Je jetai un coup d’œil au soleil en sortant de la tente du forain ; déjà l’horizon occidental, dans son ascension journalière vers l’astre, avait dépassé la moitié du ciel, et il me restait moins de deux veilles avant de devoir entrer en scène. Aghia avait disparu, et j’avais perdu tout espoir de la retrouver après la poursuite désordonnée à laquelle je m’étais livré, courant d’un bout à l’autre de la foire. Les prédictions du montreur de temps m’avaient malgré tout réconforté, car l’interprétation que je leur donnais était que nous nous rencontrerions à nouveau avant de mourir. En outre, dans la mesure où elle était venue assister à la sortie de Barnoch, il n’était pas impossible qu’elle soit tentée de venir voir les exécutions, celles de Morwenna et du voleur de bétail.
C’est plongé dans ces réflexions que je pris le chemin de l’auberge, mais, bien avant d’avoir regagné la chambre que je partageais avec Jonas, elles avaient laissé la place à l’évocation de Thècle et au souvenir du jour où j’avais été élevé au grade de compagnon ; c’était l’idée de devoir abandonner mes habits civils pour la cape fuligine de la guilde qui m’y avait fait penser. Telle est la puissance des associations d’idées, que tout cela me venait à l’esprit alors que la cape était encore accrochée à son portemanteau, et que Terminus Est se trouvait toujours cachée sous mon matelas.
À l’époque où j’assurais encore le service de Thècle, je prenais habituellement un malin plaisir à deviner par avance quelle allait être la teneur de sa conversation, ou du moins comment elle allait commencer, d’après le genre de cadeau que je lui apportais. Si j’entrais par exemple dans sa cellule avec l’un de ses mets préférés dérobé à la cuisine, elle était en général conduite à me parler en détail de certains plats servis au Manoir Absolu ; en outre, le type d’aliment servi jouait sur la nature du repas décrit. La viande favorisait l’évocation d’un festin de chasse, avec tout ce qui l’avait précédé : les cris et les barrissements du gibier pris vivant qui montaient de l’abattoir, la traque des braques, le vol des tiercelets et des faucons, les poursuites des léopards chasseurs ; des sucreries entraînaient la description de l’un de ces dîners privés que les châtelaines organisaient pour quelques amis privilégiés, et au cours desquels, dans une ambiance délicieusement intime, les commérages allaient bon train. Les fruits lui faisaient penser à un pique-nique au crépuscule, tel qu’il s’en tenait dans les immenses jardins du Manoir Absolu ; éclairée par des milliers de torches, la soirée s’agrémentait de la présence de jongleurs, de comédiens, de danseurs, et se terminait par un feu d’artifice.
Il lui arrivait souvent de manger debout, allant et venant dans une cellule dont les dimensions autorisaient trois pas dans chaque sens. Elle tenait son assiette d’une main, et de l’autre accompagnait ses descriptions de grands gestes. « Comme ça, Sévérian, elles bondissaient dans un ciel plein d’échos, et lançaient leur pluie vert et magenta, tandis que les fusées explosives retentissaient comme le tonnerre ! »
Cependant, sa main délicate ne pouvait guère faire monter les projectiles plus haut que sa tête au port altier, car le plafond lui frôlait les cheveux.
« Mais je vois que je vous ennuie… Pourtant, il y a un instant, lorsque vous m’avez apporté ces pêches, vous aviez l’air heureux. Maintenant, vous ne souriez même plus. Si vous saviez comme cela me fait du bien d’évoquer toutes ces choses, alors que je suis enfermée ici. Et comme je saurai en profiter quand je les reverrai ! »
Ses histoires ne m’ennuyaient pas : j’étais simplement affligé de voir cette femme encore jeune, d’une beauté à couper le souffle, condamnée à rester confinée dans une geôle…
Jonas était en train de déballer Terminus Est pour moi au moment où je pénétrai dans la chambre. Je me versai un gobelet de vin. « Comment te sens-tu ? demanda-t-il.
