« Ma logeuse », intarissable bavard, m’a aidé à organiser mon voyage à l’est.
— Si l’on veut, dit-il, visiter les Citadelles, il faut traverser le Kargav. Franchir les montagnes, entrer en Vieille Karhaïde pour gagner Rer, l’ancienne Cité Royale. Et je vais vous dire, un de mes camarades de foyer dirige une caravane de vaisseaux routiers qui font le trajet par le col d’Eskar, et il m’a dit hier en prenant avec moi une tasse d’orsh, qu’il doit faire cet été son premier voyage le jour de Gétheny Osme, car du fait que nous avons eu un printemps si chaud la route est déjà libre jusqu’à Engohar et les chasse-neige auront dégagé le col d’ici à quelques jours. Mais moi, il n’y a pas de danger que je franchisse le Kargav, ce qu’il me faut c’est Erhenrang, et un toit sur la tête. Mais je suis Yomeshta, grâce en soit rendue aux neuf cents Défenseurs du Trône et béni soit le Lait de Meshe, et on peut être Yomeshta n’importe où. Nous sommes une bande de nouveaux venus, voyez-vous, car mon Seigneur Meshe est né il y a deux mille deux cent deux ans, mais le Vieux Rite du Handdara est de dix mille ans plus ancien. Pour remonter aux sources, il faut aller au pays antique d’où elles ont jailli. Écoutez, monsieur Aï, j’aurai toujours une chambre pour vous dans cet îlot quand vous reviendrez, mais je pense que vous faites bien de quitter Erhenrang pour quelque temps, car tout le monde sait que le Traître se faisait ostensiblement votre protecteur à la cour royale. Maintenant que le vieux Tibe est l’Oreille de Roi, tout va s’arranger. Alors si vous allez au Nouveau Port, vous y trouverez mon camarade de foyer, et si vous lui dites que vous venez de ma part…
Et patati et patata. Il était loquace, ai-je dit, et ayant découvert que je n’avais pas de shiftgrethor, il saisissait toutes les occasions de me donner des conseils, mais en les enrobant, même lui, dans des si et des comme si. C’était mon chef d’îlot – ma « logeuse », pensais-je, parce qu’il avait des fesses rebondies qui frétillaient lorsqu’il marchait, une grosse face molle, une nature indiscrète et fouineuse, une âme basse autant que maternelle. Il était bon pour moi, et il faisait visiter ma chambre en mon absence, moyennant obole, aux amateurs de sensations inédites : Visitez la chambre du mystérieux Envoyé ! Il avait une allure et des manières si féminines que je me pris un jour à lui demander combien il avait d’enfants. Il se renfrogna. Jamais il n’avait été mère, en revanche il avait été père quatre fois… C’était une de ces petites surprises qui me faisaient continuellement sursauter. Mais ce genre de choc mental n’était rien en comparaison du traumatisme physiologique qu’il me fallait supporter du fait que j’étais un être humain de sexe mâle au milieu de créatures qui, les cinq sixièmes du temps, étaient des hermaphrodites asexués.
Les bulletins radio donnaient la vedette au nouveau Premier ministre, Pemmer Harge rem ir Tibe. Les nouvelles faisaient une part importante à la situation dans la vallée du Sinoth, au nord du pays. Il était évident que Tibe allait se faire le champion des revendications karhaïdiennes en cette région – exactement le genre d’initiative qui, en tout autre monde ayant atteint le même degré de civilisation, conduirait à la guerre. Mais sur Géthen rien ne menait à la guerre. Querelles, meurtres, discordes, coups de main, vendettas, assassinats, tortures, atrocités, tout cela entrait dans leur brillant répertoire des actions humaines ; mais ils ne faisaient pas la guerre. Il leur manquait pour cela, semblait-il, la capacité de mobiliser. Ils se comportaient à cet égard comme des animaux, ou comme des femmes. Ils ne se conduisaient pas en hommes, ni comme des fourmis. En tout cas ils ne l’avaient jamais fait jusque-là. D’après ce que je savais de l’Orgoreyn, ce pays était devenu, depuis cinq ou six siècles, une civilisation de plus en plus mobilisable, un véritable État national. La lutte de prestige, jusque-là surtout économique, qui l’opposait à la Karhaïde, pourrait forcer ce dernier pays à vouloir rivaliser avec l’Orgoreyn, État plus important, et à devenir une nation au lieu d’une querelle de famille, pour reprendre la formule d’Estraven, à devenir, pour citer encore Estraven, patriotique. S’il en advenait ainsi, les Géthéniens auraient d’excellentes chances de réaliser chez eux les conditions de la guerre.
Je voulais aller en Orgoreyn pour vérifier l’exactitude de mes conjectures, mais je tenais à en terminer d’abord avec la Karhaïde. Je vendis donc un nouveau rubis au joaillier balafré de la rue Eng, et sans autre bagage que le produit de cette vente, mon ansible, quelques instruments et de quoi me changer, je partis comme passager dans une caravane commerciale le premier jour du premier mois d’été.
Les vaisseaux routiers partirent à l’aube, de l’embarcadère du Nouveau Port balayé par les vents. Ils passèrent sous l’Arche et prirent la direction de l’est. C’étaient vingt énormes véhicules à chenilles semblables à des chalands, roulant silencieusement en file indienne le long des rues hautes et étroites d’Erhenrang dans le crépuscule du matin. Ils transportaient des caisses de lentilles optiques, des bobines de bandes magnétiques, des rouleaux de fil de cuivre et de platine, des cotonnades du Ponant tissées dans cette province, des caisses de flocons de poisson en provenance du Golfe, des harasses de roulements à billes et autres menues pièces détachées, et dix charges de graine de Kadik d’Orgoreyn, le tout à destination de la marche de Pering Storm, située à l’extrémité nord-est du pays. Tout trafic de marchandises sur le Grand Continent se fait sur ces camions à traction électrique, qui sont chargés sur des chalands pour emprunter rivières ou canaux lorsque c’est possible. Pendant les mois de grand enneigement, les seuls moyens de transport, mis à part le ski et les traîneaux tirés par des hommes, sont les lents tracteurs à chasse-neige, les traîneaux à moteurs et la navigation aléatoire des brise-glace sur les rivières gelées ; pendant le dégel on ne peut compter sur aucun mode de transport, et c’est pourquoi le plus gros du trafic marchandises se fait l’été, en une activité fiévreuse. Et pourtant avec lenteur : la circulation est réglementée, chaque véhicule ou chacune des caravanes dont les routes fourmillent doivent se maintenir constamment en contact, par radio, avec des postes de contrôle répartis le long des routes, et progresser régulièrement à quarante kilomètres (terriens) à l’heure, quelle que soit la densité de la circulation. Les Géthéniens pourraient faire rouler leurs véhicules plus rapidement, mais ils n’en éprouvent pas le besoin. Si on leur en demande la raison, ils répliquent : « Pourquoi aller plus vite ? » À l’inverse, si l’on demande à un Terrien quel besoin il a de rouler si vite, il répondra : « Pourquoi pas ? » Des goûts et des couleurs… Les Terriens ont tendance à penser qu’il leur faut aller de l’avant, réaliser des progrès. Les gens de Nivôse, qui vivent toujours en l’an I, ont le sentiment qu’il importe moins d’aller plus loin que d’être là. En bon Terrien, je m’impatientais, en quittant Erhenrang, de la lenteur méthodique de ma caravane ; l’envie me démangeait d’en sortir et de courir. J’étais heureux de laisser derrière moi ces longues rues aux maisons de pierre coiffées de toits noirs fortement inclinés et de tours innombrables, cette ville sans soleil où toutes mes chances de succès s’étaient effondrées, cette ville qui en était venue à symboliser pour moi la peur et la trahison.
