C’est le moment suprême. Hassan Sulari est ravi. Quand la catapulte magnétique du vaisseau-mère projettera son petit avion spatial et qu’il enclenchera ses jets, quelque part au-dessus de l’Afghanistan, il entamera une trajectoire suborbitale qui lui fera survoler le pôle. Jamais il n’a été autorisé à effectuer un vol orbital, mais celui-ci en est quasiment un.
C’est sa première vraie mission. Il transporte quatre bombes CRAM, des armes qu’on doit présenter aux médias comme des « convertisseurs de masse en énergie, pas des engins atomiques », mais qui sont en fait d’authentiques bombinettes, ce qui est mauvais pour l’image de marque.
Et il y a cette fiche plantée dans sa nuque. Passionet lui a proposé beaucoup d’argent pour qu’il vole avec ce truc dans le crâne, il va devenir riche – ce qui est rare à l’UNSOO –, mais il a encore quelques scrupules à s’exhiber ainsi. Il est pilote, après tout, pas acteur.
— Nous sommes prêts pour le branchement, dit la voix de Passionet. Si vous avez des pensées embarrassantes dans la tête, c’est le moment de les évacuer.
— Négatif, réplique Hassan d’une voix qui se veut blasée. Injection orbitale dans quatre minutes.
— Nous le savons – minutage parfait. Faites vibrer notre public.
Au moment où la communication est coupée et où il passe à l’antenne, il se dit bizarrement qu’un équipage humain est superflu pour une opération comme celle-ci : une machine serait parfaitement capable d’effectuer une frappe préventive de ce type. Et il se demande pourquoi il fait ce boulot – ou plutôt, à sa grande honte, pourquoi il a peur de le faire.
Il sent son estomac se nouer durant les derniers instants du compte à rebours. Puis il entend le mot « injection » et la catapulte du vaisseau-mère le propulse au-dessus du nez de l’immense appareil ; il consulte sa jauge de stabilité, vérifie que tous les voyants sont au vert, attend que l’ordinateur de navigation ait repéré sa cible, puis actionne le levier des jets.
Il se retrouve de nouveau collé au siège, et les montagnes brun et blanc de ce matin printanier disparaissent derrière lui. La vibration est forte, la pression intense ; perdu au sein d’une voûte d’azur, il voit les plaines de Sibérie-Occidentale se déployer au-dessous de lui. Il est aussi haut qu’un satellite météo. Son cœur bat la chamade et, en dépit de la gravité de sa mission, il se laisse captiver par le paysage.
Lorsque les jets se désactivent, la calotte polaire est apparue à l’horizon, et ses mains accomplissent automatiquement le rituel d’activation des missiles.
Entraîné par son inertie, il atteint le sommet de sa parabole, puis la Terre commence à se rapprocher de lui. Il n’a plus de poids – non parce que la gravitation a disparu, mais parce qu’il se déplace avec elle – et il se rappelle soudain les rêves d’enfant que lui inspirait la conquête spatiale. Il espère que ces réminiscences ne gâcheront pas l’enregistrement en cours…
Il survole le pôle, pique du nez au-dessus de la calotte glaciaire, cent cinquante kilomètres plus bas, et le compte à rebours commence ; ses missiles sont pointés sur leur cible et il lui suffit de presser la détente pour leur passer le contrôle de leur trajectoire. Il reçoit l’ordre et l’exécute.
Le petit avion spatial subit quatre secousses, et il voit ses missiles filer comme des pétards jetés dans un cañon enténébré. Il ne les verra pas exploser au large de l’Alaska, mais le simple plaisir de les lancer a été exquis.
Et la fiche plantée dans sa nuque l’informe que sept cent cinquante millions de personnes ont partagé son expérience.
Une lueur rouge cerise baigne le fuselage de l’avion spatial et la pesanteur reprend ses droits à mesure que l’appareil se remet à résister à la gravité. Ça ressemblait plus à un vol d’entraînement qu’il ne l’aurait cru. Il n’est jamais allé au Pacificanada, mais on lui a dit que cette jeune nation adorait les soldats des Forces de la paix de l’ONU, et ses états de service sont susceptibles de lui ouvrir des portes.
Tandis qu’il retourne à la maison, il se dit que la vie est belle si on peut en retirer de tels bénéfices.
Randy Householder roule sur l’I-80 près de Sacramento dans une voiture si antique qu’elle a dû être reconvertie pour se conduire toute seule. Elle tient la route, ne grève pas trop son budget et cela lui suffit.
Ce soir-là, il met un temps fou à accéder au net et cela accroît sa frustration. Il a quatorze ans d’expérience et sait qu’il n’y a qu’une seule explication : une crise majeure qui encombre le réseau. En 2016, au moment du Flash, il lui a fallu six jours avant de pouvoir accéder à son courrier. L’attente est moins longue aujourd’hui, mais le temps de réponse est néanmoins sensible.
Cela fait belle lurette qu’il n’est plus impressionné par le contenu de sa boîte. Cent messages, la routine. La moitié provient sans doute de policiers, de shérifs, de magistrats, de proconsuls, de médiateurs et d’autres officiels l’informant que leurs recherches se poursuivent, sans résultat pour l’instant. Plus quelques nouveaux venus, et des anciens partant à la retraite et lui confiant que leurs successeurs risquent de ne pas être à la hauteur.
Ses autres correspondants sont des gens ayant subi un sort analogue au sien et lui envoyant des messages de soutien. Sept d’entre eux le contactent presque chaque soir : tous ceux dont le fils ou la fille a été tué de la même façon que Kimbie Dee. Ils répondent toujours présents. Parfois, il leur parle de vive voix ; au fil des ans, ils ont échangé des photos et d’autres documents.
Il y a toujours au moins un journaliste dans le lot. Randy ne leur répond jamais. Ces putains de médias occupent trop de largeur de bande sur le net – voir ce qui se passe aujourd’hui, par exemple. Et ils ne lui sont d’aucune utilité.
La dernière fois qu’il a discuté avec une journaliste, elle voulait savoir comment il vivait sa vie. Bordel, lui a-t-il répondu, je n’ai plus de vie. Ça fait quatorze ans que sa vie a pris fin, le jour où les flics ont frappé à la porte du mobile home qu’il habitait avec Terry, leur ont conseillé de s’asseoir et leur ont appris que Kimbie Dee avait été violée et assassinée. Sa vie a pris fin quand ils lui ont dit qu’ils tenaient le coupable, qu’ils n’avaient aucune idée de son mobile mais que, vu la présence d’une fiche dans le crâne de Kimbie Dee, ils savaient dans quel but on lui avait fait ça : à en croire le légiste, le type lui avait fourré un manche à balai qui lui avait perforé les intestins, l’avait violée pendant qu’elle perdait son sang puis l’avait pendue alors qu’elle était encore consciente.
Randy serre son clavier dans ses poings et ça ne lui fait pas de bien. Reprends-toi, calme-toi, continue ta traque. Ça va être long, tu l’as toujours su.
On a tué Kimbie Dee afin de produire une bande XV. Il y a un important marché clandestin pour ces horreurs. Une ou deux fois par an, quelqu’un se fait arrêter pour avoir vendu celle où figure la mort de Kimbie Dee. Parfois, on arrête aussi le type auquel il l’a achetée, et parfois Randy réussit à accéder au dossier d’un des suspects et à dénicher d’autres noms. De temps à autre – la dernière fois remonte à trois ans –, une connexion se fait et ses datarats lui rapportent une nouvelle information, lui permettent de remonter un nouveau maillon de la chaîne.
Ce qui conduit à une nouvelle arrestation. Et Randy reçoit une récompense. Ce dont il n’a strictement rien à foutre. Mais les flics et lui se rapprochent un peu plus du salaud qui a financé la production de la bande, sans doute un gros bonnet, un type qui consacre à son « plaisir » plus de fric que Randy n’en a jamais gagné en une année, un citoyen au-dessus de tout soupçon. C’est lui qui a filé une liasse de billets à un mec et lui a dit : « Voilà ce que vous devez faire à une petite fille blonde. »
Cela fait onze ans que l’homme qui a tué Kimbie Dee Householder repose six pieds sous terre. Randy était présent lorsqu’on l’a attaché sur la chaise. L’homme qui a engagé cette ordure court toujours.
Randy est bien décidé à le voir crever, lui aussi.
Dès que le net sera un peu moins encombré. Il accède aux sites d’info et découvre que la crise du jour a rapport avec l’Alaska, la Sibérie, l’ONU et l’atome. Il se souvient vaguement que l’Alaska est devenu indépendant après le Flash – l’ONU a obligé les USA à lui lâcher la bride.
Le président Hardshaw va s’adresser aux médias dans quelque temps ; Randy allumera la TV pour voir ça : il vote régulièrement pour elle et ne rate aucun de ses discours. Elle était Attorney General de l’Idaho peu de temps avant le meurtre. Si elle avait encore été en poste – ainsi que Harris Diem, celui que l’on appelle son éminence grise –, si elle n’avait pas été remplacée par un putain de démocrate pédé, elle se serait défoncée pour arrêter ces salauds pendant que la piste était encore chaude. Randy en est persuadé. Inutile de craindre une Troisième Guerre mondiale ; le Président fera le nécessaire pour la prévenir. À chacun son boulot.
Revenons à nos moutons. Continuons de surfer.
— On l’aura, Kimbie Dee, même si on doit foutre toute la planète en l’air.
Il ordonne à la voiture de se diriger vers Salt Lake City, où les connexions satellite sont meilleures et moins chères. Puis il gagne le compartiment arrière, se prend une bière dans le frigo, ouvre sa boîte aux lettres et commence à trier son courrier.
Un quelconque esprit pervers a décrété que cette année Ed Porter ne bosserait qu’avec des amateurs. Sans doute une bonne femme, un ponte femelle qui n’apprécie ni le chiffre de vente de ses bandes ni l’indice d’écoute de ses shows. Mais c’est en grande partie grâce à lui que Passionet se classe numéro un chez les femmes et numéro trois chez les hommes. Rendez-vous compte, un net sentimental que même les mecs adorent, et Porter est l’un de ses trois principaux producteurs, et on continue encore à le persécuter. À lui refiler des boulots de merde comme celui-ci.
C’est sûrement une bonne femme.
Enfin, il échappe provisoirement à Bill le Bœuf et à Candy la Connasse. Deux jours de répit, loin de Lune de miel de rêve, pour s’occuper de ce scoop.
Mais ce pilote, ce Hassan, est nul. Un militaire pure laine. Un coincé de première. À croire qu’il ordonne à son pouls de ne pas s’accélérer. L’impression qu’Ed retire de la fiche, c’est celle d’un type compétent en train de faire son boulot. À peine s’il frissonne au moment de lancer ses missiles. Et bien entendu, ces putains de bombes se contentent de traverser la glace avant de se perdre dans la boue de l’Alaska, et tout ce qu’il voit par les yeux de Hassan, c’est une série d’étincelles sur fond de banquise nocturne. Pas de victimes pour se consumer en hurlant de douleur ; pas de bourreau pour se réjouir de tant de souffrance et éclater d’un rire dément ; pas de drame, pas de passion, rien. Résultat de l’expérience : une machine bien huilée fonctionnant comme prévu.
Soit, en termes de XV, un zéro pointé.
Jesse sait que Naomi souhaite qu’il s’intéresse à la situation, et elle a raison, c’est important – pour preuve, il lui suffit d’écouter les centaines d’étudiants rassemblés dans la salle d’AcPol. Ça fait pas mal de monde, même pour l’université d’Arizona, mais ce n’est pas tous les jours qu’on peut assister en direct à une frappe spatiale de l’ONU.
Bien sûr, plutôt que de regarder ça sur une vieille TV, il aurait pu aller au dortoir – Passionet a branché l’un des pilotes – et vivre l’événement par procuration. Et s’il profitait d’une prochaine rediffusion ? Non, Naomi appelle ça de la pornographie guerrière.
Ce qu’il aimerait, en fait, c’est être seul avec Naomi, sans TV, sans XV, sans fringues… Il refoule violemment cette pensée. Le moindre sous-entendu de ce genre donnera lieu à une nouvelle querelle, et il n’a pas envie de se disputer avec Naomi, pas maintenant. Ça fait une bonne semaine qu’ils n’ont pas échangé un baiser.
D’un autre côté, s’il tient à décrocher son diplôme d’Ingénierie en réalisation, il doit obtenir au moins une Réussite significative en Économie de la conception moléculaire, donc ne pas rater le cours de demain à huit heures ; or il est déjà vingt-deux heures, et bien qu’il ait fini sa copie, il ne l’a pas relue et n’a pas consulté le dernier chapitre qu’on leur a fourni.
Mais le dos de Naomi – si doux au toucher, aux muscles pourtant si durs – est collé à son torse, de sorte que le plus joli, le plus rond des culs du campus n’est qu’à quelques millimètres de lui.
Jesse entend du bruit et lève les yeux. Il se passe quelque chose, l’écran tremble et ondoie. Tout le monde commente ce phénomène : de nos jours, la qualité des signaux digitaux prévient toute altération de l’image.
Si la réception n’est pas bonne, comprend-il, c’est parce que les services de contrôle de l’ONU tentent de superposer leur logo à l’image, sans grand succès. On entend des sifflets, adressés à l’emblème de l’UNIC, à ses représentants ou au pouvoir en général.
Comme toutes les salles de réunion universitaires datant du siècle dernier, celle-ci n’a pas été conçue pour abriter une foule mais pour être facile à nettoyer, et une multitude d’échos rebondissent sur les surfaces planes qu’elle contient en quantité.
Ils ne seront pas rentrés avant minuit, Naomi voudra sûrement discuter pendant une heure… et il n’aura jamais le temps de bosser, même s’ils ne baisent pas. Et décrocher une Réussite significative n’est pas une mince affaire ; d’accord, c’est le moins élevé des diplômes universitaires, mais il demande infiniment plus d’efforts que la Compréhension probable, l’Attitude positive ou l’Ouverture d’esprit – et de nos jours, les employeurs potentiels scrutent les CV à la loupe. Il doit obtenir une Réussite significative, une Compétence démontrée ou une Maîtrise… ces deux dernières étant désormais hors de sa portée, il en est sûr.
Si Naomi n’était pas entrée dans sa vie, il obtiendrait sans doute la Maîtrise dans la plupart des sujets. Le monde est plein de culs plus faciles à se taper.
Il ignore pourquoi il est incapable de se concentrer ces temps-ci. Il s’oblige à fixer à nouveau l’écran, remarque un trait noir qui le barre dans sa largeur, se rend compte que Naomi a levé la main pour intimer le silence à l’assistance, un geste typique de lycéenne.
Il règne un tel vacarme, entre ceux qui injurient l’écran, ceux qui expliquent la situation à leurs voisins et ceux qui hurlent : « Silence ! Taisez-vous ! », les échos sont si amplifiés par ces fichues surfaces planes, qu’il n’arrive plus à penser. Il a envie de se conduire en homme des cavernes, d’agripper Naomi par les cheveux, de la jeter dans sa vieille Lectrajeep, de foncer vers le désert et d’attendre l’aurore en contemplant les étoiles.
Après avoir passé des heures à baiser avec une Naomi consentante.
Derrière le rideau mouvant des mains et des poings levés, l’image s’est mise à sauter de façon précipitée : le signal d’émission change de protocole, n’émettant plus que quelques plans par seconde, et le logiciel de traçage de l’UNIC le suit de près. Les cours d’Ingénierie en réalisation ont appris à Jesse l’importance de la cryptographie (du point de vue de los corporados, le but de l’IR est de protéger leurs produits des atteintes d’une AIRE et de les empêcher de tomber dans le domaine public). Décidément, l’ingénierie est encore plus passionnante que la politique.
Que penserait Naomi des idées qui lui traversent l’esprit ? Non seulement il ne voit apparemment en elle qu’un objet sexuel, ce qui est déjà grave, mais quand il cesse de penser avec sa bite, il préfère s’intéresser à la technologie plutôt qu’à la politique. Pourquoi n’arrive-t-il pas à discipliner son esprit ?
Naomi se niche un peu plus contre lui, son cul d’ange lui frôle la braguette, et il cesse de penser à son boulot. L’écran s’éclaircit l’espace d’une seconde, et on dirait bien que le logiciel de communication sibérien a triomphé des limiers de l’UNIC – on entend les nationalistes pousser des vivats, les unitaristes protester, et il se dit que cette scène ressemble beaucoup à un match de foot…
L’image se remet à sauter. Naomi persiste à vouloir demander le silence. Le vacarme redouble d’intensité, et elle se recroqueville contre lui. Il pose doucement une main sur sa taille, espérant qu’elle verra dans ce geste une manifestation de soutien plutôt qu’une tentative de pelotage, et il est récompensé par un bref sourire qu’il entrevoit derrière sa masse de cheveux châtains. La vision de ses yeux mouillés et de ses joues constellées de taches de rousseur lui fait battre le cœur ; on dirait un simulateur d’amour sur la XV, et la plupart des reproches sur lesquels il travaillait en prévision de leur dispute de la nuit s’évanouissent instantanément.
Il laisse sa main glisser vers le dos de Naomi et, à son grand étonnement, elle achève de se blottir contre lui et lui effleure le visage de ses cheveux si doux, le cou de son souffle si chaud.
— C’est ridicule, Jesse. La moitié de ces crétins sont des partisans de l’UNIC qui ne veulent pas entendre Abdulkashim, l’autre moitié des partisans d’Abdulkashim qui tiennent à l’entendre. Comment pourront-ils retirer quoi que ce soit de cette réunion s’ils ne tentent pas de se mettre d’accord ?
— Ils ne sont pas venus pour assister à une réunion, lui rappelle Jesse. Ils veulent écouter les infos, voir les bombes exploser, ou alors ils sont entrés ici parce qu’ils ont vu de la lumière.
Elle le gratifie de ce petit sourire qui lui rappelle à quel point il était débranché avant de la connaître.
— L’important, c’est qu’ils soient ici et qu’ils parlent ensemble. C’est donc une réunion – sauf que personne ne cherche à établir l’unité.
Le brouhaha qui règne dans la salle d’AcPol gagne soudain en intensité, puis s’estompe peu à peu, ne laissant subsister que des échos ténus ; apparemment, tout le monde est tombé d’accord pour entendre ce que dit la TV. On dirait que l’UNIC a rendu les armes. On découvre l’image d’Abdulkashim et on entend la voix neutre d’un traducteur :
— … sans aucune provocation de notre part, en violation de la Charte et de la Seconde Alliance. De telles menaces proférées à l’encontre d’un État libre, souverain et indépendant, suivies d’une frappe dirigée sur de prétendues installations militaires dont l’existence n’est absolument pas prouvée…
L’image frémit et disparaît. L’assistance se déchaîne. Jesse distingue le bruit caractéristique d’un coup de poing ou d’un coup de pied.
Les étudiants pro-sibériens sont rares à l’U d’Az, car ce pays est en conflit avec l’État libre d’Alaska, et nombre d’Américains restent encore attachés à cette ancienne partie des USA.
La querelle oppose les unitaristes, qui approuvent tous les actes du Secrétaire général, et les nationalistes, qui auraient préféré une intervention directe des États-Unis – le genre de types qui se plaignent tout le temps de « Mamie le Président », comme si Hardshaw avait encore le droit de péter dans ses coussins sans l’autorisation de l’ONU.
Il y a aussi un groupe de protestataires opposés à toute forme de censure, six ou sept personnes soutenant activement la Sibérie, et sans doute une poignée de crétins en quête de bagarre. Né et élevé dans un bled, Jesse connaît bien ce genre d’ambiance, il sait que ça va finir par mal tourner, et il aimerait bien que Naomi ait filé avant que les coups ne commencent à pleuvoir.
Il sait aussi qu’elle ne tiendra aucun compte de ses conseils et qu’elle ne cherchera même pas à se protéger. C’est une Profonde de la deuxième génération, et comme elle ne cesse de le lui répéter : « Nous ne sommes pas éduqués comme ça, notre colère est toujours douce. » Il n’a jamais trouvé le courage de lui dire que, même s’il n’a pas été éduqué comme ça lui non plus, il sait pourtant quelles sont les conséquences d’un coup de poing dans la gueule.
On entend hurler de toutes parts, tout le monde tient à finir sa phrase. Puis le silence se fait lorsque apparaît sur l’écran le SG Rivera, un bel homme originaire de la République dominicaine.
Rivera arbore une expression grave que le globe a appris à connaître ces dernières années : les nouvelles ne sont pas bonnes et il compte sur le flegme de tous.
Naomi est unitariste, comme la plupart des Profonds, et elle applaudit l’apparition du SG, si bien que Jesse l’imite aussitôt. En outre, Rivera semble digne de confiance alors qu’Abdulkashim n’aurait pas besoin d’être grimé pour interpréter le rôle de Staline.
On jurerait que Rivera attend que les étudiants se soient calmés, mais les foules du monde entier agissent toutes de la même façon, se dit Jesse, et peut-être que le SG s’adresse à une autre foule. Plus probablement, il sait que la moitié des habitants du globe le regardent devant un écran collectif et on a branché un simulateur de foule sur son oreillette pour qu’il mesure l’effet de ses paroles.
Il entame son discours à l’instant précis où sa voix devient audible.
— Mes amis, citoyens de notre planète… c’est le cœur serré que je vous informe que ce soir, les Nations unies ont été contraintes pour la huitième fois d’intervenir militairement afin de faire respecter l’Article Quatorze de la Seconde Alliance. Permettez-moi de vous le citer in extenso : « Aucune nation, qu’elle soit ou non signataire de cette alliance, qui ne possédera pas et n’aura pas déclaré posséder des armes explosives d’une puissance supérieure à mille milliards d’ergs par gramme, d’un type connu ou inconnu, à la date du 1er juin 2008, à 0 h 01 GMT, ne pourra être autorisée à manufacturer, à posséder, à acquérir ou à transférer de telles armes, ni à faciliter leur utilisation, directement ou indirectement. Le Secrétaire général disposera de tout pouvoir pour faire appliquer cet article. »
» Aujourd’hui, alors que l’État libre d’Alaska a fait sécession des États-Unis d’Amérique depuis dix ans, le Commonwealth de Sibérie a revendiqué l’Alaska suite à de prétendues irrégularités dans le traité signé par les États-Unis et l’ex-Empire de Russie. Cette revendication a été jugée sans fondement par quatre instances internationales différentes.
» Non seulement le régime sibérien a maintenu ses prétentions, mais il a en outre entrepris une annexion de l’Alaska en usant de menaces ouvertes et d’agression voilée.
Cut sur des formes obscures, trop régulières pour être naturelles, bleu nuit sur fond bleu azur. Il y en a une douzaine, dotées des proportions d’un crayon, à la pointe lumineuse et au bout arrondi.
— Six installations identiques à celles-ci ont été localisées au fond de l’océan Arctique, explique Rivera. Il s’agit de missiles guidés fabriqués par MitsDoug Defense, en principe réformés, mais d’après les microsenseurs qui ont pu les examiner de près, ils ont subi deux altérations essentielles en violation des traités relatifs aux armements. Premièrement, ils sont équipés d’un second étage constitué d’un missile air-sol Cobra, également fabriqué par MitsDoug, qui augmente considérablement leur rayon d’action. Deuxièmement, ces missiles Cobra sont munis d’une tête thermonucléaire à ignition au laser dont la puissance excède largement celle autorisée par l’Article Quatorze.
» Grâce à l’accord sur la libre consultation des données, nous avons en outre pu établir que ces armes n’appartiennent à aucune des puissances susceptibles d’en posséder dans le cadre de l’Alliance. Quoi qu’il en soit, elles se trouvent en dehors de tout territoire national et sont de facto illégales eu égard à l’Article Dix-Sept de la Seconde Alliance des Nations unies.
» Leur position, à deux minutes de vol de Denali, et l’état des relations entre la Sibérie et l’Alaska doivent être resitués dans ce contexte : il y a quelques heures, j’ai avisé les trois cent vingt-quatre nations du globe, qu’elles soient ou non signataires de l’Alliance, que le Bureau des opérations spatiales de l’ONU détruirait ces missiles à 8 h 30 GMT, ou plus tôt s’ils venaient à être lancés. J’ai reçu l’accord de deux cent quatre-vingt-quatre nations et aucune réponse des autres – exception faite du Commonwealth de Sibérie, qui a protesté officiellement contre ce que le président Abdulkashim qualifie d’action inutile et précipitée.
» Votre écran affiche en ce moment une transmission du général Jamil, de l’UNSOO, montrant la position de la cible avant la frappe. À 8 h 30 GMT très précisément, un escadron de vingt-cinq avions spatiaux de l’UNSOO a tiré plus de cent missiles sur ces sites de lancement. Les missiles ont traversé les glaces de l’Arctique et lâché des bombes antineutron-béryllium – dites « bombes CRAM » – sur les sites que vous voyez en ce moment.
Jesse aimerait bien savoir comment un objet quelconque peut traverser plusieurs centaines de mètres de glace à Mach 20 sans cesser de fonctionner, mais il lui faudrait gravir plusieurs échelons dans l’UNSOO pour obtenir de telles informations. À en croire Scuttlebytes[5], chaque tête de missile émet un fin nuage d’antiprotons qui l’enveloppe comme une chape, mais Scuttlebytes est à peine plus fiable que la Chaîne des célébrités. Durant les douze dernières années, Scuttlebytes a promis à plusieurs reprises de révéler l’identité du ou des responsables du Flash, sans jamais tenir sa promesse.
L’image provient à présent d’un quelconque senseur sous-marin. De longues flèches blanches fondent sur le site de missiles, si rapides qu’on croirait voir de la vapeur surchauffée plongeant dans l’océan Arctique, formant comme des sillages de particules dans une chambre à bulles. Une boule incandescente éclôt quand chaque flèche frappe sa cible.
Cut sur Rivera. Il hoche la tête comme pour dire : Impressionnant, hein ? Terrifiant, hein ? Il ne sourit pas.
Il s’humecte les lèvres avant de reprendre :
— Nos moniteurs ont détecté un ordre de lancement des missiles une seconde avant l’impact. Les traceurs de données de l’ONU montrent que cet ordre provenait du palais du commandant à Novokuzneck, en Sibérie. Cette preuve formelle m’autorise à émettre un ordre d’arrestation et d’incarcération à l’encontre du commandant Abdulkashim et de cinquante et un officiels sibériens. Ils seront détenus par l’ONU en attendant leur jugement. Je rappelle à toutes les forces armées de la planète que toute résistance à un tel mandat émis par l’ONU – ainsi que toute tentative pour retirer un avantage militaire d’un tel ordre – est passible de la peine capitale.
Le SG plisse les yeux et semble soudain inquiet. Quand il reprend la parole, c’est d’une voix très douce.
— Cette décision a été difficile à prendre, mais j’estime que c’était là une décision juste, mesurée et appropriée aux circonstances. Espérons tous qu’elle nous rapprochera de la paix et de la justice planétaires. Bonne journée à tous.
Le drapeau bleu et blanc flotte sur l’écran, puis le logo de l’UNIC lui succède. Et la chaîne reprend son programme habituel, à savoir une rediffusion de L’Extravagante Lucy. Une dispute éclate à propos du choix du programme. Jesse a cessé de regarder la TV quand celle-ci a cessé de produire de nouveaux shows.
Une bonne dizaine de personnes annoncent la tenue de réunions favorables ou hostiles à la décision du SG.
Naomi se penche pour lui murmurer à l’oreille :
— Ô puissant ingénieur, la profane que je suis souhaite bénéficier de tes connaissances techniques, car elle ne comprend strictement rien à ce qui vient de se passer. Et puis, si on organise une réunion ou une manif où ma présence est nécessaire, je le saurai toujours assez tôt. On y va ?
Elle lui passe un bras autour de la taille, et il sent le galbe de son sein lui effleurer le coude lorsqu’il pose la main sur son épaule.
Il leur faut dix minutes pour sortir de la salle, car une activiste comme Naomi a au moins une vingtaine de personnes à saluer. Jesse y va de son salut, lui aussi, mais pour une fois il est ravi que la plupart des amis de Naomi le considèrent comme un banal étalon, car ça signifie qu’il peut se contenter d’un simple hochement de tête. Naomi, elle, est obligée d’exposer son analyse de la situation à tout le monde.
En ce moment, elle explique ladite situation à Gwendy, une de ses copines que Jesse a surnommée « la moumoute blonde aux pare-chocs chromés ». Naomi commence à s’échauffer, et sa voix passionnée attire l’attention de pas mal de monde. Ils ne sont pas sortis de l’auberge.
— Ce que nous ne devons surtout pas oublier, dit-elle en agitant ses mains si fines et si délicates, c’est que la diversité des options qui se présentaient à Rivera n’a aucune importance. Notre boulot n’est pas de lui donner des options, après tout. Il est évident qu’il devait se débarrasser de ces missiles et il est évident qu’il a eu tort de les bombarder. Ceux qui nous demandent s’il avait le choix ne cherchent qu’à brouiller les cartes. S’il avait bien fait son boulot, il aurait trouvé une meilleure option. Un point, c’est tout. S’il est prêt à se placer dans une situation où il ne dispose que d’options inacceptables pour ensuite en sélectionner une, eh bien, voilà où ça nous mène. Nous devons exprimer nos sentiments à propos de tout cela.
Jesse gémit intérieurement. En général, un débat et une manif sont indispensables à l’expression correcte des sentiments.
Elle poursuit sa démonstration, et Sibby (qui a tendance à approuver aveuglément Gwendy et Naomi, en particulier quand elles ne sont pas d’accord) l’écoute maintenant avec attention et, de toute évidence, la discussion ne s’achèvera pas tant qu’elle n’aura pas eu une chance de formuler son accord. Jesse commence à se demander s’il reverra un jour sa piaule et ses cours.
Le copain de Gwendy, un type maigre et boutonneux dont Jesse se rappellerait le nom en temps normal, tente d’intervenir dans le débat, mais Naomi l’empêche d’ouvrir la bouche.
— Écoutez-moi. Le fait est que les gens doivent assumer leurs responsabilités quelle que soit leur position, et même s’il est Secrétaire général, il est toujours responsable. Si vous vous placez dans une situation où aucune de vos options n’est conforme à la morale, et si vous choisissez ensuite l’une de ces options, alors vous choisissez sciemment d’accomplir le mal. Sinon, c’est la faute à personne.
Sibby déclare d’une voix hésitante que ce raisonnement s’applique aussi à Abdulkashim.
— C’est ça, réplique aussitôt Gwendy. Accuse un homme dont le pays vient de perdre toute sa force de frappe, un homme que les flics de l’ONU ont sans doute déjà jeté en prison, s’ils ne l’ont pas tout simplement tué, comme s’il avait souhaité cette crise. Tu es beaucoup trop simpliste.
Le menton de Gwendy pointe à travers le lourd rideau de ses cheveux blonds, elle fixe Sibby de ses yeux assassins (si tant est qu’on puisse le deviner quand on la voit de profil) et elle accomplit un rituel que les croulants comme le père de Jesse appellent « envahir l’espace personnel » – c’est-à-dire qu’elle commence à la serrer de près.
Tout cela éveille les instincts combatifs de Naomi. Jesse sait que nombre de gens la trouvent insupportable quand elle est dans cet état, mais c’est exactement ce qui le fait bander chez elle.
La première chose qu’il a remarquée quand il l’a vue au cours de Valeurs et Soi, le seul qui soit obligatoire pour toutes les filières de l’U d’Az, c’est l’éclat dans ses yeux lorsqu’elle a reproché à trois Afropéens ébaubis leur absence de conscience féministe et écologiste.
La seconde, c’est le corps superbe qui se cachait sous ses fringues informes.
Brian, son compagnon de chambrée, qui a déménagé dès que les choses sont devenues sérieuses entre Jesse et Naomi, lui a suggéré, sans avoir l’air d’y toucher, que, puisqu’il était essentiellement attiré par un corps de rêve abritant une âme en colère, peut-être qu’il devrait « la violer et en finir une bonne fois pour toutes, ça serait plus simple. Ça confirmerait tout ce qu’elle pense de toi et ça te permettrait quand même de prendre ton pied ».
Jesse en a été horrifié. Et quand il a baisé avec Naomi par la suite, il n’a pu s’empêcher d’imaginer qu’il la violait. S’il y avait une loi Diem sur les fantasmes comme il y en a une sur les bandes, il aurait été passible de la peine de mort.
Est-ce qu’il l’aime vraiment ? Il n’en sait rien… et ça n’a aucune importance à ses yeux.
Il n’écoute plus la discussion, ce qui vaut sans doute mieux, mais Gwendy et Sibby sont en larmes toutes les deux, et le copain de Gwendy a l’air décidé à les emmener loin d’ici. Le trio bat en retraite, et comme les autres interlocuteurs potentiels de Naomi semblent avoir disparu dans la nature, Jesse réussit à la faire sortir assez vite. Ils font quelques pas dans la fraîcheur de la nuit, puis Jesse se lance.
— Écoute, ne me fais pas un discours, mais j’ai envie de prendre la Lectrajeep pour aller faire un tour dans le désert. On pourrait s’asseoir dans un coin tranquille, regarder les étoiles, et j’écouterais tout ce que tu aurais envie de me dire.
Il sait qu’il risque une nouvelle querelle. Naomi n’aime pas la Lectrajeep. Les Profonds souhaitent ne pas troubler la nature, ils préfèrent la visiter grâce à la XV. Avec ses pneus ballons et sa boîte QuaDirec, la Lectrajeep laisse encore moins de traces qu’un randonneur en baskets, mais Naomi ne veut rien savoir ; ses parents lui ont bourré le crâne avec les 4 × 4 du siècle dernier et les horreurs dont ils se rendaient coupables, et elle ne fait pas la différence avec la Lectrajeep de Jesse.
La seule fois où il a essayé de l’emmener dans le désert, elle était complètement perdue sans le soutien de la XV. Quand on se branche sur la XV, on se retrouve dans le corps d’un athlète surentraîné, qui explore la nature sauvage sans la moindre fatigue, et on est en contact mental permanent avec un poète, un naturaliste, un activiste et un chaman. Privée des voix qui lui soufflaient ses informations, elle n’arrivait ni à identifier les plantes, ni à retrouver les mots clés déclenchant ses expériences, ni à se rappeler les menaces pesant sur telle ou telle partie de l’écosystème, ni les noms des personnes physiques ou morales responsables de ces menaces, et l’ensemble n’avait pour elle aucune signification spirituelle. Et puis elle avait transpiré et elle s’était salie – sans doute n’avait-elle jamais vécu une journée sans prendre une douche.
Autrement dit, sans doute cherche-t-il franchement la bagarre en lui faisant cette proposition, admet-il un peu à contrecœur, parce qu’ils finiront par baiser pour se réconcilier et que c’est ça qu’il souhaite, à moins qu’ils ne restent fâchés, ce qui le rendra encore plus fou d’elle. Il commence un peu à se demander jusqu’où va le mener cette folie.
Et il reste muet de saisissement quand elle le prend par la main et lui dit :
— D’accord. Ces derniers temps, je me suis demandé si je n’étais pas trop rigide, si je ne négligeais pas un peu trop le point de vue de mon prochain.
Jesse a l’impression que son cœur va exploser.
— Génial. Il y a une heure de route jusqu’à mon coin préféré si on adopte une vitesse raisonnable. Je passerai un coup de fil à mon frère en cours de route pour voir s’il a déjà une idée des effets sur l’environnement.
Elle l’embrasse, au vu et au su de tout le monde. Il est encore plus fou que tout à l’heure. Beaucoup plus.
Il s’est passé des choses au large de l’Alaska. Il y avait pas mal d’énergie cinétique dans les têtes des missiles et, comme Scuttlebytes avait raison pour une fois, il y avait aussi autour d’elles une chape d’antiprotons qui a fourni un nouvel apport d’énergie.