— Et toi ? Après tout, ce sera ta première exécution…»
Il haussa les épaules. « Je n’ai qu’à escorter la victime. As-tu déjà pratiqué ton art ? Je me le demande… Tu parais tellement jeune !
— Oui, j’en ai eu l’occasion. Mais jamais sur une femme.
— Penses-tu qu’elle soit innocente ? »
J’étais en train d’enlever ma chemise. Lorsque j’eus les bras libres, je m’en essuyai le visage, puis secouai la tête. « Je suis sûr que non. J’ai été lui parler la nuit dernière, en bas, près de la rivière, là où elle est enchaînée. L’endroit est infesté de moustiques. Mais je t’ai déjà raconté tout cela. »
Jonas se servit à son tour du vin, et sa main artificielle sonna contre la coupe de métal. « Oui, et qu’elle était belle, avec des cheveux noirs comme ceux de…
— Thècle. Mais les mèches de Morwenna sont raides ; celles de Thècle étaient bouclées.
— Thècle, que tu sembles avoir aimée comme j’aime ton amie Jolenta. Je dois avouer que tu disposais de beaucoup plus de temps, pour tomber amoureux, que moi-même n’en ai eu. Tu m’as aussi rapporté que Morwenna t’avait parlé de son mari et de son enfant, morts tous deux de quelque maladie, peut-être pour avoir bu de l’eau contaminée. Je sais encore que ce mari était nettement plus âgé qu’elle.
— Il devait être de ta génération, dis-je.
— Enfin, il y avait une vieille femme, qui aurait bien voulu de lui, mais qui maintenant la tourmentait.
— Uniquement en paroles. » Seuls les apprentis de notre guilde portent une chemise. J’enfilai donc mon pantalon, puis jetai simplement ma cape sur mes épaules nues – la cape de fuligine, la couleur plus noire que le noir.
« Habituellement, les clients ainsi exposés en public sur ordre de l’autorité ont été lapidés ; lorsque nous les rencontrons pour les préparer, ils sont blessés, et il n’est pas rare qu’ils aient perdu quelques dents. Il arrive parfois qu’ils aient des os brisés. En général, les femmes ont été violées.
— Tu as dit toi-même qu’elle était belle. Les gens croient peut-être à son innocence, peut-être ont-ils pitié d’elle. »
Je saisis Terminus Est, la dégainai et laissai tomber à terre son fourreau de peau souple. « Les innocents ont des ennemis. Les gens ont peur d’elle. »
Nous sortîmes ensemble.
Quand j’étais entré dans l’auberge, quelques minutes auparavant, j’avais dû forcer le chemin au milieu de la foule des buveurs. Maintenant, celle-ci s’écartait toute seule devant moi. J’avais mis mon masque et portais Terminus Est, lame nue, sur l’épaule. Une fois à l’extérieur, la rumeur de la foire baissa au fur et à mesure que nous avancions, au point de se transformer en un faible murmure, comme si nous marchions au milieu du bruissement des feuilles d’une forêt profonde.
Les exécutions devaient avoir lieu au centre même de la place où se tenait l’essentiel de la foire, et une foule compacte s’était amassée là. Un caloyer, habillé en rouge, attendait auprès de l’échafaud, son petit bréviaire à la main ; c’était un vieillard, comme presque tous ceux de son ordre. Les hommes qui avaient délogé Barnoch entouraient les deux prisonniers, tout à côté. Quant à l’alcade, il avait endossé sa robe jaune d’apparat et portait la chaîne d’or de sa charge.
Une ancienne tradition nous interdit d’utiliser les marches ; toutefois, j’ai vu maître Gurloes s’appuyer sur son épée pour sauter sur l’échafaud, dans la cour au pied de la tour de la Cloche. J’étais fort probablement la seule personne présente au courant de cette coutume, ce qui ne m’empêcha pas de m’y plier, et je fus accueilli par un rugissement de la foule digne de quelque fauve, lorsque je bondis sur les bois de justice, ma cape battant derrière moi.