Escaladant les premiers contreforts du Kargav, la caravane faisait de brefs mais fréquents arrêts pour permettre de se restaurer dans des auberges. Dans le courant de l’après-midi nous pûmes embrasser du regard toute la chaîne. Nous étions au sommet d’un chaînon d’où l’on découvrait le Kostor, qui fait près de six mille cinq cents mètres de la base au sommet. Son vertigineux versant occidental masquait les pics se dressant plus au nord, dont certains s’élèvent à dix mille mètres, mais au sud du Kostor une succession d’autres pics se détachaient, blancs sur le ciel incolore ; j’en comptai treize, dont le dernier, vers le midi, n’était qu’une forme lumineuse aux contours imprécis dans le lointain brumeux. Le conducteur me donna les noms des treize pics et, en un effort amical pour me donner la chair de poule, me raconta des histoires d’avalanches, de vaisseaux routiers emportés par le vent, d’équipes de chasse-neige bloquées pendant des semaines sur des hauteurs inaccessibles. Il me raconta, entre autres, qu’il avait un jour vu le transport qui le précédait déraper et tomber dans un précipice de trois cents mètres. Le plus curieux, me dit-il, c’était la lenteur de sa glissade : on aurait dit qu’il voulait mettre tout l’après-midi à choir en douceur vers l’abîme, et il avait été bien aise de le voir enfin disparaître, sans aucun bruit, dans une congère au fond du gouffre.
À la Troisième heure nous fîmes un arrêt pour le dîner dans une grande auberge, un endroit luxueux avec de spacieuses cheminées où ronflaient des feux de bois dans de vastes salles avec plafonds aux poutres apparentes et tables richement garnies de mets choisis. Mais il ne nous fut pas donné d’y passer la nuit ; c’est que notre caravane faisait dortoir, pressée (autant qu’on peut l’être en Karhaïde) d’arriver à la marche de Pering Storm, pour y entrer la première de la saison et se saisir des meilleurs débouchés qu’elle offrait aux entreprises intéressées. Les batteries furent rechargées, une nouvelle équipe de conducteurs prit la relève, et nous repartîmes. Un des véhicules servait de dortoir réservé aux conducteurs. Pas de lits pour les passagers. Je passai la nuit dans ma cabine de camion glaciale, sur le siège dur, avec un arrêt vers minuit pour souper dans une petite auberge à haute altitude. Il ne faut pas chercher le confort en Karhaïde. Réveillé à l’aube, je vis que nous avions tout laissé derrière nous. Il n’y avait plus que roche, glace, clarté éclatante, et la route étroite qui ne cessait de monter sous nos chenilles. Frissonnant, je pensais que le confort n’est pas ce que l’on doit mettre au-dessus de tout, à moins d’être une vieille femme ou un chat…
Il n’y avait plus d’auberges sur ces impressionnants versants couverts de neige et de granit. Aux heures de repas, les transports s’arrêtaient silencieusement les uns derrière les autres sur une rampe de trente degrés où la neige empiétait, et tous les voyageurs descendaient de leurs cabines et se rassemblaient près du vaisseau-dortoir, d’où étaient distribuées des jattes de soupe chaude, de grosses tranches de pomme à pain séchée et des chopes de bière aigre. Debout, battant la semelle dans la neige, nous avalions nourriture et boisson, le dos au vent, ce vent glacial porteur d’une nuée scintillante de poudreuse. Et ensuite en voiture, toujours plus loin, toujours plus haut. À midi, aux cols du Wehoth, à environ quatre mille deux cents mètres, il faisait vingt-huit au soleil, et moins dix à l’ombre. Les moteurs électriques étaient tellement silencieux qu’on entendait le grondement des avalanches dégringolant à trente kilomètres de là d’immenses pentes bleutées dont un gouffre nous séparait.
À la fin de l’après-midi nous franchîmes la crête au col d’Eskar, à quatre mille six cents mètres. Plus haut sur la face sud du Kostor que nous avions gravie toute la journée en une reptation d’une lenteur désespérante, je vis une étrange formation rocheuse dominant la route de quatre ou cinq cents mètres et offrant l’aspect d’un château.
— Vous voyez la forteresse là-haut ? dit le conducteur.
— C’est une construction ?
— C’est la forteresse d’Ariskostor.
— Mais personne ne peut habiter là-haut.
— Les Pères de la montagne y habitent pourtant. Autrefois, je conduisais une caravane qui leur apportait du ravitaillement d’Erhenrang à la fin de l’été. Naturellement ils sont isolés dix ou onze mois de l’année, mais peu leur importe. Ils sont là sept ou huit ermites à présent.
Les yeux rivés sur ces contreforts de roc à l’état brut, isolés dans la solitude infinie des cimes, je me refusais à croire mon guide. Mais je finis par me laisser convaincre : s’il existait des gens capables de survivre en un tel nid d’aigle, ce ne pouvait être qu’en Karhaïde.
