LA FACE DES EAUX

1

Le navire glissait à la surface de la planète comme sur une coulisse. Lawler sentait sous lui la longue houle de l’océan planétaire, son mouvement puissant, tandis que la colossale muraille liquide les entraînait irrésistiblement. Ils n’étaient rien de plus qu’un fétu, un atome isolé tourbillonnant dans le vide. Ils n’étaient rien du tout en regard de l’immensité de la mer en furie.


Protégé par un épais matelas de couvertures, Lawler s’était aménagé une place où il pouvait s’accroupir en prenant appui sur une cloison. Mais il ne s’accordait guère de chances de survivre. La muraille liquide était trop haute, la mer trop agitée, le navire trop fragile.

D’après les bruits et les mouvements qu’il percevait, il essayait d’imaginer ce qui pouvait se passer sur le pont.

La Reine d’Hydros filait à toute allure à la surface de la mer, entraînée par le mouvement irrésistible de la Vague, calée à sa base. Même si Delagard avait réussi à mettre à temps son magnétron en marche, l’appareil n’aurait pu protéger le navire de l’impact de la lame colossale ni l’empêcher d’être soulevé et emporté par elle. Quelle que fût la vitesse de la Vague, celle du navire, poussé par l’énorme masse d’eau, était la même. Jamais Lawler n’avait vu une Vague aussi grande. Jamais sans doute cela n’avait été donné à personne pendant la brève période de cent cinquante ans de la colonisation humaine. C’était très certainement une exceptionnelle conjonction des trois lunes et de la planète sœur, quelque diabolique confluence de forces de gravitation qui avait soulevé cette inimaginable masse d’eau et l’avait fait rouler à toute allure autour d’Hydros.

Lawler ne comprenait pas pourquoi, mais le navire flottait toujours. Ce dont il était certain, c’est que le bâtiment n’avait pas coulé, qu’il continuait de monter et de descendre comme un bouchon, car il sentait la force continue de l’accélération de la Vague qui poursuivait son chemin. Cette force irrésistible le projeta contre la cloison et l’y cloua de telle sorte qu’il était incapable de bouger. Il songea que, s’ils avaient déjà chaviré, la Vague se serait déjà éloignée et le navire serait en train de sombrer doucement dans son sillage. Mais il n’en était rien, puisqu’ils continuaient d’avancer. Ils étaient à l’intérieur de la Vague, tournoyant follement, la quille en l’air, la quille en bas, la quille en l’air, la quille en bas. Tout ce qui n’était pas fixé dans le navire se détachait et se fracassait contre tous les obstacles. Il entendait des cliquetis d’objets qui s’entrechoquaient, comme si le navire était secoué par l’étreinte de quelque géant, ce qui, en vérité, était le cas. Tout était sens dessus dessous. Soudain, le souffle lui manqua et il se mit à haleter comme si c’était lui-même et non le pont supérieur qui était submergé et ne ressortait de l’eau qu’à intervalles espacés. Plonger, remonter, plonger, remonter. Il sentit des battements frénétiques dans sa poitrine. Un vertige le prit, un étourdissement, et il se sentit gagné par une griserie qui empêchait la panique de monter en lui. Il était projeté en tous sens avec trop de violence pour éprouver de la crainte ; il n’y avait pas de place dans son esprit pour la crainte.

— Quand allons-nous enfin couler ? Maintenant ? Maintenant ?

À moins que la Vague ait décidé de ne pas les libérer, à moins qu’elle continue éternellement de les entraîner avec elle, à moins que, mue par son incroyable puissance, elle tourne indéfiniment comme une roue autour de la planète.

À un moment, tout sembla redevenir stable. Nous sommes sauvés, songea-t-il, le navire flotte tout seul. Mais non, non, ce n’était qu’une illusion. Quelques instants plus tard, le tourbillon reprit, avec une intensité accrue. Lawler sentit le sang se porter successivement de sa tête à ses pieds, puis de nouveau à sa tête et encore à ses pieds. Ses poumons étaient douloureux. Ses narines le brûlaient à chaque inspiration.

Il y eut des coups sourds et des craquements qui semblaient provenir de l’intérieur du navire, des meubles furent projetés en tous sens, puis il y eut d’autres coups et d’autres craquements qui semblaient cette fois provenir de l’extérieur. Il perçut un bruit de voix lointaines et quelqu’un poussa un cri aigu et prolongé. Il perçut le rugissement du vent, ou plutôt l’illusion du rugissement du vent. Il perçut le grondement plus sourd de la Vague elle-même. Il y eut encore un sifflement chuintant qui se transforma en un âpre grognement et que Lawler fut incapable d’identifier ; peut-être un furieux affrontement entre l’eau et le ciel à l’endroit où ils se rencontraient. Ou peut-être la Vague avait-elle plusieurs densités et les différentes eaux qui la composaient, unies tant bien que mal par le formidable élan de l’ensemble de la masse liquide en mouvement, étaient-elles en train de se quereller.

Il y eut un nouveau moment d’immobilité et celui-ci sembla se prolonger indéfiniment. Ça y est, se dit Lawler, nous coulons. Nous sommes à cinquante mètres de profondeur et nous nous enfonçons toujours. Nous allons mourir noyés. D’un instant à l’autre, la pression de l’eau va faire éclater la petite bulle qu’est le navire, l’eau entrera en force et ce sera la fin.

Il attendit le moment où l’eau allait s’engouffrer dans les entrailles du bâtiment. La mort serait rapide. La pression de l’eau sur sa poitrine empêcherait le sang d’irriguer son cerveau et il perdrait aussitôt connaissance. Il ne connaîtrait jamais la fin de l’histoire, la lente descente du navire, la membrure écrasée et disjointe, les étranges créatures des profondeurs s’approchant pour regarder avec curiosité, puis, rassurées, pour se nourrir.

Mais il ne se passa rien. Tout était paisible. Ils flottaient dans un temps en dehors du temps, calme, silencieux. L’idée traversa l’esprit de Lawler qu’ils devaient déjà être morts, que c’était cette autre vie en laquelle il n’avait jamais réussi à croire. Il se mit à rire et regarda autour de lui en espérant que le père Quillan était tout près pour lui demander : « Est-ce cela que vous attendiez ? Cette sensation de flottement sans fin ? Rester à l’endroit même où nous sommes morts, en demeurant conscients, dans ce silence absolu ? »

Il sourit de sa propre bêtise. L’autre vie ne pouvait être seulement la continuation de la vie terrestre. Non, c’était encore sa vieille vie. C’étaient bien ses pieds qu’il voyait et ses mains, ses paumes avec leur réseau de cicatrices déjà estompées. C’était le bruit de sa propre respiration. Il était encore vivant. Le navire devait encore être à flot. La Vague avait enfin passé son chemin.

— Val ? dit une voix. Tout va bien, Val ?

— Sundira ?

Elle rampa vers lui le long de l’étroite coursive encombrée par toutes sortes d’objets. Son visage était très pâle ; elle avait l’air hébété et les prunelles vitreuses. Lawler remua, repoussa une planche tombée sur sa poitrine sans même qu’il s’en fût rendu compte et entreprit de s’extirper de son refuge douillet pour aller vers elle.

— Mon Dieu ! dit-elle doucement. Oh ! Mon Dieu !

Elle se mit à pleurer. Lawler tendit la main vers elle et il se rendit compte que des larmes coulaient aussi sur ses joues. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre en pleurant à chaudes larmes dans le silence irréel.


L’un des panneaux d’écoutille était remonté et un rayon de lumière filtrait par l’ouverture. La main dans la main, ils débouchèrent sur le pont.

Le navire était droit et flottait normalement, comme s’il ne s’était rien passé. Le pont était humide et il brillait comme Lawler ne l’avait encore jamais vu briller. Il brillait comme si une armée d’un million de matelots l’avaient briqué pendant un million d’années. Le poste de timonerie était à sa place, l’habitacle, le gaillard d’arrière et la passerelle aussi. Plus étonnant, les mâts n’avaient pas bougé, mais le mât de misaine avait perdu une de ses vergues.

Kinverson était déjà sur le pont et Lawler vit Delagard à la proue, les pieds tournés en dehors, immobile, pétrifié. Il semblait cloué sur place, comme s’il était resté à cet endroit pendant tout le temps que le navire avait été entraîné par la Vague. Derrière lui, à tribord, se tenait Onyos Felk dans la même position, rigoureusement immobile.

Un par un, les autres sortaient de leur refuge : Neyana Golghoz, Dann Henders, Léo Martello, Pilya Braun. Puis Gharkid arriva en boitillant à la suite de quelque mésaventure dans l’entrepont. Et Lis Niklaus, suivie du père Quillan. Ils se déplaçaient avec précaution, traînant les pieds comme des somnambules, s’assurant d’une manière hésitante que le navire était intact, touchant le bastingage, la base des mâts, le toit du gaillard d’avant.

Le seul à ne pas être remonté était Dag Tharp. Lawler supposa qu’il était resté dans la cabine radio pour essayer d’établir le contact avec le reste de la flottille.

Le reste de la flottille ? Il n’y avait pas un seul navire en vue.

— Regarde comme tout est calme, dit Sundira.

— Oui. Calme et vide.

C’est ainsi que le monde avait dû être au premier jour de la création. De tous côtés s’étendait une mer totalement plane, d’un bleu-gris, sans une vague, sans une ondulation, sans le plus petit mouton d’écume, la plus petite ride : un néant horizontal. Le passage de la Vague avait vidé la mer de toute son énergie.

Gris, presque vide, le ciel aussi était tout uni. Un unique nuage bas était visible, très loin à l’occident, juste dans le soleil couchant. Une lumière pâle ruisselait à l’horizon. Il n’y avait plus la moindre trace de la tempête qui avait précédé la Vague. Elle s’était évanouie aussi totalement que la Vague elle-même.

Et les autres navires ? Les autres navires ?

Lawler marcha lentement d’un plat-bord à l’autre, puis revint sur ses pas. Il fouilla la mer du regard pour y discerner des signes ou des indices : morceaux de bois flottant, débris de voiles, vêtements épars, ou même nageurs en perdition. Mais il ne voyait rien. Une fois déjà pendant ce voyage, après l’autre violente tempête, celle qui avait duré trois jours, il avait scruté une mer sur laquelle aucun navire n’était visible. La première fois la flottille avait simplement été éparpillée par les bourrasques de vent et elle s’était reformée en quelques heures. Mais cette fois il redoutait qu’il en aille autrement.

— Voilà Dag, murmura Sundira. Mon Dieu ! Regarde sa tête !

Dag Tharp sortait par l’écoutille arrière, le teint livide, la mâchoire pendante et le regard vide, les épaules tombantes et les bras ballants. Sortant de sa transe, Delagard pivota sur ses talons.

— Alors ? lança-t-il sèchement. Quelles nouvelles ?

— Rien. Pas de nouvelles.

La voix de Tharp n’était qu’un murmure rauque, étranglé.

— Pas une réponse, poursuivit-il. J’ai tout essayé. Reine appelle Déesse, Reine appelle Étoile, Reine appelle Lunes, Reine appelle Croix. Ici Reine, répondez ! Répondez ! Rien. Pas une seule réponse.

Il avait l’air d’avoir à moitié perdu la tête.

Le visage à la mâchoire carrée de Delagard devint cendreux. Il parut s’affaisser.

— Pas une seule réponse.

— Rien, Nid. Personne n’a répondu. Ils ne sont pas là.

— C’est votre radio qui ne marche pas !

— Je suis entré en contact avec plusieurs îles. J’ai joint Kentrup. J’ai joint Kaggerham. La Vague était terrible, Nid. Vraiment terrible.

— Mais, mes navires !…

— Rien.

— Mes navires, Dag !

Delagard avait les yeux exorbités. Il fonça sur Tharp comme s’il avait l’intention de le saisir aux épaules et de le secouer pour lui arracher de meilleures nouvelles. Kinverson s’interposa brusquement et tint Delagard à distance en le soutenant quand il se mit à frissonner et à trembler.

— Redescendez, ordonna l’armateur au radio. Essayez encore.

— Ça ne sert à rien, dit Tharp.

— Mes navires ! Mes navires !

Delagard se retourna et se rua vers le bastingage.

Pendant un instant affreux, Lawler crut qu’il allait se jeter par-dessus bord. Mais il avait simplement besoin de taper sur quelque chose. Il serra rageusement les deux poings et les abattit sur le garde-fou, frappant avec une force si étonnante que, sur un demi-mètre, le métal se creusa, se courba et se tordit.

— Mes navires ! hurla plaintivement Delagard.

Lawler sentit un tremblement le gagner. Oui, les navires. Mais aussi tous ceux qui étaient à bord. Il se tourna vers Sundira et lut de la sympathie dans son regard. Elle savait quel chagrin il éprouvait. Mais pouvait-elle véritablement comprendre ? Ce n’étaient, somme toute, pour elle que des étrangers. Mais, pour lui, ils représentaient tout son passé, la substance de sa vie, pour le meilleur et pour le pire. Nicko Thalheim et Sandor, son vieux père, Bamber Cadrell, les Sweyner et les Tanamind, Brondo et ces pauvres cinglées de Sœurs, Volkin, Yanez, Stayvol. Tous, tous ceux qu’il connaissait, toute son enfance, sa jeunesse et sa maturité, les gardiens des souvenirs d’une vie, tous emportés en même temps. Comment pourrait-elle comprendre cela ? Avait-elle jamais appartenu d’une manière durable à une communauté ? Elle avait quitté l’île où elle était venue au monde sans jamais y retourner et s’était déplacée d’île en île sans jamais regarder en arrière. On ne peut pas savoir ce que c’est de perdre ce que l’on n’a jamais eu.

— Val…, dit-elle doucement.

— Laisse-moi tranquille, veux-tu !

— Si je peux faire quoi que ce soit pour t’aider…

— Non, tu ne peux pas, dit Lawler.


La nuit tombait. La Croix commençait de monter dans le ciel, mais à un angle insolite, curieusement oblique, inclinée du sud-ouest au nord-ouest. Il n’y avait pas un souffle de vent. La Reine d’Hydros se balançait mollement sur une mer d’huile. Tout le monde était resté sur le pont, mais, plusieurs heures après le passage de la Vague, personne n’avait encore pris la peine de hisser les voiles. Mais cela n’avait guère d’importance dans cette bonace, ce calme plat.

Delagard se tourna vers Onyos Felk.

— Quelle est notre position, à votre avis ? demanda-t-il d’une voix blanche.

— À l’estime, ou voulez-vous que j’aille chercher mes instruments ?

— À vue de nez, Onyos, à vue de nez !

— Nous sommes dans la Mer Vide.

— Merci beaucoup, j’aurais pu trouver ça tout seul ! Donnez-moi une longitude !

— Vous me prenez pour un magicien, Nid ?

— Je vous prends pour un sinistre con ! Mais vous pouvez au moins me donner une longitude. Regardez la putain de Croix !

— Je vois la putain de Croix, répliqua Felk avec aigreur. Elle m’indique que nous sommes au sud de l’équateur et beaucoup plus à l’ouest que lorsque la Vague nous a surpris. Si vous voulez quelque chose de plus précis, laissez-moi descendre et essayer de retrouver mes instruments.

— Beaucoup plus à l’ouest ? demanda Delagard.

— Oui, beaucoup. Beaucoup plus. Nous avons fait du chemin.

— Bon, allez chercher vos instruments.

Après un long moment passé à fouiller dans le chaos de l’entrepont, Felk réapparut avec les outils de son métier, des instruments de navigation rudimentaires et grossièrement façonnés dont la vue eût probablement déclenché un petit rire condescendant chez un marin du XVIe siècle. Sans y comprendre grand-chose, Lawler regarda Felk qui travaillait tranquillement ; il faisait un relèvement par rapport à la Croix en parlant dans sa barbe, réfléchissait, puis recommençait ses calculs. Au bout d’un certain temps, il se tourna vers Delagard.

— Nous sommes encore beaucoup plus à l’ouest que je ne l’aurais imaginé, dit-il.

— Quelle est notre position ?

Felk la lui communiqua et la stupéfaction se peignit sur le visage de l’armateur. Il disparut à son tour dans l’écoutille et resta absent pendant un long moment. Quand il revint, il portait sa carte marine. Lawler s’approcha tandis que le doigt de Delagard se déplaçait horizontalement sur le globe.

— Voilà. Ici. Nous sommes ici.

— Vois-tu l’endroit qu’il indique ? demanda Sundira.

— Nous sommes au beau milieu de la Mer Vide. Presque à la même distance de la Face des Eaux que des îles habitées que nous avons laissées derrière nous. Nous sommes au beau milieu de cette immensité et nous sommes absolument seuls.

2

Tout espoir était maintenant envolé de provoquer une réunion des navires afin d’opposer à Delagard la volonté de l’ensemble de la communauté de Sorve, puisqu’elle se réduisait à treize individus. Leur véritable destination était maintenant connue de tous les passagers de l’unique navire restant. Certains, tels Kinverson ou Gharkid, semblaient n’en avoir que faire ; pour eux, toutes les destinations se valaient. Certains autres – Neyana, Pilya, Lis – ne s’opposeraient probablement pas aux décisions de Delagard, aussi aberrantes fussent-elles. Un autre au moins, le père Quillan, était l’allié déclaré de l’armateur dans sa quête de la Face.

Il ne restait donc que Dag Tharp, Dann Henders, Léo Martello, Sundira et Onyos Felk. Felk ne pouvait pas souffrir Delagard. Parfait, se dit Lawler. En voilà un qui sera de mon côté. Tharp et Henders avaient déjà eu une prise de bec avec Delagard et ils ne reculeraient certainement pas devant un autre affrontement. Mais Martello était un employé fidèle et Lawler ne savait pas très bien de quel côté il se placerait en cas d’épreuve de force avec l’armateur. Même Sundira représentait une inconnue. Malgré l’intimité qui semblait se développer entre eux, rien ne permettait à Lawler de présumer qu’elle se rangerait dans son camp. Peut-être éprouvait-elle de la curiosité, peut-être était-elle désireuse de découvrir la véritable nature de la Face. Il ne fallait pas oublier que l’étude de la vie des Gillies était pour elle une passion.

Ils seraient donc quatre, au mieux six, contre tous les autres. Cela ne faisait même pas la moitié des passagers. Ce n’est pas suffisant, songea Lawler.

Il commençait à se dire qu’il était vain de chercher à contrecarrer les plans de Delagard. L’armateur était une force trop puissante pour être jugulée. Il était comme la Vague : on pouvait ne pas aimer où il vous entraînait, mais il n’y avait pas grand-chose à faire pour s’y opposer. Vraiment pas grand-chose.

En réaction à la catastrophe, Delagard semblait bouillonner d’une énergie inépuisable et il donnait des instructions pour préparer le navire à la reprise du voyage. Les mâts étaient remis en état et les voiles hissées. L’homme énergique et résolu paraissait maintenant mû par une vitalité démoniaque et implacable, celle d’une force de la nature. L’analogie avec la Vague était appropriée. La perte de ses précieux navires semblait avoir redoublé la détermination de l’armateur. Se dépensant sans mesure, débordant d’une folle énergie, lançant une multitude d’ordres d’une voix tonitruante, il se mouvait au centre d’un tourbillon incessant qui le rendait presque impossible à approcher et interdisait à quelqu’un comme Lawler d’aller le voir pour lui dire : « Nid, nous ne pouvons pas vous laisser conduire ce navire où vous avez décidé. »

Le matin suivant le passage de la Vague, il y avait de nouvelles ecchymoses et de nouvelles coupures sur le visage de Lis Niklaus.

— Je ne lui ai absolument rien dit, confia-t-elle à Lawler tandis qu’il réparait les dégâts. Dès que nous sommes entrés dans la cabine, il est devenu comme fou et il a commencé à me frapper.

— Cela s’était déjà produit ?

— Pas comme ça, non. Il se conduit comme un dément. Peut-être a-t-il cru que j’allais dire quelque chose qui ne lui plairait pas. La Face, la Face, la Face, c’est devenu une obsession pour lui ! Il en parle même dans son sommeil ! Il négocie des contrats, il menace des concurrents, il promet des miracles… Et je ne sais quoi encore.

Aussi forte, aussi vigoureuse fût-elle, Lis semblait devenue fragile et rabougrie, comme si Delagard la vidait de toute son énergie pour se l’approprier.

— Plus je reste avec lui, poursuivit-elle, plus il me fait peur. On s’imagine que ce n’est qu’un riche armateur qui ne pense qu’à boire et à manger, à baiser et à s’enrichir toujours plus, on se demande bien pour quoi faire, d’ailleurs. Et puis, de temps en temps, il s’ouvre un tout petit peu et ce qu’on découvre en lui, ce sont des démons.

— Des démons ?

— Des démons, des visions, des fantasmes… Je ne sais pas. Il s’imagine que cette grande île fera de lui une sorte d’empereur, peut-être même un dieu, que tout le monde sera à ses ordres, pas seulement notre petit groupe, mais les humains des autres îles et même les Gillies. Et les habitants d’autres planètes. Savez-vous qu’il a l’intention de construire un astroport ?

— Oui, dit Lawler, il m’en a parlé.

— Et il le fera. Il obtient tout ce qu’il veut. Jamais il ne prend de repos, jamais il ne renonce. Il réfléchit dans son sommeil. Et je parle sérieusement. Comptez-vous faire quelque chose pour essayer de l’arrêter, docteur ? demanda-t-elle en portant la main à une meurtrissure sur sa joue gauche, entre l’œil et la pommette.

— Je n’en suis pas sûr.

— Soyez prudent. Si vous essayez de vous mettre en travers de son chemin, il vous tuera. Même vous, docteur. Il vous tuera aussi froidement qu’un poisson.


La Mer Vide semblait bien porter son nom. Limpide, unie comme un miroir ; pas une île, pas un récif de corail, pas un coup de vent, pas de nuages, ou si peu, dans le ciel. Le soleil ardent faisait miroiter de longues traînées bleu-gris sur les flots indolents. Les vents étaient faibles et capricieux. Les lames de fond se faisaient de plus en plus rares et elles étaient sans force, de simples ondulations ridant la surface de la mer et qu’ils franchissaient aisément. Mais la vie aquatique, elle aussi, devenait de plus en plus réduite. Kinverson mettait inutilement ses lignes à l’eau et les filets que Gharkid remontait ne contenaient que d’infimes quantités d’algues comestibles. De loin en loin, les voyageurs apercevaient un banc de poissons qui passaient en lançant des éclairs argentés ou ils voyaient folâtrer à distance des créatures de plus grande taille, mais il était rare qu’un animal vienne assez près pour se faire prendre. Les stocks du bord, les réserves d’algues et de poisson séché étant presque épuisés, Delagard donna l’ordre de réduire les rations. Ils allaient, semblait-il, souffrir de la faim jusqu’au terme du voyage. De la faim, mais aussi de la soif. Ils n’avaient pas eu le temps de sortir des récipients pour profiter de la pluie diluvienne qui s’était abattue sur le navire juste avant l’arrivée de la Vague. Et maintenant, sous un ciel imperturbablement serein, le niveau baissait de jour en jour dans les tonneaux.

Lawler demanda à Onyos Felk de lui indiquer leur position sur la carte. Comme à son habitude, le cartographe demeura imprécis, mais il montra un point, très loin dans la Mer Vide, à mi-chemin entre l’équateur et l’emplacement supposé de la Face des Eaux.

— Vous en êtes sûr ? demanda Lawler. Pouvons-nous vraiment avoir avancé aussi loin ?

— La Vague se déplaçait à une vitesse incroyable. Elle nous a transportés toute la journée et c’est un miracle si le navire ne s’est pas disloqué.

— Nous nous sommes engagés trop loin pour faire demi-tour, n’est-ce pas ? poursuivit Lawler en étudiant la carte.

— Qui parle de faire demi-tour ? Vous ? Moi ? Assurément pas Delagard.

— C’était une hypothèse, dit Lawler. Juste une hypothèse.

— Nous avons intérêt à continuer, dit Felk d’un ton lugubre. En fait, nous n’avons pas le choix. Il y a derrière nous de si vastes étendues désertes que, si nous décidions maintenant de repartir vers des eaux connues, nous mourrions probablement de faim avant d’avoir touché une île. Notre seule chance est de découvrir la Face. Nous y trouverons peut-être de la nourriture et de l’eau douce.

— C’est vraiment ce que vous pensez ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? dit Felk.


— Avez-vous une minute, docteur ? demanda Léo Martello. J’aimerais vous montrer quelque chose.

Lawler triait ses papiers dans sa cabine. Il avait devant lui trois boîtes contenant les dossiers médicaux de soixante-quatre ex-habitants de l’île de Sorve présumés disparus en mer. Lawler avait âprement combattu pour obtenir l’autorisation de les emporter et, pour une fois, il avait obtenu gain de cause. Et maintenant ? Fallait-il les garder ? Pour quoi faire ? Pour le cas où les cinq navires réapparaîtraient avec leur équipage au complet ? Les conserver pour une utilisation ultérieure par un historien de l’île ?

Si quelqu’un faisait plus ou moins œuvre d’historien, c’était Martello. Peut-être aimerait-il disposer de ces documents devenus inutiles pour la rédaction des chants suivants de son poème épique.

— Que voulez-vous, Leo ?

— Je viens d’écrire quelques vers sur la Vague, dit Martello. Ce qui nous est arrivé, l’endroit où nous trouvons, notre destination et tout cela. Je me suis dit que vous aimeriez peut-être regarder ce que j’ai fait.