« Incréé, se mit à lire le caloyer, nous n’ignorons pas qu’à tes yeux ceux qui vont périr ici n’ont pas plus de mal en eux que nous-mêmes. Leurs mains sont couvertes de sang – mais les nôtres aussi…»
J’examinai le billot. Il est bien connu que ceux qui ne dépendent pas directement de la guilde sont de bien mauvaise qualité : « larges comme un fauteuil, durs comme le crâne d’un sot et creusés en leur centre, en règle générale », dit un proverbe. Celui que j’avais devant moi ne respectait que trop bien les deux premières descriptions, mais grâces en soient rendues à Katharine la Bienheureuse, il était en revanche légèrement convexe ; et si la stupide dureté de son bois n’allait pas manquer d’émousser le tranchant mâle de la lame, j’avais la chance d’avoir affaire à un homme et à une femme, si bien que le fil en serait vierge dans les deux cas.
« … Il se peut que par ta Volonté, ils se soient lavés de toutes leurs fautes et aient reçu ta Grâce en cet instant. Quant à nous qui devons leur faire face, quoique nous versions aujourd’hui leur sang…»
Je restais immobile, jambes écartées, légèrement incliné sur mon épée, comme si le déroulement de la cérémonie était sans problème pour moi, alors qu’en vérité je ne savais lequel des deux avait tiré le ruban le plus court.
« … Toi, le héros qui détruira le ver noir qui dévore le soleil ; Toi, pour qui les deux s’ouvrent comme un rideau ; Toi, dont le souffle fera dessécher l’énorme Erêbe, Abaïa et Scylla qui croupissent au fond des mers ; Toi, qui vis tout aussi bien sous la coquille de la graine la plus minuscule de la plus lointaine forêt, de la graine qui plonge au plus profond de l’obscurité où aucun homme ne peut voir…»
La femme, Morwenna, monta à ce moment les marches, précédée de l’alcade et suivie d’un homme qui la poussait au moyen d’une sorte de broche de fer. Dans la foule quelqu’un lança une suggestion obscène.
« … aie pitié de ceux qui n’ont pas eu pitié. Aie pitié de nous, qui allons être sans pitié. »
Le caloyer en avait terminé, et l’alcade enchaîna. « De la façon la plus détestable et la moins naturelle…»
Haut perchée, sa voix sonnait différemment de ce qu’elle était dans une conversation normale, mais aussi du ton emphatique qu’il avait pris pour faire son petit discours devant la maison de Barnoch. Après l’avoir écouté distraitement pendant un moment (je cherchais Aghia des yeux dans la foule), je fus soudain frappé par l’idée qu’il avait peur. Il allait devoir assister de très près à tout ce qui serait fait aux deux condamnés. Sous mon masque, je me permis de sourire.
« … par égard pour votre sexe. Mais vous serez marquée au fer sur les deux joues, vos jambes seront brisées et, finalement, votre tête sera tranchée. »
(Je me pris à espérer qu’ils aient eu assez de bon sens pour penser à préparer un brasero de charbon.)
« Par ce pouvoir de justice suprême, octroyé, en dépit de mon indignité, par la générosité de l’Autarque, dont toutes les pensées sont une musique pour ses sujets – je déclare maintenant… je déclare maintenant…»
Il avait oublié la suite. Je murmurai les mots : « que le moment de vérité est venu pour vous.
— Je déclare maintenant que le moment de vérité est venu pour vous, Morwenna.
— Si vous avez une requête à présenter au Conciliateur, formulez-la en votre cœur.
— Si vous avez une requête à adresser au Conciliateur, formulez-la.
