Le lendemain matin je terminais un petit déjeuner tardif dans mon appartement de la résidence de Shousgis, lorsque le parlophone fit entendre une sorte de bêlement discret. L’appareil une fois branché, j’entendis mon visiteur me parler en karhaïdien :
— Ici Therem Harth. Puis-je monter ?
Cette entrevue était pour moi une corvée dont j’étais heureux de me débarrasser. Il était évident qu’il ne pouvait y avoir entre nous de rapports acceptables. J’avais beau être la cause théorique de sa disgrâce et de son exil, il m’était impossible d’en endosser la responsabilité, d’en éprouver un sentiment rationnel de culpabilité. À Erhenrang jamais il ne m’avait expliqué clairement ni ses actes ni leurs mobiles ; je ne pouvais faire confiance à cet homme-là. J’aurais payé cher pour qu’il n’eût pas d’accointances parmi ces Orgota qui m’avaient pour ainsi dire adopté. Sa présence était une source de complications et de gêne.
Il fut introduit dans ma chambre par un des nombreux employés de la résidence. Je le fis asseoir dans un de mes grands fauteuils rembourrés, et lui offris de la bière. Il refusa. Il n’avait plus l’air gêné – il n’était plus le moindrement timide, si tant est qu’il l’eût jamais été – mais il était réservé, distant, paraissant tâter le terrain.
— La première neige digne de ce nom, dit-il. Vous n’avez pas encore regardé par la fenêtre ? ajouta-t-il en voyant mes yeux se diriger vers les lourds rideaux encore fermés.
Allant à ma fenêtre, je vis d’épais tourbillons de neige dans la rue et sur les toits blanchis ; il en était tombé six ou sept centimètres pendant la nuit. C’était Oderhad Gor, le 17e jour du premier mois d’automne.
— Déjà ! dis-je, subissant un moment la fascination de la neige.
— On nous prédit cette année un hiver dur.
Je laissai les rideaux ouverts. La clarté uniforme du jour blafard tombait sur son visage sombre. Il avait vieilli. Il avait eu la vie dure depuis que je l’avais vu pour la dernière fois dans la Maison d’Angle Rouge du Palais d’Erhenrang, chez lui, au coin du feu.
— Voici, dis-je, ce qu’on m’a chargé de vous remettre. Et je lui tendis ses liasses de billets dont j’avais préparé sur une table le paquet enveloppé de toile cirée, aussitôt reçu son appel. Il prit l’argent et me remercia gravement. J’étais resté debout. Après un moment il se leva, son paquet à la main.
Je n’avais pas la conscience tout à fait tranquille, mais ne fis rien pour la tranquilliser. Je voulais le décourager de venir à moi. Tant pis si cela m’obligeait à l’humilier.
Il me regarda droit dans les yeux. Il était moins grand que moi, naturellement, trapu, avec des jambes courtes, moins grand même que beaucoup de femmes de ma race. Pourtant il ne semblait pas avoir à lever les yeux pour les fixer sur les miens. Et j’évitais son regard, examinant le poste de radio placé sur la table, feignant d’avoir l’attention accaparée par cet objet.
— On ne peut pas croire, dit-il d’un ton enjoué, tout ce qu’on entend à la radio, dans ce pays. Et malheureusement je crains fort que vous n’ayez grand besoin d’être informé et conseillé, ici à Mishnory.
— Il ne manque pas de gens prêts à satisfaire ce besoin, me semble-t-il.
— Et leur nombre vous rassure, hein ? Mieux vaut donner sa confiance à dix qu’à un seul. Excusez-moi, je ne devrais pas parler karhaïdien, j’avais oublié. Les exilés, continua-t-il en orgota, ne devraient jamais parler leur langue natale ; elle a sur leurs lèvres un goût amer. Et puis je trouve que l’orgota est une langue bien faite pour un traître ; elle vous coule entre les dents comme de la mélasse. Monsieur Aï, j’ai le droit de vous remercier. Vous nous avez rendu un service, à moi et à mon ancien ami et partenaire Ashe Foreth ; c’est en son nom et en mon nom que je revendique le droit de vous adresser mes remerciements, et cela sous la forme de conseils.
Il fit une pause, et je restai muet. Jamais je ne l’avais vu faire usage de cette courtoisie sévère par le ton, laborieuse par la forme, et je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait signifier.
— Vous êtes à Mishnory, continua-t-il, ce que vous n’étiez pas à Erhenrang. Là-bas on reconnaissait votre existence, ici on la niera. Vous êtes l’instrument d’une faction. Je vous conseille de vous méfier de la façon dont ces hommes se serviront de vous. Je vous conseille d’identifier les hommes de la faction ennemie et leur politique, et de faire en sorte qu’ils ne puissent jamais user de vous, car ils en useraient mal avec vous.