Il adressa au médecin un sourire éclatant. Ses yeux bruns brillaient d’une vive excitation. Lawler comprit que Martello devait être immensément fier de lui et qu’il était avide de louanges. Il se prit à envier l’exubérance, la nature expansive et l’enthousiasme sans limites du jeune homme. Martello était capable de trouver de la poésie aux moments les plus noirs de ce voyage voué à l’échec. Stupéfiant.

— N’avez-vous pas le sentiment de brûler les étapes ? demanda Lawler. Aux dernières nouvelles, vous en étiez au début de la vague d’émigration et à la colonisation des premières planètes.

— C’est vrai. Mais je finirai bien par arriver à la partie du poème qui parle de notre vie sur Hydros et ce voyage y occupera une place importante. Alors, je me suis dit : pourquoi ne pas le faire maintenant, tant que le souvenir en est tout frais, au lieu d’attendre quarante ou cinquante ans et de l’écrire à la fin de ma vie ?

En effet, se dit Lawler. Pourquoi pas ?

Depuis plusieurs semaines, Martello laissait repousser ses cheveux sur son crâne maintenant recouvert d’une couche drue de poils bruns qui le rajeunissait d’une dizaine d’années. Si un passager du navire devait encore vivre cinquante ans, et même soixante-dix, c’était Martello. Cela lui laissait beaucoup de temps pour écrire de la poésie. Mais il était quand même préférable de coucher tout de suite sur le papier ses impressions poétiques.

— Très bien, dit Lawler en tendant la main, jetons un coup d’œil à ce que vous avez fait.

Il lut quelques vers et fit semblant de parcourir le reste. C’était un long texte écrit d’un seul jet, aussi filandreux et sentimental que le passage du grand poème épique que Martello lui avait montré, mais cette partie possédait au moins la vigueur d’un souvenir personnel.

Des cieux ténébreux un déluge tomba

Nous en fûmes mouillés et trempés jusqu’aux os.

Tandis que nous luttions pour garder l’équilibre

Survint un ennemi bien plus terrible encore.

La Vague nous apparut ! Et la peur nous saisit,

Elle nous noua la gorge et nous glaça le cœur.

La Vague redoutable ! Adversaire implacable,

Une muraille noire se dressant sur les flots.

Et nous étions tremblants, réduits au désespoir,

Tandis que nos genoux soudain se dérobaient,…

— C’est très émouvant, Léo, dit Lawler en relevant la tête.

— Je crois que j’ai atteint un autre niveau. Pour tous ces récits historiques, j’avançais à tâtons, de l’extérieur, pour ainsi dire. Mais là… J’y étais…

Il leva les deux mains, les doigts écartés.

— Je n’avais qu’à écrire, aussi vite que ma plume courait sur le papier.

— Vous étiez inspiré.

— Oui, c’est le mot, dit Martello en prenant timidement la liasse de feuilles. Je pourrais vous laisser le manuscrit, si vous avez envie de le lire plus attentivement.

— Non, non, merci. J’aime autant attendre que vous ayez terminé ce chant. Vous n’avez pas encore fait le récit de notre retour sur le pont après le passage de la Vague, quand nous avons découvert que nous étions au milieu de la Mer Vide.

— J’ai préféré attendre un peu. Jusqu’à ce que nous arrivions à la Face des Eaux. Cette partie du voyage n’est pas très intéressante, n’est-ce pas ? Il ne se passe absolument rien. Mais quand nous arriverons à la Face…

Il s’interrompit, mais son silence était éloquent.

— Alors ? dit Lawler. Que se passera-t-il, à votre avis ?

— Des miracles, docteur, répondit Martello, les yeux étincelants. Des merveilles, des prodiges et toutes sortes de choses fabuleuses. J’ai hâte d’être arrivé ! J’écrirai sur la Face un chant que Homère lui-même serait fier d’avoir composé. Homère en personne !

— Je n’en doute pas, dit Lawler.

Des poissons-taupe surgirent brusquement de nulle part, par centaines. Il n’y avait eu aucun signe de leur présence et la mer semblait même encore plus vide qu’elle ne l’avait jamais été depuis que le navire y voguait.

Mais, dans la chaleur torride de midi, elle s’ouvrit et lança des escadrilles de poissons-taupe à l’assaut du bâtiment. Ils bondirent de l’eau en formation serrée et assaillirent le navire par le travers. En percevant les premiers vrombissements, Lawler, qui se trouvait sur le pont, se jeta machinalement à l’abri du mât de misaine. Des nuées de poissons-taupe, long d’un demi-mètre et gros comme le bras, fendaient l’air tels des projectiles mortels. Leurs ailes pointues et cartilagineuses étaient déployées et, sur leur dos, se hérissaient des rangées de poils durs et tranchants.

Certains survolèrent le pont en décrivant une ample courbe avant de tomber à la verticale dans une grande gerbe d’eau. D’autres se fracassèrent contre les mâts ou sur le gaillard d’avant, s’engouffrèrent dans les voiles gonflées ou achevèrent simplement leur vol au-dessus du navire et atterrirent sur le pont où ils se tordirent dans des mouvements convulsifs. Lawler en vit deux passer tout près de lui, côte à côte, une lueur méchante dans leurs yeux ternes. Puis trois autres arrivèrent, si serrés qu’ils semblaient unis comme par un joug. Et d’autres encore, en si grand nombre qu’il était impossible de les compter. Il ne pouvait plus gagner l’abri de l’écoutille ; la seule solution, c’était de baisser la tête, de se faire aussi petit que possible et d’attendre.

Il entendit un cri un peu plus loin sur le pont et, de la direction opposée, lui parvint un grognement de colère. Levant précautionneusement la tête, il vit Pilya Braun dans la mâture. Elle s’efforçait de garder l’équilibre tout en repoussant désespérément une nuée d’assaillants. Une de ses joues était entaillée et du sang coulait de la blessure.

Un poisson-taupe au corps rebondi effleura le bras de Lawler, mais sans faire de dégâts ; les piquants du dos étaient de l’autre côté. Un autre traversa le pont juste au moment où Delagard sortait par l’écoutille. L’animal ailé le frappa en pleine poitrine, traçant sur sa chemise une longue marque qui rougit aussitôt, et tomba à ses pieds en se tortillant. L’armateur écrasa sauvagement du talon la tête de l’animal.

Pendant trois ou quatre minutes, les poissons-taupe passèrent comme une grêle de javelots. Puis l’attaque cessa brusquement.

Le ciel était dégagé, la mer calme, unie, comme une feuille de verre s’étirant jusqu’à l’horizon.

— Les salauds ! lança Delagard d’une voix sourde. Je les anéantirai ! Je les exterminerai jusqu’au dernier !

Quand ? Quand la Face des Eaux aurait fait de lui le chef suprême de toute la planète ?

— Laissez-moi regarder cette coupure, Nid, lui dit Lawler.

— Ce n’est qu’une égratignure, dit Delagard en le repoussant. Je ne sens déjà plus rien.

— Comme vous voulez.

Neyana Golghoz et Natim Gharkid sortirent par l’écoutille et entreprirent de regrouper en tas les poissons-taupe morts et mourants. Martello, qui avait une profonde entaille au bras et une rangée de piquants fichés dans le dos, vint faire constater les dégâts à Lawler. Le médecin lui demanda d’aller l’attendre dans l’infirmerie. Pilya descendit de son mât et montra à son tour ses blessures : une balafre sur la joue et une coupure juste sous les seins.

— Je pense qu’il faudra vous poser quelques points de suture, dit-il. Souffrez-vous beaucoup ?

— Ça pique un peu. Oui, ça brûle… En fait, ça brûle beaucoup. Mais cela ira.

Elle lui sourit. Lawler perçut dans ses yeux brillants la tendresse qu’elle éprouvait encore pour lui, ou le désir, il ne savait pas très bien. Elle savait qu’il couchait avec Sundira Thane, mais cela semblait ne rien changer pour elle. Lawler se demanda si, au fond d’elle-même, elle ne se réjouissait pas de s’être fait taillader par les poissons-taupe ; elle recevrait ainsi toute son attention, elle sentirait sur sa peau le contact de ses mains. La patiente dévotion dont elle faisait montre emplissait Lawler de tristesse.

Delagard, dont la blessure continuait de saigner, revint au moment où Neyana et Gharkid s’apprêtaient à jeter par-dessus bord leur tas de poissons-taupe.

— Attendez ! s’écria brusquement l’armateur. Nous n’avons pas eu de poisson frais depuis plusieurs jours.

Gharkid le regarda, frappé de stupeur.

— Vous voulez manger du poisson-taupe, monsieur le capitaine ?

— Cela ne coûte rien d’essayer, dit Delagard.

Le goût de la chair cuite du poisson-taupe évoquait une serpillière ayant trempé quinze jours dans de l’urine. Lawler parvint à en avaler trois bouchées avant de renoncer, secoué de haut-le-cœur. Kinverson et Gharkid refusèrent d’y goûter. Dag Tharp, Henders et Pilya laissèrent leur assiette intacte, mais Léo Martello mangea courageusement la moitié d’un poisson. Le père Quillan en prit un peu, du bout des lèvres, avec un dégoût manifeste et un gros effort de volonté, comme s’il avait fait vœu à la Vierge de manger tout ce que l’on posait devant lui, aussi répugnant que ce fût.

Delagard termina sa portion et réclama du rabiot.

— Vous aimez vraiment cela ? demanda Lawler.

— Il faut bien manger, non ? Il faut entretenir ses forces. Vous n’êtes pas d’accord, doc ? Puisqu’il faut des protéines, j’en prends. Qu’en dites-vous, doc ? Allez, mangez un peu plus.

— Merci, dit Lawler. Je crois que je vais essayer de m’en passer.


Il remarqua certains changements chez Sundira. Depuis que leur route avait changé et que leur destination était connue, elle semblait s’être libérée des contraintes qu’elle faisait peser sur sa vie intime. Leurs rendez-vous n’étaient plus marqués de longues plages de silence tendu entrecoupées de quelques propos futiles. Dans le recoin sombre et humide de la cale dont ils avaient fait leur petit nid d’amour, elle se découvrait en longs monologues révélant des pans entiers de son passé.

— J’étais une petite fille curieuse, trop curieuse pour mon bien, sans doute. J’aimais patauger dans la baie et ramasser toutes sortes de petits animaux qui me pinçaient et me mordaient. Un jour, j’avais à peu près quatre ans, j’ai glissé un petit crabe dans mon vagin.

Lawler fit une grimace et elle éclata de rire.

— Je ne sais pas si c’était pour découvrir ce qui allait arriver au crabe ou à mon vagin, poursuivit Sundira. Cela n’a pas semblé déranger le crabe, mais mes parents étaient fous d’inquiétude.

Le père de Sundira était le maire de l’île de Khamsilaine. Le terme maire désignait, semblait-il, celui qui exerçait l’autorité sur les habitants d’une île de la Mer d’Azur. La population de Khamsilaine était importante, près de cinq cents colons. Pour Lawler, cela représentait une multitude d’individus, une collectivité extraordinairement complexe. Sundira ne parlait de sa mère que d’une manière très vague. C’était une femme cultivée, peut-être une historienne spécialisée dans l’étude de la migration galactique de l’humanité, mais elle était morte très jeune et Sundira se souvenait à peine d’elle. Sundira avait à l’évidence hérité de l’esprit d’investigation de sa mère. Elle était en particulier fascinée par les Gillies… ou plutôt les Habitants, puisque tel était le nom officiel qu’elle prenait soin de leur donner, mais qui, aux yeux de Lawler, avait quelque chose de lourd et de pompeux. À quatorze ans, Sundira avait commencé, en compagnie d’un garçon un peu plus âgé qu’elle, à espionner les cérémonies secrètes des Habitants de l’île de Khamsilaine. Elle avait également eu, avec ce garçon, sa première expérience sexuelle. Elle le mentionna en passant à Lawler qui, à son grand étonnement, en éprouva une vive jalousie. Avoir si jeune pour maîtresse une fille aussi fascinante que Sundira ! Quel privilège ! Lawler avait connu des filles en quantité suffisante pendant son adolescence, quand il parvenait à s’échapper du vaargh de son père où ses longues heures d’étude le confinaient, mais ce n’était pas leur esprit curieux qui l’attirait. Il se demanda fugitivement ce qu’aurait été sa vie si Sundira avait vécu sur l’île de Sorve à cette époque. Et s’il l’avait épousée, elle, au lieu de Mireyl. Une supposition ahurissante : plusieurs décennies d’intimité avec cette femme extraordinaire au lieu de l’existence solitaire, marginale qu’il avait choisi de mener. Une vie de famille, une relation durable.

Il chassa ces pensées troublantes. Ce n’était que vaine imagination… Sundira et lui avaient passé leur jeunesse à des milliers de kilomètres et à de nombreuses années de distance. Et même si les choses s’étaient passées de cette manière, même s’ils avaient construit sur Sorve quelque chose de durable, tout aurait été détruit par l’expulsion de l’île. Tous les chemins menaient à cet exil flottant, à cette coquille de noix perdue dans l’immensité de la Mer Vide.

L’esprit investigateur de Sundira avait fini par provoquer un grave scandale. À l’époque, son père était encore maire, elle avait un peu plus de vingt ans et vivait seule, un peu en marge de la communauté humaine de Khamsilaine, et elle fréquentait les Habitants autant qu’ils le lui permettaient.

— C’était pour moi une sorte de défi intellectuel. Je voulais apprendre tout ce qu’il était possible d’apprendre sur le monde. Et cela passait par la connaissance des Habitants. J’étais sûre qu’il y avait là quelque chose d’important, quelque chose qu’aucun humain ne voyait.

Comme elle parlait couramment le langage des Habitants, un talent très rare à Khamsilaine, à ce qu’il semblait, son père l’avait nommée ambassadrice auprès des Habitants et tous les contacts entre les deux communautés passaient par son entremise. Sundira partageait son temps entre le village des Habitants, au sud de son île, et l’autre partie réservée aux humains. Selon l’habitude de leur race, la plupart des Habitants toléraient tout juste sa présence. Certains lui étaient franchement hostiles, mais d’autres avaient avec elle une attitude presque amicale. Sundira avait parfois le sentiment de connaître ces derniers en tant qu’individus et non comme les énormes, menaçantes et mystérieuses créatures indifférenciées qu’ils étaient le plus souvent aux yeux des humains.

— Notre erreur, à eux comme à moi, fut justement d’établir des relations trop étroites. J’ai abusé de cette intimité. Certaines scènes auxquelles j’avais assisté quand j’étais plus jeune, du temps où je les épiais avec Tomas, me sont revenues en mémoire. J’ai posé des questions. On m’a fait des réponses évasives, des réponses qui ont piqué ma curiosité. J’ai donc décidé qu’il me fallait recommencer à les épier.

Quoi que Sundira eût surpris dans les lieux de réunion secrets des Gillies, elle semblait incapable d’en communiquer la nature à Lawler. Peut-être était-ce dans un souci de discrétion, peut-être parce qu’elle n’en avait pas assez vu pour tout comprendre. Elle fit allusion à des cérémonies et des communions, des rites et des mystères, mais le flou de ses descriptions semblait plutôt provenir de ses propres perceptions que d’un refus de partager avec lui ce qu’elle savait.

— Je suis retournée dans les endroits où j’étais allée avec Tomas une dizaine d’années auparavant, mais, cette fois, je me suis fait surprendre. J’ai cru qu’ils allaient me tuer. Finalement, ils m’ont conduite auprès de mon père et c’est à lui qu’ils ont donné l’ordre de me tuer. Il leur a promis de me noyer et ils ont semblé accepter ce châtiment. Nous sommes partis dans une barque de pêche et j’ai sauté par-dessus bord. Mais il avait pris ses dispositions pour qu’un navire de Simbalimak m’attende sur l’arrière de l’île. J’ai nagé pendant trois heures avant de trouver ce bâtiment et je ne suis jamais retournée à Khamsilaine. Je n’ai jamais revu mon père et je ne lui ai jamais reparlé.

— Alors, toi aussi, dit Lawler en effleurant sa joue de la main, tu as une idée de ce que peut être l’exil.

— Oui, j’en ai une idée.

— Et tu ne m’avais jamais rien dit.

— À quoi bon ? fit-elle en haussant les épaules. Tu souffrais tellement. Te serais-tu senti mieux si je t’avais expliqué que, moi aussi, j’avais été obligée de quitter mon île natale ?

— Peut-être.

— Je me le demande, dit-elle.


Un ou deux jours plus tard, ils se retrouvèrent dans la cale et, après l’amour, elle lui parla encore de son passé. D’abord une année à Simbalimak : une liaison amoureuse assez sérieuse dont elle avait déjà fait mention et de nouvelle tentatives pour percer les secrets des Gillies qui s’étaient terminées d’une manière presque aussi désastreuse que ses manœuvres d’espionnage à Khamsilaine. Puis elle avait poursuivi son chemin et elle avait quitté la Mer d’Azur pour gagner l’île de Shaktan. Lawler ne savait pas très bien si elle avait quitté Simbalimak sous la pression des Gillies ou parce que sa liaison s’en était allée à vau-l’eau, et il préférait ne pas poser de questions.

De Shaktan à Velmise, de Velmise à Kentrup et finalement de Kentrup à Sorve ; une vie instable et, semblait-il, pas particulièrement heureuse. Il y avait toujours une nouvelle question après la dernière réponse. De nouvelles tentatives pour pénétrer les secrets des Gillies et de nouveaux ennuis ; de nouvelles liaisons qui n’avaient rien donné ; une existence solitaire, fragmentée, vagabonde. Pourquoi était-elle venue à Sorve ?

— Pourquoi pas ? Je voulais quitter Kentrup et Sorve était une destination possible. Elle n’était pas très éloignée et il y avait de la place pour moi. J’y serais restée un certain temps, puis je serais allée voir ailleurs.

— Et tu comptais vivre ainsi le reste de ton existence ? Passer un certain temps quelque part, puis aller voir ailleurs et repartir au bout d’un certain temps ?

— Oui, je suppose.

— Qu’est-ce que tu cherchais ?

— La vérité.

Lawler attendit sans faire de commentaire.

— Je crois toujours au fond de moi qu’il se passe sur cette planète quelque chose dont nous n’avons pas idée. Les Habitants ont une société unitaire. Elle ne varie pas d’une île à l’autre. Et il existe un lien entre chacune de leurs communautés comme entre les Habitants et les plongeurs, les plates-formes et les bouches. Et même entre les Habitants et les poissons-taupe, autant que je puisse en juger. Je tiens à découvrir ce qu’est ce lien.

— Pourquoi cela te tient-il tellement à cœur ?

— C’est sur Hydros que je vais passer le reste de mes jours. N’est-il pas logique de vouloir connaître de son mieux la planète où l’on vit ?

— Tu ne trouves donc rien à redire au fait que Delagard ait détourné le navire de sa route et nous oblige à le suivre ?

— Non. Plus je voyage sur cette planète, mieux je la comprends.

— Tu n’as pas peur d’aller jusqu’à la Face ? De naviguer dans des eaux totalement inexplorées ?

— Non… Si, rectifia-t-elle après un silence, peut-être un peu… Bien sûr que j’ai peur. Mais seulement un peu.

— Si certains d’entre nous essayaient d’empêcher Delagard de mener son projet à bien, accepterais-tu de te joindre à eux ?

— Non, répondit-elle sans hésitation.

3

Certains jours, il n’y avait pas un souffle de vent et le navire flottait sur la mer comme une épave, totalement encalminé sous un soleil énorme et qui grossissait de jour en jour. L’air des tropiques était si chaud et si sec qu’il devenait parfois malaisé de respirer. Delagard accomplissait des prodiges à la barre, multipliant les virements de bord afin de tirer profit de la plus infime risée, et ils avançaient, très lentement, progressant régulièrement vers le sud-ouest, s’enfonçant toujours un peu plus loin dans le désert liquide. Mais il y avait d’autres jours, les plus terribles, ceux où ils avaient l’impression que les voiles ne recevraient plus le moindre souffle de vent, plus jamais, et qu’ils resteraient immobilisés dans ces calmes plats jusqu’à ce qu’il ne subsiste d’eux que des squelettes.

— … sans un mouvement, dit Lawler, immobiles autant qu’en peinture un vaisseau figuré sur un océan peint.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le père Quillan.

— Un poème. Un vieux poème de la Terre. L’un de ceux que je préfère.

— Vous en avez déjà cité quelques vers, n’est-ce pas ? Je me souviens de la mesure. Ensuite, cela parle de l’eau, de l’eau de toutes parts.

Et pas la moindre goutte que nous pussions boire, dit Lawler.


La réserve d’eau douce était presque épuisée. Il ne restait plus qu’un fond gluant dans les tonneaux et la ration distribuée par Lis se réduisait à quelques gouttes.

Lawler avait droit à une ration supplémentaire, réservée à une utilisation médicale. Il se demandait comment il allait résoudre le problème de sa dose quotidienne d’extrait d’herbe tranquille. Le produit devait être extrêmement dilué, sinon il risquait de se révéler dangereux. Et il pouvait difficilement se permettre d’utiliser autant d’eau pour son petit vice. Que faire ? Étendre le produit d’eau de mer ? Il était possible d’adopter cette solution pendant un petit moment. Si cela devait durer un certain temps, il y aurait des effets cumulatifs sur ses reins, mais il pouvait toujours espérer que la pluie tomberait dans les jours qui venaient et qu’il serait en mesure d’éliminer les déchets.

Il y avait une autre solution qui consistait tout simplement à se passer de la drogue.

Il décida un matin d’en faire l’expérience. À midi, la peau de son crâne lui démangeait. À la fin de l’après-midi, c’est la peau de tout son corps qui semblait couverte de squames. Le crépuscule venu, il tremblait de tous ses membres et était en sueur.

Il prit sept gouttes d’extrait d’herbe tranquille et sentit avec soulagement sa nervosité s’atténuer et l’engourdissement familier s’emparer de lui.

Mais ses réserves de drogue diminuaient sensiblement. Cela devenait pour Lawler un problème encore plus grave que le manque d’eau. S’il pouvait garder l’espoir que la pluie tomberait le lendemain, l’herbe tranquille ne semblait pas présente dans les eaux où ils naviguaient.

Lawler comptait en trouver lorsqu’ils auraient atteint Grayvard, mais ils avaient changé de route et, d’après ses estimations, sa provision de drogue serait épuisée en quelques semaines. Peut-être moins. Bientôt, il ne lui en resterait plus une seule goutte.

Que se passerait-il alors ? Que se passerait-il ? Il allait essayer en attendant de la diluer dans un peu d’eau de mer.


Sundira continuait à lui parler de son enfance à Khamsilaine, de son adolescence tumultueuse, de ses vagabondages d’île en île, de ses ambitions et de ses espoirs, de ses efforts et de ses échecs. Ils demeuraient assis pendant de longues heures dans l’obscurité de la cale humide, les jambes étendues entre les caisses, les doigts enlacés comme deux jeunes amoureux tandis que le navire voguait placidement sur les eaux tropicales. Elle avait également interrogé Lawler sur sa vie et il lui avait fait le récit des menus événements de son enfance paisible et de son existence tranquille, réglée, soigneusement disciplinée d’adulte sur la seule île qu’il eût jamais connue.

Un jour, dans l’après-midi, il descendait dans la cale chercher quelques médicaments quand il entendit des gémissements et des halètements passionnés qui provenaient d’un recoin obscur. C’était leur petit nid d’amour et les gémissements étaient ceux d’une femme. Neyana était dans la mâture, Lis à la cuisine, Pilya se prélassait sur le pont. La seule autre femme du bord était Sundira. Où se trouvait Kinverson ? Comme Pilya, il faisait partie du premier quart : il ne devait donc pas être de service. Lawler comprit que, derrière l’empilement de caisses, ce devait être Kinverson qui arrachait ces soupirs et ces gémissements de plaisir au corps consentant de Sundira.

Ainsi, malgré les échanges de confidences et les doigts entrelacés, ce qu’il y avait eu entre Sundira et Kinverson, et Lawler savait ce que c’était, n’était pas terminé, loin de là.

Huit gouttes d’extrait d’herbe tranquille l’aidèrent, plus ou moins bien, à surmonter les moments difficiles qui suivirent.

Il mesura ce qui restait de sa provision de drogue. Pas beaucoup. Vraiment pas beaucoup.


La nourriture commençait également à devenir un problème. Ils n’avaient pas eu d’aliments frais depuis si longtemps qu’un nouvel assaut de poissons-taupe commençait presque à paraître une perspective alléchante. Les voyageurs vivaient sur leurs réserves de poisson séché et d’algues en poudre, comme au plus profond de l’hiver arctique. Il leur arrivait de loin en loin de remonter du plancton en traînant derrière le navire une bande de tissu, mais le plancton croquait sous la dent comme du sable et le goût en était amer et très désagréable. Des maladies de carence commençaient à apparaître et Lawler ne voyait plus autour de lui que lèvres crevassées, cheveux ternes, peaux marbrées, visages émaciés et hagards.

— C’est de la folie, marmonna Dag Tharp. Si nous ne faisons pas demi-tour, nous allons tous mourir.

— Comment ? demanda Onyos Felk. Avec quel vent ? Les rares moments où il souffle, c’est de l’est !

— Peu importe, répliqua Tharp. Nous trouverons un moyen. Il faut balancer ce fumier de Delagard par-dessus bord et faire demi-tour. Qu’en pensez-vous, docteur ?

— Je pense que ce dont nous avons besoin, et très vite, c’est d’une bonne pluie et d’un plein filet de poissons.

— Vous n’êtes plus de notre côté ? Je croyais que vous étiez aussi désireux que nous de faire demi-tour.

— Ce que vient de dire Onyos est très juste, fit prudemment Lawler. Les vents nous sont contraires et, avec ou sans Delagard, il n’est pas sûr que nous réussissions à faire route vers l’est.

