La question qui me tracassait était de savoir pourquoi Odilon, l’administrateur, ne m’y avait pas conduit ; toutefois je ne m’y arrêtai pas, et courus le long du corridor. La réponse m’attendait au bout de celui-ci, assez évidente. La porte du second vestiaire avait été démolie depuis fort longtemps, et on ne s’était pas contenté de forcer la serrure ; c’est tout le battant qui avait été détruit, comme en témoignaient encore deux fragments de bois décolorés qui pendaient des gonds – seule indication qu’il y ait jamais eu une porte ici. À l’intérieur, la lampe ne fonctionnait plus, laissant la pièce à l’obscurité et aux araignées.
J’étais déjà reparti et avais même fait deux ou trois pas en avant lorsque je m’arrêtai, saisi par cette impression de faire une erreur que nous éprouvons parfois avant d’avoir pris conscience de la nature de l’erreur en question. Nous avions été jetés dans l’Antichambre, Jonas et moi, tard dans l’après-midi ; la nuit suivante, les jeunes exultants étaient venus nous tourmenter avec leurs fouets. C’est le lendemain matin seulement que Héthor avait été capturé, et c’est donc vraisemblablement au même moment que Beuzec avait réussi à échapper aux prétoriens ; ce n’est qu’alors que ces derniers avaient reçu les clefs de l’administrateur pour poursuivre leurs recherches dans l’hypogée. Or il n’y avait que très peu de temps que j’avais rencontré ce même administrateur, et lorsque je lui avais parlé de Terminus Est, qui m’avait été retirée par les prétoriens, il avait cru que j’étais arrivé le jour même, après l’évasion de Beuzec.
Mais en réalité, ce n’était pas le cas ; autrement dit, le prétorien qui s’était saisi de Terminus Est ne pouvait pas l’avoir déposée dans le vestiaire fermé à clef, en dessous du second escalier.
Je retournai donc sur mes pas, vers le vestiaire à la porte arrachée. À la faible lumière qui arrivait du corridor, je pus constater que, comme son pendant, cette pièce avait autrefois comporté des étagères ; mais on les avait enlevées depuis pour en faire autre chose, et la pièce était nue, à l’exception des supports dépassant du mur à intervalles réguliers, et devenus inutiles. À part cela je ne voyais rien d’autre, mais je pus également constater que les gardes affectés à l’inspection des locaux n’avaient guère eu envie de s’avancer au milieu des toiles d’araignée et de la poussière. Sans même passer la tête à l’intérieur, je glissai ma main par-delà le chambranle de la porte en tâtonnant ; c’est avec un indescriptible sentiment de triomphe mêlé d’une impression familière que je la sentis se refermer sur la précieuse poignée.
J’avais retrouvé mon intégrité d’homme. Ou bien davantage, celle de compagnon de la guilde. À la lumière du corridor, je vérifiai que la lettre se trouvait toujours à sa place, dans la pochette du fourreau, puis je dégainai la lame étincelante, l’essuyai, la huilai et l’essuyai à nouveau, avant d’en vérifier le fil du pouce et de l’index. Enfin, je m’éloignai. Que celui qui me poursuivait dans les ténèbres apparaisse, maintenant.
Mon premier objectif était de rejoindre Dorcas, mais je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où on avait installé la compagnie du Dr Talos ; je savais simplement que la troupe devait se produire au cours d’un thiase se tenant dans un jardin – un jardin parmi tant d’autres, sans aucun doute. Si en ce moment, je tentais de passer par l’extérieur, de nuit les prétoriens auraient très certainement tout autant de difficultés à me distinguer, avec ma cape de fuligine, que moi à les apercevoir. Mais je n’avais guère de chances de trouver de l’aide ; et lorsque l’horizon oriental basculerait en dessous du soleil, je serais certainement repris aussi vite que la première fois, avec Jonas, quand nous étions arrivés sur nos destriers. Si par contre je restais à l’intérieur du Manoir Absolu, l’expérience que je venais d’avoir avec l’administrateur montrait que je n’éveillerais pas forcément les soupçons, et que je pouvais même tomber sur quelqu’un prêt à me renseigner. Je pris finalement le parti d’expliquer à la première personne rencontrée que j’avais été convoqué pour les festivités (supposant qu’il était tout à fait possible qu’une séance de tortures ait été inscrite au programme de celles-ci), et que je m’étais perdu en quittant la chambre qui m’avait été affectée pour passer la nuit. J’avais une chance, de cette façon, de découvrir où se trouvaient Dorcas et les autres.