Il se tut. J’allais lui demander d’être plus explicite, mais, sur un « Au revoir, monsieur Aï », il fit demi-tour et partit. J’étais paralysé. J’avais reçu de cet homme un choc électrique – frappé sans savoir par quoi, je n’avais rien à quoi j’eusse pu m’accrocher.
J’avais joui, pendant le petit déjeuner, du paisible état d’âme d’un homme content de soi ; Estraven pouvait se vanter d’avoir détruit cette euphorie. J’allai me poster à mon étroite fenêtre. C’était un beau spectacle que celui de la neige qui tombait, plus clairsemée maintenant, formant des grappes blanches grumeleuses comme celle des pétales de fleurs qu’un vent printanier détache des cerisiers de nos vergers, au flanc des verts coteaux de mon Borland natal – sur la Terre, la chaude planète où les arbres fleurissent au printemps. Tout à coup j’étais complètement découragé, en proie à la nostalgie. Voilà deux ans que j’étais sur cette maudite planète, et mon troisième hiver avait commencé à peine venu l’automne – des mois et des mois de froid implacable, neige fondue, glace, vent, pluie, neige, froid, froid en moi, froid sur moi, froid jusqu’aux os et jusqu’à la moelle des os. Et tout cela dans l’isolement, la dure solitude d’un étranger ne pouvant se fier à personne. Pauvre Genly, fallait-il pleurer ? Je vis Estraven sortir de la maison sous ma fenêtre, sombre silhouette vue de raccourci dans le flou de la neige d’un gris-blanc uniforme. Il regarda autour de lui et ajusta la ceinture lâche de son hieb – il ne portait pas de manteau. Il s’éloigna dans la rue, marchant avec une prestesse gracieuse et assurée, une vivacité qui, en cet instant, semblait faire de lui le seul être vivant à Mishnory.
Ma chambre chaude était, par contraste, d’un confort lourd et étouffant avec son chauffage électrique, ses fauteuils rembourrés, son lit couvert d’un tas de fourrures, ses draperies, ses couvertures, tout pour s’emmitoufler.
Je mis mon manteau d’hiver et partis faire un tour. J’étais d’une humeur exécrable en un monde exécrable.
Je devais déjeuner avec les Commensaux Obsle et Yegey, d’autres encore déjà rencontrés la veille au dîner, et certaines personnes à qui je devais être présenté. Le déjeuner est généralement servi sur un buffet ; on consomme debout, peut-être pour éviter l’impression que l’on aurait autrement de passer toute sa journée assis à table. Mais il s’agissait d’un déjeuner de gala et, en l’occurrence, la table était mise pour les convives ; quant au buffet, il était gargantuesque, comportant une vingtaine de plats chauds et froids, dont la plupart étaient des variations sur les thèmes de l’œuf de sube et de la pomme à pain. Devant le buffet, avant que fussent exclus les sujets tabous, Obsle me dit, tout en emplissant son assiette d’œufs de sube frits dans la pâte :
— Le nommé Mersen est un espion d’Erhenrang et Gaum, là, vous voyez, fait ouvertement fonction d’agent du Sarf.
Il disait cela sur le ton de la conversation, riant comme si je lui avais répondu quelque chose de spirituel, puis il alla se servir d’une marinade de poisson noir. Je n’avais pas idée de ce que pouvait être le Sarf.
Comme nous commencions à nous mettre à table, un jeune homme entra pour apporter un message à Yegey, notre hôte, qui nous transmit aussitôt la nouvelle.
— Il y a du neuf en Karhaïde. Le roi Argaven a accouché ce matin, et son enfant est mort en moins d’une heure.
Silence général, puis brouhaha. Sur ce, le beau Gaum leva sa chope de bière en riant et clama :
— Que tous les rois de Karhaïde vivent aussi longtemps !
Certains répondirent à ce toast, mais la plupart s’en abstinrent.
— Nom de Meshe, comment peut-on rire de la mort d’un enfant, dit un gros vieillard vêtu de pourpre affalé à mes côtés, ses leggings serrés comme une jupe autour des cuisses, son visage exprimant un profond dégoût.
Une discussion s’engagea sur le fait de savoir lequel des fils nés de ses anciens partenaires Argaven choisirait pour héritier – car il avait largement dépassé la quarantaine et ne pourrait certainement plus avoir d’enfant né de sa propre chair. On spécula aussi sur les chances de durée de la régence exercée par Tibe ; certains pensaient que le roi allait y mettre fin immédiatement, d’autres n’osaient se prononcer.
— Qu’en pensez-vous, monsieur Aï ? demanda le nommé Mersen, celui qu’Obsle avait identifié comme étant un agent karhaïdien, c’est-à-dire probablement un des hommes dévoués à Tibe. Vous qui venez d’arriver d’Erhenrang, ajouta-t-il, que dit-on là-bas des rumeurs selon lesquelles Argaven aurait abdiqué de facto sans l’annoncer officiellement, en faveur de son cousin ? Pensez-vous qu’il lui ait vraiment abandonné la direction du traîneau ?