Dans la descente, la route lançait ses lacets loin vers le nord et vers le sud en côtoyant des précipices, car le versant est du Kargav, plus brutal que sa face ouest, plonge vers la plaine en un escalier vertigineux dont les degrés sont des ressauts de faille, œuvre de la nature. Au coucher de soleil nous vîmes un minuscule chapelet de points noirs glissant lentement sur une vaste pénombre blanche trois mille mètres plus bas : une caravane de vaisseaux routiers qui avait quitté Erhenrang avec un jour d’avance sur la nôtre. Tard, le lendemain, nous y étions à notre tour, glissant sur la même pente enneigée, très doucement, craignant d’éternuer de peur de déclencher l’avalanche. De là nous entrevîmes vaguement, bien loin vers l’est, de vastes terres estompées par les nuages et l’ombre des nuages, et striées de rivières argentées. C’était la plaine de Rer.
Nous arrivâmes en cette ville au crépuscule de notre quatrième jour de voyage. Erhenrang et Rer sont séparées par une distance de mille sept cent cinquante kilomètres, une muraille de plusieurs kilomètres de hauteur, et deux ou trois mille ans. La caravane s’était arrêtée devant la Porte d’Occident, où devaient l’embarquer des chalands naviguant sur des canaux. La ville de Rer est fermée à toute circulation automobile. Sa construction est antérieure à l’avènement des véhicules motorisés en Karhaïde, lequel remonte à plus de vingt siècles. Il n’y a pas de rues en cette cité, mais des allées couvertes ou passages souterrains ; on peut, l’été, circuler dedans ou dessus, à volonté. Les maisons, les îlots et les Foyers sont disposés sans ordre, en une profusion et une confusion chaotiques et prodigieuses d’où jaillit tout à coup une de ces glorieuses apothéoses dont l’anarchie karhaïdienne a le secret : les grandes tours sans fenêtres, rouge sang, de l’ex-Palais royal. Bâties il y a dix-sept siècles, ces tours ont été la demeure des rois de Karhaïde pendant mille ans, jusqu’au jour ou Argaven Harge, premier roi de sa dynastie, franchit le Kargav et colonisa la grande vallée de la province du Ponant. Tous les édifices de Rer sont fantastiques par leurs proportions massives, la profondeur de leurs fondations, leur étanchéité au froid et à l’humidité. En hiver les vents de la plaine chassent parfois la neige de la cité, mais en cas de blizzard elle s’y amoncelle, les rues n’étant pas dégagées pour la bonne raison qu’il n’y a pas de rues à dégager. On a alors recours aux tunnels de pierre ou à ceux que l’on creuse provisoirement dans la neige. Des maisons, seuls les toits émergent au-dessus de la neige, les portes d’hiver pouvant être placées sous l’avancée du toit ou sur son versant à la manière de lucarnes. Le dégel est une mauvaise saison sur cette plaine abondamment irriguée. Les tunnels se transforment en égouts torrentiels, des canaux ou lacs se forment entre les maisons, et les gens de Rer vont au travail en bateau en écartant de leurs avirons de petits bancs de glace. Immuablement, sur la poussière estivale, sur le fouillis hivernal des toits enneigés, sur les inondations printanières, les Tours rouges se dressent de toute leur hauteur. Elles sont le cœur vide et indestructible de la cité.
Je fis étape dans une sinistre auberge blottie à l’abri des Tours. Pour un prix exorbitant, j’eus droit à une nuit peuplée de mauvais rêves, un petit déjeuner, et des indications erronées sur le chemin à suivre pour gagner Otherhord, Citadelle ancienne située non loin de Rer. M’étant levé à l’aube et mis en route après avoir payé mon extorqueur, je me perdis avant d’avoir fait cinquante mètres. Mais en laissant les Tours derrière moi et la haute masse blanche indistincte du Kargav à ma droite, je sortis de la ville, pris la direction du sud, et un petit paysan rencontré sur la route m’indiqua où je devais bifurquer pour Otherhord.
J’y arrivai à midi. Ou plutôt j’arrivai quelque part à midi, sans savoir au juste où j’étais. En gros c’était une forêt ou un bois épais ; mais les arbres paraissaient encore plus soignés qu’ils le sont habituellement en ce pays où pourtant l’on excelle à la sylviculture. Je suivais un sentier qui s’engageait sous les arbres à flanc de coteau, lorsque j’aperçus une hutte à ma droite non loin du sentier, puis un grand édifice de bois un peu plus loin sur ma gauche ; et il m’arrivait, je ne savais d’où, une délicieuse odeur de friture fraîche.
Je suivais lentement le sentier, un peu inquiet. Je ne savais pas si les Handdarata aimaient les touristes. En fait je ne savais presque rien sur cette secte. Le Handdara est une religion sans institutions, sans prêtres, sans hiérarchie, sans vœux, sans credo ; aujourd’hui encore je serais incapable de dire si elle comporte un Dieu. Elle est insaisissable. Elle est toujours ailleurs. Elle ne se manifeste de façon permanente que dans les Citadelles, retraites où l’on peut passer une nuit ou toute une vie. Je ne serais pas allé poursuivre ce culte étrangement fuyant jusqu’en ses sanctuaires secrets, n’eût été le fait que je voulais, puisque les Investigateurs ne l’avaient point fait, répondre à cette question : Qui sont les Devins, et de quoi sont-ils vraiment capables ?
J’avais déjà passé plus de temps en Karhaïde que les Investigateurs et je ne croyais guère à ce qu’on disait des Devins et de leurs prophéties. Les histoires de prédictions sont monnaie courante dans la grande famille humaine. Les Dieux parlent, les esprits parlent, les ordinateurs parlent. L’ambiguïté des oracles ou le calcul des probabilités ménagent des issues, et les contradictions sont effacées par la foi. Pourtant ces légendes valaient bien une enquête. Je n’avais encore réussi à convaincre aucun Karhaïdien de l’existence de la communication télépathique ; ils refusaient de croire avant d’avoir « vu » – exactement mon attitude à l’égard des Devins du Handdara.
Tandis que je suivais le sentier, je m’aperçus que tout un village, ou une ville, se disséminait dans la pénombre, sur la pente de la forêt, dans le même désordre qu’à Rer, mais avec quelque chose de mystérieux dans ce paisible cadre champêtre. Sur tous les toits et sur le sentier se courbaient les branches de hemmen, l’arbre le plus répandu sur Nivôse, un robuste conifère à grosses aiguilles rouge pâle. Les pommes de hemmen jonchaient les sentiers qui se ramifiaient, l’air était parfumé du pollen de cet arbre, et toutes les maisons étaient bâties de son bois foncé. Je m’étais arrêté enfin, et je me demandais à quelle porte j’allais frapper, lorsqu’un homme sorti de la forêt s’avança vers moi d’un pas tranquille et me salua courtoisement.
