en se débrouillant pour que les spectateurs aient eu l’impression d’être dans la peau des gardiens…

— Ou dans celle des déportés marchant vers les fours crématoires, dit Jesse en se sentant un peu morbide.

— Si tu veux, oui. Et imagine ce que les gens auraient ressenti s’ils avaient pu entrer dans la tête des astronautes lors des premiers vols spatiaux.

— Sur ce point, nous avons tous fait un tour dans la tête du colonel Tynan quand il a marché sur Mars. Mais tu dois avoir raison – les passagers de ce porte-avions restent anonymes à mes yeux. D’un autre côté, il me tarde de savoir s’ils vont s’en tirer ou non.

— Oui, mais imagine ce que tu ressentirais si tu te trouvais sur le pont du navire.

Elle a un regard lointain et un peu triste ; Jesse reconnaît cette pose mélodramatique, qui semble vouloir dire : « Il faudra bien que je reprenne le boulot un jour ou l’autre. »

— Tu risquerais de te faire tuer, dit-il fermement, comme il le fait toujours dans ce genre de circonstance.

— Ah… mais pense un peu aux droits que toucheraient mes héritiers ! (Large sourire.) Ne t’en fais pas, je n’ai pas envie de t’abandonner si vite pour retrouver la triste et lugubre réalité. Mais je recommence à penser à mon travail… et c’est toujours ainsi que j’y pense. C’est un boulot dangereux, tu sais… et ça l’a toujours été. Ernie Pyle n’est pas mort dans son lit.

— C’est parce qu’il ne t’a pas connue.

Elle étouffe un rire, lui jette un coussin à la figure, et ils entament une bataille de chatouilles ; lorsqu’ils se tournent de nouveau vers l’écran, celui-ci affiche des résultats de base-ball.


Une demi-heure avant que Mary Ann et Jesse assistent à l’évacuation de Midway sur leur écran, le jet d’écoulement de Clem change à nouveau de direction pour s’orienter au nord-ouest. À ce moment-là, l’œil du cyclone se trouve à 169o O 31o N et, à quelques centaines de kilomètres de là, l’île de Midway est dévastée par des vents de dix-neuf degrés sur l’échelle de Beaufort – ce qui suffit à abattre les plus petits bâtiments et à faire échouer les bateaux sur la plage ; en quelques minutes, la base abandonnée subit des dommages que les raids aériens japonais de 1942 ne sont jamais parvenus à lui infliger. Les immeubles les plus solides restent debout, mais leurs fenêtres sont fracassées et leurs toits s’envolent dans les airs ; les bâtiments moins robustes, les poteaux électriques, les pilotis, bref, toutes les structures vulnérables aux assauts du vent sont réduites en pièces et vont se perdre dans la nature. Tous les palmiers de l’île sont déracinés, et quand une gigantesque vague déferle sur le rivage, il ne lui reste pas grand-chose à renverser.

Cette vague n’est cependant qu’un effet secondaire, presque une arrière-pensée du cyclone, car Clem est déjà en route vers le sud-ouest avec le gros de ses forces. La base de Sand Island est rayée de la carte, et les ruines d’East Island datant de la Seconde Guerre mondiale disparaissent avec elle ; dans quelques jours, lorsque le soleil éclairera de nouveau ce coin du monde, on pourra y découvrir des îles bien plus petites, et tous les îlots de sable se seront évanouis. Les seules traces de présence humaine se réduiront aux pistes des aérodromes et aux fondations de l’antique Midway Hotel. Mais personne n’aura le loisir de venir jeter un coup d’œil dans les parages.

Le cyclone se déplace presque parallèlement à la chaîne des îles hawaiiennes, mais deux droites non parallèles finissent toujours par se croiser ; la question est de savoir quand celles-ci vont le faire, si tant est que Clem ne change pas à nouveau de trajectoire. Di Callare ne rentre pas chez lui ; il reçoit de Lori un déjeuner et des vêtements propres, se douche, se change, mange sur le pouce et se remet au travail avant de s’être rendu compte qu’il a fait une pause, sachant au fond de son cœur que sa femme pense à lui.

Les ténèbres rampent sur l’Atlantique en direction du continent américain, atteignent le Brésil, occultent l’Amérique du Sud, déferlent sur les Antilles et sur l’Amérique du Nord, et pendant ce temps-là, Clem, qui se dore toujours au soleil du Pacifique, continue de foncer vers l’archipel en prenant de la vitesse. Il est désormais trop tard pour limiter les dégâts les plus importants – si l’on admet la définition classique du diamètre d’un cyclone, qui se mesure à partir de la ligne où les vents atteignent douze degrés sur l’échelle de Beaufort, alors le diamètre de Clem est d’environ trois mille kilomètres – ce qui lui donne une superficie totale quatre fois supérieure à celle de l’Alaska.

Mais la majeure partie de cette superficie n’a à subir que les effets d’un cyclone classique, équivalents à ceux d’un ouragan ravageant les Caraïbes. C’est seulement dans la petite zone entourant l’œil que se produisent des vagues titanesques et, bien qu’aucun instrument n’ait survécu assez longtemps pour que l’on puisse en tirer des mesures précises, la taille de ces vagues permet de déduire que le vent atteint autour de l’œil une vélocité digne d’une tornade – soit environ Mach 0,5. Hawaii va être victime d’un cyclone et, vu la taille et l’amplitude de celui-ci, ses habitants vont souffrir pendant un laps de temps inhabituel – mais avec un peu de chance, ils n’auront à encaisser qu’un cyclone.

Ils ont déjà eu un coup de chance, car les marées de tempête produites par Clem se déplacent parallèlement à la chaîne des îles ; ces marées ont frappé les récifs au nord-ouest, mais les côtes ont résisté au choc en dépit de la taille des rouleaux et on n’a constaté que des dégâts peu importants : une route côtière effondrée, une plage disparue, un phare détruit – un bilan nettement moins grave que celui qu’on aurait dû établir si la marée était arrivée par le sud-est.

C’est la pluie qui pose problème. Clem déverse des trombes d’eau sur l’archipel et sur ses montagnes ; sur les flancs de celles-ci se forment plusieurs centaines, plusieurs milliers de torrents violents, qui bloquent les routes nécessaires à l’évacuation de la population vers le nord et vers l’est.

Hardshaw ignore si l’un quelconque de ses prédécesseurs a jamais entendu parler de Hawaii 11 depuis l’époque de Roosevelt et de Truman ; la veille, elle ignorait qu’il puisse exister une autoroute à Hawaii, mais celle-ci s’est effondrée en quatre points différents entre Hilo et Pahala, suite à des inondations ou à des coulées de boue, et, pour ne rien arranger, la plupart des PC routiers de l’île sont hors service ; non seulement le trafic est interrompu entre Hilo et South Kona (le Génie a envoyé des troupes pour édifier des ponts au sein de la tourmente, et on l’a déjà informée de la mort de six soldats), mais là où les routes sont encore praticables, les rails ne fonctionnent plus… et la plupart des jeunes conducteurs n’ont quasiment jamais roulé en mode manuel. Les accidents se multiplient, causant des embouteillages dans des zones qui risquent d’être inondées d’un instant à l’autre.

Nous allons déplorer au moins quelques milliers de morts, se dit-elle. C’est inconcevable ; elle est président des États-Unis, nous sommes en temps de paix, elle a toutes les ressources de l’État à sa disposition, et elle ne peut strictement rien faire.

Elle s’autorise à se détendre ; elle a envisagé le pire, et désormais tout ira bien. Oui, plusieurs milliers d’Américains vont mourir. La plupart d’entre eux sur cette autoroute, parce qu’ils ont suivi la procédure d’évacuation, mais ceux qui ont décidé de rester à Hilo périront eux aussi. Personne ne sera tenu pour responsable de ce drame ; dans quelque temps, son équipe aura convaincu le pays que la situation était ingérable – et peut-être est-ce déjà cette opinion qui prévaut.

Elle consulte les dépêches les plus récentes. La flotte venue de Midway a changé de course pour éviter la tempête – elle se rappelle vaguement qu’un navire ne doit jamais encaisser un grain par le flanc – et va s’efforcer de la contourner pour gagner Yokohama. Tous les avions qui ont pu décoller avant la fermeture des aéroports se sont envolés vers la côte ouest, et comme la majorité de leurs passagers sont fonctionnaires, on va voir débarquer une foule de femmes et d’enfants angoissés dans tous les aéroports de San Diego à Portland. Elle envoie un mémo aux autorités militaires locales pour leur confier une mission d’« assistance humanitaire », puis remarque que Harris Diem a déjà donné des instructions en ce sens.

Il fait noir dehors, et la nuit s’annonce longue. Demain, le pire sera passé ; Brittany Lynn Hardshaw, femme de peu de foi, prie de tout son cœur pour que tout finisse par s’arranger.


Les ténèbres poursuivent leur course, traversent la côte ouest, rampent sur le Pacifique. Les communications XV nécessitent une bande considérable et la tempête a emporté une grande quantité d’antennes hawaiiennes, de sorte que seules sont assurées les liaisons TV et téléphone.

Ce qui n’empêche pas Ed Porter de bosser ; c’est un des meilleurs producteurs de Passionet, il est en poste à Honolulu pour couvrir le Pacifique, et bien qu’il soit désormais coupé du reste du monde, il a largement de quoi s’occuper à Oahu. S’il a refusé d’être évacué, c’est parce qu’il se doutait que le lieu où il se trouvait, à savoir les hauteurs de Dowsett Highlands, représentait un abri sûr.

Pour l’instant, il ne dispose que d’une équipe réduite à deux personnes, ce qui en temps ordinaire ne lui permettrait de composer qu’un documentaire des plus minces. Mais Candy et Bill n’ont rien d’ordinaire, et Ed se dit une fois de plus que Doug Llewellyn est un homme rusé.

Ce qu’il n’admet qu’à contrecœur, car son travail sur Lune de miel de rêve est carrément chiant.

Bill et Candy n’ont pas été altérés ; les seins et les fesses de Candy doivent tout à la nature, les muscles de Bill n’ont pas été gonflés, et ni l’un ni l’autre n’ont été formés à maintenir une personnalité hors transmission.

À l’origine, c’était une promo : si vous acceptez qu’on vous installe une fiche trois mois avant le mariage, on vous paie une lune de miel de luxe pendant un an. Certes, le concours était un peu truqué, dans la mesure où l’on n’acceptait que des candidats du style Bill et Candy, de jeunes Américains aisés peu soucieux des modes et plutôt partisans des valeurs traditionnelles.

La coiffure de Candy a cinq ans de retard sur les canons du moment, son maquillage en a une bonne dizaine, et sa conversation se limite en grande partie au coût de la vie et aux menus des restaurants. Bill s’habille comme un directeur adjoint chargé du traitement des données pour une agence bancaire – ce qui est d’ailleurs sa profession – et ne cesse de se plaindre de la nourriture – s’il le pouvait, il ne mangerait que des steaks, des pizzas et des tacos car il déteste la « cuisine étrangère ». Il semble toujours déçu de constater à quel point le reste de la planète diffère de Sylvania, Ohio.

Ed Porter les considère comme les êtres humains les plus chiants qu’il ait jamais enregistrés, mais Lune de miel de rêve bat tous les records d’audience, et comme ce qui se prépare va être repris par les infos, le succès du show ne pourra qu’en bénéficier.

Pour l’instant, Bill et Candy se trouvent dans le Royal Hawaiian Hotel, où il ne reste plus que deux ou trois membres du personnel désignés volontaires pour fermer boutique avant de fuir. Bien qu’il soit bâti sur la plage de Waikiki, le Royal Hawaiian a survécu à pas mal de catastrophes, ce qui fait que nos deux tourtereaux sont sans doute en sécurité… et dans le cas contraire… Porter chasse cette idée de son esprit. Évidemment qu’ils ne risquent rien.

Mais dans le cas contraire, Passionet va produire la bande la plus populaire de la décennie.

Bill et Candy contemplent la plage depuis leur immense baie vitrée. Ed leur a suggéré de s’habiller en prévision d’une fuite précipitée, mais bien entendu ni l’un ni l’autre n’a pensé à emporter une tenue de randonneur, et comme il a convaincu Bill qu’ils ne risquaient rien, Candy porte le genre de nuisette transparente et bon marché qui est de rigueur[8] pour les jeunes mariées depuis les années 70. Elle a posé près de la porte un jean, des baskets, une petite culotte et un tee-shirt beaucoup trop léger, de façon à les enfiler si jamais l’hôtel menace de s’effondrer.

Bill a posé ses fringues à côté de celles de sa femme. Pour l’instant, il n’est vêtu que d’un slip de bain, et Ed se surprend à glousser. Non seulement Candy pense qu’elle aura le temps de se changer en cas d’urgence, mais Bill pense qu’il aura tout le loisir de mettre un slip propre.

Porter active le signal de réception…

… Bill est plus inquiet qu’il ne le montre, et même si tous les représentants de Passionet ont été sympa avec eux ces dernières semaines, il est bien obligé d’admettre qu’aucun n’est à ses yeux ce qu’il est convenu d’appeler un ami. (Porter décide de censurer ces réflexions mais de conserver l’anxiété de leur auteur.) Bill se demande comment diable il a fait pour en arriver là.

Mais de toute façon, il serait sûrement venu à Hawaii – ça fait partie de la tradition familiale : une lune de miel hawaiienne, des études à l’U de Toledo, une carte de membre au Country Club de Sylvania… un peu comme ces gens qui vont à l’église presbytérienne ou méthodiste, qui votent républicain ou qui ne manquent jamais une réunion d’anciens élèves.

Bill a quelque difficulté à formuler ses réflexions. Il serait quand même venu à Hawaii, mais s’il n’y avait pas eu Passionet… eh bien, peut-être n’auraient-ils passé qu’une ou deux nuits au Royal Hawaiian. Voire aucune. En fait, il se demande si les additions ne sont pas gonflées, il trouve la cuisine plutôt fade, le matelas plutôt dur, l’intérieur de l’hôtel ressemble à un musée et sa façade évoque un château fort en béton rose aux allures de devanture de magasin de jouets. Il se serait parfaitement contenté d’un hôtel plus moderne et à peine plus éloigné de la plage.

Candy tremble, et ce n’est pas de froid.

Pourquoi s’est-il laissé convaincre de rester ici ? Porter, ce type qui semble toujours ricaner quand il n’y a rien de drôle, est parti se planquer dès que possible, et le voilà ici, tout seul avec sa jeune épouse…

Mon épouse, se dit Bill, et il attire Candy contre lui. Voilà l’explication. Il ne pouvait pas se permettre de paraître terrifié devant elle. Elle comptait sur lui pour se montrer courageux. S’il s’était trouvé seul avec Porter, il l’aurait sûrement persuadé de les laisser partir dans la montagne, mais comme Candy était là… et merde, inutile de pleurer sur le lait renversé. Il l’étreint farouchement et s’efforce d’oublier que sa présence le rassure.

Porter s’affaire à remodeler la transmission ; ce brave Bill éprouve tout un tas d’émotions fabuleuses, en particulier une terreur pure à peine maîtrisée et un désir de se réfugier sous les jupes de sa femme qui a de savoureux relents œdipiens, mais il ne cesse de ressasser leur situation, et le nom de Passionet doit être excisé de ses pensées – les branchés n’aiment pas qu’on leur rappelle que les stars ont une fiche dans la nuque, ni qu’un technicien sert de relais entre eux et leur expérience.

Passons à Candy. Oh ! formidable. Elle est morte de trouille et commence à se demander si Bill n’est pas un crétin fini, mais elle se sent aussi dans la peau d’une petite fille quémandant la protection de son papa.

Elle contemple les grosses vagues – rien à voir avec un raz de marée, celui-ci ravage la côte opposée de l’île, mais les rouleaux nés de la tempête battent néanmoins de nouveaux records – qui montent de l’océan enténébré et festonné d’écume blanche. Elle retient son souffle lorsque l’une d’elles déverse son chargement d’écume sur Kalakua Avenue et il lui semble percevoir sous l’épaisse moquette les vibrations de la charpente du bâtiment.

Elle se blottit contre Bill et s’efforce d’avoir des pensées positives ; c’est un don qu’elle a toujours eu. Ils sont en train de vivre une grande aventure, après tout, et peut-être qu’une des clauses de leur contrat leur garantit un bonus en cas de circonstances exceptionnelles comme celles-ci. Ce sera une histoire fabuleuse qu’ils raconteront plus tard à leurs enfants. Quand viendra l’aube, tout sera fini, et lorsqu’ils se réveilleront, les employés de l’hôtel auront regagné leurs postes et Bill aura droit à un petit déjeuner copieux.

Ricanement de Porter. Bill a bon appétit, d’accord, et il n’est pas précisément mince, mais Candy n’a rien à lui envier ; son joli petit cul commence à s’élargir et, si ses seins sont encore fermes, ça ne va sûrement pas durer : dans cinq ou six ans, elle sera devenu une laitière à l’image de sa mère et de ses sœurs. Ce ricanement lui fait du bien – il lui remonte le moral et efface l’angoisse que lui a transmise Candy. Le problème avec ce type de boulot, en particulier quand on a affaire à des amateurs, c’est que même le technicien le plus blasé finit par avoir de la sympathie pour ses sujets. Et Porter déteste ça.

Il repasse à Bill et découvre que ce pauvre con a réussi à rassembler un peu de courage : ses bras ne tremblent plus et c’est d’une voix ferme qu’il assure à Candy que tout ira bien, je te le jure, et imagine un peu ce qu’on va raconter à la famille.

Ça a l’air de la rasséréner, car elle se tourne vers lui en souriant.

— On n’en aura pas besoin, chéri, ils auront déjà vécu ce que nous avons vécu.

Reniflement de Bill.

— Tu as sans doute raison. Mais je suis sûr qu’ils nous envieront quand même un peu.

Elle se colle contre lui et il caresse le tissu soyeux qui lui recouvre le bas du dos ; les lanières de sa nuisette se tendent sur les épaules de Candy et ses mamelons durcissent. Bon Dieu, c’est génial… ces gosses ont si peu d’imagination qu’avec un peu de pot ils vont sûrement…

— Et tu sais, dit-elle, nous sommes en sécurité ici, c’est une question de bon sens. Après tout, ils ne souhaitent sûrement pas perdre l’investissement que nous représentons pour eux.

Connasse, se dit Porter. Même s’il remplace ce passage par une vue des rouleaux et rajoute un dialogue en postsynchro, il sera impossible d’en tirer quelque chose.

— Et par-dessus le marché, dit Bill, tu as vraiment du courage, ma chérie. Je suis tellement heureux que nous nous soyons mariés et que nous ayons eu la chance de venir ici. Même si ça veut dire que…

Il sourit, sent le désir monter en lui, avoir raison de sa peur, et Porter éclate de rire en lisant dans son esprit. Oui ! Ça va se passer comme je l’espérais – on se croirait dans Tant qu’il y aura des hommes. Dommage que je ne puisse pas lui suggérer d’emmener son sac à bouse sur la plage pour la baiser sous les déferlantes.

Candy, toutes boucles dehors, fardée comme une pute, prend une pose qu’elle a dû perfectionner en se branchant sur Synthi Venture – mais elle est loin d’avoir son professionnalisme, se dit Porter. D’un autre côté, l’utilisation d’amateurs est essentielle pour ce show à la con…

— Même si ça veut dire quoi ? dit-elle avec une petite moue.

Elle tire machinalement sur sa nuisette, faisant ressortir un peu plus ses mamelons. Porter est bien obligé d’admettre que cette laitière a de jolis pis.

— Eh bien… je suis sûr que d’autres mecs que moi se sont intéressés à toi, et maintenant, s’ils ont envie de savoir… euh… à quoi ça ressemble…

Gloussement de Candy.

— Bon Dieu, Bill, tout ce qu’ils ressentiront, c’est ce que je ressens quand je suis avec toi. Personne d’autre ne m’excite comme tu le fais, et tu le sais bien.

— Peut-être, chuchote-t-il en lui caressant la cuisse.

La fenêtre tremble comme si une masse venait de la heurter, mais elle tient bon ; l’instant d’après, ils entendent un bruit de fracas et le hurlement du vent sous le toit. Ils sursautent, saisis de terreur.

Merde, se dit Porter, cet effet choc n’était pas mal du tout, mais il préférerait quand même un peu de cul…

— On dirait qu’une gouttière est tombée dans le parking, dit Bill en s’efforçant de paraître plus calme qu’il ne l’est. Heureusement que notre voiture de location est assurée.

Son cœur bat la chamade, mais il doit se montrer impassible pour l’amour de Candy.

Allez, zappons sur Candy… wow ! Je le crois pas. Cette pauvre connasse marche à fond. Porter encaisse l’image de plein fouet. Candy contemple son crétin de mari, ce plouc qui n’a jamais eu une idée originale de sa vie, dont la beauté et le look de sportif ne tarderont pas à disparaître sous une bonne couche de graisse, et ce qu’elle voit, c’est Superman. À ses yeux, ce beauf est un authentique héros…

Candy découvre Bill sous un nouveau jour. Rassurée par la force tranquille de sa voix, elle se sent désormais en parfaite sécurité. Elle regrette de s’être un peu affolée, car il se préparait sans doute à la câliner et elle en a bien besoin. De sorte qu’elle lui lance une œillade et lui dit :

— Enfin, puisque tout le monde est parti, on n’a plus besoin de baisser les stores si j’ai soudain envie de te montrer quelque chose…

— Quoi donc ? demande-t-il.

Porter repasse sur Bill et constate sans grande surprise que son petit numéro de macho a eu raison de sa trouille. Ils vont le faire. Putain, c’est formidable. Passionet va toucher le jackpot.

Lentement, d’un air presque timide, elle soulève sa nuisette pour exhiber sa toison pubienne soigneusement taillée. Porter s’assure que les deux fiches sont en mode transmission – il aura besoin d’une version homme et d’une version femme de ce qui va suivre – et sent le pénis de Bill se dresser.

Bill se montre un peu brutal avec Candy, ce qui convient parfaitement à Porter – il n’a pas besoin d’amplifier les sensations, ce qui occasionnerait une légère distorsion –, et pour une raison inconnue, elle adore ça. Il lui semble plus fort que jamais lorsqu’il empoigne ses seins étonnamment moelleux et la plaque contre le mur. Il glisse un pénis frémissant entre ses cuisses, rate sa cible, pousse un petit cri lorsque son membre heurte une fesse rebondie, et elle s’empare de sa virilité pour la glisser dans son vagin déjà mouillé et détendu. Il entame alors un brusque mouvement de va-et-vient, haletant sous l’effort.

Porter, qui prépare la version Bill, la version Candy et la version couple sur trois pistes différentes, est un homme blasé qui n’a pas de temps à perdre, mais cette fois-ci c’en est trop, même pour lui. Il lui est impossible de se libérer la main pour se branler, mais ça ne l’empêche pas de jouir dans son slip dès le premier orgasme de Candy.

Et en plus de cela, nos deux tourtereaux émettent sans discontinuer un montage complexe d’émotions et de pensées, comme si…

… comme s’ils voyaient leur existence défiler devant eux, se dit Porter en recouvrant sa lucidité. Ils sont toujours en train de baiser, la tête de Candy ne cesse de heurter le mur (ça expliquera sa prochaine migraine, se dit Porter), et Bill pousse tellement fort qu’il manque la hisser dans les airs.

Assez de ces idées morbides. Leur existence ne défile pas devant leurs yeux, c’est impossible : Porter a produit plusieurs bandes se concluant par la mort de l’émetteur et il sait bien que ce truc relève de la légende.

Il se concentre sur les souvenirs qui lui parviennent afin d’en composer un montage plus cohérent. Qui aurait cru que ces deux connards avaient vécu tant de choses ? Un mélange d’Amérique profonde et de porno hard…

Candy glande dans un bar d’étudiants lorsque Bill la voit pour la première fois, et quand elle se tourne vers lui, il prend simultanément en pleine poire ses cheveux, ses nichons et son cul, une pose que toutes les femmes de la planète ont apprise grâce au ciné, à la TV et à la XV… et ce pauvre con réagit comme s’il n’avait jamais rien vu d’aussi beau…

Une longue promenade romantique dans le parc par l’une de ces journées d’octobre où le soleil joue avec le rouge des feuilles de l’Ohio, ils se tiennent par la main, ils ont une envie folle d’aller baiser dans un coin tranquille, mais ils se retiennent tous les deux pour savourer cet instant, et surprise, c’est vraiment un instant à savourer… la lumière métamorphose en casque d’or la chevelure plutôt terne de Candy.

C’est la veille de Noël et Bill est terrifié : il ne retrouve plus la bague de fiançailles dans sa poche et se demande comment il va expliquer à Candy la modestie de ses autres cadeaux… quel soulagement lorsque ses doigts se posent sur le bijou ! Et il se rend compte que le pire est passé, qu’il n’est pas paralysé par la peur lorsqu’il lui pose la question… et ensuite, ils vont ensemble à l’église méthodiste pour y chanter des cantiques à la lueur des cierges, puis ils dégustent un bon chocolat chaud (tout ça est si ringard que Porter a envie de vomir, mais il sait que les branchés vont adorer)… et bingo ! Bill embrasse Candy et trouve sur ses lèvres le goût de son propre sperme…

Candy est secouée par un orgasme aux proportions carrément sismiques, et avant qu’elle soit redescendue Bill s’est déjà répandu en elle. Porter s’empresse d’enregistrer le tout. Cette bande rapportera du fric à Passionet pendant une bonne centaine d’années.

Ils s’effondrent doucement sur la moquette, toujours tendrement enlacés, sentent la fatigue s’emparer de leurs corps. Bill prend le visage de Candy en coupe et l’embrasse ; sa bouche est grande ouverte et, lorsque Porter zappe sur elle, il constate qu’elle est encore en train de jouir, que des vaguelettes de plaisir montent encore de sa vulve endolorie.

La bourrasque choisit cet instant pour frapper. Le vent cyclonique est susceptible de doubler, voire de tripler sa vitesse initiale. Cette bourrasque venue de la mer brise simultanément toutes les fenêtres de l’hôtel. Les deux tourtereaux ont à peine le temps de voir la baie vitrée se fracasser contre le mur ; Candy ouvre la bouche pour hurler.

Ed Porter est terrifié lorsqu’il capte sa peur, puis se ressaisit et réalise qu’il enregistre du sensationnel.

Le hurlement de Candy et les gémissements de Bill sont étouffés par le bruit de la porte qui s’envole dans le couloir – on entend un coup de tonnerre lorsque toutes les portes de l’hôtel sont arrachées de leurs gonds.

L’impact du vent sur une structure dépend de deux facteurs : le carré de la vitesse du vent et la rugosité de la surface qu’il attaque. Tout ce qui augmente la turbulence du courant aérien accroît la force du vent. C’est pour cette raison qu’une voiture roulant les vitres ouvertes consomme plus d’essence pour maintenir une vitesse égale à celle d’une voiture roulant les vitres fermées – l’air pénétrant dans l’habitacle se divise en plusieurs courants, ce qui crée des turbulences.

La vélocité de notre bourrasque a diminué pour atteindre une valeur normale, mais il est trop tard pour Bill et Candy. La force s’exerçant sur le Royal Hawaiian Hotel a diminué d’un facteur de six par rapport à l’instant de leur jouissance… mais l’air circule désormais librement dans les nombreux couloirs de l’édifice. Ce surcroît de turbulence augmente considérablement le facteur de couplage – le pourcentage d’énergie éolienne qui s’engouffre dans l’immeuble plutôt que de se disperser à l’air libre.

Avant que leurs poumons aient pu se vider, la façade rose du Royal Hawaiian se lézarde et se brise, la grande tour centrale commence à fléchir, les murs et les plafonds, frappés par des courants aériens divergents, se disloquent et le toit du bâtiment s’envole dans les airs, tel un puzzle perdant ses pièces d’ardoise sur sa route.

C’en est trop pour les murs porteurs, et le Royal Hawaiian s’effondre, réduit en pièces aussi grandes que des automobiles, lesquelles vont s’écraser sur les boutiques et les restaurants du quartier, échouant parfois sur les greens du Golf Ala Wai.

Bill et Candy n’ont pas le loisir de constater les dégâts. Ils sont pris en sandwich par le plancher qui se soulève et le plafond qui leur tombe dessus ; Bill n’a même pas le temps d’être horrifié lorsque la tête de Candy est aplatie comme une crêpe par le plafond, car il est projeté à l’autre bout de la chambre – il n’a pas lâché le corps de sa femme – et se brise le crâne en heurtant le mur.

Ed Porter a tout enregistré. Passionet va l’adorer. Et en plus, il est à l’abri. Il esquisse un pas de danse et, pour se détendre un peu, se repasse en boucle le dernier orgasme des deux tourtereaux (y insérant des souvenirs de leurs copulations passées), concluant chaque jouissance par une vision de la tête de Candy en train d’exploser. Passionet ne diffusera jamais cette bande, mais Ed a des relations et il sait qu’elle sera populaire auprès de clients d’un genre spécial ; il se masturbe frénétiquement et éjacule à plusieurs reprises, grisé par ce mélange d’amour bovin et de mort subite…

Une demi-heure plus tard, alors qu’il tire sur son pénis meurtri pour lui arracher une nouvelle érection, un poteau métallique provenant d’un monument du centre-ville se plante dans la fenêtre du bureau de Passionet, ouvrant un accès au vent ; quelques instants plus tard, le bâtiment s’effondre mais Ed Porter, le pantalon sur les chevilles et le poteau en travers du torse, n’en a plus rien à cirer. Moins d’une heure après, l’enregistrement des ultimes instants de Bill et de Candy est emporté par les eaux (les bandes sont fort légères et rangées dans des boîtiers en plastique) et promis à un éternel oubli.


Les satellites déplaçables commencent à se faire rares et, pour le moment, seuls les sites d’Edwards et de Baikonour peuvent en lancer sur orbite polaire. Les Kazakhs se montrent extrêmement coopératifs, mais leurs installations sont vétustes (leur premier lancement a eu lieu bien avant la naissance du président Hardshaw), et quant à la base Edwards, elle n’a été conçue que pour lancer de temps à autre des satellites de défense.

En outre, il est quasiment impossible d’entrer en communication avec la région ravagée par le cyclone. Lorsque Clem s’est orienté vers l’est en frôlant les côtes nord de l’archipel de Hawaii, les fréquences accessibles ont disparu les unes après les autres, et on a dû renoncer à la XV, puis à la TV haute définition et finalement à l’image du téléphone… Seules subsistent quelques liaisons audio et, chaque fois qu’un satellite est en mesure de les capter, les émissions des radioamateurs de Lanai et de Molokai qui rapportent leurs observations – mais comme les conditions météo ne leur permettent pas de déployer leurs antennes extérieures, c’est à peine si leurs signaux atteignent l’orbite la plus basse.

D’après l’amiral Singh, la flotte de secours a dû affronter une mer démontée, mais elle continue de s’éloigner de Clem et les réfugiés de Midway ont de bonnes chances d’être bientôt tirés d’affaire.

Clem a engendré de violentes tempêtes qui frappent la côte ouest, mais la plupart des avions venus de Hawaii ont pu atterrir à temps et on ne déplore aucun accident grave. Les vols transpacifiques, qui s’effectuent à quinze mille mètres d’altitude, n’ont pas été interrompus, et il paraît que leurs passagers se disputent les places bâbord afin de pouvoir observer Clem depuis les hauteurs.

Hardshaw considère les rapports posés sur son bureau et pousse un soupir. Apparemment, tout se passe bien… sauf qu’elle ne reçoit plus aucune information de Hawaii. La marée de tempête déclenchée par le changement de direction du cyclone achèvera sans doute sa course sur la côte sud du Mexique, mais celle-ci est en grande partie inhabitée et le gouvernement devrait avoir le temps de déclencher son évacuation. La marée de tempête qui l’avait précédée se dirige vers l’État de Washington et vers la Colombie-Britannique, dont l’évacuation en cours est retardée par un petit déluge.

Qu’est-il arrivé à Hawaii ? Telle est la question. L’une après l’autre, les principales îles ont cessé de répondre aux appels, de Kauai à la Grande île, il y a quelques heures à peine – en fait, un petit malin de la FEMA a inventé le concept de Degré du silence : 28 degrés sur l’échelle de Beaufort. Lorsque le vent atteint cette intensité, dit-il, toutes les communications sont coupées.

Oahu semble avoir tenu le coup jusqu’à 29, Niihau a succombé à 25, mais cette règle empirique semble pourtant vérifiée.

Oahu, l’île la plus peuplée de l’archipel, a passé le plus gros de la crise. Nombre de ses habitants ont dû se retrouver piégés sur les autoroutes, et comme le vent a atteint 35 degrés sur l’échelle de Beaufort, une intensité suffisant à emporter une automobile dans les airs, on va sans doute déplorer des dizaines de milliers de morts. En outre, nombre de tronçons d’autoroutes se trouvent en bord de mer, et on a sûrement assisté à des glissements de terrain suivis de noyades en masse.

D’après les observations radar, des creux de dix à vingt mètres se forment autour des vents nés du cyclone, ce qui permet de supposer que les installations en bord de mer ont été anéanties. Les pluies – si tant est qu’on puisse les estimer par image satellite – sont si violentes qu’elles ont dû causer de nouveaux décès, sans parler des torrents qui se déversent des sommets volcaniques.

Non seulement on déplore déjà des pertes considérables, mais comme il faudra du temps pour organiser les secours, nombreux sont les blessés qui vont périr dans les prochains jours. Aucune structure terrestre, excepté peut-être quelques bunkers militaires conçus pour résister à une attaque nucléaire, n’aurait pu survivre à de tels vents, de sorte qu’il faut supposer que tous les immeubles et tous les ponts ont été détruits. Inutile d’aller sur place pour s’en assurer.

Sur Kauai, le vent est retombé au degré 18 – l’équivalent d’un ouragan –, mais le silence radio persiste et rien ne prouve qu’il y ait des survivants. Des staticoptères de l’Armée, pilotés par des hommes formés aux conditions extrêmes, vont tenter de se poser à Lihue, la seule des grandes villes où cela semble faisable ; lorsqu’ils arriveront là-bas, le vent devrait être retombé à 12 beauforts, ce qui leur garantit une infime chance de succès. Un staticoptère est équipé de plusieurs centaines de pales à forte charge électrostatique, avec dix lames de rechange pour chaque pale, ce qui fait qu’en théorie il ne se crashe jamais… à condition que son moteur tienne le coup et que sa vitesse reste supérieure à celle du vent.

Elle souhaite bonne chance à ces hommes. Elle voit en esprit le vent arracher les pales d’un staticoptère en une fraction de seconde, voit son équipage sombrer au sein de la tempête. Elle sait que cet appareil résiste à un vent de 13 ou 14 beauforts, elle sait que ces hommes sont les meilleurs… mais elle préfère s’inquiéter du sort de dix soldats plutôt que de penser aux dizaines de milliers de personnes qui sont peut-être déjà mortes.

Un bon millier de scénarios ont été déposés sur le bureau de Hardshaw. Peut-être que le super-ouragan a causé des vagues titanesques, auquel cas les côtes ont subi des assauts assez violents pour rayer de la carte la plupart des villes. Honolulu comprise ; à en croire certaines images radar plutôt floues, il y a même des chances pour qu’une telle vague ait ravagé la plaine d’Oahu, démolissant Pearl Harbor et la Base aérienne Wheeler avant de foncer vers Waialua.

Tout peut arriver là-bas, et surtout le pire.

Hardshaw quitte son siège et pousse un gémissement. Ça fait trop longtemps qu’elle est réveillée, trop longtemps qu’elle est assise. Elle a bu trop de café et ce n’est pas fini. Ce n’est pas la première fois qu’elle se sent dans la peau de Mamie le Président… nom de Dieu, ce boulot crèverait n’importe qui, y compris Kennedy lui-même.