— Oui, c’est un bruit qui court.
— Croyez-vous qu’il puisse être fondé ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Lorsque les domestiques eurent desservi la longue table qu’encombraient les monceaux d’épaves de rôtis et marinades fournis par le buffet, nous restâmes tous assis pour boire de petites tasses d’un violent tord-boyaux – de l’eau-de-vie, disent les Nivôsans, et c’est une appellation répandue parmi les hommes. C’est alors que je fus questionné.
J’avais été examiné par les médecins et savants d’Erhenrang, mais jamais depuis lors je n’avais dû faire face à pareil feu croisé de questions. Rares étaient les Karhaïdiens, même parmi les pêcheurs et fermiers avec qui j’avais passé mes premiers mois sur cette planète, qui se résignaient à satisfaire leur curiosité, si vive fût-elle, en m’interrogeant tout simplement. Ils étaient tortueusement compliqués, introvertis, obliques ; ils n’aimaient pas le jeu franc des questions et réponses. Ce que m’avait dit Faxe le Tisseur dans la Citadelle d’Otherhord au sujet des réponses me revenait à l’esprit… Et même les spécialistes chargés de m’examiner ne m’avaient interrogé que sur le plan strictement physiologique, par exemple sur les fonctions glandulaires et circulatoires, en quoi je diffère le plus nettement de la norme géthénienne. Ils ne m’avaient jamais demandé, en partant de là, quelle influence avait l’activité sexuelle continue de ma race sur ses institutions sociales et comment nous faisions face à notre « kemma permanent ». Ils m’écoutaient si je leur parlais ; et les psychologues m’écoutaient quand je leur parlais du langage télépathique ; mais personne ne s’était décidé à me poser suffisamment de questions générales pour se faire une image exacte de la civilisation terrienne ou ékuménique – excepté, peut-être, Estraven.
En Orgoreyn on était un peu moins esclave du souci de ne porter atteinte au prestige et à l’orgueil de personne, et manifestement une question n’était insultante ni pour celui qui la posait ni pour la personne à qui elle s’adressait. Cependant je m’aperçus bientôt que certaines questions visaient à me prendre au piège, à prouver que j’étais un imposteur, et cela me fit un instant perdre pied. Bien sûr je m’étais heurté, en Karhaïde, à l’incrédulité de certaines personnes, mais rarement à un parti pris d’incrédulité. Tibe avait joué, le jour de l’inauguration du pont d’Erhenrang, une savante comédie où il tenait le rôle d’un homme complice d’une supercherie, mais je savais maintenant que c’était une tactique entrant dans le plan élaboré pour discréditer Estraven, et je pressentais qu’en fait Tibe me croyait. Après tout il avait vu mon vaisseau spatial, le petit engin dans lequel je m’étais posé sur cette planète ; il pouvait comme quiconque consulter librement les rapports des ingénieurs sur cet engin et sur l’ansible. Mais aucun de ces Orgota n’avait vu le vaisseau. J’avais la ressource de leur montrer l’ansible, mais ce n’était pas très convaincant comme « artefact extra-géthénien » ; c’était tellement incompréhensible que cela risquait d’accréditer aussi bien la thèse de la fraude que celle de l’authenticité. La vieille Loi sur l’Embargo Culturel interdisait à ce stade l’importation d’artefacts pouvant être analysés et reproduits, je ne pouvais donc m’appuyer que sur le vaisseau et l’ansible, mes documents anthropologiques, mon incontestable singularité physiologique, et celle de mon esprit, à vrai dire indémontrable. Je fis circuler mes documents autour de la table, et mes commensaux (si j’ose dire) les examinèrent avec la parfaite indifférence de gens qui regardent les photos de famille d’un étranger. Les questions pleuvaient. Comment définir l’Ékumen ? demanda Obsle. Était-ce un monde, une ligue de mondes associés, un lieu, un gouvernement ?