— Vous cherchez peut-être un logement ? demanda-t-il.
— Je viens poser une question aux Devins.
J’avais décidé de me présenter comme Karhaïdien, tout au moins provisoirement. Comme les Investigateurs, je n’avais jamais eu de difficulté à me faire passer pour un indigène lorsque je le désirais ; parmi tous les dialectes karhaïdiens mon accent passait inaperçu, et mes épais vêtements cachaient mes anomalies sexuelles. Il me manquait la belle toison fournie et les yeux bridés, étirés vers le bas, du Géthénien typique ; de plus, j’étais plus noir et plus grand que la moyenne, mais sans sortir des limites normales. Je m’étais fait faire une épilation permanente de la barbe avant de quitter Olloul – nous ignorions alors l’existence des tribus « velues » du Perunter, dont les membres ont des poils non seulement sur le visage, mais sur tout le corps, comme les Terriens blancs. On me demandait parfois comment je m’étais cassé le nez. J’ai un nez plat, tandis que chez les Géthéniens cet appendice est étroit et saillant avec des canaux étranglés convenant à l’inspiration d’un air glacé. La personne qui m’avait abordé sur un sentier d’Otherhord regarda mon nez non sans une certaine curiosité, puis me répondit :
— Alors vous voudrez peut-être parler au Tisseur ? Il est là-bas dans la clairière, à moins qu’il ne soit parti avec le traîneau. Ou bien préférez-vous parler d’abord à l’un des Sages ?
— Je ne sais pas. Je suis extrêmement ignorant…
Le jeune homme rit et s’inclina.
— Très honoré, dit-il. J’habite ici depuis trois ans, et pourtant je n’ai encore acquis que bien peu d’ignorance.
Il ne cachait pas que ma remarque l’avait beaucoup amusé bien qu’il eût de bonnes manières, et je réussis à me rappeler quelques bribes de l’enseignement du Handdara, assez pour me rendre compte que je venais de me vanter, un peu comme si je l’avais abordé en disant : « Je suis d’une beauté sans pareille. »
— Je voulais dire que j’ignore tout des Devins.
— C’est enviable, dit le jeune Handdarata. Voyez-vous, pour arriver quelque part il faut bien souiller d’empreintes la neige de la plaine. Puis-je vous montrer le chemin de la clairière ? Je m’appelle Goss.
C’était un prénom, aussi lui donnai-je le mien.
— Genry, dis-je, remplaçant l’l par un r. Sous la conduite de Goss, nous nous enfonçâmes dans l’ombre glacée de la forêt. L’étroit sentier changeait souvent de direction, montant et descendant en lacets ; çà et là, au bord du sentier ou à quelque distance parmi les troncs massifs des hemmens, se dressaient les petites maisons couleur de forêt. Tout était rouge et brun, humide et froid, silencieux, odorant, ténébreux. De l’une des maisons venait le faible son suave et sifflant d’une flûte karhaïdienne. Goss allait d’un pas léger et rapide, avec une grâce féminine, me précédant de quelques pas.
Tout à coup sa chemise blanche s’illumine, et à sa suite je passe de l’ombre au plein soleil sur un vaste pré vert. À six pas de nous se tient une figure droite et immobile se profilant sur le vert des hautes herbes où son hieb rouge et sa chemise blanche paraissent comme une incrustation d’émail étincelant. Cent mètres plus loin se dresse un autre personnage en bleu et blanc, qui, immobile comme une statue, ne tourne pas les yeux vers nous tout le temps que nous sommes en conversation avec le premier personnage. Il pratique cette discipline du Handdara qu’on appelle la Présence et qui est une sorte de transe – portés sur les expressions négatives, les Handdarata appellent cela une contre-transe – visant à la diminution du moi (ou à son accroissement ?) par une réceptivité et une acuité sensorielles poussées à l’extrême. Bien que cette technique soit exactement l’inverse de la plupart de celles qu’utilise le mysticisme, c’est probablement une discipline mystique orientée vers une expérience de l’immanence ; mais il m’est impossible de ranger avec certitude les pratiques des Handdarata dans telle ou telle catégorie. Goss adresse la parole à l’homme en rouge. Tandis qu’il met fin à son immobilité concentrée, nous regarde et avance lentement vers nous, je me sens rempli d’une crainte respectueuse. Dans ce soleil de midi, il rayonne d’une clarté qui émane de sa personne.
Il est aussi grand que moi, mince, avec un beau visage limpide et ouvert. Comme nos regards se rencontrent, une impulsion soudaine, irrésistible, me pousse à chercher le contact avec lui par communication télépathique, ce langage que je n’ai jamais employé depuis mon arrivée sur Nivôse et que je ne devrais pas encore employer. Je formule mon message. Aucune réaction. Le contact ne se fait pas. Il continue à me regarder droit dans les yeux. Au bout d’un moment il me sourit et dit d’une voix douce, assez aiguë :
— Vous êtes l’Envoyé, n’est-ce pas ?
— Oui, dis-je en balbutiant.
— Je m’appelle Faxe, dit-il. C’est un honneur pour nous que de recevoir votre visite. Pensez-vous rester un moment avec nous à Otherhord ?
— Volontiers. Je désire m’initier à vos pratiques divinatoires. Et si en échange je puis vous renseigner sur moi, sur le monde d’où je viens…
— Tout ce que vous voudrez, dit Faxe, souriant avec sérénité. Je suis charmé de savoir que vous avez franchi l’Océan de l’Espace et que vous avez ajouté à ce voyage un trajet de mille six cents kilomètres et la traversée du Kargav pour nous rendre visite.
— J’ai été attiré vers Otherhord par la réputation dont jouissent ses prédictions.
— Vous voulez peut-être nous voir à l’œuvre ? Ou bien voulez-vous, personnellement, nous poser une question ?
Son regard limpide m’impose de dire la vérité :
— Je ne sais pas.
— Noussouf, dit-il, ça ne fait rien. Peut-être que si vous restez un moment avec nous, vous trouverez une question à nous poser, ou peut-être pas… Mais vous savez que les Devins ne peuvent se réunir qu’à certaines périodes, il faudrait donc, en tout cas, que vous passiez quelques jours avec nous.