Ça suffit, ma vieille, arrête de râler, tu pourrais être en train de servir des hamburgers ou de régler un contentieux entre deux fermiers. Alors qu’elle s’étire, elle voit Diem se diriger vers elle. Il a un teint blafard et c’est sans doute la première fois qu’elle le voit sans cravate. Et avec de telles poches sous les yeux.

— C’est l’ONU, dit-il. Rivera veut te parler. On lui a demandé de patienter dix minutes, au cas où tu voudrais te rafraîchir un peu.

— Il me faudra plus de dix minutes, mais je vais voir ce que je peux faire.

Elle fonce dans la salle de bains, réfléchit quelques instants, décide que Rivera peut se permettre de patienter, se déshabille, se coiffe d’un bonnet de douche et tourne les robinets. Elle s’accorde une minute pour jouir du jet d’eau chaude, à peine le temps de se savonner et de s’ébrouer un peu, puis passe dans le sauna, attrape une serviette et se sèche, profitant au maximum de cette pause. Elle se sent encore dans la peau d’une vieille dame, mais d’une vieille dame propre, et c’est avec une impression de triomphe qu’elle enfile un de ses tailleurs de rechange.

Rivera a dû patienter trois minutes supplémentaires. C’est à peu près ce que peut se permettre la nation la plus puissante de la Terre, se dit-elle. Un petit quart d’heure devrait faire l’affaire, cinq minutes de plus que prévu. Il comprendra que son pouvoir est limité… Elle se refait une beauté en vitesse, se donne un coup de brosse.

C’est sans doute parce qu’elle est fatiguée que son sens de l’humour se manifeste en un tel moment, mais elle imagine un article dans le cahier « Carrières » d’un magazine XV pour adolescentes : « Devenez chef d’État d’une grande puissance. Veillez à ne jamais négliger les soins corporels et à vous tenir au courant de la mode ! »

Elle rit de bon cœur, ce qui lui remonte le moral, et quand elle sort de la salle de bains, elle se sent prête à affronter la nouvelle crise. Rivera veut sûrement profiter de la situation et il va se montrer d’une politesse irréprochable. « Laisse-leur leur dignité ; après tout, elle n’a aucune valeur marchande », disait son père après avoir truandé un touriste dont la voiture était en panne.

Lorsqu’elle s’assied devant son écran, Harris est en train de griffonner quelque chose sur son bloc-notes ; elle y jette un coup d’œil et lit : « Il a passé les cinq dernières minutes à faire des vannes sur les femmes qui mettent un temps fou à s’habiller. » Elle s’assure que le son n’est pas branché et écrit ces mots : « Personne ne prendrait la peine de s’habiller pour lui. Dorothy Parker. »

Harris se fend d’un sourire et d’un clin d’œil, puis active la liaison.

Rivera se dispense de préambule.

— Madame le Président, j’ai préparé une offre d’aide humanitaire que je viens vous soumettre.

— Nous l’acceptons, dit Hardshaw.

— Vous… euh… souhaitez-vous avoir un résumé détaillé de ses divers points ?

— Vivres, médicaments, secours – tout ce que vous avez pu obtenir des nations du Pacific Rim, je suppose. Et je sais parfaitement que l’aide humanitaire de l’ONU est toujours offerte sans contrepartie. En temps normal, évidemment, nous l’aurions refusée, car nous savons que d’autres pays ont des besoins plus pressants et que vos ressources sont limitées ; nous préférons d’habitude nous occuper nous-mêmes de nos citoyens en détresse. Mais aujourd’hui, toute aide extérieure est la bienvenue.

Rivera hoche lentement la tête.

— Je vois. Et souhaitez-vous… euh… avez-vous des informations sur l’étendue du désastre ?

Hardshaw se tourne vers Diem, qui déclare :

— Si vous en avez besoin, nous aurons un rapport provisoire dans moins d’une demi-heure. Mais pour l’instant, toutes les communications avec l’archipel sont interrompues. Nous avons pu contacter quelques radioamateurs, mais tout ce qu’ils peuvent nous dire, c’est qu’il pleut des cordes, qu’il souffle un vent de tous les diables et qu’ils sont coupés de tout. Dans trois heures environ, une équipe de l’Armée tentera d’atterrir sur Kauai. Mais tant que personne là-bas n’aura l’idée de nous passer un coup de fil, nous resterons dans le noir absolu.

— Je vais intervenir auprès des Chinois et des Japonais pour qu’ils partagent leurs informations avec vous. Je parierais que ces deux pays ne vous ont transmis aucune donnée, mais l’UNSOO m’assure qu’ils ont pu procéder à des observations par satellite. Bien entendu, nous vous communiquerons les observations de l’UNSOO, mais celles-ci sont bien minces.

— Nous en sommes conscients, dit Harris Diem, mais nous vous remercions de votre aide.

— Nous sommes tous sur la même planète, après tout, dit Rivera. Je suis ravi que nous puissions vous assister. Je vous recontacterai.

Il hoche la tête, puis leur adresse un petit signe de la main qu’il est possible d’interpréter comme un salut. L’écran vire au noir avant que Hardshaw ait pu réagir.

Elle se carre sur son siège.

— Et voilà : une douche, un tailleur propre, un salaud au téléphone, et je me sens fraîche comme une rose. Harris, commande-nous du café et des sandwiches au fromage, et ensuite faisons le point de la situation.

Elle retourne à son bureau pour examiner les nouvelles dépêches. Un radioamateur d’Oahu les a contactés, mais ce n’est qu’un boy-scout de seize ans basé à Pupukea ; il dispose d’un antique pick-up Ford et de deux louveteaux de quatorze ans, mais la route est trop impraticable pour qu’il descende, et de toute façon, il est bien trop isolé du reste de l’île. Mais il a réussi à déployer une antenne qui risque de tenir le coup, si bien que la liaison est maintenue en permanence, et comme son camp était équipé d’instruments météo restés intacts, il peut leur confirmer que la pression est descendue au-dessous de 700 hectopascals pendant trois heures de suite.

— En langage clair, ça veut dire quoi ? marmonne Hardshaw.

Puis elle aperçoit un autre message – il émane de Callare, le météorologue de la NOAA ; un type qu’il faudra mettre au courant de la vérité dès que Pauliss sera passé à la trappe –, duquel il ressort que, si la pression était effectivement aussi basse à 220 km de l’œil du cyclone, cela signifie que la couronne intérieure – la zone délimitant le pourtour de l’œil, qui mesure à présent 140 km de diamètre – doit être le théâtre de vents atteignant 46 degrés sur l’échelle de Beaufort, soit une vitesse de 525 km/h, ou encore 330 miles par heure (Hardshaw, qui n’a jamais pu s’habituer au système métrique, remercie mentalement Callare de cette précision), « ce qui correspond à la théorie et aux observations précédentes ».

— Tant mieux, dit-elle à haute voix. Il serait dommage qu’une théorie soit infirmée par un boy-scout.

Diem pose une cafetière fumante et un plateau de sandwiches sur le bureau du Président, s’assied sans autre cérémonie et demande :

— Alors, comment devons-nous interpréter l’appel du SG ?

— Eh bien, il avait sans doute l’intention de nous allécher avec son offre afin que nous consentions à renoncer à nos agences scientifiques. Mais comme j’ai accepté sa proposition avant qu’il ait eu le temps d’aller plus loin, et comme notre communication n’était pas protégée, il se retrouve coincé et obligé de nous rendre service. En outre, nous avons pris soin de déclarer que nous n’étions nullement obligés d’accepter son aide. Ça devrait lui assurer quelques heures de frustration… mais il n’aura pas la possibilité de se venger en faisant traîner les choses, par exemple. Est-ce que l’UNSOO a quelque chose d’intéressant à nous transmettre ?

— Non, mais si Rivera est en mesure de faire fléchir les Japonais comme il l’affirme, alors c’est un coup de pot, car Di Callare et Henry Pauliss m’assurent qu’ils disposent d’un système de scannage multiple qui leur permet d’obtenir des vues en coupe du cyclone, et donc de nous fournir des chiffres précis sur la hauteur des vagues et la vitesse des vents telles qu’ils ont pu les mesurer par satellite. À condition que ledit satellite ait été équipé de ce fameux système, bien entendu.

— D’accord. Nous nous sommes donc bien débrouillés.

Brittany Hardshaw se redresse et fixe Harris Diem. Elle n’a pas oublié l’époque où elle était Attorney General de l’Idaho et où il n’était que son secrétaire, pas plus qu’elle n’a oublié les années parfois sombres qui ont suivi. Comme la plupart des personnes dans sa situation, elle ne s’est jamais vraiment demandé quels bénéfices un homme comme lui pouvait retirer de son activité, préférant lui laisser le soin d’en décider. Mais quand même… si le chemin tortueux qu’elle a suivi pour fuir l’Idaho ne l’avait pas amenée là où elle est, ou à un poste similaire, serait-il resté à ses côtés durant tout ce temps ?

Peu importe. Quelles que soient ses motivations, il est là et bien là. Mais quand même…

— Tu as l’air épuisé, dit-elle.

— Toi aussi, patron. Et si tu veux l’être encore plus, j’ai un petit message de Carla Tynan qui ne va pas arranger les choses.

Hardshaw étouffe un grognement, attrape un nouveau sandwich, se ressert du café.

— Délicieux, dit-elle.

— Une recette de ma maman. Velveeta et Wonder Bread – pas facile à trouver de nos jours, mais ça en vaut la peine. On perd du temps, patron.

— Okay… (Sourire de Hardshaw.) Combien de nuits blanches avons-nous passées ensemble ?

— Je me retranche derrière le Cinquième Amendement.

Elle fait signe à Harris de manger un peu. Puis, une fois qu’ils ont tous deux fini leur sandwich, elle dit :

— D’accord, je t’écoute. Je sais que tu ne m’aurais pas dérangée pour rien et que ça doit être important.

— Tu veux un exposé scientifique détaillé ou un résumé ?

— Le résumé, s’il te plaît, avec suffisamment de détails scientifiques pour me prouver que Carla ne raconte pas de bobards. Bon Dieu, pourquoi avons-nous eu la mauvaise idée de nous débarrasser d’elle ? Elle est vingt fois plus précieuse qu’un bureaucrate comme Henry Pauliss.

Diem fait la grimace, mais s’il a conservé son emploi, c’est parce qu’il est capable d’avaler les couleuvres et de se montrer franc lorsque c’est nécessaire.

— Eh bien, je te rappelle qu’après l’Émeute globale, nous avons dû nous assurer qu’aucun employé de la NOAA ne serait en mesure de communiquer avec les médias en cas de crise grave, en particulier s’il s’agissait d’une crise susceptible de déclencher une autre Émeute globale. De sorte que nous avons supprimé la Section Prospective car c’était de là que provenaient les scénarios les plus catastrophistes.

— Rappelle-moi pourquoi cette décision n’a pas été jugée stupide à l’époque.

— Tout simplement parce que nous n’avions jamais eu à affronter une catastrophe climatique globale et parce que rien ne permettait de penser que nous aurions un jour à faire face à une situation aussi inédite que la situation présente. En outre, ça faisait trop longtemps que les météorologues nous avertissaient de l’imminence d’une sécheresse ou d’un réchauffement global. Je te rappelle que les pertes se chiffraient à dix millions de morts, ce qui permettait aisément de soupeser les risques.

Hardshaw hoche la tête.

— Eh bien, je déclare officiellement que cette décision était une grosse gaffe. Note-le au cas où on te demanderait de clarifier notre position.

— Tu optes pour l’honnêteté en tant que porteur ?

En termes médiatiques, « porteur » désigne ce par quoi un politicien cherche à se rendre crédible. L’apparence d’honnêteté est un porteur parmi d’autres, ainsi que les vœux pieux, le respect des faits, et cetera. Cela n’a rien à voir avec la vérité, si tant est que celle-ci soit connue, et c’est pour cette raison que Brittany Lynn Hardshaw, qui n’a pas oublié le goût du savon Irish Spring qu’on lui fourrait dans la bouche chaque fois qu’elle mentait, déteste ce terme. Elle ne l’a jamais dit à Harris Diem et ne le lui dira jamais. Le rôle de celui-ci consiste entre autres choses à lui concevoir des porteurs.

Elle lève les yeux, aperçoit sur une vitre le premier rayon de soleil de la journée, constate que l’équipe de nuit est en train de passer le relais à l’équipe de jour. Elle dit bonjour à tout le monde, agite la main, se conduit en hôtesse gracieuse, fait distribuer les sandwiches non consommés (Diem grimace en voyant ces mets délicats offerts à des employés subalternes, ce qui la fait sourire intérieurement).

Puis elle se rassied et dit d’une voix posée :

— Voici ce que je pense, Harris. Je pense que nous avons commis une grave erreur en ne faisant rien pour interrompre l’Émeute globale. Je sais qu’il est difficile de légiférer dans ce sens, mais les gens doivent prendre conscience de leurs responsabilités, bon sang ! Nous aurions pu réagir de bien des façons – déployer les forces armées pour protéger les grandes villes, demander aux gouverneurs de faire intervenir la Garde nationale, arrêter les dirigeants des chaînes XV et les incarcérer jusqu’à ce qu’ils acceptent de cesser leurs émissions…

— Tu te serais retrouvée avec des procès en cascade…

Elle le coupe d’un geste sec, comme si elle tranchait la tête d’un poulet. Diem l’a souvent vue faire ce geste au tribunal.

— Je te rappelle que je suis allée dix-neuf fois devant la Cour suprême et qu’une action en justice ne me fait pas peur. Ça aurait été le premier exemple de danger immédiat depuis la création de la XV commerciale… et je crois qu’on se serait bien battus, non ? Mais assez parlé du passé.

Elle avale une nouvelle gorgée de café ; celui-ci a refroidi mais il peut encore faire office d’excitant.

— L’essentiel, c’est ceci : nous devons accepter le fait que je ne peux pas être partout à la fois et que je ne peux même pas communiquer avec tout le monde. Nous ne savons même pas si l’Armée américaine est en mesure d’atterrir dans un État américain, ni même si la Navy peut entrer dans Pearl Harbor.

» Ce qui m’empêche de dormir, Harris, c’est que si la NSA a raison, si Callare, les Tynan et leur équipe ont raison, nous allons vers une catastrophe suffisamment grave pour sonner le glas de tous les gouvernements de la planète. Certains d’entre eux tiendront peut-être le coup, mais personne ne peut encore dire lesquels. Des millions de gens vont se retrouver privés de tout l’équipement moderne et il faudra bien qu’ils se débrouillent. Et je ne pense pas qu’ils soient prêts. Ça fait quelques siècles qu’ils vivent sous l’autorité gouvernementale, et je te parie qu’ils se contenteront d’attendre l’arrivée des équipes humanitaires. Mais regarde à quel point nous sommes déjà impuissants à Hawaii. Et quand nous aurons réussi à mettre sur pied un dispositif de secours, Clem risque de revenir faire un petit tour sur les lieux.

» Par conséquent, les gens vont être obligés de se démerder tout seuls, ce qui veut dire que nous devons leur donner toutes les informations susceptibles de les aider.

— Et s’ils en font mauvais usage ?

— Alors on leur tapera sur les doigts – si c’est possible. Et si ça ne l’est pas, on s’en lavera les mains. Comprends-moi bien, Harris, nous devons prendre les dispositions nécessaires pour que le peuple américain, voire tous les peuples du globe, puisse survivre si jamais nous venions à périr. Et je ne pense pas qu’ils y parviendront si nous leur laissons un héritage de désinformation ou d’ignorance pure.

» Tel est ton problème, Harris. Quelles que soient les nouvelles que tu as reçues de Carla Tynan, même si elles sont dramatiques, nous devons les communiquer à tout le monde. À l’ONU, aux autres nations, au Congrès, aux partis politiques, aux candidats à la présidentielle, aux dirigeants des grandes entreprises… et même au peuple. Désormais, tous nos dossiers seront rendus publics, à l’exception de ceux relatifs aux armes et aux dispositifs militaires classés secret-défense. Le gouvernement ne pourra continuer de fonctionner normalement que quelques mois à peine… ensuite, que ça nous plaise ou non, c’est le peuple qui aura le pouvoir. Pour le meilleur ou pour le pire, il va retrouver sa souveraineté. Et s’il n’arrive pas à l’exercer, eh bien, cela mettra un terme à deux cent cinquante ans d’expérience. Mais ce qui vient de se produire à Hawaii n’est sans doute qu’un début – la saison des cyclones est loin d’être finie –, et puisque nous ne pouvons pas aider les gens, autant l’admettre tout de suite, leur donner toutes les informations qui leur seront nécessaires et les laisser se débrouiller sans nous.

Harris Diem se met à rire.

— Okay, patron, je vais partir de l’hypothèse que tu n’as pas perdu la boule. Mais je me sentirai mieux si tu changes d’avis après avoir entendu ceci. Non seulement Clem n’a pas fini de sévir, loin de là… mais en outre il va faire des petits dans la semaine à venir.

Le président Hardshaw s’est préparée à un choc – elle sait que même son assistant le plus proche est incapable de déchiffrer ses expressions –, de sorte qu’elle ne semble même pas broncher. Pas plus qu’elle n’hésite avant de répliquer :

— Tu ferais mieux de m’expliquer cela en détail, et ensuite on rendra la nouvelle publique.

Harris Diem lui répond par un infime hochement de tête et un sourire pincé. Elle le connaît suffisamment pour comprendre qu’il compose dans sa tête un nouveau chapitre de ses Mémoires, où il racontera comment il l’a vue changer de politique en quelques secondes et sans même battre des cils. Et quand il commence à lui exposer la situation, il s’est déjà adapté à ce changement de politique, un changement qu’il défendra bec et ongles même s’il est épuisé, même s’il lui est opposé, même s’il n’en comprend pas la raison.

Une telle loyauté la terrifie ; il est presque impossible de diriger la plus grande puissance militaire de la Terre et de gouverner le destin de deux cent cinquante millions de personnes, mais son esprit se révulse à l’idée qu’elle puisse jouir d’un pouvoir absolu sur un être humain. Bien des années ont passé depuis l’Idaho.

Elle se concentre sur ce que lui dit Diem et, dix minutes plus tard, elle contacte le Secrétaire général Rivera, le président Questora, chef d’État du Mexique, ainsi que tout un tas de dirigeants d’Amérique centrale, qu’ils soient présidents, dictateurs ou généraux – un trombinoscope lui est nécessaire pour ne pas les confondre les uns avec les autres. Lorsqu’elle achève cette tâche, elle reçoit un appel de Hawaii : l’Armée a réussi à atterrir, mais un staticoptère s’est crashé, entraînant la mort de six personnes. Pour l’instant, les conditions météo ne permettent pas aux militaires de s’éloigner de leur base. Ce message ressemble à une antichute, à un détail désormais secondaire.


Randy Householder connaît son affaire. Ça fait plus de dix ans qu’il traque son gibier. Quelques coups de fil, quelques contacts, quelques liasses de billets, et il a vite fait de se procurer un extracteur.

Il considère l’objet et ne peut réprimer un frisson. Quelques taches brunâtres prouvent qu’il a déjà servi.

Il lui faut quatre jours pour s’assurer que Jerren Anders n’est pas enfermé dans un QHS ; lors de son arrestation, il a souffert d’une forme de dépression, ce qui a convaincu le juge et le jury qu’il n’était pas dangereux ; aujourd’hui, il va mieux et vit aux frais des contribuables.

Randy a décidé de faire faire des économies à ceux-ci. Sa méthode est toute simple.

La cour de la prison n’est protégée par aucune clôture ; le bracelet passé à la cheville des détenus suffit à dissuader toute tentative d’évasion. Anders n’est plus tout jeune et il fait du jogging pour garder la forme. Randy ne dispose que de trente secondes pour agir, mais il ne court aucun danger à condition de bien minuter son coup.

Par une belle journée ensoleillée, Randy apparaît soudain derrière un arbre, frappe Anders au visage, pointe son arme sur lui et déclare :

— Tu as le bonjour de Withers, de Wallace et de Brown. Suis-moi.

— J’ai raccroché de cette merde…

— Alors je vais te tuer tout de suite.

Anders se redresse et lève les mains. Randy le pousse jusqu’à sa voiture ; les flics n’ont aucun moyen de retrouver sa trace, grâces en soient rendues aux défenseurs des libertés civiques. Ils montent à bord, Randy dicte une adresse et le véhicule démarre.

— Qu’est-ce que vous allez…

Randy paralyse Anders sans attendre. Le produit qu’il a utilisé fait aussi office d’anesthésique, ce dont il n’a strictement rien à cirer.

Puis il attrape son démonte-pneus et entreprend de briser les os du pied d’Anders. Celui-ci ouvre de grands yeux larmoyants, mais il ne peut rien faire excepté gémir.

Si on tranche le bracelet, les flics cessent de le rechercher. Ils pensent en effet qu’il est impossible de l’ôter sans le trancher. Ce qui est effectivement le cas, sauf si l’évadé n’est pas seul, ou encore s’il refuse de se laisser briser les os.

La situation présente est inédite. Randy frappe de toutes ses forces – il ne dispose que de cinq minutes – et les vieux os d’Anders ont vite fait de céder. Le bruit qui règne dans l’habitacle est écœurant. Les gémissements d’Anders sont plutôt agaçants, mais Randy n’a pas le temps de le bâillonner.

Lorsque le pied, enveloppé dans du plastique, acquiert la consistance de la confiture, Randy attrape le bracelet et le fait glisser sur les chairs sanguinolentes. La voiture fait ce qu’on lui a demandé de faire – à savoir traverser un entrepôt où travaillent des robots – et Randy abaisse sa vitre.

Là, à sa portée. Un camion-robot tractant trois remorques. Randy passe en mode manuel – se félicitant d’avoir appris à conduire à l’ancienne – et fonce. La deuxième remorque est occupée par des vaches, et il a le temps d’apercevoir leurs yeux stupides lorsqu’il jette le bracelet parmi elles.

Il emprunte ensuite une ruelle non pourvue de rails ; il réactive le pilote automatique et ordonne à la voiture de rouler quelque temps dessus avant de regagner une route guidée. La police mettra plusieurs semaines à faire le rapprochement entre les archives de circulation automobile et le trajet suivi par le bracelet – Randy a bien l’intention d’achever sa tâche avant qu’on puisse remonter jusqu’à lui.

Il regagne l’arrière de l’habitacle pour s’occuper d’Anders, qui n’a pas cessé de gémir. Il le ligote, puis lui injecte l’antidote au paralysant.

Comme il s’y était attendu, Anders se met à bafouiller, lui jure qu’il lui dira tout ce qu’il veut.

Randy lui pose la question.

— Tu te rappelles cette bande que tu as fait circuler il y a quatorze ans ? Une petite fille blonde ?

— Non, pas celle-là, non, merde, ces types-là sont pires que tout ce que tu peux imaginer…

Randy lui montre l’extracteur.

— Pires que moi ?

Anders passe à table sans autre forme de procès. Mais ce vieux débris est bien capable de mentir et Randy ne veut courir aucun risque – ceci est trop important. Il lui sourit de toutes ses dents et lui dit :

— Au fait, j’ai menti.

Et il lui plaque l’extracteur sur le front. Anders, la bave aux lèvres, pousse un hurlement, et Randy pianote sur son clavier pour enregistrer la bande.

Cette nuit-là, le corps de Jerren Anders est jeté dans un ravin non loin de l’US 93. Les datarats de Randy ont trouvé un moyen de s’infiltrer dans les archives de la police de la route de l’Idaho et, à en croire leurs rapports, il dispose d’un répit plus important qu’il ne l’aurait cru.

Il fait une bonne sieste avant de lire la bande. Celle-ci va contenir toutes sortes d’horreurs et il doit se préparer à chercher celle qui l’intéresse. Quatre jours plus tard, il n’a trouvé que des viols suivis de meurtres atroces, les menaces proférées par le nommé Wilson, les drogues fournies par le nommé Brown…

Randy se rend compte qu’il a peur de revoir le pire. Il ne sait pas si Anders lui a dit la vérité, mais il sait qu’elle se trouve quelque part dans cette bande. Il avale une dose de sédatif.

Elle ne mentait pas quand elle lui a parlé en rêve. C’est atroce. Il voit ses tueurs procéder aux repérages, localise le moment où ils découvrent qu’elle se douche toujours toute seule, que personne ne l’attend. Il se rend compte qu’Anders bandait en espionnant sa petite Kimbie Dee.

Avant d’avoir pu s’en empêcher, il les voit en train de fabriquer leur saloperie de bande : Kimbie Dee tente de protéger sa nudité lorsque le monstre apparaît dans la salle de douches, il est gigantesque, hideux, il braque un revolver sur elle, la contraint à baisser les mains pour qu’il puisse la reluquer…

Il s’arrache à ces images, au bord de la nausée, mais il a senti autre chose dans ce souvenir, et il l’identifie lors de sa plongée suivante.

C’est un nom, un nom qu’il connaît bien. Mais jamais il n’aurait cru que cet homme puisse acheter une telle bande, encore moins financer sa fabrication.

Mais aucun doute n’est permis. Jerren Anders était sûr de travailler pour cet homme, lui seul aurait pu se débrouiller pour que la plupart des membres de son réseau soient condamnés à mort.

La suite des opérations s’annonce difficile. Randy se félicite de ce que ses datarats lui aient permis de gagner du temps – car il va en avoir besoin.


Si les résultats arrivent à ce moment-là, c’est peut-être parce que Carla Tynan a eu le temps de prendre un repos mérité pour la première fois depuis plusieurs jours. Toujours en plongée, Mon Bateau a enfin franchi l’équateur et file vers les îles Salomon. Elle n’a pas le cœur à prendre des bains de soleil ni à bosser à la surface.

Di et son équipe fournissent sans conteste un travail de premier ordre, et ils ont réussi à bâtir un modèle des mouvements du cyclone en fonction de l’azimut de son jet d’écoulement. La NOAA est efficace dès qu’on lui indique la marche à suivre…

C’est exactement ce qui lui posait problème quand elle bossait là-bas, se dit Carla, toujours étendue sur son lit bien chaud et bien propre ; une fois qu’elle avait formulé un concept, elle avait un mal fou à s’intéresser aux détails accessoires, sauf lorsqu’ils confirmaient ledit concept. Quand elle était en forme, elle appelait ça le « syndrome de Daniel Boone » : dès qu’elle avait conduit les pionniers en haut d’une colline, elle ne souhaitait que foncer vers la suivante. Quand elle n’était pas en forme, ce qui lui arrivait souvent à l’époque, elle diagnostiquait chez elle un mélange d’authentique créativité et de paresse pathologique – comme elle savait que ses idées suffisaient à lui assurer un emploi, elle se contentait de les émettre, laissant ses collègues se charger du sale boulot.

Mais ce fut Louie, dont la personnalité n’avait pourtant rien d’introspectif, qui lui avait fait entrevoir la façon dont fonctionnait son esprit. « Ce n’est pas de la paresse, idiote. Quand tu traques une nouvelle idée, tu travailles vingt heures par jour, non ? Et ça n’a rien à voir avec l’esprit pionnier, car quand tu ne traques aucune idée, tu passes ton temps à faire du shopping ou à lire des conneries – on ne peut pas dire que tu ailles à la chasse aux idées. Ce qu’il y a, c’est que tu ne supportes pas le fait qu’il existe des choses que tu ne saches pas. Quand tu attrapes une idée au vol, tu n’as pas de répit tant que tu ne l’as pas confirmée ou infirmée. Et quand tu n’en attrapes aucune, tu te contentes de faire les choses que tu as envie de faire. Ce n’est pas un crime, pas vrai ? Pourquoi faut-il que tu passes d’un extrême à l’autre, que tu te considères tantôt comme une sainte et tantôt comme une criminelle ? »

Elle éprouve un certain plaisir à se repasser cette scène mentalement – cela pourrait déboucher sur un chouette rêve érotique, mais elle est surtout heureuse de se souvenir que Louie la comprend, même s’il est le seul. En outre, quand elle a envie de faire l’amour avec Louie, elle se rappelle aussitôt qu’il lui faudra patienter plusieurs mois, car sa mission spatiale vient d’être prolongée pour une durée indéterminée. Elle pousse un grognement, se lève, va sous la douche (une douche avant et après le lit – voilà qui est bien complaisant) et s’abandonne aux caresses reposantes de l’eau chaude.

L’équipe de la NOAA a la situation en main et, en dépit des machines dont elle dispose à bord et des nets auxquels elle peut accéder, ils sont nettement mieux équipés qu’elle, de sorte qu’elle n’a plus besoin de s’intéresser à ce problème de jet d’écoulement.

Sauf que quelqu’un – un écrivain de science-fiction du siècle dernier, son père adorait le citer – a dit un jour que les choses n’arrivent jamais une à la fois.

Elle se secoue les cheveux, aspergeant la cabine, et elle offre son dos à l’eau bouillante, se masse les reins pour chasser la tension de son corps. Jamais une à la fois. Que fait un jet d’écoulement, hormis créer une zone de haute pression dont le cyclone a tendance à s’éloigner ? Quels sont les autres effets de ce jet ?

Des tornades sur les terres, des déluges sur les eaux – un ouragan engendre des tornades sur son passage. On en distingue déjà tout un groupe à droite de la trajectoire de Clem, un groupe plus petit au point de descente du jet. Météorologie élémentaire : l’effet de cisaillement qui affecte les vents cycloniques peut s’accompagner d’une rotation dans un plan horizontal due à l’influence des cumulo-nimbus présents sur la couronne.

Lorsque la rugosité du sol ralentit la vitesse du vent, on assiste à un effet de cisaillement ; en haute altitude, la vitesse du vent n’est pas altérée, ce qui entraîne la formation d’un tourbillon dont l’axe est horizontal. Mais les vents ascendants qui accompagnent la formation orageuse font pivoter cet axe à la verticale, et c’est ainsi qu’on obtient une tornade.

En descendant vers le niveau de la mer, le jet d’écoulement augmente l’humidité de l’air, créant une zone dont le vent a tendance à s’éloigner. D’où un effet de cisaillement en cascade et une prolifération de cumulo-nimbus, et par conséquent de courants ascendants. Là où le jet d’écoulement effectue sa descente, les conditions sont idéales pour que des tourbillons se forment autour des zones de basse pression – on appelle cela la tornadogenèse.

Tout cela a été découvert à peine soixante ans plus tôt, lorsqu’on a été en mesure de suivre au radar la progression d’un cyclone de belle taille, ce qui a permis d’observer les cumulo-nimbus, les tornades et l’œil lui-même. Beulah, qui a sévi durant les années 1960, a été propulsé sur le continent par ses jets d’écoulement, semant des tornades sur son passage à la façon d’un camion perdant son chargement de boîtes de conserve.

Les jets d’écoulement de Clem vont donc déclencher de beaux effets de cisaillement. Et créer une zone de haute pression à très basse altitude. Ce qui va donner plein de tornades et plein de déluges…

Et ce jet d’écoulement se déplace. Quand il disparaît, l’air à haute pression cesse de descendre. Du coup, les tourbillons comprimés à basse altitude se mettent à remonter…

… comme une bulle de vapeur dans une bouilloire. Comme un ludion quand on ôte son doigt de la membrane en caoutchouc – lorsque Carla avait six ans, son père lui a offert une bouteille d’eau contenant un petit homme-grenouille en verre ; il y avait une bulle d’air dans celui-ci, et quand on appuyait sur la membrane, la pression comprimait la bulle, la densité de l’homme-grenouille augmentait et ça le faisait couler ; quand on relâchait la pression, la bulle augmentait de volume et l’homme-grenouille remontait.

Une grosse bulle d’air. Remontant depuis la surface d’un océan chaud et furieusement agité. Des vents puissants au niveau de cette surface, convergeant vers le point où va grimper la bulle…

Si le jet d’écoulement se déplace assez vite, si la zone de haute pression se développe verticalement assez vite, on obtient un cas typique de formation d’un cyclone. Ce phénomène est plutôt rare – quand un jet d’écoulement se déplace dans un cyclone normal, la zone de haute pression est plus proche de l’œil et la masse d’air se déplace suivant un mouvement centripète, se contentant d’alimenter le cyclone. Mais vu la taille de Clem… vu que le jet d’écoulement peut descendre à plusieurs centaines de kilomètres de là…

Il lui faut environ une heure pour dégrossir un modèle et confirmer son intuition. Alors qu’elle achève sa tâche – et pourquoi ses doigts sont-ils toujours si maladroits, son cerveau toujours si engourdi, sa documentation toujours si incomplète ? –, elle remarque qu’elle a froid et s’aperçoit qu’elle a oublié de s’essuyer en sortant de la douche. Mais elle a pensé à fermer les robinets, pour une fois.

Et son dos lui fait souffrir le martyre. Enfin, elle doit à nouveau avoir de l’eau chaude à présent… de sorte qu’elle prend une troisième douche, et cette fois-ci elle s’oblige à se détendre, à s’essuyer et à se vêtir d’une tenue confortable. (Bon, d’accord, Louie lui a dit un jour qu’elle était sexy dans cette combi, mais comme elle a perdu du poids, ladite combi est devenue un peu trop grande. Et alors ? Si elle a envie de remuer de bons souvenirs, où est le mal ? Elle n’a pas divorcé parce qu’elle ne l’aimait plus, mais parce qu’elle voulait continuer de l’aimer, comme elle le lui a expliqué à l’époque.)

Bon Dieu, voilà qu’elle rêvasse alors qu’elle a un problème grave à résoudre. Oui, ce scénario est plausible, mais ce n’est pas le seul. Peut-être que Clem va faire des petits, mais personne ne le saura tant que ce jet d’écoulement ne se sera pas déplacé… ce qui risque de ne pas arriver tout de suite.

Mais il s’est déjà déplacé, bon sang, juste avant que Clem fonce sur Hawaii. Il y a quelques heures à peine. Et à ce propos, ça fait un bout de temps que Carla n’a pas suivi les infos – elle n’a aucune idée de ce qui a bien pu se passer à Hawaii.

Mon Bateau fait surface quelques heures après le crépuscule ; la nuit est splendide, l’océan désert à plusieurs milles à la ronde, et Carla monte sur le pont, équipée d’un casque et d’une fiche pour accéder directement aux données qui lui sont nécessaires. Elle sèche le pont avec un jet d’air à haute pression et s’étend dans l’obscurité, contemplant les étoiles, comptant les météores et profitant du spectacle. Et dire que la plupart des gens n’ont jamais vu une nuit étoilée, hormis par l’entremise de la XV ; d’ailleurs, Louie doit voir bien plus d’étoiles qu’elle. Pas étonnant qu’on n’arrive pas à l’arracher à sa bulle d’observation, en dépit de la menace des rayons durs.

Poussant un soupir, elle enfile son casque et branche sa fiche. Au boulot. Carla.

La nuit noire, l’éclatante beauté des étoiles, le doux roulis de Mon Bateau qui berce son corps allongé, tout cela se réduit à une présence spectrale dans son esprit, tels les fragments d’un rêve subsistant au réveil. Elle appréhende mentalement plusieurs milliers d’options, sélectionne celles qui l’intéressent, apprend que presque toutes les communications sont coupées avec Hawaii, repasse sur les chaînes publiques pour y recueillir les données des satellites et des stations météo…

Lorsque le jet d’écoulement de Clem a changé d’azimut, il s’est déversé sur de l’eau à une température inférieure à 20o C. Trop froid pour qu’apparaisse un autre cyclone. Et trop froid pour qu’il survive longtemps.

Mais il s’est formé une dépression de belle taille, qui semble avoir évolué vers une forme de cyclone extratropical – une tempête assez étendue, quoique beaucoup moins puissante que Clem, qui fonce vers la Colombie-Britannique et va occasionner des déluges au Pacificanada.

Elle remarque qu’un satellite japonais placé en orbite polaire était en position pour photographier le cyclone durant les huit minutes cruciales qui ont vu le premier jet changer de position et un second se former perpendiculairement à lui.