L’ensemble était négligeable comparé aux têtes elles-mêmes. Quand un antineutron entre en collision avec un noyau de béryllium, il annihile un de ses neutrons et cette annihilation mutuelle dégage neuf fois plus d’énergie que la fission d’un atome d’uranium. En outre, il convertit ce noyau en deux particules alpha aussi proches l’une de l’autre qu’il est possible de l’être. Comme elles ont la même charge, elles se repoussent mutuellement et filent dans des directions opposées, augmentant d’environ un pour cent l’énergie dégagée. Ces particules alpha hautement chargées « transmettent » leur énergie à la matière qu’elles traversent, sous forme de chaleur, de radiation électromagnétique et de mouvement mécanique dû à cette chaleur et à cette radiation.
Toute énergie est destinée à finir sous forme de chaleur ; tel est le principe de l’entropie. L’énergie dégagée par les explosions a donc réchauffé le fond de l’océan Arctique, un milieu en majeure partie composé de glace à une température légèrement inférieure à celle du point de fusion de l’eau – en fait, c’est la pression régnant à cette profondeur qui est responsable de la solidité de l’eau.
Cette glace présente une particularité.
Quand on y réfléchit bien, il peut sembler étrange que la glace flotte sur l’eau. Du beurre solide coule quand on le plonge dans du beurre liquide, et il en va de même pour le fer et l’azote… mais l’eau solide flotte sur l’eau liquide.
Imaginez un microscope assez puissant pour vous permettre d’examiner ce phénomène. Les molécules d’eau se présentent sous un aspect plutôt biscornu et, en dépit de vos efforts, vous n’arriverez jamais à les ranger correctement. Gelez votre eau de façon que vos molécules s’ordonnent sous forme cristalline, et vous vous retrouverez avec pas mal d’espace vide – bien plus que lorsqu’elles se baladaient librement à l’état liquide.
Gelez votre eau d’une façon légèrement différente, et l’espace vide sera tel qu’on pourra glisser d’autres molécules entre les molécules d’eau. Ce composé s’appelle un clathrate – du mot latin clathrus signifiant « barreau » – et peut abriter toutes sortes de substances.
Par exemple, vingt-trois molécules d’eau peuvent former une cage contenant quatre molécules de méthane.
Il y a plein de méthane au fond de l’océan. Tout ce qui s’abîme là finit par pourrir, et l’oxygène est une denrée rare dans ce milieu. Nombre de processus de décomposition anaérobie dégagent du méthane. Ça fait un bon moment que des cadavres pourrissent au fond de l’océan et, depuis les dernières périodes glaciaires, la température y est assez basse pour piéger le méthane dans des clathrates. Dans l’océan Arctique, il existe des packs de clathrates épais de plusieurs dizaines de mètres et larges de plusieurs centaines de kilomètres.
L’énergie dégagée par les bombes CRAM se retrouve donc au fond de l’océan, réchauffe de la glace dont la température est proche du point de fusion et libère du méthane. En outre, les clathrates causent des glissements de terrain en se dissolvant.
Les clathrates sont des composés fragiles. En dépit de leur taille, leur cohésion est des plus minimes, et il ne faut pas grand-chose pour les briser ; après quoi les molécules d’eau se regroupent pour former de la banale glace… et celles de méthane s’échappent.
Ce jour-là, le fond de l’océan Arctique est agité d’avalanches, de petits séismes et de courants violents. Le méthane accumulé pendant plusieurs millénaires bouillonne de toutes parts, remontant à la surface et s’insinuant à travers les lézardes de la banquise. En moins de dix-huit heures, les packs de clathrates présents au large de l’Alaska, larges d’une centaine de kilomètres et parfois longs de plus de six cents, sont tous en voie de disparition.
Le méthane est un gaz qui favorise l’effet de serre, et en l’espace de quelques jours, l’atmosphère du globe en reçoit cent soixante-treize milliards de tonnes. Soit dix-neuf fois plus qu’elle n’en contient en 2028, ou encore trente-sept fois plus qu’elle n’en contenait en 1992.
Quand il reçoit l’appel de Jesse, Diogenes Callare est bien obligé de lui dire qu’il ne sait encore rien. Il est ravi de voir sur l’écran que le gamin roule dans le désert de l’Arizona au volant de sa Lectrajeep, accompagné par une mignonne petite brune.
Ils bavardent quelque temps et, fidèle à son habitude, Jesse dit bonsoir aux gosses ; c’est l’oncle préféré de Mark, qui a six ans, mais Nahum, qui n’en a que trois, n’a pas encore appris à le reconnaître.
Une fois que Di a confirmé à Jesse que personne n’a encore mesuré les conséquences de l’explosion des bombes CRAM dans l’océan Arctique, il fait une pause pour considérer son salon, où les gosses sont en train de jouer, et la porte du bureau de Lori, où elle achève sa journée de travail. La vie est raisonnablement belle. Les meubles sont corrects et bien assortis, il est toujours peu ou prou amoureux de Lori, les gosses semblent d’une intelligence normale et la maison – située sur la zipline de Caroline, à trois quarts d’heure de son bureau de Washington mais à trois cents bons kilomètres de la métropole – est spacieuse et ressemble à une authentique demeure victorienne alors qu’il ne s’agit que d’une copie.
Il se débrouille bien, il Gravit les Échelons, comme aurait dit son vieux. L’espace d’un instant, il se demande si le vieux parle encore à Jesse en majuscules. Probablement pas. Di et son frère cadet ont quasiment eu des pères différents, un tyran dogmatique pour le premier et un papy grincheux pour le second.
Di décide de jouer avec Mark avant de le coucher pour la nuit ; il lui semble toujours bizarre de voir des gosses éveillés à minuit, mais il est bien obligé d’admettre que cette nouvelle méthode, qui veut que les enfants fassent de nombreuses siestes avec l’un de leurs parents, favorise la joie de vivre au détriment de la frustration. Ils tentent de construire une maison avec des cubes, mais Mark s’amuse à renverser périodiquement l’édifice, ce qui ralentit leur entreprise. Comme Di aime bien jouer avec des cubes et regarder Mark les éparpiller, cela ne le fâche guère.
— Que voulait Jesse ? demande Lori en se dirigeant vers la cafetière.
Elle travaille en ce moment sur Massacre en jaune, le seizième volume de sa série consacrée au Massacreur, un tueur en série qui se débrouille toujours pour faire accuser de ses crimes le détective qui le traque. Ce n’est pas grâce à son succès qu’ils ont pu se payer cette maison – le salaire que la NOAA verse à Di y a amplement suffi –, mais ils lui doivent néanmoins leurs boiseries et leurs chambres à coucher surdimensionnées.
— Oh, lui et son petit chou du moment s’inquiètent de la décision de Rivera à propos des missiles sibériens. Ils n’ont pas tort de s’inquiéter, bien sûr, mais comme le petit chou en question est du genre militant, ils s’en inquiètent plus que la moyenne de leur tranche d’âge.
— Ce n’est pas le petit chou idéal, alors, dit Lori en souriant. Heureusement que tout ce que tu demandais à ton petit chou, c’était un corps de déesse et un esprit pervers.
— Ouais. J’espère au moins que, si le petit chou fait cette tronche de coincée, c’est parce que c’est une Profonde, pas parce qu’elle a l’ARTS.
— Esprit pervers, répète Nahum, qui ajoute : Elle a l’ARTS.
— Oups, fait Lori. Espérons qu’il aura oublié ces mots quand maman viendra nous voir.
Di lui lance une œillade, elle lui répond par un sourire, et il se dit soudain que les gosses ne tarderont pas à se pieuter, que Lori arrêtera de bosser vers une heure et demie, au moment où les poussins dormiront à poings fermés, et qu’il serait sympa de se glisser entre les draps avec un adulte, pour une fois.
Lori s’humecte les lèvres du bout de la langue, se retourne pour mieux faire ressortir ses fesses et lui adresse le sourire qui souligne l’une de ses expressions favorites, « Pas mal pour un vieux débris », une expression à laquelle ils ont dû renoncer depuis le jour, deux mois plus tôt, où Nahum a décrété en public que mamie n’était pas mal pour un vieux débris.
On ne sait jamais ce qui va sortir de la bouche des enfants, car voici que Mark étreint la jambe de Di et lui demande :
— On va au lit ?
— Au lit ! approuve Nahum avec enthousiasme.
Et comme le dit la méthode en vogue, Di et Lori n’ont aucune peine à les coucher dans leur grand lit douillet ; les deux enfants se sentent tellement en sécurité qu’ils n’exigent même plus la présence d’un parent à chaque sieste, seulement de temps en temps.
Un cynique ferait observer que Di souffre souvent de manque de sommeil et que, si cette fameuse méthode fonctionne aussi bien, c’est parce que Lori travaille à la maison. Un cynique plus endurci soulignerait que les parents ont toujours manqué de sommeil.
Mais ce soir-là, les gosses se couchent sans chahuter. Et, plutôt que de retourner à son clavier, Lori s’assied à côté de lui sur le canapé.
— Alors, qu’en penses-tu ? demande-t-elle.
— Le fond de l’océan Arctique n’a quasiment aucune influence sur l’évolution du temps, déclare Di en acceptant le verre de cognac qu’elle lui tend. Enfin, la température de ce milieu peut être affectée par le réchauffement global – quand les profondeurs de l’océan se réchaufferont, le système sera déséquilibré d’une manière ou de l’autre, mais à en croire l’ordinateur, cela ne se produira pas avant au moins une génération. Et à ce moment-là, nous aurons sans doute réussi à maîtriser nos émissions et peut-être même à entamer le processus de refroidissement que tout le monde semble souhaiter.
» Non, c’est l’aspect politique des choses qui me tracasse. Nous avons grandi avant le Flash, toi et moi. Le fait que l’ONU ait son mot à dire nous semble toujours aussi incongru. Si encore ils se débrouillaient bien. S’ils n’avaient pas obligé la Russie à accorder l’indépendance à la Sibérie, et les États-Unis à renoncer à l’Alaska, est-ce que tout ceci serait arrivé ? Sans parler de la précipitation avec laquelle ils ont organisé cette frappe. C’est typique de l’ONU. Un point c’est tout. Si Mamie le Président ou Harris Diem s’étaient occupés de cette crise, il n’y aurait pas eu de frappe et les médias n’auraient même pas parlé de la crise – Abdulkashim se serait évaporé en douceur. Rivera est un malin, mais c’est un frimeur qui aime bien voir voler ses avions et exploser ses bombes. Un de ces jours, on tombera sur un agresseur plus futé ou sur un SG plus crétin, et on sera dans la merde.
» Quant à l’aspect météo… aucune raison de s’inquiéter, je crois. La chaleur dégagée par l’explosion ne fera pas augmenter la température des fonds marins de plus d’un centième de degré une fois qu’elle se sera répartie sur la totalité de l’océan.
Elle se blottit contre lui et lui dit :
— En fait, si je me suis arrêtée de travailler si tôt, ce n’était pas pour parler météo.
Il ouvre la bouche pour lui répondre lorsque le téléphone sonne, et comme c’est la ligne spéciale de son bureau de la NOAA, il est bien obligé de décrocher. Sans doute va-t-on lui poser la question que lui a déjà posée Jesse, mais en termes moins policés.
Il comprend que la situation est grave quand apparaît sur l’écran Henry Pauliss, son supérieur, qui a l’air d’être tombé du lit. L’ONU a sans doute constaté un phénomène bizarre et sollicité l’avis de la NOAA, car le service météo des USA est le meilleur du globe – Scuttlebytes affirme d’ailleurs que l’ONU a l’intention de le prendre sous sa juridiction.
Henry pousse un soupir, comme pour prévenir toute protestation de la part de Di.
— Ce que j’attends de toi, c’est que tu me demandes de me recoucher après que j’aurai rappelé le Président pour lui dire de ne pas s’inquiéter, afin qu’elle puisse à son tour rappeler le SG et lui transmettre le message.
— Je te le dirai si c’est la vérité.
— C’est pour ça que je t’ai appelé. Ce n’est pas vraiment ta partie – même si nous comptons également faire tourner les modèles numériques. Ça relève de l’ancienne Section Prospective, et comme elle n’existe plus, ça relève de toute personne bien informée et assez courageuse pour ne rien me cacher.
Di se demande ce que dissimule cette tentative de flatterie.
— Okay, voici la situation.
Et Henry lui explique brièvement que les packs de clathrates se sont brisés et que le méthane se déverse de l’océan Arctique.
— En certains points de la banquise, les émanations sont si denses que des phoques ont péri asphyxiés, et les gars de l’ONU ont tenté d’enflammer le gaz à titre de mesure préventive – mais ça ne sert pas à grand-chose, car la plus grande partie du méthane s’échappe par des fissures minuscules et de façon diffuse. Les satellites de l’ONU ont quand même localisé une centaine de points susceptibles d’être enflammés, qu’ils ont attaqués avec les lasers du Contrôle global de lancement, ce qui devrait réduire le problème de deux ou trois pour cent.
» Autant dire rien ou presque. En fin de compte, nous avons introduit dans l’atmosphère entre cent cinquante et deux cents milliards de tonnes de méthane. Ce qui va multiplier le taux normal par un facteur de vingt. Tu n’as pas oublié les réactions qui ont suivi la dernière Évaluation quinquennale du Réchauffement global. Ils sont morts de trouille à l’idée que… enfin, tu sais.
Di se retient de sourire. En tant que directeur de l’agence reconnue responsable de l’Émeute globale – la plus grosse gaffe depuis l’Expérience de réplication de la NASA qui a failli dévorer la Base lunaire –, ce pauvre Henry est incapable de prononcer ces mots tant redoutés.
Le problème avec la XV, c’est qu’elle donne vraiment l’impression d’être sur place. Comme on avait prévu que la famine se prolongerait au Pakistan, et comme des émeutes avaient éclaté à Islamabad, en moins d’une demi-heure tout un tas d’accros à la XV de Tokyo, Mombasa, Fès, Lima, Ciudad de Mexico et Honolulu se shootaient aux hormones et à l’adrénaline. À Seattle, un groupe de Profonds s’étaient branchés sur le Pakistan juste avant de mener une de leurs « actions » non violentes, à savoir l’assaut d’une unité néonatale, mais ils s’étaient laissé emporter par leurs glandes surexcitées – à moins que, comme ils devaient l’affirmer par la suite, la faute n’incombe au commandant des troupes fédérales, un catholique pratiquant, qui avait ordonné à ses hommes d’ouvrir le feu sur la foule.
Toujours est-il que deux reporters de la XV s’étaient retrouvés dans leur champ de tir, un homme et une femme de la chaîne Infoporno, et lorsque la seconde avait péri dans les bras du premier, les poumons criblés de balles, cinq cents millions de personnes avaient fait l’expérience du moindre de leurs sanglots, du moindre de leurs hoquets, de l’odeur de leur sang et du bruit des détonations…
Quand les glandes s’activent, tout le monde entre en piste, comme on dit sur la chaîne Dance, et soudain toutes les rues de la Terre étaient noires de monde, les vitrines volaient en éclats, les flics tombaient comme des mouches et les pompiers se retrouvaient impuissants à circonscrire le désastre. Et un peu partout, d’autres reporters intervenaient pour faire monter la mayonnaise, pendant que les émeutiers coiffaient leur casque pour jouir en simultané de plusieurs facettes de la réalité.
L’UNIC est capable de faire taire un gouvernement, un groupe donné, voire un consortium de quelques douzaines de groupes, mais il lui est impossible d’intervenir sur plusieurs milliards de liaisons parallèles, dont n’importe quelle combinaison peut mettre en contact quatre millions de reporters et vingt mille chaînes, au rythme de deux signaux codés par milliseconde. L’UNIC avait bien réussi à brouiller quelques canaux çà et là, mais personne ne s’en était aperçu. Des expériences extrêmes qui, en temps ordinaire, n’auraient jamais été diffusées nulle part déferlaient par centaines jusque dans les sociétés les plus répressives.
Ed Porter et ses confrères avaient vécu le plus beau jour de leur carrière. Branchez-vous sur la XV, et vous vous retrouvez sur un trottoir de Londres, devant un grand magasin incendié, puis à Montevideo, où une femme est déshabillée par une foule en furie, puis à Seattle, planqué derrière une voiture renversée au sein d’un vacarme assourdissant, puis à Tachkent, face aux flics surarmés en armures d’insecte, puis à Londres pour un nouvel incendie, puis à Montevideo pour un viol collectif, puis à Tachkent pour un bain de sang, puis c’est un petit tour à Paris, où un reporter s’étouffe dans la fumée d’un appartement en flammes… le tout en trois secondes, avec réception par les cinq sens et pas seulement l’ouïe et la vue.
En fin de compte, si l’Émeute globale n’a pas tourné à la catastrophe planétaire, c’est parce que la plupart des gens préféraient rester chez eux pour mieux se concentrer sur ces scènes de violence et de destruction plutôt que d’y participer avec la XV en programme de fond.
Quoi qu’il en soit, au moins cinq cent mille personnes étaient mortes branchées, ignorant que, pendant qu’elles zappaient entre Séoul livrée aux flammes, Denver livrée aux soldats rebelles, Varsovie livrée aux pillards et Montevideo livrée aux violeurs, leur propre immeuble était en train de brûler. Au total, il y avait eu neuf millions de morts, sans compter les suicides qui ont suivi, les accidents causés par les ambulances et les camions de pompiers, et les crises cardiaques ayant frappé quelques accros de la XV.
Jusqu’ici, personne n’a trouvé un moyen de prévenir la prochaine Émeute globale. Di comprend parfaitement l’inquiétude de Henry. L’UNIC est censé pouvoir prendre le contrôle du net et si nécessaire stopper les communications à l’échelle mondiale, mais vu l’efficacité dont il a fait preuve pour faire taire Abdulkashim quelques heures plus tôt, Di sait que cette affirmation relève de la propagande.
Tout cela lui traverse l’esprit dans le temps qu’il lui faut pour déglutir.
— Très bien, Henry. À mon avis, l’apparition d’une telle quantité de méthane va avoir des effets impossibles à nier ou à dissimuler. C’est en partie grâce au méthane que la planète conserve sa chaleur, et nous ne sommes pas loin de l’équinoxe de printemps dans l’hémisphère Nord. Le printemps va être nettement plus chaud que d’habitude cette année. Fais-leur comprendre que cette crise ne va pas se résoudre par enchantement et qu’il est inutile de la tenir secrète. Donc… que va-t-il se passer, et à quelle vitesse ? Tu m’as dit qu’il y avait entre cent cinquante et deux cents milliards de tonnes de gaz – est-ce un chiffre définitif ?
— C’est une estimation basée sur les packs qui ont déjà disparu, et comme il semble que nous ayons affaire à une réaction en chaîne, ce chiffre est probablement en dessous de la vérité. Quant à la vitesse de propagation du phénomène… je n’en ai aucune idée. Combien de temps met un gaz relativement peu dense pour remonter à la surface ? Le méthane n’est pas très soluble dans l’eau, donc aucun espoir de ce côté-là ; en outre, je suppose que le gaz qui se dissoudra ne fera que prévenir la dissolution du gaz qui apparaîtra par la suite. Combien de temps lui faut-il pour traverser la banquise ? À mon avis, il lui a suffi d’une heure pour remonter jusqu’à elle depuis le fond de l’océan. Et il y a tellement de fissures dans la glace, larges ou étroites, qu’il ne lui faudra que deux ou trois heures pour franchir cet obstacle. Nous avons pensé à lâcher des bombes sur la banquise – à brûler le méthane qui s’en échappe –, mais cela ne ferait que causer l’apparition de nouvelles fissures et par conséquent de méthane supplémentaire. Je crois qu’on va tenter le coup, pour ne pas rester sans rien faire, mais ça ne servira sans doute pas à grand-chose. Donc, et je te parle officieusement, je pense que l’atmosphère du globe sera infectée dès demain.
Di lâche un sifflement, se penche en arrière, attrape son terminal et l’ouvre sur la table.
— Il faut que je te rappelle – et j’ai besoin de chiffres précis, le plus tôt possible. Je suis déjà en mesure de faire quelques projections. Et tu as raison : nous avons besoin des Prospectivistes.
L’espace d’un instant, il a envie de faire remarquer à Henry que c’est lui qui a viré les « Penseurs sauvages », sous prétexte que les scénarios imaginés par la Section Prospective étaient des plus improbables et tendaient à effrayer les électeurs et les contribuables.
Mais s’il ne l’avait pas fait, c’est lui qui aurait été viré, et ils se seraient retrouvés avec un technocrate incompétent à sa place.
— Si je me souviens bien, dit Di, il existe plusieurs procédures pour chasser le méthane de l’atmosphère…
— Exact, acquiesce Henry. Nous devrions sélectionner celles qui sont susceptibles d’être accélérées ou altérées…
— Nous n’en sommes pas encore là. Ce qu’il faut déterminer, c’est la durée pendant laquelle le gaz sera présent à forte concentration. Si ce n’est que deux ou trois jours, il ne se passera pas grand-chose, mais si c’est une vingtaine d’années, nous sommes dans la merde.
— Compris.
— Et, Henry… tu devrais vraiment battre le rappel de toute l’équipe de Prospective. La plupart des gens qu’il te reste ne sont que des amateurs.
Henry semble presque ravi.
— Je t’avais déjà précédé sur ce point. Carla Tynan vient juste après toi sur ma liste de personnes à contacter. Et j’ai l’intention de la supplier à genoux jusqu’à ce qu’elle accepte de prendre la tête de l’équipe d’intervention – quelles que soient ses conditions. Ensuite, je me remettrai à genoux pour qu’on accepte de l’embaucher.
Di Callare ne peut s’empêcher de sourire.
— Tes genoux vont être dans un sale état.
— Je sais. Mais personne n’en sait autant qu’elle sur les interactions naturelles du genre bizarre qui risquent de se produire dans un tel contexte.
— Eh bien, je suis impatient de bosser à nouveau avec elle. On en apprend tous les jours.
— Mouais. Mais ce qu’on apprend n’a pas toujours rapport avec la météo ou le climat. D’accord, je ferais mieux de rappeler Hardshaw avant de la contacter. Prends soin de toi, et je te rappelle dès qu’un des endormis de mon équipe aura déniché les chiffres que tu demandes. Tu ferais mieux d’aller au lit… tu risques de ne pas tellement dormir dans les jours qui viennent.
Henry raccroche et Di se tourne vers Lori, pour découvrir qu’elle a écouté toute la conversation en restant hors du champ visuel du téléphone.
— Tu as entendu ?
— Oui.
Elle commence à déboutonner son chemisier et lui lance une œillade encore plus aguicheuse que d’habitude.
— Obéis donc à ton patron. Profite de la situation pendant que tu en as le temps…
Vers le milieu du XXe siècle, les compagnies de téléphone ont appris à vendre les pauses durant les communications une fois qu’elles ont disposé d’une quantité suffisante de lignes. Si une personne ne parle que durant quatre-vingt pour cent de sa communication, alors on peut interrompre celle-ci dès la première pause, pour la faire basculer sur une autre ligne dès qu’un des correspondants reprend la parole, le tout assez vite pour que personne ne remarque cette brève interruption – conséquence : quatre lignes suffisent pour transmettre cinq conversations.
Durant les années 1960, le ministère de la Défense, soucieux de maintenir les communications en cas de guerre nucléaire, a créé Arpanet, qui a engendré Internet, un terme que les plus anciens préfèrent encore dans leur jargon à celui de net, qui a fini par le remplacer ; le courrier électronique diffusé par ce système connaît sa destination, et il saute d’un point à un autre sur le réseau en saisissant toutes les occasions de se rapprocher de son destinataire.
En 1990, les agences de renseignement découpaient leurs messages en tranches pour rendre toute écoute impossible ; une tranche d’une seconde traversait le pays par le canal d’une transmission par micro-ondes, la suivante se baladait sur un canal satellite en sommeil, la suivante faisait le tour du monde en sautant d’un relais satellite à un autre, et le tout était reconstitué en bout de course dans un téléphone.
En 2028, cette technique est toujours utilisée, mais pas seulement pour des raisons de sécurité ; c’est tout simplement la façon la plus efficace d’exploiter les milliards de liaisons par fibre optique ou par laser entre la Terre et les satellites de communication. Mais l’effet reste le même : personne ne peut brouiller une information tant que celle-ci se déplace simultanément sur plusieurs pistes. On peut empêcher qui on veut d’écouter ou de s’exprimer… mais c’est tout.
Et l’ONU, les gouvernements et les corporations dépendent de ces milliards de canaux. Ils ne peuvent pas plus se débrancher que vous ne pouvez cesser de respirer ; ou disons plutôt que les conséquences seraient les mêmes.
C’est l’après-midi dans l’ouest du Pacifique et le temps est doux et chaud. Carla Tynan a fait remonter son yacht à la surface pour prendre un bain de soleil sur le pont. Quelques années plus tôt, quand elle travaillait pour la NOAA, elle a consacré le plus gros des revenus de ses brevets à faire immuniser sa peau contre le cancer, afin de pouvoir profiter du soleil quel que soit l’état de la couche d’ozone, et à financer l’achat de Mon Bateau, son yacht submersible.
Elle s’est donc retrouvée officiellement fauchée, ce qui a plutôt contrarié Louie, son mari à l’époque, bien qu’elle ne lui ait jamais demandé ni piqué un seul cent.
Elle remonte ses lunettes panoramiques sur son nez, se gratte un peu partout (personne ne peut l’espionner en plein océan) et décide de ne plus penser à Louie pendant quelque temps. Peut-être qu’elle va réfléchir aux deux articles sur lesquels elle doit bosser… il est grand temps pour elle de se livrer à une activité scientifique prétendument désintéressée si elle veut conserver sa réputation auprès de ses confrères. C’est parce qu’il a négligé cet aspect de sa carrière que ce pauvre Henry Pauliss a fini fonctionnaire.
D’un autre côté, ça fait un bail qu’elle n’a pas fait ses comptes, et peut-être devrait-elle concevoir un système ou un algorithme destiné au secteur privé, histoire de se faire un peu de blé. Elle aimerait équiper Mon Bateau de deux ou trois autres gadgets, et elle a encore une ardoise chez la boîte cadcam de Tanzanie. Et puis ça fait plusieurs semaines qu’elle glande, consacrant tout son temps à la pêche, à la baignade et aux bandes sentimentales. C’est le troisième tour du monde qu’elle effectue à bord de Mon Bateau, et cette fois-ci elle s’est contentée de relier Zanzibar à Singapour sans faire la moindre escale… comme elle a fini par se l’avouer, une fois qu’on a vu cette planète deux ou trois fois, peut-être qu’on n’en a pas exploré tous les recoins, mais on a quand même la désagréable impression qu’il n’en reste pas beaucoup.
Et justement, c’est peut-être pour cette raison que Louie était si séduisant à ses yeux. Reconnais-le, Carla… il faisait partie des huit personnes à avoir posé le pied sur une autre planète. Certes, il n’en parlait pas beaucoup, et ce qui l’avait apparemment le plus impressionné, c’était une sensation d’« isolement absolu » – la seule fois où il s’était laissé aller à la poésie.
Elle se redresse sur ses coudes et contemple son corps en gloussant. Comment imaginer qu’une femme aussi trapue et musclée – elle avait fait des poids et haltères à la fac mais avait un peu grossi depuis cette époque bénie – ait pu attirer l’attention du commandant en second de la Mission Mars ? Dieu sait qu’il ne manquait pas de jolies groupies à son retour sur Terre, mais moins de deux ans après celui-ci, il s’était retrouvé en train de monter Carla Schwarz, femme de science.
La mère de Carla avait mis le doigt sur le problème deux heures après avoir rencontré Louie : « Vous cherchez tous les deux quelqu’un à bichonner et vous avez tous les deux horreur qu’on vous bichonne. »
Apparemment, maman avait mis dans le mille, car regardez où en est Carla aujourd’hui : Mon Bateau, où elle a tout juste la place de vivre et de travailler, ne lui semble nullement trop petit, et quant à Louie – tiens, peut-être passe-t-il au-dessus d’elle en ce moment même –, il veille en solitaire sur la dernière station spatiale américaine. Ils doivent se retrouver pour « cinq bons repas et une longue séance au lit » la prochaine fois qu’il sera redescendu sur Terre et qu’elle aura jeté l’ancre dans un port ; soit dans un an ou deux, mais ni l’un ni l’autre ne semble pressé.
Peut-être appellera-t-elle Louie plus tard dans la soirée. En règle générale, il semble toujours ravi de l’entendre, et ça fait quelques semaines qu’elle est sans nouvelles de lui.
Autant pour ses bonnes résolutions.
Son téléphone-bracelet se met à sonner. C’est Henry Pauliss, qui lui apporte des informations plutôt stupéfiantes ; il semble qu’elle ait trouvé une occupation pour les prochaines semaines.
Lorsque la XV est apparue en 2006, on l’a aussitôt accusée d’être encore plus néfaste que la télévision tant elle monopolisait l’attention de ses utilisateurs. Mais on l’a aussi louée parce qu’elle permettait à tout le monde de vivre un savoir et une expérience donnés. Branchez un gamin des quartiers difficiles sur le crâne d’un ingénieur, faites-lui vivre la joie qu’on éprouve en concevant un nouveau modèle d’hélice pour turbine, puis celle de tenir dans ses mains l’objet tout frais sorti de la boîte cadcam, et ensuite faites-le redescendre dans sa classe et dites-lui : « C’est pour ça que tu as envie d’apprendre les maths. » Ou encore, prenez un adolescent obèse, timide et binoclard, glissez-le dans la tête d’un mec bien foutu et sûr de lui, puis récupérez-le et déclarez-lui : « Tout ceci peut être à toi, pour de bon, à condition que tu fasses un peu de gym et que tu suives des cours de développement de la personnalité. »
Prenez un psychopathe totalement dénué d’empathie et faites-lui vivre l’expérience d’une victime. Et c’est là qu’est apparu le défaut de la cuirasse.
Quelques années s’écoulèrent avant qu’on puisse soumettre un prisonnier à ce traitement. Il se trouva qu’une journaliste de la XV avait été violée, mutilée et laissée pour morte pendant que son enregistreur continuait de tourner. Nombre d’experts déclarèrent officieusement que si un criminel récidiviste était exposé à cette bande et prenait conscience de ce que ressentaient ses victimes, il cesserait aussitôt de sévir.
En fait, les criminels qui eurent la possibilité d’éprouver la terreur et les souffrances qu’ils infligeaient à leur prochain en retirèrent un plaisir décuplé. C’était exactement l’effet qu’ils cherchaient à produire chez les autres. Un prisonnier jusque-là modèle fut tellement excité par la bande XV qu’il viola le gardien qui le reconduisait dans sa cellule.
Les grands cyniques de la race humaine, de Lao-Tseu à Simone de Beauvoir en passant par Ben Jonson, n’auraient eu aucune peine à prévoir ce phénomène, mais le cynisme est une philosophie aussi raisonnable que civilisée. Quand on vit au sein de la violence généralisée, on doit se forger des principes sacrés pour justifier cette violence. À la fin du XXe siècle, le plus brutal de l’Histoire humaine, il ne restait plus que des idéalistes. Même lorsque apparurent des bandes enregistrées de force sur des victimes de viols, la XV, à l’instar de tous les autres modes d’information, était à l’abri de toute censure. La technologie – ainsi que les fantasmes de toutes sortes de fanatiques – excluait cette solution.
Ça va mal pour Berlina Jameson. Charlie, le crétin qui dirige la station, a cessé de l’engueuler, ce qui est une bonne chose, mais il a appelé Candice, la propriétaire de la station, pour qu’elle l’engueule au téléphone, ce qui est décourageant, d’autant plus que l’engueulade est plus ou moins la même : elle n’aura ni congé ni frais de mission pour exploiter son « idée de dingue ».
Berlina n’a pas envie de renoncer à ce boulot, car toutes les banques de données publiques en seront aussitôt informées, et comme son crédit n’est plus très bon, on va lui tomber sur le râble si elle démissionne pour la quatrième fois en trois ans.
Mais son idée est si fabuleuse. Pendant que Candice continue de vitupérer, elle entend dans sa tête des voix familières…
« Ici Edward R. Murrow, qui vous parle de Londres. Un nouveau bombardement allemand, bien plus important que les précédents…»
« Ici Walter Cronkite, en direct de Houston. Ce soir, si tout va bien, des hommes vont atterrir sur la Lune…»
« Ici Wendy Lou Bartnick… Je me trouve à cinq ou six kilomètres de l’immense cratère qui a rayé Port-au-Prince de la carte. La seule lumière qui m’éclaire est celle du ciel incandescent : il n’y a plus d’électricité et je n’aperçois aucune lampe excepté la mienne…»
Ces bandes ne cessent de défiler dans sa tête, tout comme elles ont défilé sur ses systèmes audio et vidéo durant plus de la moitié de son existence, tant et si bien qu’elle est capable de les réciter mot à mot, image par image. Nombre de gamins se vantent de pouvoir faire l’expérience de la XV sans gants ni lunettes pour les couper du monde réel, de vivre en même temps le réel et le virtuel. Berlina se considère comme plus douée qu’eux – elle reçoit la radio et la télé dans sa tête, tous les grands reportages de ces quatre-vingt-dix dernières années, suivis par la voix chaude d’une nouvelle présentatrice : « Ici Berlina Jameson, en direct de…» Et son nom va rejoindre ceux de Murrow, Shirer, Sevareid, Cronkite, Donaldson, Walters, Bartnick…
Elle s’efforce d’oublier que Bartnick n’est pas une ancêtre, qu’on l’a obligée à prendre sa retraite quelques années après que son reportage sur Port-au-Prince eut fait d’elle la présentatrice vedette de CNN. La XV a sonné le glas du journal télévisé.
Et personne n’a pu se reconvertir. La XV fait tout ce que la TV était incapable de faire. Le type qui a été viré pour avoir piqué une crise d’hystérie lors de l’explosion du Hindenburg aurait reçu une augmentation s’il avait bossé pour la XV. Avec la XV, ce n’est pas le cerveau qui travaille mais les glandes : quand les glandes s’activent, tout le monde entre en piste, dit la chaîne Dance ; ne le voyez pas, mais soyez-y, dit Extraponet ; dansez sur nos infos, dit Passionet.
Ces idées ne sont pas neuves, mais il est plus agréable de se les repasser que d’écouter Candice.
— Berlina, je ne comprends pas pourquoi tu n’arrives pas à admettre qu’on n’est plus en 1968, bordel ! Il ne sert à rien de braquer un micro et une caméra sur l’événement alors que la XV le fait vivre au public.
Candice exhale un gros nuage de fumée ; un jour, Berlina a jeté un coup d’œil en douce à son ordonnance de cigarettes chimiques, découvrant qu’elles étaient composées de tranquillisants, de relaxants musculaires et d’une quantité d’excitants suffisante pour ne pas l’abrutir quand elle se détendait. Peut-être devrait-elle revoir ses doses.
Comme elle ne cesse pas de déblatérer, Berlina se force de nouveau à l’écouter.
— Je ne sais pas d’où te vient cette fixation. Tu n’as l’antenne que vingt minutes par jour, et si je t’ai engagée, ma poule, c’est uniquement parce que les cinéphiles préfèrent avoir leurs infos entre deux films. Sans doute que ça fait plus vingtième siècle. Ton boulot n’est pas de couvrir l’événement, ni de faire l’événement, ni d’être là pour l’événement. Ton boulot, Berlina… (là, Candice tire une longue bouffée de sa cigarette, assez forte pour assommer un rhinocéros, et se secoue les cheveux de façon très vingtième siècle, ce qui n’a rien d’étonnant vu qu’elle a passé plus de la moitié de sa vie à attendre l’an 2000)… ton seul boulot, j’insiste, c’est de bien remplir ton sweater pendant que tu lis les infos. Le reporter TV est une espèce disparue, Brenda Starr.
Berlina ignore qui pouvait bien être Brenda Starr. Ce n’est sans doute pas un compliment que lui fait Candice.
— Oui, dit-elle. Alors que dirais-tu de… euh. Écoute, je viens juste de rompre avec mon partenaire, et notre liaison était enregistrée. Je n’avais pas l’intention de profiter du congé sans solde de cinq jours, mais j’avais envie d’aller faire un tour en Alaska pour…
Candice secoue la tête.