C’est ce que je fis, et ce furent des journées bien agréables. Pas d’emploi du temps organisé, sauf pour le travail communal, les travaux des champs, le jardinage, l’abattage des arbres, les besognes d’entretien ; pour tout cela les hôtes de passage tels que moi prêtaient la main à l’équipe ayant le plus besoin de renforts. En dehors du travail, une journée pouvait très bien s’écouler sans qu’un seul mot fût prononcé ; mes interlocuteurs préférés étaient le jeune Goss et Faxe le Tisseur, dont la personnalité extraordinaire, limpide et insondable tel un puits d’eau cristalline, était comme la quintessence de l’âme de ces lieux. Le soir on se réunissait parfois au foyer d’une quelconque des maisons basses entourées d’arbres ; on y faisait la conversation en buvant de la bière, et l’on y jouait quelquefois de la musique, cette musique puissante de Karhaïde, aux lignes mélodiques simples, mais aux rythmes complexes, toujours improvisée. Une nuit, deux résidents dansèrent, des vieillards à la tête chenue, aux membres décharnés, aux yeux sombres à moitié masqués par le lourd rideau des paupières. Ils évoluaient avec une lenteur, une précision et une maîtrise fascinantes pour l’œil et pour l’esprit. Ils commencèrent à danser pendant la Troisième heure, après le dîner. Les musiciens entraient en jeu et quittaient l’orchestre librement, à l’exception du batteur qui n’interrompait jamais sa percussion aux subtiles variations. Les deux vétérans dansaient encore à la Sixième heure (minuit), au bout de cinq heures terriennes. Ce fut la première fois que je pus observer le phénomène appelé dothe – l’utilisation volontaire et la pleine maîtrise de ce que nous appelons « la force nerveuse » et, de ce jour, je fus mieux disposé à croire ce qu’on racontait au sujet des Pères du Handdara.
Ces gens-là vivaient une vie introspective, indépendante, stagnante, saturée de cette singulière « ignorance » si fort prisée par les Handdarata, soumise à leur impératif d’inactivité et de non-intervention. Cette philosophie (exprimée par le mot noussouf que je suis obligé de traduire par « ça ne fait rien ») est essentielle au Handdara. Je ne prétends pas comprendre cette religion, mais je commençais à avoir une meilleure intelligence de la Karhaïde après une quinzaine passée à Otherhord. Sous la politique, le cérémonial et les passions de ce pays coule un sang obscur, le sang de ce culte passiviste, anarchique, silencieux, fécond et obscur qu’est le Handdara.
Et de ce silence, phénomène inexplicable, s’élève la voix du Devin.
Le jeune Goss, tout heureux de me servir de guide, me dit que ma question pouvait porter sur n’importe quel sujet et être formulée comme je voudrais.
— Plus la question est précise et limitée, plus exacte est la réponse, dit-il. À question vague réponse vague. Et naturellement, il y a des questions auxquelles on ne peut répondre.
— Et si je pose une de ces questions ? demandai-je. Je pensais qu’il voulait réserver une échappatoire aux Devins, et c’était classique mais dit avec raffinement. Je ne m’attendais pas à sa réaction.
— Le Tisseur refusera d’y répondre. Certains Devins sont allés à leur perte pour avoir répondu à des questions interdites.
— Vraiment ?
— Connaissez-vous l’histoire du Seigneur de Shorth, qui avait contraint les Devins de la Citadelle d’Asen à répondre à cette question : Quel est le sens de la vie ? Il y a de cela mille ans. Les Devins restèrent en l’ombre pendant six jours et six nuits. Finalement tous les Sages furent atteints de catatonie, les Zanis moururent, le Perverti tua le Seigneur de Shorth à coups de pierre, et le Tisseur… Il s’appelait Meshe.
— Le fondateur du culte Yomesh ?
— Oui, dit Goss, et il rit comme si c’était drôle, mais je ne savais pas si c’était de moi qu’il riait ou des Yomeshta.
J’avais décidé de poser une question exigeant une réponse par oui ou par non. Cela pourrait au moins faire ressortir le degré et la nature de l’obscurité ou de l’ambiguïté présentée par la réponse. Faxe confirma ce que Goss m’avait dit : je pouvais questionner les Devins sur une chose dont ils ignoraient tout. Je pouvais demander si la récolte de hoolm serait bonne cette année dans l’hémisphère nord de S, et ils répondraient même s’ils ignoraient totalement qu’il existât une planète appelée S. Ce ne pouvait être alors qu’une affaire de pur hasard – pile ou face ou marc de café. Pas du tout, riposta Faxe, il n’y avait là rien de fortuit, il s’agissait même d’une opération qui était exactement l’inverse d’un jeu de hasard.
— Il s’agit alors de transmission de pensée.
— Non, dit Faxe avec son sourire empreint de sérénité et de franchise.
— Peut-être lisez-vous les pensées sans en être conscient ?
— Cela ne rimerait à rien. Si l’on connaît déjà la réponse, à quoi bon en payer le prix ?
Je choisis donc une question à laquelle, incontestablement, il m’eût été impossible de répondre. Seul le temps montrerait si l’oracle avait été juste ou faux, à moins que ce ne fût, comme j’avais lieu de le craindre, une de ces admirables prophéties professionnelles qui recouvrent toutes les possibilités. Ce n’était pas une question banale ; j’avais renoncé à l’idée de demander s’il allait cesser de pleuvoir, ou autre futilité de ce genre, lorsque j’avais appris que l’opération était pénible et non sans danger pour les neuf Devins d’Otherhord. Et maintenant que je connaissais bien Faxe, s’il m’était difficile de penser que c’était un fraudeur professionnel, encore plus inacceptable était pour moi l’idée qu’il pût être un fraudeur inconscient et sans malhonnêteté, car son intelligence était aussi dure, limpide et brillante que mes rubis. Je n’osais pas lui tendre un piège et décidai de lui demander ce que je voulais savoir plus que tout au monde.
Nous sommes le dix-huitième jour du mois d’Onnetherhad. Les neuf sont réunis dans un grand local généralement fermé à clef : une haute salle froide, dallée, faiblement éclairée par quelques meurtrières et par un feu brûlant dans un âtre profond à l’une de ses extrémités. Les neuf sont assis en cercle sur la pierre nue, tous en houppelande avec capuchon ; dans la faible lueur du feu qui brûle à distance, on dirait un cercle de dolmens. Assis près de l’âtre, Goss, quelques autres jeunes résidents et un médecin du Domaine le plus proche observent la scène en silence. Je traverse la salle et entre dans le cercle. Les choses se font en toute simplicité mais dans une atmosphère tendue. Un des personnages encapuchonnés lève les yeux sur moi au moment où je pénètre dans le cercle. Il a un visage étrange, des traits grossiers et lourds ; il me regarde avec des yeux insolents.