Elle accède à plusieurs milliers de bibliothèques électroniques, en quête d’un logiciel de pénétration ; le système dont elle dispose lui permet de fabriquer une super-équipe d’assaut qui a bien vite raison des nœuds de Tokyo. Quelques secondes plus tard, tandis que son corps s’agite au sein de la « vraie » réalité, elle remarque que sa conscience semble se déployer, occuper un espace apparemment infini.

Les données sont bien mal protégées ; il semble que les Japonais partent de l’hypothèse que leur satellite sera forcément espionné. En un rien de temps, elle entre, trouve ce qu’elle cherche, ressort.

Ils disposent d’une sorte de radar qui leur permet d’avoir une vue en coupe de l’atmosphère, et ce radar a capté des images du cyclone. Jamais elle n’aurait espéré trouver des données aussi précieuses… elle s’en sert pour bâtir une extrapolation…

La catastrophe est imminente. Aucun doute là-dessus. Si le phénomène s’était produit en eaux plus chaudes, cela aurait entraîné la formation d’une colonne d’air chaud au sein de ce tourbillon de vagues, de courants, de vents et de nuages : le genre de colonne qui engendre un nouveau cyclone.


Louie commence à s’habituer à arpenter la Lune dans la peau de ce crétin de robot, à tel point que le plus souvent il le laisse en mode automatique jusqu’à ce qu’il ait besoin de procéder lui-même à une manipulation. Le premier jour a été le plus dur ; ladite manipulation consistait en la remise en route de l’« assembleur » afin qu’il fabrique des bus de données et des câbles de connexion pour toutes sortes de bidules qui n’avaient jamais été conçus pour fonctionner en réseau – ça n’a pas été de la tarte.

Comme il subsiste un délai d’une seconde et demie entre le robot et lui, cette saleté de machine doit se débrouiller toute seule pour les manips les plus délicates – chaque fois qu’il faut tourner une vis sans la serrer à fond, Louie doit mettre le robot en position, quitter l’interface directe, indiquer au robot la force à exercer, attendre qu’il ait fait son boulot… il lui a fallu plus d’une heure pour ôter les six vis Philips qui maintenaient une plaque dissimulant deux leviers dont l’accès était indispensable.

Il en a profité pour subtiliser tout un tas de trucs aux Français. Si ça ne leur plaît pas, ils n’ont qu’à venir l’arrêter ; mais ils ont diminué leur présence lunaire et ne risquent pas de remarquer quelque chose.

Une fois les systèmes intégrés et les robots programmés, les choses se sont accélérées. Le Pentagone lui a transmis toutes sortes de logiciels de conception optimisée, et ça fait deux jours qu’il les fait tourner dans le système principal. Dans quelques heures, si tout va bien, il sera en mesure de lancer deux petites fusées de transport, conçues sur la Lune par lui-même et ses robots, qui apporteront sur Constitution une partie des provisions de bouche françaises. Il ne risque pas encore de mourir de faim, mais ça lui fera du bien de manger autre chose que son gruau habituel, et puis cette idée de test en valait bien une autre.

Il s’est aperçu ces derniers jours qu’il aime bien se balader sur la Lune. Les petits réplicateurs sont désormais tous ses « esclaves » – le système contrôle toutes leurs activités – et ils s’agitent sérieusement ; la netteté des ombres et la noirceur du ciel l’enchantent toujours autant.

Il regrette de ne pas être là-bas en personne, de ne pas laisser l’empreinte de ses pas sur ce sol que rien n’a troublé depuis plusieurs milliards d’années, et il a déjà fait une proposition en ce sens. Vu l’équipement dont dispose la Base lunaire, auquel s’ajoute celui qu’il est en train de mettre sur pied, il lui serait facile de fabriquer un système de propulsion capable de placer Constitution en orbite lunaire – à condition de faire ça en douceur, la station ne pouvant supporter une accélération supérieure à un vingtième de gramme. En fait, il pourrait aller où il veut, même s’il renâcle à l’idée de descendre dans le Caveau, ce qui serait nécessaire en cas de long voyage.

Mais quand même… une fois qu’il aura équipé Constitution, il pourra aller où bon lui semble. Il a l’impression d’avoir à nouveau seize ans et de bricoler sa vieille Geo 94 pour participer à un rallye.

Ce qu’il y a de bizarre dans ce boulot – et il se rend compte à quel point les Français et les Japonais se sont montrés conservateurs –, c’est que seules les premières étapes sont difficiles. Les machines dont il dispose ont la capacité d’apprendre, et une fois qu’elles ont bien appris leur leçon elles optimisent tout de suite, de sorte que dès qu’on leur a donné les instructions nécessaires, elles se mettent à bosser beaucoup mieux et beaucoup plus vite que lui. Prenez son projet de fusée, par exemple : il lui a fallu une bonne journée pour concevoir la gorge de la tuyère pour le carburant solide… et à peine une heure pour achever le reste du moteur.

Allez, au boulot. Il revient à cette fameuse fusée…

Ce n’est plus la même. Rien à voir avec celle sur laquelle il a bossé la dernière fois. Et il sait intuitivement que ce modèle est nettement supérieur… en fait, il lui suffit d’un simple coup d’œil pour en comprendre tous les paramètres. Le tracé de cette courbe empêche la chaleur de monter autant dans la tuyère ; le dessin des renforts améliore la résistance de l’ensemble…

Apparemment, c’est son subconscient qui est responsable de ces améliorations. À présent qu’il reste branché de façon quasi permanente, laissant les choses suivre leur cours en tâches de fond, on dirait que toutes les procédures qu’il a mises en œuvre sont poursuivies par son subconscient, comme si la capacité de son esprit s’était accrue en fonction de sa charge de travail.

Il ne s’est débranché que pour dormir, et il a remarqué ces derniers temps qu’il a beaucoup moins besoin de sommeil.

C’est précisément un des symptômes qu’il est censé signaler au docteur Wo. Ignorant ce que lui a appris son expérience, Louie décide de contacter le neurologue ; ce qui lui arrive est plutôt angoissant.

Wo répond à son appel en moins de cinq minutes ; de toute évidence, Louie est considéré comme un précieux cobaye. Il lui explique la situation en quelques phrases.

— Et vous n’avez pas eu conscience de réfléchir à ces modifications ? Les robots ont produit un modèle amélioré et, dès que vous vous êtes rebranché, vous en avez compris le fonctionnement ?

— Ouais, c’est ça. Et je dors de moins en moins. Et quand il m’arrive d’évoquer des souvenirs, ceux-ci sont beaucoup plus clairs… c’est à cause des optimiseurs ?

— Cela ne fait guère de doute.

— Que s’est-il passé ? Est-ce que c’est mon subconscient qui a conçu et construit cette fusée ?

— Bonne question, dit Wo. La réponse est probablement la suivante : c’est vous qui avez fait ça, mais ce n’est pas le « vous » avec qui je parle en ce moment. Entre autres tâches, les optimiseurs copient tous les codes précieux et efficaces, puis ils les déplacent là où leur présence est nécessaire. À mon avis… et il nous faudra procéder à des tests pour le confirmer, je sais que vous n’aimez pas ça, mais n’ayez crainte… à mon avis, les optimiseurs copient certaines parties de votre esprit sur des programmes tournant sur les autres processeurs, y compris ceux qui se trouvent sur la Lune. En quelque sorte, vous vous dispersez dans le système. C’est pour ça que vous avez compris le fonctionnement de cette fusée rien qu’en la voyant – tous ces fragments de vous-même sont « rentrés à la maison ». Eh bien, voilà qui est intéressant… apparemment, le net auquel vous êtes relié ne se contente pas de vous optimiser, il devient vous-même. Pendant que vous êtes simultanément optimisé.

Louie déglutit et pose la question la plus importante de toutes.

— Est-ce que je vais rester le même, doc ?

Wo s’assied, suivi par l’objectif du téléphone, et se gratte la tête. Sans doute est-il profondément ému ; le problème avec les médecins affectés à la recherche militaire, dont le boulot consiste parfois à examiner un patient afin de voir pourquoi il est encore en vie, c’est qu’ils disposent d’un registre d’expressions plutôt limité. Louie connaît Wo depuis belle lurette, mais jamais il n’a pu deviner ses sentiments.

Le neurologiste reprend la parole.

— C’est une question intéressante. Mais elle relève de la philosophie plutôt que de la science. Personnellement, je dirais qu’aucun de nous ne reste exactement le même, mais il existe une continuité dans notre évolution et je pense que vous maintiendrez cette continuité dans la vôtre. Seriez-vous encore Louie Tynan si vous décidiez de vous tailler les ongles et de vous couper les cheveux ? Bien sûr que oui. Seriez-vous toujours vous-même si on vous greffait le cœur d’un autre ? Vous seriez un peu transformé par cette expérience traumatisante, mais vous resteriez Louie Tynan. Et si on vous greffait le cerveau d’un autre ? Ou la moitié d’un cerveau ? Resteriez-vous le même à l’issue d’une conversion religieuse ? Un logiciel est-il toujours le même si on le met à jour pour améliorer ses performances ?

C’est au tour de Louie de se gratter la tête – si quelqu’un les espionne, il doit penser qu’ils ont des poux.

— Dans tous les cas, dit-il, je crois que ma réponse serait : peut-être.

— Quand nous avons procédé aux tests sur les optimiseurs, un de nos sujets a découvert qu’il disait, beaucoup plus souvent la vérité – apparemment, il avait l’habitude de pratiquer la flatterie et le pieux mensonge. Ses proches ont remarqué ce changement, mais eux et lui sont tombés d’accord pour estimer qu’il était resté le même. En d’autres termes, la sincérité n’était pas un élément essentiel de sa personnalité, plutôt un élément accessoire comme le fait d’avoir les yeux bleus ou de préférer les chemises blanches. Mais supposez que nous disposions d’un programme capable de transformer le pape en mormon, un médaillé militaire en lâche, un homo en hétéro. Et supposez en outre que nous placions ces sujets dans d’autres corps, des corps qui n’auraient plus rien d’humain au sens où nous entendons ce mot. Auraient-ils l’impression d’être toujours les mêmes ? Avez-vous connu une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, avant et après qu’elle est affectée, ou encore un schizophrène ? S’agit-il encore de la même personne ?

Louie se rend compte que c’est le plus long discours qu’il ait jamais entendu de la bouche de Wo.

— La réponse, je suppose, est : ça dépend de ce qu’ils en pensent.

— C’est la seule réponse sensée. À mon avis, si nous altérons un sujet à ce point, et si ce sujet change de nom, d’amis, de ville, commence une nouvelle vie, alors ce n’est sans doute plus la même personne – mais peut-être que notre sujet ne serait pas de cet avis. D’un autre côté, s’il reste peu ou prou tel qu’il était, tout en renonçant à deux ou trois de ses habitudes, alors c’est la même personne – mais peut-être ne serait-il pas de cet avis. Et je suis suffisamment traditionaliste pour penser que, dans tous les cas, c’est à lui qu’il appartient d’en décider. Quoi qu’il en soit, si vous nous autorisez à procéder à certains tests – sur vous-même et sur les processeurs lunaires…

Louie hoche la tête, déglutit et accepte. Ils conviennent d’une heure et Wo coupe la communication.

Et voilà. Le processus est sans doute irréversible. Il retourne sur la Lune, jette un coup d’œil, remarque que les choses ont encore changé, encore pour le mieux. Quant à savoir qui il est, ou qui il sera… cette question est plus et moins que théorique. Plus parce qu’il lui arrive bien quelque chose – il sent quelque chose à l’œuvre dans son esprit, ses souvenirs sont plus nets, sa force de concentration plus grande. Moins parce qu’il ne peut rien y faire.

Eh bien, qu’il soit devenu Louie-2, ou tout simplement Louie-1.1, il a du boulot. Il y réfléchira quand il en aura le temps.

Le lancement des fusées de transport se passe à merveille, ce qui fait qu’il dispose désormais d’un site en état de marche, et il ordonne au réseau de programmes et de machines de copier les plans de satellites météo que lui a envoyés la Terre. Mieux vaut conserver une interface compatible, décide-t-il, mais le reste sera bel et bien optimisé… puisque l’USSF semble l’avoir optimisé, autant leur rendre la politesse. Il sent le net réfléchir au problème quelque part dans son cerveau lorsqu’il regagne Constitution. Il va bientôt passer au-dessus du Pacifique et on va sûrement lui demander d’observer la situation.

C’est seulement lorsqu’il lit son courrier qu’il apprend que Hawaii a été quasiment détruite ; on estime que quatre-vingt-dix pour cent de la population a péri, mais cette estimation est fondée sur les premières observations de l’Armée et sur les témoignages de quelques radioamateurs. Apparemment, Oahu a vu déferler sur elle non pas un mais quatre raz de marée.


Carla Tynan espérait disposer d’un peu de temps pour bavarder avec Louie, mais quand il l’a contactée, ça a été pour lui dire qu’entre tous les trucs bizarres qu’il devait se taper dans le cadre du « grand projet » – elle a peur de lui demander en quoi consiste celui-ci car il semble croire qu’elle est déjà au courant, mais quoi qu’il en soit, elle a compris qu’il se rendait souvent sur la Lune en téléprésence – et les observations qu’on lui a demandé d’effectuer lors de ses passages au-dessus du Pacifique, ils n’auront sûrement pas une minute à eux. Il va tenter de la joindre par liaison satellite durant les prochains jours.

Apparemment, elle ne va plus jamais le revoir, et elle se demande vaguement pourquoi elle a demandé le divorce.

Et puis voilà qu’au moment précis où elle croyait qu’on allait lui foutre la paix, c’est Di Callare qui l’appelle, ainsi que ce crétin de Henry Pauliss et Harris Diem, le chef de cabinet de la Maison-Blanche, et on lui demande de rester en ligne pour attendre un autre correspondant.

Il s’agit forcément du Président, et Carla devine sans peine pourquoi le Président souhaite lui parler, mais elle ne voit pas pourquoi la Maison-Blanche ne pourrait pas se contenter d’un rapport écrit.

Et comme elle ne peut rien faire d’autre pendant qu’elle ronge son frein – Di, Pauliss ou Diem lui demandent régulièrement si elle est toujours en ligne, l’empêchant de se concentrer –, son boulot risque de prendre du retard.

Elle est allongée sur le pont, les yeux fixés sur l’horizon, le visage, les bras et les jambes offerts aux caresses du soleil. Un an s’est écoulé depuis qu’elle a pris la mer et que Louie est parti dans l’espace, et durant ce temps-là ils se sont contactés deux ou trois fois par semaine – chaque appel « hebdomadaire » étant suivi d’une ou deux conversations du style « au fait, j’ai oublié de te dire » –, et elle se rend compte à présent à quel point il lui manque. Comme elle aurait envie de passer ne serait-ce qu’un après-midi en sa compagnie !

En fait, elle a vraiment envie de bavarder avec quelqu’un, n’importe qui, ce qui est plutôt bizarre chez elle. Di refuse de parler météo en présence des bureaucrates (de peur d’être mal compris ou d’être trop bien compris ? Carla aimerait bien le savoir). Pauliss n’est autre que le type qui l’a virée, et maintenant qu’elle joue un rôle vital, il n’a sûrement aucune envie de discuter de son cas avec le Président – Carla connaît parfaitement les us et coutumes de Washington. Quant à Diem, il demeure complètement évasif.

Di en vient donc à lui parler de sa famille. Lori est en pleine forme et elle a presque fini Massacre en jaune. Mark est agréable mais pas spécialement précoce, Nahum, lui, est plutôt précoce. Et pas spécialement agréable, se dit Carla, qui sait lire entre les lignes.

Diem interrompt une anecdote à propos de Nahum pour demander :

— Vous voulez dire que vous pratiquez ce… J’ai oublié comment ça s’appelle, ce système où les parents font la sieste avec les gosses et les laissent s’endormir quand ça leur chante ?

Il est visiblement choqué et ne parvient pas tout à fait à le dissimuler. De toute évidence, Di doit être crevé car c’est d’un ton sec qu’il répond à cet homme tout-puissant.

— Oui, c’est exact, nous pratiquons la Méthode de Londres, et nous n’avons jamais été obligés de sévir quand vient l’heure de dormir, et les enfants sont nettement moins dissipés qu’avant. Évidemment, nous leur restreignons l’accès à la TV et à la XV, et peut-être que ceci explique cela.

Diem hoche la tête sans se dérider.

— Si les résultats sont là… De toute façon, je n’ai jamais eu de gosse et je suis donc mal qualifié pour vous contredire. Mais les choses ont bien changé depuis ma jeunesse. Mes parents ne s’intéressaient guère à moi, même s’ils veillaient à ce que j’apprenne mes leçons et à ce que je sois bien nourri et correctement vêtu – sans parler de l’argent de poche que je gagnais en les aidant au restaurant durant l’été. Ils n’avaient pas de méthode particulière pour nous élever.

Sentant qu’on lui tend une perche, Henry Pauliss s’empresse de la saisir.

— Et comment vous en êtes-vous tiré ?

— Oh, j’ai fait mon droit grâce aux cours du soir et j’ai payé les études de mon frère et d’une de mes sœurs. Mon frère a fait médecine à Harvard, l’aînée de mes trois sœurs a décroché un diplôme d’ingénieur à Purdue. Mais les deux autres ont laissé tomber le lycée pour faire le trottoir.

Pauliss en reste bouche bée.

— Vous… euh… je…

— Non, coupe Diem. Je ne voulais pas dire que négliger ses enfants est la meilleure façon de les élever. Mais les méthodes les plus dingues sont parfois les plus efficaces.

Di glousse et Carla éclate de rire. Le visage de Henry Pauliss a viré à l’écarlate ; si Harris Diem le fait ainsi tourner en bourrique devant des subordonnés, c’est qu’il va bientôt le foutre à la porte, l’aidant sans doute d’un coup de pied bien placé. Tout le monde l’a compris : Henry Pauliss vient de recevoir sa lettre de licenciement et Diem s’est débrouillé pour que Carla et Di soient témoins de son infortune.

Carla regrette un peu de ne pas être une personne gentille et non-violente qui serait horrifiée par cette scène. Elle est ravie de voir ce salaud se rendre compte de l’effet que ça fait de se faire jeter pour avoir obéi aux ordres. Ça lui fait presque oublier le temps qu’elle a perdu à attendre le Président (dont elle est censée ignorer l’apparition imminente).

Lorsque Hardshaw daigne enfin se montrer, elle lance à Carla :

— On me dit que vous avez toujours raison à propos du temps qu’il fait.

Reniflement de Carla.

— Si tel était le cas, je me serais enrichie en jouant les options sur les matières premières. Non, je suis plutôt bonne, tout simplement. Mon intuition est supérieure à celle de la majorité des météorologues, je suis douée en maths et je devine souvent juste. Mais je ne suis pas infaillible. Et si j’ai souvent eu raison depuis le début de cette crise, c’est en partie parce que je n’ai pas de job à protéger, ce qui fait que je peux me permettre de dire tout haut ce que pas mal de gens se contentent de penser tout bas.

Le président Hardshaw la gratifie d’un large sourire – le genre de sourire conçu pour conquérir les bulletins de vote, se dit Carla, qui se rend compte que le sien lui est pratiquement acquis. Elle est encore sous le charme lorsque Hardshaw reprend la parole.

— Eh bien, voilà ma question, et si c’est une question vraiment stupide, je vous prie de ne dire à personne que je vous l’ai posée. Même pas pour impressionner votre petit ami. Car le président des États-Unis ne peut pas se permettre de passer pour une idiote et, malheureusement, elle a gâché sa jeunesse à étudier le droit plutôt que la météorologie.

— Compris, dit Carla. Je ne répéterai rien – de toute façon, je n’aime pas me confier à mon prochain.

— C’est ce que me dit Harris. Bon, allons-y. Existe-t-il un principe, une méthode quelconque qui nous permette d’enrayer ce phénomène ? Étant donné que c’est un acte humain qui l’a déclenché, pouvons-nous agir de façon à nous en débarrasser ?

Carla inspire à fond pendant qu’elle réfléchit, change d’avis, inspire à nouveau, puis expire sans avoir trouvé une réponse satisfaisante.

— Nous avons affaire à un processus physique. Par conséquent, il doit pouvoir être altéré. Mais nous aurions besoin pour cela d’une énorme quantité d’énergie répartie sur une immense surface, si bien que les moyens d’intervention nécessaires sont sans doute hors de notre portée.

— Commencez par m’exposer les principes.

— Entendu. Premièrement, si nous pouvions nous débrouiller pour que le jet d’écoulement soit orienté au sud de façon permanente, nous obligerions le cyclone à foncer vers le détroit de Béring ou vers la Sibérie – à vous de choisir –, où il mourrait de froid comme un cyclone ordinaire. C’est peut-être ce qu’il fera de lui-même au bout du compte, d’ailleurs.

» Deuxièmement, si nous pouvions refroidir l’eau devant lui, il mourrait. Nous pourrions y parvenir en débarrassant l’air de son surplus de méthane, mais il nous faudrait pas mal de temps ; nous irions plus vite en supprimant la lumière du soleil.

» Et c’est à peu près tout. Pour tuer un cyclone, il faut lui refroidir les pieds. Je suppose qu’on pourrait aussi lui réchauffer la tête – avec un gigantesque miroir solaire, par exemple –, mais ce truc est si gros qu’il risquerait de franchir la tropopause et de sévir aussi dans la stratosphère. Nous risquerions alors de faire sauter toute limite à sa taille actuelle. Non, si vous voulez le tuer, vous devez vous débrouiller pour qu’il passe sur une surface froide – soit en le déplaçant vers une telle surface, soit en refroidissant celle où il se trouve. Sa trajectoire est aléatoire, vous savez, et il finira tôt ou tard par passer au-dessus d’une surface assez grande pour le refroidir.

— Mais les cyclones qui vont apparaître cette année vont avoir la même taille, n’est-ce pas ? demande Henry Pauliss. En fait, nous avons eu de la chance car on n’en a repéré qu’un seul dans l’Atlantique, qui s’est un peu moins réchauffé que le Pacifique. Nous risquons de voir apparaître un Clem numéro deux.

— Ou quelque chose comme ça, admet Carla. Vous avez raison. Vu que les cyclones ont tendance à tourner en rond… et à supposer que Clem soit typique, car il est stupide de généraliser à partir d’un exemple unique, j’ai horreur de ça mais on est bien obligés de passer par là… si Clem est typique, et si les cyclones comme lui tournent en rond, alors ils vont avoir une longévité plus grande. Et par conséquent, ils vont avoir tendance à se chevaucher – pas une semaine ne s’écoulera sans qu’on ait un ou deux cyclones en train de ravager telle ou telle partie du globe. Non, vous avez raison, si on peut faire quelque chose, on ne doit pas se contenter de les laisser mourir de leur mort naturelle.

— Je suis d’accord, dit Hardshaw. Vous pensez donc que la meilleure solution serait… je vous cite… de supprimer la lumière du soleil ?

— C’est évident. Si on pouvait pourvoir la Terre d’une lune en orbite géosynchrone et inclinée, de sorte qu’elle puisse se déplacer au-dessus des deux hémisphères, en se débrouillant pour qu’elle passe le jour dans l’hémisphère Nord… et si cette lune était assez grosse pour que son ombre portée fasse quelques centaines de kilomètres de diamètre… au bout d’un certain temps, on disposerait d’une ceinture d’eau froide qui aurait raison de ce pauvre Clem. Mais il nous faudrait une lune foutrement grande. L’orbite géosynchrone est dix fois moins éloignée que celle de la Lune… de notre satellite naturel, je veux dire… et il nous faut une ombre portée cinquante fois plus grande que celle de la Lune lors d’une éclipse totale… notre lune artificielle serait énorme, au moins sept fois plus grande que la pleine lune. Son diamètre devrait être supérieur à celui de la Terre.

— Donc un ballon en mylar…

— Ferait l’affaire, à condition de le maintenir en position. Et de pouvoir gonfler un ballon de plusieurs milliers de kilomètres de diamètre. C’est ce que vous avez l’intention de faire ?

Le président Hardshaw ferait un redoutable adversaire au poker. Elle ne cille pas, ne grimace pas, ne jette même pas un coup d’œil à Diem pour voir s’il a réagi – il est resté impassible, mais Pauliss a frémi et ce pauvre Di, qui n’a jamais été doué pour les intrigues, s’est redressé sur son siège. De toute évidence, Mme le Président leur a fait jurer sur l’honneur de ne rien dire de leurs plans à Carla, et c’est elle-même qui vient de lâcher le morceau.

La seule chose que Carla apprécie chez les puissants, c’est qu’il est ridiculement facile de les mettre dans l’embarras.

— Okay, dit Hardshaw après une longue pause, le pot aux roses est découvert. Oui, nous envisageons d’utiliser des ballons en mylar, mais pas de la façon dont vous le pensez.

— Je suis météorologiste, pas spécialiste de poids utile en charge.

— On nous propose d’en placer plusieurs milliers en orbite elliptique, d’une période de vingt-quatre heures, de façon que leur périgée les amène au-dessus du Pacifique nord pendant la journée. Ils feront deux cents kilomètres de diamètre, mais comme ils descendront jusqu’à une altitude de cent cinquante kilomètres, ils ne pourront effectuer que deux ou trois passages avant de brûler en rentrant dans l’atmosphère. Mais si le minutage est correct…

— Il va vous en falloir beaucoup, dit Carla.

— C’est entendu. Mais est-ce que ça peut marcher ?

— Si la quantité est suffisante et si la coordination est parfaite.

Carla s’avoue relativement impressionnée par Hardshaw, mais pourquoi celle-ci lui pose-t-elle toujours la même question ?

— Souhaitez-vous que j’étudie le problème plus à fond ? lui demande-t-elle.

— Sur ce point, il faudra que nous vous recontactions, répond Hardshaw. Nous avons déjà reçu une proposition, et je souhaiterai certainement avoir votre opinion à son sujet. Pouvons-nous vous en envoyer une copie ?

— Bien sûr.

— Parfait. Il me tarde d’entendre votre rapport – et j’ai bien dit entendre ; quand vous serez prête, contactez Harris Diem et il vous organisera une conférence avec moi. Permettez-moi de vous remercier, Carla, le pays vous doit déjà beaucoup et je pense qu’il vous devra bien davantage avant que cette crise n’ait pris fin.

Ouais, mais que devient mon compte bancaire dans tout ça ? souffle une petite voix dans le crâne de Carla. Mais elle se contente de dire :

— Je suis flattée, madame le Président.

Elle a à peine raccroché que Louie la rappelle. Ce pauvre chéri souffre de son absence. Aujourd’hui, tout le monde a envie de parler à Carla.

Elle n’est pas sûre que ça lui plaise.


Après avoir pris congé de Carla Tynan, de Di Callare et de Henry Pauliss, le président Hardshaw se tourne vers Harris Diem et lui dit :

— Je comprends pourquoi c’est cette tête que Pauliss a choisi de nous apporter sur un plateau il y a trois ans.

— Elle est agaçante, non ?

— Pas du tout, dit Hardshaw en se levant pour s’étirer un peu. Elle est franche, elle est efficace et elle comprend le monde physique. Elle comprend aussi la politique, d’ailleurs. Je l’ai observée avant de prendre officiellement la ligne, et je l’ai vue sourire quand tu as rembarré Pauliss devant tout le monde. Elle savait exactement ce qui se passait.

La veille, Diem a passé une heure au téléphone avec Henry Pauliss, lui assurant que personne ne voulait sa peau et que tout le monde savait qu’il n’avait fait qu’appliquer les décisions de sa hiérarchie. Ça fait une dizaine d’années qu’il connaît Pauliss et tous deux sont en excellents termes ; ils ont souvent passé la soirée ensemble, car Harris Diem, qui n’a pratiquement aucune vie privée, se retrouve constamment au restaurant, au théâtre ou au stade avec toutes sortes de gens, en général des gens que l’Administration a des raisons d’apprécier.

Quand Pauliss a fini par comprendre qu’il allait se retrouver dans le rôle du bouc émissaire de la NOAA, il a appelé Diem pour tenter de s’assurer sa protection, et Diem lui a promis de faire tout son possible pour l’aider.

Il était sincère ; il se veut loyal envers ses subordonnés, tout autant qu’envers ses supérieurs – sauf lorsqu’il y a conflit entre les deux. Et Hardshaw lui a demandé de discuter un peu avec les deux météorologues en présence de Pauliss… et de veiller à ce que Pauliss soit mis en porte à faux.

— Enfin, dit-il, tu comprends sans doute pourquoi elle agaçait quelqu’un comme Pauliss.

— En effet. Pauvre Henry Pauliss. C’était un authentique homme de science, il s’est reconverti dans la bureaucratie, et voilà que le Président a besoin de scientifiques. Ce n’est pas sa faute.

— C’est donc lui qui va passer à la trappe ? Berlina Jameson n’arrête pas de fouiner…

— Berlina… ah oui, Reniflements. Un excellent petit show.

« Mamie le Président » laisse paraître son âge, se dit Diem : seules les personnes de sa génération et de la précédente emploient encore le terme de « show » pour parler des documentaires vidéo. Mais il se contente de dire :

— Il est populaire et très bien présenté. Et puis, Jameson fait bien son boulot…

— Elle me rappelle les gens que je regardais dans ma jeunesse, dit Hardshaw. Des gens comme Dan Rather… et rappelle-toi que Rather a été lancé par ses enquêtes sur l’administration Nixon. Laquelle n’a eu que ce qu’elle méritait, d’ailleurs. Penses-tu que j’aie l’intention de jeter Pauliss en pâture à Jameson pour qu’elle nous laisse tranquilles ?

Diem secoue la tête avec énergie.

— Tu n’es pas stupide au point de faire une chose pareille. Ce genre de manœuvre ne manque jamais d’évoquer une tentative d’étouffement, et si on a un reporter vidéo sur le dos, c’est déjà assez grave, mais si ce genre de rumeur venait à circuler, on aurait aussi affaire à tous les détectives de la XV en quête de scoops juteux. Et ils finiraient forcément par en trouver un. Ils adorent les histoires de complot – regarde ce qui est arrivé à ces crétins de toubibs quand leur foyer du troisième âge a été démoli.

» Non, ce qui me fait peur, c’est que Henry Pauliss cède à la panique et pense qu’il va être largué. Auquel cas il pourrait avoir envie d’aller voir Berlina Jameson pour lui dire tout ce qu’il sait.

— Et que sait-il donc ? demande Brittany Hardshaw en le regardant droit dans les yeux. Il sait que nous avons décidé de supprimer la Section Prospective afin de réduire le risque d’une Seconde Émeute globale, puisque la première résultait de l’un de leurs rapports. Il sait que si nous avions disposé d’une Section Prospective, nous aurions compris beaucoup plus vite la gravité de la situation actuelle. Et c’est à peu près tout.

» Appelle-le pour le rassurer, puis contacte Jameson et lâche-lui le morceau. Accorde-lui une interview si tu as le temps. Fais-lui bien comprendre que nous avons fait une connerie, mais que c’était pour une bonne cause, et ne lui cache rien.

— Ton obsession de l’honnêteté va nous causer des tas d’emmerdes, patron.

Hardshaw indique les rapports qui s’entassent sur son bureau : une évaluation des pertes subies à Hawaii et du temps qu’il faudra pour repeupler – pour reconstruire, en fait – l’archipel.

— On est dans les emmerdes jusqu’au cou, Harris, alors un peu plus, un peu moins… Passons au deuxième point de notre planning : contacte Rivera, nous devons discuter de la proposition que Klieg vient de nous faire.


Henry Pauliss sort de son bureau et fait le point. Il a une ex-épouse qui s’est remariée. Deux secrétaires avec lesquelles il couche à l’occasion et une jeune femme à laquelle il fait la cour sans grand succès depuis quelque temps. À part ça, sa vie sociale se résume à des soirées en compagnie de Diem ou de certains parlementaires.

Il n’a pas d’enfants. Son compte bancaire est bien garni, mais il n’a jamais vraiment su quoi faire de son argent. Son dernier testament en date fait de son ex-épouse sa légataire universelle, et il n’a pas pris la peine de l’annuler.

Il réfléchit à ses options : il pourrait jouir de ses dernières heures dans un bon restaurant, voire en compagnie d’une prostituée de luxe. Cela ne le séduit guère. Il pourrait donner sa démission (c’est ce qu’on attend de lui) et avoir une crise mystique, ou alors récupérer son fric et aller à la pêche. Il existe encore des pays qu’il n’a pas vus et des choses qu’il n’a pas faites.

Mais cela fait bien longtemps qu’il ne se soucie plus de voir le monde. Celui qu’il était jadis, celui qui désirait ardemment visiter l’Europe ou faire de la randonnée sur la Piste des Appalaches, aurait sûrement démissionné plutôt que de dissimuler au public les vraies données relatives à la crise actuelle. S’il avait vraiment souhaité vivre sa vie, avoir de vrais amis, il y serait déjà parvenu. Il ne lui reste plus aucune raison de vivre…

C’est un cliché, d’accord, mais ça marche. Il entre dans une épicerie, présente ses papiers et achète un Self-Defender. Ce petit pistolet hypersonique est uniquement conçu pour repousser les agressions urbaines ; il ne contient que vingt cartouches, ainsi qu’une capsule de produit chimique ; ce produit tache immanquablement la main du tireur ainsi que la balle, marquant l’une comme l’autre d’un code permettant l’identification, et l’arme émet en tirant un appel radio dont la police localise instantanément la provenance. Toute personne utilisant un Self-Defender fait fuir son agresseur en même temps qu’elle appelle à l’aide.

Mais il est impossible de commettre un cambriolage, un assassinat ou une exécution avec une telle arme.

Ses concepteurs, cependant, n’avaient pas imaginé que l’on puisse l’utiliser d’une certaine façon, et c’est ce cliché que Henry Pauliss s’apprête à appliquer. Quand on tente de se suicider, il est toujours possible que l’on se rate, par faiblesse, par erreur ou par manque de chance. Dans ce cas, on risque de souffrir le martyre. Et même si on a l’intention de récidiver, on préfère dans un premier temps que l’ambulance ne tarde pas.

Suicidez-vous avec un Self-Defender, et l’ambulance arrive tout de suite.

Pauliss se dirige vers Memorial Park, un jardin aménagé sur le site de l’ancien Capitole, et s’assied sur un tas de gravats, comme un des clochards qui hantent les lieux à cette heure de la journée. Puis il sort son Self-Defender, en avale le canon et en presse la détente.

L’ambulance est sur les lieux moins de deux minutes plus tard, comme prévu, mais Henry Pauliss est déjà mort.


Normalement, un cyclone ne devrait pas s’éloigner du pôle, pas plus qu’il ne devrait se déplacer dans le sens de la rotation terrestre. Cela se produit parfois, mais les lois de la physique tendent à pousser les cyclones vers le pôle et vers l’ouest. Vers l’ouest parce que la Terre tourne, entraînant vers l’est son enveloppe atmosphérique, et parce qu’un cyclone résiste à ce mouvement avec plus de force qu’une masse d’air ordinaire. Vers le pôle parce que la force de Coriolis augmente à mesure que l’on s’éloigne de l’équateur, de sorte que les vents tourbillonnants sont plus incurvés sur le flanc polaire du cyclone, ce qui y diminue la pression atmosphérique et entraîne donc l’œil dans cette direction.

En outre, dans la plupart des zones de formation cyclonique de l’hémisphère Nord – dans le Pacifique au large des côtes sud du Mexique et au sud des Philippines, dans le golfe du Bengale et dans la mer des Antilles –, il se trouve que les courants directeurs sont orientés au nord et à l’ouest, si bien que le cyclone guidé par ceux-ci a tendance à suivre une trajectoire connue.