— Eh bien, tout cela à la fois et rien de tout cela en particulier. « Ékumen » est notre expression terrienne ; en langue vulgaire on dit « la Maison » ; en karhaïdien on dirait « le Foyer ». Je ne sais pas quel terme on emploierait en orgota, je ne connais pas encore assez bien cette langue. Ce ne serait pas « la Commensalité », je pense, et pourtant je vois d’incontestables similitudes entre le Gouvernement Commensal et l’Ékumen. Mais l’Ékumen n’est pas essentiellement un gouvernement – pas du tout. C’est une tentative pour revenir à l’union du mysticisme et de la politique, et bien entendu cette tentative s’est en grande partie soldée par un échec, mais c’est un échec qui a été jusqu’ici plus bénéfique à l’humanité que les succès des organisations ayant précédé l’Ékumen. C’est une unité sociale qui possède, au moins en puissance, une civilisation. C’est une organisation éducatrice ; par cet aspect c’est comme une très vaste école – vaste comme l’Univers. Elle a vocation pour favoriser la communication et la coopération, et cet autre aspect en fait une ligue ou union multimondiale, qui possède un minimum d’institutions conventionnelles centralisées. Et c’est ce côté Ligue que je représente ici. Comme entité politique l’Ékumen coordonne, il n’ordonne pas. Il n’a pas de lois à faire exécuter ; ses décisions sont prises en conseil, par consentement mutuel, et non à l’unanimité ou par des ordres autoritaires. Comme entité économique il déploie une immense activité, réglant les communications intermondiales, équilibrant la balance commerciale entre ses quatre-vingts planètes. Quatre-vingt-quatre, plus exactement… si Géthen décide d’y adhérer.
— Il n’a pas de lois à faire exécuter ? interrogea Slose. Je ne comprends pas.
— Il n’a pas de lois. Les États membres sont régis par leurs propres lois. En cas de conflit l’Ékumen fait office de médiateur et s’efforce d’aboutir à un compromis légal ou moral, procède à une confrontation ou à un choix. Maintenant, si finalement l’Ékumen échoue comme entité supra-organique, il lui faudra devenir une force vouée au maintien de la paix, se constituer une police, et cetera. Mais c’est inutile au stade actuel. Toutes les planètes centrales sont encore en train de se remettre, après quelques siècles, des effets d’une ère désastreuse, travaillant à la renaissance de techniques et d’idées qui s’étaient perdues, réapprenant à parler…
Comment pouvais-je expliquer l’Âge de l’Ennemi et ses répercussions à un peuple dont la langue n’a pas de mot pour désigner la guerre ?
— C’est captivant au plus haut point, dit le maître de maison, le Commensal Yegey, un homme fin au regard vif, tiré à quatre épingles, parlant d’une voix traînante. Mais je ne vois pas ce qu’ils feraient de nous. De quelle utilité leur serait une quatre-vingt-quatrième planète ? Et une planète qui n’est pas particulièrement intelligente, car nous n’avons pas de vaisseaux spatiaux et autres merveilles alors que tous les autres en possèdent.
— Aucune de nos planètes n’en avait avant l’arrivée des Hainiens et des Cétiens. Et certaines durent attendre des siècles avant d’avoir droit à des vaisseaux spatiaux : il fallait d’abord que l’Ékumen eût réglementé ce que vous appelez ici, je crois, le Libre Échange.
Un éclat de rire général accueillit ces paroles car c’était là l’étiquette du parti de Yegey, de son groupement politique au sein de la Commensalité.
— Le Libre Échange est bien ce que je voudrais instaurer sur Géthen, je suis ici pour ça. Et il ne s’agit pas seulement d’échange de marchandises, cela va de soi, mais d’échanges dans les domaines de la connaissance, de la technologie, des idées, des philosophies, de l’art, de la médecine, de la science, de la spéculation théorique… Je doute que Géthen puisse jamais, organiser beaucoup d’allées et venues entre elle et les autres planètes. Nous sommes ici à dix-sept années-lumière du monde ékuménique le plus proche, Olloul, planète de l’étoile que vous appelez Asyomse ; la plus éloignée est à deux cent cinquante années-lumière et vous ne pouvez même pas voir son étoile. Avec l’émetteur-récepteur ansible vous pourriez communiquer avec cette planète comme avec la ville voisine par radio. Mais je doute que vous rencontriez jamais aucun de ses habitants. Les échanges dont je parle peuvent être extrêmement fructueux, mais il s’agit surtout de communication plutôt que de commerce. Ma mission est essentiellement de vous demander si vous êtes prêts à communiquer avec le reste de l’humanité.
— Quand vous dites « vous », dit Slose, penché en avant, voulez-vous dire l’Orgoreyn ou l’ensemble de Géthen ?
C’était dit avec intensité et inattendu pour moi, aussi hésitai-je un instant.
— Je parle actuellement de l’Orgoreyn. Mais le contrat ne peut avoir un caractère d’exclusivité. Si le Sith, les Nations Insulaires ou la Karhaïde veulent adhérer à l’Ékumen, libre à eux. Chaque pays doit en décider souverainement. Mais ce qui se produit généralement, sur une planète d’une civilisation aussi avancée que Géthen, c’est que les différentes races humaines, régions ou nations finissent par désigner un groupe de représentants qui coordonnent les opérations sur la planète et en assurent les liaisons avec les autres mondes – ce que nous appelons une Stabilité locale. Il vaut mieux commencer par-là, cela économise beaucoup de temps, et aussi de l’argent ; car les frais sont partagés, par exemple si vous décidiez d’avoir un vaisseau spatial géthénien.
