Il y a des choses et des êtres, tant naturels qu’artificiels, sur lesquels notre intelligence s’acharne en vain ; et nous n’arrivons à la fin à nous mettre en paix avec la réalité qu’en nous disant : « Ce n’était rien qu’une apparition, quelque chose d’horrible et beau à la fois. »
Quelque part au milieu du tourbillon des univers dans lequel je vais bientôt m’élancer, vit, paraît-il, une espèce à la fois identique et différente de l’homme. Ses individus ne sont pas plus grands que nous. Leur corps est semblable au nôtre, si ce n’est qu’il est parfait, et les règles auxquelles ils obéissent nous sont totalement étrangères. Ils ont un nez, des yeux et une bouche tout comme nous-mêmes ; mais ils se servent de ces organes, parfaits, je l’ai dit, pour exprimer des émotions que nous n’avons jamais ressenties, si bien que pour nous, observer leurs visages revient à contempler quelque antique et terrible alphabet des sentiments, quelque chose qui nous paraîtrait à la fois suprêmement important et totalement inintelligible.
Une telle race existe bien, mais ce n’est cependant pas elle que j’ai rencontrée, ce jour-là, aux limites des jardins du Manoir Absolu. Non, ce que je voyais se déplacer parmi les arbres et vers quoi je m’élançais à toute vitesse jusqu’à ce que j’arrivasse à le distinguer clairement, relevait plutôt d’une représentation géante d’un tel être, représentation à laquelle on aurait insufflé la vie. Sa peau était de pierre blanche, et ses yeux, délicatement arrondis comme des coquilles d’œuf découpées avec soin, avaient la cécité de nos statues. La chose avançait lentement, comme sous l’effet de la somnolence ou d’une drogue, quoique d’un pas assuré. Elle semblait ne rien pouvoir voir, mais donnait toutefois l’impression d’être consciente de son milieu, en dépit de sa lenteur.
Je me suis arrêté quelques instants afin de relire ce que je viens d’écrire, et je m’aperçois que j’ai complètement échoué à décrire ce qui constituait l’essence même de la chose, dont l’esprit était bien celui d’une statue. Si quelque ange déchu avait surpris ma conversation avec le montreur de temps, c’est exactement l’apparition qu’il aurait pu créer pour se moquer de moi. Le moindre de ses mouvements exprimait tout ce que l’art et la pierre peuvent donner comme impression de permanence et de sérénité. Quelque chose me disait que chaque geste, chacune des positions adoptées par son torse, ses membres et sa tête, pourrait tout aussi bien être la dernière – ou qu’elle pourrait être reprise indéfiniment, à l’instar des différentes positions des gnomons sur le cadran solaire multifacial de Valéria, revenant sans trêve le long des corridors incurvés du temps.
Après que l’extraordinaire étrangeté de la statue blanche eut dissipé en moi toute envie de mourir, je fus pris d’une incontrôlable terreur, redoutant d’être maltraité par elle.
Mais bientôt ce sentiment laissa la place à un autre, et j’eus la conviction qu’elle ne tenterait pas de me faire mal. Il y avait quelque chose de proprement humiliant à avoir été effrayé comme je l’avais été par ce personnage inhumain et silencieux, puis à découvrir que son existence n’était en rien menaçante. Oubliant un instant que je risquais fort d’endommager la lame en frappant cette pierre vive, je dégainai Terminus Est et immobilisai Noir-de-jais d’une traction sur les rênes. Même la légère brise qui soufflait eut l’air de s’interrompre tandis que nous nous tenions là, Noir-de-jais frémissant à peine, moi l’épée dressée, presque aussi immobiles que si nous avions été nous-mêmes un groupe équestre. La véritable statue continua d’avancer vers nous, son visage trois ou quatre fois plus grand que nature marqué d’une indescriptible émotion, et ses membres empreints d’une beauté aussi terrible que parfaite.
J’entendis Jonas crier, puis le bruit d’un choc. J’eus tout juste le temps de le voir se débattre sur le sol, aux prises avec des hommes portant des casques hauts surmontés d’une crête, casques qui disparurent sous mes yeux pour reparaître, ordinaires et unis ; puis un objet siffla à mon oreille, tandis que quelque chose d’autre me frappait au poignet, et je ne tardai pas à me retrouver, à mon tour, en train de me débattre dans un réseau de cordes qui se resserrait sur moi comme un boa constrictor. On me saisit par la jambe, on tira, et je tombai.