Mais Clem n’a rien de normal. Son jet d’écoulement l’a conduit au sud de Hawaii ; dans cette région, les courants directeurs sont orientés au sud. Comme le jet d’écoulement tend à le pousser vers l’est et le courant directeur vers le sud, il passe relativement loin de la côte ouest des États-Unis et de la Basse-Californie, donnant naissance à des vagues qui font le bonheur des surfeurs et à des précipitations hors de saison, mais n’altérant en rien les conditions de vie en Amérique du Nord.

Le jet d’écoulement, après s’être pas mal promené, finit par se stabiliser dans la même direction que le courant directeur. Il s’ensuit que Clem accélère vers le sud et se conduit de nouveau comme un cyclone ordinaire, poussé vers l’ouest. Clem reprend la direction de son lieu de naissance – et se prépare à un nouveau tour de manège à travers le Pacifique.

Le 5 juillet, environ une heure après que le soleil s’est levé sur la partie du Pacifique qu’il occupe, Clem se trouve précisément à 16o N 142o O et fonce plein sud. Louie Tynan, qui travaille en téléprésence sur la Lune, reçoit l’ordre d’accélérer la construction et le lancement du premier de ses satellites météo. Il répond qu’il va faire son possible mais qu’il ne promet rien.

Di et Carla observent toujours Clem, mais avec un peu moins d’attention. Di s’affaire à relire ses notes en vue d’un déjeuner de travail avec d’autres chefs de projet de la NOAA. Et il n’est que deux heures du matin dans les îles Salomon, où Carla a enfin jeté l’ancre.

Elle n’est pas exactement endormie, mais elle n’est pas non plus tout à fait réveillée. Allongée sur un matelas aquatique mal conçu dans une chambre du Mendana Hotel, sans doute une des plus luxueuses de Honiara, elle dispose d’une fiche de données du dernier cri (dont l’implantation a été financée par le gouvernement américain) branchée sur l’une des vingt prises universelles en état de marche de Guadalcanal, et elle surfe en douceur et au hasard dans l’immensité des zones ouvertes du net.

La facture de cette session atteindrait des proportions astronomiques, mais ce n’est pas elle qui paie – un cadeau de l’Oncle Sam, qui semble ces jours-ci la traiter comme sa nièce préférée. Ça fait belle lurette qu’elle a envie de jouir d’un accès illimité aux données dans ces conditions, car c’est souvent à la lisière du sommeil que lui viennent ses idées les plus géniales. Entre le rêve et l’éveil, elle étudie les ressources du globe et l’amplitude de Clem, cherchant une méthode pour lancer de quoi jeter une ombre sur le cyclone, étudiant le plan de Klieg afin de vérifier s’il est aussi efficace que le prétend son équipe d’« experts ».

L’ennui, c’est qu’il n’y a pas plus de trois mille personnes vivant de la prévision ou de la modélisation météo à l’échelle globale, et même si on en trouve deux parmi les experts de Klieg, ni l’un ni l’autre ne jouit d’une réputation bien établie. Mais ce n’est pas parce que cette fine équipe est composée d’une majorité d’inconnus qu’elle est dans l’erreur. Et le problème ne réside pas dans sa proposition, à savoir refroidir une bande du Pacifique jusqu’à 20o C afin que Clem et ses petits viennent y mourir plutôt que d’écumer l’océan pendant des mois. Si cette bande est assez large, si l’eau est assez froide, ça marchera.

Le problème, ce sont les éventuelles répercussions : cette solution ne risque-t-elle pas de causer de nouvelles catastrophes ? Et le prix demandé par Klieg se justifie-t-il vraiment ?

Carla se retourne dans son sommeil. Cette idée-là commence à l’inquiéter.

Inutile de tourner autour du pot : Klieg tente bel et bien de faire chanter l’ONU, car le monopole qu’il demande fera de lui le maître des satellites à l’échelle mondiale. En d’autres termes, le maître absolu de l’espace.

Elle a une grimace de douleur ; s’il était possible à un observateur d’embrasser la totalité du net, il constaterait alors un étrange phénomène : la prolifération sur plusieurs milliards de processeurs de brèves interruptions de signal durant à peine quelques microsecondes. Carla ne remarque encore rien ; le fait d’être branché sans avoir à payer quoi que ce soit représente un pouvoir qu’elle ignore.

La question qu’elle se pose ne figure pas parmi celles qu’elle doit élucider, mais elle décide néanmoins de l’examiner de plus près et de bâtir un modèle de l’avenir plutôt qu’un modèle météo. Elle glisse jusqu’à 2050 ; les données globales se forment et…

Elle plonge dans la simulation. Times Square : un gigantesque portrait de Klieg domine la scène. La rue est très, très propre… et tout ce qui l’entoure semble bien organisé. Elle s’aperçoit que les piétons se déplacent entre des lignes peintes sur le trottoir, traverse la rue pour les détailler, et un policier se dirige vers elle. Soudain prise de frayeur, elle se met à courir…

Il y a plusieurs milliers de policiers, tous coiffés d’un béret bleu. Toutes les vitrines sont ornées d’un grand K noir, ce qui signifie que toutes les boutiques sont autorisées à vendre des produits manufacturés dans l’espace… les seuls produits ayant une valeur quelconque, comprend-elle, ce qui signifie que Klieg a le monopole du verre, de l’acier, de l’aluminium, de l’agroalimentaire spatial…

Les flics se rapprochent d’elle. Aucun des passants ne semble remarquer quoi que ce soit d’anormal. Leurs visages semblent inexpressifs, tout comme celui de Klieg sur l’immeuble.

Et ils sont tous blancs.

Elle se réveille en sursaut, rebondit sur son matelas aquatique, s’empresse d’arracher la fiche plantée dans sa nuque. Elle s’oblige à se détendre, constate que son crâne est vide d’intrus, frissonne de tous ses membres. Ce rêve n’était sans doute qu’une métaphore ; elle a voulu voir trop loin et le vertige l’a saisie, voilà tout. Elle s’efforçait de visualiser les données alors qu’elle était immergée en elles. Son imagination, sa paranoïa, la méfiance que lui inspirent les hommes d’affaires comme Klieg ont fait le reste.

Mais une petite voix intérieure lui murmure autre chose. Elle se rend compte que, alors même qu’elle était plongée dans la simulation, elle avait conscience de ce qui se passait en ce moment, en particulier qu’une douzaine de processeurs répartis un peu partout sur la planète étaient en train de scanner et d’extrapoler toutes les données relatives à Klieg, à Rivera et à une douzaine de dirigeants ; ce qu’elle a vu, c’est Times Square tel que Klieg souhaite le voir, altéré par son sens de l’ordre et sa sensibilité d’Américain moyen. Et comme l’économie globale est à un stade où l’industrie spatiale risque de décoller, si Klieg venait à acquérir le monopole du lancement de satellites…

Mais pourquoi n’y avait-il que des Blancs ? Le système a-t-il décelé chez Klieg des préjugés latents ? Ou s’agit-il d’un cauchemar de Carla ? Quand elle était jeune, elle avait un grand-oncle ouvertement raciste qui menaçait de tuer ses petits camarades noirs et la régalait d’histoires de lynchage qu’il tenait de ses grands-parents. Il avait un accent du Midwest, un peu comme Klieg… était-ce une simple association d’idées ?

Elle baisse les yeux et s’aperçoit qu’elle tient encore la fiche dans ses mains. À présent qu’elle est réveillée, elle ne court plus aucun risque.

Carla se rebranche, se rallonge, s’efforce de se détendre sans toutefois s’endormir. Le bourdonnement des moustiques se fond dans celui de l’électronique…

Et elle reçoit un choc. Il y a quelque part une présence qui l’observe, qui souhaite communiquer avec elle. Elle a un mouvement de recul, puis lui fait face et reconnaît…

Elle-même ?

Elle a l’impression de se trouver devant un miroir, puis de s’en approcher jusqu’à toucher son image et, soudain, elle se fond en elle. Et comprend tout de suite ce qui s’est passé. Elle n’a pas désactivé les milliards de programmes parallèles qui tournaient dans plusieurs millions de processeurs. Et pour ceux-ci, Carla n’est qu’un processeur parmi d’autres, un nœud dans le net… ils ont continué de tourner quand ce processeur a disparu.

Et tous ces processeurs étaient en train de simuler Carla. Rectification : dans un sens, ils étaient Carla, une version élargie de Carla. Pendant qu’elle était débranchée, ils ont continué de travailler – dix, cent mille fois plus vite qu’elle ne pouvait le faire. Et ils lui transmettent à présent un rapport qu’elle perçoit en une fraction de seconde, comme en un éclair d’intuition : la preuve est faite que Klieg aurait tendance à « homogénéiser » le monde (la version « blanche » qu’elle a vue était cependant une erreur de simulation, car Klieg semble indifférent à la couleur de la peau, seule lui importe l’obéissance) et qu’il en aura les moyens si on lui permet de sauver le monde de Clem et de ses éventuels descendants.

Le système a même modélisé la dégénérescence qu’un tel pouvoir infligerait au sens moral de Klieg et conclu que cela ne changerait pas grand-chose – sa vision du monde est trop stabilisée pour être altérée même par un changement aussi radical. Ce qui en soi n’est guère positif, car cela signifie que sa dictature économique sera relativement bienveillante, voire amicale – par exemple, il aura tendance à mettre fin à plusieurs conflits ethniques –, de sorte que toute tentative de rébellion arrivera forcément trop tard.

Elle découvre autre chose en fusionnant avec son rapport. Louie lui a suggéré de se brancher sur des logiciels d’optimisation, soulignant que cela l’avait grandement aidé dans son travail sur la Lune – à titre d’exemple, les satellites météo qu’il est en train de lancer représentent un véritable bond en avant technologique, alors qu’il n’est ni ingénieur-concepteur ni météorologue.

Sans doute pensait-elle à cette suggestion lorsqu’elle s’est débranchée, car son logiciel a été optimisé de bien des façons, dont certaines lui sont encore incompréhensibles. Il est clair cependant que ce n’est plus le gouvernement américain qui paie la facture. Celle-ci devenait bien trop grosse, mais plutôt que de cesser de fonctionner, le logiciel a détourné les programmes de comptabilité. Désormais, elle vole du temps d’utilisation à d’innombrables systèmes répartis sur la totalité du globe et il est impossible de remonter jusqu’à elle.

Elle est indépendante de ses employeurs et libre de faire ce qu’elle veut… ce qui ne la change guère.

Au boulot. La question est la suivante : quelle personne morale ou physique serait capable de faire le même travail que Klieg ? D’après ses simulations, si Rivera et Hardshaw refusaient la proposition de Klieg (arguant du fait que ses liens avec le gouvernement sibérien le rendent suspect à leurs yeux), Klieg et les Sibériens s’empresseraient de la rendre publique… ce qui contraindrait l’ONU à l’accepter sous la pression populaire.

Le concept d’opinion publique globale est nouveau et n’existait pas dix ans plus tôt – d’un autre côté, on peut en dire autant du concept d’Émeute globale.

Elle se laisse dériver, s’aperçoit qu’elle ne se sent plus somnolente. Une partie de son esprit localise sans effort un rapport confidentiel de la NASA décrivant les conséquences sur un cerveau humain d’un virus optimiseur trans-système. Elle découvre également que Louie n’a plus besoin de sommeil pour recharger ses batteries mentales, même s’il doit dormir plus longtemps pour préserver les fonctions de son système immunitaire, conséquence de son activité cérébrale et de son environnement hautement radioactif. Eh bien, elle est déjà au lit et plusieurs heures – qui seront pour elle des millénaires si elle le souhaite – s’écouleront avant l’aurore, moment où elle pourra avaler un copieux petit déjeuner. En attendant, elle a tout le temps qu’il lui faut pour réfléchir… et elle comprend qu’elle l’aura toujours. Cette idée la plonge dans l’extase.

Et la même chose est arrivée à Louie. Plus jamais elle ne sera seule.

Elle tourne les yeux – plusieurs dizaines de satellites, y compris des satellites militaires prétendument inaccessibles, ainsi que des instruments de mesure aériens ou maritimes – en direction de Clem, et le jet d’écoulement change soudain d’azimut, déclenchant la chute de pression qu’elle redoutait tant. À mille kilomètres de l’œil du cyclone, une bulle d’air large de vingt kilomètres prend de l’altitude et explose ; au niveau de la mer, les vents tourbillonnants, d’une violence incroyable à cette distance de l’œil, se dispersent autour de cette masse d’air, se refondent les uns dans les autres, gagnent de vitesse…

Moins de dix minutes plus tard, un nouvel œil s’est formé et donne naissance à une nouvelle tempête. Cette évolution est contraire à tout ce qui a été observé dans la nature mais ne fait aucun doute : Clem a engendré un œil et cet œil a engendré un cyclone. En outre, les deux cyclones libèrent de l’air en quantité suffisante pour créer entre eux une zone de haute pression qui les éloigne l’un de l’autre – ce qui signifie que la fille de Clem va foncer vers le continent américain.

Carla va pour regagner Honiara et y récupérer sa voix, se rend compte qu’il lui est tout aussi facile de rédiger un message de texte, et elle expédie celui-ci à Di ainsi qu’à Harris Diem, son contact à la Maison-Blanche. Tout en composant son texte, elle fait tourner plusieurs milliers de modèles afin d’affiner sa vision du futur ; celle-ci s’avère uniformément noire.


Diogenes Callare et Harris Diem sont informés au même instant, peu de temps après que les data-rats de Berlina Jameson ont piraté le rapport de Carla.

En fin d’après-midi, lorsque les deux hommes reviennent de l’enterrement de Henry Pauliss, suant à grosses gouttes sous l’effet de la chaleur, cela fait plusieurs heures qu’est sortie la nouvelle édition de Reniflements.

Berlina est de plus en plus fière d’elle. D’après les analyses des distributeurs, elle dispose de trois publics bien différents, ce qui lui convient à merveille : elle peut se permettre de s’aliéner l’un d’eux de temps à autre.

Ses fans les plus loyaux sont des seniors qui se souviennent encore de Bartnick, d’Arnott, de Rather… et peut-être même de Cronkite ; ils sont enchantés de la façon dont elle couvre l’actualité. Rien d’étonnant à cela : le classicisme attire les amateurs de classique.

Mais elle a aussi des fidèles parmi les membres de la Gauche unie, qui apprécient l’aspect low-tech de son show (c’est ça, low-tech, des documentaires TV qu’elle conçoit dans sa voiture pendant que celle-ci se conduit toute seule) et le fait qu’elle dénonce une conspiration dont ils ont toujours (avec raison) soupçonné l’existence. Cela non plus n’est guère étonnant : la Gauche, qu’elle se dise unie ou non, a toujours soutenu les médias quand ils étaient indépendants du gouvernement.

Puis il y a ce troisième groupe, sur lequel elle a du mal à se faire une idée… des jeunes branchés qui l’apprécient parce qu’elle est « plate » – un terme générique équivalant au « cool » médiatique.

Pas de problème, sauf que « plat » signifie aussi qu’ils la trouvent plutôt froide et elle aimerait bien savoir comment c’est possible. Elle a intercepté une transmission vidéo de l’Armée, la première envoyée depuis Honolulu, et a utilisé un gros plan de la pile de cadavres sur Kalei Road, des étudiants dont l’abri n’avait pas résisté au quatrième raz de marée et qui s’étaient retrouvés piégés dans un centre commercial en ruine distant de trois kilomètres. Elle a analysé la façon dont le président Hardshaw a circonvenu l’offre du Secrétaire général Rivera, elle a filmé des officiels de l’ONU et des USA pris en flagrant délit de désinformation, elle a même capté un film montrant un officiel onusien originaire de l’Équateur déclarant à ses subordonnés : « C’est l’occasion rêvée pour se débarrasser de ces salauds de yanquis. » Elle ne voit vraiment pas en quoi tout cela est « plat », mais si ça plaît à cette fraction de son public…

Elle se sert un énième café et se dit pour la énième fois que tout est sans doute plat comparé à la XV. Peut-être que l’utilisation du mot « plat » chez les jeunes les plus bohèmes laisse bien augurer de l’avenir, peut-être que le public va bientôt se détourner de ces putains d’hallucinations, ou du moins exiger un contexte permettant de les évaluer en connaissance de cause.

L’autre jour, elle a dialogué en ligne avec un professeur de communication qui lui a expliqué qu’elle était « brechtienne » alors que la XV est « craigéenne ». Toujours curieuse, elle s’est documentée sur Bertolt Brecht et sur Gordon Craig et elle n’a pas perdu son temps : de telles réflexions lui permettront un jour de briller en société… mais en dernière analyse, cette distinction signifie qu’elle préfère convaincre les gens plutôt que de les distraire. Ce qu’elle savait déjà.

Sa dernière trouvaille n’est guère spectaculaire mais, une fois resituée dans son contexte, elle risque d’intéresser son public. Un nouveau cyclone vient d’apparaître et fonce vers l’Amérique centrale (à moins qu’il ne décide de se diriger vers la Colombie ou la Basse-Californie, rien n’est encore très sûr). Apparemment, un géant comme Clem est capable de faire des petits… qui deviennent vite aussi gros que lui. Voilà un sujet susceptible de terrifier les masses, mais Berlina a bien l’intention de le traiter à sa manière, de satisfaire l’attente du public de Reniflements – comme elle aime à se le dire, elle va rester « plate, rad et cool ».

Elle est si ravie d’avoir trouvé un public appréciant sa conception du journalisme qu’elle s’autorise un moment de repos sur la banquette arrière de sa voiture. Dans quelques minutes, il lui faudra composer un nouveau bulletin et reprendre sa formation en météorologie – jamais elle n’aurait cru regretter de n’avoir jamais présenté la météo. Ces trois derniers jours, elle a appris plus de choses sur les jets d’écoulement qu’elle n’en a jamais su sur les Comités d’éthique.

Lorsque Diem et Callare ont lu le rapport de Carla, se sont contactés, ont contacté leurs équipes respectives, bref, ont commencé à réfléchir sur la nouvelle crise, à savoir la formation de Clem 2 (Carla leur a suggéré d’adopter une nouvelle nomenclature, laissant entendre qu’on arriverait à court de noms de baptême bien avant la fin de la saison des cyclones), et bien avant que le président Hardshaw et le SG Rivera aient été informés de l’existence de Clem 2, Berlina a baptisé celui-ci « Clémentine » et lui a consacré une édition spéciale de Reniflements.


Ces derniers temps, Louie a remarqué qu’il n’a pratiquement pas besoin de rester en contact avec son corps pendant le travail, et le plus souvent il se contente de laisser dormir sa carcasse. Le nombre de processeurs sur lequel il tourne croît en progression géométrique, de sorte qu’il est chaque jour un peu plus présent sur la Lune et un peu moins à bord de Constitution.

Son corps fait de beaux rêves et se réveille en pleine forme – en fait, il en a un peu trafiqué le système immunitaire après avoir découvert un accès à celui-ci depuis le cerveau. Il en a informé le docteur Wo, qui lui a demandé en retour s’il accepterait de partager avec lui le prix Nobel de médecine, l’amenant à conclure qu’il n’avait pas perdu son temps. Mais il est trop occupé pour poursuivre ce genre de recherche.

Le simple fait de recevoir un signal de son corps l’irrite au plus haut point ; il est obligé de retourner en orbite pour en accuser réception. Il croit tout d’abord qu’il a négligé certaines fonctions biologiques, puis se rend compte qu’on veut lui parler de la Terre. Il prend la peine de se replacer en mode temporel normal, puis voit que l’appel émane de Carla. Sachant qu’elle est aussi rapide d’esprit que lui, il se reconfigure aussitôt sur la Lune.

Quant à ce qu’elle veut lui dire… c’est tout bonnement fantastique, ça va résoudre une bonne fois pour toutes cette dichotomie corps/esprit. C’est seulement lorsqu’elle commente sa réaction qu’il se rend compte de la bizarrerie de celle-ci.

— Je croyais que tu serais fou de joie à l’idée de pouvoir aller trente-cinq fois plus loin dans l’espace que tous ceux qui t’ont précédé.

— Hein ? Oh, oui, tu as raison, mais…

Pendant que son message est transmis par radio aux antennes terrestres, pendant que la réponse de Carla est acheminée jusqu’à lui à la vitesse de la lumière, il dispose de plusieurs semaines de temps subjectif pour réfléchir à la question. En fait, il a le temps de se repasser sa vie en esprit, sous plusieurs angles différents, et d’arriver à la conclusion suivante : il fut un temps où ce qui lui importait avant tout, c’était d’aller là où personne n’était jamais allé, un temps où il se considérait comme le rival de tous les grands explorateurs depuis Hanno et Leif Eriksson. Et ce temps s’est achevé il y a quinze jours…

En temps réel. Pour lui, huit mille ans environ se sont écoulés. Il utilise plusieurs milliards de processeurs, en fait il atteindra le trillion cet après-midi même, et comme chacun d’eux est massivement parallèle, il fait tourner en tout plusieurs quintillions de programmes… et pourtant, quelque chose en lui insiste pour fonctionner de façon linéaire, pour former des chaînes de logique, de sorte que, sans doute pour conserver un semblant de santé mentale, il lui est plus facile de se dire que chaque seconde représente pour lui plusieurs décennies (ce chiffre augmente sans cesse, car sa rapidité d’esprit ne cesse de croître et il intègre constamment de nouveaux processeurs, mais aussi de nouveaux concepteurs de processeurs).

On ne peut pas dire qu’il n’a plus envie d’aller voir ailleurs. Mais il y a tellement de choses à apprendre sur l’endroit où il se trouve. Durant ses moments de loisir, il a assimilé toutes les données recueillies en orbite à propos de la Terre – que ce soit par le canal optique, radar ou thermique – et observé toutes les altérations subies par la biosphère depuis 1960. Il a opéré sur les langages une régression jusqu’à la langue mère et démontré l’existence de douze creusets possibles pour celle-ci. Il a complété l’histoire de l’humanité grâce à des indices dont l’importance avait jusqu’ici été négligée, d’autres indices lui permettant de mettre en doute des points d’histoire jusqu’ici universellement acceptés.

Il a intégré toutes les connaissances relatives à Mars et sait désormais bien plus de choses sur cette planète qu’à l’époque où il a foulé ses sables, et son savoir va jusqu’à couvrir tous les rêves que cette planète a inspirés. Il a décelé entre la Barsoom de Burroughs et le projet Viking des liens dont personne n’a jamais soupçonné l’existence.

Il a compilé les données provenant de toutes les sondes jamais lancées, y compris celles du gouvernement chinois et des entreprises privées japonaises, et il en sait plus que quiconque sur toutes les planètes du système solaire, il connaît la ceinture des astéroïdes aussi bien que les rues d’Irish, Ohio, la petite ville où il a grandi. Il a lu tous les classiques et tous les commentaires rédigés à leur sujet, non seulement ceux de la culture européenne mais aussi ceux de toutes les cultures du globe, il a écouté des enregistrements de toutes les formes de musique possibles et imaginables, et tout cela parce que l’idée d’avoir un processeur oisif lui était insupportable – il a l’impression de s’ennuyer chaque fois que l’un d’eux cesse de traiter des données.

Il lui aurait suffi de se concentrer un peu sur sa tâche pour faire progresser la technologie terrienne d’une bonne cinquantaine d’années, mais aucun Terrien n’aurait eu les connaissances suffisantes pour en profiter. Et puis, il avait besoin de distraction…

Et bien entendu, tout ce temps consacré à cultiver son jardin intellectuel a altéré son goût pour l’exploration. En partie. Il a toujours envie de partir, mais il y a tellement de choses à apprendre…

Ce qui l’excite le plus, c’est l’idée de ne plus se partager entre la Terre et la Lune, de ne plus être obligé de sombrer dans l’inconscience durant plusieurs semaines à seule fin d’accommoder le délai d’une seconde et demie dans la transmission.

Il réussit à exprimer tout cela dans ce qu’il appelle un « haïku en téraoctets » – un gigantesque document poly/hypermédia, dont les innombrables interconnexions sont conçues pour faire comprendre à Carla que ses sentiments forment désormais un gestalt. La capacité de traitement dont elle dispose est nettement inférieure à la sienne, pas parce qu’elle manque d’espace (elle a accès à l’ensemble du net terrestre, ce qui est considérable) mais parce qu’elle insiste pour se débrancher quelques heures par jour afin de vivre en temps réel. Il ne voit pas pourquoi elle prend cette peine, mais cela semble lui procurer quelque plaisir.

Elle met dix secondes à lire et à digérer ce haïku. Puis elle lui répond :

— Je vois.

Il attend une éternité avant de comprendre qu’il est censé réagir.

— Combien de temps avant l’autorisation officielle ? Je peux y travailler à temps partiel en attendant.

— Ce n’est sans doute pas encore sorti de l’imprimante du Président. Pour une raison que j’ignore, elle insiste pour avoir des documents matériels. Mais je pense qu’on devrait y réfléchir, tous les deux. En attendant, nous avons un ou deux problèmes à résoudre.

Louie acquiesce, et ils commencent à échanger informations, statistiques, projections et spéculations à un rythme tel qu’il ne leur faudrait que trois secondes pour se transmettre le contenu de la Bibliothèque du Congrès ; pour tous deux, il s’agit là d’une « tâche de fond » – ils n’y prêtent qu’une vague attention, se consacrant à d’autres travaux plus importants, regardant les choses de plus près chaque fois qu’émerge un point important.

Sur la Lune, Louie dispose du temps nécessaire pour faire tourner les robots à plein régime ; à présent qu’il sait qu’il va partir, il doit modifier son système de façon qu’un simple message radio de la Terre suffise à construire et à lancer un nouveau satellite. Il doit aussi dresser la liste des pièces à fabriquer et des pièces à emporter…

Un profond sentiment de satisfaction l’envahit. Désormais, il lui suffirait de deux jours pour reconstruire la Base lunaire telle qu’elle était il y a deux semaines, fruit de dix ans de collaboration entre Américains, Européens et Japonais. Et lorsque sa capacité sera accrue… eh bien, si dans trois jours on lui demande d’appliquer les propositions de Carla, il sera en mesure de le faire en moins d’une semaine, car il aura expédié sur Constitution un nouveau propulseur, quelques milliers de microrobots et de réplicateurs ainsi que les trois trillions de processeurs qu’il a décidé d’emporter (se sachant capable d’en produire d’autres en fonction de ses besoins). Et pendant qu’il y est, il peut aussi embarquer des éléments de protection ainsi que le gadget de recyclage de nourriture provenant des hydroponiques…

Il vaudrait mieux concevoir et construire un habitat destiné à abriter son corps durant le voyage, mais il aurait besoin pour cela de matériaux terrestres et on ne trouve plus un seul site de lancement dans l’hémisphère Nord. Les Australiens pourraient sans doute lui envoyer ce qu’il faut, mais comme Clem va se balader quelques degrés au nord de l’équateur, les lancements devraient se faire depuis le cap de Bonne-Espérance, la fusée survolant ensuite l’océan Indien pour parvenir jusqu’à lui…

Non, Carla avait raison. S’il est vraiment décidé à attraper et à démantibuler une comète, il est obligé d’emporter toute la station spatiale avec lui. Ce qui va l’obliger à effectuer des modifications imprévues afin qu’elle supporte les accélérations qu’il va lui imposer…

Quelque chose le trouble vaguement. Il lui faut un ou deux moments pour comprendre qu’il s’agit d’un message de Carla…

Un message des plus agréables.

Une seconde et demie de néant, puis il est catapulté dans son corps en orbite, où il se retrouve sonné par des souvenirs et des fantasmes, son pénis dans les mains de Carla, dans sa bouche, son vagin, son anus, les cris de jouissance qu’elle pousse, le contact extatique de leurs corps en sueur lors de cette longue randonnée dans les Cascades la dernière fois qu’il est descendu sur Terre, la première fois qu’il l’a vue et qu’il a compris que, même si ça étonnait tout le monde, c’était elle qu’il voulait, comprenant dans le même temps qu’elle avait perçu sa réaction…

Il a un orgasme dévastateur… et plutôt abondant. Comme il est en apesanteur, son sperme se disperse sous la forme de minuscules sphères blanches.

Il sent Carla hurler depuis des antennes et des processeurs répartis sur toute la surface du globe.

— Bordel, dit-il à haute voix. Tu n’as aucune pudeur. J’espère que le gouvernement n’était pas à l’écoute.

Elle hoquette, éclate de rire, puis lui répond sur le mode vocal, bien qu’il sente encore sa présence grâce aux myriades de connexions qui se sont établies entre eux ; ils sont liés physiquement par des millions de transmissions, logiquement par des milliards de sous-routines, mais il est trop agréable de communiquer avec ces bonnes vieilles cordes vocales. Il la sent acquiescer alors même que lui parvient sa réponse.

— Ils n’ont pas le choix, c’est nous ou John Klieg, et ça m’étonnerait que sa vie sexuelle soit aussi intéressante que la nôtre. Mais je crois bien qu’ils étaient à l’écoute… Il leur faudra une bonne semaine pour comprendre ce qu’ils ont capté, et la teneur de notre conversation portait en grande partie sur l’optimisation de l’astronef. Si tu veux préserver ton intimité, il te suffit de noyer tes confidences dans d’autres signaux. Comme si tu mettais la stéréo à fond dans un dortoir.

Louie se détend et éclate de rire.

— Tu m’as ramené en orbite terrestre, j’en ai peur. Certaines choses nécessitent un organiciel.

Alors même qu’il prononce ces mots, il perçoit les altérations que subit le processus en œuvre sur la Lune. Et s’aperçoit au même moment qu’il n’a jamais regardé la Base lunaire depuis sa bulle d’observation pour en apprécier les améliorations.

— Qu’est-ce qui t’a donné cette idée ? demande-t-il. C’est le genre de truc qu’on aura sans doute envie de refaire.

— Mais tu es insatiable, ma parole !

Il se rend compte que s’ils communiquent en mode vocal, c’est pour mieux jouir de leur séparation et de l’incertitude inhérente à ce genre de conversation.

— Enfin, pas tout de suite, précise-t-il. L’organiciel ne supporterait pas le choc. Mais bientôt. As-tu remarqué que nous… euh… il n’y a pas de mot pour cela… chacun de nous a ressenti son propre corps avec la conscience de l’autre ?

— Si je l’ai remarqué ? Qu’est-ce qui m’a fait jouir, à ton avis ? Mon Dieu, Louie, c’est incroyable. Je suppose qu’il nous serait possible de faire tourner ça en tâche de fond…

— Pas question, mon chou. C’est le genre d’activité auquel j’aime consacrer toute mon attention. Ce que je regrette, c’est qu’il va nous falloir attendre plusieurs mois avant d’essayer à nouveau avec tous les processeurs connectés et nous deux dans la même pièce, de préférence en apesanteur.

— Je ne suis pas habilitée au vol spatial…

— Quand je serai revenu, j’aurai une navette qui sera capable d’amerrir, qui utilisera de l’air et de l’eau comme carburant et qui pourra venir te chercher sur Mon Bateau. Je ne sais pas si l’USSF et la NASA apprécieront, mais je leur ferai remarquer que ça ne leur coûtera pas un sou, ce qui est beaucoup moins cher que de m’accorder une permission. Je commence à penser que je ne redescendrai plus jamais sur Terre.

Elle glousse.

— D’accord, matelot. Mais tu sais, c’est encore un exemple de nos différences… j’ai besoin de quelques heures de réalité par jour. C’est comme ça. Et puis, tu ne trouves pas que c’est amusant de se retrouver entre soi ?

Il reste interdit quelques instants en entendant cette antique expression ; puis son esprit plonge dans le net, mais il n’est pas plus avancé… et elle se rend compte qu’il n’a pas compris.

— Tu ne te débranches jamais assez longtemps pour le faire ?

Elle lui envoie des images de l’événement : l’instant où elle se rebranche, découvre que l’autre moitié (ou plutôt les 99,999… pour cent) de sa conscience a connu quelques siècles d’existence et a plein de choses à lui dire.

— Non. Je n’y ai jamais pensé. Mais maintenant que tu me le dis, ce serait intéressant si je me divisais entre le module de processeurs de la Lune et celui de Constitution… car tous deux continueraient de tourner pendant quatre mois sans être en contact… ce qui signifie… bon sang. Une fusion à l’issue de dix millions d’années, vu le taux d’expansion que j’ai prévu.

— Je crois que j’arriverais sans peine à écrire plusieurs centaines d’articles scientifiques en vingt-quatre heures, mais…

— Idem pour moi. En fait, ne te moque pas, mais je pourrais aussi m’attaquer à la philologie comparée, à l’histoire et même à la critique littéraire.

Elle éclate de rire, mais son rire n’a rien de moqueur.

— Intéressant. En ce qui me concerne, je pourrais m’intéresser à la musicologie. Que nous arrive-t-il, Louie ? Sommes-nous en train de devenir des machines ?

— C’est plutôt les machines qui sont en train de devenir nous-mêmes.

Ils passent un long moment à parler de tout et de rien et, plutôt que de rompre leur lien, ils laissent subsister une communication en tâche de fond ; un peu comme le genre de télépathie qu’on observe chez un vieux couple, chacun ayant une vague conscience des pensées de l’autre. Ces deux solitaires ne sont plus seuls, et ils ne le seront plus jusqu’à ce que Louie entame son long voyage.


Le 6 juillet, Clem 2 file plein est toute la journée, virant au sud de temps à autre. Di et Carla tombent d’accord pour estimer que, les jets d’écoulement des deux cyclones étant pointés l’un vers l’autre, la zone de hautes pressions qui en résulte a tendance à les éloigner l’un de l’autre. Le président Hardshaw s’entretient avec une douzaine de dirigeants dont les pays risquent d’être frappés par la tempête.

Berlina Jameson consacre une édition spéciale de Reniflements à l’arrivée probable de Clem 2. À en croire les sondages, une majorité d’Américains pense que Clem 2 étant en quelque sorte la « fille » de Clem, elle est nécessairement plus petite que sa mère. Elle tente de leur faire comprendre que toute relation entre les deux cyclones a été rompue dès la naissance de Clem 2 et que rien n’empêche celui-ci d’aller où il veut ni de devenir plus violent que Clem 1. Berlina se défonce pour produire cette édition spéciale, laquelle est piratée un peu partout et en particulier par Scuttlebytes, ce qui n’a aucune importance ; les gens croient ce qu’ils ont envie de croire et la popularité de la XV n’arrange pas les choses ; quel intérêt y a-t-il à croire quelque chose qui pourrait vous conduire à vous débrancher ?

Elle appelle Di Callare, mais il n’a pas le temps de lui parler ; elle ressort de leur bref dialogue avec la nette impression que la situation ne va pas s’arranger. Le météorologue semble ne pas avoir dormi depuis plusieurs jours. Elle lui dit qu’elle va partir pour le Mexique, mettant le cap au sud afin de couvrir l’impact de Clem 2 sur la côte ; il lui conseille d’éviter les routes côtières et de se montrer prudente sur les routes dépourvues de rail de guidage.

Au moment où elle quitte son hôtel, le réceptionniste lui tend un courrier de la Maison-Blanche la remerciant pour son « rôle dans l’information du public » et lui apprenant qu’elle a remporté le « Certificat présidentiel de journalisme citoyen ». Elle est un peu effrayée à l’idée que le cabinet du Président n’ait rien de mieux à faire que de distribuer des hochets, mais elle accroche le certificat au plafond de sa voiture.


Le 7 juillet, Clem 2 s’est légèrement orienté vers le nord mais fonce toujours obstinément vers l’est, en dépit des courants directeurs et de l’effet de la rotation terrestre. Les autorités mexicaines donnent l’alerte sur toute la Basse-Californie ainsi que sur la zone côtière allant de Los Mochis à Acapulco. Di vérifie que Jesse se trouve trop au sud pour courir un danger quelconque, et qu’en outre Tapachula est à une altitude suffisante. Le tout est qu’il ne décide ni de descendre à Puerto Madero ni de tenter de regagner les États-Unis. Di l’appelle pour en discuter avec lui, apprend qu’il a l’intention de rester où il est, en compagnie de sa copine du moment, mais qu’il se fait du souci à propos de sa copine précédente – celle qu’il avait naguère qualifiée de « petit chou du genre militant ».