— Tu sais ce que vont dire les syndicats si tu bosses durant un congé maladie ?
— Je peux préparer un truc pour moi-même, pour me distraire. Ensuite, si tu veux le diffuser, pas de problème. Tout ce que je veux, c’est une accréditation de la station pour me faciliter la tâche… et j’y ai droit du simple fait que je travaille ici.
Soupir de Candice.
— Tu sais qu’on va être obligés de recruter une intérimaire pour te remplacer pendant huit jours ? Et puis merde. (Nouveau nuage de fumée médicinale.) Tu as ton propre matos, je parie ?
— Oui.
— Alors fonce. Si je dois diffuser ton truc, j’ose espérer que tu ne me dénonceras pas.
Elle fait à nouveau cascader sa chevelure – mais pourquoi, se demande Berlina, se trouve-t-il autant de femmes d’un certain âge pour se parer d’une montagne de cheveux ornée d’avalanches de boucles leur descendant au creux des reins ?
— Et je te souhaite bonne chance, ajoute Candice. Si tu n’arrives pas à devenir reporter TV, peut-être que tu pourras opter pour une carrière de Viking ou de forgeron – quelque chose d’aussi demandé de nos jours.
Berlina la remercie, espérant satisfaire son ego sans toutefois lui donner l’impression d’avoir affaire à une lèche-cul. Apparemment, elle y réussit, car elle a droit à deux minutes de discours du genre « j’étais aussi une emmerdeuse quand j’avais ton âge », des souvenirs émus comme aiment en partager ceux qui sont partis de rien pour arriver à pas grand-chose.
Berlina ne bronche pas ; ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Elle sourit encore quand elle raccroche.
Elle descend dans le parking, jette son sac et son manteau dans sa petite voiture, compose le code de démarrage, sort de sa place pour gagner la bande bleue matérialisant le parcours guidé et enclenche l’automatique pour rentrer à la maison. Elle n’a malheureusement pas les moyens de se payer une voiture plus intelligente qui serait capable de se garer toute seule.
Elle s’étire sur son siège et sourit. Banff est plutôt loin de Calgary, mais elle oublie le trajet dès qu’elle est rentrée chez elle, et à présent qu’elle a surmonté l’épreuve de la sortie du parking, la bagnole va faire tout le reste du boulot.
Le concept de foyer est très relatif dans l’esprit de Berlina. Pour commencer, c’est une Afropéenne ; Alfred Jameson était un GI noir, identifié grâce à son ADN, qui a monnayé le privilège de ne jamais la voir. Sa mère était une prostituée allemande. Les premiers souvenirs de Berlina sont ceux d’une école pour enfants afropéens abandonnés, où les bonnes sœurs l’appelaient « Frances Jameson » tandis que les manifestants massés devant les grilles se contentaient de la traiter de « négresse ».
À l’époque, la situation des métis en Europe était déjà difficile, et elle était censée apprendre l’anglais puis être évacuée vers les USA dès qu’elle aurait atteint l’âge requis. Elle s’est évadée à treize ans, fuyant l’école sombre et humide et la cruelle Bavière pour aller vivre à Berlin, sale, glacée et libre.
À dix-neuf ans, elle avait pris le nom de la ville qu’elle aimait tant, mais c’était un geste pour la forme. La Berlin qu’elle connaissait avait disparu, ses rues étaient envahies de soldats venus d’ailleurs, dont la mission était d’assurer la consolidation et la « purification culturelle » de l’Europe. Elle s’était baptisée Berlina en remplissant un formulaire à bord du staticoptère qui l’emportait vers l’USS George Bush, durant la toute dernière semaine de l’Expulsion.
Avant que le parti Uno Euro ne remporte les élections et ne réécrive la Constitution européenne, Berlin était un lieu empli d’anachronismes où tout le monde rejetait les idées neuves, ce qui représentait le seul point commun entre tous les mouvements artistiques en présence, des protonihilistes aux préélecteurs. Elle s’était prise de passion pour les infos lorsqu’elle avait confectionné un sampler pour un groupe de danseurs qui faisaient leur numéro sur fond d’extraits de vieux reportages accommodés à la sauce drum tout en glapissant les messages que leur transmettait la XV.
Lorsque l’Édit de 2022 a expulsé tous les Afropéens, la plupart d’entre eux se sont retrouvés en Amérique du Nord, ce qui lui a donné l’impression de retourner au pays de son père. Depuis lors, elle est passée d’un boulot à l’autre, subissant sans arrêt des discours similaires à celui de Candice.
Berlin lui manque plus que jamais. Elle a vécu dans quatre États américains et deux Provinces pacificanadiennes…
Le Ma, le Ny, le Wa,
Le Bic, le Nid, le Pa,
Et puis l’Az, et puis l’Ab,
… comme elle aime à le chantonner. Sans doute n’ira-t-elle plus nulle part, car elle ne trouve pas de rime à Ab.
Alors que la petite voiture gravit la route en lacet conduisant à Banff, une subite tempête de neige printanière se déverse sur le pare-brise, puis disparaît dans la nuit. Heureusement qu’elle n’a pas à se soucier d’une sortie de route. Elle allume la XV, en quête d’un reporter vraiment neutre qu’elle ne trouvera jamais ; l’espace d’un instant d’horreur, sa main s’arrête sur Passionet et elle se retrouve dans le crâne de Synthi Venture. Elle est blottie entre les bras robustes de Quaz, le chevalier servant du moment, au sein du blizzard qui souffle sur Point Barrow, et se prépare à rentrer pour faire l’amour devant la cheminée avant de retourner auprès de Rock (l’autre sommet de son triangle amoureux) qui doit lui donner un petit cours de météorologie.
Le plus horrible, se dit Berlina en zappant sur Extraponet qui a envoyé un reporter survoler l’océan Arctique à bord d’un appareil de l’ONU, c’est que tout le monde se fiche que Synthi ait lu son script à l’avance ; les gens veulent savoir ce qui va se passer ensuite, ils aiment que Synthi se raconte ses expériences avant de les vivre.
L’avion transportant le reporter d’Extraponet arrive au-dessus d’une fissure. Devant lui, une colonne de gaz enflammé se dresse vers le ciel sur une hauteur de plusieurs kilomètres. Effet facile, se dit Berlina avec un rictus. Si l’avion vole à basse altitude, c’est uniquement pour faire frissonner les branchés.
L’appareil vire de bord pour éviter les flammes. Le reporter se trouve dans une bulle à l’avant, et le pilote ne lui a pas dit grand-chose. Tandis qu’ils tournent autour de la colonne de feu, dont l’éclat pare la banquise de jaune, d’ambre et d’or, elle obtient les informations qu’elle recherchait : cette opération ne va pas résoudre la crise et tout le monde le sait.
À en juger par ses pensées, le reporter est spécialisé dans les problèmes d’environnement, et Berlina le remercie mentalement des données qu’il lui fournit : un effet de serre plus grave qu’on ne l’aurait cru, l’importance de l’équinoxe de printemps, la teneur plutôt circonspecte des réactions de New York et de Washington, une situation vraiment critique…
La XV donne vraiment l’impression d’être sur place, concède-t-elle, ainsi que celle de disposer de connaissances supplémentaires, mais elle a quand même la sensation de souffrir d’amnésie et de subir un lavage de cerveau destiné à modeler son opinion.
Elle éteint la XV, ôte son casque, ses lunettes et ses gants. Les flocons de neige commencent à luire, ce qui signifie que le soleil point au-dessus des Rocheuses. Mais en temps normal, elle ne se coucherait que dans trois heures, et elle aura encore le temps de faire ses bagages ; elle dormira sur la route, ce qui lui permettra de récupérer pendant que l’Alaska Highway défilera sous ses roues à une vitesse de trois cents kilomètres à l’heure.
— Peu importe, dit-elle. Quand j’aurai rappelé au public ce que c’est que de vraies infos, la XV sera aussi morte que les journaux sur papier ou les crieurs publics.
Synthi, tu n’es plus branchée sur la réalité, se dit Mary Ann Waterhouse. On l’a enfin autorisée à sortir du net pour prendre un peu de repos, à ne plus capter les frissons de Synthi dans sa fiche, et bien qu’elle souffre d’une migraine carabinée, bien que son corps soit fourbu et moulu, elle est si soulagée de disposer de ces dix heures de répit que ses joues sont baignées de larmes.
Mary Ann s’efforce toujours de se rappeler qu’elle n’a pas changé, qu’on a seulement modelé son corps pour attiser l’envie de la plupart des femmes (et le désir de la majorité des hommes), qu’elle dispose d’un compte bancaire faramineux et d’une personnalité parasitaire, mais il lui suffit de se regarder dans la glace pour ne plus se reconnaître.
Elle était déjà bien fichue – les têtes se retournaient sur son passage – avant qu’on la dote de ces seins de fantasme, avant qu’on décore son cul de galbes impossibles, avant qu’on dégraisse ses jambes à coups de micro-ondes, avant qu’on aplatisse son ventre grâce à une gaine de plastique sous-cutanée.
Sans parler des injections mensuelles qui font virer ses cheveux du blond paille au rouge feu.
— J’étais tout simplement mignonne, dit-elle à haute voix. Et je me trouvais belle.
Et merde. Voilà qu’elle pleurniche encore. Ça fait deux ou trois mois que ça dure, chaque fois qu’elle se débranche, et il lui faut une bonne heure pour se calmer ; elle est sûre que ce n’est pas normal. Son temps de repos est précieux. Elle n’a pas envie de le gaspiller ainsi.
Elle n’a personne à qui se confier. C’est une fille unique, son père a disparu quand elle avait six ans, sa mère est morte, et elle était sans petit copain depuis trois mois le jour où Passionet l’a engagée et a créé Synthi.
Personne à qui se confier excepté Karen, avec qui elle bossait au Service de traitement des données. Quand Mary Ann a été sélectionnée après son audition, elles se sont juré de rester amies, et elles se sont bien débrouillées jusqu’ici, si l’on considère qu’elle pourrait acheter chaque mois l’immeuble de Karen sans écorner son budget, et que Karen lui a avoué, après bien des hésitations, qu’elle passait tout son temps libre dans la tête de Synthi. Mais il n’est que six heures du matin à Chicago et Karen doit aller au bureau (elles ont envisagé de travailler ensemble, Mary Ann engageant Karen comme secrétaire particulière, mais toutes deux ont eu assez de bon sens pour comprendre que cela aurait sonné le glas de leur amitié, voire de la personnalité de Karen).
Elle n’a pas parlé de ses crises de larmes à Karen. Elle sait que celle-ci lui en voudrait de ce pieux mensonge.
Enfin…
Elle s’est levée tôt et, grâce à Dieu, Sa Fatuité Quaz était parti avant son réveil ; elle ne dort jamais durant ses périodes de repos – cette tâche échoit à Synthi, ou plutôt, comme l’a expliqué le psy du net, elle s’endort en tant que Synthi, fait les rêves de Mary Ann, se réveille à nouveau en tant que Synthi, mais c’est Mary Ann qui encaisse les chèques. Un bon plan.
Elle va se laver le visage dans la salle de bains, espérant que cela tarira le flot de larmes. Raté. Ça ne marche plus. Les larmes continuent de couler, comme si elle était destinée à chialer le reste de sa vie.
À quoi t’attendais-tu, Mary Ann ? Ou plutôt Synthi ? Qui es-tu à présent ? Elle interroge son reflet, elle ne sait plus si elle pense à haute voix. Si tu passes le plus clair de ton temps à être quelqu’un d’autre, comment peux-tu savoir ce qui te fait pleurer ?
Elle ouvre le robinet d’eau chaude de la baignoire, puis appelle la réception pour commander un petit déjeuner copieux qu’elle est sûre de pouvoir avaler : œufs, steak haché, patates, le genre de bouffe consistante que Synthi ne consomme jamais, alors que ceux et celles qui se branchent sur elle, la suivant dans l’univers exotique des riches et des puissants, se délectent de plats somptueux qu’ils seraient incapables de se payer ou de se préparer.
Pendant que son bain coule, elle attrape son lecteur et scanne sa bibliothèque personnelle en quête d’un bouquin. Ce qui différencie Mary Ann de Synthi, et cela n’a rien de surprenant, c’est que Synthi ne lit jamais.
Elle se sent presque joyeuse lorsqu’elle se coule dans la masse de bulles et lit la scène de l’auberge de Bree ; elle connaît si bien Le Seigneur des anneaux qu’elle peut l’ouvrir n’importe où et se délecter de n’importe quel passage. C’est peut-être une perte de temps, mais ce temps lui appartient et elle en fait ce qu’elle veut. Elle a toujours sur elle une pile de livres d’histoire et d’ouvrages sur le théâtre, des trucs qu’elle a bien l’intention de lire un jour et d’autres dont elle garde un bon souvenir, mais ces derniers mois elle n’a revisité que Le Seigneur des anneaux, The Once and Future King[6] et Le Portrait de Dorian Gray. Des livres qu’elle a lus au moins dix fois.
Dans une heure ou deux, elle appellera Karen à son bureau.
On frappe à la porte et elle hurle : « Entrez ! » Le groom pousse un plateau roulant, et elle lui demande de l’apporter dans la salle de bains ; il semble mal à l’aise et elle comprend qu’il a dû se brancher sur Rock, Stride ou Quaz, les reporters de Passionet avec qui elle fait équipe, ce qui a dû lui donner l’expérience d’un homme sophistiqué sachant exactement quoi faire de son corps de déesse dans toutes sortes de lieux exotiques. Le Marriott de Point Barrow n’est pas précisément l’hôtel le plus chic de la planète, et sans doute ne s’est-il jamais imaginé qu’il apporterait son petit déjeuner à une Synthi toute nue dans sa baignoire.
Il détourne les yeux ; c’en est presque comique.
— Je suis planquée sous la mousse, lui dit-elle. On voit mon visage en sueur et mes cheveux trempés, mais c’est à peu près tout.
— Ça fait quand même bizarre, répond-il en poussant le plateau vers elle.
— Je n’en doute pas. (Obéissant à une impulsion, elle ajoute :) Je m’appelle Mary Ann Waterhouse, personne ne nous enregistre, j’aime lire des vieux bouquins que tout le monde a oubliés, et j’ai les larmes aux yeux chaque fois que j’écoute La Création de Haydn.
Il recule comme s’il avait peur de se faire mordre. Elle se rappelle ce qu’elle éprouvait, à l’époque où elle avait un vrai boulot, quand elle était entourée d’inconnus susceptibles de la faire licencier.
— Ça ira. Quand vous raconterez à vos amis que vous m’avez servi mon petit déjeuner, dites-leur que je suis une femme comme les autres et citez ces détails pour le prouver.
Elle attrape son sac à main – courant le risque d’exhiber un sein, mais il veille à ne pas la regarder – et lui accorde un pourboire plus que généreux.
— Sur qui vous branchez-vous ? demande-t-elle. Sur Rock ?
Il a un petit rire nerveux.
— Oui.
— Eh bien, si vous voulez me revoir, lui et moi allons faire équipe pendant quelques semaines à partir de ce soir. Quaz s’est vu confier une autre mission.
— Merci, je m’en souviendrai. Euh… puis-je vous demander… lequel préférez-vous ?
Cette question est précisément celle à laquelle elle n’a pas le droit de répondre, mais il est rare qu’elle ait une conversation banale avec un branché et, maintenant qu’elle y pense, cette question est aussi la plus naturelle qui soit. Cependant, elle temporise…
— De quel point de vue ?
— Oh, euh…
Il vire à l’écarlate. De toute évidence, c’est à ça qu’il pense.
— Eh bien… voyons. Quaz est très expert. Stride est un peu le mauvais garçon de la bande, et il est du genre grossier, mais… eh bien, il est vraiment très excité quand on… enfin, vous voyez. Et il sait satisfaire une femme. Rock… eh bien, c’est un type ordinaire, très chaleureux. Je pense qu’il a plus d’affection pour moi que les deux autres.
Le visage du groom est empreint de reconnaissance.
— C’est important pour vous d’être affectueux, n’est-ce pas ? demande Mary Ann en s’efforçant de ne pas paraître étonnée.
L’affection, après tout, ne demande qu’un travail très simple depuis que Petrokin a mis au point sa Méthode de sincérité, il y a vingt ans de cela.
— Oui. Je veux dire, j’aimerais être aussi habile que Quaz ou aussi… vous savez quoi… que Stride, mais cette chaleur que dégage Rock, c’est ce que je… enfin, vous voyez. Je crois que vous me comprenez. Je préfère que les gens m’apprécient pour ce que je suis.
Il se permet un sourire. Le style de ce sourire – sans doute est-ce inconscient de sa part, se dit-elle – est une imitation (en plus exagéré) de celui de Rock quand il applique la Méthode.
Ils bavardent encore quelques minutes et elle lui explique que, oui, elle est bel et bien devenue Synthi Venture après avoir passé une audition, mais elle avait auparavant suivi six ans de cours d’art dramatique, travaillé comme serveuse, actrice à tout faire et gestionnaire de données. C’est une belle histoire, mais en plus elle est vraie, et peut-être qu’il pourra un jour raconter la même s’il devient célèbre.
Après le départ du groom, elle se rend compte qu’elle va dévorer son petit déjeuner. Celui-ci n’est pas aussi savoureux que ceux qu’elle mangeait jadis à trois heures du matin, après avoir joué Oncle Vania, dans un café plein d’amateurs de théâtre, de gauchistes et de clochards cinglés, mais il est nourrissant et nettement moins recherché que les trucs bizarres dont se délecte Synthi. Elle l’achève sans avoir poursuivi sa lecture, puis se frictionne consciencieusement le corps. Lorsqu’elle s’essuie, deux heures se sont enfuies sur les dix que compte sa période de repos.
Elle contemple son reflet dans le miroir et sent les larmes perler à ses paupières. Un des problèmes de la XV, c’est que les expériences qu’elle permet de vivre sont filtrées par une sorte de gaze émotionnelle ; c’est pour ça qu’un personnage mélodramatique comme Synthi fait partie des mieux définis, et cela explique le succès de l’infoporno, où la douleur et la terreur sont omniprésentes. La glace lui renvoie les traces de sa dernière « étreinte » avec Quaz. De gros hématomes sur ses seins parfaits et les sillons laissés par les ongles – ou plutôt les griffes – de son amant sur ses cuisses et son ventre. On l’a insensibilisée à la douleur, comme d’habitude, mais elle ne peut effacer le souvenir des morsures qu’il a infligées à sa langue pendant qu’il lui ouvrait les mâchoires de force.
Bien entendu, ces chers branchés ont eu droit à une expérience moins intense, et ils n’ont jamais su que… mais en est-elle sûre ? Elle s’examine plus attentivement, oubliant ses plaies et ses bosses, palpant sa chair là où la douleur a triomphé du blocage analgésique, et elle distingue les fines cicatrices laissées par le laser, découvre que là où une femme normale pourvue d’une belle poitrine aurait un bout de peau supplémentaire, ses aisselles ont été pourvues d’un truc ressemblant à un soufflet, que ses seins arborent des cals rosâtres là où on les opère deux fois par an pour éliminer les cicatrices résiduelles – elle ne sent rien quand elle y passe l’ongle du pouce, et ses grandes lèvres si proprettes portent aussi toutes sortes de cicatrices.
Comment peut-on être excité par une femme aussi raccommodée que le monstre de Frankenstein ?
Elle fouille son esprit et se rend compte que ses partenaires ne sont pas mieux lotis qu’elle. Le cou de Quaz présente quantité de suçons, et son dos, si souvent griffé par Synthi (sans oublier Flame, Tawnee et Giselle…) semble avoir été flagellé. Rock, Quaz et Stride sont pourvus d’un pénis aussi maltraité qu’une oreille de boxeur. Leurs bras, leur torse et leur abdomen sont marqués par les injections du stimulateur musculaire.
Elle voit en esprit la fiancée de Frankenstein, une orgie de corps composites qui se déchirent les uns les autres, se réduisant à des tas de fragments tumescents, et elle se croit sur le point de vomir son petit déjeuner, mais elle respire à fond et déclare :
— Je vais exiger des vacances, et s’ils décident de me virer, je me contenterai d’être plus riche que je ne l’ai jamais rêvé. Mais je vais cesser de faire ce qu’ils me demandent tant qu’ils ne m’auront pas dit quand j’aurai droit à un peu de repos, et ils ont intérêt à faire vite car je ne peux pas continuer comme ça. Pas tant que je ne serai pas remise, pas tant que je ne me sentirai pas mieux.
Et elle craque, elle est secouée de sanglots si déchirants qu’elle sent les muscles de Mary Ann Waterhouse se tordre sous la gaine sous-cutanée de Synthi Venture.
John Klieg s’est levé de bonne heure, comme d’habitude, et lorsque les premiers rayons de l’aube éclairent le vieux Centre spatial Kennedy qui s’étend sous sa tour de contrôle, il se frotte les mains en gloussant. Un observateur naïf pourrait croire qu’il retire une partie de son plaisir des écrans disposés tout autour de lui, grâce auxquels il peut embrasser d’un regard toutes les opérations de GateTech, mais leur fonction est purement décorative. Klieg ne les regarde jamais – il paie des gens pour analyser leurs images, et pour chacun de ces écrans (ainsi que pour plusieurs milliers d’autres, qui n’ont rien de décoratif), il y a au moins deux employés de Klieg infiniment mieux informés que lui sur leur contenu.
Plus une centaine d’employés mieux informés que lui sur la totalité de ces écrans. Si j’étais l’un de mes employés, j’aurais intérêt à me virer, se dit-il, et cette idée le fait sourire.
Si ces écrans sont si décoratifs, c’est parce que la plupart des visiteurs du Centre spatial souhaitent seulement voir la grande plaque recensant tous les cinglés qui ont accepté de se faire envoyer sur orbite à bord de bombes volantes. Les plus curieux des touristes vont jusqu’à examiner les petites plaques apposées sur les bâtiments en ruine et les rampes de lancement à moitié effondrées signalés par des panneaux DANGER STRUCTURE INSTABLE, ces petites plaques où figurent des noms et des dates.
Mais rares sont les touristes qui mettent les pieds ici. Si les gens veulent des informations, ils préfèrent visionner les vidéo-clips historiques, et ce qu’ils y voient, outre des fusées fonçant vers les cieux sur des pyramides de feu, ce sont des salles de contrôle emplies d’écrans qui, de par leur quantité, donnent l’impression que toutes les opérations étaient maîtrisées jusque dans leurs moindres détails. (Voilà un intéressant problème de relations publiques, se dit Klieg : comment persuader les gens que ces écrans ne déconnaient jamais et qu’on n’était pas obligé de les surveiller en permanence ?) Il est l’Homme qui a acheté Cap Canaveral, l’ensemble de ces écrans représente pour lui un trophée, et il y fait afficher ce qu’il lui plaît – en l’occurrence les données circulant dans son empire.
Le mot « empire » n’est pas si mal choisi, se dit-il… et pourquoi est-il si philosophe aujourd’hui ? Ce n’est pas qu’il méprise cette activité. Parmi les avantages qu’il a toujours eus sur ses concurrents, il y a une certaine rigueur de pensée qui l’aide à se concentrer sur ses actes et non pas sur l’image qu’il peut en avoir. Il sait qu’il n’est ni un capitaine d’industrie (aucune de ses décisions n’est comparable à celles d’un capitaine de vaisseau, d’infanterie ou de basket-ball), ni un partisan du travail (l’argent ne vient pas du travail mais du fait d’être payé), ni un visionnaire (on doit certes avoir une bonne vision de son but, mais si celui-ci vaut la peine d’être atteint, c’est au voyage qu’on doit consacrer son temps et ses efforts). Non, la clarté philosophique est la clé de sa vie d’homme d’affaires, et il n’a pas l’habitude de se décrire en termes flatteurs – ni celle de se croire immunisé contre ce travers.
Il s’adosse confortablement à son fauteuil – un siège qui lui donne l’allure d’un « commandant de mission », d’un homme qui a réussi, mais qui fait aussi des merveilles pour son dos – et s’autorise à continuer de philosopher. Peut-être qu’il va découvrir quelque chose.
Alexandre pleurait à l’idée qu’il n’avait plus de mondes à conquérir, et ses conquêtes étaient bien moins importantes qu’il ne le croyait.
Cette idée a débarqué sans prévenir. Klieg considère son corps élancé ; il commence à grisonner et refuse de l’admettre. Il laisse ses pensées dériver.
D’où me viennent ces idées d’empire et de conquête ? Une bien pauvre métaphore de sa réussite. GateTech n’a rien d’un empire. Son entreprise doit tout à son réalisme : il savait comment faire de l’argent d’une façon inédite et avait compris que la première grande société exploitant ce nouveau créneau serait en mesure d’y conserver une position dominante.
Okay, fais un bilan, Klieg, et commence par les fondations, se dit-il. Les activités de GateTech sont de quatre types. Premièrement, étudier les recherches effectuées par les autres entreprises. Deuxièmement, effectuer ses propres recherches dans les domaines les plus pointus et déposer des brevets le plus vite possible. Troisièmement, contraindre la concurrence à monnayer l’accès à la technologie qu’elle a elle-même développée.
Quatrièmement, entretenir des lobbies à Washington, à Tokyo, à Bruxelles, à Moscou et à l’ONU pour préserver les lois qui protègent les trois premières activités.
Il a naguère expliqué sa tactique au fils d’un lointain cousin ; s’il avait vécu à l’époque de James Watt, il aurait déposé non pas le brevet de la machine à vapeur mais celui de la bouilloire et du piston ; s’il avait vécu au temps d’Edison, il aurait cherché à breveter les fils de tungstène et l’ampoule de verre ; s’il avait été dans les parages lors des débuts de l’informatique, il aurait tenté de déposer le brevet du clavier. Et le plus grand secret de tous…
Ah ah. C’est là qu’intervient le parallèle avec Alexandre, la notion d’empire et le reste. Je veux parler du fait que GateTech n’a jamais manufacturé un seul produit ni conçu un seul service, et tel est le secret de notre réussite. Nous nous mettons sur le chemin de nos concurrents et ils doivent nous payer pour se débarrasser de nous, voilà tout. Nous fonctionnons à la façon des anciens empires qui se foutaient bien des coutumes locales tant qu’ils encaissaient leurs taxes. À l’instar d’Alexandre et de César, nous laissons nos provinces vivre comme elles l’entendent, comme elles le faisaient avant leur conquête, et nous prélevons notre pourcentage.
Mais ces temps-ci, elles commencent à se défendre bien mieux qu’avant. Rien que la semaine dernière, MitsDoug a déposé avant nous le brevet du plastique déformable, et ces salauds peuvent fabriquer des avions à forme variable sans me verser un seul cent. Combien de milliards m’ont-ils fait perdre ?
Ne t’énerve pas, ne perds pas de temps à te venger.
Anticipe.
Tel est son credo. Le Flash lui a beaucoup coûté, mais pendant que ses concurrents dépensaient des fortunes à traîner les banques devant les tribunaux, cherchant à recréer leurs comptes perdus, GateTech s’est précipitée sur les outils technologiques nécessaires à la récupération des données. Il a gagné plus de fric qu’il n’en avait perdu.
Ses pertes ont été importantes quand le parti Euro Uno a pris le pouvoir et « européanisé » tous les avoirs étrangers, mais ses gains ont été fabuleux grâce à tous les scientifiques afropéens qu’il a recrutés après l’Expulsion.
Ces vingt dernières années, grâce à son intuition et à son service d’espionnage industriel, il a pu déposer quantité de brevets six ou douze mois avant ses concurrents, les obligeant à payer GateTech pour avoir le droit d’exploiter leur propre technologie.
Il étouffe un rire à l’issue de cette séance de réflexion. Pourquoi ne s’est-il pas contenté de jeter un coup d’œil aux projets en cours et de décréter qu’il fallait revoir les échéances ?
Non. C’est pour ça qu’il paie ses subordonnés.
— Glinda, dit-il à haute voix.
Il inspire à fond, expire lentement… attention… la voilà.
Une porte s’ouvre et Glinda Gray entre dans son bureau. N’allez pas croire qu’elle guettait le son de sa voix – jamais il ne paierait quelqu’un pour faire ça – ni qu’elle a renoncé à une tâche vitale pour répondre à son appel. Elle fait partie de ses dix-sept vice-présidents en charge des Opérations spéciales, et elle était en tête de la liste de ceux auxquels il n’avait encore confié aucun projet précis. Mais s’il avait dû sélectionner l’employé idéal pour ce boulot, c’est elle qu’il aurait choisie. Cela pour deux raisons. Premièrement, c’est une pessimiste perfectionniste. Ses rapports font toujours état de tout ce qui peut aller de travers.
Deuxièmement, elle ne lui pose que peu de questions quand il lui assigne une nouvelle tâche.
Elle se plante devant lui et il ébauche mentalement la description que ferait d’elle un reporter TV si elle perdait sa maison suite à un ouragan, si elle se faisait assassiner ou si elle pondait un best-seller : « Une mère divorcée, blonde et plutôt séduisante. » Sa peau présente quelques taches et il la soupçonne de teindre ses premiers cheveux blancs. Elle a les yeux un peu fatigués et, vu la façon dont elle se tient, ses souliers roses doivent commencer à la faire souffrir.
Cela fait trois semaines qu’elle a bouclé son dernier projet en date, et elle a toujours l’air tendue lorsqu’elle attend le suivant car, même si John Klieg ne se séparerait pas d’elle pour tout l’or du monde, il n’arrive jamais à l’en convaincre.
— Asseyez-vous, dit-il, nous en avons pour un moment. J’ai un nouveau projet prioritaire pour vous, et je veux que vous sachiez que, même si vous n’aviez pas été en tête de liste, c’est néanmoins à vous que je l’aurais confié.
Elle acquiesce un peu sèchement et s’assied.
— Le magnéto est branché ? demande-t-elle.
— Oui.
— Enregistrement, accès confidentiel, dit-elle d’un ton ferme.
— Enregistrement en cours, répond une voix mécanique.
Klieg lui sourit avec toute la chaleur dont il est capable.
— J’ai la nette impression que nous négligeons le travail à long terme et, plus précisément, que nous nous intéressons davantage à des brevets mineurs susceptibles de bloquer un seul projet au détriment de brevets plus importants qui s’avéreront nécessaires à des pans entiers des nouvelles technologies.
— Il y a quatorze ans, lui rappelle-t-elle, vous avez vous-même défini notre politique, qui est de bloquer en priorité les brevets d’importance ponctuelle ; selon vous, il est trop facile de contourner un brevet d’importance générale, qui risque d’être dépassé dans les phases ultérieures du développement.
Il hoche la tête ; il est prêt à parier qu’elle n’a jamais réfléchi à cette politique mais qu’elle serait capable de lui exposer en détail toute la réflexion qui y a abouti, même si les débats qu’elle a occasionnés se sont déroulés il y a quatorze ans.
— Appelons ça un changement de politique, dit-il. Nous avons pris de l’importance, ce qui nous permet d’affiner nos recherches et de supporter des actions judiciaires plus onéreuses, et la jurisprudence en notre faveur s’est étoffée. La question est la suivante : sommes-nous capables d’effectuer ce changement ? J’ai l’impression que oui, mais je veux que vous me le confirmiez.
Il se carre sur son siège et parcourt les écrans du regard ; ils ont au moins une utilité, celle de lui rafraîchir la mémoire.
— Je vois trois applications possibles. Premièrement, l’optimisation continue du produit – voyez si nous ne pouvons pas gagner la maîtrise de cette industrie naissante. Deuxièmement, l’abaissement du coût des moteurs à antimatière dans le but de conquérir les marchés du tiers-monde. Et troisièmement… euh… Vous avez une idée ?
Comme à son habitude, Glinda ne le déçoit pas.
— Vous avez capté les infos ce matin ? demande-t-elle. Je crois que j’ai trouvé une troisième application, un besoin qui n’est pas encore précisément défini mais qui risque de l’être très bientôt.
Il se redresse.
— Je vous écoute.
— Avez-vous entendu parler du dégagement de méthane au nord de l’Alaska ?
Il secoue la tête et remarque que les joues de Glinda se sont colorées, qu’elle a l’air bien moins fatiguée. Elle va être en pleine forme pendant les mois à venir. L’espace d’un instant, il se demande pourquoi ce détail est si important, décide une nouvelle fois qu’elle est irremplaçable et l’écoute exposer ses idées.
Quand l’espace a-t-il fini par devenir barbant ? se demande Louie Tynan. Il est assis dans la bulle d’observation – une notice de l’OSHA l’avertit qu’il risque de recevoir une dose de radiations supérieure à la normale, ce qui pimente son plaisir –, déguste une tarte au foie et à l’oignon et contemple la Terre qui tourne au-dessous de lui. Hier, la vue était splendide : les vaisseaux de l’UNSOO qui plongeaient dans l’atmosphère en rougeoyant, les explosions qui faisaient frémir et chatoyer la banquise, et plus tard les flammes de méthane se reflétant sur la glace. Quelques-unes brûlent encore, mais le jour s’est levé dans cette zone et le spectacle a perdu de sa grandeur.
Si Louie a pu conserver ce boulot, se dit-il, c’est en grande partie – et peut-être uniquement – grâce à son sens de l’humour. En 2009, quand il s’est engagé dans le Corps des astronautes, ils étaient plus de deux mille ; trois ans plus tard, lorsque ce corps est officiellement devenu la Force spatiale des États-Unis, intégrant au passage des éléments de la Navy et de l’Air Force, quatre mille cinq cents hommes et femmes étaient qualifiés pour accomplir des missions spatiales et environ six mille Américains avaient voyagé dans l’espace. La première Expédition martienne de l’ONU avait à son bord deux officiers de l’USSF, et si les huit suivantes avaient eu lieu, on compterait une douzaine d’Américains ayant posé le pied sur Mars.
Mais après le premier atterrissage sur Mars, l’histoire des missions lunaires s’est répétée et la plupart des nations terriennes, en particulier les USA, ont peu à peu renoncé à l’espace. Il y a aujourd’hui quarante-quatre astronautes en activité et, alors que quinze ans plus tôt on trouvait toujours une cinquantaine de personnes dans l’espace, aujourd’hui il n’y a plus que Louie. Si sa participation à l’Expédition martienne ne lui avait pas permis de faire jouer le piston, jamais on ne l’aurait envoyé dans la station spatiale Constitution, la dernière des cinq stations américaines encore active.
Il se redresse et examine la Terre. Si l’on compte la Lune, il a vu trois mondes en orbite rapprochée, et seules quatorze autres personnes vivantes peuvent en dire autant.
Si on n’a pas vu ça de ses yeux, si on n’a vu que des photos et si on n’y regarde pas de trop près, je suppose que ça finit tôt ou tard par devenir barbant. L’exploration se poursuit, bien sûr… des stations robots tournent en permanence autour de la plupart des planètes, de Mercure à Saturne, une autre est en route pour Uranus, on a installé des bases robotisées sur toutes les lunes de Jupiter et un dirigeable robot parcourt les cieux de Titan. Il est même possible de se procurer les images filmées par leurs caméras, si bien qu’on peut escalader le mont Olympus ou plonger dans l’atmosphère de Jupiter sans même quitter son salon.
Ce n’est pas la même chose, mais il ne reste plus assez de gens pour expliquer pourquoi.
Le soleil se lève au-dessus du Pacifique ouest, ce qui signifie qu’il éclaire l’océan au-dessus de Carla ; en général, elle préfère faire plonger Mon Bateau quand elle dort ou qu’elle se concentre sur un projet scientifique, se fiant à son pilote automatique.
Et s’il l’appelait ?… non, ce n’est pas une bonne idée : c’est au tour de Carla de le faire, et elle le fera sans doute dans quelques jours.
Il sourit et avale un morceau. Sa relation avec Carla pourrait être comparée à une danse complexe dont le but est de les empêcher de se remettre en ménage. Regardez-les tous les deux, chacun dans son cocon d’acier, isolé du reste de l’humanité… il serait plus facile d’accoupler deux aigles.