— Si vous avez des conseils à donner aux enfants des femmes, vous n’aurez plus d’autre occasion. »
L’alcade avait fini par reprendre son sang-froid, et il répéta sans se tromper : « Si vous avez des conseils à donner aux enfants des femmes, vous n’aurez plus d’autre occasion. »
D’une voix claire mais pas très forte, Morwenna répondit : « Je sais que la plupart d’entre vous me croient coupable. Je suis innocente. Je n’aurais jamais pu faire les choses épouvantables dont on m’a accusée. »
La foule se rapprocha pour mieux l’entendre. « Beaucoup d’entre vous pourraient témoigner que j’aimais Stachys et l’enfant que j’avais eu de lui. »
Une tache de couleur attira mon regard, masse carmin sombre dans la lumière éclatante de ce soleil de printemps. Il s’agissait de l’un de ces bouquets de roses thrénodiques comme en portent les croque-morts lors des funérailles. C’était Eusébia qui le tenait, la femme qui avait persécuté Morwenna au bord de la rivière. Au moment où je la regardai, elle en respira le parfum avec une expression de ravissement, puis se servit des tiges couvertes d’épines pour s’ouvrir un chemin dans la foule, jusqu’à ce qu’elle arrive au pied même de l’échafaud. « Elles sont pour toi, Morwenna ; meurs avant qu’elles ne flétrissent. » Je frappai les planches du bout carré de mon épée pour obtenir le silence. Morwenna reprit : « Ce bon père qui vient de lire ses prières pour moi, et avec lequel je me suis entretenue avant d’être amenée ici, m’a demandé de te pardonner si j’atteignais la sérénité avant toi. C’est la première fois qu’il m’est donné de pouvoir répondre à une requête, et j’y consens. Dès cet instant, tu es pardonnée. »
Eusébia s’apprêtait à lui répondre, mais d’un regard je la fis taire. Le petit homme au sourire édenté qui se trouvait près d’elle agita la main, et je tressaillis en reconnaissant Héthor. « Êtes-vous prêt ? me demanda Morwenna. Moi, je le suis. » Jonas avait entre-temps posé un seau plein de braises rougeoyantes sur l’échafaud. Un manche en dépassait, probablement celui du fer portant la lettre infamante ; mais il n’y avait pas de chaise. Je lançai à l’alcade un coup d’œil que j’essayai de faire le plus significatif possible.
J’aurais pu tout aussi bien m’adresser à un poteau. Je finis donc par demander : « Avons-nous une chaise, Votre Honneur ?
— J’ai envoyé deux hommes en chercher une, ainsi que de la corde.
— Quand ? » (La foule commençait à s’agiter et à murmurer.)
« Il y a quelques instants. »
La veille au soir, il m’avait encore affirmé que tout serait prêt, mais ce n’était plus le moment de lui rappeler sa promesse. J’ai pu constater depuis que c’est parmi les officiers ruraux que l’on rencontre le plus de magistrats enclins à perdre la tête une fois qu’ils sont sur l’échafaud du fait de leur fonction. Ils sont écartelés entre le désir ardent d’être le centre de l’attention générale – position qui leur est interdite lors d’une exécution – et la peur parfaitement justifiée de ne pas pouvoir, faute de capacité ou de formation, se comporter comme il faut. Neuf fois sur dix, le plus lâche des condamnés se conduira mieux, alors qu’il sait qu’il va par exemple avoir les yeux arrachés une fois qu’il sera en haut des marches ; et même un timide cénobite, peu habitué au tapage mené par les hommes et craintif à en pleurer, se montrera plus fiable.
Quelqu’un s’écria : « Qu’on en finisse ! »
Je regardai Morwenna. Avec son aspect famélique, son teint clair, son sourire pensif et ses grands yeux sombres, elle était tout à fait le genre de victime susceptible de provoquer dans la foule un sentiment de sympathie peu souhaitable.
« Nous pouvons la faire asseoir sur le billot », dis-je à l’alcade, et je ne pus m’empêcher d’ajouter : « De toute façon, il convient tout aussi bien, sinon mieux.
— Mais il n’y a rien pour l’attacher. »
Comme je m’étais déjà permis une remarque de trop, je m’abstins de lui répondre ce que je pensais de ceux qui exigent que les prisonniers soient ligotés.
Au lieu de cela, je posai Terminus Est à plat derrière le billot, fis asseoir Morwenna et saluai des deux mains, selon l’ancienne tradition ; puis je pris le fer brûlant de la main droite, saisis les poignets de la femme dans ma main gauche, la marquai sur chaque joue et presque du même geste, levai très haut l’instrument encore rougi à blanc. Le cri poussé par la malheureuse avait fait taire la foule pendant un instant ; maintenant, elle rugissait.