Di a un sourire envieux lorsqu’il raccroche. D’après ce que lui a dit Jesse, l’ex-copine se trouve un peu plus au nord et elle se rend souvent sur la côte… mais comme l’armée mexicaine a déjà entamé la procédure d’évacuation, il a aussitôt rassuré son petit frère.

— Inutile de t’inquiéter – au pire, elle passera quelques jours dans un camp de réfugiés en attendant que sa famille lui envoie un peu de fric.

— Je ne m’inquiète pas, a répondu Jesse. Elle est censée se rendre à Tehuantepec demain matin, et même si Tehuantepec ne doit pas être évacuée, la ville ne se trouve pas tout à fait sur la côte – elle n’est même pas au niveau de la mer –, ce qui fait que Naomi ne risque rien. Mais j’ai bien le droit de me faire du souci pour mes amis.

— Je comprends. Quoi qu’il en soit, reste où tu es… sauf si le cyclone change de direction sans prévenir. S’il aborde bien le continent au niveau du golfe de Tehuantepec, les autorités disposeront de moins de vingt-quatre heures pour évacuer tout le monde. N’attends pas le dernier camion et n’essaie pas de jouer les héros.

— Je ne loupe jamais les infos, frangin. J’ai vu ce qui s’est passé à Oahu. Si on est évacués, mon adresse sera la suivante : Calle del Veinticino Febrero à San Cristóbal de las Casas. L’armée a déjà assigné un refuge à tous les habitants. Et la zipline qui doit nous conduire là-bas n’est qu’à trente kilomètres – le tronçon ne va pas encore jusqu’ici, mais c’est mieux que rien.

Ils n’ont plus grand-chose à se dire ; la NOAA va rester mobilisée jusqu’à ce que Clem 2 touche terre mais, à en croire Carla, si comme prévu le cyclone continue de se déplacer d’ouest en est et frappe la péninsule, la chaîne montagneuse arrêtera sa course, le transformant en banale tempête. Cependant, s’il aborde le Mexique par le golfe de Tehuantepec pour virer ensuite au nord, l’isthme ne suffira pas à l’empêcher d’atterrir dans la mer des Antilles – où il accumulera encore plus d’énergie.

Avec un peu de chance, plusieurs semaines s’écouleront avant qu’un de ces monstres n’apparaisse dans l’Atlantique… mais jusqu’ici, la chance ne leur a guère souri.

Le 8 juillet, Clem 2 s’immobilise pendant presque quatre heures à trois cents kilomètres de la pointe de la Basse-Californie. Des marées de tempête déferlent sur le golfe de Californie et les autorités américaines lancent l’ordre d’évacuation le long de la Colorado River et dans l’Imperial Valley. Une émeute éclate lorsque des cars emplis de Mexicains – on leur a fait prendre un raccourci sur la route de Nogales, Sonora – traversent la frontière à Mexicali. Les citoyens noirs et blancs ont entendu dire que ces réfugiés allaient être autorisés à s’établir sur le sol américain et recevoir des passeports américains.

Si l’émeute est étouffée dans l’œuf, c’est parce que Rock débarque sur place et que des millions de branchés partagent l’écœurement que lui inspire cette grotesque rumeur ; son dégoût imprègne chaque minute du show. Il est accompagné de Surface O’Malley, qui ne tarde pas à partager son point de vue (le scénario exige qu’elle soit éperdue d’adoration pour cet homme d’expérience). Les émeutiers rentrant chez eux pour se brancher et ceux qui utilisent des portables pour se voir à la XV sont fort surpris par la colère et la répugnance qu’ils inspirent. Ceux qui étaient rentrés chez eux y restent. Ceux qui utilisent des portables s’éclipsent en douce.

Les agents du FBI infiltrés chez Passionet s’empressent de contacter leurs supérieurs ; apparemment, la XV est capable d’apaiser la populace autant que de l’échauffer. Plusieurs millions de personnes, déçues d’avoir été privées d’une Seconde Émeute globale, délaissent Passionet pour se brancher sur d’autres chaînes ; heureusement, le président Hardshaw félicite publiquement ses dirigeants et accorde une interview à Rock et à Surface, ce qui leur évite de justesse d’être licenciés.

Peu à peu, gagnant de la vitesse au fil des heures, Clem 2 file vers le sud durant la nuit. On commence par espérer qu’il va suivre les courants directeurs, qui devraient orienter sa trajectoire vers l’ouest – même s’il risque de faire des dégâts, d’autant plus qu’il va se lancer à la poursuite de Clem 1 qui vient à nouveau de frapper Kingman Reef, au moins le continent disposera-t-il d’un certain répit.

Le matin du 9 juillet, Clem 2 accélère, vire de bord et fonce sur le golfe de Tehuantepec.


Jesse et Mary Ann sont déjà prêts à partir – les réfugiés n’ont droit qu’à un bagage à main. Quelques minutes après l’alerte, ils attendent les camions de l’armée devant la maison. Mais plusieurs heures s’écoulent et les camions n’arrivent toujours pas. Le vent apporté par Clem 2 vient tout juste de se lever, et ils ont l’impression que l’orage ne va pas tarder. Finalement, ils décident de ne pas entamer leurs provisions de bouche, et une fois arrivés au coin de la rue, ils découvrent que la plupart des cafés sont de nouveau ouverts.

— Si l’armée arrive, je n’aurai qu’à éteindre mes fourneaux, leur dit un restaurateur.

D’après les infos, d’immenses rouleaux déferlent sur les côtes et les populations de celles-ci ont été déclarées prioritaires. Des images rassurantes montrent des militaires aidant des civils à monter dans des autocars.

Rassurantes jusqu’à ce que Jesse les regarde de plus près.

— Mary Ann… ce n’est pas Puerto Madero.

— Comment le sais-tu ?

— Parce que je reconnais cet immeuble : il se trouve à Tuxtla Guttiérez. Je ne sais pas ce qui se passe, mais je sais qu’il n’y a pas d’évacuation en cours à Puerto Madero.

— Mais pour quelle raison…

Jesse hausse les épaules.

— Il y a plusieurs possibilités. Ils redoutent la panique et les soldats viennent de se mutiner. Ils n’ont pas le temps d’évacuer tout le monde et ils veulent avant tout maintenir le calme. Des factions opposées se disputent telle ou telle ville. Mais si tu veux mon avis, ils ont du retard mais ils ont quand même l’intention de nous évacuer et ils veulent s’assurer que nous n’allons pas bouger. Peut-être que la zipline ne fonctionne pas – ça arrive assez souvent – et qu’ils ne souhaitent pas que les gens se rassemblent à la gare ; ça retarderait l’embarquement et, de toute façon, il n’y a aucun abri sur place.

Mary Ann le gratifie d’un large sourire.

— Tu es vraiment quelqu’un, tu sais. Tu as toujours des explications à proposer. La plupart des gens que je connais se seraient contentés de dire : « Ça ne m’étonne pas », ou « Qu’est-ce qu’on peut y faire ? », mais tu cherches toujours à voir le fond des choses.

— Peut-être que je me trompe.

— Je sais, mais ça n’a aucune importance. En fait, je viens de me rendre compte que, quand tu me donnes une explication, tu n’as pas besoin de la lire dans un scénario.

Elle attrape un bandana dans la poche de son jean et s’essuie le visage.

— Je n’aime vraiment pas cette chaleur, ajoute-t-elle, et j’aime encore moins ce ciel verdâtre.

— Moi non plus.

Ils se rapprochent l’un de l’autre jusqu’à se toucher l’épaule ; la chaleur est étouffante, mais Jesse préfère être à côté de Mary Ann pour observer la masse nuageuse qui envahit le ciel, chassant vers l’est les derniers lambeaux d’azur.

Ils achèvent leur déjeuner et savourent un café.

— Le vent va se lever sans prévenir, dit Jesse, et on n’a pas intérêt à rester à la terrasse d’un café.

— Mais le point de rassemblement est aussi en plein air.

— Exact, mais ta maison n’en est qu’à trente pas de distance. Et on pourra guetter l’autocar depuis la fenêtre du premier.

Elle soupire.

— Le problème, c’est que je n’y croirai que lorsque nous aurons du vent et de la pluie. Pour l’instant, ce ciel ne me semble pas assez réaliste. D’accord, allons-y.

En chemin, Jesse comprend ce qu’elle a voulu dire ; ces lourds nuages aux reflets verts, dont les nuances noires font penser à des sacs de charbon flottant dans le ciel, semblent totalement dissociés du paysage. L’atmosphère devient de plus en plus épaisse, les nuages de plus en plus menaçants.

Il s’efforce de se rappeler les termes que lui a enseignés Di. Ces lourds nuages sont des cumulo-nimbus, ils ont cette base sombre et ce sommet vaporeux parce qu’ils sont parcourus de courants d’air chaud ascendants, ils se comportent comme des générateurs de Van de Graaff et accumulent une différence de potentiel qui va engendrer des éclairs. Et cette rangée, est-ce qu’on n’appelle pas ça une ligne de grain ? Un terme des plus appropriés. Et quelque part derrière se trouve le front lui-même… non, ce ne sont sans doute que des tempêtes, se dit-il. Mais d’un moment à l’autre, le vent va se lever…

Ils viennent d’entrer dans le jardin lorsque la pluie les frappe – et « frappe » est le mot juste : ils ont l’impression d’être arrosés par un puissant jet. L’instant d’après, le vent se déchaîne, et le temps qu’ils arrivent à la porte, ils sont trempés jusqu’aux os.

— On n’y voit pas à un mètre, dit Mary Ann en désignant la fenêtre.

— Je crois qu’il ne faut plus compter sur l’autocar. Heureusement que tu as loué un petit palais ; j’espère que tu as dû payer un supplément pour les murs.

— La sécurité du bâtiment a été renforcée, mais je n’ai pas fait attention aux détails, dit Mary Ann en se blottissant contre lui.

S’efforçant de paraître rassurant, il lui passe un bras autour des épaules et la remercie mentalement, car la responsabilité dont elle l’investit a eu raison de sa frayeur.

La pluie frappe la vitre avec une telle force qu’on se croirait dans une voiture passant au lavage.

— On ferait mieux d’aller dans une des pièces intérieures, dit Jesse. De toute façon, on n’y voit que dalle.

— La maison est pourvue d’un processeur autonome et le frigo est bien garni, opine Mary Ann. On peut tenir plusieurs jours à condition que les murs résistent à la tempête.

— Et les fenêtres ?

— Crois-le si tu veux, mais Passionet a peur des tireurs fous, depuis que cette fille… comment s’appelait-elle, déjà ?… une fille vraiment vulgaire… depuis que Kimber Lee Melodion s’est fait descendre. Les vitres que tu vois sont quasiment blindées.

L’eau coule à flots sur la fenêtre ; Jesse n’entrevoit qu’une vague lumière grise éclairant des masses verdâtres, comme s’il était au fond d’une rivière.

— Euh… est-ce que les montants des fenêtres ont été renforcés ?

— Pas à ma connaissance.

— Alors ne restons pas là.

La tempête produit un tel vacarme que c’est seulement lorsqu’ils arrivent dans la cuisine qu’ils se rendent compte qu’ils ne sont pas seuls. Heureusement, les intrus ne sont autres que la señora Herrera, son mari Tomás et quelques enfants.

— J’implore votre pardon, madame, dit la cuisinière, mais…

— Ne soyez pas ridicule, coupe Mary Ann. L’autocar n’est pas arrivé, cette maison est solide, il y a de l’électricité, et Tomás et vous avez eu parfaitement raison de vous y réfugier. Et il y a de la nourriture pour tout le monde, y compris les enfants. Euh… j’ignorais que vous en aviez autant, au fait… à moins que ce ne soient pas les vôtres ?

La señora Herrera traduit cette question à Tomás, qui ne parle pas l’anglais, et il éclate de rire.

— Non, dit-elle à Mary Ann. Nos enfants sont tous adultes. Ce sont mes nièces, mes neveux et mes petits-enfants.

Jesse compte les gamins et en dénombre six. Il sait que le frigo est gigantesque et bien rempli, aucun souci à se faire de ce côté-là, et il est ravi de voir Mary Ann se montrer aussi généreuse. Il ne peut cependant s’empêcher d’être un peu jaloux ; il avait espéré se réserver l’exclusivité de Mary Ann et de sa demeure.

Cette idée lui fait honte et, comme d’habitude, cela lui rappelle Naomi. Enfin, si elle a un tant soit peu de jugeote, elle n’est pas allée à Tehuantepec, et peut-être même a-t-elle eu la bonne idée de gagner Oaxaca ; il y a des risques réels d’inondation dans cette région montagneuse, mais Oaxaca ne souffrira sûrement pas des atteintes du vent – en fait, d’après les infos (on dirait que Di passe à la TV tous les soirs en ce moment, peut-être parce que Berlina Jameson n’arrête pas de l’interviewer), la tempête va sans doute périr en atteignant les montagnes.

Le vent secoue les murs de la maison et une vibration parfaitement perceptible court dans le plancher. Tomás se tourne vers Jesse et lui dit en espagnol :

— Nous pourrions fixer le toit. Je ne pense pas qu’il le soit et ça me semble nécessaire.

Jesse ne comprend rien à ce qu’il raconte mais décide de lui faire confiance.

— D’accord ; mais on le fixe avec quoi ?

— Il y a du… (un mot espagnol dont Jesse ignore le sens)… dans mon camion. L’un de nous n’a qu’à aller le chercher – je vais tirer à pile ou face…

— Je suis déjà mouillé, dit Jesse. Qu’entendez-vous par… ?

Il leur faut deux longues minutes pour comprendre que Tomás possède un câble extrafort et ultraléger. Il a besoin de tout son rouleau ; il a déjà sa boîte à outils, qui contient tout le nécessaire pour travailler. Il se préparait à sortir quand Jesse et Mary Ann ont fait leur apparition.

Le camion est garé derrière la maison, à l’abri de la tempête. Jesse a l’impression de plonger dans une piscine d’eau glaciale ; un seul pas au-dehors, et il est trempé jusqu’aux os. Puis le vent le saisit par-derrière et il s’étale sur les pavés avant d’avoir pu réagir. Durant une longue seconde, l’eau s’insinue sous ses vêtements tandis qu’il reprend son souffle ; puis il se précipite vers le camion, heurte violemment sa portière. Heureusement que celle-ci est coulissante, car il ne voit pas comment il aurait pu la faire pivoter pour l’ouvrir.

Il tire sur la poignée, pénètre dans l’habitacle, referme la portière, pas assez vite pour échapper à une nouvelle douche. Il se félicite d’avoir glissé une lampe-torche dans sa poche – et dire qu’il n’est qu’une heure de l’après-midi ! Il fait noir comme dans un four.

Il repère le rouleau de câble, le passe sur son épaule.

Le camion oscille violemment ; le vent n’est pas assez fort pour le renverser, mais suffisamment pour le faire tanguer. Il inspire à fond…

Le retour est pire que l’aller : cette fois-ci, il court contre le vent. Il réussit à conserver son équilibre, mais il glisse sur l’allée, qui ressemble désormais à un petit torrent, et la pluie frappant son torse lui coupe le souffle. La maison, distante de quinze mètres à peine, n’est à ses yeux qu’une masse indistincte, et le rideau de pluie est si opaque qu’il heurte le mur de plein fouet avant d’apercevoir la porte.

Tomás lui adresse un large sourire.

— Vous n’aurez plus besoin de vous baigner pendant des années.

Jesse reprend son souffle et lui réplique :

— On parie que votre camion partira pour San Cristóbal sans nous ?

— J’ai prévu de m’en occuper, dit Tomás, hilare. Le toit tiendra le coup le temps que vous vous changiez, alors allez-y.

— Si on doit s’occuper du camion, mieux vaut le faire pendant que je suis encore trempé.

— Je n’ai pas le cœur à vous envoyer de nouveau sous le déluge, d’autant plus qu’il vous faudra ramper sous le châssis pour fixer des cordages…

— Vous pensiez ancrer votre camion ? Pourquoi ne pas le garer tout contre la maison et le lester ensuite ?

Tomás réfléchit en se grattant la tête.

— C’est une bonne idée, admet-il. Mais qu’est-ce qui servirait de lest ?

— Il y a des bidons vides dans la buanderie, pas vrai ? Si je gare le camion près de la porte, si nous le chargeons de quatre bidons pleins d’eau, ça augmentera son poids d’environ une tonne. Et on ne risque pas d’être à court d’eau en ce moment.

Tomás lui donne une tape sur l’épaule.

— Señor Callare, vous êtes un excellent ingeniero. Et, comme vous l’avez dit, vous êtes toujours mouillé.

Cette fois-ci, ça se passe un peu mieux car il sait qu’il n’aura pas à courir sous la pluie pour regagner la maison ; il est impressionné par la façon dont Tomás entretient son véhicule : celui-ci démarre au quart de tour. Il est obligé de rouler au jugé, panique un peu lorsque les roues patinent dans le massif de roses transformé en mare bourbeuse, mais le camion franchit l’obstacle et il se gare en marche arrière contre le mur, à deux pas de la porte.

— Je peux vous demander quelque chose, señor ? dit Tomás lorsqu’il apparaît tout dégoulinant sur le seuil.

— Appelez-moi Jesse. La démocratie aura force de loi jusqu’à la fin de la tempête.

— Je peux vous demander quelque chose, Jesse ?

— Oui.

— Pourquoi n’avons-nous pas commencé par là ? De cette façon, vous n’auriez pas été obligé d’aller sous la pluie pour rapporter le câble.

Jesse en reste bouche bée, puis les deux hommes éclatent de rire.

Ils doivent batailler pour charger les bidons vides dans le camion, et la buanderie est presque inondée quand ils ont achevé cette tâche, mais ensuite il est relativement facile d’installer le tuyau d’arrosage.

Puis ils montent à l’étage, examinent les poutres et les amarrent à grand renfort de câble. Il faudrait un super-ouragan pour emporter le toit.

De temps à autre, l’un d’eux descend jusqu’au camion pour faire passer le tuyau d’un bidon à l’autre, de sorte que les deux tâches sont achevées presque simultanément. Cela fait, les deux hommes vont se changer, Tomás dans la salle de bains et Jesse dans la chambre de Mary Ann.

Celle-ci lui tend trois serviettes et des vêtements secs.

— Grâce au microgénérateur, nous aurons un lave-linge et un sèche-linge tant que la maison tiendra debout.

— Et d’où viendra l’eau ?

— De la citerne.

Elle désigne la fenêtre et Jesse se frappe le front. Il prend une douche bien chaude, puis se glisse dans le sauna et se sèche avec un plaisir sans bornes.


Naomi Cascade est bien allée à Tehuantepec. Elle savait que c’était stupide, mais elle ne pouvait supporter l’idée d’être en sécurité tandis que nombre de ses amis étaient en danger. Elle est arrivée juste à temps pour se rendre compte, en même temps que tout le monde, que l’évacuation annoncée n’aurait pas lieu.

Pendant que Jesse prend sa douche à trois cents kilomètres de là, elle est planquée, en compagnie d’un groupe d’écoliers, derrière un mur qui les protège du vent. Elle a eu toutes les peines du monde à s’empêcher de hurler : d’abord lorsque le toit s’est envolé comme un gigantesque cerf-volant avant d’exploser en mille morceaux ; ensuite lorsque la cloison qui leur faisait face s’est réduite en un tas de bois et de plâtre, ne laissant entre les murs porteurs du bâtiment qu’une zone dévastée ; et finalement lorsque le mur qui les protège a commencé à s’effriter. Il y a quatre enfants qui s’accrochent à elle, et elle ne pourra pas les retenir tous si le vent cherche à les lui arracher.

Ce qui ne tardera pas à se produire.

Pour autant qu’elle puisse en juger, le vent ne cesse de gagner en violence. D’après les infos, Tehuantepec se trouve sur le chemin de l’œil du cyclone.

Elle aimerait que Jesse soit là, car il serait sûrement en mesure d’estimer le moment précis où le mur va céder alors qu’elle en est bien incapable. Mais si la partie inférieure du mur résiste aux assauts du vent – comme elle ne cesse de l’affirmer aux enfants –, ils ont intérêt à ne pas bouger jusqu’à l’arrivée de l’œil. Par contre, si le mur finit par s’effondrer, il leur faudra fuir avant que le vent ne soit trop fort et se débrouiller pour gagner la petite cathédrale de l’autre côté de la rue – elle est sûrement encore debout. Elle ne voit pas comment elle pourrait conduire ces enfants dans un abri sûr sans être frappée par les gravats qu’elle entend percuter le mur derrière elle.

Elle a toujours aimé Tehuantepec, même si le Zócalo n’a rien d’extraordinaire, même si l’architecture locale n’a rien d’exceptionnel, même si les fruits de mer n’ont rien de transcendant – ce n’est qu’une petite ville pourvue d’une importante gare routière, dont les habitants travaillent à la ferme ou à l’entretien des routes… une petite ville comme les autres…

Les mots « petite ville » lui font de nouveau penser à Jesse. Il ne serait sûrement pas plus efficace qu’un autre dans une situation comme celle-ci, mais il y a quelque chose de rassurant dans son attitude, typique d’un garçon élevé dans une petite ville, qui le pousse à se croire capable de piloter une fusée ou de construire un réacteur nucléaire parce qu’il sait changer une roue ou escalader une montagne. En outre, sans doute aurait-il une meilleure idée de la situation qu’elle-même.

Heureusement que sa mère ne l’entend pas réfléchir.

Luisa, la plus petite des enfants, se blottit tout contre elle et lui demande en hurlant s’ils vont tous mourir. Naomi lui caresse les cheveux, se retient de lui répondre : « Pas encore » et lui dit que tout ira bien mais qu’ils risquent d’être mouillés. Le vacarme est tel qu’elle ne saurait dire si la petite l’a entendue.

Un fragment de mur cède au-dessus d’eux, les aspergeant de gravats, mais le morceau proprement dit – un mètre sur quarante centimètres, une cinquantaine de kilos – s’envole quasiment à l’horizontale. Naomi ne l’entend pas atterrir. Peut-être est-il retombé trop loin, à moins que le vent n’étouffe désormais tous les autres bruits.

Les enfants se serrent contre elle et elle change de position pour mieux leur faire un rempart de son corps. Le ciel est de plus en plus sombre, le vacarme de plus en plus assourdissant, et seul le contact de ces petits corps l’empêche de se croire isolée.

Elle est assaillie par diverses pensées. Les ténèbres montantes, la fureur des éléments, le bruit du cataclysme, tout cela est terrifiant, mais elle constate qu’elle ne souffre aucunement, bien qu’elle ne soit pas très à son aise, et le fait qu’elle se retrouve totalement impuissante lui permet de disposer librement de son temps. Elle aimerait pouvoir dormir – si elle survit à tout ceci, mieux vaudrait pour elle qu’elle soit bien reposée, et dans le cas contraire, elle préférerait mourir dans son sommeil.

Elle repense à une discussion qu’elle a eue avec Jesse et admet que c’est lui qui avait raison ; cette catastrophe serait survenue tôt ou tard. Les clathrates de méthane abondent au fond de l’océan et dans le permafrost de la toundra, et une éruption volcanique, l’impact d’un météore ou tout simplement le réchauffement global auraient un jour ou l’autre libéré ce gaz. Personne ne pouvait deviner la tournure qu’allaient prendre les événements, et il semble bien qu’aucun des dirigeants impliqués n’avait de choix en la matière.

Il a fallu qu’elle se retrouve au pied du mur pour comprendre ce que c’est que « l’absence d’options acceptables ».

Le gamin que tout le monde appelle « Compañero » – Naomi ignore son prénom, mais c’est le fils du dirigeant local du Parti communiste et l’un des élèves les plus dissipés de l’école – tremble de peur ou de froid, et elle lui caresse les cheveux pour le rassurer.

Si elle survit, elle va violer tous ses principes et avoir des enfants. On l’a élevée dans l’idée qu’une diminution de la population globale était nécessaire, que trois pour cent de la population devait avoir l’autorisation de procréer, le reste optant pour la stérilisation… ce qu’elle n’a jamais fait, malgré les pressions exercées par ses parents. Qu’ils aillent se faire foutre : protéger les enfants des autres lui a donné envie d’en avoir. Et puis, quand la crise sera passée, le monde aura été sacrément dépeuplé.

Voilà une question intéressante. De quoi Naomi a-t-elle envie ? De n’avoir envie de rien, se dit-elle, c’est ainsi qu’on m’a élevée, de façon que ni mes besoins ni mes envies ne nuisent aux précieuses ressources de la planète.

Mais elle ne sait même pas de quoi elle se prive.

Quelque chose – Dieu sait quoi, une aile de voiture, un moellon, un grêlon géant ou un bête rocher – traverse le mur deux mètres au-dessus d’eux, cinq mètres sur leur gauche. Le mur se met à vibrer sous l’effet du vent qui passe à travers le trou.

Si c’est bien cela qui s’est passé, si l’explication qu’elle donne aux gamins est la bonne. D’après Jesse, les objets percés de trous sont plus vulnérables au vent, ou quelque chose comme ça, et ça doit être vrai car elle sent le mur fléchir, puis se redresser, et à en juger par la vibration qui lui secoue les cuisses et les fesses, il a dû perdre une bonne partie de sa substance.

Au loin – c’est-à-dire à quelques centimètres de son oreille –, elle entend Luisa hurler, Compañero beugler ce qui ressemble à une prière. Maria, collée à son dos, est prise de sanglots ou d’un rire hystérique – elle ne respire plus que par à-coups –, et seule la petite Linda semble relativement calme, mais l’inertie de son corps signifie peut-être qu’elle a perdu connaissance… à moins qu’elle n’ait été heurtée par un objet traversant le mur. Non, elle aurait sûrement perçu un sifflement.

Le temps s’écoule dans les ténèbres, et il ne se passe rien d’autre excepté que le vacarme persiste et que les ténèbres demeurent. Naomi se demande depuis combien de temps ils sont là ; il était midi lorsqu’elle a consulté sa montre pour la dernière fois, ce qui fait que l’obscurité a dû tomber aux environs de deux heures…

Elle approche sa montre de son visage, veillant à ne pas lâcher Luisa qui s’accroche à elle comme un bébé opossum, et réussit à actionner l’éclairage. 16 h 57. Ça fait trois heures que ça dure. Peut-être qu’elle a réussi à s’endormir et à rêver.

Encore et toujours les ténèbres, et le rugissement du vent. Naomi n’a aucun moyen d’estimer l’état du mur, mais elle s’efforce de réfléchir comme le ferait Jesse, conclut que son érosion a dû se ralentir ou s’interrompre, car sinon ils seraient déjà morts. À en croire sa montre, il est 17 h 48. Cette fois-ci, elle est sans doute restée éveillée plus longtemps.

Elle pense aux repas qu’elle va faire, aux endroits qu’elle va visiter. Un jour, se promet-elle, dans une ville où personne ne la connaît, elle ira dans une boutique Full Makeover – oui, un de ces salons de beauté à la con – et s’y fera transformer en fantasme ambulant, après quoi elle passera quelques jours à se balader pour voir l’effet que ça fait d’être reluquée par des mâles en chaleur. Et si ça ne lui plaît pas, en fin de compte, elle pourra toujours retrouver son aspect antérieur.

Elle fera de la randonnée sans les commentaires de la XV. Elle fera à nouveau l’amour dans le désert, peut-être avec un autre que Jesse. Peut-être avec Jesse et quelques autres, se dit-elle en gloussant. Pourquoi, alors qu’elle peut être écrasée d’un instant à l’autre comme un insecte sur un pare-brise, trouve-t-elle autant de plaisir à ces idées subversives ?

Elle tente de s’imaginer en train de jeter des déchets toxiques dans la nature, en train de tuer à coups de massue un grand singe protégé. Cela lui répugne et cela la rassure ; elle est égoïste, pas maléfique, voilà tout.

On lui a toujours appris que ça revenait au même. Quand elle sera tirée d’affaire, elle espère qu’elle se rappellera que c’est faux.

La prochaine fois qu’un mec l’abordera dans une soirée, l’écoutera gravement exprimer ses sentiments, lui répliquera par une critique nuancée de ses pensées, elle l’aguichera un peu puis le plantera là pour partir avec un mec qui a tout simplement envie de danser, et ils se retrouveront dans la rue à trois heures du matin, et ils chanteront à tue-tête pour réveiller les gens.

Elle a passé la majeure partie de sa vie à ne pas s’amuser. Si le destin le lui permet, elle compte bien rattraper son retard.

Et d’ailleurs, elle a bien l’intention de lire tout un tas de livres figurant sur la liste « centrique/linéaire », cette liste dressée par divers groupes de Profonds et comprenant « des œuvres superficiellement convaincantes mais véhiculant de dangereuses convictions idéologiques ». Huckleberry Finn, par exemple ; tout ce qu’elle sait de ce roman, c’est que ses deux héros descendent un fleuve sur un radeau, et il lui évoque une longue et chaude journée d’été. Le fait qu’un livre puisse susciter une telle image l’intrigue plus qu’elle ne pourrait l’imaginer.

La pêche à la mouche. Elle va essayer la pêche à la mouche. Ça ressemble à une activité bien paisible.

Et peut-être qu’elle va lire des livres sur la science. Elle n’est pas très douée dans ce domaine, mais elle pense que cela lui ferait du bien.

Il y a tellement de choses qu’elle pourrait faire pour son bien. Ce qui ne l’empêcherait pas de travailler pour le bien des autres.

Elle a l’impression que ses parents ne vont pas apprécier. Tant pis pour eux.

Soudain, un ultime coup de tonnerre est ponctué par une lumière aveuglante. Elle croit tout d’abord à un éclair, puis pense que cet éclat marque son entrée dans la mort, mais comprend finalement qu’il ne s’agit que du soleil.

Une pluie de briques et de gravats tombe soudain du ciel. Ils se blottissent tous contre le mur, mais seule Maria est blessée, par un petit caillou qui la frappe à la cheville ; elle hurle comme une possédée, mais ce n’est sans doute pas grave. À quelques pas de là, un pan de mur s’abat sur le sol, les aspergeant de boue. Ils attendent une longue minute, puis se redressent et s’essuient.

Ils lèvent les yeux tous les cinq, frappés d’émerveillement. L’autre mur du bâtiment s’est entièrement effondré, sans que l’on puisse dire à quel moment s’est produite sa chute ; Naomi se félicite d’avoir choisi le bon mur. De l’autre côté de la rue, la cathédrale émerge derrière une montagne de débris ; son clocher et son toit ont disparu mais elle tient toujours debout.

La douce lumière du soleil inonde les murs abattus et les rues ravagées, et les yeux de Naomi s’emplissent de larmes. Comme c’est beau…

— Maman ? dit Luisa d’une voix hésitante.

Elle s’empare de la main de Naomi. Les enfants avaient été rassemblés dans l’immeuble de la Sécurité sociale, et personne n’était venu chercher ces quatre-là lorsque le cyclone est arrivé ; Naomi est restée avec eux, espérant que les cars d’évacuation, s’ils arrivaient enfin, viendraient faire un tour par là, car on ne lui avait assigné aucune adresse à Tehuantepec – son domicile officiel se trouvait à Oaxaca.

Elle s’accroupit près de la fillette.

— Nous allons voir si nous retrouvons ta mère, explique-t-elle en espagnol, et aussi les parents de tes amis, mais la tempête va revenir dans une heure ou deux. Et la première chose à faire, c’est de trouver un abri où il y a de quoi manger, de quoi boire et de quoi faire pipi.

En fait, elle a un besoin pressant et décrète une pause de cinq minutes, durant laquelle les trois gamines et elle se soulagent d’un côté du mur pendant que Compañero en fait autant de l’autre. Les événements changent les gens, se dit-elle ; Compañero est un petit morpion qui, en temps normal, n’aurait pas laissé passer cette occasion de reluquer la gringa et les fillettes. D’un autre côté, peut-être qu’il ne pouvait plus se retenir.

Alors qu’ils se dirigent vers l’endroit où se trouvait la maison de Luisa, elle comprend que Tehuantepec a été rayée de la carte. Le vent a tracé de nouveaux boulevards sur son passage ; les gravats s’entassent dans les rues sur une hauteur de trois ou quatre mètres. De temps à autre, elle aperçoit une plaque sur un mur qui lui permet de se repérer, mais elle doit finalement se rendre à l’évidence : même s’ils sont bien dans le quartier où habite Luisa, ils ne retrouveront jamais sa maison.

Naomi aimerait bien que la petite fille ne se retienne pas de pleurer. Elle a des yeux comme des soucoupes, le pouce planté dans la bouche, la main agrippée au poignet de Naomi.

Le père de Compañero avait une grande maison ; certains de ses murs sont encore debout. Et elle apprend le nom du gamin lorsque son père, occupé à dégager la porte d’une cave, lève les yeux et s’écrie :

— Pablo !

Elle serre Luisa dans ses bras pendant que le père et le fils s’étreignent en bredouillant ; elle se laisse aller à sa fierté lorsque le père de Compañero… non, de Pablo, c’est ainsi qu’elle l’appellera désormais… lorsque le père de Pablo lui serre la main avec ferveur. En homme avisé, il a aménagé sa cave, calant le plancher qui la surplombe, y a installé plusieurs batteries pour l’équiper de l’électricité, y a entreposé trois mille litres d’eau potable et des conserves « réquisitionnées » dans une épicerie pour touristes, et y a bricolé des toilettes consistant en un seau en plastique et une provision d’eau de Javel.

Ils décident que Pablo va l’aider à poursuivre les travaux, puis faire le tour du quartier pour prévenir les gens de l’existence d’un abri aménagé. Naomi, quant à elle, va partir à la recherche de la famille de Maria et de Linda – elles sont cousines et habitaient dans la même maison. Elle ramènera également toutes les personnes ayant besoin d’un abri ; celui-ci peut en accueillir cinquante pendant quelques jours, et on a besoin de bras pour y apporter des provisions avant le retour de la tempête.

Elle repart donc avec les trois fillettes. Bon Dieu, quelle chaleur ! Le ciel est bleu outremer, les ruines alentour blanc-gris, ce qui ne change guère des couleurs ordinaires de Tehuantepec ; mais il manque quelque chose, et elle finit par comprendre qu’il s’agit du vert des arbres, des plantes, des pelouses et des jardins publics. Toute végétation a disparu ; aucun palmier n’a été épargné, et les rares buissons qui ont tenu bon ont été complètement effeuillés.

Des gens émergent un peu partout, qui d’une cave, qui d’un immeuble dont les murs ont bien résisté. Parmi ceux-ci, on compte les maisons modernes bâties dans le style mexicain traditionnel, dont les murs étaient en béton précontraint et dont les façades sud et ouest étaient dépourvues de fenêtres. Elle parle avec la plupart des survivants, mais aucun n’a eu le temps de se mettre au courant de la situation. L’un d’eux a toutefois réussi à bricoler une antenne avec du fil à linge, ce qui lui a permis de capter un signal vidéo envoyé par un satellite.

Naomi regrette une nouvelle fois d’être incapable d’une telle prouesse, mais l’homme n’a pu apprendre que deux choses : le reste du monde est au courant de leurs tribulations, et le centre de l’œil du cyclone a atteint la côte vingt kilomètres au nord d’ici. D’après ses calculs, Clémentine a ralenti l’allure et ils disposent d’un répit d’une heure et dix minutes avant que les vents tourbillonnants ne les frappent à nouveau.

Maria et Linda retrouvent l’une une tante et l’autre une cousine, et rejoignent leur famille qui s’est déjà aménagé son propre abri.