— Par le lait de Meshe ! dit à côté de moi le gros Humery, vous voulez que nous nous lancions dans le Vide, nous ? Quelle horreur ! Et il fit entendre un sifflement rappelant les notes aiguës de l’accordéon, pour exprimer comiquement son dégoût.
— Votre vaisseau à vous, où est-il ? dit Gaum. Il posait cette question tranquillement, avec un demi-sourire, comme si elle était d’une extrême subtilité et comme s’il voulait attirer l’attention sur cette subtilité. Qu’on vît en lui un homme ou une femme et quelle que fût l’image idéale que l’on se fît de la beauté humaine, la sienne était extraordinaire, et je ne pouvais m’empêcher de le regarder avec de grands yeux tandis que je répondais à sa question tout en me demandant une fois de plus ce que pouvait être le Sarf.
— Ce n’est un secret pour personne, lui dis-je ; la radio karhaïdienne en a beaucoup parlé. La fusée qui m’a déposé sur l’île de Horden se trouve maintenant dans la Fonderie des ateliers royaux à l’École artisanale ; mais pas tout entière car je crois que plusieurs experts ont emporté différentes parties de l’engin après l’avoir examiné.
— Une fusée ? interrogea Humery. J’avais employé le mot orgota qui signifie pétard.
— Ce mot caractérise de façon élémentaire le mode de propulsion du vaisseau d’atterrissage, monsieur.
Humery émit un nouveau sifflement ; Gaum se contenta de sourire et ajouta :
— Vous n’avez donc aucun moyen de retourner… eh bien, là d’où vous êtes venu ?
— Si fait. Je pourrais appeler Olloul par ansible et demander qu’on m’envoie un vaisseau NAFAL{NAFAL : abréviation de Not As Fast As Light, pas aussi rapide que la lumière.} pour venir me chercher. Il lui faudrait dix-sept ans pour arriver. Ou bien je pourrais envoyer un message radio au vaisseau cosmique qui m’a amené jusqu’à votre système solaire. Il est maintenant en orbite autour de votre soleil. Son arrivée serait une question de jours.
La sensation causée par cette déclaration fut perceptible à l’œil et à l’oreille. Gaum lui-même ne put cacher sa surprise. Il y avait là quelque chose de contradictoire. Je venais de révéler le seul fait important que j’avais tu en Karhaïde, même à Estraven. Si, comme on me l’avait laissé entendre, les Orgota ne savaient de moi que ce que la Karhaïde avait jugé bon de leur dire, cela n’aurait dû être pour eux qu’une surprise parmi beaucoup d’autres. Mais ce n’était pas le cas. C’était là vraiment la grosse sensation, la bombe.
— Où est le vaisseau, monsieur ? demanda Yegey.
— En orbite autour du soleil, quelque part entre Géthen et Kouhourn.
— Comment êtes-vous venu ici du vaisseau ?
— Par le pétard, dit le vieux Humery.
— Exactement. Nous ne faisons pas atterrir un vaisseau interstellaire sur une planète avant d’avoir fait avec elle un pacte d’alliance ou de libre communication. Je suis donc venu dans une petite fusée, et j’ai atterri sur l’île de Horden.
— Et vous pouvez, dit Obsle, communiquer avec le… avec le grand vaisseau par radio, tout simplement ?
Je crus diplomatique de ne rien dire pour le moment de mon petit satellite de communication, que j’avais mis en orbite à partir de la fusée ; je ne voulais pas leur donner l’impression que le ciel était farci de ma ferraille.
— Oui, répondis-je. Il faudrait un émetteur assez puissant, mais vous n’en manquez pas.
— Nous pourrions donc établir une liaison radio avec votre vaisseau ?
— Oui, à condition de connaître le signal à émettre. Les cosmonautes à bord du vaisseau sont, comme nous disons, en état de stase, ou, si vous voulez, d’hibernation, cela pour ne pas perdre quelques années de vie pendant que je suis ici pour accomplir ma mission. En émettant le signal approprié sur la longueur d’onde appropriée, on déclenche un mécanisme qui met fin à l’état de stase des hommes à bord, et ils peuvent alors me consulter par radio, ou par message ansible retransmis d’Olloul.
Quelqu’un demanda avec inquiétude :
— Combien sont-ils ?
— Onze.
Il y eut un murmure de soulagement, des rires. La tension se relâcha quelque peu.
— Que se passerait-il si vous n’émettiez jamais le signal ?
— Ils cesseraient automatiquement d’être en état de stase dans quatre ans approximativement.
— Viendraient-ils alors vous rechercher ici ?