Tout en réfléchissant à ce plan, je montai l’escalier et, au second palier, je m’engageai dans un corridor que je n’avais pas remarqué auparavant. Il était beaucoup plus long, et incomparablement mieux meublé que celui sur lequel donnait l’Antichambre. Des tableaux sombres étaient accrochés aux murs dans des cadres dorés, avec entre eux des bustes, des urnes et des objets dont j’ignorais le nom placés sur des piédestaux. Les portes qui donnaient sur ce corridor étaient séparées par une centaine de pas au moins, ce qui supposait des pièces aux dimensions imposantes derrière ; toutes étaient fermées, et, en essayant les poignées, je constatai qu’elles étaient forgées dans un métal que je n’avais jamais vu, et surtout qu’elles étaient dessinées pour des mains qui n’étaient pas humaines.
Après avoir parcouru ce corridor pendant plus d’une demi-lieue, je finis par apercevoir quelqu’un d’assis (comme je le supposai tout d’abord) sur une chaise surélevée. Mais en me rapprochant, je compris que ce que j’avais pris pour une chaise était en fait un escabeau, et que le vieil homme qui se trouvait perché dessus était en train de nettoyer l’une des peintures.
« Veuillez m’excuser », lui dis-je.
Il se tourna vers moi et me fixa d’un regard intrigué.
« J’ai déjà entendu votre voix, n’est-ce pas ? »
Dans l’instant même je reconnus la sienne, ainsi que son visage. Il s’agissait du conservateur Roudessind, le vieillard que j’avais rencontré tellement longtemps auparavant, le jour où maître Gurloes m’avait pour la première fois envoyé chercher des livres pour la châtelaine Thècle.
« Il y a quelque temps de cela, vous étiez à la recherche de maître Oultan. Ne l’avez-vous pas trouvé ?
— Si, je l’ai trouvé, répondis-je. Mais il y a longtemps de cela. »
Cette dernière remarque parut le mettre en colère. « Je n’ai pas dit aujourd’hui ! Mais ça ne fait pas longtemps. D’ailleurs, je me souviens très bien du paysage sur lequel j’étais en train de travailler ; ça ne peut donc pas remonter si loin.
— Je m’en souviens aussi. C’était un désert ocre, se reflétant dans la visière en or d’un homme en armure. »
Il acquiesça de la tête, et sa colère parut retomber. S’accrochant aux montants de l’escabeau, il entreprit de descendre, l’éponge toujours à la main.
« Exactement, exactement celui-là. Voulez-vous que je vous le montre ? Il est impeccable, maintenant.
— Nous ne sommes plus à la Citadelle, maître Roudessind ; nous nous trouvons au Manoir Absolu. »
Le vieil homme ne tint aucun compte de ma remarque. « Oui, vraiment impeccable… Il est par là-bas, un peu plus loin. Ah ! ces anciens artistes, ils étaient imbattables pour ce qui est du dessin ; malheureusement leurs couleurs n’ont pas tenu. Et laissez-moi vous dire qu’en art, je m’y connais. J’ai vu des écuyers et même des exultants venir regarder ces œuvres et faire leurs commentaires sur ceci ou cela : mais ils n’y connaissent rien. Quel est celui qui a examiné tous ces tableaux dans le moindre détail ? » Il se frappa la poitrine de la main qui tenait encore l’éponge, puis il se pencha vers moi et se mit à parler bas, alors que l’immense corridor était parfaitement désert. « Eh bien, je vais vous confier un secret. Aucun d’entre eux n’est au courant. L’un d’eux me représente. »
Par courtoisie, je lui répondis que j’aimerais le voir.