Résumons-nous : le programme spatial est de plus en plus du ressort des robots, le seul être au monde qu’il apprécie est un ermite comme lui, et il absorbe tellement de radiations en venant croûter ici qu’on lui interdira probablement de rembarquer à son retour, sans parler du traitement préventif anticancéreux qu’on lui infligera. Il est bel et bien le dernier de son espèce, et la planète qui tourne en dessous de lui abrite sept milliards de personnes incapables de le comprendre. La semaine dernière, il a été interviewé sur la chaîne Dance – il a conservé la fiche XV qu’on lui avait implantée pour l’Expédition martienne – et quand il a capté le programme, il lui a été impossible de reconnaître sa propre expérience tant il avait été remonté.
Ce qu’il a fait de plus passionnant ce mois-ci, c’est de mettre le feu à une fuite de méthane à la demande de l’UNSOO.
D’un autre côté, il bouffe plutôt bien – nettement mieux que lors de son voyage vers Mars – et jouit d’une vue incomparable. Ça vaut sans doute la peine de vivre et de bosser, décide-t-il. Il colle sa bouche à un moniteur, lâche un superbe rot embaumant le foie et l’oignon et redescend au télescope pour travailler.
Dans quoi t’es-tu encore fourrée, Brittany Lynn ?
Brittany Lynn Hardshaw, président des États-Unis, se rappelle que son père lui posait cette question au moins une fois par jour quand elle était petite et qu’elle lui répondait en général « dans le vieux bidon d’huile de la grange » ou « dans un pot de peinture mal fermé ». Il est huit heures et demie du matin, elle contemple le rapport confidentiel de la NOAA que Harris Diem lui a transmis la veille et se demande si elle peut s’y fier.
Elle a consacré tellement d’énergie à prendre le contrôle du gouvernement, aidée dans cette tâche par Harris Diem, qu’elle ne pense pas qu’il s’y trouve encore un élément susceptible de lui dire la vérité. Et cette fois-ci, c’est la vérité qu’il lui faut.
Elle se lève et va jusqu’à la fenêtre donnant sur Pennsylvania Avenue. Quand on a reconstruit les lieux après le Flash, on a interdit le quartier à tous les véhicules, officiellement pour des raisons tenant au respect de l’environnement mais en fait pour éviter qu’on introduise une bombe atomique à proximité de la Nouvelle Maison-Blanche et du Nouveau Capitole.
La seconde bombe responsable du Flash, qui a explosé cent kilomètres au-dessus de Kansas City, serait inefficace en cas de récidive ; toutes les données sont désormais protégées par des cages de Faraday et tous les signaux sont transmis par fibrop.
Mais le cœur du gouvernement est toujours vulnérable, se dit Hardshaw. Nous sommes composés de viande. Nous sommes obligés de nous frotter à des milliers de personnes.
La rue est noire de monde, une fourmilière dont les ouvrières portent toutes un attaché-case. Si trois de ces passants transportaient les éléments d’une bombe CRAM, ils seraient en mesure d’annihiler le gouvernement fédéral – et peut-être que, cette fois-ci, ils diraient qui ils sont et ce qu’ils veulent.
Hardshaw voit en esprit Washington émergeant des marécages, incendiée par les troupes anglaises quelques années plus tard, devenant une cité affairée lors de l’administration Lincoln, sombrant dans l’obscurité avant d’accéder au statut de métropole durant la dépression, la guerre et la guerre froide, se réduisant à l’état de taudis avant le Flash, renaissant de ses cendres nucléaires…
Pour se retrouver capitale provinciale de l’ONU, conclut-elle. Mais elle n’en veut pas à ses prédécesseurs, et elle espère que les deux qui sont encore de ce monde ne lui en veulent pas.
Vivement la retraite, se dit-elle. Bien des années se sont écoulées depuis qu’elle était une fillette crasseuse vivant dans un mobile home perdu dans les montagnes de l’Idaho, près de la cabane en rondins que son père a mis six ans à achever – ce qui n’avait rien d’étonnant pour un homme travaillant à temps partiel et buvant à temps plein. Bien des années se sont écoulées depuis qu’elle était étudiante dans une université de troisième ordre, depuis qu’elle a été élue Attorney General de l’Idaho…
Ressaisis-toi, Mamie le Président : l’heure n’est pas encore venue d’écrire tes Mémoires. Et elle n’est qu’à dix mois de la retraite, après tout. Je me demande si la XV daignera couvrir l’élection ? Le poste de président des USA n’excite plus guère les ambitions. Les Républicains vont présenter un inconnu hawaiien, le ministre du Commerce choisi par Hardshaw ; les Démocrates ont désigné comme candidate la première femme noire à être élue gouverneur de New York ; et la Gauche unie présente un candidat flottant : si elle obtient un nombre suffisant de grands électeurs, ceux-ci choisiront le président parmi eux.
Maintenant, au boulot, Brittany Lynn. Elle se rappelle la façon dont son père prononçait le mot « maintenant », d’une voix annonçant une fessée imminente.
Cela suffit à lui remettre les idées en place. Liu, l’ambassadeur de l’ONU auprès des USA, pratique lui aussi ce genre de menace voilée. Il lui a fait comprendre que l’Assemblée générale envisageait de poursuivre le désarmement des forces nationales, de façon que leur puissance ne dépasse pas dix pour cent de celle de l’ONU. Elle savait que tel n’était pas leur but réel, mais la surprise a quand même été désagréable.
Ce qu’ils veulent, c’est la NASA, la NOAA, le ministère de l’Énergie, les branches scientifiques de l’EPA… la liste n’est pas limitative. Et ce pour les raisons habituelles – une meilleure coordination, une meilleure répartition des ressources globales – et avec les promesses habituelles : l’information restera accessible, les employés ne subiront aucune perte de salaire ou d’indemnités. Aucune raison de se plaindre…
Sauf que si Hardshaw accepte de s’incliner, la prochaine fois que le SG affirmera que l’environnement global doit affronter une nouvelle crise, elle n’aura aucun moyen de savoir s’il dit vrai. Et c’est dans le domaine de l’environnement global que l’ONU n’a cessé de grignoter sur la souveraineté nationale durant ces vingt dernières années.
Avec un peu d’effort, elle arrive à comprendre le point de vue de Rivera ; l’UNESCO et ses services subalternes sont incapables de lui fournir des informations de qualité, et il est obligé de se les procurer auprès des agences scientifiques des Cinq Grands. Et si tu étais Secrétaire général, Brittany Lynn, tu te demanderais constamment si on te raconte des mensonges ou si on te cache la vérité.
Mais elle n’est pas SG et ce n’est pas son problème. Elle s’étire, lisse sa jupe, décroche son téléphone et demande à ce qu’on lui envoie Harris Diem séance tenante – elle sait que ça fait au moins une heure qu’il est à son bureau.
Le plus ironique dans l’histoire, c’est que pour tenir tête à l’ONU durant ces sept dernières années, elle a été obligée de mater le gouvernement fédéral, afin qu’il parle d’une seule voix et devienne l’instrument de pouvoir le plus efficace que la nation ait jamais connu… alors qu’elle a encore moins d’autorité que les présidents qui ont suivi Jackson et précédé Lincoln.
Et par-dessus le marché, à mesure qu’elle accroissait cette autorité toute relative, elle se mettait dans une position où ses subordonnés lui dissimulaient la vérité pour lui dire ce qu’elle souhaitait entendre. Le document qui se trouve sur son bureau est la parfaite illustration de ce paradoxe, et elle est trop futée pour ne pas s’en rendre compte.
La NOAA a dû se faire une opinion raisonnée sur les conséquences de l’apparition de méthane en grande quantité dans l’atmosphère, mais l’auteur de ce rapport a préféré protéger ses arrières plutôt que de l’informer des conclusions de l’agence.
Et pour une fois, elle veut la vérité.
Si tu continues à pinailler sur le vrai et le faux, Brittany Lynn, tu ne deviendras jamais président des États-Unis, lui disait son père lorsqu’elle était en âge de ne plus croire à ses mensonges : l’antique cité espagnole perdue dans les gorges de la Hoodoo River, les extraterrestres qu’il avait rencontrés sur la route de Sand Point, Bigfoot, la cabane qui serait superbe une fois achevée, ses vœux d’abstinence sans cesse renouvelés.
Ce boulot est moins marrant qu’elle ne l’avait jadis espéré, mais il est plus intéressant que celui de caissière au McDonald’s de Boise, Idaho. L’espace d’un instant, elle a failli en douter.
Un carillon ténu lui apprend que Harris va la rejoindre. Elle se ressaisit, se rassied à son bureau, ouvre le rapport au hasard. Dès qu’il franchit le seuil, elle lui lance sans même le saluer :
— Harris, espèce de vieux magouilleur, pourquoi m’as-tu refilé un rapport qui ne m’apprend rien ?
Il s’approche du bureau, pose son attaché-case et se penche vers elle.
— Parce que, en fait, on ne sait strictement rien, patron.
S’ils éclatent de rire, c’est parce qu’ils sont amis depuis vingt ans. Il n’y a rien de drôle, mais chacun d’eux est rassuré par la présence de l’autre.
Yeats craignait que le monde ne tombe en pièces et que le centre ne résiste pas. Ce qui s’est passé en fait, c’est que le centre a cessé d’exister.
Cette disparition a été lente et progressive, une suite de retraites et de compromis similaire à celle qui a marqué les deux derniers siècles de l’Empire romain.
Eisenstein a découvert qu’il suffisait de faire suivre l’image d’une chose par celle du visage de celui qui la voyait, de prendre les fragments de l’histoire et de les assembler avec des ciseaux et de la colle, et elle tiendrait la route aussi sûrement que si un narrateur dickensien avait dit : « Et ensuite, cher lecteur…» ; le narrateur n’était plus au centre de l’histoire.
Einstein a découvert qu’on pouvait choisir n’importe quel lieu pour être le centre.
Gertrude Stein a découvert que plus une rose était une rose, moins elle avait de rapport avec une fleur odorante, et plus elle était libre de devenir l’amour de Robert Burns, ou une autre rose.
La RAND Corporation a démontré qu’en cas de guerre nucléaire, un État sans tête ne peut pas être décapité, et les gnomes gris de la finance sont devenus les lutins facétieux du net.
Hitler, Staline, Roosevelt et Churchill ont bien tenté de rebâtir le centre, mais pour ce faire ils ont dû autoriser une radio dans chaque foyer, et il ne sert à rien d’être pape si on est personnellement obligé de toucher les mendiants ; plus le centre était en contact avec la périphérie, plus sa dissolution s’accélérait.
Le vieux Parti communiste centralisé protesta de façon si inefficace contre la guerre de Corée que nombre d’Américains ne furent même pas informés de ce conflit, mais au moment de la guerre du Viêt-nam, il suffit de trois cents ronéos et de deux mille radios universitaires pour répandre la contestation dans tout le pays, et tandis que les reporters des chaînes centralisées interviewaient les supposés chefs des supposées organisations supposées nationales, le sol se dérobait sous leurs pieds. En 1980, le slogan du moment était « Pensez global, agissez local », et rares étaient ceux qui se souciaient de la partie globale. Le ministère de la Défense lui-même imagina le concept de bataille aéroterrestre, que l’on pourrait qualifier de violence coopérative à l’échelon local.
En 2028, les choses ont encore progressé. Le centre est là où vous vous trouvez.
Harris Diem est épuisé après sa conversation avec le Président, et midi n’a pas encore sonné. Il a suffi de dix minutes pour faire l’Histoire, se dit-il. Quand il rédigera ses Mémoires, le plus dur sera de convaincre les lecteurs que ça se passait vraiment comme ça : on entre dans le bureau de Brittany Lynn Hardshaw, elle pose six questions, et on reçoit l’ordre de transformer l’histoire de l’Amérique.
À condition que ça marche.
Il réfléchit à la question une fois dans son bureau, se masse les tempes, s’assouplit la nuque. Il aura besoin d’un bon bouc émissaire, et Henry Pauliss est le candidat idéal. Il aura besoin de mettre sur écoute une quarantaine d’employés loyaux de la NOAA. Pas de problème de ce côté.
Il a besoin de passer quelque temps dans sa cave. Ça fait plusieurs semaines…
Ce soir s’il le veut. « S’il le veut » : voilà une expression intéressante. Si jamais sa maison était incendiée et tout son contenu détruit, sans doute pleurerait-il des larmes de soulagement… jusqu’à ce que revienne ce bourdonnement dans son crâne, pour lequel il n’y aurait plus de soulagement.
Il l’entend en ce moment même, telle une sonnette dans un rêve : aucun couloir ne conduit à la porte où l’on sonne, et vous savez que dès que vous l’ouvrirez, quelqu’un vous tuera… mais vous êtes obligé d’errer dans ces couloirs en quête de cette porte, cette porte que vous devez ouvrir.
Harris Diem soupire. Chaque fois que la situation s’aggrave, il entend le bourdonnement, comme si la cave l’appelait, le suppliait de descendre. Au moment de l’Expulsion afropéenne, quand la Navy était en position au large du Jutland et que l’amiral Tranh l’appelait toutes les trois heures pour lui demander davantage de marines, ainsi qu’une couverture aérienne et spatiale plus importante, car si quelqu’un se mettait à tirer, jamais il ne pourrait arrêter les commandants locaux et ce serait la guerre… durant toute cette semaine, le bourdonnement était pareil à une scie lui déchirant la cervelle. Et quand il en avait enfin été soulagé, cela l’avait tellement écœuré qu’il avait failli mettre le feu à sa maison. Il aurait pu déclarer qu’il avait souhaité toucher l’assurance, puis démissionner de son poste. Il aurait dû le faire. Un jour, il le fera.
Pour l’instant, le patron a besoin de lui. Dès que cette crise sera passée… il descendra dans la cave. Puis il cherchera un moyen d’en finir une fois pour toutes.
C’est une promesse qu’il s’est déjà faite à maintes reprises.
L’embêtant avec la zipline, c’est qu’on a l’impression de prendre un ascenseur pour aller partout ; la cabine est pourvue d’une fenêtre, mais comme la rame se déplace à six cents kilomètres à l’heure, on a coincé la voie entre deux immenses talus qui bouchent la vue, et quand la zipline doit franchir une gorge ou parcourir un tronçon particulièrement élevé, sa vitesse est telle que la plupart des passagers en ont des haut-le-cœur. Les enfants ont vite fait d’apprendre que la fenêtre doit rester fermée.
Comme pratiquement tout le monde peut se payer une cabine privée, la zipline est devenue un des refuges les plus populaires du moment. Quand il était adolescent, Jesse emmenait ses copines de Tucson à LA, à Albuquerque et même à Dallas, rien que pour se retrouver seul avec elles dans la cabine, et un XV-film sur cinq a pour sujet l’histoire d’un couple illégitime se retrouvant dans de telles circonstances.
Un autre cliché veut que les couples choisissent la zipline pour se quereller, et c’est ce cliché que Naomi et Jesse sont en train de vivre.
Jesse ignore la raison de cette dispute. Huit jours plus tôt, après qu’ils ont regardé la frappe de l’ONU à la TV, ils sont allés dans le désert et ils ont fait l’amour sur la banquette arrière de sa Lectrajeep, éclairés par les étoiles dans le ciel. Ensuite, ils sont restés étendus l’un contre l’autre, échangeant caresses et murmures, et elle lui a posé plein de questions sur son enfance dans le désert.
Pour la première fois, il avait l’impression qu’elle souhaitait savoir sur lui des choses qu’elle ne comptait pas nécessairement corriger.
Mais ils ont commencé à se quereller dès ce matin. Jesse se sent d’autant plus frustré que Naomi refuse d’admettre qu’elle lui cherche querelle ; elle appelle ça une « clarification ». Pour autant qu’il puisse en juger, les sentiments qu’elle cherche à clarifier se résument à ceci : si elle a l’intention de le quitter, c’est parce qu’elle l’aime. Il lui fait part de cette interprétation.
— Je savais que tu le prendrais comme ça !
Voilà qui n’est guère rassurant. La cabine, conçue pour abriter deux personnes, est à peine plus grande qu’un placard à balais : leurs genoux s’effleurent, la distance qui les sépare ne peut dépasser un mètre, et les épaules de Jesse touchent à la fois la porte et la cloison opposée. C’est ce qu’on appelle un combat dans l’intimité.
— Je ne comprends pas, dit-il.
— Je te l’ai déjà dit, tu n’arriveras jamais à saisir ce que je veux te dire si tu cherches à le comprendre. Essaie donc de le ressentir, Jesse, tu veux bien ?
Elle écarte ses cheveux de son front et, à sa grande surprise, il découvre qu’elle a les larmes aux yeux – il n’aurait pas cru que cette situation puisse lui être pénible, et comme cela le trouble, il cesse d’argumenter et se contente de l’écouter.
Libérée de la prison de ses cheveux, la peau de Naomi apparaît dans toute sa pâleur. Ses yeux sont des puits de larmes et sa voix un murmure plaintif.
— Tu pensais sans doute qu’on s’entendait à merveille, pas vrai ? Je veux dire, après notre virée dans le désert ?
Il ne voit pas où elle veut en venir.
— Sans doute que j’aurais dû t’expliquer, Jesse, mais je me doutais que ça ne servirait à rien. Je… eh bien, pendant la réunion, quand tout le monde regardait les missiles sibériens se faire réduire en pièces, j’étais fatiguée à un point que tu ne peux deviner. Je ne voulais plus jamais revoir ce genre de truc. Et… enfin, tu sais, si je me suis attachée à toi, c’était parce qu’il me semblait que c’était… eh bien… mon devoir. Je veux dire, tu étais intelligent, tu m’aimais bien, et je pensais que je pourrais t’aider à clarifier tes valeurs.
Jesse n’aurait jamais cru qu’il puisse être un devoir pour quiconque.
— Mais à mesure que j’ai appris à te connaître… eh bien, tu sais, j’ai eu de la chance, parce que mes parents ont toujours eu des valeurs anticentriques, pro-vie et pro-Terre, et ils m’ont élevée de façon que je ne devienne jamais ni linéaire ni centrique. Je veux dire, dans la plupart des groupes auxquels j’ai appartenu, c’était ma grande force ; si j’ai aidé ces groupes à progresser, c’est parce que je n’avais pas besoin de lutter contre les antiques valeurs humanistes. Si bien que j’ai toujours partagé mes valeurs avec les autres plutôt que le contraire, parce que mes valeurs étaient celles qu’ils cherchaient à acquérir et parce que j’étais ravie de les partager.
Elle pousse un soupir et considère ses mains, qui s’agitent sur ses cuisses comme des araignées en train de s’accoupler.
— Mais tu vois, Jesse, ce que je n’ai pas saisi, c’est que non seulement tu ne comprenais pas les vraies valeurs écologiques, mais qu’en plus tu ne savais même pas que tu devais les acquérir. Alors, sans le vouloir – je suis sûre que tu ne l’aurais jamais fait intentionnellement, Jesse, tu es quelqu’un de bon… mon Dieu, voilà que je me mets à porter des jugements…
Et elle éclate en sanglots.
Jesse est déchiré entre plusieurs envies contradictoires. Il voudrait serrer Naomi dans ses bras et la consoler comme si elle était une petite fille, mais il ne peut s’empêcher de remarquer que ses yeux sont rouges et bouffis, que de la morve coule de son nez – en particulier après qu’elle lui a expliqué qu’elle s’est attachée à lui par devoir, à seule fin de le sauver de ses valeurs négatives, qu’il n’a d’ailleurs jamais considérées comme telles –, et qu’elle lui semble désormais beaucoup moins séduisante. Mais il remarque aussi que quand elle pleure cela fait tressauter ses nichons, et il se demande quel effet ça ferait de les pétrir une fois qu’il l’aurait maîtrisée – et le fait que cette idée puisse lui venir à l’esprit (et le faire bander) le rend malade. En fait, il se demande surtout quand et comment elle va lui dire qu’elle le largue.
Elle s’essuie le nez avec sa manche, consulte sa montre et reprend :
— Le problème, Jesse, c’est que je me suis rendu compte que tes valeurs devenaient de plus en plus séduisantes à mes yeux. Je veux dire, par exemple, je me suis mise à penser que… eh bien, tu m’as toujours dit que j’étais mignonne, et je me suis demandé quel effet ça ferait si je jouais de ça. Et quand on était dans le désert… je veux dire, ça n’avait aucun sens, aucun, je me contentais de profiter de la beauté de la nature, sans vraiment la comprendre, mais quand même… oh, Jesse, c’était si beau. Et il y a aussi la question de l’orgasme.
— L’orgasme ?
Nouveaux sanglots.
— Tu sais de quoi je parle, n’est-ce pas ? Je te l’ai expliqué.
Il devine vaguement.
— Tu veux dire le fait que l’orgasme féminin est une voie d’accès au monde, ou quelque chose comme ça ?
— Tu vois ce que je veux dire : tu n’as même pas compris à quel point c’était important, tu n’as fait aucun effort pour le retenir. (Elle renifle.) L’orgasme féminin est non centrique, ton énergie spirituelle se déploie et te met en contact avec l’univers tout entier, te fait ressentir les liens qui existent entre toi et toutes choses – alors qu’à l’opposé l’orgasme masculin est centrique, technologique, agressif et tout ça. Donc… enfin, disons que j’ai toujours eu des problèmes à atteindre l’orgasme – le groupe de dialogue de ma mère a organisé plusieurs séances pour déterminer la façon dont elle pourrait m’aider –, mais quand j’en ai eu, ils étaient totalement non centriques, je sentais l’univers dans sa totalité et j’étais tellement emplie d’amour que je n’avais même plus conscience d’être en train de copuler. Mais avec toi… dans le désert… j’en ai eu une bonne dizaine, et tous de façon égoïste. C’étaient quasiment des orgasmes masculins ! Il me suffisait de regarder les étoiles pour jouir ; je ne pensais à rien excepté au plaisir qui me baignait l’entrejambe.
» Et durant la semaine écoulée… j’ai été complètement accaparée par des sensations amoureuses. C’était bien et ça m’a fait plaisir, mais… tu ne vois donc pas où ça me mène ? J’ai toujours cru que j’étais forte mais je ne le suis pas. Je suis en train de me laisser embobiner par des trucs comme… comme… je ne sais pas, mais je suis prise au piège. Si je reste avec toi, je risque de perdre toutes mes valeurs, tu comprends ? Je ne peux pas… même si j’en ai vraiment envie.
Elle consulte à nouveau sa montre, et Jesse fait de même et se rend compte qu’ils arriveront à Hermosillo dans une minute. C’est à ce moment-là qu’elle déclare :
— Alors, tu vois, je dois arrêter tout ça et retravailler mes valeurs. De bien des façons, tu représenteras pour moi le genre de personne que j’aurais été si j’étais née comme ça ou si j’avais choisi de devenir comme ça – je ne veux pas dire par là que j’aurais pu être toi, mais je vois comment j’aurais pu être la compagne idéale pour toi, être parfaitement heureuse et même y trouver du plaisir, mais le bonheur et le plaisir n’ont aucune importance à mes yeux ; la Terre a besoin d’hommes et de femmes pour prendre soin d’elle, et je finirai par l’oublier si je reste avec toi. L’autre jour, je me suis surprise à me déclarer unitariste en public… comme si nous étions encore au XXe siècle, comme s’il y avait encore deux parties en présence, comme si nous ne savions pas que le monde est un et que nous devons agir en accord avec son unité. Gwendy a dû me corriger sur ce point. Ça ne m’était jamais arrivé depuis mon enfance. En temps ordinaire, je n’ai pas besoin que l’on clarifie mes valeurs et je n’aime pas ça.
» Je viens donc d’adhérer au Projet de réhabilitation des valeurs naturelles et je vais passer les six prochains mois à Tehuantepec, dans l’État d’Oaxaca, pour travailler à diffuser les valeurs correctes et à les apprendre auprès de ceux qui n’ont pas été pollués par la pensée centrique et linéaire. J’ai eu plaisir à te connaître, et sans doute devrais-je te remercier, mais ce plaisir aurait pu me conduire à agir à l’encontre de mes valeurs, si bien que je me contenterai de te dire que tu vas me manquer, car je pense que cela te plaira et c’est la pure vérité.
Alors qu’elle prononce ces mots, la cabine subit une décélération qui colle Jesse à son siège et force Naomi à se pencher vers lui. La zipline se meut avec une telle douceur qu’on ne prend conscience de sa course qu’au moment du départ ou de l’arrivée.
Elle se lève, manquant perdre l’équilibre, et déclare :
— Et cette fois-ci, j’ai demandé à ne pas être affectée à l’assistance scolaire mais plutôt à l’aide aux patients atteints du SIDA, de l’ARTS et de la SPM, si bien qu’on ne travaillera plus ensemble. Pendant notre absence, Gwendy, Sibby et Foxglove iront chez nous – je leur ai prêté une clé – pour récupérer mes affaires, ce qui fait qu’on n’aura plus besoin de se revoir, ce qui aurait été pénible pour nous deux, tu le sais aussi bien que moi. Cela n’aurait pas grande importance pour moi, mais je sais que tu aurais eu de la peine et je ne dois pas me montrer égoïste.
Elle a les joues inondées de larmes, et Jesse se rend compte qu’elle lui rappelle une actrice dans un vieux film, dont le personnage aurait avoué sous la contrainte un crime qu’elle n’a pas commis. Puis elle se penche pour l’embrasser sur la joue, le baignant de ses larmes, et la rame s’arrête, la porte s’ouvre et Naomi disparaît.
Jesse se dit aussitôt qu’elle a dû répéter son discours pour s’assurer que la porte s’ouvrirait à cet instant précis. Ça ressemble bien à Naomi, ce souci d’efficacité…
Il inspire à fond, lentement, et s’aperçoit soudain qu’il n’a aucune envie d’aider les gamins du barrio à maîtriser l’arithmétique. Pas aujourd’hui. Il presse le bouton de communication et dit à voix haute :
— Retour à Tucson pour cette cabine, s’il vous plaît.
— Ce trajet de trois cent cinquante kilomètres vous sera facturé deux dollars et cinq cents, répond la voix de la rame. L’occupation d’une cabine à deux places par une seule personne est frappée d’un supplément de cinquante-cinq cents pour compenser le gaspillage d’espace et de ressources. Vous avez la possibilité d’annuler votre commande et de vous rendre dans un compartiment à une place avant le départ du train, auquel cas vous aurez droit à un remboursement. Nous vous remercions et vous souhaitons un agréable voyage.
La porte se referme. Jesse se penche et colle son visage au siège que Naomi vient de quitter. Il s’y trouve deux cheveux qu’il caresse du bout des doigts ; elle ne porte jamais de parfum, mais le siège a conservé sa chaleur et il imagine y sentir son odeur.
Il n’a pas bougé lorsque la rame se met en mouvement, et l’accélération presse son visage contre le siège.
Elle a utilisé à fond la rhétorique profonde, comme à chaque fois qu’elle est en colère, mais il a quand même compris l’essentiel de son discours : si elle le largue, c’est parce qu’elle l’aime trop mais le croit incapable de se conformer à ses idéaux.
Il peut y remédier. Quand il sera de retour à Tucson – mieux vaut éviter sa piaule pour l’instant de peur de tomber sur ses amies –, il fera tout son possible pour devenir un militant éduqué et engagé. En quelques mois, il en est persuadé, il sera l’un des plus fervents activistes de l’U d’Az. Il se sait intelligent, convaincant et travailleur ; il lui suffit d’exploiter ces qualités dans le but qu’il vient de se fixer. Quand elle reviendra de Tehuantepec, elle le trouvera complètement changé, conforme en tout point à ses souhaits. Ça lui coûtera sans doute pas mal de temps (mais il peut laisser tomber certains de ses cours) et pas mal d’argent (mais il peut vivre quelque temps sur sa ligne), mais a-t-il vraiment le choix ?
Il se redresse et dépose les cheveux de Naomi sur sa cuisse pour mieux les contempler. Il la revoit dans le désert, se rappelle ce qu’elle lui a dit à propos de ses orgasmes… et soudain, il s’imagine à nouveau en train de la consoler comme si elle était une petite fille, revoit ses seins qui tressautaient quand elle pleurait. Avant qu’il ait eu le temps de s’en rendre compte, il bande si fort qu’il empoigne son pénis à travers le tissu de son jean et se masturbe dans la cabine, comme le font paraît-il les vieux obsédés, et il n’en a rien à cirer car il n’arrivera à rien tant qu’il ne se sera pas soulagé.
L’instant d’après, il est pris de convulsions comme s’il vomissait le contenu de ses testicules. Il aperçoit les cheveux de Naomi sur sa cuisse. La climatisation doit fonctionner à plein régime, car la température semble très basse, et cela fait ressortir l’odeur de son sperme et l’isolement de son espace. Il repose sa tête sur le coussin naguère occupé par le joli petit cul de Naomi, mais il est désormais glacial.
Jamais il ne s’est senti aussi amoureux.
Au bout d’un moment, cependant, il sent le sperme séché lui coller à la peau, le coussin lui irriter la joue, les larmes lui perler aux paupières, et il se dit qu’il ne pourra pas tenir le coup très longtemps. La rame n’atteindra Tucson que dans quarante minutes, et il ne voit pas à quoi il pourrait occuper son temps.
Il attrape son déjeuner et le mange avec un peu d’avance – son sac est bourré de plats gluants et grumeleux qu’il n’apprécie guère, destinés en fait à des petits Mexicains qui les goûteront poliment avant de les jeter dès qu’il aura le dos tourné. Cette fois-ci, c’est lui qui les dévore, ce qui est sans doute une erreur. Mais ça l’occupe pendant dix minutes. Il s’essuie la bouche avec une serviette, s’efforce de ne pas remarquer qu’il se sent mieux (sauf au niveau de l’estomac) et réfléchit sérieusement à son projet : devenir l’activiste numéro un du campus.
Et puis merde, si ça ne lui permet pas de reconquérir Naomi, il a déjà l’œil sur deux ou trois de ses copines. Apparemment, le dégagement subit de méthane dans l’atmosphère a déclenché l’apparition de quantité d’organisations proposant diverses solutions au problème (hormis celle consistant à encourager la poursuite du dégagement). Dès que la NOAA ou l’UNESCO publieront un rapport officiel, celles d’entre elles dont le point de vue sera plus ou moins confirmé vont faire boule de neige.
S’il décide dès à présent d’adhérer à la bonne…
Il se morigène pendant quelques instants. Et s’efforce de ne pas remarquer qu’il imite Naomi en faisant son autocritique. En fait, il est incapable de poursuivre dans cette voie ; jamais il n’est parvenu à se mépriser comme le fait Naomi. S’il doit adhérer à une quelconque organisation, c’est parce qu’il croira en son but et souhaitera participer à sa réalisation, poussé par un amour altruiste de…
Et puis merde, autant bosser pour une organisation qui est sur la bonne voie, jamais il ne pourrait s’associer à des illuminés, et comme il est plutôt doué pour l’analyse des situations, autant en tirer profit tout de suite. Peut-être que Di sera en mesure de l’aider.
Il attrape un miroir dans son portefeuille, le déroule, le colle au mur et, à coups de peigne et de serviette, se rend plus ou moins présentable avant d’appeler Di ; celui-ci a gardé des réflexes de grand frère et, s’il s’aperçoit que Jesse est troublé, il ne lui dira jamais ce qu’il souhaite savoir avant de lui avoir arraché une confession. Il décroche son téléphone à sa ceinture, branche la fiche vidéo à la prise murale et compose le numéro de Di.
Son appel est suffisamment prioritaire pour atteindre Di à son bureau, pas assez pour être transmis s’il a bloqué les communications non urgentes. Peut-être l’interrompra-t-il dans son travail, mais pas s’il est en pleine réunion ; cet appel sera transmis par les lignes et les services les moins onéreux du labyrinthe du réseau informatique, si bien que le signal va se trouver dispersé en tranches de quelques millisecondes chacune. Jesse ne se soucie aucunement de cette procédure, mais c’est néanmoins celle-ci qui entre en vigueur.
Randy Householder ne se fie même pas aux gens qu’il admire. Il sait qu’il a fallu une personne haut placée pour empêcher tout progrès dans l’enquête sur la mort de Kimbie Dee. La loi Diem prévoit des peines si graves pour les crimes de ce type que la pègre refuse en général de distribuer les bandes clandestines – il paraît même que les truands contactent les flics quand ils en trouvent une. Le responsable est par conséquent un gros bonnet.
Si jamais il est capturé un jour, de l’avis de Randy, ce sera parce qu’un type encore plus haut placé que lui – un type incorruptible – l’aura traqué sans merci, et son enquête aura été menée de façon strictement confidentielle, en dehors des canaux habituels. Cependant, Randy se demande parfois s’il n’est pas le seul à poursuivre encore cette traque.
Mais s’il y a bel et bien une autre enquête en cours, elle est du fait d’un personnage puissant, incorruptible et fermement décidé à éradiquer le XV-porno – et ce personnage ne peut être que Harris Diem soi-même.
Si bien que les datarats de Randy sont constamment en quête de toute information relative à Diem. L’un d’eux sait que Di Callare est un contact occasionnel de Diem et – comme il n’a rien de mieux à faire – il décide de s’accrocher à l’un des signaux de Jesse. Cela a pour effet de retarder de trois millisecondes la transmission de ce signal, mais aussi de faire apparaître un nœud de communication jusqu’ici insoupçonné entre la Maison-Blanche et les agences scientifiques, un nœud grouillant de codes assez anciens relatifs à Harris Diem. Le tout n’est guère prometteur, mais Randy s’attend à trouver des informations dans les lieux les plus improbables.
Le datarat jette un coup d’œil à sa trouvaille, la juge intéressante et transmet un signal aux autres datarats de Randy pour leur demander de lui dépêcher des copies. Randy ne s’en soucie pas pour l’instant. Peut-être que ça apportera quelque chose d’intéressant.
Di Callare est assis dans son bureau de la NOAA, les pieds sur la table et les yeux fixés sur un graphe qui devient de plus en plus complexe à mesure qu’il dialogue avec son ordinateur. Il s’efforce de répartir les tâches entre les membres de son équipe.
Peter est un brave type et son intuition est infaillible en matière de climat, mais il est tout sauf brillant et redoute de formuler même la plus évidente de ses conclusions. Talley a un esprit vif, une imagination débordante et des idées originales, mais elle a tendance à se laisser emporter par ses spéculations et n’a aucun sens politique. En outre, Lori est un peu jalouse de son intelligence exceptionnelle, et si Di travaille trop étroitement avec elle, glisse trop souvent son nom dans la conversation, l’ambiance familiale risque de se détériorer dans les semaines à venir.
D’un autre côté, Talley a tendance à porter sur les nerfs de quiconque fait équipe avec elle. Seul Di est capable de la contredire ; peut-être est-ce à cause de sa beauté, mais il ne voit pas pourquoi elle aurait raison tout le temps.
Mohammed et Wo sont avant tout des mathématiciens et ils aiment travailler ensemble. En temps normal, cela ferait d’eux un duo idéal, mais le fait de conjuguer leurs talents les pousse à écarter de leurs rapports leurs idées les plus délirantes… et c’est précisément ce genre d’idées dont il a besoin en ce moment. Peut-être qu’il pourrait leur associer Gretch, la stagiaire qui les a rejoints. Elle n’est pas très douée en maths, ce qui risque de leur déplaire, mais son intuition est presque à la hauteur de celle de Peter et elle n’a pas assez d’expérience pour considérer une idée comme « trop délirante ».
C’est vraiment une bonne équipe. Il a passé un long moment à en rassembler les éléments. Il regrette un peu de leur confier une tâche si complexe, mais ni lui ni Henry Pauliss n’avaient vraiment le choix. Bon Dieu, Harris Diem et le président Hardshaw n’avaient pas le choix, eux non plus.