— Non, car il faudrait pour cela qu’ils aient des nouvelles de moi. Ils consulteraient par ansible les Stabiles d’Olloul et de Hain. Et ils décideraient très probablement d’expédier ici un nouvel Envoyé. Les choses sont souvent plus faciles pour le second Envoyé. Il a moins d’explications à donner et plus de chances de ne pas se heurter à l’incrédulité des habitants.
Obsle eut un sourire forcé. La plupart des autres convives avaient encore un air pensif et méfiant. Gaum me fit un petit signe de tête subtil, comme s’il applaudissait à mes promptes réparties – un signe de tête complice. Slose, tendu, les yeux brillants, semblait absorbé par quelque vision secrète. Il s’en arracha pour me dire brutalement :
— Pourquoi, monsieur l’Envoyé, n’avez-vous jamais parlé de ce second vaisseau durant les deux années que vous avez passées en Karhaïde ?
— Qu’est-ce qui nous prouve qu’il n’en a pas parlé ? dit Gaum en souriant.
— Nous savons parfaitement qu’il ne l’a pas fait, dit Yegey, souriant lui aussi.
— Je n’en ai pas parlé, dis-je, et voici pourquoi. L’idée d’un vaisseau en attente là-haut peut sembler alarmante. Et je crois que certains d’entre vous en sont alarmés. En Karhaïde je ne suis jamais parvenu à établir avec ceux à qui j’avais affaire des rapports de confiance tels qu’il me fût possible de prendre le risque de parler du vaisseau. Ici, vous avez eu plus de temps pour vous familiariser avec l’idée d’un Envoyé ; vous acceptez de m’écouter publiquement, à découvert ; vous n’êtes pas mus par la peur comme le sont les Karhaïdiens. Ce risque, je l’ai pris parce que j’ai pensé que l’heure en était venue et que c’était en Orgoreyn qu’il fallait le prendre.
— C’est vrai, monsieur, c’est vrai ! dit Slose impétueusement. D’ici à un mois vous ferez venir ce vaisseau et il sera accueilli comme le signe concret et le symbole de l’ère nouvelle. Les aveugles verront !
Et le colloque se poursuivit interminablement – jusqu’au dîner. Après avoir mangé et bu, nous prîmes congé de notre hôte. Je revins chez moi épuisé mais somme toute assez content de la tournure que les choses avaient prise. Naturellement tout n’était pas clair, et j’étais averti de certains dangers. Slose voulait faire de moi une religion, Gaum un imposteur. Mersen paraissait vouloir démontrer qu’il n’était pas un agent karhaïdien en prouvant que j’en étais un. Mais Obsle, Yegen et quelques autres se plaçaient sur un plan supérieur. Ils désiraient communiquer avec les Stabiles et faire atterrir le vaisseau NAFAL en terre orgota, afin d’amener la Commensalité d’Orgoreyn, de gré ou de force, à s’allier avec l’Ékumen. Ils pensaient qu’en agissant ainsi l’Orgoreyn remporterait sur la Karhaïde une victoire de prestige éclatante et durable, et que les Commensaux qui se seraient faits les artisans de cette victoire verraient s’accroître leur prestige et leur pouvoir au sein du gouvernement. Leur parti du Libre Échange, une minorité parmi les Trente-trois, s’opposait à la perpétuation du conflit de la vallée du Sinoth ; leur tendance politique générale était conservatrice, mais non agressive et opposée au chauvinisme. Ils n’étaient plus au pouvoir depuis longtemps et estimaient pouvoir éventuellement y revenir s’ils suivaient, en courant certains risques, la voie que je leur traçais. Ces gens-là ne voyaient pas plus loin, ma mission était pour eux un moyen et non une fin, mais il n’y avait pas grand mal à cela. Une fois sur la bonne voie, ils commenceraient peut-être à se faire une idée du but où cela pourrait les conduire. En attendant, s’ils n’étaient guère clairvoyants, du moins étaient-ils réalistes. Obsle fit un effort pour convaincre les autres :
— Ou bien, dit-il, la Karhaïde aura peur de la force que cette alliance nous donnera – et rappelez-vous que ce pays vit dans la peur des choses et des idées nouvelles – et alors elle ne nous suivra pas et sera distancée. Ou bien le gouvernement d’Erhenrang s’armera de courage et viendra nous demander d’adhérer à l’Ékumen, mais après nous, en seconde position. Dans les deux cas le shiftgrethor de la Karhaïde en sortira affaibli ; et dans les deux cas nous dirigeons le traîneau. Si nous sommes assez intelligents pour nous saisir maintenant de cet avantage, ce sera un avantage permanent et un avantage assuré. Mais il faut que l’Ékumen soit prêt à nous aider, monsieur Aï, dit-il en se tournant vers moi. Il faut que nous puissions montrer à notre peuple autre chose que votre seule personne, autre chose qu’un seul homme déjà connu à Erhenrang.