« Je suis en train de le rechercher, et quand je l’aurai trouvé, je vous ferai signe. Ils l’ignorent, mais c’est pour cette raison que je passe mon temps à nettoyer les tableaux. Vous comprenez, j’aurais pu prendre ma retraite. Mais je suis toujours fidèle au poste, et j’ai travaillé plus longtemps que n’importe qui, maître Oultan excepté. Sauf que lui ne peut même pas voir son verre de montre ! » Le vieillard s’esclaffa, d’un long rire chevrotant.
« Je me demande si vous ne pourriez pas me venir en aide. Il y a ici des acteurs que l’on a fait venir pour le thiase. Savez-vous où ils ont été logés ?
— J’en ai vaguement entendu parler, répondit-il d’un ton indécis. Dans la Salle verte, c’est ce que j’ai cru comprendre.
— Pourriez-vous m’y conduire ? »
Il secoua négativement la tête. « Aucun tableau n’y est accroché ; alors, je ne m’y suis jamais rendu. Par contre, il existe une peinture qui la représente. Venez, suivez-moi. Nous allons la retrouver, je vais vous la montrer. »
Il me tira par le bord de ma cape, et je lui emboîtai le pas.
« Peut-être vaudrait-il mieux me conduire auprès de quelqu’un qui pourrait me guider jusque-là, ne croyez-vous pas ?
— C’est chose faisable. Le vieil Oultan possède une carte, quelque part dans sa bibliothèque ; le garçon qui est à son service pourra aller vous la chercher.
— Mais nous ne sommes pas dans la Citadelle, lui rappelai-je à nouveau. D’ailleurs, comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? Sont-ils venus vous chercher pour nettoyer ces tableaux ?
— C’est cela, c’est bien cela. » Il s’appuya sur mon bras. « Il existe une explication logique à tout ce qui se produit, tâchez de ne pas l’oublier. C’est ainsi que les choses ont dû se passer. Le père Inire voulait que je les nettoie, et me voici. » Il s’arrêta un instant, l’air de réfléchir. « Attendez un peu, je me trompe. J’avais un certain talent étant enfant – voilà ce qu’il faut que je raconte, en fait. Vous comprenez, mes parents m’avaient toujours encouragé, et je dessinais des heures durant. Je me rappelle être resté une fois tout un après-midi, par un beau soleil, en train de barbouiller à la craie derrière notre maison. »
Un couloir plus étroit s’ouvrait sur notre gauche, et il m’y entraîna ; il avait beau être assez mal éclairé – et même presque obscur par rapport au premier – ainsi que tellement réduit qu’il était impossible de s’écarter à distance raisonnable, il n’en était pas moins décoré par des tableaux beaucoup plus grands que ceux du corridor principal, des toiles allant du sol au plafond et bien plus larges que mes deux bras étendus. Je les voyais fort mal, mais néanmoins, elles me parurent n’être que de vulgaires croûtes. Je demandai à Roudessind qui lui avait conseillé de me parler de son enfance.
« Eh bien, le père Inire, bien sûr, dit-il en redressant la tête pour me regarder. Qui voudriez-vous que ce soit ? » Il baissa la voix. « C’est la sénilité, d’après ce qu’ils disent. Il a été le vizir de je ne sais combien d’autarques depuis Ymar. Maintenant restez tranquille et laissez-moi parler. Je me charge de vous trouver le vieil Oultan.
« Un peintre – un vrai – est venu chez nous. Ma mère était tellement fière de moi, qu’elle lui a montré un certain nombre de choses que j’avais faites. C’était Féchine, Féchine en personne ! Le portrait qu’il a fait de moi alors est accroché quelque part par ici, et il vous regarde – mes yeux bruns vous regardent. Je suis installé devant une table où sont posés quelques pinceaux et une mandarine. C’était le cadeau que l’on m’avait promis si je restais bien sage.
— Je ne crois pas avoir le temps d’aller le voir maintenant.