L’alcade se redressa, et instantanément fut un autre homme. « Faites-la-leur voir », me dit-il.
J’avais espéré éviter cela, mais il me fallut aider Morwenna à se lever. Je tenais sa main droite dans la mienne, et comme si nous participions à quelque danse folklorique, nous fîmes lentement, avec raideur, le tour de la plate-forme. Héthor était hors de lui de ravissement, j’eus beau essayer d’ignorer le son de sa voix, je l’entendis se vanter de me connaître auprès des gens qui l’entouraient. Eusébia tendit son bouquet à Morwenna et l’interpella : « Regarde, tu vas en avoir besoin dans fort peu de temps. »
Une fois le tour du billot accompli, je regardai l’alcade ; il se demandait visiblement dans quel délai on devait procéder en de telles occasions, mais finit cependant par me donner le signal.
Morwenna murmura : « Est-ce que ce sera bientôt fini ?
— C’est déjà presque terminé. » Je l’avais fait asseoir sur le billot et étais en train de ramasser mon épée. « Fermez les yeux. Et essayez de vous souvenir que presque tous ceux qui ont vécu sont morts, le Conciliateur compris, qui se relèvera une seconde fois à l’arrivée du Nouveau Soleil. »
Ses paupières pâles aux longs cils s’abaissèrent, et elle ne vit pas la lame que je tenais dressée. Les éclats de lumière qu’elle lançait avaient fait taire à nouveau la foule, et quand le silence fut complet, je l’abattis à plat sur ses cuisses. Dominant le bruit sourd du choc, on put entendre très clairement le craquement sec de ses fémurs qui se brisaient, aussi clairement que le droite-gauche vainqueur d’un boxeur. Malgré l’impact, Morwenna resta immobile sur le billot et, bien qu’évanouie, ne tomba pas ; je profitai de cela pour reculer d’un pas et lui trancher la tête de ce coup horizontal et porté en douceur si difficile à maîtriser, comparé à celui donné de haut en bas.
Pour être franc, ce ne fut que lorsque je vis jaillir les flots de sang et entendis le son mat de la tête frappant les planches que je sus que j’avais réussi. Sans m’en douter, j’avais été aussi nerveux que l’alcade.
Le moment était venu où, toujours selon la tradition, on est autorisé à abandonner l’attitude guindée et officielle de la guilde. J’avais envie de rire et de faire des entrechats ; l’alcade était en train de me secouer par les épaules tout en débitant des discours incohérents comme j’aurais voulu le faire moi-même – je n’arrivais pas à entendre ce qu’il disait, mais ce ne pouvait être que de joyeuses divagations. L’épée haut levée d’une main, la tête de ma victime tenue par les cheveux de l’autre, je me mis à parader sur l’échafaud. Mais cette fois je ne me contentai pas d’un tour ; j’en fis deux, trois, quatre… Une légère brise s’était levée qui constella mon masque, mon bras et ma poitrine nue de gouttelettes écarlates. La foule me lançait ses inévitables plaisanteries : « Vas-tu faire le même genre de coupe de cheveux à ma femme (à mon mari) ? » « Quand tu en auras terminé, je prendrai bien une livre de saucisse ! » « Est-ce que je peux avoir le chapeau de la dame ? »
Je riais à leurs quolibets, et feignais de lancer la tête dans la foule, lorsque quelqu’un me saisit par la cheville. Il s’agissait d’Eusébia, et avant qu’elle eût ouvert la bouche, je sus qu’elle éprouvait cette même compulsion à parler que j’avais souvent observée chez nos clients de la tour Matachine. Ses yeux brillaient d’excitation, et l’effort qu’elle faisait pour attirer mon attention était tel que son visage en était tout déformé et qu’elle paraissait à la fois plus jeune et plus vieille qu’auparavant. Je ne pus distinguer ce qu’elle me criait, et me penchai vers elle pour comprendre.