Ne reste donc que Luisa, qui se met à pleurer dès que les deux fillettes sont parties. Naomi veut l’en dissuader, se ravise en se disant que la petite a besoin de pleurer et que cela ne la ralentit guère. Elle se dirige vers la maison de Pablo.

Il fait chaud, le ciel est bleu, et s’il n’y avait pas la petite fille en pleurs – sans parler des ruines qui l’entourent, évoquant une photo plate du siècle dernier, Berlin, Hiroshima ou Port-au-Prince, ou encore Washington après le Flash –, Naomi se laisserait presque aller à se détendre. Elle boit avidement la chaleur et le soleil, comme elle boirait un verre d’eau offert par une femme ployant sous ses jarres – jusqu’à la dernière goutte, sachant qu’elle risque d’avoir de nouveau soif avant longtemps.

Deux choses la surprennent : seule une personne sur dix est intéressée lorsqu’elle lui parle de l’abri, et personne ne semble porter secours aux victimes enfouies sous les décombres. Elle s’en inquiète auprès d’un homme de haute taille qui, si sa mémoire est bonne, était naguère vice-président de l’antenne locale du syndicat des locataires.

— Je me suis posé la même question, soupire-t-il. Mais j’y ai réfléchi, et je pense que si la majorité des gens ne cherchent pas un abri, c’est parce qu’ils ont survécu à la tempête et qu’ils doivent déjà en avoir un, même s’il n’est pas parfait ; dans le cas contraire, ils seraient déjà… enfin, ils ne seraient plus là. Et supposez que vous vous mettiez à creuser pour retrouver un parent ou un ami. S’il est vivant, est-ce que vous avez un docteur sous la main, est-ce que vous avez des remèdes, une ambulance ? Et dans le cas contraire… qu’allez-vous faire du cadavre ? Vous ne pouvez pas l’emporter dans votre abri par souci d’hygiène. Vous ne pouvez pas le laisser gisant sur le sol – le vent l’emportera et on ne pourra jamais le retrouver. Et vous n’avez pas le temps de lui creuser une tombe. Alors les cadavres restent où ils sont… et s’il y a des survivants sous les décombres… eh bien, ils ne tarderont pas à devenir des cadavres. Ou ils survivront jusqu’à ce que nous ayons le temps de les dégager. C’est dur, je sais, mais il est impossible de faire autrement.

Elle hoche la tête et, comme elle s’éloigne, Luisa lui dit :

— Notre maison avait une grande fenêtre qui donnait sur le sud, avec des montants en aluminium de chez Sears dont maman était très fière, mais elle n’a pas été très bien installée, les gens de Sears ont dit qu’ils ne pouvaient pas la fixer correctement…

Naomi prend la fillette dans ses bras et la laisse pleurer tout son soûl.

— Je suis là et tu peux rester avec moi. Et peut-être qu’on va retrouver ta mère. Il y a des abris dont la porte est coincée et dont on ne peut pas encore sortir. Mais je serai là aussi longtemps que tu auras besoin de moi. Et tant que tu seras avec moi, nous continuerons de chercher ta mère.

Luisa ne cesse pas de pleurer, pas tout à fait, mais ses sanglots se font moins violents. Elles rejoignent l’abri au pas de course ; au loin, la muraille noire du cyclone rampe vers la ville, sur le point d’occulter le soleil.

Quand cette histoire sera finie, se dit Naomi, je vais passer quinze jours à faire tous les trucs idiots que je n’osais pas faire par crainte des autres. Et chaque soir, j’appellerai mes parents pour leur raconter ma journée dans ses moindres détails. Ils vont en être horrifiés. Elle éclate de rire sans se soucier des éventuels témoins. Rien de tel que de frôler la mort pour retrouver la joie de vivre.


John Klieg accueille avec un petit sourire le rapport en provenance du Mexique. Le site de lancement du gouvernement mexicain n’était guère performant, il ne s’agissait en fait que d’un modèle japonais livré clés en main. Non, le plus intéressant, c’est la conclusion de ses météorologues : l’œil de Clem 2 va franchir sans difficulté l’isthme de Tehuantepec, atterrir dans la baie de Campeche et y semer un foutoir de tous les diables. La route qu’il va suivre est d’ailleurs toute tracée – c’est l’autoroute fédérale 185 construite au fond de la vallée.

Jusqu’ici, son équipe – rassemblée par l’inestimable Glinda – est restée à la hauteur de la NOAA, allant même jusqu’à la dépasser de temps à autre car elle n’est pas obligée de se disperser.

Et si ses conclusions sont justes… alors l’Atlantique est mûr pour une « cascade » de cyclones. Clem 2 devrait retrouver son jet d’écoulement en atteignant des eaux plus chaudes. Comme les courants directeurs des Antilles n’ont guère de force, le cyclone devrait tourner dans tous les sens, engendrant plusieurs ouragans… qui en engendreront d’autres à leur tour. L’Atlantique va bientôt grouiller de cyclones, et le méthane a tellement réchauffé ses eaux qu’ils vont foncer sur l’Europe en suivant le Gulf Stream.

La seule ombre au tableau, bien entendu, c’est que Glinda est restée à Cap Canaveral, même si ce n’est que provisoire. Elle supervise l’évacuation du personnel de GateTech, qui va en partie s’installer à Birmingham, Alabama (une ville qui n’est pas à l’abri des ouragans mais où ceux-ci ne causent jamais trop de dégâts) et en partie ici, à Novokuzneck. Avec un peu de pot, tout sera bouclé en deux jours et elle le rejoindra accompagnée de Derry.

Comme elles lui manquent ! L’efficacité de Glinda, son sens de l’humour, son corps, l’émerveillement de Derry devant le monde qu’elle découvre… mais ce qui lui manque le plus, c’est cette sensation de plénitude, l’impression qu’il a de construire quelque chose de durable. Comment faisait-il pour vivre avant ?

Il se tourne vers le mur d’écrans qu’il s’est fait installer dans son bureau. Il est aussi inutile que celui du Cap, mais comme son image est associée à un décor de ce genre, il semblait préférable d’y habituer les indigènes. Encore une idée de Glinda… il devrait lui demander s’il est possible d’ouvrir ici un restaurant Shoney’s avec du personnel parlant l’anglais.

L’un des écrans émet un bip et il se tourne vers lui ; cette icône clignotante signifie qu’une information importante vient de lui parvenir.

Il plisse les lèvres, siffle, sourit. L’heure n’est plus aux amusettes. Ainsi donc, ils ont réussi à détourner la législation en vigueur sur la Lune et à mettre en route là-haut un site de lancement concurrentiel ? Et à présent que son équipe leur a suggéré l’idée de projeter une gigantesque ombre sur le Pacifique, ils vont sûrement essayer d’y arriver tout seuls.

Il appelle aussitôt Hassan. Ce n’est pas seulement une question de respect – les deux hommes se respectent, mais ce n’est pas essentiel à leurs yeux –, ni parce qu’il souhaite avoir son opinion ; Hassan a mis en route presque autant de plans que lui, qui l’occupent en permanence, et ils doivent coordonner leurs efforts sur celui-ci.

Une fois qu’il lui a résumé la situation, il explique :

— Je connais une douzaine de parlementaires sur qui je peux compter pour faire traîner les choses : le Congrès veille à ce que le gouvernement traite en priorité avec l’industrie privée, même lorsque c’est plus onéreux, car l’industrie privée représente les forces vives de la nation.

— Dommage que mon gouvernement soit moins avisé.

— C’est vous qui le dites. Certaines de mes opérations bénéficient d’un financement occulte des Japonais, et je peux en tirer parti – ils tiennent à ce que leur ingérence reste secrète, et elle le restera à condition que leur gouvernement proteste contre l’utilisation faite par les USA des éléments japonais de la Base lunaire. Même cas de figure avec les Français, sauf que là je dispose de deux ou trois députés à Paris et d’une poignée de législateurs à Bruxelles… et je ne parle pas de mes contacts à l’Assemblée générale de l’ONU.

— Je vois ce que vous voulez dire, mon ami, opine Hassan. Mais pensez-vous que ça marchera ?

Klieg réfléchit quelques instants, puis :

— Sincèrement, Hassan, je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas.

L’autre hoche la tête d’un air solennel ; il est encore plus impressionnant sur l’écran qu’en réalité.

— D’après vos estimations les plus récentes – et je suppose que les leurs sont quasiment identiques –, le bilan de la catastrophe globale s’élèvera à un milliard de morts, des nations comme les Pays-Bas et le Bangladesh seront littéralement détruites et des centaines de villes seront rayées de la carte… à ce titre, l’exemple d’Honolulu est tristement édifiant. Mon ami, croyez-vous vraiment qu’ils ne changeront rien à leurs habitudes ?

— Pas tout de suite. Et après, il sera trop tard. C’est comme quand on attache ensemble les lacets de quelqu’un. On ne lui fait aucun mal, on se contente de ralentir sa course en l’obligeant à défaire le nœud. Ils seront obligés de lever toutes les obstructions que je dresserai sur leur route… les miennes et les vôtres, n’est-ce pas ?

— J’allais justement y venir.

— Nous devons les retarder. C’est tout. Une fois que nous aurons une longueur d’avance, l’opinion publique exigera d’eux qu’ils trouvent une solution le plus rapidement possible. Et imaginez les retombées en termes de relations publiques : le monde entier va nous manger dans la main pendant une bonne dizaine d’années.

— Ça vaut le coup, acquiesce Hassan. J’ai des amis bien placés dans quelques gouvernements de second plan ; je peux vous aider en ce qui concerne l’Assemblée générale, d’autant plus que les gouvernements en question sont très jaloux des prérogatives que leur confère la Seconde Alliance. Avez-vous réfléchi à l’aspect médiatique des choses ?

— Mon meilleur élément y travaille déjà.

— Miss Gray ?

— Comment le savez-vous ?

Hassan le gratifie d’un large sourire, mais c’est un sourire totalement dénué d’humour.

— Qui est mon meilleur élément ?

— Pericles Japhatma, quelqu’un que je n’ai jamais rencontré. Je vois. Bien raisonné.

Les deux hommes décident simultanément, et sans se concerter, de ne plus jamais s’engager sur ce terrain dangereux.

— Eh bien, dit Klieg après une pause raisonnable, il semble que nous soyons d’accord. Il serait stupide de laisser à un quelconque gouvernement le monopole des opérations. C’est une question de principe, vous savez – si on laisse un gouvernement, quelle que soit son obédience, traiter directement ce genre d’affaire, il faut plusieurs décennies pour rétablir un système de libre entreprise. Une fois que le socialisme a réussi à s’infiltrer…

Il soupire et lève les bras au ciel.

— Exactement, dit Hassan. Notre pays n’a pas encore fini de s’en remettre. Eh bien, allons-nous faire du bien au monde… et à nous-mêmes, par la même occasion ?

— Nous n’avons pas le choix, mon vieux.

Cette fois-ci, le sourire qu’ils échangent est sincère. Dès que Hassan a raccroché, Klieg entame un petit marathon téléphonique, et lorsque Glinda l’appelle pour lui dire que le transfert à Birmingham est achevé, il a réussi à aménager son emploi du temps.


Diogenes Callare sait que sa conduite est totalement irresponsable – deux coups de fil le lui ont rappelé alors qu’il était à bord de la zipline –, mais il avait besoin de voir Lori et les gamins, il avait besoin d’un peu de repos, qu’il a pris dans sa cabine, et comme Lori vient d’achever Massacre en jaune, ils vont dîner dans un excellent restaurant pourvu d’une halte-garderie. Le menu n’est pas donné mais, comme le fait remarquer Lori, « il sera amorti une demi-heure après la mise en vente du bouquin ».

Il remue doucement son verre de vin, contemple son épouse.

— C’est drôle, mais il existe quantité de boulots – flic, pompier, soldat, et cetera – où l’on part du principe que l’on protège sa famille en protégeant des inconnus. Mais personne n’a pensé que ça pouvait aussi s’appliquer aux météorologues.

— Mange tes lasagnes, ta conversation tourne au morbide.

— Je te le concède, mais je pense quand même avoir raison.

— Mouais. Et les lasagnes vont quand même refroidir.

Les lasagnes sont excellentes. Au bout d’un moment, il prend Lori par la main et lui dit :

— C’est que… eh bien, tu sais, j’apprécie tout le temps que je passe avec toi. C’est seulement aujourd’hui que je me rends compte à quel point il est agréable de bosser à la maison. Et comme le taux de méthane dans l’atmosphère va rester élevé pendant une dizaine d’années…

— Défense de parler boulot, dit-elle en lui posant un doigt sur les lèvres. Mange. Ou parle d’autre chose. Ou alors, flatte-moi – après tout, il n’y a qu’une heure que tu m’as dit que tu rentrais et que je t’ai proposé le restau, et me voilà devant toi, resplendissante.

Il ne peut s’empêcher de sourire, ni d’admettre qu’elle est bel et bien splendide. Il la détaille un long moment, buvant du regard ses longs cheveux blonds, ses yeux pétillants de malice… son sweater rose moulant (qui fait indubitablement ressortir ses avantages)…

— D’accord. En fait, je pense que tu es la plus belle des clientes de cette boîte.

— Je préfère ça. Je sais que tu t’inquiètes à propos de la situation dans les Antilles, mais je pense que tu te fais surtout du souci pour Jesse.

Il réagit à cette remarque par un vague haussement d’épaules.

— Il est majeur, je dirai même presque adulte, et je le crois capable de se débrouiller, à moins qu’il n’ait fait une grosse connerie. J’aimerais bien avoir de ses nouvelles, mais il y a de grandes chances pour qu’il soit terré dans un abri quelconque et attende que les choses se tassent. Si la civilisation réussit à survivre à ces tempêtes, il aura tout un tas d’histoires à raconter. En attendant, je ne peux rien faire pour lui et, selon toute probabilité, il ne lui est rien arrivé de grave.

Il s’aperçoit qu’il a bu son verre d’un trait plutôt que de le savourer. Lori pousse un soupir et lui étreint la main.

— Tu n’es pas obligé de te faire du souci pour toute la planète, mon amour.

Il lui sourit et lui rend son étreinte.

— Je ne parlais pas seulement boulot tout à l’heure, tu sais. Tant que le taux de méthane ne sera pas redevenu normal, nous aurons des cyclones géants sur les bras, la NOAA restera en situation de crise et…

Elle le fait taire une nouvelle fois, lui ressert du vin.

— Bois.

Puis elle incline la tête sur le côté et le regarde à la façon d’un rouge-gorge qui se demande si le ver qu’il a déterré est bien comestible.

— Maintenant, écoute attentivement ton épouse. Deux possibilités se présentent à nous. Premièrement, la civilisation ne survivra pas à ces tempêtes, et toi, moi et les enfants, nous devrons nous démerder avec ce qui reste. C’est une situation terrifiante, je l’admets, mais que ça ne t’empêche pas de profiter de la vie en attendant. Deuxièmement, la civilisation survivra mais les cyclones se multiplieront encore pendant des années. À ce moment-là, ton travail deviendra peu ou prou routinier, et par conséquent tu auras de nouveau droit à des pauses et à des congés. Voilà.

Comme ce raisonnement est sensé, il acquiesce et attaque son dîner. De temps à autre, il jette un regard en coin à Lori, au cas où elle aurait l’air songeuse ou attristée, mais qu’elle fasse preuve d’entêtement ou d’un optimisme naturel, elle accueille chacun de ses coups d’œil par un sourire, et le vin et son amour aidant, sans parler de la perspective de passer la nuit chez lui, il se retrouve plutôt gai à la fin du repas. Ils vont même danser quelques minutes dans la salle de l’étage avant de récupérer les gamins et de rentrer chez eux, s’endormant aussitôt que la voiture se met en route. Malheureusement, Di n’a même pas le temps d’apprécier la chaleur de son lit – il se rendort aussitôt qu’il pose la tête sur l’oreiller.

Le lendemain matin, quand il monte dans la zipline, il est de si bonne humeur que la crise ne lui paraît plus insoluble.

Comme l’œil de Clémentine passe loin d’eux, Jesse, Mary Ann et compagnie sont dans l’impossibilité de sortir, mais cela ne les dérange guère. Il y a de grandes chances, se dit Jesse, pour que les Herrera, leurs nièces, neveux et petits-enfants n’aient jamais vécu dans un tel luxe.

Durant quarante-huit heures plutôt pénibles, on ne voit au-dehors que le déluge, le jour et la nuit ne se distinguant que grâce à la nuance entre pénombre et obscurité. Le vacarme de la tempête est quasi permanent, la maison est frappée de temps à autre par un objet volumineux, mais sinon rien à signaler.

Jesse apprend le Monopoly aux enfants, constatant non sans inquiétude qu’ils en comprennent tout de suite les règles ; il se demande si Naomi ne le considérerait pas comme une mauvaise influence pour la jeunesse. Pourvu qu’elle ait eu assez de jugeote pour rester à Oaxaca ! La radio ne capte strictement rien, ce qui peut signifier le pire comme le meilleur, mais Jesse, n’ayant reçu aucune information susceptible de l’éclairer, préfère garder bon espoir.

Voir Mary Ann jouer avec les enfants lui donne de drôles d’idées. Il sait que leur liaison est sans doute provisoire. Pas seulement parce qu’elle lui est supérieure en âge et en expérience – sur ce dernier point, il n’a que des raisons de se féliciter.

C’est uniquement une question d’état d’esprit. Comme la plupart des Américains de son âge, il n’a pas encore assimilé le concept de permanence, de sorte qu’il peut se montrer passionné sans toutefois tomber vraiment amoureux. Tant qu’il ne fréquente que des membres de sa génération, cela importe peu, mais alors que Mary Ann Waterhouse, si jamais elle venait à rencontrer l’homme idéal, serait parfaitement capable d’envisager de passer avec lui le restant de ses jours, et peut en conséquence imaginer un avenir assez lointain (ainsi qu’un passé tout aussi lointain en relation avec son présent), Jesse est à cet égard demeuré figé dans les conceptions de l’enfance. Il peut se montrer attaché à quelqu’un, peut même souhaiter le revoir, mais il ne penserait jamais à poser les questions que pose un adulte amoureux – dont la plus importante est de se demander si ça vaut la peine de rester amoureux.

Mais bien qu’il ne soit pas assez mûr pour être amoureux, il l’est suffisamment pour avoir conscience de cette carence, et quand il voit Mary Ann rire avec les enfants, ou taper une liste de choses à faire… il se rend compte que, s’il était prêt à sauter le pas, il le ferait sans hésiter.

À condition qu’elle veuille de lui – après tout, elle a beaucoup plus de choses à lui offrir qu’il n’en a à lui donner, non seulement en termes d’argent mais aussi de sagesse, d’expérience et de plaisir sexuel. Cette prise de conscience est assez douloureuse.

Lorsque le soir est tombé, Jesse et Mary Ann se retrouvent tout nus dans la baignoire et se frictionnent mutuellement tout en contemplant l’eau qui coule à flots sur la verrière, éclairée par la lueur des chandelles. Il doit y avoir cinq bons centimètres d’eau là-haut, se dit-il, et seule la violence de la pluie empêche le vent de chasser cette chape liquide. Il a l’impression d’être au fond de l’océan.

Mary Ann pose la tête sur son torse et il remarque avec un certain amusement que des racines blondes font leur apparition dans sa crinière rouge vif ; si elle en avait envie, il lui suffirait de se faire couper les cheveux en brosse pour retrouver sa couleur naturelle.

Alors qu’il lui savonne le dos, il se rend compte une nouvelle fois qu’elle est vraiment minuscule, qu’on l’a sélectionnée pour la finesse de son ossature. Sa main se pose sur les côtes raccourcies, la gaine sous-cutanée, les ligaments artificiels qui soutiennent ses seins énormes, les cicatrices occasionnées par le lifting imposé à ses fesses. Il s’interroge une nouvelle fois sur ces marques si étranges au toucher ; il aimerait pouvoir dire qu’il les aime parce qu’elles font partie de son corps, mais ce serait faux – tout comme il serait faux de dire qu’il est révolté par les outrages qu’elle a « subis », car elle était volontaire et on l’a bien payée. Il se dit parfois que s’il aime tant caresser ses cicatrices, c’est parce que ça lui donne l’impression de manipuler une poupée, mais ce n’est pas non plus entièrement vrai – certaines de ses autres conquêtes lui inspiraient ce sentiment avec plus d’intensité.

Sans doute qu’il aime caresser Mary Ann, tout simplement, et qu’il préfère la toucher en ses points les moins ordinaires.

Elle se met à le laver avec une certaine rudesse – il lui a dit qu’il se sentait « lessivé » quand elle faisait ça, et elle lui a fait remarquer que ça ne semblait pas lui déplaire. Ils viennent de s’essuyer et de s’allonger côte à côte, leurs mains commencent à s’égarer entre leurs jambes, leurs bouches à se coller l’une à l’autre, lorsqu’ils sursautent, surpris par un bruit étrange…

Ce n’est que le bruit de la pluie sur les murs, ce n’est que le sifflement du vent, se dit Jesse. Après tout, nous sommes en plein cyclone.

Puis il comprend ce qui se passe.

— On dirait que ça se calme, dit-il, c’est à peine plus grave qu’une bonne tempête. Peut-être qu’on y verra quelque chose demain matin.

Elle pousse un cri de joie, se couche sur lui, l’embrasse à pleine bouche ; il sent son sexe se raidir, et elle s’en empare aussitôt, le secoue vigoureusement et le coule en elle, assise au-dessus de lui. Tandis que le tonnerre laisse peu à peu la place aux bourrasques, elle le chevauche avec frénésie tout en se caressant le clitoris.

Ça ressemble à de la XV porno, se dit-il, et il comprend que c’est ce qu’elle veut lui offrir, le fantasme qu’elle lui inspire plutôt que sa réalité, et il se laisse emporter par le fracas du tonnerre, par les éclairs qui illuminent leurs corps, donnant de violents coups de reins lorsqu’elle se met à jouir, triomphale et extatique.

Elle se penche sur lui, laisse son pénis flasque glisser hors d’elle.

— La même chose se produira chaque fois que nous survivrons à une épreuve. Je voulais que tu saches qu’il y a de bonnes raisons pour survivre.

Puis elle s’endort au creux de ses bras, et il pose sa main sur ce ventre étrangement dur, palpant les coutures de la gaine sous-cutanée. Ils ont éteint les chandelles, le vent semble murmurer plutôt que rugir. Il est épuisé, satisfait, comblé, mais une idée l’empêche de dormir : pendant qu’il s’activait à améliorer leur sort, pendant qu’il s’efforçait de paraître rassurant devant les enfants, Mary Ann avait parfaitement jaugé la situation.

Jesse tente d’imaginer sa propre mort, y échoue lamentablement ; mais il sait que la femme qu’il tient dans ses bras a imaginé la sienne, a encaissé le choc et n’a rien laissé paraître de sa terreur. Elle n’est pas seulement plus âgée et plus sage que moi, se dit-il. Elle est trop fantastique, trop merveilleuse pour moi.

Il décide d’être à la hauteur et se demande s’il en est capable. Lorsqu’il parvient enfin à s’endormir, c’est d’un sommeil profond, empli de rêves dont il ne se souviendra pas. Les cris des Herrera les réveillent en milieu de matinée – eux aussi ont dormi assez tard, ratant la première aurore depuis plusieurs jours. La tempête fait toujours rage, mais le soleil est revenu.


Comparé au premier passage de la couronne, le second apparaît à Naomi comme relativement bénin. Le groupe électrogène de l’abri tombe bientôt en panne, mais il y a dans cette cave de la nourriture, des gens, de l’eau potable et même des toilettes… et surtout, la peur y brille par son absence. Elle arrive même à rattraper un peu de son sommeil en retard.

Ses compagnons d’infortune chantent ou jouent aux devinettes. L’espagnol de Naomi n’est pas parfait, mais elle réussit à participer et a droit à sa part d’applaudissements. Comme il est amusant de chanter en chœur !

La nuit est tombée lorsque le vent se fait plus faible et la pluie plus éparse, mais leur hôte leur suggère d’attendre le jour avant de sortir ; pour l’instant, il n’y a aucun signe de vie au-dehors.

Ils se blottissent donc les uns contre les autres pour trouver chaleur et réconfort. L’ambiance est des plus paisibles, et Naomi résiste au sommeil quelques instants afin d’en profiter.

Elle sait que si elle était aussi propre qu’à son habitude, l’odeur qui règne dans la cave lui semblerait écœurante, non seulement la puanteur des excréments provenant des toilettes mais aussi la senteur âcre des corps mal lavés. Mais cette senteur émane aussi de son corps, et cela lui paraît… eh bien, démocratique.

Elle se demande si de telles pensées ne traduisent pas des tendances racistes, et cette idée suffit à la faire frémir d’inquiétude sur sa couche improvisée – d’autant plus qu’elle sait parfaitement que les gens qui l’entourent sont soucieux de leur hygiène, qu’ils prennent une douche tous les soirs comme elle-même…

Et elle se demande si le fait de s’être informée sur ce point ne trahit pas de sa part des tendances racistes.

Puis elle se rappelle qu’elle s’était juré de ne plus entretenir de telles idées, c’était il y a deux jours à peine, quand elle se croyait sur le point de mourir. Et elle est vivante, elle a retrouvé ses semblables. Le moment est venu pour elle d’entamer une nouvelle vie. Son bonheur est tel qu’elle plonge dans un sommeil sans rêves.

À son réveil, plusieurs personnes sont déjà debout, et il leur faut un certain temps pour se rendre compte que quelque chose a changé : on n’entend plus ni le vent ni la pluie. Elle se lève d’un bond, prête à se porter volontaire pour une tâche quelconque, puis se ravise. Il lui faudra un bon moment avant de guérir de ses habitudes, se dit-elle, mais elle est bien décidée à y parvenir.

Elle va faire sa part de boulot, d’accord, mais elle va cesser de se conduire comme si elle était la personne la plus serviable de la planète.

Et puis la tâche la plus importante du moment consiste à dégager la porte, et on a besoin de muscles pour cela. Heureusement, le groupe comprend plusieurs adultes costauds, qui ont vite fait de comprendre qu’il leur suffit de pousser la porte inclinée pour en faire rouler le ou les objets qui la bloquent.

Pour cela, ils utilisent un madrier en guise de bélier. Personne ne semble très inquiet – il n’est pas très urgent de sortir, après tout, et les secours finiront tôt ou tard par arriver sur les lieux.

Les cinq porteurs de madrier se mettent en position dans l’escalier, puis frappent la porte métallique à coups répétés :

¡ Uno, dos, tres ! (Boum !) ¡ Uno, dos, tres ! (Boum !)

On entend glisser les gravats qui bloquent la porte.

Alors que les échos du huitième boum rebondissent sur les murs de la cave, il y a un éclair aveuglant, et les hommes poussent un cri et lâchent le madrier pour se protéger les yeux. L’espace d’un instant de silence, tout le monde se demande ce qui a bien pu se passer ; les esprits se peuplent d’images de villes dévastées, Hiroshima, Nagasaki, Port-au-Prince, Le Caire, Damas, Washington… et s’il y avait eu une guerre atomique ?

El sol, dit une vieille dame près de Naomi.

Et tous répètent ces mots sans comprendre, comme des fidèles murmurant leurs prières… puis éclatent de rire.

Ils sont restés si longtemps dans les ténèbres que le soleil ne peut que les éblouir. Détournant les yeux de la porte, les hommes récupèrent le madrier, repartent à l’assaut, et au quatrième boum, on entend un grondement pareil à celui du tonnerre lointain, puis le bruit d’un lourd objet qui tombe au-dehors.

L’un des hommes pousse la porte, qui s’ouvre en grand.

Tous les occupants de la cave se voilent la face devant la lumière du jour, mais tous s’avancent lentement vers elle.

Naomi suit le mouvement, les yeux fixés sur ses baskets, se guidant par le toucher plutôt que par la vue. Son pied se pose sur la première marche, puis sur la deuxième.

Il y a une telle diversité de bruits, qui contraste vivement avec le silence de la cave et le vacarme de la tempête, que ses oreilles ont du mal à en faire le tri.

Mais comme elle arrive en haut des marches, elle se rend compte que ses compagnons poussent des cris de détresse. Elle baisse les bras et découvre l’épave.

C’est une petite voiture autonome, et à en juger par les cadavres sur sa banquette arrière, les deux enfants qui l’occupaient ignoraient qu’elle était coupée du système de guidage et ne pouvait fonctionner qu’en mode manuel. Certes, il existe bien un système de secours – un signal radar qui guide le véhicule vers un endroit sûr où ses occupants ne risquent pas d’avoir un accident –, mais peut-être n’a-t-il pas fonctionné, ce qui arrive lorsque la voiture est en mode manuel, ou alors peut-être qu’elle se trouvait dans un endroit sûr avant que la tempête ne l’emporte.

Les enfants n’avaient pas bouclé leur ceinture, et à en juger par l’état de la carrosserie, la voiture a dû faire plusieurs tonneaux. Ce n’est plus qu’une carcasse de métal cabossée et couverte de boue ; impossible d’en distinguer la couleur.

Les enfants ressemblent à des poupées cassées ; en principe, rien n’aurait pu les blesser dans l’habitacle, mais ils ont été secoués comme des souris dans un bocal, et leurs corps sont couverts d’hématomes, leurs vêtements de sang séché. Leurs membres sont complètement désarticulés ; leurs os ont été littéralement réduits en pièces.

Leurs visages sont méconnaissables ; leurs crânes ont été fracassés en plusieurs endroits, leur sang a coulé à profusion sous la peau, et on croirait voir des masques de carnaval, de grotesques faces bleues aux yeux bouffis.

Autour de Naomi, on commence à se demander ce qu’il faut faire. Cette question trouve sa réponse quelques instants plus tard, avec l’apparition de deux policiers sur un tas de gravats.

Ils prient les occupants de l’abri de regagner leurs propriétés et de les surveiller « en évitant d’avoir l’air de pillards », c’est-à-dire en s’abstenant de déménager leurs objets personnels. L’armée est censée arriver sur les lieux le lendemain matin ; les représentants de la policia se contentent de hausser les épaules quand on leur demande ce qui a retardé les militaires, de lever les yeux au ciel quand on se permet d’insister. Les voies de l’armée sont impénétrables, tout le monde le sait.

Les sauveteurs volontaires sont invités à se présenter au Zócalo, ainsi que les personnes qui ont tout perdu.

Comme Naomi n’avait aucune possession à perdre, elle décide de se rendre au Zócalo, puis s’aperçoit une fois sur place que ceux qui s’y trouvent ne sont pas en majorité des volontaires. Ils sont assis par terre, tantôt hagards, tantôt désespérés, et attendent que l’on prenne soin d’eux. Elle se demande si ça devrait l’inquiéter. Il est difficile de distinguer une personne incapable d’aider qui que ce soit d’une autre qui n’en a tout simplement pas envie.

Elle remarque que le Zócalo est inondé de soleil, que le vent l’a complètement dénudé, qu’on voit de toutes parts des piles de gravats – Tehuantepec ressemble bel et bien aux images des villes ravagées par la guerre –, que les palmiers qui abritaient la petite place sont réduits à l’état de souches hautes de un mètre à peine, qu’une douce chaleur se dégage du sol et qu’elle aurait bien envie de s’allonger pour faire la sieste.

Finalement, elle n’a pas tellement changé ; elle commence déjà à s’ennuyer, et c’est avec un immense soulagement qu’elle voit arriver le premier camion de ramassage des volontaires.

On l’intègre à un groupe exclusivement composé de femmes. Elles ont pour mission d’ausculter les piles de gravats avec des bols ou des casseroles au cas où un survivant y serait enfoui.

Le vent a sculpté ces piles, les transformant en petits pics acérés. À présent que le vent est tombé, elles commencent à s’effriter. En outre, la plupart des débris qui les composent sont loin d’être stables. De sorte que les femmes courent un danger certain en sondant les piles. Elles le comprennent bien vite et décident que la meilleure chose à faire est de tendre l’oreille et d’examiner le plus grand nombre de piles possible sans trop s’en approcher.

Elles en ont éliminé plus d’une douzaine – Tehuantepec se réduit à un panorama de murs mutilés et de dunes de décombres – lorsqu’elles entendent des sanglots. Armées de pelles, de pioches et de démonte-pneus, les femmes se mettent à l’œuvre en silence, craignant déjà le pire – et si elles tombaient sur un homme à l’article de la mort, voire trop commotionné pour avoir conscience de leur présence ? Et si elles retrouvaient un enfant couché sur le cadavre de sa mère ?

C’est bien un cadavre qu’elles trouvent, mais c’est celui d’un vieil homme, à en juger par ses cheveux gris ; vu l’état de son crâne, il n’a pas dû souffrir très longtemps.

Son corps est lourd et mou ; Naomi se rappelle avoir lu quelque part que la rigidité cadavérique finissait par s’estomper au bout d’un temps, à moins que le cadavre n’ait été disloqué par la masse de débris qui pesait sur lui. L’odeur qui s’en dégage reste supportable, mais sa peau se révèle aussi visqueuse que glaciale. Elles doivent se mettre à quatre pour le soulever – il devait peser au moins cent vingt kilos –, et Naomi s’est vu assigner les genoux, ce qui n’est pas le plus facile. Elles le transportent dans l’une des allées séparant les piles de gravats et le glissent dans l’un des sacs à viande fournis par la police de Tehuantepec.

— Est-ce qu’on ne devrait pas dire une prière ? demande l’une des femmes.

— Laisse ça aux prêtres – ils seront ici bien assez tôt, réplique une autre, et toutes rejoignent leur groupe.

En chemin, elles entendent un gémissement – serait-ce un bébé ? Un bébé aurait-il pu survivre à ce cataclysme ? Naomi se rappelle tous les berceaux de fortune qu’elle a pu voir – et si on avait placé un bébé dans une caisse en métal, voire dans un bidet ?…

Les quatre femmes se mettent à courir, impatientes de retrouver un survivant.

— Sous cette poutre en fer ! s’écrie l’une d’elles.

Elles entreprennent de dégager ladite poutre de façon à pouvoir la soulever sans rien renverser. En dépit de leurs efforts, cette tâche semble leur prendre une éternité. Puis elles agrippent la poutre…

Lentement, lentement, elles la soulèvent, la laissent retomber de côté.

Un chat s’enfuit à toute allure. Ses miaulements ressemblent à s’y méprendre à des pleurs de bébé.

Elles entendent des cris à quatre autres reprises. Par deux fois elles sont bloquées par des débris trop lourds pour leurs maigres forces et obligées de faire appel à des hommes mieux outillés qu’elles, attendant leur arrivée pour reprendre leurs recherches. Elles dénichent un cochon dans les débris. Une des piles qu’elles fouillent s’effondre et elles n’entendent plus rien ; elles creusent avec une ardeur renouvelée, mais sans succès.

Elles trouvent tellement de cadavres qu’elles sont obligées de demander des sacs à viande supplémentaires. À la fin du jour, lorsque la chaleur s’infiltre dans le sol, les cadavres commencent à empester sérieusement ; jadis, Naomi avait une compagne de chambrée prétendument végétarienne qui avait oublié une glacière de hamburgers en déménageant, et les cadavres qu’elle dégage ont un peu la même odeur ; dès qu’ils sont exposés à l’air, on ne sent plus que le parfum âcre du sang et la puanteur atroce de la merde. Il lui semble que ce répugnant bouquet imprègne désormais ses cheveux et ses vêtements, mêlé à l’odeur de sa sueur, et elle regrette amèrement de ne pas pouvoir prendre un bon bain.

Lorsqu’elles regagnent le Zócalo au crépuscule, elles constatent que les militaires sont arrivés plus tôt que prévu et qu’ils ont installé des douches et des cuisines de campagne. L’ennui, se dit Naomi, c’est qu’il est impossible de passer toute la nuit sous la douche ; entourée de toutes ces femmes qui se frictionnent, elle a l’impression d’être revenue à la fac.