— Je vous ai compris, Commensal. Vous voudriez une preuve solide, éclatante, et j’aimerais vous l’offrir. Mais je ne puis faire atterrir le vaisseau avant d’avoir des assurances suffisantes sur sa sécurité et sur la sincérité de vos intentions. Il me faut le consentement et la garantie de votre gouvernement, c’est-à-dire, je suppose, l’accord global du Conseil des Commensaux, et une déclaration publique à cet effet.
— Rien à dire, c’est régulier, dit Obsle avec une expression sévère.
Je rentrais en voiture avec Shousgis, qui n’avait participé à cette longue discussion que par son rire jovial, et je lui posai cette question :
— Le Sarf, qu’est-ce que c’est ?
— Un des bureaux permanents de l’administration des Affaires intérieures. Il s’occupe des faux papiers, des voyages non autorisés, des substitutions d’emplois, des falsifications de toute sorte, et cetera – le déchet. Et c’est là le sens de sarf en langage des rues, le déchet, c’est un nom de fantaisie.
— Les inspecteurs sont donc des agents du Sarf ?
— Eh bien, oui, certains le sont.
— Et la police, je suppose qu’elle est en partie sous son autorité ?
J’avais formulé la question prudemment et la réponse fut du même style.
— Oui, je le suppose. Je suis dans l’administration des Affaires extérieures et naturellement il m’est difficile d’y voir clair dans tous les bureaux de mes collègues des affaires intérieures.
— Il faut avouer qu’on s’y perd ; ainsi le Bureau des Eaux, par exemple, qu’est-ce que c’est ? C’est ainsi que je changeai la conversation puisque le Sarf était un sujet à éviter. Ce que Shousgis n’avait pas voulu me révéler aurait peut-être été incompréhensible pour un habitant d’une planète telle que Hain ou l’heureuse Chiffewar ; mais j’étais né sur la Terre. C’est une chose qui a du bon d’avoir des ancêtres criminels. Un grand-père incendiaire peut vous léguer un bon nez pour déceler la fumée.
Il m’avait paru amusant et captivant de trouver sur Géthen des gouvernements si semblables à ceux des nations de la Terre dans le passé : une monarchie, et un authentique État bureaucratique pleinement développé, aussi passionnant à observer que la monarchie, mais moins pittoresque. Il était étrange que de ces deux sociétés ce fût la moins primitive qui fît entendre la note la plus sinistre.
Ainsi donc, Gaum, qui voulait faire de moi un menteur, était un agent de la police secrète d’Orgoreyn. Savait-il qu’Obsle lui connaissait cette qualité ? Certainement. Était-ce alors un agent provocateur ? Était-il censé agir pour ou contre le parti d’Obsle ? Lequel des groupements politiques représentés parmi les trente-trois Commensaux avait la haute main sur le Sarf ? – à moins que ce ne fût le Sarf qui eût sur eux la haute main. Il fallait éclaircir tout cela, et ce ne serait peut-être pas facile. La route à suivre m’avait d’abord paru très clairement tracée, encourageant tous les espoirs, et voilà qu’elle semblait devenir tout aussi tortueuse qu’à Erhenrang, tout aussi semée d’écueils cachés. Les choses, pensais-je, avaient commencé à se gâter lorsque Estraven, la nuit dernière, m’était apparu comme une ombre à mes côtés.
— Quelle est, ici à Mishnory, la situation de M. Estraven ? demandai-je à Shousgis, qui s’était laissé tomber dans son coin, à moitié endormi, tandis que la voiture roulait comme sur un billard.
— Estraven ? Ici, on l’appelle Harth, vous savez. Il n’y a pas de titres en Orgoreyn, nous avons supprimé tout cela à l’avènement de l’Ère Nouvelle. Eh bien, c’est un ressortissant du Commensal Yegey, si je suis bien renseigné.
— Il habite chez lui ?
— Oui, je crois.
J’étais sur le point de dire qu’il était curieux qu’il se soit trouvé chez Slose la veille au soir, et pas chez Yegey ce jour-là, mais il m’apparut, à la lumière de notre brève entrevue matinale, que ce n’était pas tellement curieux. Pourtant la seule idée qu’il pût m’éviter délibérément me causait de l’inquiétude.
Shousgis se redressa en rectifiant la position de son large séant sur le siège rembourré.
— On l’a trouvé, dit-il, dans la banlieue sud ; il travaillait dans une usine de colle à la gélatine ou dans une conserverie de poissons, quelque chose comme ça, et on l’a tiré du ruisseau. Ce sont des partisans du Libre Échange qui l’ont aidé, car naturellement il leur a été utile quand il était membre de la Kyorremy et Premier ministre, c’est la raison pour laquelle ils le soutiennent maintenant. Ils veulent surtout contrarier Mersen, je crois. Ha, ha ! Mersen est un espion à la solde de Tibe, et naturellement il s’imagine que personne ne le sait alors que tout le monde est au courant ; il ne peut pas sentir Harth car c’est pour lui soit un traître, soit un agent double, il voudrait bien éclaircir ce point mais ne peut le faire sans risquer de compromettre son shiftgrethor. Ha ! ha !
— À votre avis, Harth est-il un traître ou un agent double ?
— Un traître, purement et simplement. Il a bradé les territoires de la vallée du Sinoth revendiqués par son pays pour prévenir la montée au pouvoir de Tibe, mais il n’a pas su mener son traîneau. Il a été exilé, mais chez nous il ne s’en serait pas tiré à si bon compte. Par les tétons de Meshe, qui joue contre son propre camp mérite bien de tout perdre, c’est ce qu’ils sont incapables de comprendre, ces individus sans patriotisme dont le seul mobile est l’égoïsme. D’ailleurs je crois que peu importe à Harth où il se trouve du moment qu’il peut continuer à faire des pieds et des mains pour garder une parcelle de pouvoir. Il s’est assez bien débrouillé ici, en cinq mois, vous avez pu le constater.
— Il s’en est assez bien tiré.
— Vous n’avez pas confiance en lui, vous non plus ?
— Non.
— Je suis heureux de vous l’entendre dire. Je ne comprends pas pourquoi Yegey et Obsle s’accrochent à cet individu. C’est un traître certain, mû par l’intérêt personnel, et qui s’efforce de s’accrocher à votre traîneau, monsieur Aï, jusqu’à ce qu’il puisse se débrouiller tout seul. Voilà mon impression. Quant à moi je ne crois pas que je le prendrais sur mon traîneau s’il venait me demander ce service !
Shousgis souffla et inclina la tête avec énergie pour se décerner à lui-même un satisfecit, et il m’adressa un sourire, le sourire d’un homme vertueux à un homme non moins vertueux. La voiture roulait en douceur le long des larges avenues bien éclairées. La neige tombée le matin avait fondu, il n’en restait que quelque tas noirâtres le long des ruisseaux ; il tombait maintenant une petite pluie froide.
Les grands édifices du centre de Mishnory, ministères, écoles, temples Yomesh, avaient leurs contours à ce point estompés par la pluie, dans la clarté liquide des hauts réverbères, qu’on aurait dit qu’ils allaient fondre. Leurs arêtes étaient indécises, leurs façades zébrées, suintantes, maculées. Il y avait quelque chose de fluide et d’immatériel dans la lourdeur même de cette cité aux bâtiments monolithiques, dans cet État monolithique qui donnait le même nom au tout et à la partie. Et Shousgis, mon hôte jovial, homme lourd, sans rien d’immatériel, avait pourtant lui aussi quelque chose de flou et d’émoussé, quelque chose, oui, un petit quelque chose d’irréel.
Depuis que j’étais parti en voiture, quatre jours plus tôt, pour traverser les vastes champs dorés de l’Orgoreyn, ce qui avait été le début de mon heureuse progression vers le Saint des Saints de Mishnory, il me manquait quelque chose. Mais quoi ? Je me sentais isolé. Je ne souffrais pas du froid ces temps derniers car les intérieurs étaient assez bien chauffés en ce pays. Je mangeais sans plaisir, la nourriture orgota étant insipide ; ce n’était pas un grand mal. Mais les gens que je rencontrais, qu’ils fussent bien ou mal disposés à mon égard, pourquoi me paraissaient-ils tout aussi insipides ? Il y avait parmi eux de fortes personnalités – Obsle, Slose, le beau et insupportable Gaum – et pourtant il manquait à chacun d’eux une certaine qualité, une dimension humaine ; ils n’étaient pas convaincants. Ils sonnaient creux.
C’était un peu, pensais-je, comme s’ils ne projetaient pas d’ombres. Pareilles élucubrations, tant soit peu ambitieuses, font partie de mon travail. Si je n’avais pas eu des dons pour cela, je n’aurais jamais été nommé Mobile. Il s’agit d’une faculté dont j’ai fait l’apprentissage sur Hain, où on l’élève à la dignité d’une science appelée télégnosie. C’est essentiellement la perception intuitive d’une totalité d’ordre moral ; et elle tend en conséquence à s’exprimer non pas en symboles rationnels, mais par métaphores. Je n’ai jamais été un télégnostique hors ligne, et cette nuit-là je me méfiais de mes propres intuitions parce que j’étais trop fatigué. Rentré dans mon appartement, je pris une douche chaude pour oublier tout. Mais, même alors, je ne pus me défendre d’un sentiment de malaise ; j’avais l’impression que l’eau chaude n’était pas tout à fait réelle, que je ne pouvais pas compter sur elle et lui faire confiance.