Faxe est assis, jambes croisées, immobile mais comme chargé d’une énergie qui s’accumule en lui et brise sa voix douce et suave comme sous l’impact d’une décharge électrique.
— Pose ta question, dit-il.
Je suis dans le cercle et je pose ma question :
— Cette planète, Géthen, sera-t-elle, d’ici à cinq ans, membre de l’Ékumen des Mondes Connus ?
Silence. Immobile, je suis accroché au centre d’une toile d’araignée tissée de silence.
— Je puis répondre, dit le Tisseur calmement.
L’atmosphère se détend. Les dolmens encapuchonnés semblent s’humaniser et prendre vie ; celui qui m’a fixé d’un regard si étrange commence à chuchoter à son voisin. Je quitte le cercle pour me joindre aux spectateurs assis près de l’âtre.
Deux des Devins sont restés renfermés en eux-mêmes, silencieux. L’un d’eux lève de temps en temps la main gauche et tapote le sol à petits coups rapides, quinze ou vingt fois, puis retombe dans l’immobilité. Je ne les ai encore vus ni l’un ni l’autre ; ce sont les Zanis, me dit Goss. Ils sont fous. Goss les appelle « coupe-temps », ce qui signifie peut-être schizophrènes. Les psychothérapeutes karhaïdiens, privés qu’ils sont des ressources de la télépathie, ce qui les met dans la situation de chirurgiens aveugles, sont par ailleurs très compétents en fait de drogues, d’hypnose, de chocs localisés, de cryothérapie et autres thérapeutiques mentales. Je demande à Goss si ces deux psychopathes ne sont pas guérissables.
— Guérissables ? dit Goss. Guérit-on un chanteur de sa voix ?
Cinq autres membres du cercle sont des Résidents d’Otherhord. Ils pratiquent, dit Goss, les disciplines Handdara de la Présence et doivent, tant qu’ils sont Devins, rester sages et continents pendant leurs périodes sexuelles. L’un de ces Sages doit être en kemma durant la cérémonie divinatoire. Je le repère aisément, ayant appris à détecter cette espèce d’aura subtile, cette intensification et cet éclat qui caractérisent la première phase du kemma.
À côté du Sage-en-kemma est assis le Perverti.
— Il est venu de Spreve avec le médecin, me dit Goss. Chez certains Devins, la perversion sexuelle est produite artificiellement en injectant à une personne normale des hormones mâles ou femelles dans les jours précédant la séance. Mais une perversion naturelle est préférable. Cet homme-là ne demande pas mieux que de venir s’afficher ici, il adore ça.
Goss emploie le pronom désignant un animal mâle, et non celui qui s’emploie pour un être humain jouant le rôle masculin dans l’acte sexuel. Il a l’air un peu embarrassé. Les Karhaïdiens discutent librement de tout ce qui a trait à la sexualité, et ils parlent du kemma comme d’une chose savoureuse mais qui mérite le respect. Pourtant ils sont sur la réserve dès qu’il est question de perversions – avec moi tout au moins. Une prolongation anormale de la phase du kemma et un déséquilibre hormonal permanent à prédominance mâle ou femelle produisent ce qu’ils appellent la perversion. Ce n’est pas un phénomène rare : trois ou quatre pour cent des adultes, dirais-je, souffrent ainsi de perversion sexuelle ; ce sont de ces anormaux qui, chez nous, seraient considérés comme des êtres normaux. Ils ne sont pas exclus de la société, mais tolérés avec un certain mépris, comme les homosexuels dans maintes sociétés bisexuées. En argot karhaïdien on les appelle morts vivants. Ils sont stériles.
Le Perverti, après m’avoir fixé, au début, d’un long regard étrange, ne s’intéresse plus qu’à une seule personne, son voisin le Sage-en-kemma, dont la sexualité de plus en plus active sera encore excitée, exacerbée, par la virilité insistante et exagérée du Perverti, jusqu’à atteindre finalement son plein épanouissement dans le rôle féminin. Le Perverti s’incline vers le Sage et ne cesse de lui parler avec douceur. Le Sage lui répond à peine et semble se dérober. Tous les autres sont depuis longtemps silencieux, et l’on n’entend que le chuchotement continuel du Perverti. Faxe a les yeux fixés sur un des Zanis. Le Perverti, d’un geste rapide, pose avec douceur sa main sur celle du Sage. Celui-ci se refuse à ce contact avec précipitation, mû par la crainte ou le dégoût, et tourne les yeux vers Faxe, comme s’il en espérait un secours. Faxe reste immobile. Le Sage garde sa place et ne réagit pas lorsque le Perverti le touche de nouveau. L’un des Zanis lève la tête et part d’un long rire faux, modulé, « Ah-ah-ah-ah… »
Faxe lève la main. Aussitôt tous les visages, dans le cercle, se tournent vers lui. On dirait qu’il a réuni tous leurs regards en une gerbe ou un écheveau.
Lorsque la séance a commencé, c’était l’après-midi et il pleuvait. La lumière grise a bientôt cessé de filtrer par les meurtrières sous l’avancée du toit. Maintenant des langues de lumière blanchâtre flottent comme de fantastiques voiles de navire, longs triangles ou rectangles obliques qui vont des murs au sol de pierre et jouent sur les visages des neuf Devins, tristes épaves et lambeaux lumineux venus de la lune qui se lève sur la forêt. Le feu est mort depuis longtemps et il n’y a plus que la lueur obscure de ces langues blafardes qui se promènent sur le cercle, dessinant un visage, une main, un dos immobile. L’espace d’un instant, je vois le profil rigide de Faxe, pâle visage de pierre sculpté dans un poudroiement de lueur diffuse. Le rayon de lune en diagonale progresse avec lenteur et vient à se poser sur une bosse noire. C’est le Sage-en-kemma, la tête courbée sur les genoux, les mains crispées sur le sol, le corps secoué d’un tremblement régulier rythmé par le tambourinement des mains du Zani sur le sol dallé de l’autre côté du cercle. Ils sont tous liés, tous unis, comme les points d’attache d’une toile d’araignée. Que je le veuille ou non, je sens ce lien, cette communication silencieuse et muette qui se fait par l’intermédiaire de Faxe et qu’il s’efforce de canaliser et de modeler, car c’est lui le centre de tout, le Tisseur. La lumière blafarde se fragmente et se dissipe sur le mur orienté à l’est. Les mailles de toute cette force tendue et muette se resserrent.