« Innocente ! Elle était innocente ! »
Ce n’était certes pas le moment de lui expliquer que ce n’était pas moi qui avais jugé Morwenna, et je me contentai d’acquiescer de la tête.
« Elle m’a pris Stachys ! Elle me l’a volé ! Et maintenant, elle est morte. Tu comprends ? Bien sûr, elle était innocente, mais je suis tellement contente ! »
Je hochai de nouveau la tête et entrepris un ultime tour d’échafaud, brandissant toujours la tête à bout de bras.
« C’est moi qui l’ai tuée, et non toi ! hurla Eusébia.
— Comme tu voudras, lui lançai-je en retour.
— Innocente ! Je la connaissais bien – c’était la prudence même. Elle avait certainement mis quelque chose de côté – comme du poison pour elle. Elle aurait très bien pu mourir avant que tu n’en finisses ! »
Héthor la saisit à ce moment-là par le bras et, me montrant du doigt, s’écria : « Mon maître, mon maître à moi !
— C’est donc quelqu’un d’autre… À moins que la maladie…»
Je criai : « Au seul Démiurge appartient la justice parfaite ! »
La foule continuait à manifester bruyamment, mais la rumeur avait cependant baissé d’un cran.
« N’empêche, elle m’avait volé mon Stachys, et maintenant, elle n’est plus là. » Puis, plus fort que jamais, « Elle a disparu, c’est merveilleux ! » Et sur ces mots, Eusébia plongea le visage dans son bouquet, comme pour s’enivrer le plus possible du parfum entêtant des roses. Je laissai tomber la tête dans le panier qui l’attendait, et essuyai ma lame à l’aide d’un morceau de chiffon rouge que Jonas m’avait préparé. Lorsque je remarquai à nouveau Eusébia, elle gisait sans vie, au milieu d’un cercle de badauds.
Sur le moment, je ne me posai guère de questions et supposai simplement que son cœur avait lâché au cours de son accès de joie furieuse. Un peu plus tard, vers la fin de l’après-midi, l’alcade fit examiner le bouquet par un apothicaire, qui, parmi les pétales, trouva répandu un poison aussi fort que subtil, qu’il ne put identifier. J’imagine que Morwenna avait dû le tenir caché dans sa main quand elle gravit l’échafaud, et le jeter dans le bouquet lorsque Eusébia le lui avait tendu, au moment où je lui avais fait faire le tour de la plate-forme après l’avoir marquée.
Permets-moi de faire ici une halte, lecteur, et de te parler comme un esprit peut parler à un autre, alors que des millions d’années nous séparent peut-être. Bien que tout ce que j’ai écrit jusqu’ici – et qui va du portail fermé de la nécropole à la foire de Saltus – couvre l’essentiel de ma vie adulte, et que ce qui reste à rapporter ne concerne que quelques mois, j’ai le sentiment d’être loin d’avoir raconté seulement la moitié de ce que j’avais à dire. Pour éviter d’en arriver à remplir une bibliothèque aussi grande que celle de maître Oultan, je te le dis sans détour, beaucoup de choses seront passées sous silence. J’ai fait le récit de l’exécution du frère jumeau d’Aghia, Agilus, à cause de son importance dans mon destin, et celui de la mort de Morwenna du fait des circonstances inhabituelles dont elle a été entourée. Je ne rapporterai dorénavant aucun des supplices que j’ai infligés par la suite, sauf s’ils présentent un intérêt particulier pour mon histoire. Que ceux qui se délectent du récit de la mort et des souffrances des autres le sachent : ils risquent d’être déçus. Qu’il me suffise de dire que j’accomplis sur le voleur de bétail les supplices qui avaient été ordonnés, et qui se terminèrent par son exécution. À l’avenir, quand je raconterai mes voyages, il te faudra comprendre que j’ai pratiqué les mystères de notre guilde, chaque fois que l’occasion s’en est présentée et était de quelque profit, même si je ne donne pas le détail des circonstances.