Lorsque j’eus suffisamment recouvré mes esprits pour me rendre compte de ce qui se passait, j’avais un nœud coulant autour du cou, et l’un de mes adversaires fouillait dans ma sabretache. Je pouvais parfaitement bien voir voleter ses mains, semblables à des moineaux bruns. Je distinguais également très bien son visage, masque impassible comme celui qu’aurait tout aussi bien pu suspendre au-dessus de moi un jeteur de sorts. Une ou deux fois, ses mouvements firent flamboyer l’armure extraordinaire qu’il portait ; cela me permit de la distinguer un peu à la manière dont on aperçoit un gobelet de cristal immergé dans de l’eau. Elle était – je suppose – réfléchissante, et aucune main humaine n’aurait pu lui donner ce poli exceptionnel qui rendait invisible le matériau dans lequel elle était faite, ne laissant voir que les verts et les bruns de la forêt alentour, tordus et étirés par les diverses formes de la cuirasse, du gorgerin et des jambières.
J’eus beau protester et faire état de mon appartenance à la guilde, le prétorien prit tout mon argent ; il me laissa cependant le livre brun de Thècle, le fragment de pierre à aiguiser, l’huile et le chiffon, ainsi que les divers objets que contenait ma sabretache. Puis il me débarrassa habilement des cordes qui me ligotaient, et les plaça – du moins à ce qu’il me sembla alors – dans un étui intégré à sa plaque de poitrine, que je n’avais pas remarqué auparavant. Ces liens me rappelèrent l’instrument appelé « chat à neuf queues », car ils étaient attachés ensemble à une extrémité et lestés à l’autre. Depuis, j’ai appris le nom donné à cette arme : un achico.
Mon gardien tira sur le nœud coulant jusqu’à ce que je me lève. J’avais conscience, comme cela m’était déjà arrivé en d’autres circonstances, d’être en train, d’une manière ou d’une autre, de jouer, de faire semblant. Je faisais semblant d’être complètement en son pouvoir, alors qu’en réalité j’aurais pu refuser de me lever jusqu’à ce qu’il m’étrangle ou qu’il demande l’aide d’un de ses camarades pour me transporter. J’aurais pu encore faire plusieurs autres choses – comme saisir le nœud coulant et tenter de le lui arracher des mains, ou le frapper au visage. J’aurais pu m’échapper, être tué, être assommé ou douloureusement blessé. Mais je ne pouvais être forcé, à la lettre, à faire ce que je faisais.
Du moins savais-je que ce n’était qu’un jeu, et je souris lorsque mon gardien remit Terminus Est dans son fourreau et me conduisit à l’endroit où Jonas se trouvait déjà.
« Nous n’avons rien fait de répréhensible, dit ce dernier. Rendez son épée à mon ami, restituez-nous nos montures et nous nous éloignerons. »
Il n’y eut pas de réponse. Deux des prétoriens – quatre moineaux en train de voleter, l’image me revint – s’emparèrent en silence de nos destriers et les entraînèrent à leur suite. Comme ces animaux nous ressemblaient, en se dirigeant passivement ils ne savaient où, leur tête énorme se contentant de suivre deux lanières de cuir toutes fines… Quatre-vingt-dix pour cent de la vie, me sembla-t-il en cet instant, sont constitués de telles redditions.
Nous fûmes contraints de suivre nos gardiens et, quittant les bois, nous débouchâmes sur une prairie en pente douce qui se transforma progressivement en une étendue de gazon. La statue marchait derrière nous ; bientôt, d’autres du même genre la rejoignirent jusqu’à ce qu’il y en ait une bonne douzaine. Elles étaient toutes énormes, différentes et très belles. Je demandai à Jonas qui étaient ces soldats et où ils nous amenaient, mais il ne répondit pas, et je n’y gagnai que d’être à moitié étranglé.
Dans la mesure où je pus m’en rendre compte, leur armure les recouvrait de la tête jusqu’aux pieds ; cependant son poli impeccable conférait au métal une douceur apparente, un aspect presque liquide qui désorientait totalement l’œil et faisait que ce matériau finissait par se confondre avec le ciel et la verdure à une distance de quelques pas seulement. Après avoir marché une demi-lieue sur la pelouse, nous pénétrâmes dans un verger où se trouvaient des pruniers en fleur, et aussitôt, cimiers de casque et épaulettes rutilantes se mirent à flamboyer dans les blancs et les rosés.
Puis nous tombâmes sur un sentier qui n’arrêtait pas de tourner, et finalement fîmes halte au moment où nous étions apparemment sur le point de sortir du verger. Nous fûmes violemment tirés en arrière, Jonas et moi, et je pus entendre crisser sur le gravier les pieds des personnages en pierre, car eux aussi s’étaient arrêtés brutalement, avertis par un cri étrange, une sorte d’onomatopée poussée par l’un des soldats. J’essayai de deviner, à travers les branches fleuries, ce qu’il y avait en avant de notre groupe.