— Que voulez-vous dire, docteur ? Que nous sommes contraints de continuer notre navigation autour de la planète jusqu’à ce nous retrouvions la Mer Natale en arrivant par l’autre côté ?

— N’oublie pas la Face, glissa Dann Henders. Nous tomberons sur la Face avant d’avoir fait le tour de la planète.

— La Face ! lança Tharp d’un ton lugubre. La Face, la Face, la Face ! Je l’emmerde, la Face.

— C’est elle qui nous aura la première, dit Henders.


La brise fraîchit enfin et tourna du nord-est à l’est-sud-est. Elle se mit à souffler avec une étonnante vigueur tandis que la mer agitée, houleuse, envoyait des paquets d’eau par-dessus la poupe. Et les poissons revinrent, un grouillement de poissons aux flancs argentés dont Kinverson remonta un plein filet.

— Doucement, dit Delagard quand ils s’installèrent autour de la table. Ne vous empiffrez pas, sinon vous allez éclater.

Lis s’était surpassée pour préparer le repas et elle avait réussi avec un minimum d’ingrédients à présenter une douzaine de sauces différentes. Mais, comme il n’y avait toujours pas d’eau douce, manger était une rude épreuve. Kinverson les exhorta à avaler leur poisson cru afin de profiter de l’eau contenue dans ses tissus. On rendait la chair crue et encore saignante plus agréable au goût en la trempant dans de l’eau de mer, mais cela ne faisait qu’aggraver le problème de la soif.

— Que va-t-il nous arriver, docteur, si nous buvons de l’eau de mer ? demanda Neyana Golghoz. Allons-nous mourir ? Allons-nous devenir fous ?

— Nous sommes déjà fous, dit doucement Dag Tharp.

— Notre organisme peut tolérer une certaine quantité d’eau salée, expliqua Lawler en songeant à ce qu’il buvait déjà quotidiennement, mais dont il ne tenait pas à parler. S’il nous restait de l’eau douce, nous pourrions augmenter nos réserves en les étendant de dix à quinze pour cent d’eau de l’océan sans que cela nous fasse le moindre mal. Cela nous aiderait en réalité à remplacer le sel que nous perdons en transpirant sous ce chaud soleil. Mais il est impossible de ne boire pendant longtemps que de l’eau de mer. Notre corps parviendrait à la filtrer et à la rendre pure, mais nos reins seraient incapables d’éliminer l’accumulation de sel sans avoir recours à l’eau d’autres tissus organiques. La déshydratation serait rapide et il s’ensuivrait fièvre, vomissements, délire et mort.

Dann Henders fabriqua une rangée de petits alambics solaires en tendant sur des pots partiellement remplis d’eau de mer des feuilles de plastique transparent. À l’intérieur de chaque pot était placée une coupelle destinée à recueillir les gouttes d’eau produites par la condensation sur le dessous du plastique. Mais c’était une opération affreusement lente et il semblait impossible de produire assez d’eau douce pour satisfaire leurs besoins.

— Qu’allons-nous devenir, s’il ne pleut pas bientôt ? demanda Pilya Braun.

— Nous pouvons essayer la prière, répondit Lawler en se tournant vers le père Quillan.


Le lendemain, en fin de soirée, tandis que la chaleur enserrait comme un gant le navire immobile sur les flots, Lawler, qui regagnait sa cabine pour aller se coucher, entendit Henders et Tharp murmurer dans la cabine radio. Il y avait dans le son rauque de leurs voix quelque chose d’irritant.

Lawler s’arrêta dans la coursive. Il vit Onyos Felk descendre l’échelle, le saluer d’un petit mouvement de la tête et entrer à son tour dans la cabine radio. Lawler s’avança jusqu’à la porte.

— Le toubib est là, entendit-il Felk dire. Voulez-vous que j’aille le chercher ?

Lawler ne comprit pas la réponse, mais elle dut être affirmative, car il vit Felk se retourner et lui faire signe d’entrer.

— Voulez-vous venir une minute, docteur ?

— Il est tard, Onyos. Que voulez-vous ?

— Juste une minute, docteur. Tharp et Henders étaient assis côte à côte et leurs genoux se touchaient presque dans la cabine exiguë, chichement éclairée par une chandelle crachotante. Il y avait sur la table une bouteille d’alcool d’algue-vigne et deux gobelets. Lawler se souvint que Tharp ne buvait presque pas.

— Un petit verre d’alcool, docteur ? demanda Henders.

— Merci, je ne pense pas.

— Tout va bien ?

— Je suis fatigué, dit Lawler avec une pointe d’impatience. Que se passe-t-il ici, Dann ?

— Nous étions en train de parler de Delagard, Dag et moi. Onyos aussi. De cette traversée stupide et merdique dans laquelle il nous a entraînés. Que pensez-vous de lui, docteur ?

— De Delagard ? dit Lawler avec un petit haussement d’épaules. Vous savez bien ce que je pense de lui.

— Tout le monde sait ce que chacun pense. Nous nous connaissons tous depuis trop longtemps pour qu’il en aille autrement. Mais donnez-nous quand même votre avis.

— C’est un homme extrêmement résolu. Énergique, obstiné, absolument dénué de scrupules. Totalement sûr de lui.

— Un fou ?

— Je ne peux pas dire cela.

— Bien sûr que vous pourriez, intervint Dag Tharp. Vous pensez qu’il est fou à lier.

— C’est tout à fait possible, mais pas certain. Il n’est pas toujours facile de percevoir la différence entre la détermination et la démence. Bien des génies, en leur temps, ont été considérés comme des fous.

— Vous croyez que c’est un génie ? demanda Dann Henders.

— Pas nécessairement, mais c’est assurément un être hors du commun. Je ne suis pas en mesure de dire ce qui se passe dans sa tête. Peut-être est-il véritablement cinglé, mais je serais prêt à parier qu’il est capable de fournir des explications tout à fait raisonnables pour justifier sa conduite. La quête de la Face des Eaux lui semble peut-être une entreprise on ne peut plus sensée.

— Ne vous faites pas plus naïf que vous l’êtes, docteur, dit Felk. Tous les fous ont la conviction de se conduire d’une manière sensée. Jamais aucun homme au monde ne s’est cru fou.

— Avez-vous de l’admiration pour Delagard ? demanda Henders.

— Pas particulièrement, répondit Lawler en haussant les épaules, mais il faut lui reconnaître certaines qualités. C’est un visionnaire. Mais je ne pense pas nécessairement que ses visions soient admirables.

— Avez-vous de la sympathie pour lui ?

— Non, pas le moins du monde.

— Voilà au moins une réponse franche.

— Écoutez, dit Lawler, pouvez-vous me dire où tout cela nous mène ? Parce que, s’il s’agit simplement pour vous de passer un bon moment ensemble devant une bouteille en vous répétant sur tous les tons que Delagard n’est qu’un infâme salaud, j’aime autant aller me coucher tout de suite.

— Nous essayons seulement de savoir quelle est votre position, docteur, dit Dann Henders. Dites-nous franchement si vous voulez que ce voyage continue comme il est en train de se dérouler ?

— Non.

— Dans ce cas, qu’êtes-vous disposé à faire pour que cela change ?

— Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire ?

— Je vous ai posé une question. M’en poser une à votre tour, ce n’est pas répondre.

— C’est une mutinerie que vous êtes en train de préparer ?

— Ai-je parlé de cela ? Je n’ai pas le souvenir d’avoir prononcé ce mot, docteur.

— Même un sourd l’aurait entendu.

— Une mutinerie, fit Henders. Imaginons donc que certains d’entre nous essaient de jouer un rôle actif pour déterminer la route que doit suivre le navire. Que diriez-vous si cela devait se produire ? Que feriez-vous ?

— C’est une très mauvaise idée, Dann.

— Vous croyez vraiment, docteur ?

— Il y a quelque temps, j’étais aussi désireux que vous d’obliger Delagard à rebrousser chemin. Dag peut vous le confirmer ; je lui en ai parlé. Je lui ai dit qu’il fallait empêcher Delagard de continuer. Vous vous en souvenez, Dag ? Mais c’était avant que la Vague nous transporte si loin dans la Mer Vide. Depuis, j’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir et j’ai changé d’avis.

— Pourquoi ?

— Pour trois raisons. La première, c’est que le navire appartient à Delagard, pour le meilleur et pour le pire, et l’idée de s’en emparer ne me plaît pas beaucoup. Disons que c’est une question d’éthique. Je suppose que l’on pourrait justifier une action violente en alléguant qu’il met la vie de tous les passagers en péril, sans leur consentement. Malgré cela, je pense que ce n’est pas une bonne idée. Delagard est trop rusé. Trop dangereux et trop fort. Il est en permanence sur ses gardes. Et les autres, dans leur majorité, lui sont fidèles, ou bien ont peur de lui, ce qui revient au même. Ils ne feront rien pour nous aider. Bien au contraire, c’est plutôt lui qu’ils aideront. Si vous essayez de faire une crasse à Delagard, vous risquez fort de le regretter.

— Vous avez parlé de trois raisons, dit Henders d’un ton glacial. Cela fait deux.

— La troisième raison, dit Lawler, c’est ce dont Onyos m’a parlé l’autre jour. Même si vous réussissiez à vous emparer du navire, comment vous y prendriez-vous pour regagner la Mer Natale ? Soyez réalistes. Il n’y a pas de vent et nos provisions de nourriture et d’eau douce sont presque épuisées. À moins d’avoir la chance de bénéficier d’un fort vent d’ouest, la meilleure solution pour nous est de continuer à faire route vers la Face en espérant pouvoir nous y réapprovisionner.

— C’est toujours ton avis, Onyos ? demanda Henders en lançant au cartographe un regard perplexe.

— Oui, nous sommes trop loin maintenant. De plus, nous sommes englués dans cette zone de calmes. Je pense vraiment que nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à suivre notre route actuelle.

— C’est ton opinion ? demanda Henders.

— Oui, je pense, dit Felk.

— De continuer à suivre un malade mental qui nous emmène dans un lieu dont nous ne savons rigoureusement rien ? Un lieu qui grouille probablement de dangers dont nous n’avons pas la moindre idée ?

— Cette perspective ne me plaît pas plus qu’à toi. Mais, comme le dit le toubib, il faut être réaliste. Bien sûr, si le vent devait tourner…

— Je vois, Onyos. Ou bien si des anges devaient descendre du ciel pour nous apporter un grand tonneau d’eau douce.

Un long silence tendu emplit la minuscule cabine.

— Très bien, docteur, dit enfin Henders en relevant la tête. Cela ne nous mène nulle part. Et je ne voudrais pas abuser de votre temps. C’était juste une invitation amicale à boire un verre avec nous, mais je vois que vous êtes très fatigué. Bonne nuit, docteur. Faites de beaux rêves.

— Allez-vous essayer de faire quelque chose, Dann ?

— Je ne vois pas en quoi cela peut vous concerner, docteur.

— Très bien, dit Lawler. Bonne nuit à tous.

— Onyos, dit Henders, veux-tu rester un petit moment ?

— Comme tu voudras, Dann.

Le cartographe semblait tout disposé à se laisser convaincre.

Bande d’idiots, songea Lawler en se dirigeant vers sa cabine. Ils jouent aux mutins ! Mais il doutait fort que cela pût déboucher sur quelque chose. Felk et Tharp n’étaient que des mauviettes et Henders n’était pas de taille à lutter seul contre Delagard. Il ne se passerait rien et le navire poursuivrait sa route vers la Face des Eaux. Cela lui semblait être la conclusion la plus vraisemblable de ces intrigues et de ces complots.


Lawler fut réveillé pendant la nuit par des bruits venant d’en haut ; des cris, quelques coups sourds, le bruit d’une course sur le pont. Puis il perçut un hurlement de rage assourdi par les bordages du pont et il comprit qu’il s’était trompé. Les mutins étaient quand même passés à l’action. Il se dressa sur son séant en clignant des yeux. Sans prendre le temps de s’habiller, il se leva, s’élança dans la coursive et grimpa l’échelle.

L’aube allait paraître. Le ciel était d’un gris-noir et la Croix toujours de guingois, dans la position qui était la sienne sous ces latitudes. Un drame étrange se déroulait sur le pont, près de l’écoutille avant. À moins que ce ne fût une farce.

Deux silhouettes se poursuivaient avec frénésie autour de l’écoutille ouverte en hurlant et en gesticulant furieusement. Il fallut quelques instants aux yeux ensommeillés de Lawler pour reconnaître Dann Henders et Nid Delagard. C’est Henders qui courait après l’armateur.

Dann Henders brandissait comme une lance une des gaffes de Kinverson et il pourchassait Delagard autour de l’écoutille en donnant de grands coups dans le vide de l’arme improvisée qu’il était manifestement résolu à planter entre les omoplates de l’armateur. Il l’avait déjà atteint au moins une fois. La chemise de Delagard était déchirée et Lawler vit sur son épaule droite une mince traînée de sang, comme un filet rouge cousu sur le tissu, qui allait en s’élargissant.

Mais Henders agissait seul. Dag Tharp se tenait près du bastingage, ouvrant des yeux ronds, immobile comme une statue. Onyos Felk était à côté de lui. Dans la mâture, Léo Martello et Pilya Braun restaient pétrifiés, l’air incrédule et horrifié.

— Dag ! rugit Henders. Où es-tu, Dag ? Je t’en prie, viens me donner un coup de main !

— Je suis là… je suis là, murmura le radio d’une voix rauque qui ne portait pas à plus de cinq mètres, mais sans faire un mouvement.

— Je t’en prie ! répéta Henders d’une voix dégoûtée en montrant le poing à Tharp avant de se jeter sauvagement sur Delagard pour le transpercer de son arme. Mais l’armateur réussit – de justesse – à esquiver la pointe de la gaffe. Il regarda par-dessus son épaule en jurant. Il avait le visage luisant de sueur et les yeux flamboyants de haine et de rage.

Quand Delagard passa près du mât de misaine dans sa course folle autour de l’écoutille, il leva la tête.

— Aide-moi ! lança-t-il d’une voix pressante à Pilya Braun, debout sur la vergue, juste au-dessus de lui. Vite ! Ton couteau !

Pilya défit prestement la gaine protégeant le couteau d’os aiguisé qu’elle portait toujours à la ceinture et lança le tout à Delagard au moment où il passait au-dessous d’elle. D’un geste vif, l’armateur l’attrapa au vol et tira le couteau de son fourreau, la main serrée sur le manche. Puis il pivota sur lui-même et fonça sur Henders qui, surpris par cette volte-face, n’eut pas le temps de s’arrêter et se retrouva devant l’armateur. Delagard écarta la longue gaffe d’un brusque mouvement du poignet et, passant sous la hampe, il lança le bras en avant et plongea la lame du couteau jusqu’à la garde dans la gorge de Henders.

Dann Henders poussa un grognement et battit l’air de ses bras. La stupéfaction se peignit sur son visage. Il lâcha la gaffe qui retomba sur le côté. Étreignant Henders comme s’ils étaient amants, Delagard passa son autre main derrière la nuque de l’ingénieur et, avec une sorte d’étrange tendresse, il le serra très fort contre lui en enfonçant la lame du couteau.

Les yeux exorbités de Dann Henders brillaient comme deux pleines lunes dans le gris de l’aube. Il émit un gargouillement et un jet de sang d’un rouge sombre fusa de sa bouche. Sa langue apparut, toute gonflée. Delagard le soutenait tout en gardant le couteau enfoncé.

— Nid ! s’écria Lawler, quand il fut enfin capable d’articuler. Mon Dieu ! Qu’avez-vous fait ?

— Vous voulez être le prochain, doc ? demanda calmement Delagard.

L’armateur retira la lame en la faisant sauvagement tourner dans la plaie avant de la sortir et il fit un pas en arrière. Un torrent de sang jaillit aussitôt. Le visage de Dann Henders était devenu noir. Il fit un pas hésitant, puis un autre, tel un somnambule. La stupéfaction se lisait encore dans ses yeux.

Puis ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’affaissa. Lawler sut qu’il était mort avant d’avoir touché le pont.

Pilya avait sauté de sa vergue. Delagard lui lança le couteau qui atterrit à ses pieds.

— Merci, dit-il d’un ton désinvolte. Tu m’as bien rendu service.

Soulevant le corps de Henders comme s’il ne pesait rien, un bras passé autour des épaules du mort et l’autre glissé entre les jambes, Delagard se dirigea à grands pas vers le bastingage, leva le corps au-dessus de sa tête et le balança dans la mer comme un sac d’ordures.

Tharp n’avait pas bougé pendant toute la scène. Delagard s’avança vers lui et le gifla à toute volée, assez fort pour projeter sa tête en arrière.

— Vous n’êtes qu’un petit merdeux, souffla l’armateur, un sale lâche. Vous n’avez même pas eu le courage de mettre à exécution votre propre complot. Je devrais vous balancer par-dessus bord, vous aussi, mais vous n’en valez même pas la peine.

— Nid !… Nid, je vous en prie !…

— La ferme ! Foutez le camp d’ici !

Delagard se retourna d’un bloc et foudroya Felk du regard.

— Et vous, Onyos ? Étiez-vous dans le coup, vous aussi ?

— Pas moi, Nid ! Jamais je n’aurais fait ça ! Vous le savez bien !

— Pas moi, Nid ! répéta Delagard en le singeant méchamment. Pauvre lèche-cul ! Vous n’avez même pas eu ce courage ! Mais vous n’êtes qu’un dégonflé ! Et vous, Lawler ? Allez-vous me recoudre ou bien faites-vous partie de cette conspiration ? Vous n’étiez même pas sur le pont ! C’est dans votre lit que vous vous mutinez ?

— Non, je n’en faisais pas partie, répondit posément Lawler. Je trouvais cette idée stupide et je le leur ai dit.

— Vous étiez au courant et vous ne m’avez pas averti ?

— Exact, Nid.

— Il est du devoir de celui qui ne se rend pas complice d’une mutinerie d’informer le capitaine de ce qui se trame contre lui. C’est une loi de la mer. Vous ne l’avez pas respectée.

— Exact, répéta Lawler. Je ne l’ai pas respectée.

Delagard réfléchit pendant quelques instants, puis il haussa les épaules.

— Très bien, doc, dit-il. Je crois que je vois ce que vous voulez dire.

Delagard regarda autour de lui.

— Que quelqu’un nettoie le pont, dit-il. J’aime qu’un navire soit propre. Onyos, ajouta-t-il à l’adresse de Felk qui semblait encore abasourdi, prenez la barre, si vous êtes en état de le faire. Il faut que j’aille faire soigner cette égratignure. Venez, doc. Je suppose que je peux vous faire confiance pour cela.


À midi, le vent se leva brusquement, comme si la mort de Henders avait eu valeur de sacrifice pour les dieux qui décidaient des variations atmosphériques sur Hydros. Sur la vaste étendue de la mer calme, le grondement sourd de rafales venues de très loin, du pôle en réalité, se fit entendre. Un coup de vent brusque, âpre et froid.

Des vagues se formèrent aussitôt. Le navire, immobilisé pendant si longtemps, piqua du nez dans un creux, se redressa, puis donna de nouveau de la gîte. Le ciel s’assombrit avec une stupéfiante soudaineté. Le vent apportait de la pluie.

— Des seaux ! rugit Delagard. Des tonneaux !

Personne n’avait besoin de ses hurlements pour réagir. Le quart de repos sortit aussitôt du poste d’équipage et tout le monde s’activa sur le pont. Tout ce qui pouvait retenir de l’eau fut sorti pour recueillir la pluie. Pas seulement les jarres, les barils et les pots de toutes sortes, mais des chiffons propres, des couvertures et des vêtements, tous les tissus pouvant absorber l’eau de pluie et être tordus après l’orage. La dernière pluie remontait à plusieurs semaines ; la prochaine pouvait ne pas avoir lieu avant encore aussi longtemps.

La pluie fut une bonne diversion qui atténua le choc de la tentative de mutinerie et de la mort violente de Henders. Nu sous les gouttes fraîches, courant en tous sens avec les autres pour transvaser l’eau des petits récipients dans les grands.

Lawler l’accueillit avec plaisir. La scène de cauchemar qui s’était déroulée sur le pont avait fait sur lui une vive impression, tout à fait inattendue, et avait fait sauter tout un ensemble de défenses durement acquises. Cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était senti aussi naïf, aussi candide. Une gerbe de sang, de la chair à vif, déchiquetée, et même la mort violente faisaient partie de son quotidien, de ses activités professionnelles et il n’y attachait pas une grande importance. Mais un meurtre de sang-froid ? Jamais il n’avait été témoin d’un meurtre. Jamais il n’avait réellement envisagé que cela pût se produire. Malgré les bravades de Dag Tharp qui préconisait de balancer Delagard par-dessus bord, Lawler avait de la peine à croire qu’un être humain fût véritablement capable d’ôter la vie à un autre. Il ne faisait pourtant aucun doute que Delagard avait agi en état de légitime défense, mais il avait tué Henders froidement, calmement, sans aucun scrupule. Devant ces affreuses réalités, Lawler se sentait rempli d’une humiliante candeur. Le vieux et sage docteur Lawler, l’homme qui avait tout vu, se mettait à trembler comme une femmelette devant un acte de violence archaïque. C’était ridicule ; et pourtant c’était vrai. Le choc de cette scène bouleversante avait été extrêmement violent.

Archaïque était le mot juste. Le mélange d’efficacité et d’insensibilité avec lequel Delagard s’était débarrassé de son poursuivant était assurément moyenâgeux, sinon franchement préhistorique ; une main levée avait surgi d’un passé ténébreux, un acte funeste digne des premiers âges de l’humanité s’était répété ce matin-là sur le pont de la Reine d’Hydros. Lawler eût été à peine plus surpris en découvrant la Terre elle-même dans le ciel, suspendue au-dessus des mâts du navire, laissant couler du sang de chacun de ses continents populeux. Tel était le résultat de tous ces siècles de civilisation. Qu’en était-il donc de la croyance universelle, profondément enracinée, selon laquelle des passions ancestrales de cette sorte n’avaient plus cours et l’espèce humaine était parvenue à supprimer la violence brute et sanglante.

Oui, autant que l’eau douce absolument vitale, l’orage fut une diversion qui tombait à point. La pluie lava sur le pont la tache rouge du péché. Lawler espérait oublier aussi vite que possible ce qui s’était passé ce matin-là.

4

Pendant la nuit, il fit des rêves troublants, des rêves emplis non pas de sang, mais de puissantes images érotiques.

Des silhouettes évanescentes de femmes dansaient autour de Lawler dans son sommeil, des femmes sans visage, simples corps en mouvement, réceptacles impersonnels du désir. Elles étaient anonymes, mystérieuses, pure essence féminine sans identité spécifique, tablettes vierges ; un défilé de seins ballants, de hanches larges, de croupes pleines, d’épais triangles pubiens. Il avait parfois le sentiment que la danse n’était faite que d’une suite de seins détachés de leur corps ou d’une succession de cuisses ouvertes, de lèvres humides et luisantes. Ou encore de doigts agiles, de langues aguichantes.

Il se tournait et se retournait sans cesse, toujours sur le point de se réveiller, toujours retombant dans un sommeil qui lui apportait de nouveaux élans de sensualité fiévreuse. Sa couchette était entourée d’une nuée de femmes aux yeux bridés et au regard impudique, aux narines dilatées, au corps sans voiles. Il y avait maintenant des visages sur les corps, les visages des femmes de Sorve qu’il avait connues et aimées, et qu’il croyait sorties de sa mémoire. Une légion de femmes, toutes les conquêtes de sa jeunesse studieuse qui reprenaient vie et se pressaient autour de lui ; visages immatures d’adolescentes, visages empreints de concupiscence de femmes plus mûres jouant avec un garçon de la moitié de leur âge, visages tendus, au regard perçant, de femmes atteintes par un amour qu’elles savaient sans espoir. L’une après l’autre, elles passaient à portée de la main de Lawler, elles le laissaient les toucher et les attirer à lui, puis elles s’évanouissaient pour être aussitôt remplacées par une autre. Sundira… Anya Braun… Boda Thalheim, qui n’était pas encore la sœur Boda… Mariam Sawtelle… Mireyl… Encore Sundira… Meela… Moira… Sundira… Sundira… Anya… Mireyl… Sundira…

Lawler éprouvait tous les tourments qui peuvent naître du désir, mais il n’avait aucun espoir de l’assouvir. Son pénis était énorme, douloureux, une bûche. Ses testicules étaient deux poids de fonte. Une odeur féminine, puissante et entêtante, irritante, irrésistible, emplissait son nez et sa bouche, l’étouffait comme une couverture, s’insinuait au fond de sa gorge et pénétrait dans ses poumons en feu.

Mais derrière ces images, derrière ces fantasmes, derrière les sensations pénibles de désarroi et de frustration, il y avait autre chose, une étrange vibration, peut-être un son, peut-être pas, plutôt un faisceau d’impulsions sensorielles continues, qui remontait dans son corps, du bas-ventre jusqu’au crâne. Il le sentait pénétrer en lui comme une lance de glace, juste derrière ses testicules, et remonter à travers l’entrelacs fumant de ses intestins, à travers son diaphragme et jusqu’à son cœur, lui transperçant la gorge et s’enfonçant dans son cerveau. Il était empalé sur cette lance et il tournait lentement, tel un poisson grillant sur une broche. Plus il tournait, plus l’intensité des sensations érotiques augmentait, jusqu’à ce qu’il lui semble que plus rien d’autre n’existait dans l’univers que le besoin de trouver une partenaire avec qui s’unir immédiatement.