— C’est ainsi que moi aussi je suis devenu un artiste. Mais rapidement, j’en suis venu au travail de nettoyage et de restauration des œuvres des grands peintres. J’ai nettoyé deux fois mon propre portrait ! Cela me fait une impression bizarre de laver ce petit visage qui fut moi. Je ne peux m’empêcher de me dire que ce serait bien, si quelqu’un pouvait me laver ainsi la figure maintenant, et m’enlever avec une éponge la crasse de l’âge accumulée au cours des années. Mais ce n’est pas ce portrait que je vous amène voir ; c’est bien la Salle verte que vous cherchez, non ?
— Oui, dis-je précipitamment.
— Eh bien nous en avons une représentation juste ici. Regardez donc ; lorsque vous l’aurez vue, vous aurez compris où elle se trouve. »
Il me désigna l’une des immenses croûtes. Ce n’était pas du tout une salle qu’elle montrait, mais plutôt un jardin d’agrément, une plaisance fermée par des haies élevées, et où se trouvait un étang à nymphéas, bordé de saules pleureurs dans lesquels jouait le vent. Un homme portant la tenue excentrique d’un llanero y grattait sa guitare pour son seul plaisir, à ce qu’il semblait. Derrière lui, des nuages menaçants couraient dans un ciel d’orage.
« Après cela, vous pourrez aller à la bibliothèque, consulter la carte d’Oultan », reprit le vieil homme.
La peinture était dans ce style irritant fait de touches de couleur dans lequel se dissout le dessin, et qu’il faut appréhender dans son ensemble. Je fis donc un pas en arrière pour obtenir une meilleure perspective, puis un deuxième…
Au troisième pas, je me rendis compte que j’aurais dû entrer en contact avec le mur derrière moi, et que je ne l’avais pas encore touché. Au lieu de cela, je me tenais à l’intérieur du tableau accroché au mur opposé : une pièce sombre avec d’antiques chaises recouvertes en cuir et des tables d’ébène. Je me retournai pour l’examiner, et lorsque je revins à ma position initiale, le corridor dans lequel je me tenais l’instant d’avant avec Roudessind avait disparu, remplacé par un mur tapissé d’un papier fané depuis longtemps.
Un réflexe m’avait fait tirer Terminus Est hors de son fourreau, mais il n’y avait personne pour me menacer. Au moment même où j’étais sur le point d’essayer l’unique porte de la pièce, celle-ci s’ouvrit et un personnage en robe jaune entra. Ses cheveux blancs et courts étaient soigneusement peignés en arrière au-dessus d’un front rond, et son visage aurait tout aussi bien pu être celui d’une femme de quarante ans un peu rondelette ; une petite fiole en forme de phallus pendait à son cou, retenue par une chaîne fine.
« Ah ! dit-il. Je me demandais qui avait bien pu venir. Bienvenue, Mâlemort. »
Tâchant de composer le mieux possible mon attitude, je répondis : « Je suis le compagnon Sévérian, de la guilde des bourreaux, comme vous pouvez le voir. Mon intrusion a été tout à fait involontaire, et à dire la vérité, je vous serais très reconnaissant si vous pouviez m’expliquer comment la chose s’est produite. Lorsque j’étais encore dans le corridor, cette pièce ne paraissait être qu’une peinture. Or en voulant prendre un peu de recul pour mieux regarder le tableau exposé sur le mur en face, je me suis retrouvé ici. Quel est l’art prodigieux qui permet cela ?
— Ce n’est pas de l’art, répondit l’homme en robe jaune. Les portes dérobées ne sont pas une invention particulièrement originale, et l’architecte de cette pièce n’a fait que mettre en place un moyen de cacher cette issue. Comme vous pouvez le constater, la pièce est peu profonde ; elle l’est même encore moins que vous ne le croyez actuellement, à moins que vous n’ayez déjà remarqué que le plafond et le plancher convergent légèrement, et que donc le mur du fond est nettement moins haut que celui par lequel vous êtes entré.
— Je vois », dis-je. Et de fait, il me semblait comprendre. Tandis qu’il parlait, la pièce contrefaite que mon esprit, par habitude des pièces ordinaires, avait à mon insu rétablie dans des proportions normales, se mit à devenir elle-même ; je vis le plafond en pente et trapézoïdal, et le plancher également trapézoïdal. Les chaises qui faisaient face au mur par lequel j’étais entré étaient tellement étroites que c’est à peine si l’on aurait pu s’asseoir dessus, et les tables faisaient la largeur d’une planche.