Quand la nuit tombe, elle est adossée au mur de la cathédrale et dévore ses rations militaires. Comme nombre de survivants, c’est son deuxième ou troisième rabiot – l’armée est peut-être arrivée un peu tard, mais elle n’a pas débarqué les mains vides. À moins que les officiers n’aient grandement sous-estimé les pertes en vies humaines.

Un écran géant diffuse des messages en espagnol, qu’un homme lit à haute voix afin que tous sachent que Clem 2 est arrivé dans la mer des Antilles, où il ravage les îles et engendre un nouvel ouragan toutes les deux ou trois heures.

Elle pense à Di, le frère de Jesse, et se demande si le pauvre aura une chance de voir ses enfants cette semaine. Puis elle pense à tous les enfants morts qu’elle a vus aujourd’hui, à la centaine d’enfants perdus dont les parents sont probablement morts et qu’on a rassemblés dans une grande tente, de l’autre côté du Zócalo, où un vieux sergent à la voix douce leur pose sans se lasser les mêmes questions.

À sa grande honte, elle se met à pleurer, et lorsque la femme assise à ses côtés lui passe un bras autour des épaules, elle se blottit contre elle et éclate en sanglots. Plus tard, quand elle se glisse entre les couvertures, elle a le nez qui coule et se sent misérable.

Durant toute la nuit, elle rêve à Tehuantepec telle qu’elle était avant le cataclysme, ses rues poussiéreuses et ses maisons proprettes, la douce voix des gens et la chaleur des couleurs sur fond de ciel nocturne… mais la ville où elle erre en rêve est déserte et devant chaque porte pousse un bouquet de croix blanches. Elle voudrait appeler quelqu’un, faire sortir un être vivant de sa maison, mais bien qu’elle ait vécu plusieurs mois dans cette ville et la connaisse comme sa poche, le seul nom qui lui vient à l’esprit est celui de sa mère.

Le rêve s’estompe peu de temps avant l’aube, et elle plonge dans un miséricordieux oubli juste avant d’être réveillée par des soldats, qui distribuent un desayuno composé de saucisses, de jus de fruits et de café. Quoique végétarienne, elle salive en humant l’odeur de la viande. Ce petit déjeuner est un véritable festin, et bien qu’elle ait dîné de bon appétit la veille, il ne suffit pas à assouvir sa faim. Peut-être avait-elle raison, peut-être que la volonté de vivre est quelque chose de puissant… et peut-être ignorait-elle jusqu’ici comment elle se manifestait.

Deux choix se présentent à elle : passer les deux jours qui viennent à aider les équipes de secours, ce qui lui donnera droit à une place dans l’un des camions qui regagneront Oaxaca, ou se joindre aux réfugiés qui vont parcourir à pied les trente-cinq kilomètres les séparant d’Ixtepec, où les attend une zipline prétendument en état de marche.

Mais qui est le plus fiable, l’armée qui dispose effectivement de camions ou la compagnie nationale qui gère la zipline ? Elle décide de s’en aller, en partie parce que l’armée a déjà trahi sa parole et qu’elle veut voir si les Lineas Rápidas Mejicanas vont en faire autant, mais surtout parce que, étant résolue à laisser la bride sur le cou à son égoïsme, elle ne se sent plus obligée de continuer à déterrer des cadavres. Une fois revenue à Oaxaca, peut-être qu’elle appellera son père pour lui dire que tout va bien ; contrairement à sa mère, il s’abstiendra probablement de lui faire le discours habituel, à savoir que sa petite personne n’est pas plus importante qu’une autre, que le sort de la Terre doit passer avant tout.

Ayant pris sa décision, elle se joint à un groupe qui se met déjà en route. En haut de la première colline, il y avait une superbe vue de la ville – quand elle arrivait en bus à six heures du matin, elle adorait découvrir la ville inondée de soleil sur fond de ciel outremer. Elle se retourne et découvre un paysage de désolation.

Tehuantepec n’a pas été balayée comme les villes de Hawaii. Celles-ci ont subi une marée de tempête, et le Mexique est un pays de montagnes… mais il existe aussi des villes côtières, et mieux vaut ne pas penser à elles pour le moment.

La cathédrale est toujours debout, ainsi que six ou sept bâtiments… et c’est tout. Tehuantepec n’est plus qu’un champ de ruines. Une autre ville naîtra en ce lieu, se dit-elle – après tout, c’est un nœud de communication routière –, mais elle n’aura de Tehuantepec que le nom.

La chaleur se fait déjà sentir, mais il lui sera moins pénible de marcher que de déterrer des cadavres. Elle rattrape son groupe au pas de course.

Quand vient midi, elle est épuisée ; ses compagnons lui imposent un rythme trop rapide, mais elle ne veut pas se plaindre car ils n’ont guère de sympathie pour elle. Son groupe semble composé d’étudiants venus de Ciudad de Mexico et de l’université de Juávez ; on pourrait croire que les étudiants sont de purs internationalistes, en particulier à une époque où l’avion et la zipline ont rendu la planète accessible à tous, où le net et la XV ont rapproché les esprits, mais les étudiants sont en fait les compagnons de voyage les plus politisés et les moins civilisés qui soient, car ils n’ont pas encore acquis les notions les plus élémentaires de politesse et de solidarité.

Sur les huit qui l’accompagnent, quatre semblent convaincus que les yanquis sont responsables de la venue du cyclone, et chacun d’eux tient à lui expliquer le comment et le pourquoi. Dans le temps, elle aurait acquiescé à leurs propos, débutant chacune de ses phrases par « Es verdad », les assurant de sa sympathie pleine et entière puis entreprenant de corriger leur analyse et leurs valeurs. À présent, elle n’en a plus rien à foutre.

Et comme elle ne prend plus la peine de construire mentalement ses arguments, elle prête davantage d’attention à ce qu’on lui dit et à ce qui l’entoure. Les propos de ses compagnons sont peut-être intéressants dans l’absolu, mais concrètement ils sont plutôt chiants. Ils semblent prendre du plaisir à l’insulter. Elle ne peut s’empêcher de remarquer que, tout en se lançant dans une vigoureuse dénonciation de l’imperialismo, ils ne cessent de reluquer ses seins sous son chemisier, et, alors que deux jours plus tôt elle aurait tenté d’utiliser ce fait pour bâtir une analyse censée démontrer que l’unité des opprimés est nécessaire, elle a désormais l’impression que ces types la harcèlent uniquement parce qu’elle est une femme et qu’ils se foutent complètement de l’imperialismo. Ils n’ont que deux choses en tête : retourner à Oaxaca et reluquer les nichons de la gringa.

Plus une troisième : la punir parce qu’elle n’est qu’une puta et parce qu’elle n’est pas disponible. En outre, si ce pays ne manque pas de véritables victimes de l’imperialismo, se dit-elle – elle les a longuement côtoyées –, ces crétins ne doivent leur statut social qu’à leur rôle privilégié d’intermédiaires entre la structure capitaliste eurocentrique et la classe paysanne. Si la civilisation industrielle venait à disparaître, ils ne vaudraient pas plus qu’un pet de lapin, pour reprendre une expression de Jesse qu’elle a fini par apprécier.

C’est la première fois qu’elle remarque que le débat politique engendre la colère, que cette colère s’explique par des motifs personnels et qu’elle insulte souvent la sensibilité d’autrui. La sienne, par exemple.

La route qu’ils suivent est complètement déserte, en dépit des pillards et des violeurs censés l’écumer à en croire l’armée, ça fait plusieurs heures qu’ils n’ont vu personne, elle commence à avoir mal aux jambes et son souffle est de plus en plus court. Même en ralentissant l’allure afin de l’accommoder, ces crétins arriveraient sûrement à Ixtepec avant la nuit.

Naomi déglutit. C’est le moment de vérité. Elle va être obligée d’agir dans son seul intérêt ; aucun de ses compagnons ne semble fatigué et elle ne peut prendre la défense de personne. Elle arrête sa décision, mais celle-ci est si nouvelle qu’elle hésite encore pendant un bon kilomètre, puis elle se rappelle ce que Jesse lui a dit un jour : la première fois qu’il a eu un orgasme avec une femme, il a dû s’imaginer qu’il était en train de se branler. Elle décide donc de faire comme si elle défendait un tiers. Comme si Naomi était une autre, une femme harcelée par ces hommes…

Elle leur fait part de sa décision. Ils ne tentent même pas de la persuader de rester avec eux ; ils accélèrent l’allure et, en moins de quelques minutes, ils ont disparu derrière une colline pendant qu’elle continue sa route à un pas plus mesuré.

Ce qui lui donne le temps de remarquer qu’il fait très chaud mais que cela n’a rien d’extraordinaire en cette saison ; au moins le soleil brille-t-il. La forêt qui recouvrait naguère les collines a été ravagée, on y voit de toutes parts de larges cicatrices laissées par les coulées de boue, les glissements de terrain et les avalanches, et les arbres isolés ont été complètement effeuillés, si bien qu’on ne distingue que de rares taches vertes au sein d’un magma bourbeux.

Cette région était naguère le site d’exploitations agricoles, bâties dans les zones où le terrain était relativement plat ; bien des années s’écouleront avant que les fermiers ne puissent y faire pousser quelque chose. S’il reste encore des fermiers.

Elle a parcouru quatre kilomètres à son rythme, ôtant son chemisier pour se passer de l’écran total sur la peau, lorsqu’elle entend une voiture derrière elle. Le système de guidage est hors service pour un bon moment, de sorte qu’elle a affaire à un véhicule piloté en mode manuel, sans doute une jeep de l’armée.

Le tee-shirt qu’elle portait sous son chemisier est minuscule et lui laisse les épaules dénudées ; elle se demande si elle ne devrait pas se couvrir, mais cela lui semble ridicule.

La voiture qui apparaît n’est ni une jeep, ni une limousine, ni un véhicule de secours. Jamais elle ne se serait attendue à voir ça : une GM Luxrover flambant neuve, rutilante, une de ces conduites intérieures de luxe tant prisées des corporados les plus impérialistes et des célébrités du milieu politique et financier. Elle est pourvue de plaques internationales, qui la désignent comme un véhicule américain ayant visité bien des pays, et de vitres teintées, qui empêchent Naomi de voir son ou ses occupants. Elle fonce à toute allure, puis ralentit au niveau de Naomi et se range sur le bas-côté.

Elle se dirige vers la voiture, ne voyant pas ce qu’elle pourrait faire d’autre. Il y a de grandes chances pour que son conducteur soit un touriste, sans doute de sexe masculin, prêt à la prendre en stop ; rien n’est moins sûr, cependant, et elle a un peu peur, mais elle préfère courir un risque plutôt que de faire de la peine à un bon Samaritain. En outre, un habitacle climatisé et un siège confortable lui paraissent irrésistibles, d’autant plus qu’elle commence à avoir mal aux pieds et qu’elle aura sûrement des ampoules avant d’arriver à Ixtepec.

Et puis merde, elle a survécu à Clem 2, elle est de taille à affronter un maniaque sexuel.

La porte de la Luxrover s’ouvre et son conducteur en descend. Il est âgé d’une trentaine d’années et vêtu d’un impeccable costume d’été, du genre de ceux que fabriquent les petits studios cadcam d’Oaxaca, sauf que… oui, décide-t-elle en s’approchant, c’est bien de la soie. Et le chrysanthème piqué à son revers est très certainement naturel. S’il arbore ainsi une fleur jaune, ce n’est pas un Mexicain et ça ne fait pas longtemps qu’il est ici…

Il porte aussi de grosses lunettes noires. Ses cheveux blonds sont coupés court, son nez est plutôt petit et son cou est aussi maigre que le reste de son corps. Bref, il évoque irrésistiblement un insecte géant.

— Salut, vous voulez que je vous emmène quelque part ? demande-t-il en anglais.

Sa voix joviale a le genre d’accent un peu geignard qu’elle associe aux vendeurs ratés.

— Vous êtes américain, réplique-t-elle.

Elle le sait déjà, mais cette remarque va lui permettre de gagner du temps.

— Je parie que vous vous demandez ce que je fiche ici.

— Sans déc’.

Elle était toujours irritée quand Jesse lui lançait ces mots, et elle est résolue à agacer ce type afin qu’il ne profite pas de la situation pour virer au romantique.

— Eh bien, je me baladais, je visitais le pays tout en bossant sur le net. À présent, il n’y a plus de net, plus de transpondeurs, alors je retourne vite fait aux USA. Quand je vous ai vue, je me suis dit que ce serait sympa de prendre en stop une fille aussi mignonne que vous. Comme vous n’êtes pas habillée comme une Mexicaine…

— Qu’est-ce que vous reprochez aux Mexicaines ?

Ce type vient de descendre dans son estime.

— Rien, à part qu’elles parlent rarement l’anglais.

— Vous ne parlez pas l’espagnol ?

— Non. Je vais d’une station touristique à l’autre et c’est à peine si je sors de ma voiture ; quand les transpondeurs sont en état de marche, elle me conduit d’un endroit à un autre et il me suffit de regarder par la fenêtre pour jouir du paysage.

Elle a bien envie d’émettre un jugement sur son état d’esprit, puis elle se rappelle qu’elle n’a pas vu grand-chose du Mexique, hormis des villages et des barrios. Apparemment, il existe diverses façons d’avoir l’esprit étroit. Et puis elle s’est suffisamment rapprochée de la voiture pour sentir la fraîcheur de sa climatisation.

— Je suppose que vous êtes ici dans un but humanitaire ou quelque chose comme ça, ajoute-t-il.

— Quelque chose comme ça.

— C’est pas mon truc. Mais si vous avez envie de m’en parler, je suis prêt à vous écouter ; j’ai fait le tour de mon audiothèque et je ne peux pas me brancher sur la XV pendant que je conduis.

Elle décide de passer à la flatterie ; elle a en partie mis les choses au point, et ce type est bien ce qu’il semble être : un businessman gringo qui apprécie les paysages mexicains, les plages mexicaines, mais pas le Mexique. Elle arrivera sans peine à le supporter jusqu’à Oaxaca… voire jusqu’aux USA, se dit-elle soudain. Voilà une bonne idée.

— Il n’y a pas grand-chose à raconter, lui dit-elle. Vous m’avez cernée du premier coup d’œil, j’en ai peur. Vous savez vraiment conduire ce truc ? On m’a fait passer un examen de conduite manuelle au lycée, mais je n’ai jamais eu l’occasion de pratiquer depuis. Vous devez avoir des réflexes de pilote d’essai.

Il se fend d’un petit sourire ; comme ses yeux sont cachés par les verres fumés, elle ne saurait dire si son sourire exprime la fatuité ou le cynisme, mais elle décide d’opter pour la première hypothèse.

— Nos grands-parents ne connaissaient que le mode manuel, vous savez.

Elle se retient de lui dire que ses grands-parents faisaient partie des premiers Profonds et ont cessé de conduire à l’âge de trente ans, tout comme ils ont cessé de manger de la viande et de porter du cuir.

— Oui, ce serait sympa si vous m’embarquiez. Je vais à Ixtepec pour y prendre la zipline jusqu’à Oaxaca.

— Oaxaca est ma prochaine étape, et ensuite je me rends à Nogales via Mexico City. Si vous avez suivi les infos, vous savez qu’on conseille aux gens d’aller dans les montagnes, et j’ai un chalet près de Green River, dans l’Utah. Vous pouvez m’accompagner aussi longtemps que ça vous chante, du moins si nous arrivons à nous supporter mutuellement. Si on est encore ensemble à Oaxaca, on pourra y faire une halte pour récupérer vos affaires.

Elle se demande effectivement si elle pourra le supporter longtemps, mais elle répond :

— Mes affaires tiennent dans deux valises et mes parents habitent à Grand Junction. Je serais enchantée d’être votre passagère.

Puis, tel un galant homme dans un vieux film, il fait le tour de sa voiture et lui ouvre la porte en s’inclinant. Elle se laisse aller à lui sourire… en fait, elle est prête à fondre quand elle pense à la climatisation et au frigo bien rempli dont est sans doute équipée cette voiture. Dans d’autres circonstances, elle aurait honte de sa conduite.

Quelques minutes plus tard, ils dépassent le groupe d’étudiants mexicains.

— Je connais mal le pays et j’ai peur de faire une gaffe, dit son chauffeur. Pensez-vous que nous devrions les prendre en stop ?

— Surtout pas. Ils ont de sales têtes.

La voiture accélère, et Naomi ne peut s’empêcher de regretter que ses ex-compagnons de marche ne puissent pas la reconnaître derrière les vitres fumées.

— Je m’appelle Naomi, dit-elle.

— Et moi Éric. Il y a du jus d’orange dans le frigo, servez-vous donc – vous devez avoir soif et je parie que vous êtes trop polie pour le dire.

Alors qu’elle déguste sa boisson merveilleusement fraîche – et pense à ces crétins d’étudiants marchant sous un soleil de plomb –, elle déclare :

— Vous savez vous y prendre avec les dames, Éric. Vous êtes sûr que vous n’avez pas un bazooka planqué dans le coffre ?

Il se fend d’un sourire.

— L’argent est l’arme la plus efficace, c’est ce que je dis toujours.


Harris Diem aimerait parfois que la porte de sa cave s’ouvre sur un mur de ciment plutôt que sur une volée de marches. En fait, il vaudrait mieux qu’elle disparaisse, purement et simplement. Si cela venait à se produire, il aurait l’une des deux réactions suivantes : soit il pousserait un soupir de soulagement, soit il entendrait monter dans son crâne un cri perçant, un bourdonnement qui lui tarauderait l’esprit. La seconde hypothèse est sans doute la bonne, et il se retrouverait dans la même position que maintenant, prêt à faire des bêtises.

Mais si seulement il se sentait soulagé… si seulement. Cela paraît inimaginable.

Et la porte de sa cave est toujours là, bien entendu. Il a dit à ses collègues qu’il devait rentrer chez lui, qu’il était à bout de nerfs, et cela au moins était exact ; ce qu’il ne leur a pas dit, car cela ne les regarde pas, car cela aurait signifié sa perte, c’est de quelle façon il a l’intention de se détendre.

La porte de la cave se referme derrière lui et il pousse un petit soupir ; le fil ultramince qu’il tend en travers des marches, si fin qu’il est invisible à un œil non prévenu, est toujours en place. Le personnel d’entretien n’est pas descendu ici (un souci majeur), pas plus qu’un quelconque détective privé (un souci mineur).

Il descend l’escalier, allume l’éclairage tamisé de la pièce sans fenêtre et l’examine d’un regard satisfait ; il regrette l’existence de cette pièce, la nécessité qu’il a de s’y rendre, et pourtant il est ravi de pouvoir en jouir – l’argent et le pouvoir ont leurs avantages.

Le sofa est pourvu d’un harnais de sécurité au fonctionnement des plus discrets. Le casque est doublé de satin ; les accessoires en latex, dont la surface est équipée d’un stimulateur neural, sont du dernier cri ; les stimulateurs musculaires des menottes sont réglés au centième de newton.

Comme à son habitude, il ouvre le réfrigérateur, attrape une bouteille d’eau minérale et la vide d’un trait ; si tout se passe comme d’habitude, il en a pour trois bonnes heures et ne veut pas se retrouver déshydraté.

Il suspend son peignoir au crochet, se déshabille, fourre ses vêtements dans le sac dont il vient de sortir le peignoir. Celui-ci est propre comme un sou neuf, et il enfouit son visage dans le tissu, veillant à ne pas y frotter son pénis, où perle déjà une goutte.

Diem lâche le peignoir, qui retombe doucement contre le mur. Il va jusqu’au lave-linge et en extrait les draps, propres et secs depuis son dernier passage.

Il se dit une nouvelle fois qu’il n’est pas vraiment obligé de faire ça, qu’il peut encore décider de laisser tomber et de remonter dans sa chambre pour y passer une bonne nuit de sommeil ; puis il pivote sur lui-même et pose le pouce sur la serrure électronique de l’armoire.

La porte s’ouvre en grand et il contemple sa collection de bandes XV. La plupart d’entre elles sont rangées dans des boîtes blanches, sur lesquelles il a soigneusement inscrit des prénoms de femmes.

Ou plutôt de filles, se dit-il, et ce mot à lui seul suffit à le faire bander. « Allie » se trouve en haut à gauche, « Zulika » en bas à droite. Mais ce soir, il a envie de quelque chose de spécial. Après tout, il risque de connaître l’abstinence pendant un long moment, un très long moment si la situation dans le golfe du Mexique évolue comme il le craint – dans quelques jours, cette pièce aura peut-être disparu, et lui aussi.

L’adjectif « spécial » s’applique essentiellement à trois bandes. Kimbie Dee, Micheline et DeLana. Kimbie Dee est une adorable petite blonde de treize ou quatorze ans, son tortionnaire un vieux concierge au visage hideux qui la surprend seule sous la douche ; de bons moments en perspective. Micheline est un ange aux cheveux roux, encore impubère, qui a affaire à son propre père, sans que personne ne puisse entendre ses cris… Il se décide pour DeLana.

Elle est noire, et cela explique en partie sa décision. Si jamais il était pris, la police aurait-elle les moyens de savoir que c’est sa préférée ? Y aurait-il des répercussions sur le plan politique du fait qu’il s’agit d’une négrillonne ? Qu’est-ce qui serait le plus dommageable ? se demande-t-il. Le fait qu’un type d’origine vietnamienne aime violer les petites filles noires (bonjour la haine inter-ghettos) ou les petites filles blanches (bonjour le racisme anti-Jaunes) ?

Quoi qu’il en soit, il a envie de DeLana. Ensuite, il se fera Micheline, puis Kimbie Dee, et retour à DeLana. Il programme la lecture et s’allonge sur le sofa. Le gode va dans son anus, le vagin en latex se coule sur son pénis, le casque lui enveloppe la tête. Il boucle ses jambières et sa ceinture, puis se rallonge après s’être assuré que les lanières sont à portée de main. Gants, lunettes, serre-tête, les bras en position… prêt…

— Lecture, ordonne-t-il.

Il est DeLana, il est l’homme qui l’enlève en pleine rue. Il lui empoigne violemment les cheveux et savoure sa souffrance ; goûte le canon qu’elle engloutit dans sa bouche, sent son propre doigt trembler sur la détente, appelle sa maman au moment où il éjacule dans son anus. Il jouit de ses seins meurtris le lendemain, sourit de ses hématomes, sent sa résistance s’effriter lorsqu’il l’oblige à lécher son cul encore merdeux, le cul de son maître, sent la petite langue le nettoyer… et finalement… non, pas encore, cut…

Ah ! Micheline. Elle s’agite sous les couvertures, terrifiée, papa lui a déjà fait ça mais jamais avec une telle violence ; papa sent qu’elle tente de lui échapper…

Les objets avec lesquels il la violente sont de plus en plus gros, elle a les cuisses couvertes de sang (il sent le sang couler de ses veines, maculer sa peau si douce)… et puis vient l’instant où son crâne heurte la tête de lit, et l’émetteur Micheline expire, littéralement, bruit blanc, et papa monte à califourchon sur le petit corps encore chaud.

Diem éjacule à en avoir mal au scrotum, puis il suit Kimbie Dee dans un couloir après sa séance de gym, sent l’eau chaude de la douche qui coule sur son corps, savoure chaque seconde de l’heure qui suit, durant laquelle le concierge défiguré lui cogne les seins, la viole avec un manche à balai, là, sur le carrelage glacial, l’étrangle avec son soutien-gorge pour étouffer ses cris déchirants – Diem ne cesse de jouir, encore et encore, son pénis va le faire souffrir pendant plusieurs jours –, le petit corps nu choit dans le vide, les yeux encore écarquillés de terreur, le nœud coulant se resserre… et il le sent qui l’étouffe, qui fait taire à jamais sa honte…

Et Diem jette DeLana par la fenêtre, sent le vent glacial qui caresse son corps nu, augmente encore la douleur qui irradie son crâne brisé… le trottoir fonce vers elle, elle ne sait pas ce qui va lui arriver…

Un éclair de douleur, et il est seul dans le noir.

Diem n’a plus une goutte de sperme dans les couilles, mais il tente encore de jouir, pousse un hurlement, se débat dans ses liens, a l’impression que son corps est écartelé. Et comme à son habitude, il s’évanouit et plonge dans un sommeil sans rêves, pour se réveiller une heure plus tard.

Il se détache et se redresse ; comme d’habitude, il commence par vaporiser de l’analgésique sur son pénis, puis le masse avec de l’onguent. À un moment donné, il a perdu le contrôle de sa vessie et s’est souillé ; il n’arrive jamais à se rappeler quand ça se produit, mais cela intensifie encore son plaisir.

La pièce est imprégnée d’une puanteur qu’il veut fuir, mais il est bien obligé de procéder lui-même au nettoyage ; il est épuisé, l’analgésique n’est pas une panacée, il est quasiment mort de honte et de soulagement, mais il doit consacrer une demi-heure à cette tâche.

Les draps se retrouvent dans le lave-linge, qu’il allume. Le sang, la merde, le sperme, la sueur, l’urine – tout ça va être évacué dans les égouts, mais ces draps se font vieux et certaines taches résistent au lavage.

Bon Dieu, jamais il ne s’est senti aussi épuisé, lessivé, mais il prend soin de ranger les bandes et de refermer l’armoire, puis il asperge de désinfectant le sofa, les lanières, les gadgets. Il est si fatigué qu’il lâche le seau, dont le contenu coule vers la bouche d’évacuation ; il se tourne vers le balai avec un air navré, puis se rappelle que le sol est imperméable – cela peut attendre la prochaine fois.

Enfin, la douche. L’eau chaude coule en abondance, le gel a une odeur merveilleuse ; il manque pleurer de contentement…

Mais cette nuit-là, comme cela ne se produit que rarement, en général après les séances les plus intenses, son esprit le tourmente. Pendant qu’il se frictionne le cuir chevelu, il repense au commencement, à l’époque où circulaient les premières bandes porno « en parallèle » ; Brittany Hardshaw était alors procureur, puis on l’avait élue Attorney General de l’Idaho.

Bon Dieu, qui a bien pu avoir cette idée ? Avec le recul, ça paraît évident… mais qui a pu imaginer ce concept ? Si les violeurs jouissent de leurs actes, c’est parce qu’ils ont conscience de ce qu’éprouvent leurs victimes – une des raisons pour lesquelles les enfants ayant subi des sévices en font subir à autrui une fois adultes –, de sorte que les amateurs de porno-violence sont encore plus excités lorsqu’ils peuvent se brancher simultanément sur le bourreau et sa victime.

C’est un génie des affaires qui a eu cette idée.

D’un autre côté, que dire de la configuration cérébrale des hommes comme… eh bien, comme lui-même, comme Harris Diem ? Il se frictionne le dos à coups de brosse, faisant virer sa peau à l’écarlate. Il ne se sent toujours pas propre, et il est si fatigué…

Tout a commencé parce qu’il était curieux, et qu’il lui était facile de copier les bandes confisquées. Avant cela, Diem s’était cru dépourvu de toute pulsion sexuelle – à la fac, il n’avait rien retiré de ses expériences, d’abord avec deux femmes puis avec un jeune garçon. Il préférait rester chez lui et se masturber, et avant de découvrir les expériences en parallèle, il n’entretenait aucun fantasme particulier… du moins consciemment…

Et voilà. Sans doute aurait-il dû consulter un analyste. Certains traitements sont paraît-il encourageants. Mais il lui aurait fallu confesser certaines choses, notamment que quelques-unes de ses expériences lui avaient été fournies par des violeurs…

Le pays aurait pu plus mal tomber, se dit-il. Brittany Lynn Hardshaw est l’un des dirigeants les plus efficaces de ces cinquante dernières années, et il n’est pas le seul à entretenir cette opinion : pour bien faire son boulot, il a dû apprendre à jauger les êtres humains à l’aune de leurs actes. Et même s’il venait à se méfier de son propre jugement, son opinion est partagée par les plus éminents des historiens et des politologues, y compris ceux du camp adverse.

Et nombre de gens savent que Hardshaw doit en partie sa réussite à son éminence grise…

Il s’assied dans sa douche et énumère ses réussites. Que ce soit de façon directe ou indirecte, il a procuré un logement à trois millions de SDF, un emploi à treize millions de chômeurs, un jugement équitable à deux ou trois millions de justiciables…

Durant son unique mandat au Congrès, il a fait voter la loi Diem, grâce à laquelle un millier de personnes ont été exécutées pour avoir produit des bandes semblables à celles de sa collection. Il a même veillé à ce que certains de ses fournisseurs soient identifiés par la police… souhaitait-il être capturé ? Ou bien n’en voulait-il qu’à ses frères en perversion ?

Il a toujours mal ; ses éjaculations à répétition, la pression du vagin artificiel sur son pénis, celle du gode dans son cul, tout cela lui donne la nausée. Il rampe jusqu’aux toilettes et vomit à plusieurs reprises, se retrouve sur le carreau, brisé, anéanti, tremblant de tous ses membres, la tête dans un étau.

Plus la séance est intense, plus la réaction est pénible. Le bourdonnement a disparu de son crâne, pour plusieurs semaines au moins, voire plusieurs mois. Mais il a été remplacé par autre chose.

Quelque chose qui refuse de partir ; il retourne sous la douche, lave son corps de ses vomissures, se sèche en hâte, enfile son peignoir. En temps normal, la douche lui fait l’effet d’un baptême, le purifie en dépit de sa souffrance ; mais il arrive que ça se passe mal.

Impossible de chasser cette idée de sa tête. Il remonte les marches, remet le fil ultramince en place, mémorise sa position pour la prochaine fois…

La prochaine fois. Mon Dieu. DC risque d’être emporté par un raz de marée, Diem sera l’un des derniers membres du gouvernement à évacuer la Maison-Blanche, il risque d’être tué comme ces malheureux Hawaiiens… mais ça n’a aucune importance : il doit s’assurer que sa forteresse restera inexpugnable. Personne ne doit savoir…

Il se force à détailler le fil, à évaluer l’angle qu’il fait avec l’horizontale. Si un intrus le casse, jamais il ne parviendra à le remettre dans la même position, et il sera averti de son passage…

Puis il sent ses jambes se dérober. Il sent monter un cri des profondeurs de son esprit. Il fait demi-tour, referme la porte, la verrouille, monte en courant l’escalier interdit aux domestiques, se retrouve dans sa chambre. Le peignoir s’envole pour atterrir sur son bureau, où se trouvent les trois livres dont il avait entamé la lecture avant que les choses ne se gâtent.

Il se blottit entre les couvertures du grand lit, enfouit sa tête dans l’oreiller, prenant soin cependant d’ordonner à l’ordinateur domestique d’éteindre les lumières.

Voici ce qui le tourmente.

À l’exception des trois bandes « spéciales » dont il a fait l’expérience ce soir, toutes les pièces de sa collection sont des copies de bandes confisquées à des producteurs de porno clandestin. Lui-même a fait condamner certains de ceux-ci.

Quant à ces trois bandes, c’est lui-même qui les a fait produire.

Chacune d’elles lui a coûté quatre fois le prix de sa voiture.

Et voici ce qu’il entend avant de s’endormir : sa propre voix, sa voix de procureur, qui s’adresse à lui-même comme s’il était aussi sur le banc des accusés.

Mr. Diem, vous n’ignorez sûrement pas que ces bandes sont le produit d’une extraction mémorielle effectuée de force après un viol, par une personne qui a procédé ensuite à l’exécution de la victime.

C’est vous qui avez commandé ces bandes, Mr. Diem. En tant que commanditaire de ces crimes, vous en êtes également le coupable. Et vu le prix que vous avez payé, Mr. Diem, vous ne pouviez ignorer la nature de ces bandes. Celles-ci ont été produites à votre seule intention. Et le sort qui a été infligé à ces trois très jeunes filles est celui que vous avez conçu expressément pour elles.

Et si vous ne me croyez pas, Mr. Diem, rappelez-vous que votre dernier orgasme, le plus intense, celui qui vous était indispensable, n’a pas été déclenché par les horribles tortures qui ont été infligées à Kimbie Dee, à Micheline et à DeLana… ni même par leur mort atroce aux mains des monstres que vous avez payés… non, Mr. Diem. Ce n’est pas cela qui vous fait jouir.

Ce qui vous fait jouir, c’est de savoir que ça s’est vraiment passé, n’est-ce pas ?

Les ténèbres l’engloutissent. Il se réveille fort tard le lendemain. Quand il se lève, il est dix heures du matin, le ciel est d’un gris sinistre, et son courrier contient un message du président Hardshaw le priant de prendre une journée de congé pour se remettre de sa fatigue.


Berlina Jameson regrette parfois son manque d’expérience. Si le monde tournait comme il le doit, elle aurait passé plusieurs années à couvrir des réunions de conseils scolaires et des accidents de la circulation avant de conquérir la célébrité, et elle aurait appris à circonvenir les spécialistes de la langue de bois. Dans le cas présent, elle est obligée d’improviser.

Glinda Gray est une employée de GateTech aux responsabilités plutôt floues – soit c’est une potiche, soit elle occupe un poste haut placé, impossible de le déterminer –, et Berlina est sûre qu’elle ne lui dit pas toute la vérité. Si elle avait dix ans de métier, elle serait sûrement capable de déduire ce que l’autre lui cache. Malheureusement, non seulement elle en est incapable, mais en outre elle ne comprend rien aux sous-entendus par lesquels Ms. Gray semble vouloir l’orienter sur une piste.

Voyons, que feraient Edward R. Murrow ou Morley Safer dans un cas pareil ? se demande Berlina. Elle roule en direction du golfe du Mexique dans le but de filmer le paysage avant et après le cataclysme. Mais ce n’est pas ce qui la préoccupe pour le moment ; confortablement allongée sur la banquette arrière, elle compose une image de studio TV où figurent son interlocutrice et elle-même, prenant bien soin de ne pas superposer son bras aux plantes vertes. De toute évidence, Glinda Gray est aussi à l’aise qu’elle-même dans un environnement virtuel.

Dans le doute, essayons la vérité.

— Vos informations sont des plus convaincantes, déclare Berlina Jameson. L’USSF et la NASA sont en train de piller les parties japonaise et européenne de la Base lunaire, et comme la NSA les a aidés à décrypter les codes de sécurité, ils ont également accès à toutes sortes d’équipements privés. Je vais très certainement tirer parti de ces données, mais vous avez omis de répondre à deux de mes questions. Premièrement, pourquoi avez-vous choisi Reniflements plutôt que Scuttlebytes ? Deuxièmement, quel est l’intérêt de GateTech dans cette histoire ?

Glinda Gray écarte de son front une mèche de cheveux blond cendré, et Jameson ne peut s’empêcher d’envier son aisance, comme si elle avait joué son propre rôle pendant des années.

— Eh bien, nous pensions que Reniflements serait intéressé pour deux raisons bien précises, et vous pouvez me citer sur ce point. Premièrement, Scuttlebytes fait preuve d’une attitude… disons, adolescente… envers le capitalisme et le monde des affaires – il leur est hostile uniquement parce qu’il s’agit d’un milieu à la fois riche, puissant et relativement conservateur. En outre, nous savons pourquoi le gouvernement fédéral et l’ONU se sont lancés dans cette entreprise. C’est parce que la majorité des gouvernements de la planète ont négligé de tenir compte des conditions météorologiques extrêmes dans la conception et la construction des sites de lancement ; prenez notre pays, par exemple ; le premier site a été établi à Cap Canaveral, dans une région où sévissent les ouragans, puis nous sommes allés à Kingman Reef, dans une partie du globe où les terres émergées sont aussi rares que les tempêtes sont fréquentes. Les autres pays n’ont guère fait mieux.