Le signal dirigé vers son téléphone – « Contactez Di Callare sauf s’il a bloqué sa ligne aux appels non urgents » – atterrit à Washington en quatre fragments provenant de deux satellites et de quatre liaisons terrestres en fibrop, se voit reconstitué dans un commutateur situé à six rues de son bureau, profite d’une brèche dans la liaison avec la Maison-Blanche – c’est là qu’il perd trois millisecondes pendant qu’un datarat en émerge pour explorer les connexions – et pénètre dans le registre mémoriel de son appareil, qui est caché sous une sortie d’imprimante donnant un résumé statistique de plusieurs milliards de modélisations.
Le téléphone sonne, Di tend la main, et téléphone et résumé tombent dans la corbeille. Il attrape celle-ci pour y pêcher le combiné et dit :
— Mettez le projet actuel en veilleuse, s’il vous plaît. Prenez cet appel et dirigez-le sur mon écran et mes haut-parleurs.
L’écran affiche aussitôt le visage de son petit frère.
— Jesse ! Qu’est-ce qui t’amène ?
— Oh, des trucs divers et variés. Euh… tu as dix minutes à me consacrer ? Ce n’est pas super-important.
— Tu tombes bien, j’avais envie de faire une pause.
Jesse le gratifie du petit sourire qu’il a hérité de leur mère, puis se lance :
— Je ne te demande pas de me confier des secrets, ni même de me faire une déclaration officieuse, mais j’ai quelques copains qui se demandent si cette histoire de méthane est grave ou pas, et je leur ai plus ou moins promis de t’en toucher un mot, au cas où tu saurais plus de choses qu’on n’en a dit aux infos…
Si Jesse lui ressemble tel qu’il était à son âge, ses « quelques copains » doivent se résumer à une copine.
— Eh bien, il se trouve que je peux t’en dire plus que la dernière fois. Nous avons contacté les médias, mais les infos que nous leur avons transmises risquent de passer inaperçues au milieu des spéculations des autres services, sans parler des commentaires des astrologues, des leaders religieux et de la Ligue végétarienne. Mais nous nous sommes fait une opinion et les nouvelles ne sont pas bonnes.
— Le méthane va saturer l’atmosphère et accroître l’effet des flatulences bovines ?
— Nous avons plus ou moins écarté cette hypothèse. Non, nous envisageons cinq scénarios possibles. Ce qui est sûr, c’est que nous allons avoir l’été le plus chaud jamais enregistré dans l’hémisphère Nord, et le phénomène est tel qu’il sera répété six mois plus tard dans l’hémisphère Sud. Tous nos scénarios découlent de cette prémisse. Premier scénario : l’air se réchauffera suffisamment pour retenir une quantité d’eau plus importante que la normale, et cette eau ne proviendra pas uniformément de toutes les sources possibles. Ce qui risque d’entraîner des sécheresses dans certaines régions… ou des déluges dans d’autres.
» Deuxième scénario : un réchauffement étalé sur plusieurs années risque d’accélérer la migration forestière en cours, si bien que les forêts devront se déplacer vers le nord, puis vers le sud, puis de nouveau vers le nord. Et comme la forêt se déplace d’environ un kilomètre tous les six ans, les arbres périssant côté sud pendant que les graines poussent côté nord… nous risquons d’obtenir des zones forestières réduites bordées par des bandes de broussaille extrêmement anormales. Ce qui entraîne toutes sortes d’échos écologiques.
— Des échos écologiques ? demande Jesse, aussi sérieux qu’un étudiant suivant un cours.
— Des changements en cascade. Par exemple, le grand incendie forestier de 1910 a altéré l’écologie de la forêt d’une façon très sensible pendant plus d’un siècle, même si aucun des organismes présents à l’époque n’a survécu durant ce laps de temps.
» Troisième scénario : la chaleur c’est de l’énergie, et un excès de chaleur dans l’atmosphère entraîne la formation de cyclones, en particulier si l’on considère l’interaction avec le milieu marin. Nous aurons droit à des cyclones plus importants et plus nombreux, y compris dans des régions où il n’y en a jamais d’ordinaire… nous avons une équipe qui travaille là-dessus.
» Quatrième scénario : cet excès de chaleur risque de déclencher la fonte des neiges plus tôt que prévu et de prévenir leur formation cet automne, entraînant sans doute la diminution de l’albédo de la Terre, ce qui, par effet de feed-back, fera encore accroître la chaleur si bien qu’il ne restera plus de glace et plus de neige, sauf peut-être dans les Andes et l’Himalaya. Tu sais ce que c’est que l’albédo ?
— L’éclat. La quantité de lumière solaire reflétée dans l’espace, et celle qui reste dans l’atmosphère pour être transformée en chaleur. Introduction à l’astronomie et aux sciences planétaires, Astro 1103. J’ai obtenu une Réussite significative dans cette matière.
— Bravo, tu respectes la tradition familiale ; j’avais le même genre de notes médiocres à ton âge.
— Comment as-tu fait pour décrocher un doctorat ?
— Je me suis marié et j’ai cessé de perdre du temps à courir les filles. Okay, cinquième scénario : la chaleur va s’accroître au pôle, si bien que les masses d’air perdront un peu moins d’altitude et ne pourront pas se déplacer vers les latitudes médianes. Grosso modo, on assistera à une inversion globale durant tout l’été ; le vent cessera de souffler, les tempêtes cesseront de se former et de se mouvoir d’ouest en est. D’où une sécheresse globale, sans parler d’une augmentation catastrophique de la pollution atmosphérique au-dessus des métropoles. Quand viendra l’hiver, l’intérieur de l’Amérique et de l’Eurasie sera complètement asséché, et les masses d’air polaires se mettront enfin à bouger. D’où une épidémie de tempêtes sur ces terres brûlées et un effet Dust Bowl à l’échelle de l’hémisphère Nord… suivis un an plus tard par un ou plusieurs des événements prévus par les quatre premiers scénarios.
Jesse laisse échapper un long sifflement.
— Donc, sincèrement, c’est grave ? Ça vaut la peine de s’inquiéter ?
— Oui, c’est grave. Est-ce que ça vaut la peine de s’inquiéter ? Ça dépend. L’espèce humaine n’est pas en position de faire grand-chose, tu sais, et même si tu as envie de virer nationaliste et d’accuser l’ONU, ou de virer unitariste et d’exiger qu’on donne les pleins pouvoirs à l’ONU, le fait est que tout cela serait arrivé tôt ou tard, quoi que fassent les diverses instances dirigeantes. Les clathrates de méthane sont extrêmement nombreux à proximité du pôle Nord. Si ces bombes n’avaient pas explosé à cet endroit, une éruption volcanique sous-marine les aurait fait fondre un de ces jours, à moins qu’un gros météore ne se soit abîmé sur eux. Et puis, tu sais, vu le rythme qu’a atteint le réchauffement global, il est possible que dans un siècle les profondeurs océanes aient atteint une température telle que tous les clathrates se mettront à fondre. J’ai une équipe de paléontologues qui fait des recherches sur ce point : on a recensé des signaux d’alarme super-brefs dans les annales géologiques, et c’était sans doute le même type de phénomène. Ça s’est déjà produit et ça se produira encore.
— C’est un peu comme les accidents de la circulation, dit Jesse, visiblement secoué. Ils sont prévisibles, mais on pense qu’ils n’arrivent qu’aux autres.
— Ouais. Quoi qu’il en soit, tout sera plus ou moins fini dans dix ans ; à ce moment-là, le méthane indésirable aura été absorbé par l’océan, dévoré par les microbes, consumé par les éclairs, désintégré par les rayons ultraviolets dans les hautes couches de l’atmosphère, et cetera.
— Ça fait quand même une grosse quantité de gaz. Et apparemment, personne n’est en mesure de faire quoi que ce soit…
Di hausse les épaules.
— On peut préparer le public à recevoir de mauvaises nouvelles. C’est à peu près tout. La chaleur, c’est de l’énergie, et quand l’énergie du système augmente, il se passe des choses. J’espère que je t’ai été utile.
— Tu m’es toujours utile. Tu es le grand frère le plus plat que j’aie jamais connu. Dis bonjour de ma part à Lori et aux gamins.
Di met une seconde à se rappeler que « plat » est un terme positif.
Contrairement à ce que pense la majorité des gens, la connexion n’est pas interrompue lorsqu’ils raccrochent ; durant leur communication, les données qu’ils échangeaient ont été transmises, chacune de son côté, à travers plusieurs milliards de canaux distincts, ne se réunissant qu’à chacun des deux points d’appel. Ce qui se passe, c’est qu’il n’y a plus de données nouvelles à circuler dans le labyrinthe du réseau, voilà tout.
Dans le commutateur situé près du bureau de Di, où étaient assemblés les mots et les images envoyés par Jesse et fragmentés ceux émis par Di, il se trouvait plus de trente datarats intéressés par la communication.
Lorsque les signaux téléphoniques sont passés au stade de la transmission digitale, les journaux se sont inquiétés des risques liés aux « virus » – terme médiatico-péjoratif désignant un logiciel capable de se reproduire.
Comme d’habitude, les médias étaient en retard sur la réalité. Le code de réplication porteur des messages destinés à la reprogrammation des nœuds était susceptible d’être dupliqué et altéré, et il suffisait d’y ajouter de l’intelligence pour obtenir un datarat (ainsi baptisé en référence au mot anglais ratter, qui désigne une personne trop bavarde). Les datarats sont aux aguets dans les commutateurs les plus sensibles, captent les données qui y sont assemblées, puis copient les messages transmis pour les envoyer à leurs maîtres.
Moins d’une décennie après l’apparition des premiers datarats, lesdits maîtres avaient cessé d’être humains. Il s’agissait désormais de programmes, d’intelligences artificielles capables de faire le tri entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas.
Quelque temps plus tard, les datarats et leurs maîtres ont commencé à se répliquer et à se balader sur le net, en quête de nœuds qu’ils n’avaient pas encore colonisés. En 2028, les datarats ont sonné le glas du concept d’intimité.
Tant que los corporados ont retiré du profit de leurs activités, les seuls à s’inquiéter de celles-ci étaient les cinglés bombardant leurs parlementaires de messages sur papier protestant contre ces « atteintes à la vie privée ».
Plusieurs organisations de toutes sortes se sont rendu compte – en particulier après l’Émeute globale – que la NOAA détenait des informations importantes. Si bien que les programmes d’écoute ont proliféré autour d’elle comme des moustiques dans un marécage. D’une certaine façon, c’est presque un miracle qu’il n’y ait qu’une trentaine de datarats en activité ce jour-là.
L’un d’eux transmet son rapport à quelques kilomètres de là – empruntant pour ce faire des commutateurs situés notamment à Boston, Cleveland et Trinidad –, dans le programme d’analyse téléphonique du FBI, qui conclut bien vite que Di n’a divulgué aucune information confidentielle, puis consulte le dossier de Jesse, repère une connexion avec Naomi, conclut que celle-ci ne tirera aucun profit de cette information, si ce n’est pour accroître son influence auprès des organisations du campus, met ce fait en corrélation avec le rapport du FBI la concernant, duquel il ressort que son absence de charisme la rend inoffensive, ou à tout le moins préférable à certains autres leaders étudiants. Le programme annote un fichier, enregistre les données et le rapport, puis referme le dossier.
La plupart des autres datarats travaillent pour diverses organisations collectant des données, et celles-ci évaluent les informations contenues dans l’explication de Di, concluent qu’elles sont sémantiquement identiques au communiqué de presse émis par la NOAA trois quarts d’heure plus tôt et en tirent deux renseignements utiles : le nom de Di Callare et le fait que la NOAA ne raconte pas de mensonges en ce moment.
Au moment où Jesse débranche la caméra et l’écran de son téléphone dans la cabine de la zipline et où Di pousse un soupir et reprend son travail en cours, ces faits sont évalués, inclus dans la base de données et leur valeur est estimée. Si quelqu’un souhaite les obtenir, ils sont à sa disposition moyennant finances.
Trois datarats mal dégrossis – des datarats à petit budget – travaillent pour le compte des candidats à la présidence. La seule conclusion à laquelle aboutissent leurs maîtres, c’est que lesdits candidats ne sont informés de rien. Le bureau du candidat républicain transmet une lettre de protestation au président Hardshaw, arguant de leur appartenance au même parti. Une démarche tellement banale qu’elle s’exprime par une lettre type.
Un datarat des plus primitifs transmet un enregistrement de la conversation téléphonique à Berlina Jameson, qui se trouve en ce moment au Motel Two de Point Barrow, Alaska. Son intelligence est insuffisante pour lui permettre d’en évaluer l’importance, mais comme elle contient une grande quantité des mots qu’il a été programmé pour reconnaître, il l’enregistre comme prioritaire.
L’un des datarats se distingue des autres par sa taille et son intelligence. Il se fragmente en un million de tranches pour gagner le quartier général de GateTech à Cap Canaveral, se glissant dans le net comme un serpent annelé s’immergeant progressivement dans une mare. Outre un enregistrement intégral de la conversation, un index complet et des références à d’autres appels, plus des informations complémentaires, ce datarat est porteur d’une structure déductive complexe et, si on devait en tirer une copie papier, celle-ci contiendrait autant de signes que l’antique Encyclopaedia Britannica.
Onze millisecondes plus tard, à Cap Canaveral, une des intelligences artificielles créées et activées par Glinda Gray transmet un message à son récepteur électronique, déclarant qu’elle a peut-être déniché une information importante. Elle a déjà rédigé un rapport qui ne fait que cinq pages mais où figure le nom de Diogenes Callare.
Un autre de ces datarats appartient à l’Industrial Facilities Mutual, un puissant consortium d’assurances industrielles, et il est à peine moins sophistiqué que le précédent. Il fonce vers le siège social de son maître, situé à Manhattan, lui apprenant que les risques de catastrophes climatiques ont été grandement sous-estimés.
Des intelligences artificielles étudient son rapport, en approuvent les conclusions et redéfinissent leurs priorités. Les inspections sont décidées en fonction de critères bien précis – une usine implantée dans un cañon californien est considérée comme plus vulnérable au feu qu’une autre située sur la côte de l’Oregon, par exemple –, et on recense aussitôt les installations courant des risques en cas de détérioration du climat : les émetteurs, les lignes à haute tension, les usines vulnérables aux fortes chutes de neige, les commerces situés en zone inondable…
Quatre secondes plus tard, ces priorités redéfinies sont communiquées aux ingénieurs. Celui d’Hawaii dort encore lorsque son logiciel les reçoit, passe en revue les sites concernés et transmet une notice d’inspection au NAOS, la compagnie responsable du nouveau site de lancement de Kingman Reef.
Cette notice est le premier document que découvrent les deux directeurs de Kingman au petit déjeuner. Akiri Crandall, le chef des opérations générales qui supervise à la fois la construction du site et son fonctionnement quotidien, est exaspéré ; il regrette pour la énième fois d’avoir quitté son vieux destroyer de la Navy. L’inspecteur va passer une journée entière à fouiller la station de fond en comble, retardant le travail en cours et suscitant toutes sortes de rumeurs.
Gunnar Redalsen, le chef des opérations de lancement, était déjà de mauvaise humeur ; ces derniers temps, il se lève toujours du pied gauche. Le Monstre est la plus grande fusée jamais construite, le premier test doit se dérouler dans trois mois, ils ont déjà dix jours de retard sur le programme et cette inspection arrive au mauvais moment.
Crandall et Redalsen ne peuvent pas se supporter, ce qui est regrettable, et tout le monde le sait, ce qui est encore pire. En moins de trois heures, leurs partisans respectifs font circuler le bruit que cette inspection imprévue est imputable à l’autre camp, et la tension monte entre les deux factions. Au moment de la pause déjeuner, Crandall et Redalsen se voient obligés de tenir des « pourparlers de paix » (alors qu’aucun d’eux n’avait déclaré la « guerre ») et d’ordonner à leurs hommes d’arrêter leurs conneries et de se remettre au boulot.
Durant l’après-midi, les plus aigris de ces hommes continuent à ruminer leur rancœur, et quand vient le soir on assiste à des scènes de ménage, à des engueulades d’enfants et à des couchers prématurés.
Et toute la journée, le Pacifique roule ses vagues comme il le fait depuis des milliers d’années, mais comme il fait presque toujours beau et que presque personne ne sort de la station, seuls s’en rendent compte ceux qui passent leur jour de congé sur la plage. Les rouleaux venus de l’horizon à l’ouest se brisent sur les piliers de béton avant de poursuivre leur course vers l’est ; sous l’effet de la marée, le niveau monte un peu autour de la station, puis il redescend un peu, et c’est tout. À la tombée de la nuit, le ciel se peuple de plusieurs milliers d’étoiles scintillantes, mais personne ne les voit.
Crandall s’agite dans son lit sans parvenir à trouver le sommeil. Il sait que Redalsen est contrarié par cette inspection et que la tension va encore monter. Le Monstre, qui attend près de sa rampe le carburant qu’on ne lui livrera pas avant plusieurs mois, sera lancé au jour et à l’heure prévus – Redalsen y veillera –, mais Crandall sait que ça ne se fera pas sans mal.
Redalsen s’endort en se demandant pourquoi Crandall ne veut pas comprendre qu’un site de lancement est conçu pour lancer des choses.
Après avoir parlé à son frère, Jesse se carre sur son siège et réfléchit à la situation. Il ne lui servira à rien de devenir le meilleur activiste du campus. En outre, plusieurs mois s’écouleront avant le retour de Naomi, et il faudra alors qu’elle se rende compte de sa présence, ainsi que des changements qu’il aura subis, et… eh bien, ça prendra trop de temps, voilà le problème. D’un autre côté, elle n’appréciera guère qu’il la suive à Tehuantepec.
Mais il fait des études d’ingénieur, bon sang. Et TechsMex, le groupe qui confie des missions d’enseignement aux ingénieurs et aux stagiaires, a toujours des postes à pourvoir. Aller à Tehuantepec ne serait guère subtil, mais s’il peut se rendre dans la région…
Il accède au site de TechsMex et scanne les offres de mission. C’est plus difficile qu’il ne l’aurait cru : son profil colle à une dizaine de postes, mais ceux-ci sont offerts à Ciudad de Mexico ou au nord du pays…
Le seul qui lui convienne – et encore est-il relativement éloigné de Tehuantepec –, c’est un poste d’enseignant de classes préparatoires à Tapachula, non loin de la frontière guatémaltèque. Soit à trois cent cinquante kilomètres de Tehuantepec et loin de toute zipline.
Une voix intérieure lui souffle qu’il pourrait carrément descendre près de l’équateur, se rendre utile dans une petite ville ensommeillée… et ne plus avoir à fréquenter ses amis du moment. Fuir après une déception amoureuse, ça ressemble à un cliché de roman sentimental, mais peut-être que c’est efficace.
Il décide d’arrêter sa décision dans la soirée. En attendant, pourquoi ne pas se mettre au courant de l’actualité ? Poussé par une subite envie de s’encanailler, il attrape son casque et se branche sur la XV, choisissant délibérément une chaîne peu recommandable. Il arrive juste à temps pour se glisser dans la peau de Rock et baiser Synthi Venture (une des activités préférées de son adolescence) une dernière fois avant qu’elle parte en vacances. C’est extraordinaire, en particulier lorsqu’il décide de se partager entre les deux amants ; leur accouplement est investi d’une telle passion, d’une telle violence que, une fois qu’ils sont parvenus à la jouissance, Jesse ne peut s’empêcher de penser que les gars de la XV chrétienne n’ont pas entièrement tort : selon eux, si la loi Diem était appliquée dans toute sa rigueur, Doug Llewellyn, le président de Passionet, serait passé sur la chaise depuis belle lurette.
La porte s’ouvre en gare de Tucson et la zipline souhaite à Jesse une bonne journée. Il passe son sac sur ses épaules et sort en pleine lumière. Plusieurs heures le séparent de la fête de ce soir, ce qui lui laisse pas mal de temps à tuer. Peut-être qu’il va étudier un peu.
Berlina Jameson apprécie grandement son petit déjeuner, en partie parce qu’elle ne le prend pas seule et que ce n’est pas elle qui paie l’addition. Haynes Lamborghini, un reporter de la chaîne de texte New York Times, l’a invitée pour son dernier jour à Point Barrow, où il s’est lié d’amitié avec elle.
— Fais donc un papier dans le style « On refuse de me parler », lui dit-il. Et commence à réfléchir à ta distribution si tu ne l’as pas déjà fait. Tu as rassemblé toute la doc vidéo nécessaire. D’un point de vue historique, ce truc est trop important pour le laisser pourrir dans les archives.
— Je croyais que les reporters texte n’aimaient pas la vidéo.
— C’est quand même mieux que la XV, dit Lamborghini en sirotant son café. Bon Dieu, s’il y a une chose qui ne me manquera pas, c’est leur jus de chaussette. Il a si peu de goût qu’ils se sentent encore obligés d’y rajouter de l’eau. D’accord, Berlina, la caméra n’est jamais objective et la TV est faite pour les illettrés, mais elle reste nettement supérieure à la XV. Le spectateur sait au moins ce qui s’est passé devant la caméra et il peut se faire une opinion plutôt que d’adopter systématiquement celle du reporter. Et comme ton public potentiel est plus important que le mien, ça nous fera davantage de citoyens avec un point de vue objectif.
— Mais un point de vue sur quoi ? Toutes les personnes qui ont accepté de me parler m’ont dit qu’il ne s’était rien passé. J’ai bouffé la quasi-totalité de mon budget en coups de fil à Washington, et personne n’a voulu me parler.
Lamborghini lève les mains, les paumes tournées vers le ciel, dans un geste de prestidigitateur.
— Mais tu as filmé tous ceux qui te disent qu’il ne s’est rien passé. En outre, leurs explications sont contradictoires et tu as eu accès à des sources extérieures selon lesquelles il s’est passé quelque chose. C’est tout ce qu’il te faut. Avec un titre du genre « Pourquoi nous ment-on ? », tu es sûre de mettre dans le mille. Fonce, ma vieille. Monte un documentaire sur le sujet et distribue-le.
— Je crois que je vais le faire, acquiesce Berlina.
Puis la conversation se déplace vers d’autres sujets.
Quand elle retourne au Motel Two pour y trier son courrier, elle trouve les messages habituels : divers organismes lui affirmant qu’ils n’ont rien à lui dire, des pubs, une note de sa banque l’informant qu’elle est presque au bout de sa ligne. Les datarats ne lui ont rien rapporté d’utilisable – il y a parmi eux un crétin qui lui transmet le moindre bulletin météo, et elle n’est pas encore parvenue à le repérer et à l’éliminer…
Un instant. Elle a un message prioritaire. Elle s’assied, le fait défiler et, au moment où Jesse décide de regagner Tucson par la zipline, elle a écouté toute sa conversation avec Di.
Dix minutes plus tard, elle a contacté celui-ci pour solliciter une interview ; il sera ravi de la lui accorder ce soir, quand il rentrera chez lui par la zipline. Elle règle sa montre. Au moins est-elle en mesure de prouver que la situation est plus grave que ne l’affirment ses précédents interlocuteurs.
Il ne lui reste plus qu’à bricoler un reportage susceptible de sauver son cul du désastre financier qui lui est promis pour la semaine prochaine. Mais ça fait un moment qu’elle n’a pas eu une si belle occasion. La nuit noire et sinistre a laissé la place à un jour gris et sinistre, mais elle se sent en pleine forme.
Au moment précis où Mary Ann Waterhouse se déshabille, s’efforçant de se mettre dans la peau de Synthi Venture et de refouler ses pensées (C’est la dernière fois, la dernière fois, la dernière fois, mes seins me font un mal de chien, un mal de chien, je vous en prie, je vous en prie, c’est la dernière fois) afin qu’elles ne soient pas perçues par les quelque trois cent douze millions de femmes (plus une poignée d’hommes curieux) qui vivent son expérience un peu partout sur le globe, au moment précis où Jesse voit par l’entremise de Rock ses roberts fabuleux jaillir du minuscule soutien-gorge, au moment où ledit Rock se demande (presque inconsciemment, ce qui fait que Jesse n’en sait rien) s’il lui restera ensuite assez d’énergie pour honorer Harry, son amant de longue date…
… au moment précis où Di réussit à élaborer un plan de travail répondant à tous les critères qu’il s’est fixés…
… où Berlina Jameson remarque qu’un de ses datarats lui a transmis un message prioritaire…
… bien avant qu’Akiri Crandall et Gunnar Redalsen n’aient conscience que leur journée s’annonce mal…
À ce moment précis, Glinda Gray constate qu’une de ses IA pense avoir péché une information cruciale.
L’ennui avec les intelligences artificielles, c’est qu’elles ont trop souvent raison pour qu’on se permette de les ignorer et trop souvent tort pour qu’on leur fasse entièrement confiance. Elle a bien envie de rentrer chez elle ; elle a promis à Derry qu’elles déjeuneraient ensemble, et la voilà en train de bosser un samedi, sans doute jusqu’à la fin de la journée.
Okay, elle va jeter un coup d’œil à ce truc, et si ce n’est rien, elle va regagner son domicile en empruntant le routeur privé que son patron l’a encouragée à utiliser. Klieg est tellement sympa qu’il lui a suggéré de consacrer ses week-ends à sa famille plutôt qu’à l’entreprise, mais si celle-ci n’était composée que de types sympa, elle ne survivrait pas une semaine. Ils ont intérêt à garder une longueur d’avance sur la concurrence, car dans leur spécialité, à savoir le blocage des brevets, il n’y a pas de place pour deux.
Elle presse le bouton avant d’avoir eu le temps de changer d’avis, lit le message… et glapit comme elle n’a jamais glapi depuis sa période pom-pom girl. Tandis qu’elle relit le message, elle entend six portes s’ouvrir dans le couloir et six de ses collègues s’interroger sur la provenance de ce cri qui était peut-être un hurlement de douleur. En temps normal, elle irait leur dire que tout va bien, mais en temps normal elle n’aurait jamais glapi comme ça… et le temps n’a rien de normal.
Elle se prend à bras-le-corps. Quel dommage qu’on ne puisse pas récompenser une IA avec une friandise ou une caresse, car celle-ci aurait droit à la récompense de son choix si elle avait la capacité d’en désirer une. Quel est son numéro ? GT1500IA213 + 895. Elle le note soigneusement, car elle est bien décidée à copier son système pour élaborer la prochaine génération d’IA.
Un datarat en poste non loin des bureaux de la NOAA a capté plusieurs communications d’un dénommé Diogenes Callare et les a transmises à l’IA. Celle-ci a alors reprogrammé le datarat pour qu’il accorde une attention accrue à Callare après qu’elle eut remarqué que son supérieur citait souvent son nom et le considérait comme une autorité ; et qu’il avait fait appel à Callare pour obtenir qu’une ex-employée brillante mais susceptible – Carla Tynan – revienne au sein de l’agence.
L’IA a remarqué que Carla Tynan travaillait jadis au Service Prospective, bien connu pour ses spéculations délirantes, et en a conclu que si la NOAA souhaitait son retour, c’était parce que la direction de l’agence n’avait aucune idée de la façon dont la crise allait évoluer, ou bien souhaitait mettre toutes les chances de son côté ; cela dit, il est impossible pour le moment de savoir si Callare a été choisi pour la contacter à cause de sa réputation de météorologue, qui fait de lui le seul interlocuteur crédible aux yeux de Tynan, ou parce que celle-ci, dont le génie ne fait aucun doute, aurait refusé de parler à quelqu’un de moins intelligent qu’elle ; quoi qu’il en soit, tous les appels relatifs à Carla Tynan ont été captés, ce qui a permis de démontrer que Diogenes Callare était un personnage clé.
En conséquence, l’IA s’est intéressée de près à Callare lui-même, et quand elle l’a entendu expliquer la situation – à son petit frère, bon sang ! on n’aurait pu rêver meilleur cas de figure ! un discours clair et dénué de toute arrière-pensée carriériste ! –, elle a comparé ses dires au communiqué de presse émis par la NOAA, a repéré les zones floues de celui-ci et a aussitôt transmis ses conclusions par fibrop.
Le communiqué de presse débutait par le démenti classique, à savoir qu’il ne se passerait sans doute pas grand-chose et que, vu le nombre de facteurs intervenant dans l’équation, il était difficile de faire des projections pour le proche avenir ; suivaient quelques scénarios décrits comme aussi catastrophistes qu’improbables.
Mais quand on compare ce communiqué au discours de Di, on remarque qu’il déclare à trois reprises à son petit frère – qui suit des études d’ingénieur, ce qui signifie qu’il est versé en physique à défaut d’être un spécialiste de la météorologie – que de grandes quantités d’énergie vont apparaître dans l’atmosphère. Un profane ne tirerait aucune conclusion de cela. Mais ceux qui ont étudié la physique savent que l’énergie se manifeste sous la forme de chaleur ou de travail. Le travail est une grandeur exprimant la transformation d’un système mécanique – exemple : la distance sur laquelle un objet se déplace multipliée par la force résistant à ce déplacement. Par conséquent, l’augmentation d’énergie dans un système mécanique (tel que l’atmosphère terrestre) se traduit par des changements considérables dans la position et la vitesse des objets.
En d’autres termes, par des vents du tonnerre de Dieu.
L’IA est allée jusqu’à effectuer quelques calculs, et ceux-ci sont plutôt fascinants – dans le style inquiétant. L’augmentation de la quantité d’énergie qui restera coincée sur Terre sans pouvoir filer vers l’espace dépasse la normale d’un facteur de trois pour mille – mais la dernière fois que s’est produit un accroissement de cet ordre, ça a suffi pour déclencher le Petit Âge glaciaire. Vu le rythme actuel du réchauffement global – qui, note l’IA, est censé diminuer –, la Terre va se retrouver cette année à une température moyenne qu’elle n’aurait pas dû atteindre avant… nom de Dieu !… avant l’an 2412.
Ce communiqué de presse est donc un énorme mensonge dissimulé par une mince couche de vérités. Ce qui est certain, c’est qu’il va se passer des choses, et à grande échelle. Les autorités ne cherchent qu’à rassurer la population, à lui faire croire qu’elles maîtrisent la situation.
En outre – et c’est pour ça qu’elle a poussé un glapissement –, si on ne se soucie pas des détails, si on s’attache surtout à une vue d’ensemble, la plupart des scénarios s’accordent sur un point, et c’est là qu’apparaît une possibilité d’enrichissement ; et l’IA l’a déjà repérée.
Glinda transmet un appel prioritaire au bureau de John Klieg et constate sans grande surprise qu’il s’y trouve encore. Il pense que ses employés travaillent trop et les encourage à se détendre, mais son attitude ne fait pas de lui un exemple à suivre. C’est un bourreau de travail dans le plus pur style XXe siècle.
— Patron, je crois que j’ai trouvé ce qu’on cherchait.
Klieg la gratifie d’un large sourire.
— Bravo. Venez ici pour me raconter. Et quand vous aurez fini, vous m’expliquerez pourquoi vous n’avez pas pris votre week-end pour profiter de votre fille ou bien faire les magasins.
Elle sourit à son tour, sachant parfaitement qu’il ne parle pas sérieusement.
C’est à la fin du XXe siècle qu’on a remarqué pour la première fois que l’économie devenait une forme d’échange entre deux types de signaux : d’un côté les commandes, les factures, les dettes, les loisirs, les autorisations, et cetera, et de l’autre l’argent. La production des biens de consommation se faisait plus ou moins toute seule ; l’argent circulait grâce aux signes attachés à ces biens.
Cela n’était pas une première ; sur l’île de Yap, dans l’océan Pacifique, l’argent avait depuis longtemps pris la forme de gigantesques roues de pierre, et les seules propriétés connues étaient des lopins de terre et des droits de pêche. Ni la terre ni les poissons ne bougeaient beaucoup, et l’argent était trop lourd pour être déplacé ; seule l’information circulait.
En 2028, le reste de la planète a fini par rattraper Yap.
Passionet coupe au moment où Synthi et Rock s’étreignent tendrement et font semblant de s’endormir. Quand Synthi a demandé un congé à la direction du réseau, arguant de son état d’épuisement, on lui a d’abord opposé une fin de non-recevoir, mais Rock l’a aidée à obtenir gain de cause et elle est désormais en vacances.
En fait, elle a appris que son partenaire était déjà parti en congé à plusieurs reprises – « Il suffit de faire une demande, Synthi, c’est conforme aux termes du contrat que nous avons tous signé » – et il lui a donné un sérieux coup de main pour s’occuper de la paperasse.
Ils s’écartent l’un de l’autre dès qu’ils entendent le signal de fin de transmission.
— Je ne t’ai pas fait mal, au moins ? demande Rock.
— J’avais mal quand on a commencé, mais je ne pense pas que tu aies fait de nouveaux dégâts. Tu es un mec très tendre, tu sais ?
— Ouais. (Soupir.) Tu vas me manquer durant ces deux ou trois mois. Tu es vraiment une pro, tu sais ? Et franchement, j’ai tellement de peine à m’intéresser aux infos que je préfère que ce soit toi qui les fasses vivre au public.
Il se redresse. Un assistant lui apporte le sac contenant ses vêtements et ses effets personnels.
— Et tu ne me donnes pas l’impression d’être une débile, contrairement à… contrairement à certains.
— Je t’aime bien, moi aussi, dit Synthi. Mais je reviendrai, ne t’inquiète pas.
Son propre sac contient un dissolvant tous usages ; elle l’applique sur son visage, et fond de teint et faux cils se transforment en un fluide visqueux dont l’eau et le savon ont bien vite raison. Elle s’ébroue et se sèche à la hâte, puis dit à son partenaire :
— Euh, Rock… Mon vrai nom est Mary Ann Waterhouse.
— Moi, c’est David Ali, dit-il en lui rendant son sourire. Maintenant, prends soin de toi.
Il griffonne quelques chiffres sur un bout de papier et le lui tend.
— Mon numéro de téléphone. Au cas où tu aurais envie de bavarder un peu. Mais je te conseille d’oublier le boulot et de passer quelque temps dans la peau de Mary Ann – c’est un nom plus sympa que Synthi.
Elle acquiesce.
— J’ai demandé à l’agence de voyages de me trouver un coin où il ne se passe jamais rien. Je n’emporte même pas mon récepteur XV portable ; je compte me promener dans la région comme une touriste ordinaire.
Elle passe son soutien-gorge à armature renforcée, le seul capable de maintenir ses seins artificiellement grossis et horriblement lourds. Elle se sent à l’aise à l’idée de ne plus avoir à porter ces tenues légères qui lui font si mal aux muscles du torse, des épaules et du dos quand elle se déplace.
Puis elle enfile un sweat-shirt trop grand de plusieurs tailles, attache ses cheveux de flammes avec un bandana, et elle ressemble désormais à une jeune ménagère un peu trop grosse, surtout lorsqu’elle tire sur les pans du sweat pour dissimuler les globes parfaits de ses fesses. Première chose à faire : se trouver quelques jupes bien lâches… durant les prochains mois, tous les hommes qui la verront vont se dire qu’elle serait mignonne si elle se laissait un peu moins aller.
Elle manque éclater de rire en découvrant Rock ; elle ne l’a jamais vu sous son véritable aspect avant ce jour, mais quand elle lui a dit qu’elle comptait se mettre en civil après son dernier enregistrement, il a décidé d’en faire autant. « Si tu dois me montrer ce que tu es, je ne veux rien te cacher moi non plus, a-t-il expliqué. Tu n’as jamais joué au docteur avec un petit voisin quand tu étais gamine ? »
Et il a un look… eh bien, il est impossible de s’y méprendre. Il a le look gay. Son costume trois-pièces de coupe classique, veste et gilet déboutonnés, ne serait nullement déplacé dans un bar gay de Manhattan ; sa large cravate portant l’emblème de la NFL est devenue un signal bien connu : « disponible pour plaisir sans lendemain ». Même le téléphone portable passé à sa ceinture est du plus pur style rétro-gay, évoquant l’accessoire indispensable d’un vendeur de voitures des années 80.
Il lui lance une œillade.