« L’œil est trompé, dans un tableau, par des lignes convergentes qui sont du même ordre, reprit l’homme à la robe jaune. Si bien que lorsque vous les rencontrez dans la réalité, avec en fait une absence de profondeur et un éclairage monochromatique constituant un artifice supplémentaire, l’œil croit ne percevoir qu’un tableau comme les autres, surtout s’il vient d’en voir se succéder plusieurs d’authentiques. Votre intrusion (comme vous dites) avec cette grande épée a provoqué la montée d’un mur derrière vous – un mur véritable – pour vous retenir jusqu’à ce qu’on vous contrôle. Ai-je besoin de le dire, l’autre côté de ce mur s’orne de la peinture que vous aviez cru y voir. »
Ma stupéfaction ne fit que s’accroître. « Mais comment la pièce pouvait-elle savoir que je portais une épée ?
— Voilà qui est nettement plus difficile à expliquer… C’est quelque chose de bien plus complexe que la pièce elle-même ; tout ce que je peux dire est que l’issue dérobée est prise dans un cadre de métal, lequel réagit quand d’autres métaux frères passent au milieu.
— En êtes-vous le constructeur ?
— Certes non. » Il s’arrêta un instant. « Tous ces systèmes, ainsi que des centaines d’autres, constituent ce qu’il est convenu d’appeler le Second Manoir. Ils sont l’œuvre du père Inire, auquel le premier Autarque avait demandé de concevoir un palais secret à l’intérieur même du Manoir Absolu. Vous ou moi, mon fils, nous nous serions contentés d’imaginer un ensemble de pièces secrètes dans un coin de ce vaste édifice. Mais lui a réussi ce tour de force de bâtir un manoir secret qui est coextensif à la construction officielle.
— Non, vous n’êtes pas le père Inire ! répondis-je. Je sais maintenant où nous nous sommes vus. Ne me reconnaissez-vous pas ? » Je retirai mon masque pour lui permettre de voir mon visage.
Il sourit et dit : « Vous n’êtes venu qu’une fois. La courtisane ne vous a donc pas plu…
— Elle me plaisait moins que la femme dont elle était la contrefaçon – ou plutôt, j’aimais davantage celle qu’elle imitait. J’ai perdu un ami au cours de la nuit, nuit qui me vaut cependant de renouer avec de vieilles connaissances. Puis-je vous demander par quels moyens vous vous êtes rendu ici depuis la Maison turquoise ? Vous a-t-on fait venir pour le thiase ? J’ai croisé une de vos pensionnaires au début de la soirée. »
Il acquiesça d’un air absent. Un miroir placé au-dessus d’un trumeau selon un angle bizarre, sur l’un des côtés de cette étonnante pièce sans profondeur, me renvoya son profil, délicat comme celui d’un camée, et j’en conclus qu’il devait être androgyne. Je fus pris d’un sentiment de pitié doublé d’un autre de fatalité, à l’imaginer en train d’ouvrir sa porte, nuit après nuit, aux hommes venant faire un tour dans le Quartier algédonique. « Oui, finit-il par dire ; je dois rester ici durant le temps des fêtes, et repartir ensuite. »
J’avais encore en tête le tableau que Roudessind m’avait montré dans le corridor, à l’extérieur, et lui demandai s’il pouvait m’indiquer où se trouvait le jardin.
J’eus aussitôt l’impression de l’avoir pris par surprise, comme si cela ne lui était pas arrivé depuis des années. Son regard exprima de la souffrance, et sa main gauche esquissa un geste en direction de la fiole phallique qui pendait à son cou. « Vous en avez donc entendu parler… dit-il simplement. Même en supposant que j’en connaisse le chemin, pour quelles raisons devrais-je vous le révéler ? Nombreux seront ceux qui tenteront de s’enfuir par ce chemin, si le galion pélagique aperçoit la terre. »