» Que peuvent-ils faire lorsque vient à se produire une catastrophe que tout le monde aurait pu prévoir ? De deux choses l’une : soit ils utilisent un site bâti par une entreprise privée en prévision d’un tel cas de figure, soit ils optent pour la solution qu’ils semblent avoir choisie : ils réquisitionnent une propriété privée sans offrir la moindre compensation, violent la souveraineté nationale, bref, commettent des actes que nous qualifierions de piraterie ou de vol qualifié, tout cela pour éviter que l’entreprise privée ne résolve leur problème. Ce gouvernement se caractérise par une violente hostilité envers le monde des affaires, Ms. Jameson, et vous en observez à présent les conséquences. Franchement, nous commençons à en avoir assez ; tout ce que nous désirons, c’est une chance d’être compétitifs, et la situation présente est de celles où les règles du jeu sont unilatéralement altérées par l’un des joueurs.

Voilà un discours bourré de citations, se dit Berlina pour se consoler, et elle aura tout le temps d’y regarder de plus près par la suite. Elle regrette un peu de ne pas s’être fait implanter une fiche lui permettant d’explorer les bases de données, mais c’est là une activité qui lui coûterait trop de temps et trop d’argent.

Elle reste encore deux minutes en ligne avec Glinda Gray, mais sans en retirer grand-chose. Elles échangent quelques mots en privé, comme le veut la tradition ; Berlina apprend que John Klieg lui-même est un fan de Reniflements, et Gray lui annonce cela d’un air un peu gêné, comme si elle était censée ignorer ce détail.

Tiens, tiens, peut-être y a-t-il du vrai dans les rumeurs prétendant qu’elle a des relations intimes avec son patron… ce qui n’a pas grand intérêt, d’ailleurs. Qu’un sénateur se tape sa secrétaire, c’est de l’info, mais le monde des affaires se contrefiche de la vie privée de ses représentants les plus illustres. Décidément, Berlina se demande si elle comprendra un jour cet étrange univers.

Mais l’une des règles essentielles de son métier est la suivante : quand on ne comprend pas tout, il faut creuser la question. Vers qui se tourner ? Durant les semaines précédentes, elle a conversé à plusieurs reprises avec Harris Diem, mais elle n’a aucune raison de le contacter pour l’instant.

Di Callare en sait peut-être moins qu’elle sur le monde des affaires, mais il a toujours quelque chose à lui apprendre et il est facile d’accès.

Il se met dans une colère noire ; Berlina met quelque temps à comprendre la situation qu’il lui décrit : en deux mots, Klieg profite de la situation.

— Jetez un coup d’œil à ses permis de construire, à ses autorisations, à la date de son installation en Sibérie… il a parié sur le cataclysme et a contacté des magouilleurs pour s’acheter un lopin de terre au bon endroit…

Elle en prend note mentalement. Quelle est la chronologie des événements ? Klieg savait-il qu’un phénomène tel que Clem risquait de se produire ? C’est une chose que d’être un bâtisseur de route sachant anticiper, se dit-elle, c’en est une autre que d’imposer un péage à une foule de réfugiés… en outre, il serait intéressant d’explorer les liens entre Klieg et le gouvernement de la Sibérie, cet État mis au ban de la planète.

Elle remercie Di, s’assure qu’il a maintenu l’estime qu’il lui portait, puis coupe la communication. Il ne lui a pas fourni matière à citation, mais au moins a-t-elle une idée de ce que pourraient lui dire Diem ou Hardshaw si elle les interviewait.

Elle a l’impression que Klieg et sa clique cherchent à la manipuler. Mais que veulent-ils faire savoir aux médias ? Elle n’en aura aucune idée si elle garde leurs informations pour elle…

Elle a trouvé. Elle effectue les préparatifs nécessaires, puis transmet un message à Glinda Gray, l’informant que ses révélations feront la une de la prochaine édition de Reniflements. Puis elle enregistre un message bien plus long à l’intention de Harris Diem.

Elle sait qu’elle ne s’est pas trompée lorsqu’il la rappelle le soir même.


Jesse et Mary Ann font partie de la même équipe de sauveteurs ; la situation de Tapachula est différente de celle de Tehuantepec : la ville est suffisamment éloignée de la côte pour n’avoir subi que l’équivalent d’un banal ouragan et, bien que l’armée ait failli à sa tâche, les habitants de Puerto Madero ont réussi à fuir avant la marée de tempête. Comme leur cité a été rayée de la carte, ils sont venus grossir les rangs des sans-abri de Tapachula, où nombre d’immeubles sont prêts à les accueillir. Même les bidonvilles des faubourgs ont bien tenu le coup, et on a installé des dortoirs de fortune dans les bâtiments administratifs – lesdits dortoirs étant parfois d’un luxe auquel les réfugiés sont peu habitués.

Certes, il y a beaucoup à faire, mais les pertes se chiffrent ici par douzaines plutôt que par centaines, et les volontaires ne manquent pas pour explorer les décombres. Mary Ann est sur place lorsque deux enfants sales et terrifiés sont délivrés des ruines d’une maison et tombent dans les bras de leur mère bouleversée.

Si elle était en train de bosser, se dit-elle avec un peu d’amertume, elle aurait poussé ses émotions au maximum afin que les branchés comprennent bien son bonheur.

C’est une rude journée pour elle, d’autant plus rude que, profitant de l’absence de son propriétaire, elle a transformé sa maison en refuge, de sorte que les indispensables Herrera ont été rejoints par une vingtaine de personnes. Cela entraîne un surcroît de travail, mais la señora Herrera a effectué un tri parmi les postulants, n’acceptant que ceux qui étaient disposés à mettre la main à la pâte. La maison est plus propre et mieux rangée que jamais.

Jesse et Mary Ann ne disposent plus que d’une chambre avec salle de bains, mais cela ne les dérange pas ; c’est un peu comme s’ils avaient loué la plus belle suite d’un hôtel.

Ce soir-là, Jesse s’affaire sur le terminal ; les liaisons ont été rétablies avec l’extérieur, notamment le reste du Mexique, bien qu’un relais satellite soit nécessaire pour communiquer entre le nord et le sud du pays – Clémentine n’a épargné que quelques câbles fibrop bien enfouis, et tout se passe comme si le Mexique était composé de deux nations séparées par l’isthme de Tehuantepec.

En dépit de ses sentiments pour le moins ambigus, il décide de tenter de contacter Naomi. Il rédige un bref message qu’il intègre à un traceur réglé sur son adresse électronique – un petit programme qui attendra dans le net qu’elle daigne bien se brancher.

Tant qu’il y est, il rédige aussi un traceur de recherche ; il s’agit d’un programme qui réagira dès que l’identifiant de Naomi sera mentionné quelque part. Il lui ordonne de fouiller les serveurs et les processeurs des États d’Oaxaca et de Chiapas. De cette façon… cette idée le fait quand même frémir… de cette façon, si elle se trouve dans un hôpital, ou dans un autocar de réfugiés, son traceur la retrouvera instantanément.

Comme tous les survivants, il a reçu l’autorisation de contacter ses parents par téléphone, et il n’en a pas encore profité. Sans doute devrait-il appeler son père, mais mieux vaut d’abord téléphoner à Di – il transmettra –, avec qui il s’entend nettement mieux.

À sa grande surprise, Di apparaît tout de suite sur l’écran.

— Jesse ! Ça fait deux jours que j’essaie d’avoir des nouvelles du Mexique ! Que se passe-t-il ? Est-ce que ça va ? Tu as besoin d’un peu d’argent, d’un laissez-passer, tu as besoin de quelque chose ?

— Tout va bien, Di. J’ai une petite amie friquée, et sa maison est une véritable forteresse. On s’en est bien tirés et il n’y a pas eu trop de dégâts. Le téléphone n’a été rétabli qu’il y a deux ou trois heures. Ma piaule a été sacrément abîmée, mais je n’ai rien eu et j’avais déjà déménagé mes affaires. Je voulais seulement te dire que j’allais bien.

— Tu n’imagines pas à quel point je suis soulagé !

Jesse examine l’image de son frère et lui dit :

— Tu as l’air fatigué, Di. Tu n’as pas le droit de faire une pause de temps en temps ?

— Si, mais je ne le prends pas. Tu as eu le temps de regarder les infos ?

— Je sais que Salina Cruz a été rayée de la carte et que la plupart des villes côtières ont subi de plein fouet la marée de tempête. Et que le pays est pratiquement coupé en deux au niveau de l’isthme.

— C’est à peu près ça, acquiesce Di. La nouvelle n’a pas encore été rendue publique, mais le gouvernement mexicain a pris la décision que notre Président aurait déjà dû prendre. Ils ont déclaré que cette situation devait être considérée comme permanente : étant donné que Clem ne cesse de faire des petits et que, d’après nos prévisions, le même phénomène va se répéter tous les étés durant six ans, ils vont organiser une migration de masse vers les régions les plus sûres et profiter des précipitations pour semer du blé dans le désert. Si tu as l’occasion de te tirer, dépêche-toi d’en profiter – sinon, tu risques d’être coincé pendant un mois dans une colonne de réfugiés en marche vers les collines.

— La forêt du Chiapas ne souffrira sans doute pas, sauf si le cyclone la frappe de plein fouet, répond Jesse.

Bizarre – un mois plus tôt, l’idée de ne plus retourner à l’U d’Az l’aurait plongé dans l’hystérie, mais cela ne le trouble plus aujourd’hui.

— Il pleut beaucoup ici, reprend-il. Mais… des bébés Clem…

— Plein de bébés. Clem en a déjà eu deux, et pendant qu’il continue sa route vers l’ouest, il y en a un qui le suit et l’autre qui file un peu plus au nord ; Clem 2 – ou « Clémentine », comme dit Berlina Jameson – sème un tel foutoir dans le golfe du Mexique que nous ne sommes pas sûrs du nombre exact d’ouragans qu’il a créés – il compte quatre jets d’écoulement et chacun d’eux engendre des yeux en permanence. Nous avons établi une nouvelle nomenclature ; Clem devient Clem 100, Clem 2 devient Clem 200, et ses deux rejetons du Pacifique ont été nommés Clem 300 et Clem 400 ; les suivants seront baptisés en fonction de leur ancêtre le plus direct. Nous pensons qu’il y aura bientôt dans le golfe du Mexique un Clem 210, un Clem 220 et un Clem 230.

— Seigneur…

— Oui. Et par-dessus le marché, une dépression tropicale baptisée Donna est en train de se former dans l’Atlantique au niveau de l’équateur. Je te le dis, Jesse : si tu restes au Mexique, tu vas encaisser au moins cinq autres cyclones avant l’hiver. Nous en attendons au moins trois dans la baie de Chesapeake.

Jesse secoue la tête pour se remettre les idées en place.

— Existe-t-il un seul endroit du globe qui soit sûr ?

— Je dirais la Sibérie. Et le Kansas, peut-être, mais comme il va bien pleuvoir dans les Rocheuses, je déconseillerais de camper près d’un fleuve. L’Utah, à condition qu’il n’y ait pas trop d’inondations, et à en croire nos modèles, tous les lacs asséchés de la région vont à nouveau se remplir – avant octobre, on disposera de tout un chapelet de lacs salés.

Jesse a du mal à retrouver sa voix.

— Nom de Dieu, Di… que peut-on faire ? Est-ce que quelqu’un a une idée ?

Haussement d’épaules de Di.

— Évidemment.

Il n’a pas l’air encourageant. Jesse n’a aucune raison de regagner les USA. Il connaît bien les gens du Chiapas, il a travaillé avec eux. Dans le pire des cas, les montagnes et la forêt sont des régions sûres. Il a l’étrange impression de choisir une terre d’élection pour ses petits-enfants. Il n’aurait aucune peine à s’intégrer : il est en bonne santé, le travail ne lui fait pas peur, son espagnol s’est amélioré, ses connaissances risquent d’être utiles à la communauté – hormis sans doute celles qui relèvent de l’ingénierie de réalisation.

— Je crois que je vais rester ici, Di. Il y a une place pour moi et c’est plus sûr.

— Ce n’est pas à cause d’une fille, au moins ?

— Tu me connais trop bien. Mais la réponse est non. Je crois qu’on va demander à ma copine de reprendre son boulot. Et tu sais, c’est une femme plutôt qu’une fille. Euh… elle est plus près de ton âge que du mien.

Di lui lance une œillade.

Coo-coo-ca-choo, Mrs. Robinson.

— Pardon ?

— Je ne sais pas ce que ça veut dire, moi non plus, mais papa disait ça chaque fois qu’il voyait un jeune homme avec une femme mûre. Du langage médiatique, je parie.

— Il avait cessé de le parler quand je suis né, alors.

— Sans doute. En théorie, je devrais me remettre à bosser, mais pour le moment on s’occupe de dresser le bilan de la situation dans le golfe du Mexique, et tu ne sais pas à quel point c’est reposant de parler d’autre chose. Ça ne va pas s’arranger et nous ne pouvons rien y faire… (Soupir.) Enfin, n’en parlons plus. Prends soin de toi. Je sais que tu as l’air adulte, mais tu es toujours mon petit frère. Cette vieille rombière dont tu partages le lit…

— Hé !

— … c’est quelqu’un que je connais ?

S’il dit toute la vérité à Di, celui-ci s’empressera de contacter les autorités psychiatriques, se dit Jesse.

— Probablement pas. Tu as entendu parler d’une actrice du nom de Mary Ann Waterhouse ?

— Jamais. Dis-lui d’être aux petits soins pour mon petit frère, d’accord ?

— D’accord. Et toi, veille bien sur mes neveux.

Ils se lancent un bref salut un peu dérisoire, puis coupent la communication. Jesse s’abîme dans ses pensées ; cela ressemblait bien à un adieu, et il n’aime pas ça. Et cependant… enfin, les satellites sont toujours en orbite, invulnérables aux changements climatiques, il reste pas mal de lignes fibrop intactes… même si la civilisation s’effondre, le net restera opérationnel un certain temps.

Il s’imagine aux côtés de Mary Ann, en train de cultiver leur jardin dans la jungle, pendant que des millions de personnes de par le monde, toutes branchées sur Mary Ann, négligent leurs propres jardins pour vivre en direct leur expérience du binage.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? demande Mary Ann en sortant de la douche.

La vision de son corps sculpté ne manque jamais de lui couper le souffle.

— Oh, j’ai réussi à joindre mon frère. C’est un marrant, tu sais.


Lorsque Éric se gare devant le bungalow de Naomi et qu’elle descend récupérer ses affaires, elle a eu le temps d’apprécier les différences entre leurs visions du monde. Elle n’est pas encore sûre de ses sentiments à l’égard de son chauffeur – celui-ci se montre poli et désireux de l’écouter, mais comme elle a renoncé à clarifier les valeurs de son prochain, elle s’aperçoit qu’elle n’a pas grand-chose à lui dire. Elle a visité nombre d’endroits, mais elle ne quittait la zipline que pour se rendre dans un taudis, et peut-être pourrait-elle lui décrire la misère qui ravage ce bas monde… sauf que la misère est la même partout.

Elle a une lettre de Jesse ; elle décide de lui répondre plus tard – Éric a entrepris de descendre ses affaires et elle ne veut pas qu’il se tape tout le boulot.

En sortant de la ville, Éric évoque le musée d’Oaxaca, qui abrite la plupart des artefacts déterrés à Monte Albán. Il se demande si les bâtiments ont été endommagés.

À sa grande honte, elle lui avoue qu’elle n’a jamais mis les pieds au musée, et encore moins à Monte Albán. Le travail et la clarification des valeurs lui prenaient tout son temps ; en outre, admet-elle en son for intérieur, même si elle s’était rendue au musée, elle aurait consacré ses réflexions à l’impérialisme culturel, linéaire et eurocentrique, seul responsable de l’anéantissement d’une civilisation d’origine américaine.

Le soir tombe lorsqu’ils se mettent en route ; les transpondeurs de l’autoroute fédérale 190 sont intacts, de sorte que la voiture pourra rouler en mode automatique dès qu’elle prendra la direction de Ciudad de Mexico. Naomi remarque que la chute d’un arbre a endommagé la fontaine du Paseo Juárez, mais qu’il ne semble pas y avoir de gros dégâts dans le reste de la ville ; après avoir ravagé Tehuantepec, Clem 2 a viré sur la droite, fonçant vers le Chiapas et épargnant Oaxaca.

— Le musée est à trois rues d’ici, dit-elle. J’espère que je reviendrai le voir un jour.

— Reste près de moi, gamine, j’adore cette ville, dit Éric en souriant.

Ils s’engagent dans Calle Niños Héroes de Chapultepec, et de là gagnent la jonction avec l’autoroute 190.

Elle aime bien qu’il l’appelle « gamine ». Si Jesse s’était permis de telles familiarités, elle aurait été furieuse. Et elle est encore un peu choquée – que va-t-il lui servir ensuite, « bébé » ? « p’tit cul » ?

Apparemment, elle ne lui déplaît pas, alors autant s’y faire tout de suite ; si elle en a marre de ses petits surnoms affectueux, elle le lui dira franchement. Il a l’air sympa et sans doute qu’il n’insistera pas.

Quelques minutes plus tard, il actionne le mode automatique et programme leur destination, un hôtel de Mexico City… dont le nom arrache un hoquet de surprise à Naomi. C’est un de ces palaces à l’épreuve des séismes, et son salaire mensuel ne suffirait pas à lui payer une chambre pour la nuit.

— Euh… je ne sais pas si je peux me permettre…

— Pas de problème, dit-il. J’ai réservé une suite comprenant deux chambres. Et c’est moi qui offre. Je t’aime bien, Naomi. Bien sûr, si tu passais la nuit dans mon lit, je n’aurais rien contre, mais je n’ai aucune intention de t’y forcer.

Continue comme ça et c’est moi qui t’inviterai dans le mien. Je me demande quel effet ça fait de faire l’amour tout simplement parce qu’on en a envie. Sans même tenter de clarifier les valeurs de son partenaire.

Un peu choquée par cette idée, elle dit :

— J’ai un aveu à te faire. Si j’étais allée dans ce musée, j’y aurais trimbalé tous mes préjugés relatifs aux cultures non européennes et ça m’aurait empêchée d’apprécier les collections à leur juste valeur. Je crois bien que je n’ai pas été assez… euh… ouverte au monde, et pourtant j’ai passé ma vie à essayer de ne faire qu’une avec lui.

— Pourquoi ne t’es-tu pas contentée des parties du monde qui te plaisaient ?

Elle le gratifie de son plus beau sourire.

— J’aurais qualifié une telle décision d’extrêmement négative. Mais je ne sais pas… pourquoi ne pas se contenter d’aimer ce qu’il y a d’aimable chez la personne aimée ? Ce ne serait pas un amour absolu, mais au moins serait-il raisonnable.

— C’est exactement ma philosophie de l’existence. Sais-tu que tu fais partie de ceux qui ont rendu la vie infernale aux hommes d’affaires américains durant deux ou trois générations ? Sans doute as-tu soutenu des causes et accompli des actes que je désapprouve violemment. Je me trompe ?

— Non.

Elle a envie de s’excuser, ce qui la met aussitôt en colère, et ensuite elle se sent un peu bête car il ne lui a pas demandé d’excuses. Aucune importance, il n’a pas fini de parler.

— Eh bien, je ne te demanderai même pas de ne pas m’en parler. Je souhaite avant tout me concentrer sur ton sourire, sur ta beauté et sur ta gentillesse. Et tant qu’on y est, permets-moi de te dire que tu as un sacré sens de l’humour et moi une sacrée envie de te plaire, aussi incroyable que cela paraisse. Mais comme j’ai un certain sens pratique, je sais que je n’ai aucune chance de te séduire en approuvant tout ce que tu dis, car tu sauras aussitôt que je mens, alors autant me montrer poli et généreux car je pense que tu aimes bien ça.

— Tu as deux autres avantages : tu n’es pas mal fichu et tu as dû avoir des expériences susceptibles de m’intéresser, mais ne te fais pas trop d’idées.

— Je m’en fais assez comme ça. Allons sur la banquette arrière, il y a un peu plus d’espace et je vais nous préparer à manger. Si tu viens d’une famille de Profonds, cela signifie sans doute que tu es végétarienne…

— J’en ai peur. Et… je sais que la plupart des gens nous appellent des Profonds, mais nous nous qualifions de Valeurs Clarifiées, VC en abrégé.

Éric a un hochement de tête poli.

— D’accord. J’ai des fruits frais, un peu de salade et du yaourt. Rien que des produits américains, ça ne risque pas de te rendre malade même si tu t’es habituée à la cuisine mexicaine. J’espère que tu ne m’en voudras pas si je mange un sandwich au jambon.

— Parmi les valeurs que je vais m’efforcer de clarifier un peu moins, il y a la hiérarchie entre le droit de propriété et le droit à l’éducation, dit Naomi avec un sourire. Après tout, c’est ta voiture, c’est ton sandwich, et je ne suis qu’une passagère.

Durant le souper, ils échangent des impressions sur leur enfance et comparent les tactiques des agents de change à celles des manifestants pendant que le ciel s’obscurcit au-dehors. La climatisation de la voiture fonctionne à la perfection et Naomi se rend compte qu’elle ne sent aucune secousse : le véhicule évite les nids-de-poule les plus impressionnants et ses amortisseurs font le reste. Sans doute n’a-t-elle jamais connu un tel confort de toute son existence.

Trois bonnes heures les séparent encore de Mexico City ; ils s’arrêtent dans une station automatique Pemex, sortant de la voiture le temps de faire un tour aux toilettes. Lorsque Naomi en émerge, Éric l’attend dans le froid.

— Tu aurais dû remonter à bord. On se gèle ici.

— Je suis un gentleman. Une des conséquences d’un long séjour chez les scouts.

— Mes parents ont interdit à mon frère d’être scout. Les uniformes participent d’une idéologie militaire et le camping est nuisible à la nature.

— Et si jamais on aide une vieille dame à traverser la rue, elle risque ensuite de gaspiller des ressources indispensables, dit-il en lui ouvrant la portière.

— Je suis sûr qu’ils auraient employé cet argument s’ils y avaient pensé. Tu as failli me passer le bras autour de la taille, pas vrai ?

— En effet.

Il referme la portière, fait le tour de la voiture, monte et dit :

— Gay Deceiver, commande vocale. Tous les passagers sont à bord, ferme la porte et reprends la route. Gay Deceiver, commande vocale désactivée.

La voiture lui répond d’une voix féminine tout en se dirigeant vers la route.

— Pigé, patron. Jolis roberts, la nana.

Naomi est prise de fou rire. Éric se tasse sur son siège.

— Excuse-moi, dit-il. J’ai oublié de modifier les réglages et…

— Pourquoi as-tu baptisé ta voiture Gay Deceiver ?

— Ça vient d’un livre que j’adorais quand j’étais gamin. Un ouvrage sans aucune valeur, je t’assure – le genre de truc dont raffolent les enfants. Il y avait une voiture portant ce nom et… enfin, excuse-moi. J’ai une copine dans l’Utah et…

— Oh, fait Naomi.

— Non… je veux dire… tiens, appelons-la. Je crois que ça se passe bien entre nous, et je tiens à mettre les choses au clair.

— Tu vas l’appeler en pleine nuit ?

La voiture négocie un virage serré, et il attend quelques secondes avant de répondre.

— On se connaît depuis le lycée, et elle a déjà été mariée deux fois. Bref, elle adorait ce bouquin, elle aussi, et comme Gay Deceiver est un personnage plutôt grossier, elle m’a offert ce module vocal pour Noël.

La copine s’appelle Zoe Matson. Elle semble sympa et dit à Éric :

— Heureusement que tu m’as laissé tes clés. Je vais aller faire un tour chez toi, faire disparaître tout ce qu’il y a de compromettant, refiler un ticket d’autocar à toutes les minettes que je dénicherai, bref, donner à la maison une apparence respectable…

Naomi trouve Éric de plus en plus sympathique, et elle est ravie de constater que rien de sérieux ne le lie à Zoe. Lorsque celle-ci a raccroché, elle demande :

— Tu as toujours… euh… des idées à mon sujet ?

— Eh bien, oui. Mais je suis un gentleman et…

— Je sais, je sais.

Sans tout à fait croire à ce qu’elle fait, elle éclate de rire, allume la veilleuse et ôte son tee-shirt.

— Les roberts de la nana. Tu veux les voir de plus près ?

Elle est si émue qu’elle n’en revient pas.

Éric, se dit-elle, va sans doute lui sauter dessus avec une certaine rudesse, mais elle a quand même envie de lui, et l’occasion est idéale pour se débarrasser de ses ultimes préjugés. De sorte qu’elle est prête à se laisser traiter comme une femme des cavernes.

Mais il se penche lentement vers elle, lui prend le menton dans sa main, rapproche sa bouche de la sienne et l’embrasse fermement ; il lui caresse la gorge, lui effleure l’épaule, puis l’aisselle, et il s’attarde sur le galbe de son sein avant de poser un doigt sur son mamelon durci.

— Merci, murmure-t-elle.

Elle l’embrasse sur la joue, lui prend les mains et les pose sur ses seins.

— Fais-moi l’amour, lui dit-elle. Fais-moi l’amour, nous aurons tout le temps de parler ensuite.

Elle a l’impression d’être à la XV, et elle adore cette sensation, elle adore la suite, elle adore Éric. Sans doute est-ce la première fois de sa vie qu’elle se permet d’adorer quoi que ce soit.

La voiture roule vers le nord sans le moindre cahot ; heureusement, le programme est suffisamment intelligent pour les réveiller avant leur arrivée, si bien qu’ils ont le temps de se rhabiller avant d’entrer dans le parking de l’hôtel.

Naomi n’aurait jamais cru qu’ils tiendraient encore la forme, mais la chambre est si belle, le lit si tentateur… ils passent toute une journée à Mexico City et doivent appeler Zoe pour l’informer de leur retard. Naomi accueille ses taquineries avec un plaisir sans mélange.

Peut-être que Passionet recrute, se dit-elle.


Les résultats sont rentrés et Berlina Jameson pousse un soupir de soulagement. Les info-espions qu’elle a lâchés dans le net ont fait leur boulot ; dix minutes après qu’elle a dit à Glinda Gray que Reniflements consacrerait sa une aux « Pirates spatiaux de l’USSF », soixante-dix messages ont été envoyés à divers ambassadeurs à l’ONU, ainsi qu’à des parlementaires américains, européens et japonais… ce qu’elle a sous les yeux, c’est le réseau d’influence de Klieg, se dit-elle. Les gens qui sont prêts à lui accorder le monopole du lancement de satellites, sans doute en échange de services rendus ou de valises de billets.

Ce qui lui permet de sortir une nouvelle édition spéciale de Reniflements. Comme il est tard, elle coupe pour la nuit toute communication avec les autres services du net. Elle a suffisamment d’images du golfe du Mexique pour couvrir la catastrophe à venir ; fort heureusement, une substantielle partie de la population a décidé de se réfugier au nord ou dans les montagnes.

Elle se rend compte qu’on n’a pas encore établi de camps de réfugiés. Nombre de personnes semblaient se diriger vers les Rocheuses, la plus proche chaîne montagneuse à leur disposition, et elle décide d’aller voir comment elles se débrouillent – ça pourrait donner matière à un autre numéro spécial et elle tient la forme. Elle programme le Wyoming comme destination et s’endort pendant que sa voiture file dans la nuit.


La journée commence mal : Diem a décidé de démissionner.

Il vient d’apprendre que Hardshaw a autorisé tout le personnel de la Maison-Blanche à contacter Berlina Jameson et à lui apporter son assistance, sans même qu’il en soit informé. Et en tant que chef de cabinet, il aurait dû être avisé de la conférence imminente réunissant Hardshaw et Rivera ; le fait qu’on lui ait caché cela est intolérable, c’est le genre de traitement que le Président réserve à un subordonné dont elle souhaite se défaire, sauf qu’elle ne traite jamais ses proches avec une telle désinvolture…

Le regard de Brittany Lynn Hardshaw se radoucit et elle dit à Diem :

— J’ai pris rendez-vous alors que tu arrivais au bureau, Harris. Si tu avais regardé ton courrier au lieu de foncer directement ici, tu aurais su de quoi il retourne. Je n’avais aucune intention de t’humilier, je te le jure. Et je ne comprends pas pourquoi tu réagis ainsi en ce qui concerne Jameson. Nous voulions qu’elle découvre le réseau de Klieg et qu’elle révèle ses liens avec Hassan, et c’est précisément ce qu’elle va faire.

— Mais vu la façon dont tu as agi, nous n’aurons aucune marge de manœuvre. Comme Klieg et sa clique seront exposés au grand jour, nous ne disposerons d’aucun moyen de pression sur lui. La majeure partie de ses appuis risquent de le lâcher.

Il s’assied, soupire, tente de se détendre.

— D’accord. Je vais m’efforcer d’être rationnel. Explique-moi ta tactique, parce que pour l’instant je ne la comprends pas. Je croyais que tu avais l’intention de faire pression sur Klieg et sur une douzaine de gouvernements. De toute évidence, je me trompais.

— Tu as passé la journée chez toi mais tu ne t’es pas reposé.

Elle a pris le ton de la taquinerie, mais elle parle le plus sérieusement du monde.

— Je le croyais pourtant, aussi bizarre que ça puisse paraître. Tu n’as pas l’intention de m’obliger à prendre un nouveau congé, n’est-ce pas ?

— Ce ne sera pas nécessaire. D’accord, voici ce que nous allons faire avec Rivera…

Elle lui tend une feuille de papier. Sur celle-ci sont rédigées quatre phrases. Harris Diem les lit, les relit, lève les yeux et dit :

— Puis-je conserver ceci ?

— Pour quoi faire ?

— Pour mes Mémoires.

Il attrape son attaché-case, en sort une chemise, glisse le document à l’intérieur.

— Ce texte est d’une importance comparable à celle du discours de Gettysburg ou encore du discours de Roosevelt sur le Jour de l’infamie. Au bas mot.

— Tu risques d’attendre un bon moment avant de pouvoir publier tes Mémoires, tu sais.

— Une fois mort, je pourrai me permettre d’être patient.

Elle opine en grommelant ; et c’est cet instant que choisit son secrétaire pour lui annoncer que le SG est en ligne.

Les préliminaires sont plutôt brefs, mais Diem a l’impression que les deux interlocuteurs sont plus sincères que d’habitude. Puis Rivera passe aux choses sérieuses.

— Madame le Président, je pense que nous devons agir vite. Les historiens regretteront sans doute notre précipitation, mais en ce qui me concerne, je n’hésite jamais à me jeter à l’eau, même quand elle est glaciale.

— Nous sommes d’accord sur ce point, alors profitons-en. C’est peut-être la dernière fois. Avez-vous rédigé votre proposition ?

— Comme convenu. Je propose que chacun lise la prose de l’autre et que nous en discutions ensuite.

Hardshaw presse un bouton. Les quatre phrases dont Diem a récupéré la copie apparaissent sur l’écran du SG ; les quatre phrases que celui-ci a rédigées s’affichent sur l’écran de Hardshaw, et Diem et celle-ci se penchent pour les lire.

Moins d’une minute plus tard, tous deux échangent un regard plein d’espoir et l’esquisse d’un sourire. Diem secoue la tête.

— C’était inévitable, je suppose. Nos options sont si claires – vu qu’aucun de nous ne tient à ce que Klieg, Hassan et les Sibériens soient les maîtres du monde d’après Clem – qu’il n’est guère surprenant que trois des quatre points soient identiques. Au fait, vous étiez-vous mis d’accord sur le chiffre quatre ?

— Non, dit Rivera, chacun de nous a respecté la logique. Je pense que nous sommes d’accord, madame le Président : le colonel Tynan doit se mettre immédiatement en route pour la ceinture de Kuiper afin d’y accomplir la mission que nous lui avons confiée, laquelle ne sera ni annulée ni altérée quels que soient les ordres qu’il pourrait recevoir ultérieurement ; il a toute latitude pour accomplir cette mission dans le respect des buts qui lui ont été fixés – sur ce point, votre phraséologie est supérieure à la mienne – et doit nous accuser réception de ses instructions dès que nous les lui aurons fait parvenir conjointement.

— Entendu, dit Hardshaw. Ceci n’est en aucune manière un document légal, donc la précision des termes n’a qu’une importance relative. Abordons à présent le point de divergence : et si nous avouions franchement notre crime ? Nous allons annoncer que la réquisition du matériel français et japonais de la Base lunaire constituait un acte d’agression conscient et délibéré, nous allons proposer des compensations, mais nous allons également déclarer que les nations lésées sont parfaitement en droit de nous déclarer la guerre.

Rivera se fend d’un large sourire.

— Dans ce cas – et je vous rappelle que nous sommes tous les deux juristes, madame le Président –, je vous donne rendez-vous au tribunal. Le Secrétariat général a saisi tous les biens spatiaux pour la durée de l’état d’urgence – et contrairement à la Constitution américaine, la Seconde Alliance de l’ONU me permet de déclarer ledit état d’urgence avec effet rétroactif et me dispense de verser quelque compensation que ce soit –, de sorte que votre colonel Tynan, agissant sous mes ordres, n’a enfreint la loi en aucune manière. Consentez-vous au moins à admettre que ceci relève de la juridiction de la Cour internationale ?

— Foutre oui. C’est un argument que je serais prête à défendre moi-même.

Rivera ouvre de grands yeux étonnés.

— N’en faites rien, madame le Président – je vous en conjure.

Brittany Lynn Hardshaw a l’air déconcertée, ce qui constitue quasiment une première.

— Pourquoi donc ? Si votre décision est acceptée, alors je peux être considérée comme un administrateur provincial sous tutelle de l’ONU ; autant utiliser le temps dont je dispose de façon productive.

Rivera secoue la tête, et Diem perçoit une lueur amusée dans son regard.

— Le problème, madame le Président, c’est que si vous insistez pour défendre la thèse des USA, je ne résisterai pas à la tentation de me mesurer à vous dans une affaire aussi juteuse… et le monde ne peut pas se permettre que nous soyons ainsi occupés tous les deux. (Large sourire.) En outre, l’ironie de la situation est presque insoutenable. Si vous êtes condamnée pour vous être illégalement emparée de biens japonais et français, votre souveraineté sera reconnue de facto. Vous vous retrouverez au banc des accusés pour prouver que vous êtes un pirate, et l’ONU s’efforcera de démontrer votre innocence.

Elle hoche la tête.

— Rendez-vous au tribunal, alors. Et je tiens à plaider coupable.

— Vous êtes innocente, madame le Président. Je pense que nous avons fait le tour de la question et qu’il ne nous reste plus qu’à nous mettre au travail.

— Exact. Meilleurs souvenirs à votre famille…

— J’ai été enchanté de discuter avec vous.

La discussion a repris un ton des plus formels, mais Diem est conscient que quelque chose a changé entre ces deux-là. Le bureau du Secrétaire général coupe la communication. L’écran affiche brièvement le logo bleu et blanc de l’ONU, puis redevient vierge.

— Ne t’inquiète pas, dit Hardshaw. J’ai contacté Tynan sur une ligne protégée, et il est prêt à partir. Nous aurions eu l’air stupides s’il avait été obligé de patienter trois semaines en orbite pendant que tout le monde déposait sa plainte. Je pense que nous pouvons lui donner le feu vert. Tiens, voici la cassette qu’il faut lui envoyer.

Diem contemple ladite cassette que Hardshaw vient de lui tendre ; sans doute qu’elle se retrouvera un jour à la Smithsonian Institution, si celle-ci existe encore.

— Oh… Harris ?

Diem lève les yeux.

— Tu as peut-être raison à propos de ces quatre points, mais la comparaison qui s’impose est plutôt celle de la Grande Flotte blanche. Et contrairement à ce qui s’est passé avec Theodore Roosevelt, le Congrès ne risque pas d’abandonner le colonel dans l’espace.

— Mais toi, tu risques d’être contrainte à la démission.

Hardshaw se lève, s’étire, et Diem s’aperçoit soudain qu’elle a l’air bien vieille et bien fatiguée ; ses paupières sont tombantes, sa peau grisâtre, ses muscles semblent flasques.

— De quel risque parles-tu, Harris ? Rien ne me satisferait davantage.

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