Je m’efforce d’éviter le contact avec l’esprit des Devins. Cette tension silencieuse et électrisée, le sentiment de devenir, par une force irrésistible, une des mailles en train de s’entrelacer, tout cela me cause un grand malaise. Je tente d’y opposer une barrière, et cela ne fait qu’empirer les choses : je me sens isolé et tout tremblant, l’esprit obsédé par des hallucinations visuelles et tactiles, une débauche d’images et d’idées extravagantes, des visions et sensations chargées de sexualité, grotesques dans leur violence, un bouillonnement incandescent et ténébreux de fureur érotique. Je suis entouré de gouffres béants pleins de lèvres sanglantes, de vagins, de plaies et de gueules qui s’ouvrent sur l’enfer ; je perds l’équilibre, je tombe… Si je n’arrive pas à chasser ces visions apocalyptiques, je vais effectivement plonger… dans la folie, et je ne puis les chasser. Les forces empathiques et paraverbales, confuses et d’une puissance colossale, mises en action par la perversion et la frustration sexuelles, par une folie qui fausse le cours du temps et par une discipline effarante de concentration et d’appréhension de la réalité immédiate, sont telles que je suis bien incapable de les contenir et de les maîtriser. Et pourtant elles sont sous contrôle ; Faxe en est toujours le centre. Les heures et les secondes passent, la lumière de la lune se trompe de mur, puis il n’y a plus de lune, rien que la nuit, et, au centre de la nuit, Faxe, le Tisseur, qui est une femme, une femme vêtue de clarté. La clarté est d’argent, cet argent est une armure, cette armure revêt une femme tenant une épée. La clarté flamboie d’un éclat soudain, insoutenable, cette clarté qui baigne ses membres, ce feu, et la femme pousse un hurlement de terreur et de douleur : « Oui, oui, oui ! »
« Ah-ah-ah-ah- », c’est le rire modulé du Zani qui éclate et son trémolo monte plus haut, toujours plus haut, en un hurlement qui se prolonge interminablement, surhumainement, hurlement qui traverse en éclair le cours du temps. On entend dans la nuit un bruit de corps qui s’agitent et de pieds qui frottent le sol ; c’est comme une redistribution des âges, une fuite devant l’avenir préfiguré.
— Lumière, lumière ! crie une voix puissante en vastes syllabes dont on ne sait si elles sont prononcées une fois ou à l’infini. Lumière, crie la voix. Des bûches dans le feu ! De la lumière !
C’est le médecin de Spreve qui parle ainsi. Le lien est rompu. Il s’agenouille auprès des Zanis, les plus frêles du groupe, ceux qui ont servi d’amorce ; ils sont tous deux à terre, recroquevillés. Le Sage-en-kemma gît la tête sur les genoux de Faxe, haletant ; Faxe, distraitement, lui caresse les cheveux avec douceur. Le Perverti est seul dans son coin, renfrogné, abattu. La séance est terminée, le temps a repris son cours normal, les mailles du réseau se sont déliées, et sa puissance s’est désintégrée en sentiments de honte et de lassitude.
Où est donc l’oracle sibyllin, la prophétie ambiguë que j’attendais ? Je m’assieds à côté de Faxe. Il me regarde de ses yeux clairs. L’espace d’un instant, je le vois tel qu’il m’est apparu dans le noir, sous l’aspect d’une femme vêtue d’une armure de lumière, brûlant au milieu d’un feu et criant « Oui ! »
La voix douce de Faxe dissipe cette vision.
— Ai-je répondu à ta question ?
— Vous m’avez répondu.
Et c’est un fait. Je sais que dans cinq ans Géthen sera membre de l’Ékumen. La réponse est oui. Pas d’énigmes, pas de faux-fuyants. Plutôt qu’une prophétie, c’est une déclaration. Je ne puis me dérober à la certitude que j’éprouve : la réponse est juste. Elle a la clarté impérative d’un pressentiment.
Nous avons des vaisseaux NAFAL, nous avons la transmission instantanée et le langage télépathique, mais nous n’avons pas encore appris à domestiquer la précognition, à l’enharnacher, pour ainsi dire. C’est sur Géthen qu’il faut en chercher la recette.
Un ou deux jours plus tard, j’eus un entretien avec Faxe.
— Je sers de fil conducteur, me dit-il. L’énergie ne cesse de s’accumuler en nous, jaillissant et rejaillissant sans trêve avec un impact toujours grandissant, jusqu’à ce qu’elle fasse une percée : alors la lumière est en moi et je suis en elle, je suis la lumière… Le Père de la Citadelle d’Arbin m’a dit un jour que si le Tisseur pouvait être placé dans le vide au moment où il donne sa réponse, il continuerait à brûler pendant des années. C’est ce qu’il advint de Meshe, s’il faut en croire les Yomeshta ; il aurait vu clairement le passé et l’avenir, non pas un instant, mais pendant tout le reste de sa vie, après avoir été questionné par le Seigneur de Shorth. C’est difficile à croire. Je doute qu’un homme ait pu supporter cela. Mais qu’importe…
Noussouf, la négation passe-partout et ambiguë des Handdarata.
Nous marchions lentement côte à côte, et Faxe me regarda. Son visage, un des plus beaux visages humains que j’eusse jamais vus, avait la dureté délicate de la pierre sculptée.
— Dans la nuit, dit-il, nous étions dix, et non pas neuf. Il y avait un étranger.
— Effectivement. Je ne suis pas parvenu à dresser une barrière contre vous. Vous êtes fait pour Écouter, Faxe, vous avez un don naturel pour l’empathie, et je crois aussi que vous êtes puissamment doué pour la télépathie. C’est pourquoi vous êtes le Tisseur, celui qui est capable de maintenir en bride les tensions et les réactions du groupe, d’en canaliser l’énergie accumulée, d’en tisser les mailles jusqu’au moment où tout se rompt, où il se fait une brèche par laquelle vous atteignez la réponse.
— Il m’est étrange, me dit-il après m’avoir écouté avec une gravité attentive, de voir de l’extérieur les mystères de ma discipline, de les voir par vos yeux. Je ne les ai jamais vus que de l’intérieur, en tant que disciple.