— Vise un peu les pompes. Et tu n’as pas vu le micro-string qui me serre les joyeuses. En dentelle, s’il te plaît. Il y a des moments où j’aimerais bien que Harry n’exige pas que je m’habille comme une pute.
Mary Ann succombe au fou rire ; et le serre dans ses bras.
— Tu es très beau.
— Évidemment, dit-il en lui rendant son étreinte, si on ne se soucie pas de la mode… Mais si tu étais à la page, tu saurais que j’ai une bonne année de retard. Sois prudente avec les civils, d’accord ? Surtout, ne te lance pas dans un truc sérieux. Tu as mérité de te distraire un peu. (Petit baiser sur le front.) Allez, file ; papa doit finir de s’habiller pour son petit copain.
— Quand je serai de retour, David et Mary Ann iront prendre un verre ou un café ensemble de temps en temps.
— Promis. On parlera des hommes et de l’impossibilité d’avoir une relation suivie avec eux. Maintenant, va te chercher un gentil garçon qui te brisera le cœur.
Quand elle emprunte le couloir pour regagner sa chambre, elle constate non sans plaisir que si la moitié des employés de l’hôtel sursaute en la voyant – ils ne la reconnaissent pas au premier coup d’œil, quoique informés de sa présence dans l’établissement –, l’autre ne lui prête tout simplement aucune attention.
Elle trouve sur son lit une pile de dépêches, et c’est avec joie qu’elle les jette à la poubelle sans les lire. Puis elle appelle un groom.
Celui qui frappe à sa porte n’est autre que le jeune homme qui lui a servi son petit déjeuner le jour où elle a pris sa décision – ou entamé sa dépression, au choix. Elle l’a vu assez souvent ces derniers temps, d’ailleurs ; soit il apprécie ses pourboires, soit il se veut loyal envers elle. Quoi qu’il en soit, elle lui est reconnaissante de lui offrir un peu de contact humain.
— Euh… si j’ai bien compris, vous n’allez pas vous remettre au travail de sitôt.
Il lui parle encore avec un peu de maladresse, mais comme elle lui a fait comprendre qu’elle aime bien bavarder avec lui – ainsi qu’avec les garçons de salle, les réceptionnistes et tous les autres –, elle a fini par s’habituer à ce genre de maladresse.
— Exact. Vous voulez que je vous dise où je vais me réfugier ?
— Si vous le criez sur les toits, ce ne sera plus un secret.
Il pousse le chariot à bagages jusqu’à l’ascenseur, et la porte de la cabine se referme derrière eux. Deux étages à descendre, ensuite ce sera la limousine, l’aéroport et l’avion.
— Les chaînes à sensation le révéleront dès demain, explique-t-elle. Heureusement, la plupart des gens sont incapables de reconnaître une star de la XV quand ils la croisent dans la rue, et de toute façon je vais dans un coin où la XV est encore relativement rare. Si bien que je peux vous le dire et que vous pouvez le répéter à qui vous voulez.
Il se fend d’un large sourire.
— Eh bien, je vous écoute. J’ai fait sensation au Yukon Mike’s Saloon quand j’ai dit que je vous avais parlé.
— Veillez à faire votre révélation ce soir, car demain tout le monde sera au courant. Je vais à Tapachula. C’est une ville du sud du Mexique, non loin de la frontière du Guatemala.
— Qu’est-ce qu’il y a dans ce coin ?
— Des gens ordinaires qui font un boulot ordinaire, rien d’autre. Excepté peut-être la tranquillité. C’est le genre de ville que tous ses habitants veulent quitter et où ils apprennent à aller s’amuser ailleurs.
Alors qu’ils arrivent devant la limousine, elle s’approche de lui, lui glisse son pourboire dans la main et lui dit :
— Si vous êtes aussi aimable que Rock, vous avez le droit de m’embrasser pour voir l’effet que ça fait.
— Personne ne va me croire quand je raconterai ça, marmonne-t-il, le rouge aux joues.
Et quand il l’embrasse, elle a l’impression d’avoir affaire à un adolescent hypersensible dont elle serait le premier grand amour. Si c’est l’impression que donne Rock au public de la XV, pas étonnant qu’il soit aussi populaire.
Il a l’air pris de vertige quand il s’écarte d’elle.
— Alors, comment suis-je pour de vrai ?
— Gentille. Et douce. Pas du tout comme à la XV, mais très, très tendre. Merci.
— Merci à vous. Si jamais vous passez à Tapachula, cherchez une Américaine grassouillette qui passe ses journées à lire de gros bouquins passionnants et démodés.
Ils se serrent la main – presque avec solennité – et, pour faire bonne mesure, elle lui récite une réplique qu’elle connaissait bien à l’époque où elle n’était qu’une jeune actrice prénommée Mary Ann, la dernière réplique de Laura dans Thé et sympathie :
— « Quand vous raconterez ceci plus tard – et vous le ferez –, soyez tendre. »
Il hoche la tête, ils se disent adieu, et elle monte dans la limousine et demande : « Aéroport. » Les portières se referment, le véhicule quitte le parking pour se placer sur son rail, et cette fois elle est partie.
Après ces vacances, si elle n’a pas changé d’avis, elle va placer son argent pour vivre de ses rentes, retourner à New York pour passer des auditions, remonter sur les planches… et sortir avec des grooms. Cette plaisanterie est plutôt faiblarde, mais elle en rit encore quand elle arrive à l’aéroport.
Si personne ne remarque que John Klieg et Glinda Gray partent déjeuner ensemble et ne reviennent pas, c’est en partie parce que les employés de GateTech, forts de plusieurs années d’expérience, supposent sans doute qu’ils sont allés travailler à l’extérieur. En fait, la plupart d’entre eux ont interrompu leur tâche pour ne pas rater la dernière apparition de Synthi Venture avant ses vacances, et ils ont enfilé casques, gants et lunettes de XV au moment où Klieg et Gray arrivent dans le hall de l’immeuble.
Glinda a du mal à croire à ce qui lui arrive. Dès qu’elle est entrée dans le bureau de Klieg, elle lui a dit :
— À en croire l’IA, il y a quatre-vingt-seize chances sur cent pour que nous assistions à une série de tempêtes sans précédent dans l’hémisphère Nord. Toutes les structures un tant soit peu fragiles seront endommagées. Les autorités pourront remplacer et consolider les antennes de communication, enfouir les lignes à haute tension, protéger les cheminées d’usine… mais il leur sera impossible d’aménager en temps voulu les sites de lancement. Et il faudrait augmenter la puissance des astronefs afin qu’ils puissent mieux affronter les vents. Il sera impossible de lancer un seul satellite pendant plusieurs mois, d’abord dans l’hémisphère Nord puis dans l’hémisphère Sud. Et le lancement de satellites représente un chiffre d’affaires annuel de plus d’un trillion de dollars.
— Personne ne dispose d’un site de lancement fonctionnant par tout temps ?
— On peut lancer un satellite à partir d’un avion, si celui-ci décolle d’un aéroport conçu pour rester opérationnel quelles que soient les conditions météo. Mais même ceux-ci sont obligés de cesser toute activité en cas d’ouragan, patron, et la procédure de lancement aérien a été plus ou moins abandonnée depuis l’avènement des fusées à un étage. Nous avons mis le doigt dessus… si dans les trois prochains mois nous parvenons à mettre sur pied un site tous climats, nous aurons le monopole global des lancements de satellites pendant au moins un an.
En voyant le sourire dont il la gratifiait, elle a compris qu’elle avait fait du bon travail, et quand il a décroché son téléphone pour ordonner la mise en place d’une équipe placée sous sa seule responsabilité – mon Dieu ! dans moins d’un mois, elle aurait un millier de personnes sous ses ordres –, elle a compris qu’elle avait fait plus que ça. Cette fois-ci, elle avait touché le jackpot.
Mais elle ne s’attendait pas à ce qu’il a dit ensuite.
— Okay, tout cela ne se mettra en route que lundi, ensuite, vous n’aurez plus le temps de souffler. Et moi non plus, si les choses se passent comme prévu. Je vous propose d’aller chercher Derry et de passer le reste de la journée à vous détendre en ma compagnie.
Jamais elle n’aurait cru que Klieg l’avait écoutée quand elle lui parlait de sa vie familiale ; en outre, elle ignorait totalement ce qu’il faisait de ses week-ends – en fait, elle supposait qu’il se consacrait entièrement au travail, ne rentrant chez lui que pour manger et dormir. Et voilà que son patron, un bel homme, un homme charmant, choisissait un samedi – alors qu’elle n’avait pris la peine ni de se maquiller ni de se vêtir correctement – pour lui proposer de sortir. Et l’invitait à se faire accompagner de sa fille, ce qui dénotait le sérieux de ses intentions.
Si bien que, lorsqu’ils arrivent dans le hall de l’immeuble, elle est plus silencieuse qu’à son habitude, et lui aussi se montre peu loquace. Une fois dans le parking, ils décident de prendre la voiture de Klieg, et elle programme la sienne pour rentrer toute seule à la maison, ce qu’elle fera dans les deux prochaines heures en fonction des possibilités de la circulation.
Il tape l’adresse de Glinda, et sa voiture descend la rampe d’accès et se place sur le rail.
— Ceci est radicalement contraire à mes principes, dit-il avec un petit rire nerveux. Ça fait vingt-cinq ans que je suis dans les affaires, et c’est la première fois que j’invite une employée à sortir.
Glinda sourit mais garde les yeux baissés.
— Eh bien, ça fait seize ans que je travaille à GateTech, patron, et c’est la première fois que je sors avec un autre membre de l’entreprise.
— Appelez-moi John, c’est plus agréable à entendre que « patron ».
— Je vais essayer, John. Mais ça risque de me prendre du temps.
— C’est un bon début. Voyons voir. Si je me souviens bien, la petite Derry est folle de cheval, elle aime déjeuner au restaurant et aller au théâtre, comme les grands, et elle fait la tête chaque fois que vous ne respectez pas les promesses que vous lui avez faites. Si je m’impose à votre table, est-ce qu’elle considérera cela comme une promesse trahie ?
— Ah ! fait Glinda.
Elle se redresse et se surprend à penser : Rappelle-toi que, même s’il possède toute la boîte, ce n’est quand même que ton supérieur immédiat. Autant dire que nous sommes presque au même échelon.
— Derry veut que je sorte davantage. Et quand elle verra que mon cavalier est un bel homme riche et plus âgé que moi, elle sera ravie. La XV lui donne toutes sortes d’idées bizarres, bien que je veille à ce qu’elle ne se branche que sur les chaînes tout public. Et même sur celles-ci, je trouve qu’on en fait un peu trop dans le genre romance.
— Sans rire, dit le patron – non, bon sang, John !
Le Chevy Mag Cruiser accède à l’autoroute, puis gagne la Premium Skyway. Le paysage qui s’offre à eux – le Cap et l’Atlantique – est aussi terne que d’habitude. Le jour où elle l’a découvert, en compagnie de son ex, il lui avait paru si exotique comparé à celui du Wisconsin.
— La romance est une denrée surévaluée, poursuit John. D’un autre côté, j’aimerais bien croire à son existence.
Glinda s’aperçoit qu’elle allait se perdre dans ses songeries.
— Oui, dit-elle avec emphase. Moi, j’y crois encore.
Merde. Voilà que son accent du Wisconsin remonte à la surface. Heureusement qu’elle a renoncé aux tournures de phrase de sa jeunesse.
— Mais j’aimerais que Derry attende deux ou trois ans avant de s’y intéresser, dit-elle. Après tout, elle aura soixante ou soixante-dix ans pour faire le tour de la question. Et puis, je ne pense pas qu’il soit très sain pour une petite fille de s’intéresser à la vie… euh… personnelle d’une femme.
John hoche la tête en signe d’approbation.
— Si vous voulez bien excuser ma curiosité, et me rassurer un peu, elle a eu beaucoup de raisons de s’y intéresser ces derniers temps ?
— Eh bien, aucune durant ces deux dernières années.
Ils éclatent de rire tous les deux.
— D’accord, concède Glinda, c’est plutôt inquiétant, mais je ne pense pas que ça devrait inquiéter une fillette de onze ans. Et vous, ça fait combien de temps ?
Klieg hausse les épaules.
— Oh, sept ou huit ans, je pense. Ça dépend de vos critères. Pendant un temps, je me suis inscrit à une agence de romance, vous voyez de quoi je parle… mais j’ai laissé tomber ces dernières années.
Les « agences de romance » ne remplissent pas tout à fait le même rôle que les « agences d’escorte », mais c’est tout comme. L’adhérent a l’assurance qu’un certain nombre de femmes séduisantes – c’est lui qui définit leurs caractéristiques, sans toutefois être sûr qu’elles le trouveront à leur goût – l’aborderont dans un lieu public, ne le repousseront pas immédiatement et accepteront de sortir avec lui au moins à cinq reprises.
En théorie, et à condition qu’il ne pose pas trop de questions, il ne saura jamais s’il a eu un coup de chance ou si l’agence a bien fait son travail. En pratique, un homme d’affaires au ventre proéminent et à la calvitie naissante n’a aucune peine à déduire que les jeunes filles qui le draguent dans des bars ou des jardins publics sont envoyées par l’agence, à moins qu’il n’entretienne sur son compte de sérieuses illusions.
— Alors, dit-elle d’une voix hésitante, que demandiez-vous à cette agence ?
— Tout. J’avais choisi l’option aléatoire pour élargir mes choix. L’ennui, c’est que je suis incapable de distinguer une femme qui m’aime bien d’une autre qui fait semblant. J’étais toujours déçu quand je comprenais que le cinquième rendez-vous serait le dernier.
— Mais elles ont dû…
Glinda allait dire « vous demander de l’argent », mais elle vient de comprendre qu’il ne leur avait pas forcément proposé de coucher avec lui.
— Bien sûr, il y avait des professionnelles dans le lot, mais il ne me fallait pas longtemps pour les identifier : c’étaient celles qui parlaient de sexe dès que nous étions dans ma voiture. Mais elles étaient plutôt rares. Il y a pas mal de jeunes femmes qui décident de travailler pour ces agences. N’oubliez pas que l’université produit plus de diplômés que l’économie ne peut en absorber. Bon sang, les parents de la classe moyenne produisent plus d’enfants que leur classe ne peut en absorber. Si bien que tout un tas de jeunes femmes aimables et jolies, nanties de diplômes sans aucun débouché, s’inscrivent dans une agence de romance non seulement pour gagner leur vie mais aussi pour rencontrer des hommes riches. Et si elles en trouvent un à leur goût, elles ont toujours la possibilité de continuer à le voir. J’en ai fréquenté une pendant environ un an, mais… (soupir)… elle a décidé qu’elle me préférait un autre type – un poète maudit de son âge, je crois. Je ne peux pas dire que je lui en veux.
Glinda choisit ses mots avec soin.
— C’est dommage pour une jeune femme de ne pas pouvoir faire autre chose.
— Oh, elles peuvent être secrétaires ou serveuses de restaurant. L’ennui, c’est que pas mal d’entre elles pensent que leur beauté peut leur rapporter gros.
— Ce n’est pas faux, non ?
— Exact, mais dans leur grande majorité, elles n’ont pas conscience du prix à payer. Quoi qu’il en soit, j’ai fini peu à peu par me lasser, et je n’ai pas renouvelé mon contrat. Les femmes que je rencontrais par ce biais – exception faite des prostituées – ne savaient faire que deux choses : être belles et dépensières. Elles étaient décoratives, elles savaient à merveille exposer leurs sentiments, mais à part ça, elles n’avaient aucune conversation. La plupart d’entre elles ne semblaient pas avoir retenu grand-chose de leurs études. (Soupir.) Et voilà… mais pour en revenir au présent, je me suis dit que si vous ne m’aimiez pas, je pourrais toujours vous soudoyer pour que vous restiez dans la boîte, car vous m’êtes vraiment indispensable. Et si vous m’aimiez bien… eh bien, je vous apprécie, même si j’en ignore la raison, et je me suis rendu compte que je me contentais de prendre des risques uniquement dans le domaine des affaires. Peut-être qu’il serait également intéressant pour moi d’en prendre dans le domaine personnel.
Glinda se permet un petit sourire.
— Alors, comment vous sentez-vous en ce moment ?
— À la fois heureux et terrifié. Mais dites-moi : quel genre de restaurant a votre préférence ? Ou alors celle de Derry, si les deux ne sont pas incompatibles ?
Elle agite l’index.
— Ah, ah ! Si vous souhaitez combler ma fille, vous devez me conduire dans un adorable petit café où l’on sert trois plats exceptionnels connus de vous seul et où les garçons vous appellent par votre prénom.
— Eh bien… il existe un établissement où tout le monde me connaît. J’y mange tous les deux ou trois jours. Mais je ne pense pas qu’on y serve des plats exceptionnels, et encore moins des plats connus de moi seul.
— Ah bon ?
— Oui, et ce n’est pas non plus un adorable petit café, c’est… euh… c’est un Shoney’s, en fait. Les garçons ignorent que je suis le président de GateTech, mais ils me connaissent tous.
Glinda en reste bouche bée.
— Vous mangez chez Shoney’s ? Mais pourquoi ?
— Eh bien, je ne vais pas dans tous les Shoney’s, seulement dans celui-là. Et cela pour trois raisons. Premièrement, à l’époque où je me déplaçais souvent, j’étais toujours satisfait de cette chaîne – et quand on fait cinq cents kilomètres par jour durant six jours d’affilée, c’est rassurant de savoir ce qu’on va manger. C’est comme ça que j’ai acquis cette habitude : je trouve ces restaurants réconfortants. Deuxièmement, le phénomène ne fait que s’amplifier avec le temps. Quand on fréquente régulièrement un établissement de ce type, le personnel se montre de plus en plus serviable et accueillant.
Suit une longue pause.
— Et troisièmement ? demande Glinda.
— J’aime leur cuisine.
Cette réplique achève de rompre la glace, ce qui explique pourquoi ils rient de bon cœur. John Klieg se redresse sur son siège – il est trop vieux pour se fier au pilote automatique et garde les mains à proximité du volant, les pieds à côté des pédales –, jette un regard en coin à Glinda et lui dit :
— J’ai un peu honte de l’admettre, mais votre patron n’a aucune classe. Les affaires mises à part, je suis un vingtiémiste pure laine.
— Qui n’hésite pas à utiliser des expressions démodées comme « pure laine », réplique Glinda.
Elle ramène ses jambes sur le siège pour se tourner vers Klieg. Elle sait depuis longtemps qu’il est aussi beau que sympathique, mais elle commence seulement à comprendre qu’il s’intéresse à elle depuis un bon moment.
— En effet, admet-il. Si je ne m’étais pas retenu, je serais même allé jusqu’à dire « pure laine vierge ». Quand j’étais jeune, j’écrivais pour le journal du lycée des éditos favorables à Dan Quayle. Mais revenons à votre fille : devons-nous l’emmener dans un restau chic en bord de mer pour la rendre heureuse ?
— Seulement si nous souhaitons la convaincre du sérieux de nos intentions, et je n’arrive toujours pas à croire que je ne rêve pas. En fait, elle serait sans doute ravie de manger chez Shoney’s.
— Si vous me permettez une suggestion plutôt bizarre… pourquoi ne pas commencer dans le grandiose pour finir dans le banal ? Allons déjeuner dans un café, puis elle ira faire son équitation – peut-être qu’on pourra boire un pot pendant qu’elle trotte sur son poney –, et ensuite on ira dîner chez Shoney’s et se faire une toile. Et peut-être se tenir par la main sous le sac de pop-corn ?
— Je suis prête à accepter votre proposition, à condition que le film soit plein de monstres ou se passe dans l’espace.
— C’est ce qui plaît à Derry ?
— Non, c’est ce qui me plaît à moi. La vie est suffisamment pénible et chiante. Quand je vais au cinéma, c’est pour y crever de trouille ou pour partir dans les nuages.
John Klieg lui lance un sourire rayonnant.
— Bon sang, un type qui vous connaîtrait depuis seize ans risquerait de remarquer que vous aimez bien vous amuser.
Elle lui rend son sourire ; elle vient de reconnaître son accent.
— D’où venez-vous exactement, John ?
— D’un trou dont vous n’avez jamais entendu parler : Winona, Minnesota. Dans le sud-est de l’État, au bord de la Wisconsin River.
Soit à une heure de route de la ville où Glinda a grandi. Peut-être qu’elle peut se permettre d’assumer son accent, après tout.
Louie Tynan est débordé pour la première fois depuis plusieurs mois et il ne sait pas s’il doit s’en réjouir. Il existe quatre satellites en orbite polaire qui se lèvent sept ou huit fois par jour par rapport à sa station placée en orbite autour de l’équateur. Chaque fois que cela se produit, à un instant soigneusement calculé, le satellite émet une pulsation laser qui traverse l’atmosphère terrestre à diverses altitudes avant d’être captée par la station à fin d’analyse spectrographique. Les trente et quelques lasers émettant chacune de ces pulsations ont une énergie et une longueur d’onde connues avec précision ; si la lumière ne faisait que traverser le vide, il serait facile de calculer l’énergie associée à telle ou telle longueur d’onde avec une précision de l’ordre du dix milliardième.
Mais bien que l’air soit transparent, il n’est pas parfaitement transparent ; il est sujet à des variations mineures (observez une route surchauffée par un jour d’été) et certaines de ces variations ont un effet sur la longueur d’onde (considérez un coucher de soleil).
Si bien que le rayon laser capté par la « caméra » de Louie Tynan (c’est ainsi qu’il a baptisé ce gadget) présente relativement à une longueur d’onde donnée des altérations énergétiques dues à l’air qu’il a traversé, et ces altérations permettent d’obtenir des informations sur les effets de la concentration de méthane dans l’atmosphère.
La tâche de Louie consiste à activer un manipulateur automatique, une sorte de tracteur pourvu d’un bras qui sillonne la coque de la station, à aller chercher la caméra spectrographique dans la soute, à la placer dans le sas, à la mettre en position grâce au manipulateur… et à s’installer devant les cadrans, s’assurant que les voyants appropriés restent au vert pendant la manœuvre tout en feignant de savoir ce qu’il fait.
Pour l’instant, il fait une pause dans la bulle d’observation. L’intervention humaine n’est pas vraiment nécessaire pour ce genre d’opération – des robots feraient parfaitement l’affaire –, mais puisque la NASA dispose d’une station en activité, avec à son bord un vieux croûton qui ne veut pas en descendre, autant le mettre à contribution. Cette méthode n’est peut-être pas la plus productive qui soit, et peut-être que l’astronaute en question aurait mieux à faire, mais le service de presse de l’agence est en mesure de souligner sa rapidité d’intervention et son efficacité en période de crise.
Ce qui fait que Louie est obligé d’imprimer régulièrement des graphiques issus de ses observations, de commenter ceux-ci et de transmettre résultats et commentaires au Centre de contrôle au sol. Ce qui relève de l’esbroufe pure et simple ; premièrement, vu qu’il n’a aucune connaissance en météorologie excepté celles qu’on lui a inculquées lors d’une séance de trois heures la semaine précédente, il ne comprend quasiment rien à ces fameux graphiques, et deuxièmement, ceux-ci sont instantanément copiés et transmis aux experts capables de les interpréter. Mais les contribuables branchés sur les chaînes publiques savent que le fonctionnaire le plus onéreux du pays justifie enfin ses émoluments.
En outre, on a demandé à un étudiant de lui poser des questions dont les réponses sont connues de tous, si bien qu’il peut feindre de donner son opinion et de jauger la situation. En fin de compte, Louie travaille essentiellement à des fins publicitaires.
D’un autre côté, jamais on n’a autant parlé des opérations spatiales. Il repense à Henry Loamer, le représentant de la Gauche unie à Los Angeles, qui a naguère qualifié la station spatiale de « maison de retraite en orbite » et lui-même de « fonctionnaire le plus coûteux du pays », affirmant qu’il passait son temps « à se tourner les pouces aux frais des contribuables ». Plusieurs semaines s’écouleront avant que ce cher Henry ne se rende compte qu’un robot ferait son boulot mieux que lui, et en attendant il ferme sa gueule.
Et puis Louie est bien obligé d’admettre qu’il se sent mieux depuis qu’il bosse. Comme il est obligé de passer devant la caméra plusieurs fois par jour pour faire son rapport, il s’est remis à se laver et à se raser, deux corvées qu’il avait quelque peu négligées. Peut-être n’est-il pas une gravure de mode, mais au moins est-il propre et vêtu en permanence d’une combinaison immaculée.
Il avale une nouvelle bouchée de sushi. Ces diables de Japonais ont dépensé une fortune pour équiper leur module, aujourd’hui vide et désactivé sur le bras numéro deux. Ils ont envoyé cinq équipages pour des séjours de plusieurs mois, et puis se sont lassés de l’espace, laissant derrière eux des réservoirs de culture organique grâce auxquels on peut manger du poisson sans avoir besoin de le pêcher.
Ce truc est plutôt savoureux, et ça le change de ses sandwiches.
Les Japs ont laissé tomber. Les Chinois continuent d’envoyer des missions en orbite basse. Les Russes ont quitté l’espace depuis belle lurette et les Français font trois vols par an – ils se servent de l’Euromodule comme d’un hôtel, y dormant entre deux réparations de robots ou y faisant étape entre la Terre et leur minuscule base lunaire, où ils assemblent leurs astronefs. La dernière fois, ils ne se sont même pas arrêtés, ralliant la Lune sans escale.
Et quant à son propre pays… eh bien, il en est le seul représentant, et ce presque uniquement dans un but publicitaire.
Et pourtant, le système solaire grouille de robots. Sans compter les réplicateurs qui ont écumé la Lune avant qu’on ne mette un terme à cette expérience, on trouve plusieurs centaines de machines sur le satellite de la Terre.
L’autre jour, Louie a remarqué que l’un des relais de la station supervisait les activités de la Jeep lunaire de l’Université du Wyoming et de l’Orbiteur lunaire Ralston-Purina. Il s’est avéré que le premier était un projet de fin d’études d’une école d’ingénieurs tandis que le second résultait d’une opération publicitaire : le célèbre fabricant de pâtées pour chiens offrait à ses clients un lopin de lune (sans trop de risques, car l’ONU a suspendu tout droit immobilier sur la Lune, exception faite des bases habitées et de leurs environs sur un rayon de un kilomètre) et leur en envoyait la photo.
Le long des cent cinquante kilomètres de surface martienne explorés par les huit hommes de son expédition, on trouve aujourd’hui une voie ferrée parcourue par une caméra-robot qui transmet à la Terre des images du paysage aux environs du pôle Nord. Quelques millions de personnes affichent ces images sur l’écran mural de leur chambre, mais elles sont bien moins populaires que celles transmises de Jupiter, qui ornent d’ailleurs la propre cabine de Louie.
Il contemple la Terre en dessous de lui. Elle ne semble pas avoir changé. Il est impossible de s’apercevoir qu’une espèce a disparu ou qu’un océan s’est réchauffé, pas plus que de constater l’absence de toute personne de race noire en Europe. Et au bout de soixante-cinq ans d’exploration spatiale, l’image qu’il a sous les yeux est devenue familière à l’humanité…
Et puis merde. Il est toujours ému par cette bonne vieille planète. Il lui porte un toast en levant sa gourde de Kirin – encore une excellente innovation japonaise. La Terre est un peu cabossée sur les bords, mais il aime toujours autant la regarder. Peut-être que ça coûte trop cher de le garder à bord de la station, mais ce n’est pas à lui d’en décider. Tant que les autorités seront disposées à l’y laisser, il sera prêt à leur obéir.
Alors qu’il sirote sa bière, il pense à Carla et l’association d’idées qu’il vient de faire entre son ex-femme et cette vieille planète manque le faire avaler de travers. Elle adorerait ça.
Ça fait presque un mois qu’ils ne se sont pas parlé et il a quarante minutes à tuer avant la prochaine observation. Et comme il est présentable en ce moment, autant en profiter. À en juger par la position du terminateur, il doit être trois heures de l’après-midi dans le Pacifique ouest et le temps est dégagé. Il y a de grandes chances pour que Mon Bateau ait fait surface et accepte les appels.
Il se place face à l’écran et à la caméra, puis compose son numéro. Elle décroche au bout de deux sonneries, mais répond en mode vocal – sans doute a-t-elle activé un receveur basse fréquence, ce qui signifie que la communication va être difficile ; dommage, il avait vraiment envie de la voir –, puis il l’entend éclater de rire.
— Oh, c’est toi, Louie. Attends, je mets une serviette.
— Pour quoi faire ?
De toute évidence, elle prenait un bain de soleil.
— Pour que les chaînes à sensation ne consacrent pas un sujet aux astronautes pervers qui reluquent leurs femmes au téléphone. Tu as une image de marque à protéger, Captain America.
— Ça fait longtemps que je suis monté en grade, lui rappelle-t-il.
— Pour moi, tu seras toujours Captain America, dit-elle alors que l’écran s’active. Il y a du nouveau ou tu voulais juste me dire bonjour ?
— Je voulais seulement te voir. Reluquer ton joli corps, si tu veux.
Elle sourit et fait mine d’écarter les pans de sa serviette. Un des nombreux conseillers conjugaux qu’ils avaient consultés leur avait affirmé qu’ils étaient « socialement attardés, ce qui est fréquent chez les personnes intelligentes, et c’est pour ça que vous vous comportez comme des adolescents quand vous êtes ensemble ». Plusieurs jours s’étaient écoulés avant que Louie et Carla ne comprennent qu’il s’agissait d’une critique.
Il la gratifie d’un sifflement salace.
— Alors, il paraît que tu es occupé pour une fois, espèce de pompe à finances ?
— Ouais. Mais pour être franc avec toi, je commence à me demander si je sers vraiment à quelque chose en restant ici.
— Ne te tracasse pas, mon chéri. Nous en avons déjà parlé. Si les scientifiques n’étaient pas là, le monde serait englouti par son propre trou du cul virtuel. Et c’est ce qui se passera si nous cessons d’explorer l’univers. Et les robots n’explorent rien, ils se contentent de ramener des images. Nous avons besoin d’êtres humains pour nous dire ce que Cortés ressentait à Darién.
— Tu me ressors encore ta poésie.
— Comme celle-ci n’a rien de polisson, je suis sûre que tu ne l’as jamais entendue, mais oui, j’ai cherché à t’initier à la poésie. Ça fait partie du processus continu qui a constitué notre vie commune – t’apprendre à te laver, à manger avec des couverts, et cetera… au fait, tu es bien apprêté aujourd’hui. Tu passes à la TV ?
Il lui parle des rapports qu’il est obligé de transmettre. Elle lui apprend qu’elle a retrouvé son ancien boulot.
— Et en plus, je ne suis même pas obligée d’aller au bureau. Sans doute va-t-on m’envoyer les données que tu as recueillies.
— Hé, si tu veux, je te les télécharge tout de suite.
— Je t’en prie.
Il presse deux ou trois boutons, et lesdites données sont aussitôt transmises. Ils bavardent encore quelque temps, mais comme ni l’un ni l’autre n’a grand-chose à ajouter, leur communication est des plus brèves.
Carla le rappelle une heure plus tard.
— Les chiffres sont vraiment aussi élevés ?
— Je ne savais même pas qu’ils étaient élevés. Pour moi, c’est de l’hébreu. Ils ont grimpé assez vite pendant deux ou trois jours, mais depuis lors ils sont stationnaires.
Il attrape un terminal et pianote quelques instants.
— Oui, ce sont bien les bons chiffres.
— Pas étonnant que tout le monde s’affole. Ils sont sacrément élevés, Louie.
— Ça explique pourquoi on m’a demandé de mettre la pédale douce quand je cause à cet étudiant. Je suis censé m’inspirer des pilotes d’avion quand ils disaient des trucs du genre : « Eh bien, nous venons d’entrer dans une zone de turbulences et nos moteurs répondent un peu moins bien, mais je voulais vous confirmer que nous atterrirons à l’heure prévue, et peut-être même en avance, à moins que nous ne soyons retardés par l’aile qui vient de se détacher de l’appareil. » Ils auraient pu me dire que je racontais des mensonges quand j’affirmais qu’il n’y avait aucune raison de paniquer.
— Tu sais, tant que mon service n’aura pas arrêté ses conclusions, on ne saura pas pourquoi il y a des raisons de paniquer. Et puis, je ne suis pas sûre qu’il servirait à grand-chose de paniquer.
— Donc, la prochaine fois que je ferai mon numéro de Scientifique sérieux avec ce gamin du Texas, j’aurai des raisons de lui dire : « Nom de Dieu, ces chiffres sont incroyables. Assez de balivernes : on est dans la merde et on va tous crever ! »
— Quelques raisons, admet-elle en riant, mais pense aux réactions du service de presse. Ces types-là n’ont pas l’habitude des situations de crise.
— Ouais, tu as raison. Eh bien, prends soin de toi… Tu me manques toujours, tu sais.
— Et toi, tu me manques parfois. Prenons rendez-vous pour de bon : dès que tu redescendras sur Terre, on ira faire un tour au lit, puis on se portera mutuellement sur les nerfs, ce qui nous rappellera pourquoi chacun de nous vit dans sa coque à plusieurs centaines de kilomètres de l’autre.
Elle cherche uniquement à le taquiner, mais il y a du vrai dans ce qu’elle dit et Louie n’a pas envie de se laisser aller à ses sentiments. Si bien qu’il réplique :
— Marché conclu. Prends soin de toi.
— Prends soin de toi, répète-t-elle, et ils raccrochent.
Il consulte son emploi du temps et constate que vingt minutes le séparent de son prochain numéro de Scientifique. Il s’étire, se laisse dériver dans la bulle d’observation – à condition d’oublier la surface de verre qui l’entoure de toutes parts, il pourrait presque se croire en train de marcher dans l’espace – et se repasse la liste de toutes les tâches qu’il est censé accomplir dès qu’il en aura le temps. Elles se divisent malheureusement en deux catégories : celles qui sont déjà faites et celles qui ne servent à rien.
Parmi ces dernières figurent celles auxquelles il doit s’atteler dans les prochaines minutes et dont les experts au sol s’occupent déjà de leur côté… Si seulement il pouvait penser à autre chose. Il contemple une nouvelle fois le globe terrestre et s’avoue à contrecœur qu’un vieux grincheux comme lui mérite bien la solitude qui est la sienne.
Eh bien, ça fait une éternité qu’il n’a pas activé l’unité de téléprésence lunaire. Si la NASA décide de relancer les opérations sur la Lune (au lieu d’envoyer des astronautes participer aux missions françaises – nom de Dieu, Louie est malade chaque fois que les Français vont faire un tour sur la Lune, ce qui leur arrive trois fois par an, alors que la France n’est même plus une nation mais une partie des États-Unis d’Europe, et encore n’acceptent-ils un passager américain qu’une fois sur trois !), si son putain de pays retrouve assez de bon sens pour repartir dans l’espace, alors on lui demandera sûrement de piloter les robots pour la réouverture de la base lunaire américaine.
Il règle la minuterie, enfile casque, gants et lunettes comme un vulgaire fan de XV (mais ses gants sont équipés d’un signal d’alarme qui retentit dès qu’un pépin survient dans la station), glisse ses bras dans les senseurs, branche le feed-back dans sa fiche et compose son code.
Ses yeux s’ouvrent sur la mer des Tempêtes et il se retrouve dans son corps de robot. Il détaille ses membres anormalement minces – la pile à antimatière est logée dans son long « torse » métallique et les moteurs placés aux articulations, ce qui dispense la structure de tout muscle artificiel, si bien qu’il a l’allure d’un squelette ambulant dont le corps évoque un tuyau d’arrosage et les membres ceux du Bibendum qui ornait certaines stations-service durant sa jeunesse.
Il émerge de la petite grotte où est parqué le robot de téléprésence – il y retourne automatiquement après chaque liaison, et Louie imagine parfois qu’à l’issue d’une dure journée de travail (si tant est qu’il y en ait encore), les vingt ou trente robots déambulant sur la Lune cessent soudain toute activité pour regagner la grotte et se ranger le long de ses murs – un spectacle plutôt terrifiant, se dit-il.
La lumière est crue, sans relief, le ciel et les ombres d’un noir d’encre. Une vision rendue familière par des milliers d’images ; c’est ici qu’on a procédé aux expériences minières, lesquelles ont démontré de façon irréfutable que les « minerais » présents sur la Lune se réduisaient à du roc, du roc d’une si pauvre qualité qu’il était moins coûteux de faire venir les matières premières de la Terre, puits de gravité ou non. Mais pendant que se déroulaient ces expériences, au moins y avait-il une présence humaine sur la Lune…
Il aperçoit des robots qui n’ont plus été activés depuis longtemps : les « réplicateurs », qui ressemblent à des petites voitures munies de bras. Ils sont équipés d’un petit creuset dans lequel ils peuvent séparer les isotopes d’un échantillon de roc, le réduisant à ses éléments constitutifs, obtenant ainsi, sous forme solide, liquide ou gazeuse, les matériaux nécessaires à la fabrication d’un nouveau réplicateur. Ils se retrouvent alors et échangent leurs marchandises jusqu’à ce que l’un d’eux soit en mesure de fabriquer une copie de lui-même. Ce qu’il fait aussitôt, si bien que quelque temps plus tard on a un nouveau robot occupé à collecter les mêmes matériaux.
L’idée était toute simple : même si la fabrication du premier groupe de réplicateurs était fort coûteuse, ceux-ci se reproduiraient comme des lapins dès qu’on les aurait lâchés sur la Lune, et il suffirait ensuite d’activer leur programme pour les orienter vers la Base lunaire ; comme seule une infime partie des matériaux extraits servirait à la réplication, la Base hériterait de quantités fabuleuses d’oxygène, de fer, d’aluminium, et cetera.
La conception des réplicateurs s’inspirait délibérément de celle d’un organisme vivant, apte à se répandre sur une vaste superficie, à tirer son énergie de la lumière et à extraire de petites quantités de matériaux à partir de minerais présents en abondance. Les programmes qui les régissaient étaient évolutifs ; ils étaient capables d’obtenir des matériaux rares en exploitant systématiquement tous les sites qui leur semblaient prometteurs, d’altérer leurs instructions afin d’essayer différentes stratégies et de « marchander » les uns avec les autres.
Ça, c’était la théorie. En pratique, si les réplicateurs se répliquèrent comme prévu, le système qui les contrôlait depuis la Base lunaire se trouva assujetti à un phénomène que personne n’avait prévu : l’économie de marché.
Les ennuis commencèrent lorsque le gallium fut adopté comme monnaie d’échange. De tous les éléments recherchés par les réplicateurs, le gallium nécessaire à certains de leurs semi-conducteurs se révéla le plus difficile à trouver ; les robots eurent vite fait de comprendre que celui d’entre eux qui possédait du gallium pouvait l’échanger contre tout ce qu’il voulait. Nombre d’entre eux délaissèrent tous les autres minéraux en faveur du gallium, si bien qu’au bout d’un certain temps ils en possédaient tous, ainsi que les autres éléments présents dans les minerais dont ils l’extrayaient.
Personne n’était en mesure de leur « vendre » les autres éléments dont ils avaient besoin… jusqu’à ce que deux réplicateurs décident de créer un « comptoir ». Ils employaient des robots – payés avec du gallium – pour aller collecter les matériaux que les autres robots désiraient acquérir.
Comme on aurait pu le prévoir, cette innovation eut deux conséquences. Un réplicateur tomba sur une veine de gallium relativement riche (relativement – jamais on n’aurait pensé à l’exploiter sur Terre) et tous les autres allèrent l’exploiter à ses côtés, déclenchant une véritable « fièvre du gallium ». Le marché se retrouva saturé, et s’ensuivit une période d’inflation causant toutes sortes d’entreprises spéculatives : certains réplicateurs parcoururent jusqu’à trois cents kilomètres en quête de nouveaux filons.
L’édifice s’effondra lorsque la moitié des robots interrompirent leurs tâches pour « enfanter » ; la plupart du gallium qui avait inondé le marché était immobilisé, et on assista à une chute des prix et à une « dépression ». La plupart des réplicateurs les plus éloignés se désactivèrent car il n’était plus profitable pour eux de regagner la Base.
Mais l’un d’eux déclencha la perturbation qui devait être à l’origine du chaos final. Il attaqua, détruisit et dévora plusieurs de ses semblables, produisant ensuite des copies de lui-même. Un autre résolut son problème en reprogrammant deux ou trois autres robots pour qu’ils lui rapportent le fruit de leur collecte ; on le baptisa « l’esclavagiste » et on découvrit qu’il avait organisé ses troupes pour se défendre des attaques du « cannibale ».
En outre, les réplicateurs se mirent à injecter des virus dans les logiciels de leurs semblables et à élaborer des défenses contre lesdits virus (cet étrange terme médiatico-péjoratif désignant les logiciels capables de se reproduire semblait parfaitement approprié au cas précis). À mesure que ces défenses devenaient plus efficaces, on vit apparaître des virus conçus pour s’attaquer à elles – les scientifiques les regroupèrent sous le terme de « SIDA mécanique » –, et les logiciels conçus pour protéger les défenses mutèrent à leur tour pour attaquer tous les logiciels à leur portée – pour une raison inconnue, un scientifique d’âge canonique parla alors d’« ARTS industriel ». On constata bientôt un véritable problème sanitaire : les codes régissant les robots étaient devenus si lourds et si complexes qu’il leur était impossible de fonctionner de façon optimale.
Et comme chacun d’eux avait accès aux logiciels de son prochain, on vit bientôt proliférer les équipes d’esclavagistes et de cannibales, qui passaient plus de temps à se battre qu’à travailler et participaient allègrement à la propagation du SIDA mécanique et de l’ARTS industriel.
La crise se dénoua lorsque deux de ces équipes éradiquèrent les autres (transformant leurs membres en matière première), s’allièrent et marchèrent sur la Base lunaire pour attaquer le « comptoir » ; les marchands, anticipant l’assaut, copièrent leurs logiciels quand c’était nécessaire et se livrèrent à une bataille épique sur les plaines lunaires, observés par les cybernéticiens fascinés.
Mais lorsque ceux-ci prélevèrent un réplicateur isolé à des fins d’analyse et d’observation, ils constatèrent la présence dans ses entrailles d’un élément du dispositif de mesure du vent solaire. Ils eurent vite fait de comprendre que le système était devenu suffisamment intelligent pour passer outre l’interdiction qui lui était faite de récupérer des pièces manufacturées, infiniment préférables aux matériaux bruts collectés par les robots, et qu’il avait réussi à contourner cette interdiction en contaminant le logiciel de protection de la Base lunaire avec une bonne dose d’ARTS industriel.
Si l’opération n’avait pas été interrompue à ce moment-là, les réplicateurs auraient sûrement dévoré la Base lunaire ; au bout de quelques années, on n’aurait plus trouvé sur la Lune que de la vermine robotique incontrôlable.
Alors que Louie arrive sur le site de la grande bataille, il aperçoit ce vieux no N743P, le chef des marchands, qui n’a pas bougé depuis l’instant où le système a été désactivé, entouré de plusieurs douzaines d’esclaves au creuset vide. Un petit malin a peint l’insigne de la Gauche unie sur les esclaves, qui ressemblent à des ouvriers en train de manifester autour de N743P.
Louie se demande si ce ne serait pas une bonne idée de réactiver tous ces robots et de leur parler du métal dont regorge la Base française… non, ce serait mesquin, et en fait il aime bien les spationautes français qu’il voit de temps à autre à la station. Ce n’est pas leur faute si les USA se désintéressent de l’espace, et la France est le dernier bastion du libéralisme en Europe ; la plupart de ces spationautes lui affirment qu’ils aimeraient bien se débarrasser du joug de Bruxelles et qu’ils étaient tous farouchement opposés à l’Expulsion.
Il s’agenouille pour examiner N743P ; excepté son numéro, rien ne le distingue des autres robots. Au moins n’avaient-ils pas encore découvert la société de consommation, même si ce bonhomme semblait sur le point d’inventer le marché des options.
Un ping résonne soudain dans le silence lunaire, et Louie comprend que le moment est venu pour lui de se remettre au boulot. L’espace d’un instant, il visualise un robot squelettique en train de se gratter la tête…
Puis il est de retour à la station et ôte son attirail XV. Il voit en esprit le robot se redresser et, lentement, précautionneusement, privé de l’aisance que lui conférait son pilote humain, regagner sa grotte d’une démarche balourde évoquant un monstre conçu par Ray Hanyhausen. Peut-être qu’il lui faudra le reste de la journée pour retourner à sa place, mais il a tout son temps…
D’ordinaire, on peut en dire autant de Louie, mais pas aujourd’hui. S’agrippant aux poignées prévues à cet usage, il se dirige vers la « salle de conférences », la petite cabine aux murs blancs dans laquelle il fait semblant de comprendre quelque chose à ces putains de bulletins météo.
Nouveau ping. Il fonce jouer au Scientifique.
Berlina Jameson vit sur sa ligne – sur son plastique, auraient dit ses grands-parents à l’époque où il existait encore des cartes de crédit – depuis qu’elle a été licenciée pour abandon de poste, mais elle arrive encore à se faire passer pour un reporter auprès de la plupart des forces de sécurité.
Le Motel Two de Barrow – un dortoir minable où elle dispose de douches et de toilettes publiques, d’un casier privé et d’un lit à couverture verrouillée – lui réclame un supplément parking, et elle envisage d’abord de le payer puis se dit que sa ligne ne tiendra pas indéfiniment et perd vingt minutes à marchander avec le logiciel de la réception. Ça la met de méchante humeur, même si elle se félicite encore d’avoir réussi à contacter Di Callare, si bien que quand elle monte enfin dans sa voiture, la place sur le rail et prend la direction du Duc, elle est carrément au bord des larmes. Lorsque la voiture prend de la vitesse, elle programme les sièges pour une configuration « long parcours » – disposant ainsi d’un lit avec accès au mini-frigo et au « pot hygiénique » – et quand elle a achevé cette tâche, plutôt que de faire une sieste ou de se mettre au travail, elle s’allonge et éclate en sanglots.
À en juger par son compte sur le net, absolument personne n’a diffusé ses spots d’une minute ; même son ex-employeur n’a pas daigné les passer.
Quand ils ont compris qu’ils se trouvaient dans un trou perdu et que les événements qu’ils couvraient étaient exempts de toute connotation violente ou sexuelle, tous les reporters de la XV se sont cassés, exception faite de deux ou trois intellos qui travaillent dans le savoir, l’esprit et le catastrophisme… un mélange que Berlina n’a jamais goûté mais qui passionne les branchés de la XV publique. Tandis que les larmes sèchent sur ses joues, elle se demande ce qui se passerait si chaînes publiques et commerciales décidaient un jour de collaborer : on verrait Synthi Venture baiser avec un type à la Matthew Arnold qui lui expliquerait que les civilisations sont mortelles…
Cette idée la fait éclater de rire, et elle se met soudain à rire d’elle-même. Ainsi, elle veut devenir l’émule d’Edward R. Murrow ? Et pourquoi pas l’émule de Gengis Khan ? Elle aurait moins de peine à conquérir le monde. L’info TV, c’est du passé, ma fille. Et même s’il y avait encore de la demande, elle chiale et cette conduite est indigne de ses héros ! Imagine-t-on Murrow pleurnicher parce que le vacarme d’un raid aérien l’empêche de parler dans son micro… Cronkite sangloter parce que les caméras de la NASA font mal leur boulot… Sam Donaldson faisant un caprice parce que Reagan refuse de lui adresser la parole ?
Que ça fait du bien de rire !
Elle s’essuie les yeux du revers de la main. À quoi s’attendait-elle ?
La voiture pile net, sans doute pour éviter d’entrer en collision avec un caribou. Celui-ci a mal calculé son coup ; à ce qu’on prétend, les animaux ne traversent devant une voiture que lorsque le conducteur de celle-ci est en train de boire un café ou de faire ses besoins.
La plupart des gens pensent que l’univers leur en veut personnellement, et ils ont même une preuve : jamais ils n’obtiennent tout ce qu’ils désirent. Comme si c’était aussi simple.
Elle se sent assez détendue pour réfléchir à sa situation. Il lui reste quatre jours de ligne avant qu’elle ne perde définitivement son crédit ; un peu moins si elle se retrouve obligée de faire un nouveau voyage. Elle a monté un dossier en béton, qui sera sans doute enrichi par les déclarations de Diogenes Callare – elle doit l’interviewer dans une heure. Cela lui vaudra un authentique scoop ; ce qui ne lui rapportera pas grand-chose – une ou deux semaines d’une célébrité toute relative, plus assez de fric pour tenir le coup quelques mois –, mais ce n’est peut-être qu’un début. Elle est engagée dans une course contre la montre, mais elle en a l’habitude.
Elle prépare ses notes en vue de l’interview. Il est possible que certains de ses concurrents plus friqués aient bondi dans le premier avion pour aller voir Callare, mais c’est peu probable ; Haynes excepté, ils ont tous quitté Barrow la semaine dernière, ce qui explique en partie qu’elle se sente si seule. Berlina s’est bien amusée en jouant à l’« apprentie reporter » – un vrai Jimmy Olsen en jupons. Enfin, peut-être qu’un jour elle se retrouvera flanquée d’un jeunot cherchant à apprendre le métier… et elle réalise soudain que certains de ses confrères étaient plutôt flattés de se voir ainsi courtisés.
Elle se laisse absorber par sa tâche, tant et si bien qu’elle sursaute lorsqu’un ping lui rappelle que l’heure est venue d’appeler Diogenes Callare.
À sa grande surprise, il se révèle amical et relativement bavard. Elle sait qu’il ne s’éloignera pas trop de la version officielle, mais c’est un professeur-né, qui aime bien se lancer dans des micro-conférences, et elle n’aura ensuite qu’à assembler les éléments de son discours pour démontrer que le ton neutre du communiqué de presse dissimule une réalité bien plus grave qu’il n’y paraît.
— C’est donc une question d’énergie ? demande-t-elle une nouvelle fois, espérant qu’il se répétera et lui fournira une ou deux citations juteuses.
Elle n’est pas déçue.
— Écoutez, dit-il. L’énergie, c’est du travail, vous avez fait un peu de physique au lycée, comme tout le monde, d’accord ? Et le travail, c’est du changement. Et les changements qui nous attendent sont considérables. Sauf, bien entendu, si l’excès de chaleur dans l’atmosphère devait être réparti sur la totalité du globe, mais c’est justement là que réside le problème. Dans un tel système, la chaleur se déplace. Une partie de cette chaleur va s’accumuler quelque part… et à ce moment-là, il va se passer de grandes choses.
Cette citation lui convient à merveille, en particulier parce qu’elle contraste avec les déclarations rassurantes de divers « experts ».
Elle remercie Di – se félicitant mentalement d’avoir si vite rompu la glace avec lui – et raccroche.
Si Glinda Gray pouvait lire dans son esprit, elle se congratulerait aussitôt. Elle a affirmé à Klieg que les médias ne tarderaient pas à résoudre cette nouvelle énigme de « la lettre volée » : le gouvernement fédéral a admis à mots couverts qu’une catastrophe était imminente.
Le moment est venu de passer à l’action. Berlina est bien décidée à sauter le pas. Et du point de vue financier, il est sensé quoique extrêmement risqué de prendre son indépendance. Benjamin Franklin, I.F. Stone, Tris Coffin… les précédents ne manquent pas. Elle réfléchit quelques instants… Berlina Jameson présente : Le Rapport Méthane… non, on dirait l’organe interne de la compagnie du gaz. Berlina sait qu’on lui ment… grotesque ; et Le Rapport Jameson fait trop pompeux… Ce qu’elle doit faire comprendre au public, c’est qu’elle a senti qu’il se passait quelque chose de grave, que les autorités ne se sont pas contentées de la traiter comme une cinglée mais lui ont soigneusement dissimulé la réponse à la seule question qui vaille la peine d’être posée : Que va-t-il se passer ? Pourquoi personne ne semble réagir ?
Ça sent le gaz ?
Ce n’est pas encore ça… ce qu’elle rapporte, ce sont ses… Reniflements.
C’est un peu vulgaire, ça sent un peu trop le Nouveau Journalisme, ça rappelle Geraldo Rivera et Sally Jessy, les parents spirituels de la XV…
Rien à cirer. Plus que quatre jours de crédit, et encore. Va pour Reniflements – ce n’est pas pire que Scuttlebytes. Rien qu’à lui seul, ce titre est suffisamment bizarre pour attirer l’attention ; lui reste à rendre le contenu assez intéressant pour que les branchés aient envie de renouveler leurs visites.
Elle attrape son autodictaphone et son carnet de notes ; elle aura tout le temps par la suite de se laver et de se reposer. Pour l’instant, elle doit pondre sa copie, et il faut que ce soit de la vraie copie.
— Ici Berlina Jameson, quelque part sur la route entre Point Barrow, État libre d’Alaska, et Washington, le Duc, USA. Durant les trois dernières semaines, j’ai été traitée de la façon la plus courtoise qui soit par les officiels de l’Alaska et des Nations unies, par les scientifiques des USA, du Pacificanada, du Mexique et du Québec, et par tout un tas d’attachés de presse. De temps en temps, l’une de ces sources a consenti à me communiquer un fragment de la vérité – un fragment qu’une autre source s’empressait aussitôt de nier ou de démentir.
» Tout cela parce que je n’ai cessé de poser une question toute simple, une question dont tout le monde attend la réponse : à présent qu’une opération militaire de l’ONU…
Voilà qui devrait accroître son audience. Officiellement, le but de l’UNSOO est de maintenir la paix, pas de se livrer à des actes de guerre. Les mots « opération militaire » lui vaudront automatiquement un avertissement de l’UNIC – on ne la censurera pas, mais on suggérera aux honnêtes citoyens partisans de la paix de ne pas l’écouter. Ce qui ne manquera pas de lui apporter un public de nationalistes. La Gauche unie la bombardera de messages hostiles, et cet afflux attirera l’attention des critiques. Certes, elle n’a aucune envie d’encourager les nationalistes… ni les critiques, d’ailleurs. Mais eux aussi devront payer pour accéder à son site…
— DICTRON, RETOUR EN ARRIÈRE ET RACCORD. À présent qu’une opération militaire de l’ONU a accidentellement envoyé dans l’atmosphère cent soixante-treize milliards de tonnes de méthane, et compte tenu du fait que, par le passé, un tel phénomène a causé de brèves périodes de réchauffement intense, que va-t-il nous arriver ? Devons-nous évacuer la moitié de l’humanité vers les montagnes ? Allons-nous perdre les Pays-Bas, la Floride et le Bangladesh à mesure que montera le niveau de la mer ? Verrons-nous des champs fertiles se transformer en Sahara et éclater de nouvelles famines ? Aurons-nous droit à un déluge ou à une tempête ?
» Personne n’accepte de répondre à ces questions, et j’ai fini par comprendre que ce que les autorités cherchent à nous cacher, ce n’est pas l’imminence d’une catastrophe planétaire mais leur totale ignorance ; en dépit des progrès de la science, nous attendons de savoir si nous serons frappés par la foudre ou par le tonnerre…
Non, ça ne colle pas, c’est trop mélodramatique. Non, ça colle. Ce qu’il nous faut, c’est du mélodrame… le mélo a toujours payé, et sa ligne est de plus en plus courte. Mais cette métaphore n’est pas la bonne.
— DICTRON, RETOUR EN ARRIÈRE, RACCORD ET EFFACEMENT. En dépit des progrès de la science, nous attendons encore de savoir quel sera notre sort – mais une chose est sûre, il va se passer de grandes choses. Nous avons frappé la Nature à coups de marteau, et nous restons face à elle pendant qu’elle médite sa riposte.
Ça se présente bien. Elle devra encore bosser sur son texte, mais il est foutrement plus percutant que toutes ses récentes tentatives.
Elle finit par passer toute la journée dans sa voiture ; elle la règle sur alimentation automatique, si bien que le plein est fait automatiquement lorsque c’est nécessaire. Son texte subit six révisions successives, et quand elle s’en estime satisfaite, Reniflements est devenu un petit programme sympa de vingt minutes, plein d’images en gros plan d’experts évasifs et de graphiques animés quasiment parfaits. Pour mettre au point son petit speech, elle utilise le dispositif qu’elle a acheté d’occase il y a une éternité : le téléprompteur et la caméra sont accrochés au plafond, et elle s’allonge sur le lit au-dessus d’un réflecteur bleu pâle. Puis elle efface le réflecteur de l’image, le remplace par le logo qu’elle vient de concevoir pour Reniflements, et le produit fini est à la hauteur de ce qu’on voyait sur les chaînes pro il y a une trentaine d’années.
C’est dans la boîte.
— DICTRON : LANCEZ RENIFLEMENTS NUMÉRO UN, NET PUBLIC SOUS COPYRIGHT, DROITS D’ACCÈS VERSÉS À BERLINASTANDARD…
— AJUSTÉS POUR INFLATION ? demande le Dictron.
— AJUSTÉS POUR INFLATION, confirme-t-elle. (Et sujets à augmentation dans le proche avenir, ajoute-t-elle mentalement.) CHAPEAU DE PRÉSENTATION : RENIFLEMENTS EST UN PROGRAMME DE VINGT MINUTES À FRÉQUENCE RÉGULIÈRE, REDIFFUSION AUTORISÉE DANS LES MARCHÉS NON COMPÉTITIFS AINSI QU’EN TRADUCTION, DROITS À VERSER À BERLINASTANDARD. AJUSTÉS POUR INFLATION.
— CONFIRMATION ?
Le Dictron lui relit ses instructions ; elle les confirme ; elles sont transmises au net.
Il faut fêter ça. Reniflements no 1 est un chouette bulletin, même si personne ne doit le consulter… et ses tripes lui disent que quelqu’un va s’y intéresser.
Elle se range sur une aire de repos, branche la voiture sur un appareil qui va la nettoyer et la désodoriser, en changer le pot hygiénique et la bombarder d’ultraviolets et de micro-ondes pour qu’elle ne sente plus le fauve à son retour. Son sac de voyage en bandoulière, elle se dirige vers les douches publiques ; son programme : se laver, se changer, se restaurer, et ensuite une bonne sieste dans la voiture.
En son temps, ce pauvre Ernie Pyle était moins bien loti.
Après avoir raccroché. Carla Tynan s’aperçoit qu’elle n’a plus envie de reprendre son bain de soleil. Ce putain d’astro de Louie l’a fait mouiller, et même si personne n’est là pour la voir, le Pacifique étant désert jusqu’à l’horizon dans toutes les directions, elle n’a pas le cran de se masturber en plein air. Se traitant mentalement de mère-la-pudeur, elle descend se soulager dans sa cabine.
Cela fait, tandis que Mon Bateau oscille doucement sur les flots, elle se met à comparer en détail les chiffres donnés par Louie à ceux fournis par la NOAA. Elle n’est guère surprise de constater que ces enfoirés de politiciens ont minimisé la gravité de la situation, mais elle est étonnée par les proportions dans lesquelles ils ont truqué les chiffres.
Eh bien, un des avantages de l’indépendance, c’est qu’on est en mesure de tirer ses propres conclusions. Elle dispose de plusieurs petits modèles de météo globale et d’un système informatique capable de les mettre en corrélation. Elle attrape les câbles fibrop adéquats, qu’elle n’avait même pas sortis de leur emballage, et se met au boulot.
Première chose à faire : déterminer le taux exact de concentration de méthane dans l’atmosphère à partir des données transmises par Louie. Au bout d’une minute, le résultat s’affiche sur l’écran.
Elle pousse un long sifflement. Les échos perçants rebondissent sur les cloisons de la cabine, et elle s’ordonne mentalement de ne plus jamais recommencer, même si la situation le justifie, comme c’est d’ailleurs le cas. La concentration n’est pas six fois plus élevée que la normale mais dix-neuf fois.
Comme on lui a demandé d’étudier l’aspect « cyclone » du problème, elle opère un rapide et grossier calcul de coin de table dans cette direction. Tant de méthane signifie tant d’énergie captée ; quarante pour cent de cette énergie se retrouve à la surface de l’océan ; dans les zones de formation d’un cyclone, les eaux de la surface se réchauffent de un à six degrés Celsius, le réchauffement augmentant à mesure qu’on monte vers le nord, ce qui accroît encore l’énergie disponible pour un cyclone.
Elle considère les chiffres ; le cyclone type qu’elle obtient est douze fois plus puissant que le plus violent ouragan jamais observé.
Et elle n’a pas encore déterminé l’étendue que prendront les zones de formation de cyclones.
Mais elle a déjà arrêté une conclusion, qu’elle met aussitôt en pratique. Elle règle son pilote automatique, fait plonger Mon Bateau pour profiter de sa vitesse en mode submersible, et fonce vers le sud. Le Pacifique nord ne va pas tarder à devenir dangereux.
« Mamie le Président » se sent plus proche de la condition de grand-mère que de celle de président. Il est déjà arrivé à Brittany Hardshaw de prendre des décisions dans l’urgence, de se planter dans les grandes largeurs et de passer des années à justifier ses actes quand c’était nécessaire ; elle sait qu’elle a fait exécuter au moins un innocent et, durant son administration, les États-Unis ont perdu un peu plus de cinq cents soldats, pour la plupart très jeunes, dans divers points chauds du globe. Elle a envoyé son vieil ami le juge Burlham servir de médiateur au Liberia, sachant que c’était dangereux, et le soir même à la télévision, elle l’a vu se faire déchiqueter par une mitraillette à sa descente d’avion. Elle aurait pu se croire assez endurcie pour résister à tout.
Le rapport de Harris Diem est posé sur son bureau. Il lui expose dans ses pages le tour qu’il a joué aux types de la NOAA avec l’aide des scientifiques de la NSA : ils leur ont transmis des données truquées, puis ils les ont espionnés alors qu’ils élaboraient un modèle, ils ont copié ce modèle depuis leur planque toute proche, et ils ont fourni les données exactes à leur copie. Un petit chef-d’œuvre dans la catégorie coup fourré. Le président des États-Unis dispose désormais de la seule évaluation correcte de la situation climatique du globe.
Officiellement, elle recevra les résultats des travaux de la NOAA dans deux ou trois jours, mais ce rapport secret est la seule vérité qui vaille – dans la mesure où un modèle informatique peut exprimer une vérité. Officiellement, elle transmettra le rapport de la NOAA à l’ONU, et Rivera s’en servira pour définir sa politique.
Ce qui signifie que celle-ci est condamnée à l’échec car fondée sur des données inexactes, et que Hardshaw sera dans la position d’en tirer un avantage certain.
Le problème, c’est que la situation est encore pire que ce qu’elle avait pu imaginer. Un des types de la NSA – un jeune Afro-Américain à la voix douce et aux allures d’étudiant brillant ou de prof de lycée – lui a expliqué en détail que les phénomènes en jeu n’obéissaient à aucune « progression linéaire », en d’autres termes : « Quand l’input est doublé, l’output n’est pas nécessairement doublé – il peut être quadruplé, octuplé ou diminué de moitié… les fonctions non linéaires sont complexes. »
Le rapport qui sera rendu public et communiqué à l’ONU affirme que l’été prochain verra l’émergence d’une vingtaine d’ouragans, de typhons et de cyclones d’une violence inconnue à ce jour, de sécheresses radicales dans les zones tempérées et de moussons dévastatrices dans les tropiques ; les neiges d’Afrique de l’Est se transformeront en glaciers et la Colorado River cessera probablement de couler ; la famine, les inondations et les tempêtes causeront la mort de plusieurs dizaines de millions de personnes… mais tout cela est bien en dessous de la vérité.
D’après le vrai rapport, le monde va être la proie de plus de soixante-dix cyclones d’une violence incommensurable pour la plupart sans précédent dans l’histoire. Il n’y aura pas de sécheresse, mais le cycle des précipitations va s’accélérer de façon drastique : nombre de barrages seront détruits et la plupart des lacs asséchés de l’Ouest retrouveront leurs eaux. Tempêtes et altérations climatiques auront pour effet de ravager les forêts et les cultures. Il sera probablement impossible de sauver les Pays-Bas et très certainement impossible de sauver le Bangladesh ainsi que les grands deltas. Certaines îles du Pacifique seront rayées de la carte et, dans l’hémisphère Sud, les glaciers de l’Antarctique gagneront en volume durant l’hiver austral pour fondre plus rapidement que d’ordinaire en octobre et novembre. Les conséquences de ce dernier phénomène sont encore imprévisibles.
Le chiffre des pertes arrêté au mois de septembre est de deux cent soixante-dix millions.
Plus d’un quart de milliard de personnes.
Les États-Unis et les Nations unies ne peuvent rien faire pour les sauver. La puissance économique et militaire des USA ne suffit plus à faire d’eux le leader de la planète – ça fait un moment que Hardshaw en a conscience, mais ce sont des choses qu’on hésite à déclarer aux électeurs. Depuis le Flash de 2016, qui a causé la disparition du gouvernement et des trois quarts des archives financières du pays, elle n’a cessé d’œuvrer au redressement de la puissance américaine, d’abord en tant qu’ambassadrice des USA auprès de l’ONU, puis en tant qu’Attorney General et finalement en tant que président.
Elle a lutté pour préserver ce qui restait de la souveraineté américaine, elle a profité de toutes les occasions pour empêcher la République de devenir un simple satellite de l’ONU. Elle a conservé suffisamment de forces armées pour pouvoir engager des actions unilatérales, s’est alliée avec toutes les puissances disposées à se colleter avec le Secrétaire général, s’est débrouillée pour grappiller toutes les miettes que l’ONU laissait tomber à sa portée… alors que, pendant ce temps, et suite à la destruction de Washington par des terroristes, le budget des USA était financé pour un tiers par des prêts onusiens.
Une nouvelle fois, Harris Diem s’est montré d’une efficacité redoutable. Il a monté cette opération comme un pro. Il avait prévu que Carla Tynan recevrait les véritables données de son ex-mari, mais cette fuite a eu plusieurs jours de retard sur leurs prévisions et n’affectera pas leur plan.
Si l’ONU se plante, elle n’y survivra pas. L’Émeute globale a prouvé que c’était possible, et cette crise est encore plus grave. Non seulement Hardshaw est en mesure de restaurer la souveraineté américaine, mais en outre elle peut anéantir « le gouvernement mondial qui s’avance masqué », comme l’ont baptisé ses proches et elle-même.
Cela fait quinze ans qu’elle œuvre sans se décourager pour que les États-Unis redeviennent la première puissance mondiale.
Il lui suffit de mettre sur pied une équipe prête à exploiter la situation. Les USA vont perdre La Nouvelle-Orléans, Tampa, Miami et Corpus Christi, mais ils y survivront. Et le reste du monde sera anéanti. À moins que l’ONU n’apprenne la vérité et ne réagisse assez vite.
Et si l’ONU réussit à s’en tirer… on pourra dire adieu à la suprématie américaine.
D’après la NSA, il est impossible de dire ce que fera l’ONU si elle leur transmet le vrai rapport. Quoi qu’il en soit, dans quelques mois – quand il sera sans doute trop tard –, ils comprendront qu’ils se sont fait avoir et la rendront probablement responsable. Aucune importance ; s’il faut en passer par là, elle est prête à se rendre à l’Assemblée générale pour y être exécutée lors d’une cérémonie publique – à partir du moment où la chute de l’ONU et le réveil de l’Amérique auront été assurés.
Mais, ajoute la NSA, si l’ONU réagit à temps, les pertes en vies humaines seront ramenées à une centaine de millions. Par conséquent, si Brittany Hardshaw décide de s’en tenir à son plan initial, elle causera la mort de cent soixante-dix millions de personnes.
Sa place sera assurée dans les livres d’histoire. Elle aura tué plus de gens que Hitler, Staline et Mao réunis.
Et si elle dit la vérité à l’ONU, cela l’obligera à communiquer les vraies données à la NOAA, donc à dévoiler le plan qu’elle avait formulé, ce qui la contraindra probablement à démissionner si le Congrès souhaite sauver ce qui reste de l’autonomie américaine. Ce qui ruinera les dernières chances d’accéder à une véritable indépendance nationale.
Elle considère les portraits accrochés aux murs ; elle les a choisis avec soin : Washington, Adams, Jefferson et Madison, qui ont fondé l’indépendance américaine ; Lincoln, qui a sauvé la République ; Truman, Eisenhower et Kennedy, qui l’ont armée jusqu’aux dents. En toute honnêteté, peut-être aurait-elle dû faire figurer Franklin Roosevelt aux côtés de ces trois-là, et ce pour les mêmes raisons… mais c’est lui qui a créé l’ONU.
— Alors, que feriez-vous à ma place ?
Elle sursaute sur son siège. Elle n’a pas voulu parler à haute voix.
Les deux rapports sont posés sur son bureau, et elle considère un long moment leurs couvertures quasiment identiques, mais son choix est fait.
Les choses avaient si mal commencé que Klieg n’aurait jamais cru qu’elles finiraient aussi bien. Glinda Gray ne s’était pas trompée : Derry était ravie qu’il s’intéresse à sa mère et le déjeuner dans « un petit restaurant qui sert du véritable crabe dans une atmosphère factice », ainsi qu’il leur avait décrit l’établissement en question, a été un succès total. À présent, Glinda et lui boivent un verre dans le « patio des parents », saluant de temps à autre Derry sur son cheval ; leur conversation porte surtout sur leur jeunesse et sur le manque d’ambition dont fait preuve la majorité de leurs contemporains.
Ils commencent aussi à flirter sérieusement et, se sentant soudain audacieuse – elle a souligné son geste d’un sourire ironique pour tenter de le désamorcer –, Glinda a glissé la pointe de son soulier sous le pantalon de John. Celui-ci lui a rendu son sourire sans se démonter, mais il était néanmoins bouleversé.
Ils sont entourés de mouches bourdonnantes – impossible de les éviter aussi près des chevaux – et ne cessent d’agiter la tête et les mains pour les chasser. Il ignore quelle allure ça lui donne, mais c’est avec un plaisir sans mélange qu’il contemple les jeux de lumière dans les cheveux blonds de Glinda – quand il n’est pas trop occupé à se battre avec ces saloperies d’insectes. À en juger par les sourires en coin qu’elle lui adresse, il doit avoir l’air passablement ridicule.
Ils bavardent de tout et de rien. La dernière conquête de Klieg, qu’il n’a pas vue depuis des années, lui reprochait d’avoir une conversation limitée « aux affaires, à la bouffe et aux meilleures marques ». Elle n’avait pas entièrement tort, il est bien obligé de l’admettre, mais Glinda semble s’intéresser aux mêmes sujets, ce qui le ravit. Ils parlent de la prochaine voiture qu’ils comptent acheter – tous deux sont des fidèles du magazine Consumer Reports –, des plats mexicains qui réussissent le mieux à concilier qualité et hygiène, et des avantages comparés des chaînes de restaurants Denny’s et Shoney’s. Ils parlent de leur nouvelle moquette (tous deux en ont récemment changé) et de la dernière édition des Joies de la cuisine, qui n’est peut-être pas à la hauteur de la version dite « classique ».
Leur conversation est émaillée de plaisanteries sur les mouches, qui les font rire plus que de raison.
Ça fait belle lurette qu’il ne s’est pas autant amusé, qu’il ne s’est pas senti aussi à l’aise avec une femme. Lorsque Derry regagne enfin l’étable – on y a installé des douches, si bien qu’elle sera propre comme un sou neuf quand elle les rejoindra –, c’est tout naturellement qu’ils se prennent par la main en se levant.
— La purée de pommes de terre, dit Glinda. C’est un plat que l’on ne sait plus préparer. Les cuisiniers n’y mettent ni assez de beurre ni assez de lait.
— Exact, dit Klieg. Il m’a fallu une éternité pour dresser mon cuistot – même quand je lui fournissais des graisses non digestibles, il s’énervait et m’accusait d’entretenir de mauvaises habitudes alimentaires. Il m’a dénoncé à la Santé publique jusqu’à ce que je restreigne son accès modem pour le rendre obéissant. Et, je vous le jure, il n’a plus jamais aussi bien cuisiné par la suite, comme s’il m’en voulait. Sans doute n’avez-vous pas de domestiques…
— Une femme de ménage, à l’occasion, mais j’ai toutes les peines du monde à m’en faire obéir. On comprend ce qu’a pu ressentir la NASA quand les réplicateurs ont menacé de dévorer la Base lunaire.
Quand elle voit qu’ils se tiennent par la main, Derry se fend d’un large sourire ; elle se met à courir vers eux et ses tresses blondes volent au vent. Elle évoque à Klieg un de ces classiques de l’art américain dont il est passionné – Norman Podhoretz ? Quelque chose comme ça.
La petite fille pile devant eux en faisant crisser le gravier.
— C’était chouette ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Eh bien, ta mère et moi, on a bien travaillé autour de nos verres et ça nous a mis en appétit, lui dit Klieg. Si on allait dîner ? Ensuite, on verra bien.
Il sait que Glinda n’a accepté d’aller chez Shoney’s que pour lui faire plaisir, mais Derry semble ravie de son choix. Et lorsque Fawn, la serveuse – une dame d’un certain âge qui ressemble un peu au président Hardshaw –, la traite comme une princesse, cela semble réjouir tout le monde. Ils commandent des hamburgers, des frites et une tarte aux pommes, puis Glinda déclare soudain :
— J’ai un aveu à vous faire, John. Je pensais à nos affaires et je crois que je viens d’avoir une idée.
Il fait mine de changer de casquette.
— Dans ce cas, appelez-moi « patron ».
Derry éclate de rire ; Klieg comprend qu’il est apprécié de l’enfant comme de la mère. Pourquoi a-t-il attendu aussi longtemps ?
— Je préfère attendre qu’on soit dans la voiture, dit Glinda. Si vous mangez tout le temps ici, il est possible que quelqu’un ait planqué des micros dans la salle. Chérie, ajoute-t-elle en se tournant vers sa fille, tu sais que tu ne dois pas répéter ce que je vais dire à Mr. Klieg…
— Il y a un raider qui veut lancer une OPA sur GateTech ? demande Derry.
Sa mère a raison, se dit Klieg : elle regarde trop la XV et la TV.
— Tu as tout compris, lui dit-il. Elle s’appelle Cruella D’Enfer, c’est une kidnappeuse, une voleuse de données, une espionne et une gauchiste, une beauté incroyablement mince et toujours vêtue de soie noire…
Derry arque un sourcil, et son expression est si comique que Glinda et John sont pris de fou rire.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demande la fillette. Elle existe vraiment, cette Cruella D’Enfer ?
C’est encore plus comique, mais il voit que Derry va se vexer si on ne lui explique pas le gag.
— Non, c’est un personnage de film. Ta mère a dû le voir comme moi, quand nous étions jeunes.
— Maman est toujours jeune, réplique Derry.
Et c’est ainsi qu’ils concluent leur sortie ; de l’autre côté de la rue se trouve un salon de projection où ils peuvent voir Les 101 Dalmatiens sur grand écran, et en plus on y vend des Junior Mints, la friandise préférée de Klieg. Décidément, il a fait bien des excès aujourd’hui – il aura besoin de pas mal d’exercice pour compenser.
Pendant qu’ils attendent que le film soit téléchargé depuis la banque centrale, il demande à Glinda :
— Bien… ça m’étonnerait qu’on ait posé des micros ici. Si vous me parliez de votre idée géniale ?
Elle prend un Junior Mint et le savoure quelques instants avant de répondre.
— Si nous devons monter une base de lancement capable de fonctionner en permanence, il nous faudra sans doute l’établir près du pôle – les cyclones n’iront pas jusque-là, d’accord ?
— Possible, il faudra recruter un météorologue.
— En outre, nous devrons nous débrouiller pour attirer le minimum d’attention sur nos activités. Qui cela risque-t-il d’intéresser ? Qui dispose d’un territoire près du pôle ?
Il la gratifie d’un sourire rayonnant.
— La Sibérie ! Excellent. Et comme le Président soutient quiconque s’oppose à l’ONU, nous aurons l’aval de notre gouvernement. Pas mal, ma chère, pas mal du tout.
— Je me doutais que ça vous plairait. Ai-je droit à un baiser ou bien n’avez-vous pas encore trouvé votre cran ?
L’idée d’embrasser Glinda ne lui avait pas encore traversé l’esprit, mais puisque c’est elle qui le lui propose… Il obtempère ; quelques instants plus tard, il la voit ouvrir les yeux, les tourner vers Derry et lui couvrir les yeux d’une main. Ils en rient encore tous les trois quand le film commence, et celui-ci est aussi savoureux que l’ont dit les deux adultes et la fillette l’adore.
Même si Klieg n’était pas sur le point d’investir un milliard de dollars dans une nouvelle activité qui risque de faire de lui l’homme le plus riche de la planète, cette journée serait quand même pour lui la meilleure de la décennie. Ils se rendent chez Glinda et, une fois que Derry est couchée et endormie, ils reprennent leur baiser et constatent tous deux avec joie qu’ils savent encore se débrouiller dans ce domaine.
Il paraît que quand un couple se sépare tout le monde doit rester ami, et Jesse a l’occasion de vérifier par lui-même si c’est bien vrai. En outre, il veut voir s’il ne peut pas éveiller la jalousie de Miss Valeurs.
Malheureusement, celle-ci ne s’est pas montrée à sa petite fête.
À présent que Naomi n’est plus pendue à son bras pour le piloter et clarifier les choses, il parle à pas mal de ses amis et fait quelques observations. La première est qu’il y a parmi eux des types apparemment sincères qui ne croient à rien de précis. La deuxième est qu’il y en a d’autres qui semblent incapables de se lever et de s’habiller tout seuls ; tout le monde sait bien que la Gauche unie est un style de vie plutôt qu’un parti politique, mais quand il pense qu’on a pu accuser ces mecs ou leurs semblables d’être à l’origine du Flash… c’est tout bonnement grotesque.
Mais la plus réjouissante de ses observations, c’est qu’il s’entend à merveille avec les filles. Jusque-là, il n’avait pas conscience de tout ce qu’il avait absorbé de Naomi : il n’a guère de peine à suivre les discussions de nature politique et, à condition de rester suffisamment vague dans ses réactions, il reçoit un maximum d’attention de toutes les jeunes femmes souhaitant le convaincre d’adopter leur point de vue.
Il se demande soudain si Naomi ne lui a pas rendu un signalé service en le larguant.
Certes, les filles qui l’entourent ne sont pas du genre de celles qui le faisaient fantasmer quand il était lycéen. Elles ressemblent toutes à des fossiles vivants datant du milieu du XXe siècle ; un jour, en cours de socio, le prof a expliqué que lorsqu’un mouvement finissait par être obnubilé par des causes perdues ou par des problèmes dont la majorité de la société se désintéressait, il adoptait la forme d’une communauté religieuse, voire d’une secte, jusques et y compris dans le style de discours et d’habillement. À ce moment-là, se rappelle-t-il, deux ou trois filles aux cheveux longs, vêtues de jupes informes et chaussées de sandales, ont soudain quitté la classe.
Il remarque à présent que personne n’est maquillé, mais Naomi l’a habitué à ce phénomène, tout comme c’est grâce à elle qu’il a appris à deviner des formes féminines sous une djellaba. La plupart des filles qui l’entourent sont super bien foutues… et elles s’empressent de l’inviter à diverses réunions pour faire son éducation politique. Il soupçonne que d’autres que lui aimeraient bien voir Naomi verte de jalousie.
Et dans une subculture où le flirt est interdit, elles sont beaucoup plus franches que ses copines de lycée. Elles se collent à lui, prennent des poses, le fixent des yeux et lui sourient. S’il n’y prend garde, il risque de s’y habituer.
Il a plus de difficultés à parler avec les mecs, bien que ceux-ci restent toujours polis. Ils ne s’intéressent pas au sport et ne mettent jamais les pieds dans le désert (Jesse ne supporte pas les expéditions dans la nature par le biais de la XV : il a l’impression de faire une rando en compagnie de profs de fac trop bavards). Et puis la plupart d’entre eux ont tellement peur de dominer leurs copines qu’ils ne disent jamais ce qu’ils pensent en présence d’une femme. Ils n’abordent que des sujets consensuels : c’est la technologie qui est responsable de l’ARTS car c’est grâce à la technologie qu’on a pu survivre au SIDA, et elle est aussi responsable de la SPM car c’est grâce à l’évolution des antibiotiques que la syphilis a muté en un suppresseur de symptômes. Doug Llewellyn et Passionet sont coupables d’avoir irrémédiablement dégradé la conscience collective. Les électeurs sont tellement démotivés que la Gauche unie a une chance réelle de l’emporter, même si elle ne désignera son candidat qu’après les élections.
Il est surpris de l’attention que lui porte Gwendy, mais pas au point de ne pas en profiter. Au bout d’un moment, ils se retrouvent dans un coin de la pièce et elle se rapproche de plus en plus de lui. Quand il lui parle de Tapachula et de sa mission pour TechsMex, elle lui accorde encore plus d’attention.
En fin de compte, il ne se couche pas cette nuit-là ; il s’avère que Naomi ne cache rien à ses copines et qu’elle représente aux yeux de Gwendy la conscience dont elle rêve. Si bien qu’elle a du mal à concilier la réprobation que lui inspire la Lectrajeep et l’envie qu’elle a de faire l’amour dans le désert en pleine nuit. Dans un sens, il a autant de mal à parvenir à ses fins qu’il en a eu avec Naomi ; mais quand finalement, à deux heures du matin, Gwendy se retrouve nue dans la Lectrajeep sous les étoiles, Jesse est en mesure de retrouver deux choses dont il avait presque oublié l’existence : le rire et l’enthousiasme.
Dommage qu’il ait dû lui parler de Tapachula pour l’impressionner ; à présent, il va être obligé d’aller dans ce trou perdu juste au moment où elle lui redonnait envie de rester à Tucson.
Carla Tynan commence à ressentir les effets du manque de sommeil. Mon Bateau file à toute allure et consomme plus d’antimatière que prévu – bien qu’il lui en reste assez pour faire le tour du monde si nécessaire. Sa vitesse est telle que la coque vibre de façon sensible. Mais le pilote automatique a la situation en main ; Carla n’a besoin d’intervenir qu’au moment de pénétrer dans un port, et comme six cents milles la séparent encore de Nauru, elle a encore le temps d’y réfléchir.
Elle a un peu honte d’avoir pris la fuite en constatant l’amplitude de la catastrophe à venir ; une véritable femme de science, se morigène-t-elle, aurait mis le cap au nord puis à l’est pour se diriger vers la zone de formation de cyclones située au large du Mexique. Mais elle pilote un bateau de plaisance, pas un navire de recherche, et les grandes puissances ont sans doute déjà dépêché une flotte dans le coin. Si elle avait décidé d’y faire un tour, elle aurait probablement été interceptée par la marine américaine ou mexicaine et se serait retrouvée en taule.
Et puis ce qui se passe autour d’elle est déjà assez grave. Une fois les données atmosphériques corrigées, elle obtient entre cinquante et cent cyclones, et Dieu sait quoi d’autre. Son potentiel informatique équivaut à celui de six antiques Cray (dire qu’il y eut un temps où on devait faire la queue pour utiliser ces monstres, alors que de nos jours les microsupers gèrent les demeures des richards), mais ça ne suffit pas pour faire tourner le modèle à une vitesse acceptable.
Si bien qu’elle est obligée de recourir à un expédient dont se dispense la NOAA (ainsi que la NSA, dont elle ignore les activités). Lorsque cela est possible, elle bricole une partie du modèle en utilisant ses graphiques et son intuition, en déduit des informations et applique celles-ci au reste du modèle. C’est une méthode des plus imprécises, qui risque d’aboutir à des résultats absurdes si son intuition est à côté de la plaque, mais c’est la seule dont elle dispose si elle veut faire vite.
Elle règle l’écran pour qu’il affiche les nouveaux isothermes du Pacifique. Un isotherme est une ligne imaginaire le long de laquelle la température est constante ; la plupart des gens les connaissent pour les avoir vus sur les cartes météo, avec les anticyclones et les dépressions.
Si vous vous intéressez aux cyclones, il existe un isotherme sur lequel vous devez tout savoir. Celui de 27,5o Celsius.
Un cyclone est une gigantesque machine thermique. Il convertit un différentiel de température en énergie mécanique, tout comme un moteur ordinaire – essence, diesel, vapeur, jet, fusée ou turbine. Mais là où un moteur diesel, par exemple, convertit (partiellement) en mouvement la chaleur de la combustion en expulsant (partiellement) cette chaleur dans un environnement plus froid, un cyclone fonctionne en déplaçant la chaleur de la surface de l’océan vers le plancher de la stratosphère – la convertissant au passage en vent violent.
Si la température de l’eau est inférieure à 27,5o C, la quantité d’énergie fournie par le vent qui déplace la chaleur est supérieure à celle fournie par cette chaleur, et le cyclone expire. Mais au-dessus de 27,5o C, le cyclone ne se contente pas de survivre… il croît. Le moindre courant d’air frais passant au-dessus de l’océan se réchauffe, s’élève, lâche son fardeau de vapeur d’eau et revient chaque fois avec un peu plus de force.
À l’intérieur des isothermes marqués « 27,5o C » sur la carte de Carla, les cyclones vont croître ; à l’extérieur, ils vont mourir. Les zones situées à l’intérieur de ces isothermes sont dites « zones de formation de cyclones ».
Elle considère sa carte, et jamais elle n’a vu cela de sa vie. En temps normal, on trouve deux zones de formation de cyclones dans le Pacifique, trois si l’été est bien chaud : près des Philippines, au large du Mexique et, par temps de chaleur, au sud de la mer de Chine.
D’après les modèles météo, ces zones s’étendent en suivant une formule toute simple – trop simple, en fait. Les ingénieurs n’ont pas pensé à se demander si elles allaient se chevaucher ou si d’autres zones allaient se former. Elle ne peut pas leur en vouloir – cette question n’a rien d’évident. Et même si quelqu’un a pensé à se la poser, peut-être a-t-il refusé de croire à la réponse – il est possible que ce quelqu’un n’ait pas voulu se mouiller. Carla soupire en se rappelant sa période fonctionnaire. Pour un employé du gouvernement, il importe avant tout de ne pas se mouiller.
Mais le résultat est là, et la NOAA aurait dû le trouver si elle avait bien fait son boulot.
Désormais, le Pacifique nord ne contient plus qu’une seule zone de formation de cyclones… mais celle-ci s’étend des Galápagos à l’est jusqu’à Bornéo à l’ouest et de l’équateur au sud jusqu’à Hokkaido au nord. Une grosse tache de dix-sept mille kilomètres et quelques sur cinq mille et quelques.
Normalement, la force d’un cyclone est déterminée par la température de l’eau qu’il survole (plus cette eau est chaude, plus le cyclone est puissant) et par la durée qu’il passe sur cette eau dont la température est égale ou supérieure à 27,5o C (plus cette durée est élevée, plus la quantité d’énergie convertie en vent est importante). Par conséquent, la taille de la zone de formation limite la puissance du cyclone, qui se déplace parfois à une vitesse pouvant atteindre 150 km/h. Les zones de formation de cyclones observées jusqu’ici n’ont jamais dépassé trois mille kilomètres de diamètre, si bien que rares sont les cyclones à y avoir passé plus de vingt-quatre heures.
Cette nouvelle zone de formation est plus vaste que toutes celles qu’on a pu observer à ce jour.
Sous les yeux de Carla, l’ordinateur effectue une série de projections à partir de données aléatoires.
Elles sont toutes terrifiantes. Elle a envie de se coucher, espérant constater à son réveil que tout cela n’était qu’un cauchemar.
Quoi qu’il en soit, rien ne se passera cette nuit. Elle a le temps de faire remonter Mon Bateau, de se brancher, de parler de tout ça avec Di, avec Louie, avec quelqu’un.
Elle prend le contrôle du pilote automatique, le règle sur « surface » et le programme pour une remontée en douceur. L’instant d’après, le vacarme des moteurs change de tonalité et Mon Bateau entame son ascension. Elle retourne à son clavier et prépare un fichier pour le transmettre à Di.
Peut-être qu’il est déjà au courant. Peut-être qu’il est dans le coup. Eh bien, dans ce cas, il lui conseillera peut-être de ne pas se mêler de cette histoire. Et peut-être même qu’il la mettra au parfum. D’un autre côté, si on l’a maintenu dans l’ignorance de la situation… qui tire les ficelles ?
Ils finiront bien par le savoir. Il leur suffira de révéler leur découverte et d’attendre que quelqu’un tente de l’étouffer. Elle sourit en se rendant compte qu’elle sombre dans le mélodrame.
Lorsque la coque de Mon Bateau émerge à l’air libre, Carla est prête à télécharger. Elle compose le numéro personnel de Di, puis se rappelle le décalage horaire ; heureusement, elle a perdu toute notion du temps durant sa plongée et il n’est que 22 heures là-bas – une heure raisonnable, même si Di a des enfants en bas âge.
C’est sa femme Lori, l’auteur de polars, qui décroche. Elle est toujours un peu distante avec Carla. Peut-être que Di lui parlait trop souvent de sa collègue quand ils travaillaient ensemble.
Mais Lori la connaît assez bien pour savoir que cet appel est important.
— Salut. Je vais chercher Di. Il dort avec les gamins.
— Merci, Lori. Désolée d’appeler aussi tard.
— Ce n’est pas grave – vous avez sûrement de bonnes raisons. Puis-je vous poser une question avant de réveiller Di ?
— Bien sûr.
— Est-ce qu’il se passe quelque chose de grave ?
Lori jette un regard hors champ, sans doute pour s’assurer que Di ne l’écoute pas.
— Il parle en dormant, poursuit-elle, il passe des nuits agitées, il est livide quand il rentre du bureau…
— Ça ne m’étonne pas, dit Carla. C’est très grave, Lori, et je pense même que c’est encore plus grave que ne le croit Di.
Lori hoche la tête et son expression s’altère. Voilà le genre de femme qui s’achète un Self-Defender dès qu’elle constate que son quartier est devenu dangereux, se dit Lori. Si jamais elle apprend qu’un brevet a été piraté avec une AIRE ou que les prix du fibrop viennent de s’effondrer, elle saura exactement quelles actions elle doit revendre si elle ne veut pas ruiner ses enfants. Elle sait tout ce qu’il faut savoir sur le monde dans lequel elle vit, et elle est prête à utiliser ses connaissances. Si quelqu’un est capable de se sortir de ce pétrin, c’est bien Lori – comme l’aurait dit la grand-mère de Carla, c’est une « femme de tête ».
— Vous pouvez me donner des détails ? demande Lori.
Un instant d’hésitation, puis :
— Eh bien, je crois savoir pourquoi Di n’a pas voulu vous en donner. Mais je pense que vous avez le droit d’être informée. C’est une catastrophe globale qui se prépare, j’en ai peur ; des tas de gens vont mourir et des tas de choses vont changer.
— Pouvons-nous faire quoi que ce soit pour… assurer notre sécurité ? Je ne veux pas en parler à Di, il se fait assez de souci comme ça, mais les enfants…
— Si j’ai une idée brillante, je vous appelle aussitôt. En attendant, peut-être devriez-vous envisager de passer vos vacances à la montagne… vous n’êtes qu’à quelques kilomètres de l’océan, n’est-ce pas ?
— Exact.
Lori semble prête à faire ses valises sur-le-champ.
— Mais je peux me tromper, Lori. Si, comme je le pense, les Appalaches subissent des précipitations extraordinaires, ça risque d’être encore pire que sur les côtes – il y aura des inondations, des tempêtes, des coulées de boue, de la grêle, et même des blizzards en plein mois de juillet si la couverture nuageuse est suffisamment importante. Nous ne sommes pas encore en mesure de tirer des conclusions. C’est en partie pour ça que Di est tellement soucieux, je pense – parce que nous ne pouvons encore rien dire mais nous savons que ça va être grave.
À moins qu’il n’ait une idée précise de la situation et ne fasse de la rétention d’informations pour des raisons politiques, ajoute-t-elle mentalement en croisant les doigts.
— Merci, dit Lori. Je vais chercher Di.
— Oh, Lori ?
— Oui ?
— J’ai adoré Massacre en vert. C’est mon préféré.
— Merci, répète Lori avec un sourire radieux.
Elle disparaît du champ, pour être remplacée par Di quelques instants plus tard.
— Carla, que se passe-t-il ?
— Pas mal de choses, j’en ai peur. J’ai appelé Louie il y a quelques heures, et il m’a communiqué une partie des données relatives à la concentration de méthane qu’ont recueillies les satellites.
— Toujours aussi romantique.
— Oh, la ferme. C’est important. Les chiffres qu’il m’a donnés sont nettement plus élevés que ceux de la NOAA, et cela résulte d’une erreur systématique : quelqu’un a divisé par huit certaines données importantes avant de les transmettre. Je veux savoir ce qui se passe et pour quelle raison… et si tu n’es pas dans le coup, je veux te donner les vrais chiffres.
Di a l’air sonné, mais elle ne saurait dire s’il est surpris par cette information ou par le fait qu’elle ait pu l’obtenir.
— Quels sont ces chiffres ? demande-t-il.
Elle les lui communique, puis lâche la deuxième de ses trois bombes.
— Quand tu entreras ces données dans ton ordinateur, demande-lui donc une carte des isothermes du Pacifique.
— Pourquoi ?
— Parce que notre modèle se contente de calculer la surface des zones de formation de cyclones prises une par une. En règle générale, ça suffit amplement et ça marche sans problème, parce que lorsque les changements ont peu d’amplitude les zones ne bougent que d’une centaine de kilomètres environ.
Elle lui apprend que tout le Pacifique peut dorénavant être considéré comme une seule zone de formation.
— Réfléchis, Di : plus un cyclone se déplace, plus il devient puissant. Jusqu’ici, on n’en a jamais vu un parcourir trois mille kilomètres sans quitter sa zone de formation. Quand un ouragan dévaste la côte est des USA, il cesse de sévir dès qu’il a traversé la Floride. Mais cet été, on va voir des cyclones parcourir dix ou douze mille kilomètres avant de toucher terre… et peut-être verra-t-on l’un d’entre eux foncer vers l’Europe après avoir démoli New York.
— Un instant, Carla, la situation est grave mais pas à ce point. Les cyclones se déplacent d’est en ouest. Ils finiront toujours par toucher terre…
Le moment est venu de lâcher la troisième bombe.
— Ils se déplacent aussi vers le pôle. Et une fois qu’ils auront dépassé la latitude trente-deux ou environ, les courants directeurs auront tendance à les pousser vers l’est. On risque de voir l’un d’eux passer l’été à tourner en rond sans perdre un iota de sa puissance.
Ce qui caractérise l’information, c’est qu’elle peut être volée un nombre de fois quasiment illimité. Lorsqu’il est devenu évident que tel météorologue de la NOAA était placé au point focal de la crise, son opinion – du genre « voici ce qui va probablement se passer » – est devenue une information, donc une donnée valant la peine d’être volée. C’est ce qu’ont fait une douzaine de programmes de surveillance, relayés chacun par plusieurs douzaines d’autres programmes dans plusieurs centaines de commutateurs, si bien qu’à présent presque tous ceux qui ont une importance quelconque savent que Diogenes Callare est quelqu’un d’important. Lui-même est l’une des rares personnes à l’ignorer encore.
Il n’a pas remarqué que ses supérieurs le traitaient avec force ménagements, ni qu’il était constamment surveillé par des agents du FBI.
Ce qu’il a remarqué, c’est qu’on le laissait ignorer pas mal de choses, comme si personne ne souhaitait qu’il aboutisse sur quoi que ce soit. L’appel de Carla Tynan lui fait prendre conscience de sa situation, et il a passé suffisamment de temps à Washington pour comprendre que, si on lui cache tant de choses, c’est parce qu’il est plus important qu’il ne le croit. De là à sombrer dans la paranoïa, il y a une sacrée marge, mais comme le dit un proverbe centenaire : ce n’est pas parce que vous êtes paranoïaque que personne ne vous en veut.
Lorsqu’il raccroche, il repense à une douzaine de petits détails… ce rapport de mesure qu’il a classé sans suite en le jugeant trop alarmiste – et qui a disparu de son bureau. Ces deux ou trois types qu’il n’avait jamais vus à la NOAA, qu’il croyait être de nouvelles recrues, et qui passent le plus clair de leur temps au téléphone et ne semblent guère versés en météorologie. Ce nouveau superviseur qui s’est fait expliquer que la formule du méthane est CH4 et que ce gaz est opaque aux infrarouges.
Il comprend soudain qu’une foule de datarats doivent rôder dans les nœuds les plus proches et que leur nombre s’accroît en permanence. Il ignore l’existence des quatre types planqués autour de sa maison – et des deux autres qui les surveillent et attendent qu’ils fassent une gaffe –, mais il les remarquera en sortant de chez lui le lendemain matin.
Di Callare se lève et se passe une main dans les cheveux. Il repense à toutes ces années de routine où il ne s’est pas passé grand-chose ; à la nuit où la capitale a été détruite par un feu nucléaire, à la longue année durant laquelle on l’a rebâtie et où il a fini par comprendre que les Bérets bleus ne rentreraient jamais à la maison ; et à l’évolution qu’a subie Washington, qui est passée de l’état de ville crasseuse et dangereuse à celui de haut lieu de l’intrigue, comme l’étaient jadis Vienne, Berlin ou Bucarest, un lieu où le pouvoir s’amasse et se coagule dans les recoins les plus sombres, un lieu où quatre de ses amis sont morts à l’issue d’étranges accidents et où trois autres ont disparu sans laisser de traces.
— Et c’est au tour de la NOAA, bordel, marmonne-t-il.
Il se retourne aussitôt, puis se rappelle avec soulagement que Nahum est endormi et ne l’a pas entendu jurer. Il pousse un long soupir et va voir ce que fait Lori.
Elle est penchée sur son clavier et pianote avec acharnement. Il a renoncé à lui demander pourquoi elle utilise cette antiquité alors que les logiciels de dictaphone sont désormais au point ; l’explication qu’elle lui donne – les lecteurs sont rapides et n’entendent pas le son des mots, si bien que son rythme doit être celui de l’écrit plutôt que celui de l’oral – lui demeure incompréhensible, mais d’un autre côté, jamais il n’est parvenu à lui expliquer la nature du jet stream. Disons qu’elle sait ce qu’elle fait et restons-en là.
Il s’avance à pas de loup et lit par-dessus son épaule : … mais personne n’était là pour entendre ses cris, ses hurlements, même lorsque l’homme aux yeux si doux commença à lui entailler la peau autour du sein…
Di Callare grimace, écarte les cheveux de sa femme, l’embrasse sur la nuque. En temps normal, elle déteste être interrompue en plein travail, et en temps normal, il respecte ses vœux, mais il a besoin de la toucher et espère qu’elle le comprendra.
Lorsqu’elle se retourne pour l’embrasser sur la joue, elle a les larmes aux yeux.
— Mauvaises nouvelles ? demande-t-elle.
— En effet. Tu as entendu ce que m’a dit Carla ?
— Elle m’a dit que ça allait être grave, explique Lori dans un murmure.
Il plisse les lèvres en signe de contrariété : Carla devrait pourtant avoir assez de jugeote pour ne pas dire à Lori que…
— Ne lui en veux pas, dit celle-ci. C’est moi qui lui ai demandé ce qui se passait. C’est une de tes meilleures amies, tu sais – peut-être pas la plus proche, mais sans doute une des plus loyales. Et je l’aime pour ça.
Il agrippe Lori par la taille et l’emporte dans leur chambre ; naguère, quand il accomplissait ce rituel, en grande partie pour lui prouver qu’il en était encore capable, elle lui disait que c’était « une scène de cinéma classique, celle où le jeune premier emporte la jeune première et où le spectateur comprend ce qu’ils vont faire – juste avant que le train entre dans un tunnel ou qu’un avion apparaisse dans le ciel…».
Il sourit en y repensant. Ils font l’amour durant un long moment, comme s’ils voulaient mémoriser chacune de leurs caresses.
Jesse a passé trois semaines à Tapachula lorsqu’il persuade enfin Naomi de lui rendre visite. D’abord, tout semble se passer à merveille ; son boulot et son petit appart paraissent la ravir, et elle le félicite d’avoir fait de nets progrès dans son mode d’existence. Il a au moins réussi à lui faire croire qu’il est devenu un authentique gauchiste.
Mais le soir venu, alors qu’ils sont assis côte à côte sur le sofa et qu’il tente de l’embrasser, elle s’écrie :
— Oh, mon Dieu, Jesse, non, non ! Je ne peux pas. J’ai eu tant de mal à me remettre de toi la première fois.
— Eh bien, ne cherche plus à te remettre et prends ton plaisir.
— Si seulement c’était possible.
— Pourquoi est-ce impossible ?
C’est la première fois qu’il la voit perdre son calme.
— Parce que tu es peut-être le genre de mec qui ne souhaite qu’une chose, que je prenne mon plaisir, c’est ça ? Que tu ne penses qu’à toi, c’est déjà assez grave, mais pourquoi faut-il en plus que tu veuilles que je ne pense qu’à moi ? Je n’arrive pas à y croire : tu voudrais que je sois égoïste, centrique et linéaire !
Et ils passent les heures suivantes à parler philosophie. Quand Jesse finit par s’endormir, non seulement il est épuisé mais de plus l’appart est trop petit pour qu’il puisse se permettre de se soulager avec sa main. Le lendemain, Naomi disparaît à bord d’un petit avion qui laisse un sillage vertical dans le ciel d’azur. Elle aura atterri à Tehuantepec avant que le combino de Jesse l’ait extirpée de l’embouteillage.
Il réussit cependant à la convaincre de revenir le voir, et puis, dans un des petits cafés du Zócalo, il commet l’erreur de lui suggérer qu’un peu de plaisir ne risque pas de nuire à son mode de vie, et voilà qu’elle se met à pleurer et, mais oui, elle le frappe (pas très fort, elle n’a aucun entraînement). Elle lui jette le contenu d’un pichet de bière dans un fracas de vaisselle, hèle un taxi et disparaît avant qu’il ait eu le temps d’éponger son visage couvert d’alcool poisseux.
Il relit le contrat qu’il a passé avec TechsMex et découvre qu’il est coincé ici pour les six prochains mois, à moins qu’il ne verse une indemnité de rupture équivalente à deux fois le prix d’une voiture neuve. De toute façon, ses élèves lui auraient manqué. Ce sont des types formidables – la preuve, c’est que trois d’entre eux ont observé la scène au café et qu’il n’a droit à aucune remarque durant les jours qui suivent. Comme si la mémoire collective, la banque de ragots de Tapachula avait subi l’équivalent du Flash.
Avec Jesse dans le rôle des ruines du Duc.
— Et voilà, dit Glinda Gray à John Klieg. Insiste sur ce point avec les Sibériens. Il y a Ariane 12, Delta Clipper III, le K-4 japonais, quelques avions spatiaux militaires à peine capables de transporter leurs équipages, et aucun lancement lourd tant que le NAOS n’aura pas fait décoller le Monstre. En théorie, les Russes ou les Chinois pourraient se remettre à fabriquer des boosters grand modèle, mais ils seraient obligés de repartir de zéro.
» Bref, la situation est idéale. Ariane est lancée depuis les Antilles, Delta Clipper III depuis la base Edwards et le K-4 depuis Kageshima. Tous ces sites sont vulnérables… mais pas autant que Kingman Reef où est basé le Monstre. D’après nos ingénieurs météo, tous les lanceurs susceptibles d’emporter plus de deux hommes cesseront d’être opérationnels à la fin du mois de juin.
— Pigé, dit Klieg.
Il détaille Glinda des pieds à la tête ; elle est vêtue d’un tailleur en cuir rose pâle et de souliers assortis. Le genre de tenue qui fait riche, ce qui est parfait quand on a affaire aux Sibériens.
— Rappelle-toi ce qu’a dit le conseiller culturel, lui dit-il. Prends l’air énamouré d’une esclave sexuelle.
Glinda lui lance un sourire.
— Tu sais bien qu’il n’y a qu’un seul homme au monde pour me faire cet effet, mon chéri…
Klieg sent son cœur battre plus fort. Cette réunion sera déterminante : la moitié des officiels de haut rang de la République sibérienne ont consenti à se rendre à Islamabad, la ville la plus proche conciliant les impératifs de discrétion qui leur sont chers et le confort occidental auquel il tient. Les sommes qu’il a engagées jusqu’ici représentent le quadruple du capital de départ de GateTech.
Heureusement que Glinda est là. C’est la partenaire idéale pour ce genre de plan ; elle n’oublie aucun détail, coordonne toutes les phases du processus, et en plus elle est prête à jouer les concubines évaporées pour décrocher le contrat.
Et ce contrat est le sien tout autant que celui de Klieg. Ces derniers temps, a-t-il remarqué, il fait de plus en plus de projets d’avenir : il se demande dans quelle université inscrire Derry, quel type de maison leur sera nécessaire pendant ses années de lycée, puis quand elle aura pris son envol, et finalement quand ils auront pris leur retraite. Il adore planifier.
Il attire Glinda contre lui ; ses talons sont si hauts qu’elle a du mal à ne pas perdre l’équilibre, et comme elle est presque aussi grande que lui, ils se contentent de s’effleurer les lèvres avec tendresse.
Randy Householder n’arrive pas à y croire, mais il a enfin réussi. Une ouverture, après toutes ces années. Cinq de ses datarats lui affirment que Harris Diem se dissimule derrière deux ou trois acheteurs de bandes clandestines. Cela ne le surprend guère : si quelqu’un est en mesure de mener une enquête secrète, c’est bien Diem. Ce qui le surprend, c’est le temps qu’il lui a fallu pour trouver des traces de cette enquête. Il espère qu’il aura moins de difficultés à pénétrer dans ses dossiers.
Rusée, cette idée qu’ils ont eue de planquer les transactions dans les comptes personnels de Diem.
C’est le datarat qui s’est introduit dans le nœud de la NOAA qui a trouvé la clé ; à présent qu’il dispose d’autres clés, notamment de celle du compte bancaire, ça va aller plus vite. Cela prendra quand même quelques semaines, bien entendu, car il doit attendre que les fichiers soient en ligne pour y accéder, et certains d’entre eux sont vieux de plus de dix ans.
Randy s’en contrefiche. Sa longue traque lui a appris la patience. L’espace d’un instant, il se demande à quoi ressemblera sa vie une fois qu’il aura retrouvé le commanditaire du meurtre de Kimbie Dee. Le monde lui-même existera-t-il encore ?
Comme il commence un peu à oublier le visage de sa fille, il passe l’heure suivante à la regarder sur un vidéodisque ; il la voit grandir, s’émeut de sa beauté, la retrouve en cours moyen parmi les pom-pom girls de l’équipe de foot (comme elle était belle !)…
Cut sur le plan tourné à la morgue : visage tuméfié, soutien-gorge serré autour du cou, ventre et cuisses ensanglantés.
— Ça ira, murmure Randy.
Il ne parle plus très souvent, excepté quand il est en ligne. Il ne sait même plus où se trouve Terry – elle s’est remariée et a eu deux ou trois autres gosses.
— On l’aura, Kimbie Dee. Un jour ou l’autre.
Les datarats jaillissent de son ordinateur, son antenne les envoie sur un satellite, et de là ils envahissent les liaisons laser, radio et fibrop. La voiture se dirige vers Austin – les informations qu’il a piratées dans les fichiers de Diem le portent à croire que les archives de la police locale risquent de s’avérer intéressantes.
Il fait sombre dans le Kansas, mais Randy s’en fiche. Il désactive le terminal et finit par s’endormir. Les phares fouillent les ténèbres et n’y trouvent que la route.