Il se leva de sa couchette sans très bien savoir s’il était réveillé ou s’il rêvait encore, puis il s’engagea dans la coursive. Il monta l’échelle, il atteignit l’écoutille, il arriva sur le pont.

C’était une nuit douce et sans lune. La Croix inclinée dans le ciel évoquait des traînées de pierres précieuses semées au petit bonheur. La mer était calme et de petites ondulations miroitaient à la clarté des étoiles. Une bonne brise soufflait. Les voiles étaient établies et gonflées.

Des silhouettes se déplaçaient : des somnambules, des rêveurs. Elles étaient aussi vagues et irréelles que les silhouettes des rêves de Lawler. Il savait qu’il les connaissait, mais il était incapable de mettre un nom sur elles. Elles n’avaient pas d’identité. Il distingua un homme au corps court et massif, un autre osseux et anguleux, un troisième, tout petit, émacié, avec des fanons pendant sous le cou. Mais ce n’était pas un homme qu’il cherchait. Au loin, vers la poupe, se tenait une grande femme brune et mince. Il se dirigea vers elle. Mais, avant qu’il ait pu l’atteindre, un autre homme apparut, un grand costaud aux yeux étincelants qui surgit de l’ombre et saisit la femme par le poignet. Ils se laissèrent tous deux tomber sur le pont.

Lawler se retourna. Il y avait d’autres femmes sur ce navire. Il allait en trouver une. Il le fallait.

La douleur lancinante entre ses jambes devenait insupportable. Cette étrange vibration continuait de le transpercer, elle remontait sur toute la longueur de son torse, traversait l’œsophage et s’insinuait dans son crâne. Elle provoquait la sensation de brûlure froide d’une chandelle de glace aux bords tranchants.

Il enjamba un couple étendu sur le pont ; un homme d’un certain âge, grisonnant, au corps ramassé et vigoureux, et une femme plantureuse à la peau sombre et aux cheveux dorés. Lawler avait vaguement l’impression de les avoir connus, mais, cette fois encore, il fut incapable de mettre des noms sur ces corps. Un peu plus loin, un petit homme aux yeux étincelants allait et venait tout seul sur le pont. Puis il vit un autre couple qui s’étreignait avec frénésie, un colosse aux muscles saillants et une jeune femme au corps souple et vigoureux.

— Viens ! lança une voix dans l’ombre. Toi, viens !

Vautrée sous la passerelle, une femme robuste, au corps épanoui, au visage plat et à la crinière orange, à la figure et aux seins semés de taches de rousseur, lui faisait signe d’approcher. Son corps était luisant de sueur et sa respiration précipitée. Lawler s’agenouilla devant elle et elle l’attira à elle en refermant les mains entre ses cuisses.

— Donne-la-moi ! Donne-la-moi !

Il pénétra aisément en elle. Elle était chaude, humide et douce. Elle referma les bras autour de sa nuque et l’écrasa contre les deux globes de ses seins. Elle poussa avidement ses hanches contre lui. Ce fut rapide, violent, farouche, un moment de plaisir âpre et bestial. Dès qu’il commença à remuer en elle, Lawler sentit les parois humides et brûlantes du sexe de la femme palpiter et se refermer sur lui en longs frissons spasmodiques. Il sentit les impulsions du plaisir courir le long des fibres nerveuses de la femme. Il éprouva ce qu’elle éprouvait ; voilà qui était troublant. Quelques instants plus tard, il atteignit l’orgasme à son tour et son plaisir fut double, engendré non seulement par ses propres sensations, mais par celles de la femme tandis qu’elle recevait sa semence. C’était décidément très étrange. Il lui était difficile de déterminer où s’achevait sa propre conscience et où commençait celle de la femme.

Il se détacha d’elle en roulant sur le pont. Elle tendit les bras en essayant de l’attirer de nouveau. Trop tard, il était déjà parti ! Il avait envie d’une autre partenaire. Le bref moment de plaisir n’avait pas assouvi, tant s’en faut, le désir impétueux qui le poussait. Rien ne pourrait peut-être jamais l’assouvir. Il allait maintenant essayer de trouver la grande femme mince ou bien la jeune femme robuste, aux jambes fuselées, qui semblait déborder de vitalité. Ou même la grosse femme à la peau sombre et aux cheveux dorés. Aucune importance. Il était insatiable, inépuisable.

Là-bas, la femme mince, seule ! Lawler se dirigea vers elle. Trop tard ! L’homme trapu aux cheveux longs et à la poitrine aussi développée que celle d’une femme venait de la saisir par le bras et il l’entraînait. Ils se fondirent dans l’obscurité.

Soit. Eh bien, la grosse…

Ou la jeune…

— Lawler ! lança une voix d’homme.

— Qui est là ?

— Quillan ! Par ici ! Par ici !

C’était l’homme anguleux, celui qui n’avait que la peau sur les os. Il sortit de derrière l’endroit où était arrimé le glisseur et sa main se referma sur le bras de Lawler. Le médecin se dégagea d’un mouvement brusque.

— Non, pas vous… Ce n’est pas un homme que je cherche…

— Moi non plus. Ni un homme, ni une femme. Bon Dieu, Lawler ! Êtes-vous tous devenus fous ?

— Comment ?

— Restez là, avec moi, et regardez ce qui se passe. Regardez cette orgie insensée.

— Comment ? dit Lawler en secouant la tête pour essayer de clarifier ses idées. Comment ? Quelle orgie ?

— Regardez, là-bas, Sundira Thane et Delagard qui s’en donnent à cœur joie. Et Kinverson avec Pilya ! Et là-bas, regardez, c’est Neyana qui implore quelqu’un de la prendre ! Et vous, vous venez juste de la quitter et déjà vous en redemandez. Jamais je n’ai rien vu de tel !

— J’éprouve… une douleur… là…, dit Lawler, les mains refermées sur ses bourses.

— Ce sont des émanations venues de la mer qui provoquent tout cela. Qui s’attaquent à nos cerveaux. Moi aussi, je le ressens, mais je parviens à me contrôler. Alors que vous… vous êtes tous devenus complètement enragés.

Lawler avait beaucoup de difficulté à comprendre ce que lui disait le grand homme maigre. Il commença à s’éloigner et il vit la grosse femme à la crinière dorée qui arpentait le pont à la recherche de son prochain partenaire.

— Lawler ! Revenez !

— Attendez… Plus tard… Nous parlerons plus tard…

Tandis qu’il s’avançait d’un pas mal assuré vers la femme, il vit une silhouette sèche, masculine, à la peau sombre, le dépasser.

— Monsieur le père Quillan ! s’écria l’homme. Monsieur le docteur ! Je le vois ! Il est là, sur la coque !

— Que voyez-vous, Gharkid ? demanda l’homme anguleux répondant au nom de Quillan.

— Un gros mollusque, monsieur le prêtre. Fixé sur la coque. Ce doit être lui qui nous envoie une substance chimique, une drogue…

— Lawler ! Allez voir ce que Gharkid a découvert !

— Plus tard… plus tard…

Mais ils étaient sans pitié. Ils s’avancèrent vers lui et le prirent chacun par un bras, puis ils l’entraînèrent vers le bastingage. Lawler se pencha pour regarder. À cet endroit les sensations étaient beaucoup plus intenses qu’en n’importe quel autre point du navire. Lawler sentait des vibrations lentes et cadencées parcourir sa colonne vertébrale et lui marteler le bas-ventre. Ses testicules battaient comme des cloches. Son pénis rigide, agité de tremblements et de petites secousses, était pointé vers les étoiles.

Lawler fit un violent effort pour retrouver sa clarté d’esprit. Il avait énormément de peine à comprendre ce qui se passait.

Quelque chose avait envahi le navire, précipitant tout le monde dans des abîmes de lubricité.

Des noms commençaient à lui revenir en mémoire et ils les accolait à des visages et à des corps. Quillan. Gharkid. Eux avaient résisté à cette force. Et il y avait les autres, ceux qui n’avaient pas résisté : lui et Neyana, Sundira et Martello, Sundira et Delagard, Kinverson et Pilya, Felk et Lis. Changements fiévreux de partenaires, sarabande sans fin de verges et de vulves. Où était Lis ? Il avait envie de Lis. Jamais encore il n’avait eu envie d’elle. Jamais non plus il n’avait eu envie de Neyana. Mais maintenant il avait envie d’elles. Oui, Lis, tout de suite. Et ensuite Pilya. Lui donner enfin ce qu’elle attendait depuis le début du voyage. Et après Sundira. L’arracher à ce répugnant Delagard. Oui, Sundira, et puis encore Neyana et Lis et Pilya… Sundira, Neyana, Pilya, Lis… Baiser jusqu’à l’aube… baiser jusqu’à midi… baiser jusqu’à la fin des temps…

— Je vais tuer cette saloperie, dit Quillan. Passez-moi la gaffe, Natim.

— Vous ne sentez donc pas sa force ? demanda Lawler. Vous êtes donc immunisé contre elle ?

— Bien sûr que non, répliqua le prêtre.

— Mais alors, vos vœux…

— Ce ne sont pas mes vœux qui me retiennent, Lawler, c’est simplement la peur. La gaffe devrait être juste assez longue, poursuivit Quillan en se tournant vers Gharkid. Tenez-moi les jambes pour que je ne bascule pas par-dessus bord.

— Laissez-moi le faire, dit Lawler. Mes bras sont plus longs que les vôtres.

— Restez où vous êtes !

Le prêtre se laissa glisser par-dessus le plat-bord et descendit en se trémoussant le long de la coque. Gharkid saisit ses jambes tandis que Lawler retenait le petit homme. Le médecin regarda par-dessus le plat-bord et il vit une sorte de plaque d’un jaune vif, large d’à peu près un mètre, fixée sur la coque du navire, juste au-dessus de la ligne de flottaison. Au centre de la créature circulaire s’élevait un petit dôme plissé. Quillan allongea le bras aussi loin qu’il le put et piqua la créature de la pointe de la gaffe. Une fois, deux fois, trois fois. Un petit jet de fluide bleuté sortit du dos de la créature comme une fontaine sans pression. Quillan porta un nouveau coup et la créature fut parcourue de frémissements convulsifs.

Lawler sentit la douleur s’atténuer dans son bas-ventre.

— Serrez-moi plus fort ! s’écria Quillan. Je commence à glisser !

— Non, monsieur le prêtre ! Non !

Lawler referma les mains autour des chevilles dressées vers le ciel. Il sentit le corps du prêtre se raidir tandis qu’il s’écartait de la coque pour prendre de l’élan avant de frapper d’un coup sec avec la gaffe. La créature fixée à la coque se mit à onduler frénétiquement sur tout son périmètre. Le jaune tourna au vert profond, puis au noir. Des excroissances charnues et ondulantes se formèrent soudain dans la surface molle ; la créature se décolla de la coque et retomba dans la mer où elle fut aussitôt engloutie dans le sillage du navire.

Lawler sentit se dissiper en quelques instants les brumes qui obscurcissaient son cerveau.

— Mon Dieu ! murmura-t-il. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?

— Gharkid a dit que c’était un mollusque, répondit Quillan qui tremblait comme un homme soulagé de quelque tension insupportable. Il était fixé à la coque et il sécrétait toutes sortes de puissantes phérormones. Certains étaient capables d’y résister. Les autres non.

Lawler parcourut le pont du regard. Des silhouettes nues se déplaçaient, l’air hébété, tels des somnambules tirés du sommeil. Léo Martello se tenait près de Neyana et la regardait fixement, comme s’il ne l’avait jamais vue de sa vie. Kinverson était avec Lis Niklaus. Le regard de Lawler croisa celui de Sundira. Elle semblait encore abasourdie et frottait nerveusement, anxieusement son ventre plat, comme pour effacer l’empreinte du corps de Delagard sur sa peau.


Le mollusque était un funeste présage. Sous ces latitudes australes, la Mer Vide semblait devenir moins vide.

Une nouvelle espèce de drakkens fit son apparition. Ils ressemblaient beaucoup à leurs congénères du Nord, mais ils étaient plus gros et avaient l’air encore plus rusé, avec un regard encore plus gaiement calculateur. Au lieu de se déplacer en bancs de plusieurs centaines d’individus, ces nouveaux drakkens n’était pas plus de quelques douzaines et, quand leur longue tête tubulaire sortit de l’eau, les voyageurs virent qu’ils étaient très espacés, comme si chaque membre du groupe exigeait et recevait de ses compagnons une généreuse portion de territoire. Les drakkens accompagnèrent le navire pendant de longues heures, nageant infatigablement tout en gardant le nez en l’air. Leurs yeux écarlates et brillants ne se fermaient jamais. Il était facile d’imaginer qu’ils attendaient la tombée de la nuit pour essayer de se hisser à bord. Delagard donna l’ordre au quart qui était de repos de prendre son service plus tôt et de surveiller le pont en se munissant de gaffes.

Au crépuscule, les drakkens plongèrent, disparaissant tous en un instant, avec le synchronisme parfait propre à leur espèce, comme s’ils avaient été aspirés dans quelque abîme gigantesque. N’étant pas persuadé qu’ils avaient disparu pour de bon, Delagard donna l’ordre aux patrouilles de rester sur le pont toute la nuit. Mais il n’y eut pas d’attaque et, le lendemain matin, il n’y avait sur la mer aucune trace des drakkens.

Le même jour, en fin d’après-midi, au moment où le soir commençait à tomber, une énorme masse molle, amorphe, d’une substance jaunâtre et gluante, s’approcha du navire, portée par le courant. Cette masse s’étendait interminablement, au moins sur plusieurs centaines de mètres. On eût presque pu croire, tellement sa surface était vaste, qu’il s’agissait de quelque bizarre sorte d’île ; une colossale île visqueuse, une île entièrement constituée de mucosités, un gigantesque agglomérat de morve. Quand ils furent un peu plus près, ils se rendirent compte que cette masse plissée et ridée était vivante, tout au moins en partie. Sa surface moutarde était parcourue de frémissements intermittents donnant naissance à de petites protubérances arrondies qui retombaient presque aussitôt dans le magma central.

— Et voilà, mesdames et messieurs ! lança Dag Tharp en prenant une pose théâtrale. La Face des Eaux, enfin !

— Moi, j’ai plutôt l’impression que c’est l’autre côté ! fit Kinverson en riant.

— Regardez ! s’écria Martello. Il y a des points lumineux qui s’élèvent et qui voltigent partout. C’est magnifique !

— On dirait des lucioles, dit Quillan.

— Des lucioles ? demanda Lawler.

— Il y en a sur Aurore. Ce sont des insectes munis d’organes luminescents. Mais vous savez ce que sont les insectes ? Ce sont des arthropodes, des animaux terrestres à six pattes, extrêmement répandus sur la plupart des planètes. Les lucioles sont donc des insectes qui sortent à la tombée de la nuit et qui font clignoter leur petite lumière. C’est très joli, très romantique. L’effet est voisin de ce que vous avez sous les yeux.

Lawler regarda. C’était en vérité un spectacle magnifique ; de minuscules fragments se détachaient de l’énorme masse turgide et s’élevaient dans l’air, portés par la brise, en émettant une vive lueur, une lumière jaune intense et brève, tels des astres infimes sous la voûte du ciel. Des dizaines, des centaines de ces fragments lumineux emplissaient l’air. Portés par le vent, ils s’élevaient, descendaient, remontaient sans cesser de clignoter.

Sur Hydros la beauté était presque toujours sujette à caution et Lawler éprouvait une inquiétude croissante en regardant la danse des lucioles.

— Une voile a pris feu ! hurla soudain Lis Niklaus.

Lawler leva la tête. Un certain nombre de lucioles étaient arrivées au-dessus du navire et, partout où elles se posaient sur les voiles, elles se fixaient et continuaient de brûler, mettant le feu aux fibres de bambou de mer entrelacées. De minuscules volutes de fumée s’élevaient en une douzaine d’endroits et de nombreux points rouges de fibres embrasées étaient visibles. En fait, le navire était attaqué !

Delagard donna l’ordre de virer de bord et la Reine d’Hydros s’écarta aussi vite que possible de l’ennemi boursouflé qui l’attaquait sur son flanc. Tous ceux qui ne participaient pas à la manœuvre furent envoyés dans la mâture pour protéger les voiles. Lawler se hissa tant bien que mal sur une vergue et commença à repousser les flammèches et à gratter celles qui s’étaient déjà fixées sur les voiles. Elles émettaient une chaleur infime mais persistante et c’est cette chaleur continue qui enflammait les fibres de bambou de mer. Lawler vit des endroits calcinés là où elles avaient été enlevées à temps, d’autres où la clarté des étoiles filtrait à travers de petits trous et même, tout en haut du hunier de misaine, là où la voile était en flammes, une langue de feu écarlate se terminant par un panache de fumée noire.

Kinverson grimpait rapidement vers le foyer d’incendie. Quand il l’atteignit, il avança les deux mains pour l’éteindre. L’une après l’autre, les flammes disparurent, comme par un tour de magie. En quelques instants, il ne resta plus que quelques points rougeoyants qui disparurent à leur tour. La flammèche ayant allumé le foyer s’était déjà envolée. Elle était tombée sur le pont quand les fibres s’étaient embrasées autour d’elle, laissant dans la voile un trou irrégulier, aux bords noircis, de la taille de la tête d’un homme.

Faisant force de voiles, le navire s’éloigna rapidement vers le sud-ouest. L’ennemi hideux, incapable d’avancer à la même allure, disparut en peu de temps. Mais les ravissantes flammèches, les adorables lucioles, portées par la brise, continuèrent, en nombre de plus en plus restreint, à les suivre pendant plusieurs heures, et Delagard attendit l’aube pour donner l’ordre aux défenseurs de redescendre sur le pont.

Sundira passa les trois jours suivants à réparer les voiles avec l’aide de Kinverson, de Pilya et de Neyana. Les voiles détachées des vergues, le navire n’avançait plus. Il n’y avait pas un souffle d’air ; le soleil tapait très fort ; la mer était calme. De temps en temps, au loin, un aileron apparaissait fugitivement à la surface des flots. Lawler avait le sentiment qu’ils étaient maintenant sous une surveillance constante.

Il calcula qu’il lui restait tout au plus une réserve d’une semaine d’extrait d’herbe tranquille.


Une nouvelle créature flottante, ni aussi gigantesque, ni aussi répugnante, ni aussi hostile que la dernière, s’approcha du navire. Ovoïdale, parfaitement lisse, d’un beau vert émeraude, elle répandait une lumière rayonnante. Elle était immergée jusqu’à la moitié de sa hauteur, mais l’eau était si limpide à cet endroit que sa moitié inférieure brillante était entièrement visible. Son diamètre au point le plus large était d’une vingtaine de mètres et elle mesurait une douzaine de mètres de la base submergée au sommet arrondi.

Nerveux, prêt à tout, Delagard fit aligner tout le monde le long du bastingage et chacun saisit une gaffe. Mais la créature ovoïdale passa son chemin, aussi inoffensive qu’un gros fruit. Peut-être n’était-elle pas autre chose. Ils en virent deux autres le même jour, la première plus sphérique, la seconde plus allongée, mais elles semblaient appartenir à la même espèce. Ces créatures ne prêtaient apparemment aucune attention au navire. Lawler estima que ce qu’il leur manquait, c’était d’énormes yeux brillants pour mieux regarder le navire tandis qu’elles passaient en flottant. Mais leur surface était parfaitement lisse, aveugle, mystérieuse, étonnamment inexpressive. Il émanait d’elles une étrange solennité, une gravité massive et paisible. Le père Quillan déclara qu’elles lui rappelaient un évêque qu’il avait connu ; puis il lui fallut expliquer à tout le monde ce qu’était un évêque.

Après les créatures ovoïdales apparurent des poissons volants d’une espèce nouvelle, différents des élégants rase-vagues au corps iridescent de la Mer Natale et des hideux poissons-taupe des immensités océaniques. C’étaient des animaux au corps frêle et vernissé, longs d’une quinzaine de centimètres et munis d’ailes arachnéennes qui leur permettaient de s’élever à des hauteurs stupéfiantes. Les voyageurs les voyaient au loin décoller presque verticalement de l’eau et se déplacer dans l’air sur des distances extraordinaires avant de retomber en piqué et de replonger dans l’océan sans une éclaboussure ou presque. Quelques instants plus tard, ils reprenaient leur essor et redescendaient en se rapprochant chaque fois un peu plus du navire jusqu’à ce qu’ils se trouvent à une courte distance par tribord devant.

Ces poissons volants ne paraissaient pas plus dangereux que les énormes créatures ovoïdales vert émeraude qu’ils avaient vues passer la veille. Ils volaient si haut qu’ils ne risquaient pas de heurter quelqu’un sur le pont et il n’était pas nécessaire de baisser la tête ou de se mettre à l’abri comme lorsque passait un vol de poissons-taupe. Ils étaient magnifiques, brillant de mille feux sur le fond bleu métallique de la voûte du ciel, si beaux que tous les voyageurs se retournaient pour les regarder voler.

Leur corps était presque transparent et il était facile, quand ils passaient à toute allure au-dessus du pont, de distinguer les os très fins, l’estomac palpitant, tout rond, d’un rouge violacé, et le réseau de minuscules veines bleues.

Oui, ils étaient très beaux, mais, en se déplaçant dans l’air, ils laissaient tomber sur le navire une étrange petite bruine miroitante, une pluie fine de gouttelettes sombres et luisantes qui mordaient la peau et brûlaient tout ce qu’elles touchaient.

Au début, personne ne se rendit compte de ce qui se passait. Les premières irritations provoquées par les sécrétions des poissons volants n’étaient qu’un désagrément à peine perceptible. Mais la douleur allait en s’amplifiant : l’acide pénétrait insensiblement dans la chair et ce qui n’avait été qu’une infime démangeaison se transformait en horrible souffrance.

Lawler se tenait à l’avant, sous les voiles de misaine qui l’abritaient du plus fort du bombardement. Quelques gouttelettes éparses tombèrent sur son avant-bras, de quoi provoquer tout juste un froncement de sourcils. Mais il vit apparaître tout près de lui quelques marques mouchetées sur le bois jaune et poli du pont et, relevant la tête, il découvrit ses camarades de bord qui se tortillaient en tous sens et hurlaient en tapant sur leurs bras et en se frottant les joues.

— Couchez-vous ! s’écria-t-il. Tout le monde à l’abri ! Cela vient des poissons volants !

Les assaillants qui avaient survolé le navire s’éloignaient déjà. Mais une seconde vague d’assaut décollait à tribord.

L’attaque aérienne dura près d’une heure et il y eut en tout une demi-douzaine de vagues. Quand l’alerte fut levée, les victimes défilèrent dans la cabine de Lawler pour faire soigner leurs brûlures.

Sundira, qui se trouvait dans la mâture quand le bombardement avait commencé, fut la dernière à entrer. Comme elle ne portait qu’un pagne autour de la taille au moment de l’attaque, tout son corps était couvert de cloques. Lawler l’enduisit en silence de pommade. Elle était nue devant lui et ses mains couraient sur la peau douce et frottaient pour faire pénétrer l’onguent. Autour des mamelons, le long des cuisses, en remontant vers l’aine pour s’arrêter à quelques millimètres de son sexe.

Ils n’avaient pas fait l’amour depuis la nuit où le mollusque s’était fixé sur la coque du navire, mais Lawler n’éprouvait pas le moindre désir en la caressant, même aux endroits les plus intimes de son corps.

Sundira le perçut, elle aussi. Lawler sentit les muscles de la jeune femme se contracter sous les doigts insistants du médecin.

— Tu me malaxes comme un quartier de viande, Val ! lança-t-elle enfin d’un ton furieux.

— Je suis un praticien qui s’efforce de soigner une patiente dont la peau est couverte de foutues cloques !

— C’est tout ce que je suis pour toi ?

— Pour l’instant, oui. Tu t’imagines peut-être qu’un médecin se met à haleter dès qu’il pose la main sur le corps d’une jolie patiente ?

— Mais je ne suis pas n’importe quelle patiente ?

— Bien sûr que non.

— Alors, pourquoi me fuis-tu depuis plusieurs jours ? Et maintenant, tu me traites comme une étrangère. Quel est le problème, Val ?

— Un problème ? dit-il, l’air préoccupé, en lui donnant une petite tape sur la hanche. Tourne-toi, je n’ai pas encore massé le creux de tes reins. Où vois-tu un problème, Sundira ?

— J’ai l’impression que tu n’as plus envie de moi.

Lawler plongea les doigts dans le pot d’onguent et commença de lui masser le bas du dos, juste au-dessus des fesses.

— Je ne savais pas que nous avions un calendrier précis.

— Bien sûr que non, mais regarde comment tu poses les mains sur moi.

— Je viens juste de t’expliquer, dit Lawler, mais je vais recommencer. Je croyais que tu étais venue pour te faire soigner et non pour faire l’amour. Un médecin apprend très tôt que ce n’est jamais une bonne idée de mélanger les deux. Et puis l’idée m’a traversé l’esprit, et ce n’est plus une question d’éthique, mais de simple bon sens, que tu n’aurais peut-être pas envie que je saute sur toi à un moment où ton corps est couvert de cloques douloureuses. D’accord ?

Leur première querelle était-elle sur le point d’éclater ?

— Cela te paraît raisonnable, Sundira ?

Elle se retourna brusquement pour lui faire face.

— C’est à cause de ce qui s’est passé avec Delagard, n’est-ce pas ?

Quoi ?

— L’idée qu’il a posé les mains sur moi – et pas seulement les mains – t’est insupportable et tu ne veux plus rien avoir à faire avec moi.

— Tu parles sérieusement ?