Devant nous se trouvait une allée beaucoup plus large que celle que nous avions empruntée. En réalité elle était devenue – alors qu’à l’origine elle devait simplement desservir le verger – une véritable avenue processionnaire. Elle était pavée de pierres blanches et flanquée, de chaque côté, de balustrades de marbre. La compagnie qui s’avançait sur cette allée était pour le moins bigarrée ; la plupart des personnes qui la composaient allaient à pied, mais certaines d’entre elles étaient juchées sur des animaux des plus bizarres. L’une montait un arctothère velu ; une autre était accrochée au cou d’un loris-paresseux plus vert que le gazon. Ce groupe était à peine passé que d’autres se présentèrent. Les individus qui les composaient étaient encore trop loin pour que je pusse distinguer les traits de leur visage, mais j’en remarquai cependant un, la tête penchée en avant, qui dominait tout le monde de trois bonnes coudées. Un instant plus tard je réussis à identifier le Dr Talos, s’avançant majestueusement, la poitrine bombée et la tête rejetée en arrière. Il était suivi de près par ma chère Dorcas, qui, plus que jamais, avait l’air d’une enfant perdue, descendue de quelque sphère supérieure. Entourée de voiles flottants et couverte de bijoux étincelants, Jolenta venait ensuite, protégée par une ombrelle et montée en amazone sur un genet minuscule. Fermant la marche se trouvait enfin celui que j’avais reconnu en premier, le géant Baldanders, tirant patiemment le charreton où étaient empilées les affaires qu’il ne pouvait pas porter sur son dos, et avançant de son pas traînant.
S’il me fut pénible de les voir tous passer sans pouvoir les appeler, Jonas dut être au supplice. Lorsque Jolenta se trouva pratiquement à notre hauteur, elle tourna la tête dans notre direction. J’eus l’impression, à cet instant, qu’elle avait humé son désir, à la manière dont on dit que certains esprits malsains des montagnes sont attirés par l’odeur de la viande grillée que l’on a jetée dans le feu à leur intention. Nul doute, cependant, que son regard avait tout simplement été sollicité par les arbres en fleurs au milieu desquels nous nous tenions. J’entendis la profonde inspiration prise par Jonas. Mais il ne put émettre que la première syllabe du nom de Jolenta, interrompu net par le coup qui le projeta à mes pieds dans un bruit sourd. Lorsque j’évoque cette scène, maintenant, j’entends le raclement de sa main de métal sur les graviers avec autant de précision que je sens à nouveau le parfum des fleurs de pruniers.
Une fois la troupe d’acteurs passée, deux des prétoriens soulevèrent le pauvre Jonas, inanimé, pour le transporter. Ils ne semblaient pas faire plus d’efforts que s’ils avaient porté un enfant ; à ce moment-là, j’attribuai cette aisance à leur vigueur. Nous traversâmes la route sur laquelle venaient de passer les différents groupes et pénétrâmes, de l’autre côté, dans une roseraie en charmille s’élevant bien plus haut qu’un homme adulte, débordante de fleurs blanches ouvertes ou en boutons, et qui abritait de nombreux nids d’oiseaux.
Au-delà s’étendaient les jardins proprement dits. Pour pouvoir arriver à les décrire correctement, il me faudrait presque employer les délirantes fleurs de rhétorique que bégayait Héthor. La moindre hauteur, l’arbre le plus modeste, la fleur la plus discrète, tout semblait avoir été disposé par une intelligence supérieure – j’appris d’ailleurs plus tard qu’il s’agissait de celle du père Inire – dans le but de produire un effet saisissant, à couper le souffle. Le spectateur ne peut s’empêcher d’éprouver l’impression qu’il est au centre de tout, que chaque chose a été orientée vers le point où il se tient. Mais qu’il se déplace de cent pas ou d’une lieue, il retrouve toujours cette impression d’être au centre, et chacun des points de vue qui lui sont offerts semble contenir quelque vérité indicible, comme ces visions béatifiques propres aux érémites, que les mots ne peuvent rendre.
La splendeur de ces jardins était telle qu’il me fallut les parcourir pendant un bon moment avant de remarquer qu’ils n’étaient dominés par aucune tour ou construction. Seuls les oiseaux et les nuages, et au-delà, le vieux soleil et son cortège d’étoiles pâlissantes, s’élevaient plus haut qu’eux ; nous aurions pu tout aussi bien progresser dans quelque désert paradisiaque. Puis nous atteignîmes le sommet d’une ondulation de terrain, infiniment plus belle que l’une de ces vagues de cobalt que roule Ouroboros, et soudainement, sans transition, un gouffre s’ouvrit à nos pieds. J’écris « un gouffre », mais cela n’avait rien à voir avec les abîmes ténébreux auxquels on associe généralement ce mot. Il s’agissait bien plutôt d’une sorte de grotte artificielle ; pleine de fontaines et de fleurs nocturnes, parmi lesquelles se promenaient et bavardaient des personnes plus brillantes que toutes les fleurs, sous les ombrages accueillants.
