31. La purification

« Vous pourrez dire à votre maître que j’ai transmis son message », dis-je.

Hildegrin sourit. « Et n’avez-vous pas de réponse à transmettre, écuyer ? Souvenez-vous, je suis celui qui vient du plus secret du chêne.

— Non, répondis-je, aucune. »

Dorcas leva les yeux. « Moi si. J’ai parlé avec quelqu’un, dans les jardins du Manoir Absolu, qui m’a dit que je rencontrerais une personne qui s’identifierait par ces mots, et que je devrais alors lui répondre : « Quand les feuilles auront poussé, le bois doit s’avancer vers le nord. » »

Hildegrin posa un doigt contre son nez. « Tout le bois ? A-t-il bien dit cela ?

— J’ai répété exactement ses propres paroles, sans rien ajouter ni retrancher.

— Dorcas, demandai-je. Pourquoi ne m’en avoir rien dit ?

— Nous n’avons pas eu beaucoup d’occasions de rester seuls pour parler depuis que nous nous sommes retrouvés à la croisée des chemins. En outre, j’avais bien compris que savoir cela pouvait être dangereux, et il n’y avait aucune raison de te faire aussi courir ce danger. C’est l’homme qui a donné tout cet argent au Dr Talos qui me l’a dit. Mais il n’en a pas fait part au Dr Talos ; je le sais, parce que j’ai écouté toute leur conversation. Il m’a simplement expliqué qu’il était ton ami, puis il m’a donné le mot de passe.

— Et t’a dit de me le confier. »

Dorcas secoua la tête.

Le rire étouffé, grave et sourd de Hildegrin aurait tout aussi bien pu venir des entrailles de la terre. « Bon, tout cela n’a plus tellement d’importance, non ? Le message a été transmis, et pour ma part, je peux bien vous dire que ça m’aurait été égal d’attendre encore un petit peu pour l’avoir. Mais nous sommes tous amis, ici, sauf peut-être la jeune femme malade, et je n’ai pas l’impression qu’elle puisse entendre ce que nous racontons, et encore moins comprendre ce que nous disons si elle l’entend. Comment avez-vous dit qu’elle s’appelait, déjà ? Je n’entendais pas très bien quand j’étais de l’autre côté du toit.

— Vous n’avez pas entendu parce que je n’ai pas prononcé son nom, répondis-je. Elle s’appelle Jolenta. » Comme j’articulais Jolenta, je la regardai et, à la lumière du feu, je me rendis compte qu’elle n’était plus Jolenta, qu’il ne restait plus rien, dans ce visage hagard, de la ravissante jeune femme qu’avait aimée Jonas.

« Et c’est une morsure de chauve-souris qui l’a mise dans cet état ? Elles ont donc acquis une force peu commune depuis quelque temps. J’ai moi-même été mordu par deux fois. » Je jetai un regard aigu à Hildegrin, qui ajouta : « Certes, je l’ai déjà vue, mon jeune Sieur, et je connais aussi la petite Dorcas. Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vous aurais laissé quitter les Jardins botaniques, avec l’autre drôlesse, sans une petite escorte ? Surtout après avoir mentionné que vous alliez vous rendre dans le Nord et aussi participer à un duel contre un officier des septentrions… J’ai assisté au combat, et j’ai vu comment vous aviez fait perdre la tête à l’autre – j’ai contribué à sa capture, au fait, car je pensais qu’il faisait peut-être bien partie du Manoir Absolu. J’étais aussi derrière les gens qui constituaient votre public quand vous étiez en scène, ce même soir. Ce n’est que lors de la panique à la porte de Compassion que je vous ai perdu de vue, le jour suivant. Je vous ai donc observé, et elle également, quoique, à vrai dire, il n’en reste pas grand-chose, en dehors de ses cheveux ; et on dirait que même eux ont changé. »

S’adressant à la Cuméenne, Merryn demanda : « Dois-je le leur dire, mère ? »

La vieille femme acquiesça. « Si tu le peux, mon enfant.

— Elle a été imprégnée d’un charme qui l’a rendue belle. Il est en train de disparaître rapidement à cause de tout le sang qu’elle a perdu et des efforts physiques qu’elle a dû faire. Au matin, c’est à peine s’il en restera des traces. »

Dorcas eut un mouvement de recul. « Vous voulez parler de magie ?

— Il n’y a pas de magie, seulement du savoir, un savoir plus ou moins caché. »

Hildegrin contemplait Jolenta pensivement. « Je ne savais pas qu’il était possible d’altérer autant l’apparence. Voilà qui pourrait se révéler utile, fort utile, même. Votre maîtresse peut-elle faire cela ?

— Si elle en a la volonté, elle peut faire bien davantage.

— Mais comment a-t-on procédé ? murmura Dorcas.

— On a injecté dans son sang des substances tirées des glandes de certains animaux, pour transformer la façon dont ses chairs étaient disposées. Cet artifice lui a donné une taille mince, des seins comme des melons et le reste à l’avenant. Un nettoyage et l’utilisation de préparations particulières pour la peau lui ont donné sa fraîcheur. Ses dents ont aussi été nettoyées, certaines ont été retirées et remplacées par des couronnes – il y en a une qui est d’ailleurs déjà tombée, si vous regardez bien. Ses cheveux ont été teints, et épaissis à l’aide de fils de soie cousus sur son cuir chevelu. L’essentiel de son système pileux a dû également être supprimé, et cela au moins restera comme ça. Mais le plus important est que la beauté lui a été promise au cours d’une transe ; ce sont des promesses auxquelles on croit dur comme fer, et sa conviction d’être belle entraîne la vôtre.

— Ne peut-on rien faire pour elle ? demanda Dorcas.

— Moi je ne saurais pas, et ce n’est pas le genre de chose qu’entreprend la Cuméenne, sauf en cas d’extrême besoin.

— Mais elle vivra ?

— Comme vous l’a dit la mère : oui, mais elle n’en aura pas l’envie. »

Hildegrin s’éclaircit la gorge et cracha en direction du rebord du toit. « Bon, voilà qui est réglé. Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour elle, on ne peut plus rien. Si l’on en venait maintenant à la raison de notre présence ici ? Comme vous l’avez dit, Cuméenne, c’est une chance qu’ils soient passés par là, tous les trois. J’ai le message que j’attendais, et ce sont des amis du Seigneur de la Forêt, tout comme moi. Ce bel écuyer peut m’aider à capturer Apu-Punchau, et je serai bigrement content de l’avoir en renfort, après que mes deux collègues ont été tués sur la route. Qu’est-ce qui nous empêche de commencer maintenant ?

— Rien, murmura la Cuméenne. L’étoile est dans sa phase ascendante. »

Dorcas prit la parole. « Si nous devons vous aider en quelque chose, pourrions-nous au moins savoir de quoi il s’agit ?

— De faire revenir le passé, répondit pompeusement Hildegrin. Un fameux plongeon dans la période de la grandeur de Teur. Un certain personnage a autrefois habité dans la maison sur le toit de laquelle nous nous tenons en ce moment, un personnage qui savait bien des choses qui pourraient nous être utiles. J’ai l’intention de l’enlever. Un exploit qui sera l’apogée, si je puis dire, d’une carrière que l’on considère déjà comme passablement spectaculaire dans certains milieux au courant. »

Je demandai alors : « Vous allez ouvrir son tombeau ? Cependant, même avec l’alzabo…»

La Cuméenne tendit la main pour caresser le front de Jolenta. « On peut appeler ça une tombe, mais en vérité il n’y est pas enterré ; c’était plutôt sa maison.

— Vous comprenez, tandis que je travaillais dans les parages, expliqua Hildegrin, j’ai eu l’occasion de rendre certains services à la châtelaine, à plusieurs reprises. Plus d’un, et même plus de deux, je peux bien le dire. Récemment j’ai décidé qu’il était temps pour moi d’en toucher les dividendes. Soyez tranquille, j’ai fait part de mon petit plan au maître des futaies, et nous voici.

— J’avais cru comprendre que la Cuméenne était au service du père Inire, dis-je.

— Elle règle ses dettes, repartit Hildegrin d’un ton avantageux. Comme tous les gens d’honneur. Et il n’y a pas besoin d’être d’une très profonde sagesse pour comprendre qu’il est sage d’avoir quelques amis de l’autre bord, simplement au cas où cet autre bord l’emporterait. »

S’adressant à la Cuméenne, Dorcas demanda : « Qui était donc cet Apu-Punchau, et comment se fait-il que son palais tienne encore debout, alors que tout le reste de la ville n’est qu’un monceau de ruines ? »

Comme la vieille femme ne répondait pas, Merryn prit la parole. « Ce n’est pas vraiment une légende, car même les érudits ne connaissent pas son histoire. La mère nous a dit que son nom signifiait la Tête du Jour. Il est apparu au cours des tout premiers millénaires parmi le peuple, apprenant aux gens une foule de secrets merveilleux. Il disparaissait souvent, mais revenait toujours. Et puis un jour il n’est pas revenu, et les envahisseurs semèrent la désolation dans ses villes ; il va revenir cette nuit pour la dernière fois.

— Certes. Et sans magie, sans doute ? »

La Cuméenne regarda Dorcas avec des yeux qui brillaient comme des étoiles. « Les mots sont des symboles. Pour Merryn, la magie se limite aux choses qui n’existent pas… et ainsi, elle n’existe pas. Si vous préférez appeler magie ce qui est sur le point de se passer ici, alors la magie existera pendant tout ce temps-là. À une époque fort reculée, dans une terre lointaine, se trouvaient deux empires, séparés par une chaîne de montagnes. Les soldats de l’un étaient habillés en jaune, ceux de l’autre, en vert. Ils se battirent pendant une centaine de générations. Je vois que l’homme qui vous accompagne connaît l’histoire.

— Et au bout de cent générations, continuai-je, un ermite se présenta à la cour de l’empereur de l’armée jaune et lui conseilla d’habiller ses hommes en vert, puis il alla trouver l’autre empereur et lui conseilla d’habiller ses hommes en jaune. Les combats n’en continuèrent que de plus belle. J’ai dans ma sabretache un ouvrage qui s’appelle Le Livre des Merveilles de Teur et de Ciel, et c’est là que j’ai lu cette légende.

— De tout ce qui a été écrit par les hommes, ce livre est le plus sage, dit la Cuméenne, même si bien peu de gens peuvent y apprendre quelque chose. Mon enfant, explique à cet homme qui un jour sera un sage, ce que nous allons faire cette nuit. »

La jeune sorcière acquiesça. « Le temps existe dans son intégralité. Telle est la vérité qui se trouve au-delà des légendes que racontent les époptes. Si l’avenir n’existait pas dès maintenant, comment pourrions-nous nous diriger vers lui ? Et si le passé n’existait pas toujours, comment aurions-nous pu le quitter ? Le temps encercle l’esprit quand il sommeille, et c’est pourquoi nous entendons si souvent la voix des morts, et recevons des bribes d’informations sur les choses à venir. Ceux qui ont appris, comme la mère, à accéder à cet état de conscience pendant leur veille, vivent environnés de leur propre vie, tout comme l’Abraxas perçoit tous les temps comme un éternel instant. »

Il n’y avait eu que peu de vent au cours de la nuit, mais ce peu qui avait soufflé était maintenant complètement tombé, et je fus frappé par le calme de l’air ; si bien que lorsque Dorcas prit la parole, sa voix, en dépit de sa grande douceur, parut marteler les mots. « Est-ce là ce que cette femme que vous appelez la Cuméenne est sur le point de faire ? Entrer dans cet état et dire à cet homme tout ce qu’il veut savoir en empruntant la voix des morts ?

— Elle en est incapable. Elle est très âgée, certes, mais cette ville a été dévastée bien des millénaires avant qu’elle ne naisse. Elle n’est entourée que de son propre temps, et ce n’est que ce temps que son esprit peut saisir directement. Pour rétablir la ville dans son ancienne splendeur, il faut se servir d’un esprit ayant existé à l’époque où elle était debout.

— Et il y aurait quelqu’un dans l’univers d’assez vieux pour cela ? »

La Cuméenne secoua la tête. « Dans l’univers, oui, un tel esprit existe, mais non sur Teur. Suis la direction de ma main, au-dessus des nuages, et regarde : là se trouve l’étoile rouge que l’on appelle la Bouche du Poisson. Sur l’une des planètes qui l’entourent et où la vie perdure encore, habite un esprit très ancien et très aigu. Prends ma main, Merryn, et toi, le Blaireau, prends l’autre ; bourreau, prends la main droite de ton amie malade, et celle de Hildegrin. Que ta bien-aimée prenne l’autre main de la malade, et celle de Merryn… Le cercle est maintenant formé, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.

— Et nous ferions mieux de ne pas traîner, grommela Hildegrin. Un orage menace.

— Nous irons aussi vite que possible. Je vais me servir de tous vos esprits réunis ; celui de la femme malade ne me sera pas très utile. Vous allez me sentir guider vos pensées ; faites simplement ce que je vous demande. »

Lâchant un instant la main de Merryn, la vieille femme (si tant est qu’elle fût une femme) fouilla dans son corsage et en tira une baguette dont les extrémités disparaissaient dans la nuit comme si elles étaient à la limite de mon champ de vision, alors que l’objet n’était pas plus long qu’une dague. Elle ouvrit la bouche ; je crus qu’elle avait l’intention de prendre la baguette entre les dents, mais en fait elle l’avala. Un moment plus tard, je pus distinguer sa forme luisante, dans des tons d’écarlate assourdis, à travers la peau flasque de son cou.

« Fermez les yeux, tous… Il y a une femme ici que je ne connais pas, une femme de haut rang, enchaînée… Sois sans inquiétude, bourreau, je la connais maintenant. Ne vous retirez pas à mon approche… Qu’aucun de vous ne se retire…»

La stupeur dans laquelle je fus plongé après le festin de Vodalus m’avait permis de savoir ce que c’était que de partager son esprit avec celui de quelqu’un d’autre. Mais cette fois-ci, l’expérience était différente. Je ne voyais pas la Cuméenne ; comme elle m’était apparue, ni comme elle était dans sa jeunesse ou même, me sembla-t-il, comme quoi que ce fût. J’eus plutôt l’impression d’avoir mes pensées environnées par les siennes, un peu comme un poisson, dans son bocal, flotte dans une bulle invisible d’eau. Thècle était présente avec moi, mais je ne pouvais pas la voir en entier ; on aurait dit qu’elle se tenait derrière moi, et, à un moment donné, je vis sa main se poser sur mon épaule, et peu après, je sentis son souffle sur ma joue.

Puis elle disparut, et tout le reste avec elle. Je sentis ma pensée projetée dans la nuit, perdue parmi les ruines.


Lorsque je repris mes esprits, j’étais étendu sur les tuiles, auprès du feu. Ma bouche était pleine d’une écume formée d’un mélange de salive et de sang, car je m’étais mordu la langue et les joues. Mes jambes étaient trop faibles pour me porter, mais je réussis néanmoins à me mettre de nouveau en position assise.

Je crus tout d’abord que les autres étaient partis. En fait, si le toit était bien solide sous moi, ils étaient tous devenus, pour mes yeux, aussi impalpables que des fantômes. Un Hildegrin spectral était effondré sur la droite ; je posai la main sur sa poitrine, et je sentis son cœur battre comme un papillon de nuit prisonnier qui cherche à s’évader. Jolenta était de tous la plus évanescente, la moins présente. Elle avait subi plus de choses encore que Merryn n’en avait imaginé ; je vis des fils et des bandes de métal courir sous sa peau, mais même le métal paraissait sans consistance. Je me regardai alors moi-même, mes pieds et mes jambes, et constatai que je pouvais voir la flamme bleue de la Griffe à travers le cuir de ma botte ; j’y glissai la main, mais j’avais tellement peu de force dans les doigts que je fus incapable de la retirer.

Dorcas était allongée comme quelqu’un qui dort ; aucune écume ne s’était formée sur ses lèvres, et elle paraissait plus matérielle que Hildegrin. Merryn se trouvait réduite aux dimensions d’une poupée habillée de noir, et elle était devenue tellement fine et impalpable que Dorcas, en dépit de sa minceur, donnait une impression de robustesse en comparaison. Maintenant qu’aucune intelligence n’habitait plus ce masque d’ivoire, je vis qu’il n’était rien d’autre qu’un parchemin tendu sur des os.

Comme je m’en étais douté, la Cuméenne n’était en rien une femme ; mais elle n’avait cependant rien non plus des horreurs que j’avais pu contempler dans les jardins du Manoir Absolu. Quelque chose de lisse et de reptilien s’enroulait autour de la baguette qui luisait toujours. Je cherchai la tête des yeux mais n’en trouvai pas, même si les dessins du dos du serpent se présentaient comme un visage – un visage dont les yeux traduisaient un sentiment d’extase.

Dorcas s’éveilla tandis que j’examinais mes compagnons. « Qu’est-ce qui nous est arrivé ? » demanda-t-elle, tandis que Hildegrin se mettait à bouger.

« Je crois que nous nous voyons nous-mêmes selon un point de vue qui s’étire dans le temps. »

Sa bouche s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit.

Les nuages menaçants avaient beau ne pas avoir été accompagnés de vent, de la poussière montait en tourbillonnant de la rue en dessous de nous. Je ne sais pas comment décrire le phénomène, sinon en disant que l’on aurait cru qu’une armée innombrable d’insectes minuscules, l’instant d’avant cachée dans les interstices des pierres disjointes de la chaussée, venait d’en sortir pour se préparer à la danse nuptiale sous la lune. Il n’y avait pas le moindre bruit, et leurs mouvements n’étaient pas réguliers, mais au bout d’un moment leur masse indifférenciée se divisa en essaims qui allaient et venaient, toujours plus grands et plus denses, pour finir par retomber sur les dalles brisées.

À ce moment-là, on aurait dit que les insectes ne volaient plus mais rampaient les uns sur les autres, comme si chacun tentait d’atteindre le cœur de l’essaim. « Ils sont vivants », dis-je.

Mais Dorcas murmura : « Regarde, ils sont morts. »

Elle avait raison. Les essaims qui l’instant d’avant venaient de me donner l’impression de la vie, exhibaient maintenant des ossements blanchis ; les moucherons de poussière, s’ajustant entre eux comme lorsque deux archéologues assemblent des éclats de verre pour reconstituer à notre intention un vitrail coloré brisé des millénaires auparavant, se présentaient dorénavant comme des crânes aux reflets verdâtres sous la lumière de la lune. Des bêtes – des aelurodons, de massifs lions des cavernes, et des formes furtives sur lesquelles j’étais incapable de mettre des noms, toutes plus évanescentes que nous qui les regardions depuis le bord du toit – se déplaçaient parmi les morts.

Ils se levèrent, les uns après les autres, et les fauves disparurent. Avec lenteur et difficulté, tout d’abord, ils se mirent à rebâtir leur ville ; les pierres étaient à nouveau soulevées, et les poutres, modelées dans de la cendre, étaient posées dans les alvéoles des murs restaurés. Tous ces gens, que l’on aurait pris pour des cadavres ambulants au moment où ils s’étaient relevés, gagnaient en vigueur au fur et à mesure que le travail avançait ; ils furent bientôt comme un peuple de gens aux jambes arquées se déplaçant de la démarche chaloupée des marins, mais capables de faire bouger des pierres cyclopéennes tant leurs épaules avaient accumulé de puissance. Bientôt la ville fut terminée, et nous attendîmes de voir ce qui allait s’y produire.

Un roulement de tambours déchira le silence de la nuit ; à la façon dont l’écho répondit, je compris qu’une forêt entourait la ville la dernière fois que les tambours avaient été battus : le son était renvoyé comme il ne l’est qu’au milieu des fûts des plus grands arbres. Un chaman se mit à déambuler dans la rue, nu, le crâne rasé, et tatoué de pictogrammes d’une écriture que je n’avais jamais vue, mais tellement expressive que la simple forme des mots donnait l’impression d’en crier le sens.

Plus d’une centaine de danseurs le suivaient, se trémoussant en file indienne, chacun ayant la main posée sur la tête de celui qui le précédait. Ils tournaient leurs visages vers le ciel, et je me demandai (je me le demande d’ailleurs toujours) si leur danse n’était pas une imitation de ce serpent aux cent yeux que l’on appelle la Cuméenne. La file commença à se tordre et à serpenter autour du chaman, montant et descendant la rue, jusqu’à ce que leur groupe se retrouvât devant la maison d’où nous l’observions. Avec un grondement de tonnerre, la dalle au-dessus de la porte s’effondra, et une odeur de myrrhe et de roses monta jusqu’à nous.

Un homme s’avança à la rencontre des danseurs pour les saluer. Aurait-il déployé cent bras ou porté sa tête sous le coude que je n’aurais pas été plus étonné en le voyant, car son visage m’était connu depuis l’enfance : c’était celui qui figurait sur le bronze funéraire, dans le mausolée où je jouais, petit garçon. Ses bras étaient pris dans de pesants bracelets d’or, des bracelets rehaussés d’opales et d’hyacinthes, de cornalines et d’émeraudes éclatantes. D’un pas mesuré il se dirigea vers le milieu de la procession, tandis que les danseurs se balançaient autour de lui. Il se tourna à ce moment vers nous et leva les bras. Il nous regardait, et je sus que, seul dans cette foule de plusieurs centaines de personnes, il nous voyait vraiment.

Je m’étais tellement captivé au spectacle qui se déroulait à nos pieds, que je n’avais pas remarqué à quel moment Hildegrin avait quitté le toit. Je le vis soudain se précipiter – si on peut dire de quelqu’un de sa corpulence qu’il se précipite – au milieu de la foule et tenter de s’emparer d’Apu-Punchau.

J’ai beaucoup de mal à décrire ce qui s’ensuivit. Cela me rappelait, d’une certaine manière, le petit drame qui s’était déroulé dans la maison en bois jaune des Jardins botaniques ; c’était cependant beaucoup plus étrange, ne serait-ce que parce que, j’avais compris alors que la femme, son frère et le sauvage étaient prisonniers d’un enchantement. Or maintenant, j’en arrivais presque à penser que c’était Hildegrin, Dorcas et moi qui étions victimes de procédés magiques. Les danseurs, j’en suis sûr, ne pouvaient pas voir Hildegrin ; mais d’une manière ou d’une autre ils avaient conscience de sa présence, et hurlaient pour le chasser, fouettant l’air de leurs gourdins incrustés de cailloux.

Apu-Punchau le voyait, j’en avais la certitude, comme il nous avait vus sur le toit, et comme Isangoma m’avait vu, ainsi qu’Aghia. Je ne crois cependant pas qu’il ait vu Hildegrin comme moi je le voyais, et il est possible que pour lui, le spectacle ait été aussi étrange que l’avait été pour moi celui de la Cuméenne. Hildegrin le tenait, mais n’arrivait pas à le maîtriser. Apu-Punchau se débattait, sans pouvoir se libérer. Hildegrin leva les yeux vers moi et me cria de venir l’aider.

J’ignore pourquoi je l’ai fait. Il est certain que consciemment, je ne souhaitais plus servir Vodalus dans les buts qu’il poursuivait. Peut-être était-ce un effet tardif de l’alzabo, ou simplement le souvenir du jour où Hildegrin nous avait fait traverser le lac aux Oiseaux.

J’essayai de repousser les hommes aux jambes arquées, mais un coup de massue lancé au hasard vint me frapper à la tempe, et je me retrouvai à genoux. Lorsque je me relevai, j’eus l’impression d’avoir perdu Apu-Punchau de vue parmi les danseurs qui bondissaient et criaient. Je vis par contre deux Hildegrin, dont l’un s’accrochait à moi tandis que l’autre luttait avec quelque chose d’invisible. Je rejetai brutalement le premier et tentai de venir en aide au second.


« Sévérian ! »

Je fus réveillé par la pluie, qui cinglait mon visage tourné vers le ciel : de grosses gouttes de pluie froide qui me piquaient comme de la grêle. Le tonnerre gronda longuement sur la pampa. Je me crus aveugle pendant quelques instants ; puis un bref éclair me permit d’entrevoir un paysage d’herbes fouettées par le vent et de pierres amoncelées.

« Sévérian ! »

C’était la voix de Dorcas. Je pris appui sur la main pour me relever, et je sentis sous elle à la fois de la boue et un morceau de tissu que je tirai à moi. Il était en soie, long et étroit, et s’ornait de glands à intervalles réguliers.

« Sévérian ! » Cette fois, il y avait de la terreur dans le cri de Dorcas.

« Je suis là ! criai-je à mon tour. En bas ! » Un nouvel éclair me permit de voir le bâtiment, et la silhouette affolée de Dorcas sur le toit. Je fis le tour des murs aveugles et finis par trouver les marches. Nos montures avaient disparu, comme les sorcières sur le toit. Dorcas était seule, penchée sur le corps de Jolenta. Un autre éclair me permit de reconnaître le visage, mort désormais, de la femme qui nous avait servi le petit déjeuner, au Dr Talos, à Baldanders et à moi, dans un café de Nessus. Il avait perdu toute sa beauté. En fin de compte seul existe l’amour, cette unique divinité. Que nous soyons capables de n’être que ce que nous sommes demeure notre impardonnable péché.


Ici je fais encore une pause. Je t’ai conduit, lecteur, d’une ville à une autre – de la petite ville minière de Saltus à la ville de pierre désolée, dont jusqu’au nom s’est perdu dans le tourbillon des années. Saltus fut pour moi le portail s’ouvrant sur le monde au-delà de la Ville impérissable. La ville de pierre fut également un portail, celui que je devais franchir pour gagner les montagnes aperçues au travers de l’arche de l’une de ses ruines. J’avais encore un long voyage à faire parmi leurs gorges et leurs places fortes, sous leurs yeux aveugles et leurs visages méditatifs.

Ici je fais une pause. Si tu ne souhaites pas aller plus loin en ma compagnie, lecteur, je ne saurais te blâmer : le chemin n’est pas facile.

Загрузка...