— Si vous permettez – si vous voulez, Faxe, j’aimerais communiquer avec vous par télépathie.
J’avais maintenant la certitude qu’il était naturellement doué pour communiquer. S’il y consentait, un peu d’entraînement aurait raison de sa résistance inconsciente.
— Si vous m’appreniez cela, j’entendrais ce que pensent les autres ?
— Pas du tout. Pas plus que vous ne le faites par empathie. Le langage télépathique implique une communication volontaire entre agent et percipient.
— Alors pourquoi ne pas parler tout haut ?
— Lorsqu’on parle, on peut mentir.
— Mais pas en langage télépathique ?
— Pas de propos délibéré.
— C’est là, dit Faxe après un moment de réflexion, une discipline qui doit intéresser vivement les rois, les politiciens, les hommes d’affaires.
— Les hommes d’affaires ont combattu le langage télépathique quand on a découvert que c’était un art susceptible d’être enseigné ; ils en ont obtenu l’interdiction pendant des dizaines d’années.
— Et les rois ? dit Faxe en souriant.
— Nous n’avons plus de rois.
— Oui, je comprends… Eh bien, merci, Genry, mais je suis ici pour désapprendre, et non pour apprendre. Et je préfère ne pas apprendre actuellement un art qui changerait entièrement la face du monde.
— Suivant votre propre prédiction, ce monde va changer, et cela d’ici à cinq ans.
— Je changerai avec lui, Genry. Mais je ne souhaite pas le changer.
Il pleuvait, de cette pluie fine, persistante, de l’été géthénien. Nous marchions sous les hemmens, sur les pentes, vierges de sentiers, dominant la Citadelle. Une lumière grise filtrait à travers les sombres branches, l’eau claire dégouttait des aiguilles rouges. L’air était froid et pourtant doux, dans le bruissement de la pluie.
— Je voudrais vous poser une question, dis-je à Faxe. Vous, les Handdarata, avez un don que les hommes de tous les mondes ont brûlé de posséder. Ce don, vous l’avez. Vous pouvez prédire l’avenir. Et pourtant vous vivez comme le reste des hommes – on dirait que c’est pour vous sans importance.
— Quelle importance cela pourrait-il avoir ?
— Tenez, un exemple. Prenons le conflit qui oppose la Karhaïde et l’Orgoreyn à propos de la vallée du Sinoth. J’ai cru comprendre que la Karhaïde avait ignominieusement perdu la face ces dernières semaines. Bon, eh bien, pourquoi le roi Argaven n’a-t-il pas consulté ses Devins ? Il aurait pu leur demander quelle ligne d’action adopter, ou qui choisir comme Premier ministre parmi les membres de la kyorremy, ou quelque autre question de ce genre.
— La question eût été difficile à formuler.
— Je ne vois pas pourquoi. Il pourrait demander simplement : Qui saura le mieux me servir comme Premier ministre ? – et c’est tout.
— Oui, mais s’il ne sait pas ce que veut dire le mieux me servir ? Cela peut signifier que l’homme choisi abandonnera le Sinoth à l’Orgoreyn, ou qu’il ira en exil, ou qu’il assassinera le roi ; cela peut signifier des choses qu’il n’aurait pas prévues ou qu’il n’accepterait pas.
— Il faudrait qu’il formule sa question avec une grande précision.
— Oui. Mais alors il faudrait poser beaucoup de questions. Et même un roi doit payer.
— Vous lui demanderiez un prix élevé ?
— Très élevé, dit Faxe tranquillement. Vous savez que nos tarifs sont proportionnels à la situation de ceux qui nous consultent. En fait, il arrive que des rois aient recours aux Devins, mais c’est assez rare…
— Et si l’un des Devins est lui-même un homme puissant ?
— Les Résidents des Citadelles n’ont pas de rang social ni de statut officiel. Je pourrais être envoyé à Erhenrang pour faire partie de la kyorremy ; eh bien, dans ce cas, je reprends mon rang et mon ombre, mais je cesse de pratiquer la divination. Si je cherchais une réponse à une question donnée tandis que je siégerais dans la kyorremy, j’irais à la Citadelle d’Orgny, je paierais le prix demandé et j’aurais ma réponse. Mais nous, les adeptes du Handdara, ne cherchons pas de réponses. Il nous est difficile de les éviter, mais nous nous y efforçons.
— Je ne comprends pas.
— Eh bien, si nous venons aux Citadelles, c’est surtout pour apprendre quelles sont les questions qu’il ne faut pas poser.
— Mais votre rôle est de répondre aux questions.
— Vous n’avez pas encore compris, Genry, pourquoi nous avons porté à sa perfection l’art de la divination et pourquoi nous le pratiquons.
— Non.
— Pour démontrer la parfaite inutilité de connaître la réponse à la mauvaise question.
Je méditai là-dessus un bon moment tandis que nous marchions côte à côte sous la pluie, en la sylve obscure d’Otherhord. Sous le capuchon blanc le visage calme de Faxe paraissait tiré, dépouillé de son éclat. Pourtant il m’en imposait encore. Lorsqu’il me regardait de ses yeux clairs, bienveillants et francs, ce regard sortait d’une tradition vieille de treize mille ans – un mode de pensée et un mode de vie si anciens, si bien établis, si parfaits et cohérents qu’ils donnaient à un être humain le naturel, l’assurance infaillible, la plénitude de l’être d’un animal sauvage, d’une grande créature étrange qui, de son éternel présent, vous regarde droit dans les yeux.
— L’inconnu, disait dans la forêt la douce voix de Faxe, ce qui n’est pas prédit, ce qui n’est pas prouvé, voilà sur quoi la vie est assise. L’ignorance est le fondement de la pensée. L’absence de preuve est le fondement de l’action. S’il était prouvé qu’il n’est point de Dieu, il n’y aurait pas de religion. Pas de Handdara, pas de Yomesh, pas de dieux du foyer, rien. Mais, tout aussi bien, s’il était prouvé qu’il existe un Dieu, il n’y aurait pas de religion… Dites-moi, Genry, que sait-on de certain, de prévisible, d’inéluctable… la seule chose sûre que vous sachiez sur votre avenir et sur le mien ?
— Je sais que nous mourrons.
— Oui. Il n’est vraiment qu’une seule question à laquelle nous puissions répondre, et nous connaissons déjà la réponse… Ce qui seul rend la vie possible, c’est cette incertitude permanente, intolérable : ne pas savoir ce qui vous attend.