— Oui. Et je sais que j’ai raison. Si tu pouvais voir l’expression de ton visage…

— Nous étions tous comme fous pendant que cette saloperie était fixée sur la coque. Personne ne peut porter la responsabilité de ce qui s’est passé cette nuit-là. Crois-tu que j’avais envie de baiser Nevana ? Si tu veux savoir la vérité, Sundira, c’est toi que je cherchais quand je suis arrivé sur le pont. Dans l’état où j’étais, je ne me souvenais plus de ton nom et je ne savais même pas comment je m’appelais. Mais, dès que je t’ai vue, j’ai eu envie de toi et je me suis dirigé vers toi, mais Léo Martello m’a devancé. À ce moment-là, Neyana m’a appelé et je suis allé avec elle. J’ai agi sous l’influence de cette créature, comme toi, comme tout le monde. Tout le monde, sauf le père Quillan et Gharkid. Nos deux saints hommes.

Lawler avait le feu aux joues et il sentait les battements de son cœur s’accélérer.

— Écoute, Sundira, je suis au courant depuis le début de ta liaison avec Kinverson et cela n’a rien empêché. Pendant la nuit du mollusque, tu es d’abord allée avec Martello, puis avec Delagard. Pourquoi voudrais-tu que ce que tu as fait avec Delagard soit plus important pour moi que ce que tu as fait avec les autres ?

— Avec Delagard, c’est différent. Tu le détestes. Il te dégoûte.

— Tu crois ?

— C’est un assassin et une brute. C’est à cause de lui que nous avons tous été chassés de l’île de Sorve et, depuis le début de cette expédition, il se conduit comme un tyran. Il tabasse Lis, il a tué Henders. Il ment, il triche, il ne recule devant rien pour arriver à ses fins. Toute sa personne te répugne et tu ne peux pas supporter qu’il m’ait baisée, même si je n’étais pas moi-même quand cela s’est produit. Alors, tu passes ta mauvaise humeur sur moi. Tu ne veux pas poser la bouche là où Delagard a posé la sienne et je ne parle pas du reste. N’est-ce pas que j’ai raison, Val ?

— Tu lis dans les pensées des gens, maintenant ? Je ne savais pas que tu avais le don de télépathie, Sundira.

— N’essaie pas de faire le malin. C’est vrai ou ce n’est pas vrai ?

— Écoute, Sundira…

— Oui, c’est donc vrai.

Le ton froid et dur de la jeune femme s’adoucit brusquement et le regard qu’elle posa sur lui débordait de tendresse et de désir.

— Val, Val, tu ne crois pas que cela me dégoûte aussi de savoir que cet homme est entré en moi ? Tu ne crois pas que j’ai essayé depuis de faire disparaître toutes les traces de cette présence ? Mais cela ne devrait pas être ton problème ; il n’y a pas de marques sur ma peau aux endroits où il m’a touchée. Tu n’as pas le droit de te retourner contre moi sous le seul prétexte qu’une créature marine s’est collée à la coque de notre navire et nous a fait commettre des actes dont nous n’aurions jamais rêvé autrement.

Un nouvel éclair de colère traversa ses prunelles.

— Si ce n’est pas Delagard, qu’est-ce que c’est ? Dis-le-moi !

— Bon, d’accord, dit Lawler d’une voix chargée de honte. Je le reconnais, c’est à cause de Delagard.

— Merde, Val !

— Je suis absolument désolé.

— Vraiment ?

— Je crois que je n’avais pas réellement compris ce qui me tracassait jusqu’à ce que tu me balances tout ça à la tête. Mais, oui, oui, je suppose que cela me minait inconsciemment depuis cette nuit-là.

Imaginer la main de Delagard remontant entre tes jambes, les grosses lèvres molles de Delagard se posant sur tes seins. Lawler ferma les yeux en grimaçant.

— Mais ce n’est pas ta faute. Je me suis conduit avec la stupidité d’un adolescent.

— Tu as raison sur toute la ligne. Tu es particulièrement stupide. Et je tiens à te rappeler que, dans des circonstances normales, je n’aurais jamais, au grand jamais, laissé Delagard coucher avec moi. Même s’il avait été le dernier homme de la galaxie.

— Cest le diable qui t’a poussée à le faire, dit Lawler en souriant.

— Non, le mollusque.

— C’est la même chose.

— Puisque tu le dis… Mais, en réalité, il ne s’est rien passé. Il n’y a pas eu d’acte intentionnel de ma part. Et j’essaie de toutes mes forces de faire comme s’il ne s’était rien passé. Essaie, toi aussi… Je t’aime, Val.

Il tourna vers elle un regard stupéfait. Jamais cette phrase n’avait été prononcée entre eux et jamais il n’avait imaginé qu’elle pût l’être un jour. Cela faisait si longtemps que ces mots ne lui avaient pas été adressés qu’il ne se souvenait même plus de la dernière fois. Et maintenant ? Était-il censé le dire à son tour ? Elle souriait. Elle n’attendait pas qu’il lui dise quoi que ce fut. Elle le connaissait trop bien pour cela.

— Venez donc par ici, docteur, fit-elle. J’ai besoin d’un examen plus approfondi.

Lawler se retourna pour voir si la porte était fermée. Puis il s’avança vers elle.

— Fais attention à mes cloques, dit-elle.

5

Des sortes de périscopes géants se dressèrent au-dessus des flots, longues structures luisantes, hautes d’une vingtaine de mètres et surmontées de polygones bleus à cinq côtés. À une distance d’un demi-kilomètre environ, ils suivaient le navire d’un regard fixe et impassible. Il s’agissait à l’évidence de pédicules supportant des yeux. Mais les yeux de quoi ?

Les périscopes s’enfoncèrent dans l’eau et ne réapparurent point. Ensuite vinrent de grandes bouches béantes, énormes créatures similaires à celles de la Mer Natale, mais encore plus colossales ; assez grandes, semblait-il, pour engloutir la Reine d’Hydros d’un seul coup. Elles aussi restaient à distance, émettant, de jour comme de nuit, une lumière verte phosphorescente. Les bouches n’avaient pas la réputation de présenter un danger quelconque pour les navires, mais il s’agissait là de bouches de la Mer Vide, capables de tout. Les gouffres obscurs de leurs gorges béantes étaient un spectacle menaçant et inquiétant.

Puis ce fut toute la mer qui devint phosphorescente. À peine perceptible au début, juste une touche de couleur, une luisance ténue et plaisante, le phénomène s’intensifia. La nuit, le sillage du navire devenait une ligne de feu déchirant les flots. Et même de jour, les vagues émettaient de la lumière et les embruns passant par-dessus le bastingage scintillaient comme des pierres précieuses.

Il y eut une pluie de méduses urticantes. Il y eut les évolutions frénétiques d’un groupe de plongeurs fendant la surface de l’eau et bondissant si haut qu’ils semblaient vouloir s’envoler et demeurer suspendus dans l’air. Puis quelque chose qui ressemblait à un faisceau de perches de bois réunies par un paquet de vieilles cordes s’approcha en marchant sur l’eau. En son centre, dans une capsule ouverte, se trouvait une toute petite créature globulaire aux nombreux yeux qui semblait se déplacer sur des échasses.

Puis, un matin, Delagard, qui regardait par-dessus le plat-bord – toujours aux aguets, il multipliait les rondes pour parer à toute attaque –, recula brusquement.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Kinverson, Gharkid, venez par ici et regardez-moi ça !

Lawler se joignit au petit groupe. Delagard montrait quelque chose du doigt. Lawler ne vit d’abord rien de particulier, puis il remarqua qu’une sorte de jupe tapissait la coque, vingt centimètres au-dessous de la ligne de flottaison, un ressaut formé d’une substance fibreuse et jaunâtre s’avançant d’un mètre et courant tout le long de la coque. Non, pas une jupe, se dit Lawler, plutôt un rebord, une saillie ligneuse.

— Avez-vous déjà vu ça ? demanda Delagard en se tournant vers Kinverson.

— Non, pas moi.

— Et vous, Gharkid ?

— Non, monsieur le capitaine, jamais.

— Une sorte d’algue qui pousse sur la coque ? Un croisement entre une algue et un anatife ? Qu’en dites-vous, Gharkid ?

— C’est un mystère pour moi, monsieur le capitaine, répondit le petit homme en haussant les épaules.

Delagard fit lancer une échelle de corde par-dessus le bastingage et il descendit inspecter la coque. Agrippé à l’échelle par un bras, suspendu au-dessus de la surface de l’eau, penché aussi loin qu’il le pouvait, il utilisa un racloir à long manche pour essayer de détacher l’étrange excroissance. Quand il remonta, il avait le visage congestionné et il jurait entre ses dents. Il expliqua que le problème venait des doigts de mer, ces petites algues qui formaient sur la coque une couche se renouvelant en permanence, protégeant et renforçant les bordages du navire.

— Une plante locale s’est fixée dessus. Peut-être une espèce voisine ou bien un organisme vivant en symbiose. Quoi qu’il en soit, cette saleté pousse autour des doigts de mer et se fixe rapidement. Elle se développe à toute vitesse. La saillie qu’elle forme est déjà assez importante pour freiner notre déplacement et, si elle continue de croître à la même allure, nous serons immobilisés pour de bon dans deux ou trois jours.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Kinverson.

— Avez-vous des suggestions ?

— Quelqu’un pourrait descendre avec le glisseur et découper cette saleté avant qu’il soit trop tard.

— Bonne idée, dit Delagard en inclinant la tête. Je suis volontaire pour la première équipe. Vous voulez m’accompagner ?

— D’accord, dit Kinverson. Pourquoi pas ?

Les deux hommes s’installèrent dans le glisseur. Martello, préposé à la manœuvre des bossoirs, souleva l’embarcation et la fit passer par-dessus le bastingage, bien au-delà du rebord ligneux, avant de la laisser descendre jusqu’à la surface de l’eau.

Le truc consistait à pédaler assez vite pour garder le glisseur à flot, mais pas trop pour que l’homme tenant le racloir ait le temps de finir de détacher l’excroissance. Au début, ce fut difficile à régler. Mettant à profit sa grande taille, Kinverson se pencha très loin pour brandir le racloir et taper sur le rebord ligneux. Mais il ne put porter que deux coups, car le glisseur s’éloigna de l’endroit qu’il avait commencé à attaquer. Puis les deux hommes reculèrent et s’efforcèrent de rester plus longtemps au même endroit, mais l’embarcation commença à perdre de la hauteur et à s’enfoncer dans l’eau.

Au bout d’un moment, ils attrapèrent le coup. Delagard pédalait et Kinverson frappait. Quand la fatigue commença manifestement à gagner le grand pêcheur, ils échangèrent leur place, se déplaçant précautionneusement dans la frêle embarcation jusqu’à ce que Delagard soit installé à l’avant et que Kinverson se mette à pédaler.

— Bon, aux suivants ! cria enfin Delagard qui avait travaillé avec son ardeur habituelle et paraissait épuisé. Deux autres volontaires ! Léo, ne vous ai-je pas entendu dire que vous preniez la suite ? Et vous aussi, Lawler ?

C’est Pilya Braun qui manœuvra les bossoirs pour faire descendre Lawler et Martello. La mer était assez calme, mais la fragile embarcation était secouée et ballottée par la houle. Lawler s’imagina projeté dans l’eau par une vague un peu plus forte que les autres. En baissant la tête, il distingua des fibres de la plante aquatique qui flottaient juste au bord de la saillie qui s’était formée. Quand les mouvements de l’eau les poussèrent vers le navire, il en vit distinctement plusieurs s’agréger au rebord végétal.

Il vit aussi de petites créatures luisantes, en forme de ruban, s’enrouler et se tortiller dans l’eau. Des vers, des serpents, des anguilles peut-être. Elles semblaient vives et agiles. Peut-être espéraient-elles trouver quelque chose à manger.

Le rebord ligneux résistait aux coups de racloir. Lawler fut obligé de saisir le manche de l’instrument à deux mains et de l’abattre de toutes ses forces. Le racloir glissait souvent sur la surface de la curieuse excroissance, sans l’entamer, dévié par la dureté des fibres. À deux reprises, il faillit même échapper à Lawler.

— Attention ! cria Delagard, penché sur le plat-bord. Nous n’en avons pas de rechange !

Lawler trouva un moyen efficace d’utiliser l’instrument en frappant légèrement de biais, de manière à insérer le tranchant du racloir entre les filaments de la masse fibreuse. D’énormes blocs se détachaient et s’éloignaient en flottant. Il trouva le rythme et se mit à frapper à coups redoublés. La sueur dégoulinait sur sa peau. Ses bras et ses poignets commençaient à protester et la douleur se propageait en remontant vers les aisselles, la poitrine, les épaules. Son cœur battait la chamade.

— Ça suffit ! dit-il en haletant. À votre tour, Léo.

Martello paraissait infatigable. Il frappait avec une joyeuse vigueur que Lawler trouvait humiliante. Il croyait avoir largement fait sa part de travail, mais, en cinq minutes, Martello abattit autant de besogne que lui pendant tout le temps qu’il avait manié le racloir. Lawler se dit que Martello devait être en train de composer un nouveau chant pour son poème épique tout en frappant comme un forcené.

Il nous fallut jeter toutes nos forces

Pour vaincre enfin l’implacable ennemi,

Détruisant vaillamment les fibres maléfiques,

Frappant, tranchant et taillant sans répit.

Onyos Felk et Lis Niklaus les remplacèrent. Ensuite, ce fut le tour de Neyana et de Sundira, puis celui de Pilya et de Gharkid.

— Cette saloperie repousse aussi vite que nous la coupons, dit Delagard avec aigreur.

Mais ils étaient dans la bonne voie. De gros blocs de la substance fibreuse s’étaient détachés et, en plusieurs endroits de la coque, on voyait réapparaître la couche de doigts de mer.

Le tour de Delagard et de Kinverson revint. Ils frappèrent et tranchèrent avec une fureur diabolique. Quand ils remontèrent sur le pont, les deux hommes étaient cramoisis et épuisés ; ils avaient dépassé la simple fatigue pour parvenir à un état transcendantal de brûlante exaltation.

— Allons-y, doc, dit Martello. C’est encore à nous.

Leo Martello semblait résolu à surpasser Kinverson lui-même. Tandis que Lawler assurait la stabilité du glisseur par un effort continu qui tétanisait ses muscles, Martello se lançait à l’assaut de l’ennemi végétal comme un ange exterminateur. Vlan ! Vlan ! Vlan ! Il soulevait le racloir très haut au-dessus de sa tête et l’abattait à deux mains sur la saillie végétale. Vlan ! Vlan ! Les vagues entraînaient aussitôt les énormes blocs qui se détachaient. Chaque coup de Martello était plus violent que le précédent. Le glisseur tanguait follement et Lawler avait toutes les peines du monde à le maintenir en équilibre. Et vlan ! Et vlan !

Soudain, Martello se dressa encore plus haut et abattit le racloir avec une force incroyable. Une énorme plaque se déchira, dégageant la coque de la Reine d’Hydros. Elle dut se détacher plus facilement que Martello ne l’avait prévu, car il perdit d’abord l’équilibre, puis il laissa échapper le racloir. Il essaya de rattraper le manche, mais il le manqua et bascula en avant, la tête la première, dans une grande gerbe d’eau.

Sans cesser de pédaler, Lawler se pencha et tendit la main. À deux mètres du glisseur, Martello se débattait comme un forcené. Mais soit il ne voyait pas la main tendue vers lui, soit la panique l’empêchait de comprendre ce qu’il fallait faire.

— Nagez vers moi, hurla Lawler. Par ici, Leo ! Par ici.

Mais, dans son affolement, Martello continuait de s’agiter inutilement. Il avait les yeux révulsés. Puis, brusquement, tout son corps se raidit, comme frappé sous l’eau par un coup de poignard, et il commença de faire des mouvements convulsifs.

Le bossoir avait été baissé et Kinverson était maintenant suspendu au-dessus des flots.

— Plus bas ! cria-t-il. Encore un peu ! Voilà ! Un peu plus à gauche… C’est bon !

Martello se débattait toujours. Kinverson le saisit sous les bras et le sortit de l’eau aussi aisément qu’il l’eût fait d’un enfant.

— À vous, docteur, dit Kinverson.

— Vous ne pourrez pas nous tenir tous les deux !

— Par ici ! Approchez !

L’autre bras de Kinverson se referma autour de la poitrine du médecin.

Le bossoir fut hissé le long des bordages, par-dessus le bastingage, et son chargement fut déposé sur le pont. Lawler se dégagea de l’étreinte de Kinverson, il vacilla et piqua du nez. Il tomba violemment sur les deux genoux. Sundira s’élança aussitôt pour l’aider à se relever.

Étendu sur le dos, ruisselant d’eau, Martello demeurait totalement inerte.

— Écartez-vous, ordonna Lawler. Vous aussi, Gabe, ajouta-t-il en faisant signe à Kinverson de s’éloigner.

— Il faut le retourner pour chasser l’eau de ses poumons, docteur.

— Ce n’est pas l’eau qui m’inquiète. Écartez-vous, Gabe. Tu sais où se trouve la trousse contenant les instruments, dit-il en se tournant vers Sundira. Les scalpels et le reste. Peux-tu aller me la chercher, s’il te plaît ?

Il s’agenouilla près de Martello et le dévêtit jusqu’à la taille. Léo respirait, mais il semblait avoir perdu connaissance. Il avait les yeux écarquillés, fixes. De temps en temps, ses lèvres se retroussaient en un affreux rictus de douleur et tout son corps était agité de soubresauts, comme s’il recevait des décharges électriques. Puis il retombait sur le pont, inerte.

Lawler posa la main sur le ventre de Martello et appuya. Il perçut un mouvement à l’intérieur : un tremblement, un étrange frémissement, juste sous la ceinture abdominale contractée.

Y avait-il quelque chose à l’intérieur ? Certainement. Foutu océan, grouillant d’envahisseurs prêts à saisir la moindre occasion. Mais peut-être n’était-il pas trop tard pour le sauver. Il fallait bien le nettoyer, le recoudre proprement, pour éviter que la communauté soit encore un peu affaiblie.

Des ombres se mouvaient autour de lui. Tout le monde se pressait autour de Martello avec un mélange de fascination et de répulsion.

— Dégagez ! s’écria brusquement Lawler. Tout le monde ! Vous n’avez pas besoin de voir ça et je ne veux pas que vous me regardiez faire !

Personne ne bougea.

— Vous avez entendu ce qu’a dit le toubib, gronda Delagard d’un ton menaçant. Écartez-vous ! Laissez-le travailler !

Sundira posa la trousse sur le pont, à côté de lui.

Lawler appliqua derechef les mains sur l’abdomen de Martello. Il y avait bien des mouvements. D’indiscutables frémissements. Des remuements. Martello avait le visage empourpré et les pupilles dilatées ; ses yeux fixes semblaient regarder dans un autre monde. La sueur coulait de tous les pores de sa peau.

Lawler sortit de la trousse son meilleur scalpel et le posa sur le pont. Puis il plaça les deux mains sur l’abdomen de Martello, juste au-dessous du diaphragme, et il appuya en remontant. Martello émit une sorte de soupir indistinct et un filet d’eau de mer mêlé de vomissement coula de ses lèvres. Mais ce fut tout. Lawler recommença. Rien. Il perçut de nouveaux mouvements sous ses doigts, d’autres spasmes, d’autres contractions.

Encore un essai. Il retourna le corps de Martello et frappa au milieu du dos de toute la force de ses deux mains jointes. Martello poussa un grognement. Il rejeta encore un peu de vomissure liquide. Mais ce fut tout.

Lawler se rassit sur son séant et essaya de mettre de l’ordre dans ses idées.

Il retourna encore une fois le corps de Martello et saisit son scalpel.

— Vous n’avez pas besoin de regarder, dit Lawler sans relever la tête, à l’attention de ceux qui se tenaient à proximité.

Il commença à inciser la peau à l’aide de l’instrument tranchant, traçant de gauche à droite une fine ligne rouge sur l’abdomen de Martello. Le blessé sembla à peine se rendre compte de ce qu’on lui faisait. Il émit un son indistinct, très faible, un commentaire infiniment vague. Il avait d’autres préoccupations plus urgentes.

La peau. Les muscles. Le couteau semblait savoir où aller. Lawler écarta adroitement les couches successives de tissus. Il incisait maintenant le péritoine. Il s’était entraîné, chaque fois qu’il effectuait une intervention chirurgicale, à atteindre un état de conscience dans lequel il se considérait non comme un chirurgien, mais comme un sculpteur, et où il pensait au patient comme à un objet inanimé, un tronc d’arbre, et non à un être humain en proie à des souffrances. C’était pour lui la seule manière de supporter la vue de tout ce sang.

Encore plus profond. Il venait de traverser la paroi abdominale. Du sang commençait à se mêler sur le pont à la flaque d’eau de mer qui entourait Martello.

Les intestins ne devraient pas tarder à apparaître.

Voilà. Il y était.

Quelqu’un se mit à hurler. Quelqu’un d’autre émit un grognement de dégoût.

Mais pas à la vue des viscères. Quelque chose d’autre apparut dans le ventre de Martello. Quelque chose de fin et de brillant, qui se déroula lentement sur cinq ou six centimètres et se dressa.

C’était une créature sans yeux et même, à ce qu’il semblait, dépourvue de tête, juste une bande lisse, rose et glissante de matière vivante indifférenciée. Il y avait une ouverture à son extrémité supérieure, une sorte de bouche dans laquelle apparaissait une petite langue rouge, pointue et râpeuse. La créature luisante, dotée d’une souplesse et d’une grâce célestes, se balançait avec des mouvements hypnotiques. Derrière Lawler, les cris n’avaient pas cessé.

D’un revers preste de la main, Lawler la trancha net avec son scalpel. La partie supérieure atterrit sur le pont et commença de se tortiller à côté de Martello. Elle se dirigea vers Lawler, mais la grosse botte de Kinverson s’abattit aussitôt sur elle et la réduisit en bouillie.

— Merci, dit calmement Lawler.

Mais l’autre moitié était restée à l’intérieur et Lawler essaya de la retirer avec la pointe de son scalpel. Elle ne semblait aucunement se soucier d’avoir été coupée en deux et elle poursuivait sa danse, toujours aussi gracieuse. Fouillant sous la masse des viscères, Lawler essaya de la déloger en poussant par-ci, en tirant par-là. Il crut en voir l’extrémité et la trancha d’un coup de scalpel, mais il en restait encore. Quelques centimètres qui continuaient de le narguer. Un nouveau coup de scalpel. Cette fois, il avait la totalité. Il jeta derrière lui le bout de ruban rose et Kinverson l’écrabouilla aussitôt.

Derrière le médecin, tout le monde gardait le silence.

Il commença à refermer l’incision, mais il s’arrêta net en percevant un nouveau mouvement.

Y avait-il une autre de ces créatures ? Oui, au moins une. Et probablement plusieurs. Martello gémit et remua un peu. Un spasme terrible le fit décoller légèrement du pont ; Lawler eut juste le temps d’écarter son scalpel pour ne pas le blesser.

Une deuxième créature anguiforme apparut, suivie aussitôt d’une troisième, et elles commencèrent leur étrange danse onduleuse. Puis l’une d’elles se retira et disparut dans la cavité abdominale de Martello en s’enfonçant dans la direction des poumons.

Lawler réussit à supprimer l’autre. Il la coupa d’abord en deux, puis il en coupa encore un morceau et parvint à extirper le dernier bout. Il attendit que celle qui avait disparu se montre de nouveau. Au bout d’un moment, il l’aperçut, luisant à l’intérieur de l’abdomen sanglant. Mais elle n’était pas seule. Il distinguait maintenant les frêles anneaux de plusieurs autres créatures qui se tortillaient avec vivacité, qui faisaient un véritable festin. Combien d’autres pouvait-il y en avoir ? Deux ? Trois ? Trente ?

Lawler releva la tête, le visage sombre. Delagard le regarda fixement et il lut dans les yeux de l’armateur une expression d’horreur et de profond dégoût.

— Croyez-vous que vous pourrez tous les avoir ?

— Aucune chance, il en est rempli. Ils le dévorent de l’intérieur. Même en coupant à tour de bras, j’aurai mis le corps en charpie avant de les avoir tous trouvés, si jamais j’y arrive.

— Bon Dieu ! murmura Delagard. Combien de temps peut-il rester en vie dans ces conditions ?

— Jusqu’à ce que l’une de ces saloperies atteigne son cœur, je suppose. Ce ne sera pas long.

— Vous croyez qu’il souffre ?

— J’espère que non, dit Lawler.


L’agonie dura encore cinq minutes. Jamais Lawler n’aurait imaginé que cinq minutes pussent durer aussi longtemps. De temps en temps, Martello tressautait ou était agité par un mouvement convulsif quand un nerf était touché. À un moment, il donna l’impression d’essayer de se soulever, puis il poussa un petit soupir et retomba lourdement. La vie se retira de ses yeux.

— C’est fini, annonça Lawler.

Il se sentait vide, épuisé, transi, au-delà du chagrin, au-delà de l’horreur.

Il n’avait très probablement jamais eu la moindre chance de sauver Martello. Au moins une douzaine de ces anguilles, sans doute plus encore, avaient dû pénétrer à l’intérieur de son corps, une horde de créatures agiles s’insinuant par la bouche ou par l’anus, puis se frayant obstinément un chemin à travers la chair et les muscles jusqu’au centre de l’abdomen. Lawler avait extrait neuf des créatures anguiformes, mais d’autres étaient encore à l’œuvre à l’intérieur du cadavre, attaquant consciencieusement le pancréas et la rate, le foie et les reins. Et puis, quand elles en auraient fini avec ces gourmandises, tout le reste du grand corps attendrait les petites langues rouges et râpeuses. Aucune intervention chirurgicale, aussi rapide et sûre qu’elle eût été, n’aurait pu le débarrasser assez vite de tous les envahisseurs.

Neyana apporta une couverture dans laquelle ils enveloppèrent le corps. Kinverson le prit dans ses bras et se dirigea vers le bastingage.

— Attends, dit Pilya. Mets cela avec lui.

Elle lui tendit une liasse de feuilles qu’elle avait dû remonter de la cabine de Martello. Son fameux poème. Elle glissa les feuilles pliées, usées par le contact des doigts, dans la couverture et tira sur les bords pour la serrer autour du corps. Lawler eut envie de protester, mais il se contint. Le manuscrit devait partir avec Martello.

— Nous recommandons à la mer l’âme de notre bien-aimé Leo, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…

Encore le Saint-Esprit ? Chaque fois que Lawler entendait cette curieuse expression dans la bouche de Quillan, il avait un mouvement d’étonnement.

C’était un concept tellement bizarre. Il avait beau essayer, il ne parvenait pas à imaginer ce que pouvait être un esprit saint. Il chassa cette pensée de son esprit. Il était trop fatigué pour faire ce genre de spéculations.

Kinverson transporta le corps jusqu’au bastingage et le souleva. Puis il avança légèrement les bras, et le corps bascula et tomba dans la mer.

Aussitôt, comme par une sorte de magie des profondeurs, d’étranges créatures apparurent, des animaux au corps allongé muni de nageoires et couvert d’un épais et soyeux pelage noir. Il y avait cinq animaux ondoyants aux yeux doux, au museau sombre et effilé couvert de poils noirs. Doucement, tendrement, ils entourèrent le corps de Martello bercé par la houle. En le maintenant à flot, ils commencèrent à dérouler la couverture dont il était enveloppé. Doucement, tendrement, ils dégagèrent le corps. Puis – toujours doucement, tendrement – ils se pressèrent autour de la forme sans vie et entreprirent de la dépecer.

Tout se passa calmement, sans précipitation, sans frénésie gloutonne. C’était un spectacle à la fois horrifiant et d’une très troublante beauté. Leurs mouvements faisaient naître dans la mer une extraordinaire phosphorescence. Martello sembla absorbé par de froides flammes ardentes. Il disparut dans une explosion de lumière. Les étranges créatures firent une leçon d’anatomie en commençant par repousser la peau pour exposer tendons et ligaments, muscles et nerfs. Puis ils s’attaquèrent à des tissus plus profonds. C’était une scène extrêmement troublante, même pour Lawler pour qui les secrets intimes du corps humain n’avaient depuis longtemps plus rien de secret. Mais le travail était exécuté si proprement, si posément, si respectueusement qu’il était impossible de ne pas regarder et de ne pas être sensible à la beauté de ce qu’ils faisaient. Couche après couche, ils dégagèrent les tissus jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’ossature blanche de la cage thoracique. Puis ils levèrent la tête vers les spectateurs appuyés au bastingage, comme pour quêter leur approbation. Ce qui brillait dans leurs yeux était indubitablement une lueur d’intelligence. Lawler les vit incliner la tête, comme pour saluer, puis ils plongèrent et disparurent aussi silencieusement qu’ils étaient venus. Le squelette parfaitement nettoyé de Martello n’était plus visible, en route vers un royaume inconnu où il ne faisait aucun doute que d’autres organismes attendaient pour faire bon usage du calcium qu’il contenait. Du jeune homme plein de vitalité qu’avait été Leo Martello, il ne subsistait plus que quelques pages du manuscrit flottant à la surface de l’eau. Et, au bout d’un petit moment, elles disparurent à leur tour.

Plus tard, quand il fut seul dans sa cabine, Lawler vérifia ce qui restait de sa réserve d’extrait d’herbe tranquille. À peu près deux jours, estima-t-il. Il en versa la moitié dans un gobelet et vida le contenu d’un trait.

Qu’est-ce que ça peut faire ? se dit-il.

Puis il but tout le reste. Qu’est-ce que ça peut faire ?

6

Les premiers symptômes de l’état de manque apparurent le surlendemain, en fin de matinée : sueurs, tremblements, nausées. Lawler était prêt à y faire face, ou tout au moins il croyait l’être. Mais les symptômes devinrent rapidement beaucoup plus pénibles qu’il ne l’avait imaginé, une épreuve si rude qu’il n’avait plus la certitude de pouvoir la surmonter. Il était terrifié par l’intensité de la douleur qui l’assaillait en vagues successives. Il avait l’impression de sentir son cerveau se dilater et s’écraser contre les parois de la boîte crânienne.

Il cherchait machinalement du regard la fiole, mais la fiole était vide. Il se pelotonnait sur sa couchette, tremblant, frissonnant, affreusement malheureux.

Sundira vint le voir en milieu d’après-midi.

— C’est à cause de ce qui s’est passé l’autre jour ? demanda-t-elle.

— Martello ? Non, ce n’est pas ça.

— Alors, tu es malade ?

Il lui montra du doigt la fiole vide et, au bout de quelques instants, elle comprit.

— Est-ce que je peux faire quelque chose, Val ?

— Serre-moi fort.

Elle le prit dans ses bras et le serra contre sa poitrine. Le corps de Lawler fut parcouru de violents tremblements. Puis il se calma un peu, mais il se sentait toujours très mal.

— Tu as l’air d’aller mieux, dit-elle.

— Un peu. Mais ne t’en va pas.

— Je suis encore là. Veux-tu un peu d’eau ?

— Oui… Non. Non, reste comme tu es.

Il se blottit contre elle. Il sentait la fièvre monter et redescendre, puis remonter, et chaque poussée avait une violence dévastatrice. La drogue était beaucoup plus puissante qu’il ne l’avait imaginé et, à l’évidence, sa dépendance était très forte. Et pourtant… pourtant… il y avait des fluctuations dans la douleur et, à mesure que les heures s’écoulaient, certains moments où il se sentait presque normal. C’était inattendu. Mais cela lui donnait de l’espoir. Il voulait bien se battre, s’il le fallait, mais il devait absolument gagner.

Sundira passa tout l’après-midi avec lui. Il s’endormit et, quand il se réveilla, elle était encore à ses côtés. Il avait l’impression d’avoir la langue horriblement gonflée et il se sentait trop faible pour se lever.

— Savais-tu que cela se passerait comme ça ? demanda-t-elle.

— Oui. Je pense que je le savais. Mais je ne m’attendais pas tout à fait à ce que ce soit aussi dur.

— Comment te sens-tu maintenant ?

— J’ai des hauts et des bas.

— Comment va-t-il ? demanda une voix, celle de Delagard, derrière la porte.

— Il s’inquiète pour toi, dit Sundira à Lawler.

— C’est gentil à lui !

— Je lui ai dit que tu étais malade.

— Tu n’as pas donné de détails ?

— Non, aucun détail.


La nuit fut terrifiante. Lawler crut pendant un moment qu’il allait devenir fou. Mais, au petit matin, survint une autre de ces rémissions inespérées et inexplicables, comme si quelque chose s’insinuait à distance dans son cerveau pour atténuer le besoin impérieux de la drogue. Au lever du jour, il sentit qu’il retrouvait l’appétit et, quand il se leva – c’était la première fois qu’il quittait sa couchette depuis les premières poussées de fièvre –, il parvint à rester debout.

— Tu as l’air d’aller mieux, lui dit Sundira. Comment te sens-tu ?

— Pas trop mal. Mais il y aura d’autres moments difficiles à passer et la lutte sera longue.

Mais quand la douleur revint, elle fut moins vive qu’il ne l’aurait cru. Lawler eût été bien embarrassé pour expliquer cette évolution. Il s’attendait à trois, quatre, voire cinq jours d’horreur absolue, puis à une lente diminution de la douleur tandis que son organisme se purgeait progressivement. Mais il n’en était encore qu’au deuxième jour. De nouveau cette sensation d’une intervention extérieure, de nouveau l’impression d’être guidé, soutenu, arraché à la douleur.

Puis une reprise des tremblements et des sueurs. Et une nouvelle rémission, qui dura près d’une demi-journée. Lawler remonta sur le pont, respira l’air pur, se promena d’un pas lent. Il confia à Sundira qu’il avait le sentiment d’en être quitte à bon compte.

— Oui, dit-elle, tu peux t’estimer heureux.

À la tombée de la nuit, il était de nouveau malade. Les hauts et les bas continuaient de se succéder, mais l’évolution générale était favorable et la guérison semblait en bonne voie. À la fin de la première semaine, il n’y avait plus que des gênes passagères. Il regardait le flacon vide et il souriait.


L’air était limpide et la brise soutenue. La Reine d’Hydros voguait à bonne allure, suivant sa route sud-ouest à la surface de la planète d’eau.

La phosphorescence de la mer devenait de jour en jour plus intense. C’était toute la planète qui paraissait lumineuse. La mer et le ciel luisaient de jour comme de nuit. Des créatures cauchemardesques d’une demi-douzaine d’espèces totalement inconnues jaillissaient de l’eau dans le lointain, se soutenaient quelques instants dans l’air et retombaient dans une grande gerbe écumeuse. Des bouches colossales béaient dans les profondeurs.

La plupart du temps, le silence régnait à bord de la Reine d’Hydros. Chacun vaquait tranquillement et efficacement aux tâches du bord. Il y avait beaucoup à faire, car les passagers n’étaient plus maintenant que onze pour accomplir ce qu’ils faisaient à quatorze au début du voyage. Martello, avec sa bonne humeur, sa gaieté et son optimisme, avait beaucoup fait pour donner le ton, et sa mort changeait tout.

Mais il y avait autre chose : la Face se rapprochait. Lawler estimait que cela devait avoir un rapport avec l’humeur maussade qui s’était installée à bord. Il n’était pas encore possible de la discerner à l’horizon, mais tout le monde savait qu’elle était là, plus très loin. Tout le monde le sentait. C’était une présence palpable à bord de la Reine d’Hydros, une présence dont les effets étaient indéfinissables, mais bien réels. Il y a quelque chose, se prenait à penser Lawler, quelque chose de plus qu’une simple île. Quelque chose de vivant et de conscient. Et qui les attendait.

Il secouait la tête pour chasser ces idées de son esprit. Ce n’étaient que fantasmes absurdes, stupides visions d’épouvante dénuées de toute réalité. Il se disait qu’il devait encore souffrir du manque. Il se sentait encore si faible, si fatigué, si vulnérable.

La Face le hantait. Il s’efforçait désespérément de fouiller dans sa mémoire pour retrouver ce que le vieux Jolly lui en avait dit, mais cela faisait si longtemps, tout était si vague, si confus, enfoui sous les couches superposées de trente années de souvenirs. Jolly avait dit qu’il s’agissait d’un endroit fantastique et luxuriant. Où abondaient des plantes très différentes de celles qui poussaient dans la mer. Oui, des plantes. Avec d’étranges couleurs, des lumières vives brillant jour et nuit, un royaume mystérieux qui s’étendait tout au bout du monde, à la fois grandiose et inquiétant. Jolly avait-il mentionné des animaux, des créatures terrestres d’une espèce quelconque ? Non, Lawler ne se souvenait de rien de tel. Aucune vie animale, juste une jungle très dense.

Mais n’avait-il pas parlé d’une ville ?…

Pas sur la Face. Près d’elle.

Mais où ? Dans l’océan ? L’image lui échappait. Il essayait de se remémorer ses discussions avec Jolly, au bord de la baie, tandis que le vieux loup de mer au visage tanné, aux traits burinés, se balançait sur son siège en lançant sa ligne à l’eau et en racontant inlassablement ses histoires…

Une ville, oui. Une ville dans la mer. Sous la mer.

L’image lui revint à l’esprit, puis elle lui échappa de nouveau. Il essaya de la rattraper, n’y parvint pas, essaya encore…

Une ville sous la mer. Oui, c’était bien cela. Une ouverture dans l’océan, un passage, une sorte de tunnel de gravitation donnant accès à une extraordinaire cité sous-marine, une cité cachée, peuplée de Gillies aussi supérieurs à leurs cousins des îles qu’un roi pouvait l’être à un paysan. Des Gillies vivant comme des dieux, sans jamais remonter à la surface, enfermés dans de vastes salles pressurisées, vivant avec une majesté solennelle dans un luxe effréné…

Un sourire joua sur les lèvres de Lawler. Oui, c’était bien cela. Une fable grandiose, une légende fabuleuse. La plus belle, la plus extravagante de toutes les inventions du vieux Jolly. Lawler se rappelait avoir essayé d’imaginer ce qu’était cette cité, s’être représenté des Gillies de haute taille, à l’aspect imposant et au port majestueux, franchissant des porches immenses pour pénétrer dans des salles d’une opulence inouïe. Et il eut le sentiment de retrouver l’enfant émerveillé qu’il avait été, assis aux pieds du vieux marin, suspendu à sa voix râpeuse et éraillée.


Le père Quillan aussi avait beaucoup pensé à la Face.

— J’ai une nouvelle théorie, annonça-t-il.

Le prêtre avait passé toute une matinée à méditer, assis près de Gharkid au poste de pêche. En passant devant eux, Lawler leur avait lancé un regard stupéfait. On eût dit que les deux hommes étaient entrés en transe, que leurs âmes s’étaient transportées dans un autre monde.

— J’ai changé d’avis, déclara Quillan. Vous vous souvenez que je vous ai dit que, pour moi, la Face ne pouvait être que le paradis, que Dieu en personne y avait élu domicile, le principe de l’univers, le Créateur, Celui à qui nous adressons toutes nos prières. Eh bien, je ne le crois plus.

— Soit, dit Lawler avec indifférence. La Face des Eaux n’est donc pas le vaargh de Dieu. Puisque vous le dites. Vous en savez beaucoup plus que moi là-dessus.

— Non, ce n’est pas le vaargh de Dieu. Mais la Face est assurément le vaargh d’un dieu. Vous voyez, c’est exactement l’inverse de la première idée que je me suis faite de la Face. Et de tout ce que j’ai toujours tenu pour vrai sur la nature de l’Être divin. Je commence à verser dans la franche hérésie. À cette heure tardive de ma vie, je deviens polythéiste. Un païen ! Même pour moi, cela semble absurde. Et pourtant, c’est de tout cœur que j’y consens.

— Je ne comprends pas. Un dieu ou le dieu, quelle différence cela peut-il faire ? Autant que je puisse en juger, celui qui peut croire en un dieu unique peut croire en une infinité de dieux. La seule chose qui compte, c’est de parvenir à croire en un dieu, quel qu’il soit, ce dont je suis bien incapable.

— En effet, dit Quillan en le gratifiant d’un sourire bienveillant, vous ne comprenez vraiment rien. D’après la tradition chrétienne classique, qui trouve son origine dans le judaïsme et, pour autant que nous sachions, dans l’Égypte antique, Dieu est une entité unique et indivisible. C’est un dogme que je n’ai jamais mis en doute. Que je n’ai jamais songé à mettre en doute. Nous autres, chrétiens, parlons de Dieu comme d’une Trinité, mais nous savons que ces trois personnes sont un Dieu unique. Je sais que cela peut paraître déroutant à un incroyant, mais nous savons ce que cela recouvre. Nul ne le conteste : il y a un Dieu, un seul. Mais il se trouve que, ces derniers jours… Je devrais même dire depuis quelques heures…

Le prêtre laissa sa phrase en suspens.

— Permettez-moi d’établir une analogie mathématique, reprit-il. Connaissez-vous le théorème de Godel ?

— Non.

— Moi non plus. Enfin, pas précisément. Mais je peux vous en donner une idée très approximative. Je pense que ce théorème remonte au XXe siècle. Selon ce théorème, donc, et personne n’a jamais réussi à prouver le contraire, il existe une limite fondamentale à la portée rationnelle des mathématiques. Il est possible de prouver toutes les hypothèses du raisonnement mathématique jusqu’à un certain point au-delà duquel nous atteignons un niveau qu’il est tout simplement impossible de dépasser. Et nous découvrons à ce stade que nous sommes allés au-delà de ce qu’il est possible de prouver mathématiquement pour aborder des axiomes indémontrables, qui doivent donc être acceptés les yeux fermés, si nous voulons comprendre quelque chose à l’univers. Ce que nous touchons là, c’est la limite de la raison. Pour aller plus loin… pour continuer de penser, en réalité, nous sommes obligés de tenir pour vrais ces axiomes, bien qu’il soit impossible de les démontrer. Vous me suivez, docteur ?

— Je pense.

— Très bien. Ce que je suggère, c’est que le théorème de Godel trace la ligne de démarcation entre les dieux et les mortels.

— Comme vous voulez, dit Lawler.

— Je m’explique. Le théorème fixe une limite au raisonnement humain. Les dieux occupent l’espace qui s’étend au-delà de cette limite. Les dieux, par définition, sont des créatures que ne touchent pas les limites de Godel. Nous, les humains, nous vivons dans un monde où la réalité finit inéluctablement par se transformer en hypothèses irrationnelles, ou tout au moins en hypothèses qui ne sont pas rationnelles, car impossibles à démontrer. Les dieux vivent dans le royaume de l’absolu où les réalités sont non seulement déterminées et connaissables au-delà de nos propres limites axiomatiques, mais peuvent être redéfinies et remodelées par la volonté divine.

Pour la première fois depuis le début de la discussion, Lawler sentit son intérêt s’éveiller.

— La galaxie est remplie d’êtres qui ne sont pas humains, mais leurs connaissances mathématiques ne sont pas supérieures aux nôtres, n’est-ce pas ? Comment les intégrez-vous dans votre théorie ?

— Définissons comme humains tous les êtres intelligents soumis aux limites de Godel, quelle que soit leur espèce. Et admettons que tous les êtres capables d’évoluer dans un univers de logique ultragodelienne soient des dieux.

— Continuez, dit Lawler en inclinant la tête.

— Je vais maintenant vous faire part de l’idée qui m’est venue ce matin, pendant que je réfléchissais sur le pont à ce que pourrait être la Face des Eaux. Je reconnais que c’est une impardonnable hérésie. Il m’est déjà arrivé de soutenir une opinion hérétique et j’ai survécu. Mais jamais rien d’aussi résolument hérétique, ajouta Quillan avec un sourire béat. Admettons donc que les dieux eux-mêmes atteignent à un certain point une limite de Godel, un point où leurs propres pouvoirs de raisonnement, c’est-à-dire leurs pouvoirs de création et de recréation se heurtent à une sorte de barrière. Comme nous, mais sur un plan qualitativement différent, ils finissent par arriver à un point au-delà duquel il leur est impossible d’aller.

— La limite absolue de l’univers, dit Lawler.

— Non. Seulement leur limite absolue. Il est tout à fait possible qu’il y ait des dieux plus puissants. Ceux dont nous parlons sont limités, tout comme nous, simples mortels, par une réalité plus vaste, définie par des mathématiques différentes auxquelles il leur est impossible d’accéder. Ils ne peuvent qu’aspirer à la réalité suivante et au niveau suivant des dieux. Et ces derniers, les habitants de cette réalité plus vaste, butent eux-mêmes sur un mur de Godel derrière lequel se trouvent des dieux encore plus puissants. Et ainsi de suite.

— Jusqu’à l’infini ? demanda Lawler qui se sentait pris par un vertige.

— Oui.

— Mais ne concevez-vous pas les dieux comme infinis ? Comment un être conçu comme infini peut-il être plus petit que l’infini ?

— Un ensemble infini peut être contenu dans un autre ensemble infini. Un ensemble infini peut contenir une infinité de sous-ensembles infinis.

— Si vous le dites, fit Lawler qui sentait l’impatience le gagner. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec la Face ?

— Si la Face est un authentique paradis, intact, vierge – le domaine du Saint-Esprit – il se peut fort bien qu’elle soit occupée par des entités supérieures, des êtres d’une grande pureté et d’une grande puissance. Des êtres à qui l’Église donnait autrefois le nom d’anges. Ou de dieux, comme on a pu le faire dans des religions plus anciennes.

Un peu de patience, se dit Lawler. Il prend très au sérieux toutes ces choses.

— Et ces êtres supérieurs, ces anges, ces dieux, selon le terme choisi, sont, si j’ai bien compris, les génies locaux post-godeliens. Des dieux, pour nous. Des dieux pour les Gillies aussi, puisque la Face semble être pour eux un lieu sacré. Mais pas Dieu, le Tout-Puissant, votre dieu, celui que vénère votre Église, le créateur des Gillies, des humains et de tout ce qui vit dans l’univers. Vous ne le trouverez pas par ici, du moins pas très souvent. Ce dieu-là est plus haut dans la hiérarchie des êtres. Il ne vit pas sur une planète particulière. Il est tout là-haut, quelque part dans un royaume plus élevé, un univers plus vaste, et il regarde de là-haut, il vérifie de temps en temps comment les choses se passent ici-bas.

— Exactement.

— Mais même Lui n’est pas tout à fait au sommet ?

— Il n’y a pas de sommet, dit Quillan. Il n’y a qu’une échelle sans fin de la divinité, allant de l’à-peine-plus-que-mortel à l’absolument insondable. Je ne sais pas où les habitants de la Face se situent sur cette échelle, mais très probablement à un point plus élevé que celui que nous occupons. C’est l’ensemble de l’échelle qui est le Dieu Tout-Puissant. Puisque Dieu est infini, il ne peut y avoir un niveau unique de divinité, mais seulement une chaîne qui s’élève sans fin. Le Plus Haut n’existe pas, il n’y a que Plus Haut, Plus Haut et Encore plus Haut, à l’infini. La Face représente un niveau intermédiaire de cette chaîne.

— Je vois, dit Lawler d’un ton hésitant.

— Et, en méditant là-dessus, on commence à prendre conscience de ces infinis, même si, par définition, il nous sera impossible de percevoir. Le Plus Haut de tous, puisqu’il nous faudrait pour cela être plus grand que le plus grand des infinis.

Quillan leva la tête au ciel et ouvrit tout grands les bras, comme pour se tourner lui-même en dérision. Puis il se retourna vers Lawler.

— Au moins, docteur, reprit-il d’un ton entièrement différent, j’aurai compris pourquoi la prêtrise fut un échec pour moi. Je devais soupçonner depuis le début que le Dieu que je cherchais, l’Entité Suprême qui veille sur nous, est absolument inaccessible. En réalité, pour nous, mortels, Il n’existe pas. Ou, s’il existe, c’est dans une région si éloignée de notre monde qu’il pourrait aussi bien ne pas exister du tout. Et je comprends enfin qu’il me faut chercher un dieu de moindre importance, un dieu plus proche de notre niveau de conscience. Pour la première fois, Lawler, je vois naître la possibilité de trouver un peu de réconfort dans cette vie.

— Qu’est-ce que vous racontez comme conneries, tous les deux ? demanda brusquement Delagard qui venait d’arriver derrière eux.

— Des conneries théologiques, répondit Quillan.

— Ah ! ah ! une nouvelle révélation ?

— Asseyez-vous, dit le prêtre. Je vais tout vous expliquer.

Exalté par la logique de sa nouvelle révélation, le père Quillan parcourut le navire pour porter la bonne parole. Mais il trouva peu d’oreilles attentives.

C’est Gharkid qui semblait le plus intéressé. Lawler avait toujours soupçonné que l’étrange petit bonhomme avait une forte propension au mysticisme et il le voyait maintenant, les yeux brillants, dans une attitude exprimant la plus grande attention, boire toutes les paroles du prêtre. Mais, comme à son habitude, Gharkid parlait très peu, se contentant de poser de loin en loin une question d’une voix douce.

Sundira passa une heure en compagnie de Quillan et, quand elle vint trouver Lawler, elle paraissait perplexe et songeuse.

— Le pauvre homme, dit-elle. Un paradis… Des esprits saints qui se promènent dans la nature et qui offrent leur bénédiction aux pèlerins. Toutes ces semaines passées en mer ont dû lui faire perdre la tête.

— C’est à se demander s’il l’a jamais eue à lui.

— Il a tellement envie de s’abandonner à quelque chose de plus grand et de plus sage que lui. Il a traqué Dieu toute sa vie. Mais je pense qu’en réalité, ce qu’il essaie de faire, c’est de retrouver le ventre maternel.

— Ce que tu dis là est affreusement cynique !

— Et si c’était la vérité ? dit Sundira en posant la tête sur les genoux de Lawler. Qu’en penses-tu ? As-tu compris quelque chose à tout son charabia mathématique ? À sa théologie ? Et son paradis ? Une île peuplée de saints esprits ?

Il caressa sa chevelure brune et épaisse. Les semaines et les mois passés en mer en avaient modifié la texture, la rendant plus rêche et lui donnant un aspect crêpelé. Mais elle demeurait magnifique.

— J’ai compris en partie, dit Lawler. Disons que j’ai compris la métaphore qu’il utilise. Mais, tu sais, pour moi cela n’a pas d’importance. Même s’il y avait dans l’univers une infinité de catégories distinctes de dieux dont chacun aurait précisément seize fois plus d’yeux que ceux de la catégorie inférieure et même si Quillan détenait la preuve irréfutable de tout cet échafaudage compliqué, cela ne changerait absolument rien pour moi. Je vis en ce monde, uniquement en ce monde et ici il n’y a pas de dieux. Ce qui peut se passer à des niveaux supérieurs, s’il en existe, ne me concerne pas.

— Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de niveaux supérieurs.

— Non. Je suppose que tu as raison, mais qui peut le savoir ? Le vieux marin qui nous a parlé de la Face avait lui aussi une théorie fumeuse sur une cité sous-marine peuplée d’une élite d’Habitants, juste au large des côtes. Cela ne me paraît pas moins farfelu que tout le salmigondis théologique de Quillan. Mais, en fait, je ne crois rien de tout cela. Ces hypothèses me paraissent aussi absurdes l’une que l’autre.

Sundira tendit le cou pour le regarder.

— Imaginons, à titre d’hypothèse, qu’il existe réellement une cité sous-marine pas très loin de la Face et qu’une race supérieure d’Habitants y vit. Si c’est vrai, cela expliquerait pourquoi les Habitants que nous connaissons, ceux des îles, considèrent la Face comme un lieu sacré et ont peur de s’en approcher, ou tout au moins ne le font pas de bon gré. Imaginons qu’il y ait vraiment des êtres dotés de pouvoirs quasi divins qui y vivent.

— Nous verrons bien ce qu’il en est quand nous serons arrivés. Et, à ce moment-là, je te donnerai une réponse. D’accord ?

— D’accord, dit Sundira.


Lawler se réveilla brusquement au beau milieu de la nuit. Il se trouva dans cette vigilance aiguë qui, à coup sûr, dure jusqu’à l’aube. Il se dressa sur son séant et frotta son front douloureux. Il avait l’impression que quelqu’un lui avait ouvert le crâne pendant qu’il dormait et l’avait rempli d’une multitude de filaments métalliques brillants qui frottaient maintenant les uns contre les autres à chacune de ses inspirations.

Il y avait quelqu’un dans sa cabine. À la faible clarté des étoiles filtrant par l’unique hublot, il discernait une haute silhouette à la forte carrure se détachant sur le fond plus clair de la cloison, qui l’observait tranquillement. Kinverson ? Non, pas tout à fait assez forte pour être celle de Kinverson et pourquoi Kinverson s’amuserait-il à pénétrer dans sa cabine en pleine nuit ? Mais pas un seul des autres passagers n’était aussi grand.

— Qui est là ? demanda Lawler.

— Tu ne me reconnais pas, Valben ?

C’était une voix grave et sonore, extraordinairement calme et assurée.

— Qui êtes-vous ?

— Regarde bien, mon garçon.

L’intrus se tourna pour présenter son profil à la lumière. Lawler distingua une forte mâchoire, une épaisse barbe noire et bouclée, un nez droit et imposant. Un visage qui, à part la barbe, aurait pu être le sien. Non, les yeux étaient différents. Ils brillaient avec force et leur regard était à la fois plus sévère et plus compatissant que le sien. Ce regard, il le connaissait. Un frisson courut le long de son échine.

— Je croyais être réveillé, dit-il très calmement. Mais je vois que je suis encore en train de rêver. Bonsoir, père. Je suis content de te revoir. Cela fait si longtemps.

— Vraiment ? Pas pour moi.

La haute silhouette fit deux pas dans sa direction, ce qui, dans la cabine exiguë, l’amenait presque au bord de la couchette. L’homme portait une robe sombre et froissée d’une coupe surannée et dont Lawler se souvenait parfaitement.

— En effet, cela doit faire un bon bout de temps. Tu es dans ton âge mûr, mon garçon. On dirait même que tu es plus vieux que moi.

— Nous avons à peu près le même âge.

— Et tu es médecin. Un bon médecin, à ce qu’on dit.

— Pas vraiment, mais je fais de mon mieux. Ce n’est pourtant pas suffisant.

— Si tu fais de ton mieux, Valben, vraiment de ton mieux, cela suffit. Combien de fois t’ai-je répété cela ? Mais je suppose que tu ne me croyais pas. Tant que tu ne te dérobes pas à ton devoir, tant que tu le fais avec conscience. Un médecin peut être le pire des salauds en dehors de sa profession, il n’y a rien à lui reprocher tant qu’il se donne à ses patients. Tant qu’il comprend qu’il est là pour protéger, pour guérir, pour aimer. Et je crois que tu l’as compris.

L’homme s’assit au pied de la couchette. Il semblait parfaitement à l’aise.

— Tu n’as pas de famille, n’est-ce pas ?

— Non.

— Dommage. Tu aurais fait un bon père.

— Vraiment ?

— Cela t’aurait changé, bien entendu. En mieux, sans doute. Tu n’as pas de regrets ?

— Je ne sais pas. Probablement. Il y a des tas de choses que je regrette. Je regrette l’échec de mon mariage. Je regrette de ne pas m’être remarié. Je regrette que tu sois mort trop tôt, père.

— C’était trop tôt ?

— Pour moi, oui.

— Oui. Oui, tu dois avoir raison.

— Je t’aimais.

— Moi aussi, je t’aimais, mon garçon. Je t’aime encore. Je t’aime énormément. Je suis très fier de toi.

— Tu parles comme si tu étais encore vivant. Mais ce n’est qu’un rêve : tu peux dire tout ce que tu veux, n’est-ce pas ?

La silhouette se leva et recula dans l’obscurité. Elle sembla se fondre dans l’ombre.

— Ce n’est pas un rêve, Valben.

— Non ? Ah, bon ? Mais tu es quand même mort, père, tu es mort depuis vingt-cinq ans. Si ce n’est pas un rêve, qu’es-tu venu faire ici ? Si tu es un fantôme, pourquoi as-tu attendu si longtemps pour commencer à m’apparaître ?

— Parce que tu ne t’étais jamais approché de la Face.

— Qu’est-ce que la Face a à voir avec toi et moi ?

— Je demeure sur la Face, Valben.

Lawler se mit à rire malgré lui.

— Un Gillie pourrait dire cela, mais pas toi !

— Il n’y a pas que les Gillies qui sont amenés à demeurer sur la Face, mon garçon.

Ces paroles atterrantes, prononcées d’une voix posée et péremptoire, flottèrent dans la petite cabine comme un nuage. Lawler eut un mouvement de recul. Il commençait à comprendre maintenant. Et la colère montait en lui.

— Foutez le camp d’ici ! lança-t-il au fantôme en agitant la main pour le chasser. Laissez-moi dormir !

— En voilà une manière de parler à son père.

— Vous n’êtes pas mon père. Vous êtes soit un très mauvais rêve, soit une illusion envoyée par télépathie du fond de l’océan par un oursin ou un poisson-dragon. Jamais mon père n’aurait dit cela. Même s’il m’était apparu comme un fantôme, ce qu’il n’aurait jamais fait non plus. Ce n’était pas son genre. Et maintenant, dégagez et laissez-moi tranquille !

— Valben, Valben, Valben !

— Que me voulez-vous ? Pourquoi ne me laissez-vous pas tranquille ?

— Valben, mon garçon…

Lawler se rendit brusquement compte qu’il ne discernait plus la haute silhouette.

— Où êtes-vous ?

— Partout, tout autour de toi et nulle part.

Lawler avait de violents élancements dans la tête et des douleurs fulgurantes dans l’estomac. Il tâtonna dans l’obscurité pour prendre sa fiole d’extrait d’herbe tranquille, puis il se souvint qu’elle était vide.

— Qu’êtes-vous donc ?

— Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il est mort, celui-là vivra.

— Non !

— Que Dieu te sauve, vieux Marin. De ces démons qui de la sorte te tourmentent !

— C’est de la folie ! Arrêtez ! Foutez le camp d’ici ! Dehors !

Lawler chercha la lampe d’une main tremblante. La lumière chasserait cette apparition. Mais avant même de l’avoir trouvée, un sentiment poignant de solitude s’empara de lui et il se rendit compte que la vision, si c’était bien une vision, s’était retirée d’elle-même.

Et son départ laissa un vide surprenant, une étrange vibration.

Lawler ressentit violemment cette absence, un peu comme si on l’eût amputé de quelque chose. Il demeura un certain temps assis au bord de sa couchette, frissonnant, trempé de sueur, tremblant comme il avait tremblé pendant les pires moments qu’il avait traversés dans l’état de manque.

Puis il se leva. Il n’arriverait probablement pas à retrouver le sommeil. Il monta sur le pont ; il y avait deux lunes dans le ciel, moirées de vert et de pourpre par la luminescence provenant de l’occident qui semblait remplir en permanence la voûte céleste. Isolée dans un coin du ciel comme quelque parure abandonnée, la Croix d’Hydros palpitait avec une intensité que Lawler ne lui avait jamais vue. De ses deux grands bras jaillissaient des torrents de lumière turquoise et écarlate, couleur d’ambre et outremer.

Personne ne semblait être de veille. Les voiles étaient établies et le navire poussé par une brise soutenue, mais le pont paraissait vide. Lawler sentit l’angoisse monter en lui. Le premier quart était de service : Pilya, Kinverson, Gharkid, Felk et Tharp. Où étaient-ils passés ? Même à la barre il n’y avait personne. Le navire se gouvernait-il tout seul ?

Apparemment, oui. Et il s’écartait de sa route. Lawler se souvenait que, la nuit précédente, la Croix se trouvait par bâbord devant alors que là elle était par le travers bâbord. Ils ne suivaient plus un cap ouest-sud-ouest ; ils s’étaient sensiblement écartés de leur route.

Perplexe, Lawler avança sur le pont à pas de loup. En s’approchant du grand mât, il vit Pilya endormie sur un rouleau de cordages et Tharp, à côté d’elle, qui ronflait bruyamment. Delagard les ferait fouetter, s’il l’apprenait. Un peu plus loin, il découvrit Kinverson, assis sur le pont, adossé au bastingage. Il avait les yeux ouverts, mais il ne semblait pas éveillé lui non plus.

— Gabe ? dit doucement Lawler.

Il s’accroupit et agita les doigts devant le visage de Kinverson. Aucune réaction.

— Gabe ? Que se passe-t-il ? Êtes-vous hypnotisé ?

— Il se repose, dit soudain une voix derrière lui, la voix d’Onyos Felk. Ne le dérangez pas. La nuit fut dure et nous avons manœuvré les voiles pendant des heures. Mais regardez maintenant : voilà la terre, droit devant. Nous cinglons droit vers la terre.

La terre ? Depuis quand parlait-on de terre sur Hydros ?

— Qu’est-ce que vous me chantez là ?

— Là-bas. Vous ne voyez pas ?

Felk fit un geste vague dans la direction de la proue. Lawler se pencha, mais il ne vit rien, rien que l’immensité de la mer lumineuse et la ligne de l’horizon. Au-dessus, une poignée d’étoiles et un gros nuage bas sur la toile de fond obscure du ciel. Mais l’horizon était resplendissant de lumière, telle une terrifiante aurore flamboyante. Il y avait de la couleur partout, une singulière couleur, un spectacle féerique de lumière. Mais pas de terre.

— Le vent a tourné pendant la nuit, reprit Felk, et il nous a poussés vers la terre. Quel spectacle incroyable ! Ces montagnes ! Ces vallées ! Qui aurait cru que nous la verrions un jour, docteur ? La Face des Eaux !

Felk semblait sur le point de fondre en larmes.

— Dire que pendant toute ma vie, penché sur mes cartes, j’ai regardé cette tache sombre, dans l’autre hémisphère. Et aujourd’hui, je la vois, je la vois de mes yeux ! La Face, docteur, la Face des Eaux !

Lawler serra les bras contre ses côtes. Malgré la chaleur tropicale de la nuit, il se mit à frissonner.

Il ne voyait toujours rien, rien que le moutonnement infini de la mer vide.

— Écoutez, Onyos, dit-il, si Delagard arrive de bonne heure sur le pont et s’il trouve tout le quart endormi, vous savez ce qui va se passer. Alors, je vous en prie, si vous ne voulez pas les réveiller, moi, je m’en charge !

— Laissez-les dormir. Dès le matin, nous arriverons à la Face.

— Quelle Face ? Où ?

— Là-bas ! Là-bas !

Comme il ne voyait toujours pas, Lawler se dirigea vers l’avant. Arrivé à la proue, il découvrit Gharkid, le seul homme de quart qui manquait, perché sur le gaillard d’avant, les jambes croisées, la tête rejetée en arrière, les yeux écarquillés, fixes, semblables à deux globes de verre. Tout comme Kinverson, le petit homme semblait dans un état de conscience tout à fait inhabituel.

Hébété, Lawler fouilla la nuit du regard. Le bouquet éblouissant de couleurs dansait devant ses yeux, mais il ne voyait toujours rien d’autre que la surface plane de l’eau et le ciel vide. Puis quelque chose changea. Comme si sa vue brouillée devenait enfin tout à fait nette. Il eut l’impression qu’un pan de ciel se détachait et venait se poser à la surface de l’eau où il ne cessait de remuer, de se replier et de se déplier, prenant tantôt la forme d’une liasse de papiers froissés, tantôt d’un faisceau de bâtons, puis d’un nœud de serpents furieux, et encore de pistons mus par quelque moteur invisible. Un enchevêtrement palpitant fait de quelque mystérieuse substance avait surgi le long de l’horizon et cela lui faisait mal aux yeux de le regarder.

— Vous voyez maintenant ? demanda Felk en s’approchant de lui. Vous voyez ?

Lawler se rendit compte qu’il avait retenu son souffle pendant un long moment et il expira lentement.

Quelque chose qui ressemblait à une brise, mais qui n’était pas une brise, soufflait dans sa figure. Il savait que ce n’était pas une brise, car il sentait aussi le vent qui soufflait de l’arrière et, quand il leva les yeux, il vit les voiles gonflées derrière lui. Pas une brise, non. Une émanation. Une force. Une radiation. Dirigée vers lui. Il la sentait crépiter faiblement dans l’air, il la sentait cingler ses joues comme des aiguilles de grésil portées par le vent pendant une tempête d’hiver. Il demeurait immobile, en proie à une sorte de terreur sacrée.

— Vous voyez ? répéta encore une fois Felk.

— Oui. Oui, je vois maintenant.

Lawler se retourna vers le cartographe. Éclairé par l’étrange lumière qui les inondait à l’occident, le visage de Felk semblait peinturluré et évoquait la tête d’un farfadet.

— Vous feriez quand même mieux d’aller réveiller votre quart, dit Lawler. Je vais descendre chercher Delagard. C’est lui qui nous a conduits jusqu’ici, pour le meilleur ou pour le pire. Il ne serait pas bien qu’il rate notre arrivée.

7

Dans l’obscurité qui se dissipait, Lawler s’imagina que la mer s’étendant devant eux se retirait rapidement, se détachait comme la peau d’un fruit pelé, laissant derrière elle, entre la Face et le navire, une immense étendue de sable nu. Mais, quand il regarda de nouveau, il vit que les flots miroitants n’avaient pas bougé.

Un peu plus tard, l’aube se leva, apportant avec elle des sons et des formes étranges : des brisants, le claquement sec de vaguelettes battant la proue, une traînée d’écume lumineuse au loin. À la clarté grisâtre des premières lueurs du jour, Lawler ne pouvait rien distinguer d’autre. Il y avait une terre droit devant, pas très loin, mais il ne parvenait pas à la distinguer. Tout était incertain. L’air semblait chargé d’un brouillard si épais que le soleil serait impuissant à le dissiper. D’un seul coup, il découvrit une grande barrière sombre qui s’étendait sur l’horizon, une bosse assez peu élevée qui aurait presque pu être la côte d’une île Gillie. Mais il n’y avait pas d’île Gillie de cette taille sur Hydros. Elle s’étirait d’un bout à l’autre de la planète, se dressant face à la mer qui grondait et se fracassait au loin contre cette muraille, sans parvenir à l’abattre.

Delagard apparut. Il monta sur la passerelle et s’immobilisa, le corps tremblant, le visage tendu vers l’avant, les mains crispées sur la rambarde avec une ferveur à donner le frisson.

— La voilà ! s’écria-t-il. Vous ne m’avez pas cru ! Voilà enfin la Face ! Regardez-la ! Regardez-la !

Il était impossible de ne pas se sentir envahi par une crainte révérentielle. Même les plus simples parmi les voyageurs, ceux dont l’intelligence était la moins prompte – Neyana, Pilya, ou encore Gharkid –, semblaient bouleversés par cette présence imposante, par l’étrangeté du paysage, par le pouvoir des inexplicables émanations psychiques, de ces pulsations continues émises par la Face. Nul ne s’occupait des voiles, ni du gouvernail ; ils étaient alignés tous les onze sur le pont, pétrifiés, silencieux, le regard fixé vers l’avant tandis que le navire glissait vers l’île qui semblait l’attirer avec la force d’attraction de quelque puissant aimant.

Seul Kinverson semblait, bien qu’ébranlé, ne pas être complètement bouleversé. Il était sorti de sa transe et regardait lui aussi fixement le rivage qui se rapprochait. Sa face taillée à la serpe semblait éclairée par une violente émotion, mais, quand Dag Tharp lui demanda s’il avait peur, Kinverson tourna vers lui un visage impénétrable, comme si cette question n’avait aucun sens, et un regard totalement dénué de curiosité, comme si toute explication lui était indifférente.

— Peur ? dit-il. Non. Je devrais avoir peur ?

Ce que Lawler trouvait de plus stupéfiant, c’était l’impression de mouvement continu et général que donnait l’île. Rien ne restait jamais en repos. La végétation qui bordait le rivage, s’il s’agissait bien de végétation, semblait se développer à un rythme effréné, incessant, implacable. Rien ne demeurait immobile nulle part. La configuration de l’île ne semblait pas obéir à des formes connues. Tout était mouvement, tout ondulait, s’agitait, s’incorporait à l’enchevêtrement de substance chatoyante, puis s’en dégageait pour se mouvoir sans répit en une danse frénétique, un déploiement insensé d’énergie qui durait peut-être depuis la nuit des temps.

Sundira s’approcha de Lawler et posa doucement la main sur son épaule nue. Ils restèrent côte à côte, le regard tourné vers l’avant, osant à peine respirer.

— Les couleurs, murmura-t-elle. L’électricité.

Le spectacle était fantastique. La lumière était produite en permanence par chaque millimètre carré de la surface de l’île. Tantôt d’un blanc immaculé, tantôt d’un rouge éblouissant, tantôt d’un violet très profond, tirant sur le noir impénétrable. Puis leur succédaient des couleurs sur lesquelles Lawler était à peine capable de mettre un nom. Elles s’évanouissaient avant même qu’il ait eu le temps de les comprendre et d’autres, tout aussi puissantes, les remplaçaient aussitôt.

C’était une lumière qui avait la qualité d’un énorme tumulte : une explosion, un épouvantable fracas, un éclaboussement frénétique, un éblouissement lumineux. Il s’en dégageait une énergie insensée, démentielle ; une telle furie ne pouvait rien avoir de raisonnable. Des éruptions fantasmagoriques de flammes froides s’élevaient en dansant, brillaient d’un vif éclat et s’évanouissaient. Il était impossible de garder très longtemps le regard fixé sur le même point ; la violence des jaillissements de lumière obligeait à détourner les yeux. Lawler constata que, même lorsqu’il ne regardait pas, il en avait le cerveau martelé. On eût dit quelque gigantesque dispositif radio projetant inexorablement ses émissions sur les longueurs d’ondes biosensorielles. Lawler sentait les émanations qui le sondaient, qui effleuraient son cerveau, qui s’insinuaient à l’intérieur de son crâne comme des doigts invisibles caressant son âme.

Il demeurait immobile, frissonnant, le bras passé autour de la taille de Sundira, tous ses muscles crispés de la nuque aux orteils.

Puis, traversant le jaillissement infernal de lumière, lui parvint quelque chose de tout aussi violent, de tout aussi insensé, mais de beaucoup plus familier : la voix de Nid Delagard, devenue âpre et dure, et extraordinairement cassante, mais quand même reconnaissable.

— Tout le monde à son poste, et plus vite que ça ! Nous avons encore beaucoup à faire !

En proie à une vive excitation, l’armateur haletait. Il avait le visage sombre et déformé comme si quelque violente tempête intérieure dévastait son âme. Il se déplaçait avec une étrange frénésie au milieu des voyageurs pétrifiés et les saisissait l’un après l’autre sans ménagement pour les faire pivoter et les obliger à détourner les yeux de la Face.

— Retournez-vous ! Retournez-vous ! Cette foutue lumière va vous hypnotiser si vous vous laissez faire !

Lawler sentit les doigts de Delagard s’enfoncer dans la chair de son bras. Il ne résista pas et laissa l’armateur l’éloigner du spectacle hallucinant qui se déployait au-dessus des flots.

— Il faut vous forcer à ne pas regarder, rugit Delagard. Onyos, prenez la barre ! Neyana, Pilya, Lawler, occupez-vous des voiles ! Il faut trouver un mouillage !


Plissant les yeux pour effectuer les manœuvres, s’efforçant de ne pas regarder dans la direction de l’incompréhensible jaillissement de lumière, ils naviguèrent en longeant la côte, à la recherche d’une crique ou d’une baie où ils pourraient s’abriter. Mais il ne semblait rien y avoir de tel. La Face n’était qu’un interminable promontoire, impénétrable, hostile.

Puis le navire franchit brusquement la ligne des brisants et déboucha en eau calme, dans une crique paisible limitée par deux avancées de terre bordées de parois abruptes. Mais ce calme était trompeur et il fut de courte durée. Quelques instants après leur arrivée, une violente houle se leva dans la crique. Au milieu des flots écumeux apparurent de fortes lanières noires ressemblant à d’énormes laminaires qui commencèrent à battre la surface de l’eau comme des membres de monstres marins. Au milieu d’elles se dressaient de menaçantes saillies hérissées de pointes qui projetaient des nuages sinistres de fumée jaune. Des déformations de la terre semblaient se produire le long du rivage.

Épuisé, Lawler commençait à avoir des visions, mystérieuses, abstraites, cruellement tentantes. Des formes inconnues dansaient devant ses yeux. Il éprouva une atroce démangeaison derrière le front, là où il lui était impossible de se gratter. Il pressa les deux mains contre ses tempes, mais cela ne changea rien.

L’air sombre, Delagard allait et venait sur le pont en marmottant. Au bout d’un moment, il donna l’ordre de faire demi-tour et de repasser derrière les brisants. Dès qu’ils furent sortis de la crique, la mer se calma et l’anse redevint aussi attirante qu’elle l’avait été.

— Voulez-vous essayer une seconde fois ? demanda Felk.

— Pas tout de suite, répondit Delagard, le visage buté, les yeux flamboyants d’une colère froide. Ce n’est peut-être pas un bon mouillage. Nous allons suivre le rivage vers l’ouest.

Mais la côte qu’ils longeaient était peu accueillante : rude, abrupte et sauvage. Le vent leur portait une odeur âcre de combustion. Des parcelles enflammées s’élevaient de la terre. L’air lui-même semblait embrasé. De loin en loin, des ondes télépathiques d’une puissance terrifiante leur parvenaient de l’île, de brèves et violentes secousses qui les plongeaient dans la confusion et le désarroi. Le soleil de midi était boursouflé et décoloré. Il ne semblait pas y avoir d’autre crique. Delagard, qui était descendu dans l’entrepont, remonta au bout d’un moment et annonça qu’il renonçait provisoirement à s’approcher du rivage.

La Reine d’Hydros s’éloigna des brisants, jusqu’à un endroit où la mer était parfaitement calme et peu profonde, ruisselante des couleurs qui s’élevaient d’un banc de sable irisé. Là, ils jetèrent l’ancre, pour la première fois depuis si longtemps.

Lawler alla trouver Delagard, accoudé au bastingage, le regard perdu dans le lointain.

— Alors ? dit-il. Quelle est votre première impression de votre paradis, Nid ? De votre pays de cocagne ?

— Nous trouverons un passage. C’est simplement parce que nous sommes arrivés du mauvais côté.

— Vous voulez y aborder ?

Delagard se tourna vers lui et lui fit face. Ses yeux injectés de sang, étrangement colorés par les torrents de lumière qui se déversaient autour d’eux, semblaient absolument morts, sans la moindre étincelle de vie. Mais quand il parla, sa voix était aussi résolue que jamais.

— Rien de ce que j’ai vu jusqu’à présent ne m’a fait changer d’avis sur quoi que ce soit, docteur. C’est ici que je veux m’établir. Jolly avait réussi à accoster et nous réussirons aussi.

Lawler se garda bien de répondre. Tout ce qu’il aurait pu dire eût immanquablement provoqué une explosion de fureur chez Delagard.

Mais brusquement le visage de l’armateur s’éclaira d’un sourire. Il se pencha et donna une petite tape amicale sur l’épaule de Lawler.

— Allons, docteur, ne prenez pas un air si grave ! Bien sûr que cet endroit est extrêmement mystérieux. C’est évident. Sinon, pourquoi les Gillies s’en seraient-ils tenus à l’écart pendant tout ce temps ? Et il est évident que ce qui nous arrive de la Face nous semble très étrange. C’est parce que nous n’y sommes pas habitués. Mais cela ne signifie pas que nous devions en être effrayés. Ce n’est, somme toute, qu’un tas d’impressions visuelles. Une décoration, des rubans sur le paquet. Cela ne veut rien dire. Rien de rien.

— Je suis content de voir que vous êtes toujours sûr de vous.

— Oui, moi aussi. Écoutez, doc, ayez confiance. Nous y sommes presque. Nous sommes arrivés jusqu’ici et nous irons jusqu’au bout. Il n’y a pas à s’inquiéter. Détendez-vous un peu, doc, ajouta-t-il avec un nouveau sourire. Savez-vous que j’ai retrouvé hier soir un peu de l’alcool de Gospo ? Descendez donc dans ma cabine dans une ou deux heures. Tout le monde y sera. Nous allons faire une petite fête. Nous allons célébrer notre arrivée.


Lawler se présenta le dernier. Tassés dans la petite pièce à l’air vicié, ils étaient tous rassemblés en demi-cercle autour de Delagard. Sundira était assise entre l’armateur et Kinverson, puis venaient Neyana et Pilya, Gharkid et Quillan, Tharp, Felk et Lis. Tout le monde avait un gobelet d’alcool. Une bouteille vide et deux pleines étaient posées sur la table. Adossé à la cloison, la tête rentrée dans les épaules, dans cette attitude qui lui était particulière, à la fois défensive et agressive, Delagard faisait face à l’ensemble du groupe. Il avait l’air d’un possédé. Ses yeux étaient brillants, presque fiévreux. Son visage, mal rasé et portant les marques d’une irritation cutanée, était empourpré et couvert de sueur. Lawler eut brusquement l’impression que leur capitaine était au bord d’une crise : une éruption interne, une violente explosion, la libération de toutes les émotions accumulées et depuis trop longtemps contenues.

— Prenez un verre, doc, dit Delagard.

— Oui, je veux bien. Mais je croyais que vous étiez en rupture de stock.

— Moi aussi, dit Delagard. Mais je me trompais.

Il remplit le gobelet à ras bord et le poussa sur la table vers Lawler.

— Alors, comme ça, docteur, vous n’aviez pas oublié l’histoire de Jolly sur la cité sous-marine ?

Lawler but une grande gorgée et attendit que l’alcool soit descendu dans son estomac.

— Comment savez-vous ça ?

— C’est Sundira qui me l’a dit. Elle m’a dit que vous lui en aviez parlé.

— Oui, dit Lawler avec un petit haussement d’épaule, cela m’est revenu à l’esprit hier, tout à fait par hasard. Je n’y avais pas pensé depuis des années. C’était le plus beau de l’histoire de Jolly et je l’avais oublié.

— Moi, je ne l’avais pas oublié, dit Delagard. Et je viens de raconter tout cela aux autres pendant que nous vous attendions. Alors, docteur, qu’en pensez-vous ? Est-ce que Jolly racontait des conneries, à votre avis ?

— Sur une cité sous-marine ? Comment cela serait-il possible ?

— Je me souviens que Jolly parlait d’un tunnel de gravitation. Super-technologie pour super-Gillies.

Delagard imprima un mouvement de rotation à son gobelet et le liquide commença à tourner à l’intérieur du récipient. Lawler se rendit compte que le capitaine avait déjà beaucoup bu.

— Tout comme vous, reprit Delagard, cela a toujours été mon histoire préférée. Savoir que les Gillies ont décidé, il y a un demi-million d’années, d’aller vivre sous l’océan. Vous vous souvenez qu’ils ont dit à Jolly qu’il y avait des terres sur cette planète ? Des îles de grande taille et même des petits continents. Mais ils en avaient détruit la plus grande partie et utilisé les matériaux pour construire des salles hermétiques auxquelles on accédait par leur tunnel de gravitation. Et quand tout fut prêt, ils s’installèrent au fond et ils refermèrent la porte derrière eux.

— Et vous croyez à cette histoire ? demanda Lawler.

— Probablement pas. C’est quand même un peu dur à avaler. Mais elle est pourtant belle, n’est-ce pas, doc ? Une race supérieure de Gillies qui vit au fond de l’eau, les maîtres de la planète. Ils ont laissé leurs cousins de province sur les îles flottantes pour exploiter la planète en surface et les approvisionner. Et tous les êtres vivants d’Hydros, les Gillies des îles, les bouches et les plates-formes, les plongeurs, les poissons-taupe et tous les autres, jusqu’aux râpeurs, sont unis en un gigantesque écosystème planétaire dont l’unique fonction est de satisfaire les besoins de ceux qui vivent dans la cité sous-marine. Et les Gillies des îles sont persuadés qu’après leur mort, ils viendront vivre sur la Face. Demandez à Sundira, si vous ne me croyez pas. Cela signifie nécessairement qu’ils espèrent descendre sous l’eau et mener une existence aisée dans la cité secrète. Peut-être les plongeurs le croient-ils aussi. Et les râpeurs.

— Cette cité n’est que l’invention d’un vieux fou, dit Lawler. C’est un mythe.

— Peut-être, dit Delagard. Mais allez savoir.

L’armateur lui adressa un mince sourire glacial.

Sa maîtrise de soi était d’une intensité effrayante, irréelle, menaçante.

— Admettons que ce ne soit pas un mythe, reprit-il. Imaginons que ce que nous avons vu ce matin, toute cette incroyable sarabande de lumière à donner le frisson, soit en fait une énorme machine biologique qui fournit l’énergie nécessaire à la cité cachée des Gillies. Les plantes qui poussent là-bas sont en métal, je suis prêt à le parier. Elles font partie de la machine. Elles plongent leurs racines dans la mer et leur rôle est d’extraire des minéraux et d’élaborer de nouveaux tissus à partir d’eux. Et aussi d’accomplir toutes sortes de fonctions mécaniques. Quelque part sur l’île il doit y avoir un gigantesque réseau électrique. Je parierais qu’en plein milieu il y a un collecteur solaire, un accumulateur qui produit l’énergie que tous les composants semi-vivants de cette installation envoient vers la citée engloutie. Ce que nous avons reçu, c’est l’excédent d’énergie. Nous l’avons senti crépiter dans l’air et nous brouiller les idées. Mais nous n’allons pas nous laisser faire. Nous sommes assez intelligents pour rester hors de sa portée. Voici ce que je propose : nous allons longer la côte en restant à une distance suffisante jusqu’à ce que nous arrivions à l’entrée de la cité cachée, et alors…

— Vous allez trop vite. Nid, le coupa Lawler. Vous venez de dire que vous pensez que la cité engloutie n’est peut-être que l’invention d’un vieux marin à l’esprit dérangé et vous voilà déjà à l’entrée.

— Je suppose simplement qu’elle existe, répliqua Delagard sans se démonter. Juste à titre d’hypothèse. Prenez donc un autre verre d’alcool, docteur. Ce sont vraiment les dernières bouteilles ; autant en profiter une bonne fois.

— En admettant qu’elle existe, reprit Lawler, comment comptez-vous édifier la grande ville dont vous m’avez parlé, si l’endroit appartient déjà à une race supérieure de Gillies ? Ne pensez-vous pas qu’ils pourraient soulever quelques objections ? En admettant qu’ils existent.

— Si, je le pense. En admettant qu’ils existent.

— Dans ce cas, n’est-il pas vraisemblable qu’ils rassembleront une armada de poissons-pilon, de poissons-hache, de léopards de mer et de drakkens pour nous dissuader de continuer à les importuner ?

— Ils n’en auront pas la possibilité, répondit posément Delagard. S’ils sont bien là, nous descendrons sous l’eau et il ne nous restera plus qu’à conquérir leur cité.

— Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?

— Rien de plus facile. Ils sont vieux, décadents, ramollis. Toujours s’ils existent, docteur. De toute éternité, ils ont vécu sans aucune contrainte et le concept même d’ennemi leur est étranger. Toute la planète n’est là que pour les servir. Et ils vivent dans leur trou depuis un demi-million d’années, dans un luxe inimaginable. Quand nous serons en bas, nous découvrirons qu’ils ne disposent d’aucun moyen de défense. Pourquoi en auraient-ils ? Pour se défendre contre qui ? Nous entrons sans hésiter et nous leur annonçons que nous prenons possession de leur cité. Ils se prosternent devant nous et ils se soumettent.

— Onze hommes et femmes à moitié nus, armés de gaffes et de cabillots vont conquérir seuls la capitale d’une civilisation extrêmement évoluée ?

— Avez-vous jamais étudié l’histoire de la Terre, Lawler ? Il y avait un pays qui s’appelait le Pérou, qui étendait sa loi sur tout un continent et où les temples étaient en or. Un certain Pizarre est arrivé avec environ deux cents soldats, des armes médiévales sans aucune efficacité, un ou deux canons et quelques fusils primitifs. Il s’est emparé de la personne de l’empereur et a conquis le pays en un tournemain. À peu près à la même époque, un certain Cortez a accompli la même chose dans un empire tout aussi riche qui s’appelait le Mexique. Il suffit de les prendre par surprise, de s’interdire toute possibilité de défaite, d’entrer en force et de s’emparer de celui qui incarne l’autorité. Ils tombent à nos genoux et tout ce qu’ils possèdent nous appartient.

Lawler regardait Delagard d’un air abasourdi.

— Sans même remuer le petit doigt pour nous défendre, dit-il, nous nous sommes laissé chasser de l’île où nous vivions depuis cent cinquante ans par les cousins retardés de ces super-Gillies, parce que nous savions fort bien que nous n’avions pas la moindre chance de les affronter avec succès. Et maintenant, vous me dites en me regardant bien en face que nous allons vaincre à mains nues toute une civilisation hautement technologique et, pour me prouver que c’est possible, vous me servez des contes à dormir debout sur des royaumes mythiques conquis par des héros de légende. Bon Dieu, Nid, vous rendez-vous compte ?

— Vous verrez, doc. Je vous le promets.

Lawler fit des yeux le tour de la table pour chercher un soutien. Mais tout le monde demeura muet, le regard terne, comme endormi.

— Je me demande bien pourquoi nous perdons notre temps à parler de cela, reprit-il. Cette cité n’existe pas. C’est une idée inconcevable. Vous n’y avez jamais cru un seul instant, Nid. Dites-moi la vérité !

— Je vous l’ai déjà dit. J’y crois peut-être, mais ce n’est pas sûr. Jolly, lui, y croyait.

— Jolly avait l’esprit dérangé.

— Pas quand il est revenu à Sorve. Ce n’est arrivé que plus tard, après que tout le monde se fut moqué de lui pendant des années…

Mais Lawler en avait assez entendu. Delagard ne cessait de tourner en rond et rien de ce qu’il disait ne tenait debout. L’air humide et étouffant de la cabine lui sembla soudain aussi difficile à respirer que de l’eau. Il avait l’impression de suffoquer. Des haut-le-cœur dus à la claustrophobie commencèrent à le saisir. Il avait besoin, terriblement besoin de quelques gouttes d’extrait d’herbe tranquille.

Lawler comprenait maintenant que Delagard n’était pas seulement un dangereux illuminé ; il était complètement fou.

Et nous voilà tous perdus au bout du monde, songea-t-il, sans la moindre possibilité de nous enfuir et aucun endroit où aller, si jamais nous réussissions à nous en sortir.

— Je ne peux pas écouter plus longtemps ce tissu d’insanités, déclara-t-il d’une voix à moitié étranglée par la fureur et le dégoût.

Puis il se leva et sortit en toute hâte.

— Docteur ! s’écria Delagard. Revenez ! Revenez, bon Dieu !

Lawler claqua la porte et s’engagea dans la coursive.


Seul sur le pont, Lawler sut, sans avoir à se retourner, que le père Quillan venait d’arriver derrière lui. C’était curieux d’avoir cette certitude sans même regarder. Il devait s’agir de quelque effet secondaire des violentes émanations que la Face dirigeait vers eux.

— Delagard m’a demandé de monter vous voir et de parler avec vous, dit le prêtre.

— Parler de quoi ?

— De l’esclandre que vous venez de faire dans sa cabine.

— L’esclandre que j’ai fait ? demanda Lawler, stupéfait, en se retournant vers le prêtre.

Éclairé par les lumières multicolores qui crépitaient tout autour d’eux, le visage de Quillan semblait plus émacié que jamais, une longue figure aux méplats accusés, à la peau tannée et luisante, aux yeux brillants comme des phares.

— Si nous parlions plutôt de Delagard ? Une cité cachée sous la mer ! Une guerre de conquête sur le modèle de vieilles légendes mythiques !

— Ce ne sont pas des légendes mythiques. Cortez et Pizarre ont vraiment existé il y a mille ans et ils ont réellement conquis de vastes empires avec une poignée de soldats. C’est une vérité attestée de l’histoire de la Terre.

— Ce qui s’est passé il y a si longtemps sur une autre planète n’a pas valeur d’exemple ici, répliqua Lawler avec un haussement d’épaule.

— C’est vous qui dites cela ? Vous qui vous transportez sur la Terre dans vos rêves ?

— Cortez et Pizarre n’avaient pas à affronter des Gillies. Delagard est complètement cinglé et tout ce qu’il nous a raconté n’est que le délire d’un fou ! Mais vous ne partagez peut-être pas mon avis, ajouta-t-il, soudain méfiant.

— Delagard est un être versatile, théâtral, plein d’ardeur et de passion, mais je ne pense pas qu’il soit fou.

— Une cité sous-marine au fond d’un tunnel de gravitation ? Vous croyez réellement qu’une telle chose peut exister ? On vous ferait croire n’importe quoi, hein ? Oui, bien sûr. Vous croyez bien au Père, au Fils et au Saint-Esprit, alors pourquoi pas à une cité sous-marine ?

— Pourquoi pas ? dit le prêtre. On a découvert des choses bien plus bizarres sur d’autres planètes.

— Comment voulez-vous que je le sache, dit Lawler avec aigreur.

— De plus, ce serait une explication très plausible au relief d’Hydros. C’est une question à laquelle j’ai beaucoup réfléchi, Lawler. Il n’y a pas de véritables planètes d’eau dans la galaxie, vous savez. Celles qui ressemblent à Hydros ont toutes au moins des chapelets d’îles naturelles, des archipels, les sommets de montagnes submergées qui dépassent de la surface de la mer. Hydros, au contraire, n’est qu’un énorme globe d’eau. Mais, si l’on pose comme postulat qu’il existait autrefois des étendues de terre ferme ayant servi à bâtir une ou plusieurs gigantesques cités sous-marines jusqu’à ce que toute la surface d’Hydros ait été submergée et qu’il ne reste plus rien que de l’eau…

— Peut-être. Mais rien n’est moins sûr.

— Cela tombe sous le sens. Pourquoi les Gillies construisent-ils des îles ? Parce que leur espèce a évolué d’une forme aquatique et qu’elle a besoin de terre ferme pour vivre ? La théorie me semble tout à fait raisonnable. Mais imaginons maintenant une évolution inverse. Imaginons que les Gillies aient été à l’origine une espèce terrestre et que ceux qui sont restés à la surface de l’eau à l’époque de la migration souterraine se soient transformés en une espèce semi-aquatique quand la terre ferme a disparu. Cela expliquerait…

— Vos raisonnements scientifiques sont semblables à vos raisonnements théologiques, le coupa Lawler d’un ton las. Vous partez d’une proposition illogique, puis vous accumulez toutes sortes d’hypothèses et de conjectures dans l’espoir de lui donner un sens. Si vous tenez absolument à croire que les Gillies en ont brusquement eu assez de vivre en plein air, qu’ils se sont bâti un refuge au fond de l’océan en arasant tout le relief de la planète et qu’ils se sont amusés à laisser à la surface de l’eau un type mutant amphibie, ce n’est pas moi qui vous en empêcherai ! Cela m’est parfaitement égal. Mais croyez-vous aussi que Delagard soit capable d’envahir cette cité sous-marine et d’en faire la conquête comme il nous l’a expliqué ?

— Eh bien…

— Écoutez, dit Lawler, pour moi cela ne fait aucun doute : cette cité magique n’existe pas. Moi aussi, j’ai discuté avec le vieux Jolly et il m’a toujours donné l’impression d’avoir le cerveau fêlé. Mais même si l’entrée se trouvait dans la prochaine échancrure de la côte, il nous serait absolument impossible de l’envahir. Les Gillies nous écraseraient en cinq minutes. Écoutez-moi bien, mon père, poursuivit-il en se rapprochant du prêtre, la seule chose à faire, c’est de mettre Delagard aux arrêts dans sa cabine et de foutre le camp d’ici aussi vite que possible. Telle était mon opinion il y a quelques semaines, puis j’ai changé d’avis, mais je vois bien maintenant que j’étais dans le vrai. Cet homme a le cerveau dérangé et nous n’avons rien à faire ici.

— Non, dit Quillan.

— Non ?

— Delagard a peut-être l’esprit aussi dérangé que vous le dites et ses projets sont peut-être de la pure folie, mais, si vous essayez de les contrecarrer, ne comptez pas sur moi pour vous soutenir. Bien au contraire.

— Vous voulez continuer à tourner autour de la Face sans vous soucier des dangers ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Vous savez très bien pourquoi. Lawler demeura silencieux pendant quelques instants.

— Oui, dit-il enfin, mais cela m’était sorti de l’esprit. Les anges, le paradis… Comment ai-je pu oublier que vous avez été le premier à encourager Delagard à venir ici, que vous aviez vos propres motivations qui étaient bien différentes des siennes.

D’un geste dédaigneux, Lawler tendit le bras vers la végétation kaléidoscopique qui occupait le rivage de la Face.

— Vous vous imaginez toujours que c’est le pays des anges ? Ou des dieux ?

— D’une certaine manière, oui.

— Et vous croyez toujours que ce sera le lieu de votre rédemption ?

— Oui.

— Par quoi serez-vous racheté ? Par des lumières et par des sons ?

— Oui.

— Vous êtes encore plus fou que Delagard.

— Je comprends ce qui vous incite à le penser, dit le prêtre.

— Je vous imagine en train de pénétrer à ses côtés dans la cité souterraine des Gillies, fit Lawler avec un rire âpre. Il brandit une gaffe et vous portez une croix. Vous chantez des hymnes, vous sur un ton, lui sur un autre. Les Gillies s’avancent et se jettent à vos genoux. Vous les baptisez l’un après l’autre, puis vous leur expliquez que Delagard est leur nouveau roi.

— Lawler, je vous en prie !

— De quoi me priez-vous ? Vous voulez que je vous tapote la tête et que je vous dise à quel point je suis impressionné par la profondeur de vos idées ? Puis que je redescende pour aller faire part à Delagard de ma gratitude d’avoir un chef si inspiré ? Non, mon père. Je suis à bord d’un navire commandé par un fou qui, agissant de connivence avec vous, nous a conduits dans l’endroit le plus bizarre et le plus dangereux de la planète. Cela ne me plaît pas et je veux repartir.

— Si seulement vous acceptiez de voir ce que la Face a à nous offrir…

— Je sais ce que la Face a à nous offrir. La mort, mon père. Nous allons mourir de faim, de soif, ou pis encore. Vous voyez ces lumières qui ne cessent de danser là-bas ? Vous sentez ces étranges décharges électriques dans l’air ? Tout cela ne me dit rien qui vaille. Tout cela me paraît en fait extrêmement dangereux. Est-ce là votre conception de la rédemption ? La mort ?

Quillan tourna brusquement vers lui un regard hébété, égaré.

— N’est-il pas vrai, poursuivit Lawler, que votre Église considère le suicide comme un des péchés les plus graves ?

— C’est vous qui parlez de suicide, pas moi !

— C’est pourtant vous qui êtes résolu à le commettre.

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, Lawler. Et, dans votre ignorance, vous déformez tout.

— Vraiment ? demanda le médecin. Vous le croyez vraiment ?

8

Dans l’après-midi, Delagard donna l’ordre de lever l’ancre et ils repartirent vers l’ouest en longeant toujours la côte. Une brise de mer chaude et soutenue soufflait, comme si l’île immense essayait de les attirer à elle.

— Val ! cria Sundira.

Il leva la tête. Elle était juste au-dessus de lui, occupée à réparer un hauban sur la vergue de misaine.

— Où sommes-nous, Val ? Et que va-t-il nous arriver ?

Elle frissonnait malgré la chaleur tropicale et lançait des regards inquiets dans la direction de la grande île.

— J’ai l’impression que ma théorie d’une destruction nucléaire était erronée. Mais cet endroit me fait peur !

— Oui.

— Et pourtant, je me sens attirée. J’ai toujours envie de savoir ce qu’est vraiment la Face.

— C’est un endroit d’où ne peuvent venir que des dangers, dit Lawler. Et cela, on peut le voir d’ici.

— Ce serait si facile de mettre le cap sur le rivage… Nous pourrions le faire, là, tout de suite, Val, juste toi et moi…

— Non.

— Pourquoi pas ?

Mais sa voix manquait singulièrement de conviction ; elle paraissait aussi indécise que lui. Ses mains tremblaient si fort qu’elle laissa échapper son maillet. Lawler l’attrapa au vol et le lui relança.

— Que se passerait-il, à ton avis, si nous nous approchions de la côte ? Si nous prenions pied sur la Face ?

— Je préfère ne pas être celui qui apportera la réponse, dit Lawler. Que Gabe Kinverson y aille donc, puisqu’il est si courageux. Ou le père Quillan. Ou Delagard. C’est lui qui a eu l’idée de venir : il n’a qu’à descendre à terre lui-même. Moi, je reste ici et je regarde ce qui se passe.

— Tu n’as sans doute pas tort, et pourtant…

— Tu es tentée d’y aller ?

— Oui.

— Cette île exerce une attraction, c’est vrai. Moi aussi, je le sens. Comme si une voix intérieure me disait : Approche-toi, viens voir, regarde ce qu’il y a ici. Il n’existe rien de plus beau au monde. Il faut absolument que tu viennes voir. C’est complètement fou, non ?

— Oui, dit Sundira, tu as raison. C’est complètement fou.

Elle garda le silence pendant un moment et se concentra sur son travail. Puis elle redescendit. Lawler avança une main timide et hésitante vers son épaule nue. Elle poussa un petit soupir, se serra contre lui et, côte à côte, ils regardèrent la mer aux couleurs chatoyantes, le soleil gonflé qui descendait sur l’horizon et l’explosion de lumière qui s’élevait de l’île.

— Val, demanda Sundira, est-ce que je peux rester dans ta cabine, cette nuit ?

Elle ne l’avait pas fait souvent et cela ne lui était pas arrivé depuis un certain temps. Ils étaient trop grands pour la cabine exiguë et son étroite couchette.

— Bien sûr.

— Je t’aime, Val.

Lawler laissa courir ses deux mains sur les épaules musclées et remonta jusqu’à la nuque. Il se sentait plus que jamais attiré par elle et il en arrivait parfois à croire qu’ils étaient les deux moitiés de quelque organisme sectionné et non les deux quasi-étrangers qui s’étaient trouvés embarqués dans un drôle de voyage vers les parages les plus périlleux de la planète. Étaient-ce justement les périls qui les avaient rapprochés ? Était-ce – à Dieu ne plaise ! – l’intimité forcée au milieu de l’océan qui l’avait rendu si confiant avec elle, si désireux de rester près d’elle ?

— Je t’aime, murmura-t-il.

Ils se précipitèrent dans la cabine. Jamais il ne s’était senti si proche d’elle… ni de quiconque. Ils étaient comme deux alliés, seuls face à un univers tumultueux et incompréhensible, qui s’étreignaient fougueusement tandis que le mystère de la Face les enveloppait.

Nuit trop courte : bras et jambes inextricablement emmêlés, corps couverts de sueur se frottant et glissant l’un contre l’autre, yeux plongés dans d’autres yeux, souffle se mêlant à un autre souffle, noms sur des lèvres, échange de réminiscences, création de nouveaux souvenirs. Mais de sommeil, point. C’est sans doute aussi bien, se dit Lawler. Le sommeil pourrait engendrer de nouveaux fantômes. Autant passer la nuit éveillé. Et dans la ferveur de la passion. Le jour à venir pouvait fort bien être le dernier.


Dès que l’aube parut, Lawler monta sur le pont.

Il faisait maintenant partie du premier quart. Il vit que le navire avait de nouveau franchi pendant la nuit la ligne des brisants. La Reine d’Hydros était maintenant à l’ancre dans une crique ressemblant beaucoup à la première, avec cette différence que la côte n’était pas bordée par une barrière abrupte, mais présentait une grande plaine où poussait une végétation drue et sombre.

Cette fois, la baie semblait accepter leur présence et même leur faire bon accueil. Sa surface était calme, sans la plus petite ondulation, et il n’y avait pas le moindre signe de la présence des violentes lanières qui les avaient repoussés la première fois.

Dans cette crique, comme partout ailleurs, l’eau était luminescente et elle émettait des rayonnements roses et dorés, écarlates et turquoise. Sur la terre ferme, l’incessant grouillement ondulant de la vie végétale se poursuivait avec son habituelle frénésie. Une nuée d’étincelles pourpres s’élevaient de l’île et l’air semblait de nouveau embrasé. Partout éclataient des couleurs flamboyantes. Tant de magnificence inlassable et insensée était difficile à affronter au petit matin, après une nuit blanche.

Delagard se trouvait seul sur la passerelle, dans une curieuse posture, les bras enserrant sa poitrine.

— Venez donc me voir, docteur.

L’armateur avait les yeux larmoyants et rougis, comme s’il n’avait pas dormi, non seulement de la nuit, mais depuis plusieurs jours. Il avait le teint terreux et les joues pendantes et sa tête semblait s’être repliée dans son cou de taureau. Lawler remarqua un tic qui faisait trembler sa joue gauche. Le démon qui l’habitait la veille lors de leur première tentative d’accostage paraissait être revenu pendant la nuit.

— À ce qu’il paraît, vous pensez que je suis fou, fit Delagard d’une voix rauque.

— En quoi mon opinion changera-t-elle quoi que ce soit pour vous ?

— Vous serez peut-être content d’apprendre que je commence presque à me dire que je partage votre avis. Presque.

Lawler chercha dans les paroles de Delagard une trace d’ironie, d’humour, de dérision. Mais il n’en trouva pas. La voix de l’armateur était rauque, éraillée, presque cassée.

— Regardez-moi cette saloperie de paysage, marmonna Delagard en faisant de grands moulinets maladroits des deux bras. Regardez-moi ça, docteur ! C’est un désert ! C’est un cauchemar ! Que suis-je venu foutre ici ?

Il tremblait et, sous la barbe, sa peau était blême.

— Seul un fou aurait eu envie de venir si loin, reprit-il d’une voix grave et voilée. Je le vois clairement maintenant. Je l’avais déjà compris hier, quand nous sommes entrés dans la crique, mais j’ai essayé de me voiler la face. J’ai eu tort… Au moins, je suis assez grand pour le reconnaître. