Odyrny Thern. Couché dans son sac, Aï me demande :
— Qu’est-ce que vous écrivez, Harth ?
— Un compte rendu, lui dis-je.
Il rit.
— Je devrais, dit-il, tenir un journal destiné aux archives de L’Ékumen, mais je n’ai jamais pu le faire régulièrement. Il me manque un dictaphone.
Je lui explique que mes notes sont destinées à ma famille, qui pourra les incorporer, comme bon lui semblera, à des archives plus modestes, celles du Domaine d’Estre. Le souvenir de mon Foyer et de mon fils surgit alors en mon esprit, et pour l’en chasser je demande à Aï :
— Votre parent… enfin vos parents… sont-ils encore en vie ?
— Ils sont morts depuis soixante-dix ans.
Je ne sais que penser car Aï ne paraît pas trente ans.
— Alors, lui dis-je, vos années sont plus courtes que les nôtres ?
— Non. Ah, j’y suis ! J’ai escamoté pas mal de temps : vingt ans pour aller de la Terre à Hain-Davenant, de là cinquante ans jusqu’à Olloul, et dix-sept ans d’Olloul à Géthen. Je n’ai vécu que sept ans en dehors de la Terre, mais j’y suis né il y a cent vingt ans.
Ce n’est pas nouveau pour moi ; il m’a expliqué à Erhenrang que le temps s’annihile à peu près dans les vaisseaux qui vont d’une étoile à l’autre à une vitesse proche de celle de la lumière. Mais je n’avais pas réfléchi aux conséquences de ce phénomène sur la longueur d’une vie humaine, en elle-même et par rapport à l’existence de ceux que le voyageur laisse derrière lui sur sa propre planète. Tandis qu’il vivait quelques heures dans un de ces vaisseaux inimaginables qui vont d’une planète à l’autre, ceux qu’il avait connus sur son monde natal vieillissaient et mouraient, et leurs enfants vieillissaient…
— Dire que je me considère comme exilé, dis-je enfin.
— Vous l’êtes pour m’avoir servi, et je le suis pour vous servir.
De nouveau le bruit de son petit rire allègre rompt le lourd silence de ces lieux. Depuis que nous sommes descendus du col, nous avons peiné pendant trois jours sans grand résultat, mais Aï n’est plus découragé, ni d’ailleurs d’un optimisme excessif ; il est plus patient à mon égard. Peut-être s’est-il, par sudation, entièrement désintoxiqué. Peut-être avons-nous appris à faire équipe, à ne plus tirer à hue et à dia.
Nous avons passé la journée à descendre de l’éperon basaltique après en avoir fait l’ascension la veille. De la vallée ce paraissait être une bonne voie d’accès au Glacier, mais plus nous grimpions plus nous nous heurtions à des éboulis, à des plaques de roc glissant, et la pente est devenue si raide que nous n’aurions pu la gravir, même sans traîneau.
Ce soir nous nous retrouvons dans la moraine, ce désert rocheux, ce chaos de cailloux amoncelés, de blocs erratiques, d’argile et de boue. Un bras du glacier s’est retiré de ce versant au cours du dernier siècle ou demi-siècle, mettant à nu le squelette de la planète, ses os décharnés où ne pousse le moindre brin d’herbe. Çà et là des fumerolles flottent au ras du sol en lourdes traînées jaunâtres. L’air sent le sulfure. Température : moins onze, vent nul, ciel couvert. J’espère que nous n’aurons pas de fortes précipitations neigeuses avant d’avoir franchi le passage difficile qui nous sépare de la langue de glacier que nous avons vue à quelques kilomètres à l’ouest de la crête. C’est comme un vaste fleuve de glace qui descend du plateau entre deux montagnes, deux volcans couronnés de vapeur et de fumée. Si nous pouvons l’atteindre en partant des pentes du plus proche volcan, ce sera peut-être une voie d’accès au plateau du Gobrin. Il existe bien à l’est un petit glacier qui aboutit à un lac gelé, mais il décrit une courbe et il est entaillé de profondes crevasses – nous les voyons même de la vallée. Ce glacier nous paraissant infranchissable avec l’équipement dont nous disposons, nous sommes d’accord pour essayer celui qui passe entre les volcans, tant pis s’il faut pour cela faire un détour vers l’ouest et allonger notre parcours de deux étapes.
Opposthe Thern. Neige neserem{Neserem : neige fine tombant avec vent grand frais – léger blizzard.}. Nous voilà bloqués. Nous dormons toute la journée. Ce n’est pas un luxe après avoir peiné presque une treizaine de jours.
Ottormenbod Thern. Il neige toujours en neserem, mais nous avons assez dormi. Aï m’apprend un jeu terrien passionnant et très calé. Cela se joue sur des carrés avec de petits cailloux – et ici ce ne sont pas les cailloux qui manquent, dit-il pertinemment.
Il supporte assez bien le froid ; il le supporterait comme un ver de neige si ce n’était qu’une question de courage. Je trouve curieux de le voir emmitouflé dans son hieb et son anorak même lorsque la température est au-dessus de zéro ; mais lorsque nous tirons le traîneau, s’il y a du soleil et si le vent n’est pas trop cinglant, il ne tarde pas à enlever son anorak et à suer comme moi à grosses gouttes. Pour le chauffage de la tente, nous devons nous faire des concessions mutuelles. Il a toujours trop froid, moi trop chaud, et si l’un de nous réglait le poêle à sa convenance, l’autre ne manquerait pas d’attraper une pneumonie. Nous coupons la poire en deux, et ainsi il grelotte quand il n’est pas dans son sac alors que j’étouffe de chaleur dans le mien ; mais si l’on songe à la distance qu’il a parcourue pour venir ici partager cette tente avec moi, je trouve que nous ne nous entendons pas tellement mal.
Getheny Thanern. Temps clair après le blizzard, vent nul, température voisine de moins dix toute la journée. Nous avons dressé la tente sur les premières pentes occidentales du volcan le plus proche : le Dramigôl, d’après ma carte de l’Orgoreyn. Celui qui monte la garde de l’autre côté du fleuve de glace s’appelle le Dromnor. Cette carte est très approximative : distances faussées, omissions – par exemple celle d’un grand pic qui se dresse à l’ouest. Bien évidemment les Orgota n’éprouvent guère le besoin de visiter leurs montagnes de Feu, si grandiose qu’en soit le spectacle. Nous avons fait dix-sept kilomètres cinq cents aujourd’hui – étape pénible dans la rocaille. Aï dort déjà. Je me suis meurtri le tendon d’Achille : j’ai fait la bêtise de le claquer en voulant dégager brutalement mon pied coincé entre deux pierres, et j’ai boité tout l’après-midi. Une nuit de repos, et rien n’y paraîtra. Demain nous devrions pouvoir accéder au glacier.
En apparence nous avons fait une brèche énorme à nos vivres, mais c’est parce que nous avons commencé par le plus volumineux. Nous avions quarante-cinq à cinquante kilos de grosses denrées, dont la moitié volées à Tourrouf ; en quinze jours de voyage nous en avons consommé trente kilos. J’ai décidé de nous mettre au régime du guichy-michy à raison d’une livre par jour ; je garde deux sacs de germe de kadik, du sucre et une caisse de boulettes de poisson, pour varier notre ordinaire par la suite. Je suis heureux d’être allégé du ravitaillement de Tourrouf. C’est un poids de moins sur le traîneau.
Sordny Thanern. Température de moins six à moins sept ; neige fondue, vent s’engouffrant dans notre vallée de glace comme un courant d’air dans un tunnel. Nous campons sur le fleuve de glace, à quatre cents mètres du bord, sur une longue bande plate de névé. La descente du Dramigôl a été dure et raide, sur le roc nu et la caillasse. Le bord du glacier est entaillé de nombreuses crevasses et si hérissé de gravier et de roc pris dans la glace que nous avons, une fois de plus, fait appel aux roues du traîneau ; mais l’une d’elles s’est coincée au bout de cent mètres à peine, et l’essieu s’est faussé. Désormais nous employons les patins. Nous n’avons fait aujourd’hui que six kilomètres et demi, et toujours dans la mauvaise direction. Notre petit glacier effluent semble monter en une longue courbe, par l’ouest, jusqu’au plateau du Gobrin. Là où nous sommes, entre les deux volcans, il a six à sept kilomètres de large ; on devrait pouvoir le suivre plus près de son centre sans trop de difficultés, bien qu’il soit plus crevassé que je l’avais cru et que la surface en soit pourrie.
Le Dromnor est en éruption. La neige qui fond sur nos lèvres sent la fumée et le soufre. À l’ouest, sous un ciel déjà assombri de nimbus, plane une obscurité menaçante. De temps à autre tous les éléments, nuages, neige fondue, air et glace, s’embrasent d’un rouge sombre, qui fait ensuite place au gris en un lent dégradé. Le glacier est agité, sous nos pieds, d’un léger tremblement.
Eskichwe rem ir Her a formulé une hypothèse intéressante sur l’activité volcanique au nord-ouest de l’Orgoreyn et dans l’Archipel. Cette activité est en augmentation depuis dix à vingt millénaires, ce qui laisse présager la disparition des glaciers, ou tout au moins leur régression et l’avènement d’une période interglaciaire. Le CO2 dégagé par les volcans finira par donner à l’atmosphère une vertu isolatrice : il retiendra l’énergie calorifique réfléchie par la terre, tout en permettant à la chaleur solaire directe de pénétrer sans rien perdre de sa force. La température moyenne de Géthen finirait par s’élever d’une vingtaine de degrés – elle atteindrait vingt-deux degrés. Heureusement, je ne serai plus de ce monde ! Aï m’a affirmé que les glaciologues de la Terre ont émis des hypothèses de ce genre pour expliquer l’évolution encore incomplète par laquelle cette planète est sortie de sa dernière période glaciaire. Pareilles théories sont de celles dont il n’est guère possible de démontrer ou la justesse ou la fausseté ; personne ne connaît avec certitude le pourquoi de l’expansion des glaciers, ni de leur récession. La neige de l’ignorance garde sa virginité.
Sur le Dromnor je vois maintenant brûler dans la nuit une grande nappe de feu rouge sombre.
Eps Thanern. D’après le compteur nous avons fait aujourd’hui vingt-six kilomètres, mais à vol d’oiseau nous ne sommes pas à plus de treize kilomètres de notre dernier campement. Nous sommes toujours sur le glacier entre les deux volcans, dont l’un, le Dromnor, est en éruption. Des serpents de feu rampent sur ses flancs noirs, visibles seulement lorsque le vent chasse les nuages de cendres et de fumées qui forment avec des vapeurs blanches un trouble mélange effervescent. Sans répit un sifflement remplit l’air, semblable au mugissement d’une sirène sans fin ; on ne peut même plus l’entendre quand on veut l’écouter, et pourtant il vous pénètre, il s’empare de tout votre être. Le glacier tremble continuellement sous nos pieds, en une danse assortie de craquements retentissants. Tous les ponts de neige que le blizzard a pu jeter sur les crevasses ont disparu, se sont effondrés sous la trépidation et les spasmes de la glace et de la terre qui la supporte. Il nous faut reconnaître le terrain devant nous pour voir où se termine une faille qui aurait vite fait d’engloutir le traîneau, puis nous retournons le chercher avant d’effectuer une nouvelle reconnaissance ; c’est en vain que nous cherchons à progresser vers le nord, car sans cesse nous sommes rabattus vers l’ouest ou l’est. Au-dessus de nous le Dramigôl s’est mis à l’unisson du Dromnor : il gronde et éructe une fumée nauséabonde.
Aï a eu le visage gravement gelé ce matin ; il avait le nez, les oreilles et le menton tout gris lorsque je m’en suis aperçu. Je l’ai sauvé par un massage énergique, mais il nous faudra être plus prudents à l’avenir. Le vent qui souffle du grand glacier est mortel, littéralement ; et nous lui faisons face pendant la marche.
J’ai hâte de quitter ce bras de glacier tout fendu et plissé entre deux monstres qui grondent. Si les montagnes sont belles à voir, il est préférable de ne pas les entendre.
Arhad Thanern. Neige sove, température entre moins sept et moins dix. Nous avons fait vingt kilomètres aujourd’hui, dont huit environ dans la bonne direction. Nous nous sommes visiblement rapprochés du rebord du Gobrin, qui nous domine au nord. Nous nous apercevons que notre fleuve de glace a des kilomètres de large ; ce que nous prenions pour un « bras », entre Dromnor et Dramigôl, n’est en réalité qu’un doigt, et nous sommes maintenant sur le dos de la main. Lorsque, de notre camp, nous regardons le bas du glacier, nous voyons sa surface fendue, divisée, déchirée, battue en tous sens par les crêtes noires fumantes qui lui font obstacle. Vers le haut, on le voit s’élargir et s’élever en une large courbe, et par contraste les sombres arêtes montagneuses perdent de l’importance ; mais le regard doit s’élever très haut pour voir le fleuve de glace gagner la crête du grand mur que forme le Gobrin, sous un voile de nuages, de fumées et de neige. Avec la neige tombent des scories et des cendres ; cette sorte de mâchefer parsème la glace et s’y enfonce. C’est excellent pour la marche mais un peu raboteux pour les patins du traîneau, dont il va déjà falloir renouveler le revêtement. Deux ou trois projectiles volcaniques sont tombés sur la glace tout près de nous. Ils sifflent bruyamment, puis, tout chauds, se creusent un trou dans la glace. On entend crépiter les menues scories qui tombent avec la neige. Nous avançons comme des tortues vers le nord dans le trouble chaos d’un monde en gestation.
Bénie soit la Création inachevée ! Si j’ose encore le dire.
Netherhad Thanern. Pas de neige depuis le matin, température d’environ moins dix, vent, ciel couvert. Le grand glacier tentaculaire sur lequel nous nous trouvons est alimenté par l’ouest, d’où il descend la vallée ; nous sommes sur son côté est, tout au bord. Nous avons laissé un peu derrière nous le Dramigôl et le Dromnor, mais une arête effilée du Dramigôl se dresse encore à l’est, à peu près à notre niveau. Après avoir tant peiné et si peu progressé, il nous faut choisir entre deux solutions : ou bien suivre la vaste courbe du glacier vers l’ouest et accéder ainsi lentement au plateau du Gobrin, ou bien gravir les pentes de glace escarpées qui se dressent à un kilomètre cinq cents de notre campement, afin de raccourcir notre parcours de trente à cinquante kilomètres. C’est risqué, mais Aï penche pour cette dernière solution.
Curieux : si frêle qu’il paraisse, sans défense, si vulnérable – avec cet organe sexuel qu’il est condamné à porter sans cesse devant lui – il est pourtant très fort, d’une force incroyable. Je ne dis pas qu’il pourrait remorquer le traîneau plus longtemps que moi, mais il peut le tirer plus fort et plus vite que moi – avec deux fois plus de force. Il peut soulever l’engin à l’avant ou à l’arrière pour l’aider à franchir un obstacle. Moi, je serais bien incapable de soulever ou maintenir un pareil poids à moins d’être en état de dothe. Faible, il est prompt à désespérer ; fort, il jette ses défis. S’il est courageux, c’est avec impétuosité, et c’est beaucoup par impatience. La progression lente et pénible qui nous est imposée ces jours-ci l’épuise physiquement et moralement, et s’il était de ma race je pourrais croire que c’est un lâche. Pourtant c’est tout le contraire d’un lâche, il est même d’une bravoure comme je n’en ai jamais vue. Il est prêt à tout, impatient de risquer sa vie en affrontant l’épreuve la plus mortelle et la plus rapide, celle du précipice.
« Le feu et la peur sont de bons serviteurs, mais de mauvais maîtres. » Il oblige la peur à le servir. Moi je me serais laissé persuader par la peur de prendre le chemin le plus long. Il a pour lui le courage et la raison. À quoi bon chercher la solution la moins risquée en un pareil voyage ? Prendre un parti déraisonnable, non ; mais prendre des risques, c’est inévitable.
Streth Thanern. Nous jouons de malheur. Nous n’avons pas trouvé de passage pour hisser le traîneau jusqu’à la crête. Une journée d’efforts perdue.
Il tombe des rafales de neige sove agrémentées de cendres épaisses. Il a fait sombre toute la journée en raison d’une saute de vent qui nous vaut de recevoir sur nous la fumée du Dromnor. Ici en haut, la glace tremble moins, mais nous avons été surpris par un mouvement sismique alors que nous tentions d’escalader un escarpement rocheux ; la secousse fit sauter le traîneau de l’endroit où nous l’avions coincé et j’ai fait une chute brutale d’un mètre cinquante. Mais Aï avait une bonne prise et sa force nous a évité d’être précipités pêle-mêle à six ou sept mètres au bas de la pente. C’est bien joli, ce genre d’exploit, mais si l’un de nous se fracture la jambe ou l’épaule, il y a de bonnes chances pour que nous soyons perdus tous les deux. C’est là que réside le risque ; et, à y regarder de près, c’est une perspective assez macabre. Au-dessous de nous les glaciers fument d’une vapeur blanche jaillissant du contact de la lave avec la glace. Il nous est impossible de revenir sur nos pas. Demain nous tenterons l’ascension plus à l’ouest.
Beren Thanern. Nouvel échec. Il faut aller encore plus à l’ouest. Toute la journée il a fait sombre comme à la fin du crépuscule. Nos poumons sont irrités, non par le froid (le vent d’ouest maintient la température au-dessus de zéro même la nuit) mais par les cendres et les fumées volcaniques que nous avons respirées. Au terme de cette seconde journée de vains efforts, après tant d’acrobaties en vue d’escalader des escarpements de roche ou de glace qui aboutissaient toujours à un à-pic ou un surplomb infranchissable, après quoi il fallait chercher un autre passage et tout recommencer, Aï était épuisé et exaspéré. Il était au bord des larmes, mais il n’a pas pleuré. Je crois qu’il trouve cela répréhensible ou déshonorant. Même lorsqu’il était malade et d’une faiblesse extrême, au début de notre évasion, il se cachait le visage pour pleurer. Je me demande pourquoi il s’interdit cet exutoire bienfaisant. Pour des raisons personnelles, raciales, sociales, sexuelles ? Et pourtant son nom même est un cri de douleur. C’est pourquoi je me suis attaché à lui à Erhenrang, ah ! cela me semble bien loin. Ayant entendu parler d’un homme d’un autre monde, je lui ai demandé son nom, et pour réponse j’ai entendu un cri de douleur qui sortait d’une gorge humaine dans la nuit. Il dort maintenant. Ses bras sont agités de tremblements, de contractions, dus à la fatigue musculaire. Le monde qui nous entoure, glace et roc, cendre et neige, feu et nuit, tremble, se crispe et mugit. Je viens de sortir la tête de la tente, et j’ai vu rougeoyer le volcan comme une fleur d’un rouge sombre reposant sur le sein de vastes nuages qui surplombent les ténèbres.
Orny Thanern. Le sort s’acharne contre nous. Nous en sommes à notre vingt-deuxième jour de voyage, et depuis douze jours non seulement nous n’avons pas progressé vers l’est, mais nous nous sommes éloignés de trente à quarante kilomètres en sens inverse ; depuis quatre jours on peut dire que nous faisons du sur-place. Si jamais nous accédons au grand glacier, nous restera-t-il assez de vivres pour en réussir la traversée ? Cette idée nous obsède. Le brouillard et les fumées de l’éruption réduisent à peu de chose notre champ visuel, et nous marchons à l’aveuglette. Aï voudrait attaquer partout, toute rampe est bonne pour lui, si forte soit-elle. Ma prudence l’exaspère.
Nous devrons nous surveiller, et nous dominer. Je vais être en kemma dans un jour ou deux, ce qui aggravera toute cause de tension. En attendant nous donnons de la tête contre des murs de glace dans la froide pénombre des cendres volcaniques. Si je devais refaire le canon du Yomesh, c’est ici que j’enverrais les voleurs après la mort. Les voleurs qui pillent les boutiques d’alimentation la nuit à Tourrouf. Et les voleurs qui dépossèdent un homme de son foyer et de son nom, le condamnant au déshonneur et à l’exil. J’ai la tête lourde, il faudra que je supprime plus tard ce que je viens d’écrire ; je suis trop fatigué pour le relire maintenant.
Harhahad Thanern. Sur le Gobrin. Vingt-troisième jour de voyage. Nous sommes sur le glacier de Gobrin. À peine étions-nous en route ce matin que nous avons vu, à quelques centaines de mètres seulement de notre dernière étape, une voie d’accès au grand glacier. C’était comme une grande route revêtue de cendrée et décrivant une large courbe depuis notre glacier fissuré et semé de moellons jusqu’au Gobrin. Suivre cette trouée dans sa muraille de glace, c’était comme une simple promenade sur les berges de la Sess. Nous sommes sur le grand glacier. Nous avons mis le cap sur l’est, vers la Karhaïde.
Fier de notre exploit, Aï laisse éclater une joie sans mélange dont je subis la contagion. En réalité notre situation est toujours aussi critique. Nous sommes sur le bord de la calotte glaciaire, et celle-ci est entaillée de crevasses orientées vers le nord et dont on ne voit pas la fin, assez larges parfois pour engloutir tout un village d’un seul coup. La plupart nous barrent la route et nous rabattent vers le nord alors que nous voudrions aller vers l’est. La surface du glacier est mauvaise. Nous faisons tourniquer le traîneau parmi des blocs de glace, immenses débris jaillis de la poussée exercée par ce grand banc de glace, d’une certaine élasticité, contre les montagnes de Feu. En certains points de rupture cette pression a fait surgir des formes étranges, tours renversées, culs-de-jatte géants, catapultes. À son extrémité la calotte a déjà une épaisseur de quinze cents mètres ; puis elle s’épaissit encore et prend de la hauteur comme pour submerger les montagnes, étouffer et réduire au silence leurs gueules de feu. À quelques kilomètres au nord, un pic nu se dresse hors du glacier ; ce gracieux pain de sucre est un jeune volcan, plus jeune de milliers d’années que le banc de glace qui, raclant la montagne sous sa poussée géante, se fend de gouffres béants, se soulève, se plisse, éclate en blocs énormes, et descend ainsi de deux mille mètres jusqu’à son extrémité inférieure maintenant cachée à notre vue.
Dans la journée nous voyons, en nous retournant, la fumée du Dromnor, comme si la surface du Gobrin se prolongeait par une nappe d’un gris brunâtre. Un vent soutenu souffle au nord-est à ras du sol ; il purifie l’air, il nous délivre de la suie et de la puanteur que nous avons respirées pendant des jours, et il nivelle derrière nous la fumée en un sombre linceul qui recouvre les glaciers, les pentes inférieures, les moraines, le reste de la terre. Il n’y a plus rien que ma glace, dit le grand glacier. Mais le jeune volcan qui se dresse au nord a peut-être son mot à dire.
Il a cessé de neiger, et le plafond des nuages s’est aminci et élevé ; température sur le plateau à la tombée de la nuit ; moins vingt. Névé et glace, de formation ancienne ou récente, se mêlent sous nos pieds. La glace fraîche est traître, car sa surface bleuâtre et glissante est masquée par une sorte de vernis blanc.
Nous avons fait tous deux de nombreuses chutes. J’ai glissé quinze mètres sur le ventre pour traverser une de ces patinoires. Attelé au traîneau, Aï se tordait de rire. Il s’en est excusé et m’a expliqué qu’il avait cru être la seule personne sur Géthen à qui de telles mésaventures fussent jamais arrivées.
Vingt et un kilomètres aujourd’hui. Mais si nous essayons de maintenir cette allure sur ce chaos de glace crevassé et terriblement accidenté, nous risquons de nous épuiser, ce qui pourrait nous coûter plus cher qu’une glissade sur le ventre.
La lune est dans son croissant, basse, couleur de sang séché ; un grand halo l’entoure, brunâtre et iridescent.
Guyrny Thanern. Nouvelle chute de neige, vent plus fort et température en baisse. Encore vingt et un kilomètres aujourd’hui, quatre cent six kilomètres depuis que nous avons quitté notre premier camp. Notre moyenne a été de seize kilomètres huit cents, dix-huit kilomètres quatre cents si l’on fait abstraction des deux journées où nous avons été immobilisés par le blizzard. Sur la distance parcourue, cent vingt à cent soixante kilomètres ne nous ont pas rapprochés du but. Nous ne sommes pas beaucoup plus près de la Karhaïde que nous l’étions au départ. Mais je pense que nos chances d’y parvenir ont augmenté.
Depuis que nous sommes sortis du crépuscule volcanique, nous ne sommes plus tendus tout entiers vers l’effort et tenaillés par l’inquiétude, et nous avons repris nos conversations sous la tente après dîner. Je suis en kemma, aussi aimerais-je pouvoir faire comme si Aï n’existait pas, mais quand on couche dans la même tente… Ce qui n’arrange rien, c’est que lui aussi est en kemma, à sa façon – il l’est en permanence. C’est bien étrange, mais c’est ainsi. Comme l’aiguillon de la chair doit s’émousser s’il lui faut agir chacun des trois cent soixante-quatre jours de l’année, et sans jamais choisir l’un ou l’autre sexe ! Ce soir c’est en vain que j’essaie d’oublier sa présence, elle s’impose à moi avec une force irrésistible, et je suis trop fatigué pour trouver à cette force un des exutoires qu’enseigne la discipline du Handdara, pour me mettre par exemple en contre-transe. Inquiet de mon silence, il me demande s’il ne m’a pas offensé. Je suis embarrassé. Ne va-t-il pas se moquer de moi si je lui explique les raisons de mon silence ? Après tout il peut me trouver aussi anormal qu’il l’est à mes yeux ; en cette solitude chacun de nous est muré dans sa propre solitude, chacun est pour l’autre un caprice de la nature ; comme lui je suis séparé de mes semblables, de leur société et de leurs règles de vie. Je n’ai plus pour me soutenir et justifier mon existence tout un monde rempli d’autres Géthéniens. Nous sommes enfin à égalité ; oui, nous nous mesurons à armes égales, seul à seul, planète contre planète. Naturellement il ne s’est pas moqué de moi. Au contraire il m’a parlé avec une douceur dont je ne l’aurais pas cru capable. Au bout d’un moment il a parlé, lui aussi, de ségrégation, de solitude.
— Votre race est condamnée, dans son propre monde, à une solitude effroyable. Pas d’autres mammifères, pas d’autre espèce bisexuée. Pas d’animal assez intelligent pour être domestiqué et vous servir de compagnon. Cela doit colorer toute votre psychologie, cette unicité. Dans le domaine scientifique, il faut que vous soyez extraordinairement doués pour la spéculation, sans quoi comment auriez-vous pu concevoir l’idée d’évolution alors qu’il vous est impossible de vous relier par une chaîne continue aux animaux inférieurs. Mais surtout, sur le plan philosophique et affectif, comme cela doit assombrir votre mentalité, d’être aussi seuls en un monde hostile !
— Les Yomeshta vous répondraient que la divinité de l’homme réside dans sa singularité.
— L’homme maître de l’Univers, bien sûr. D’autres religions, en d’autres mondes, sont arrivées à la même conclusion. Ces religions sont propres aux civilisations dynamiques, agressives, destructrices des équilibres naturels. L’Orgoreyn, à sa façon, appartient à ce type ; en tout cas il semble qu’on y ait tendance à bousculer choses et gens. Mais que disent les Handdarata ?
— Vous savez, le Handdara… n’a ni dogme, ni credo… Peut-être ses fidèles sont-ils moins conscients du fossé qui sépare l’homme des autres créatures, et plus sensibles aux similitudes, à ce qui unit, à ce tout dont les êtres vivants font partie.
Toute la journée le lai de Tormor m’a trotté dans la tête, et c’est le moment de le réciter :
Le jour est la main gauche de la nuit, et la nuit la main droite du jour.
Deux font un, la vie et la mort enlacés comme des amants en kemma, comme deux mains jointes, comme la fin et le moyen.
Ma voix tremble tandis que je récite ces vers, car je me rappelle que mon frère les a cités dans la dernière lettre qu’il m’a écrite avant sa mort.
Aï paraît absorbé. Il me dit au bout d’un moment :
— Vous êtes isolés, et vous formez un bloc uni. Peut-être êtes-vous tout aussi obsédés par le monisme que nous le sommes par le dualisme.
— Nous aussi, nous sommes dualistes. La dualité est quelque chose de fondamental, non ? Tant que le moi s’oppose à l’autre…
— Moi et Toi, dit-il. C’est vrai, c’est plus qu’une question de différenciation sexuelle.
— Dites-moi, en quoi diffèrent-ils de vous, les êtres de votre race qui sont de l’autre sexe ?
Il paraît saisi, et je le suis moi-même d’avoir pu poser pareille question. Pour se permettre de telles familiarités, il faut vraiment être en kemma. Nous sommes gênés tous les deux.
— C’est vrai, vous n’avez jamais vu une femme{Femme : mot du langage terrien désignant un être humain femelle unisexué.}, je ne m’en étais pas encore avisé.
— Vous m’en avez montré… en images. Vos femmes ressemblent à des Géthéniens en état de grossesse, mais avec des seins plus développés. Psychiquement, leur sexe est-il très différent du vôtre ?
— Non. Si. Non, bien sûr, pas vraiment. Mais la différence est essentielle. Je dirais que le facteur le plus important, celui qui pèse le plus lourd dans une vie humaine, c’est le sort qui vous fait naître homme ou femme. Dans la plupart des sociétés cela exerce une influence déterminante sur ce qu’on peut attendre de l’existence, sur les activités qu’on exerce, sur la conception que l’on a des choses, sur le sens moral, sur les mœurs – sur tout ou presque – vocabulaire, sémiologie, habillement, nourriture, même. Les femmes… les femmes ont tendance à manger moins que les hommes. Il est extrêmement malaisé de faire le départ entre particularités innées et acquises. Même lorsque les femmes jouent un rôle social aussi important que les hommes, cela ne les dispense aucunement d’être seules à mettre les enfants au monde et presque seules à les élever.
— L’égalité n’est donc pas la règle ? Sont-elles inférieures intellectuellement ?
— Je ne sais pas. Il est rare qu’elles se distinguent dans les mathématiques, la musique, les grandes découvertes et la pensée abstraite. Mais cela ne veut pas dire qu’elles soient stupides. Physiquement, elles sont moins musclées, mais un peu plus résistantes. Psychiquement… Harth, ajoute-t-il en secouant la tête après avoir fixé longtemps le poêle rougeoyant, je ne peux pas vous dire comment sont les femmes. Vous savez, je n’y ai jamais beaucoup réfléchi dans l’abstrait, et, grand Dieu ! depuis deux ans que je suis ici, je pourrais presque dire que je les ai oubliées… Ah, si vous saviez ! En un sens les femmes me sont devenues plus étrangères que vous l’êtes vous-même. N’avons-nous pas un sexe en commun, après tout ?
Il détourne la tête, tristement, avec gêne. Mes propres sentiments sont très complexes, et nous préférons laisser tomber la conversation.
Yrny Thanern. Vingt-neuf kilomètres à skis, direction est-nord-est. Nous sortons en moins d’une heure de la zone des plissements et des crevasses. Nous sommes attelés tous deux au traîneau, et je commence par marcher en tête avec la sonde – jusqu’au moment où tout sondage devient superflu : couche de névé de plus de cinquante centimètres d’épaisseur reposant sur une base de glace solide et recouverte de dix centimètres de bonne neige fraîche bien glissante. Jamais cette surface ne cède, ni sous nos pas, ni sous le poids du traîneau, si léger à tirer que nous avons peine à croire qu’il pèse environ cent kilos, cinquante pour chacun de nous. Dans l’après-midi nous le remorquons à tour de rôle, c’est facile sur cette neige idéale. Dommage qu’il ait fallu faire le plus dur et grimper dans la rocaille lorsque nous avions un poids si lourd à tirer. Notre chargement est devenu bien léger. Trop léger : je ne peux m’empêcher d’être tourmenté par la question nourriture. Celle que nous consommons est d’une légèreté éthérée, dit Aï. Toute la journée nous glissons rapidement sur la surface unie du glacier, d’un blanc cru sous le ciel bleu-gris, à perte de vue sauf bien loin derrière nous, là où l’on voit encore se dresser quelques nunataks noirs et flotter un nuage sombre, le souffle du Dromnor. Rien d’autre, à part cela, que le soleil voilé, et la glace.