Sur-le-champ, comme si un mur venait de s’effondrer, laissant la lumière du jour pénétrer dans une tombe, toute une foule de souvenirs ayant trait au Manoir Absolu prit corps, souvenirs maintenant devenus miens après que j’eus absorbé la substance de la vie de Thècle. Je compris alors quelque chose qui était resté implicite aussi bien dans le drame mis en scène par le Dr Talos que dans les récits que m’avait faits Thècle, qui n’en avait jamais fait état directement : l’essentiel de cet immense palais se trouvait sous terre – ou plutôt, ses toits et ses murs étaient remblayés de terre, plantés d’arbres et de fleurs, et paysagés. Autrement dit, cela faisait un bon moment que nous marchions sur ce qui était le siège du pouvoir de l’Autarque, alors que je le croyais encore à une certaine distance.
Nous ne descendîmes pas dans cette première grotte, qui, sans aucun doute, devait donner sur des quartiers résidentiels n’ayant rien à voir avec des lieux habituels de détention des prisonniers, non plus que dans aucune des autres, une dizaine environ, qui se trouvèrent sur notre chemin. Nous finîmes cependant par déboucher sur une autre de ces ouvertures dans le sol, d’aspect beaucoup plus sinistre, quoique également d’une très grande beauté. Les marches de l’escalier par lequel on y descendait avaient été taillées de manière à avoir l’air de s’être creusées naturellement dans le rocher, et leur irrégularité les rendait parfois trompeuses. Un filet d’eau courait jusqu’en bas, tandis que, dans les parties hautes de cette caverne artificielle, poussaient des fougères et du lierre sombre, que la lumière du soleil éclairait encore indirectement et faiblement. Dans les parties inférieures, mille marches environ plus bas, des nactylomycètes poussaient sur les murs ; certains d’entre eux étaient phosphorescents, tandis que d’autres dégageaient d’étranges parfums de moisissure ; d’autres encore faisaient tout à fait penser à des fétiches phalliques.
Au milieu de ce jardin obscur, soutenu par tout un échafaudage, pendait une série complète de gongs couverts de vert-de-gris. Leur disposition me fit penser qu’on laissait au vent le soin de les faire résonner ; mais je ne voyais pas comment le moindre souffle d’air aurait pu parvenir jusqu’en cet endroit.
Cette contradiction fut cependant rapidement résolue, lorsque l’un des prétoriens ouvrit une lourde porte de bronze et de bois mangé de vers, découpée dans l’un des murs les plus obscurs. Une bouffée d’air sec et froid franchit aussitôt le seuil, agitant et faisant résonner le jeu de gongs. Il était tellement bien réglé que les tintements s’ordonnaient comme quelque composition préétablie par un musicien, dont les pensées sonores exilées auraient trouvé refuge ici.
En me retournant pour contempler encore les gongs (ce que les prétoriens ne m’empêchèrent pas de faire), j’aperçus les statues qui nous avaient suivis dans notre traversée des jardins, maintenant au moins au nombre de quarante. Elles étaient alignées le long de l’ouverture du gouffre, enfin immobiles, leurs yeux aveugles tournés vers nous, et formaient comme une frise d’immenses cénotaphes.
Je m’attendais à être l’unique occupant d’une minuscule cellule, ayant inconsciemment préjugé que les habitudes carcérales du Manoir Absolu devaient être les mêmes que celles qui régentaient nos cachots. En réalité, on n’aurait rien pu imaginer de plus différent. L’entrée ne donnait nullement sur un corridor étroit bordé de portes de cellules, mais sur un large couloir au sol recouvert d’un tapis, aboutissant à une autre porte en son extrémité opposée. Devant cette dernière, des hastarii armés de lances ardentes montaient la garde. À un ordre donné par l’un des prétoriens, ils l’ouvrirent à deux battants ; au-delà s’étendait une pièce nue et vaste, mais très basse de plafond, où régnait partout la pénombre. Plusieurs douzaines de personnes, des hommes, des femmes et quelques enfants, se tenaient çà et là, au hasard, la plupart seuls, mais quelques-uns réunis en couples ou en petits groupes. Des familles occupaient des alcôves, et à certains endroits se dressaient des paravents de fortune faits de haillons et destinés à créer une certaine intimité.
C’est en cet endroit que nous fûmes poussés. Ou plutôt je fus poussé, et le pauvre Jonas, jeté. Je tentai de le retenir avant qu’il ne tombe, ne réussissant qu’à éviter à sa tête de heurter le sol. Ce faisant, j’entendis le bruit sourd des portes qui se refermaient derrière moi.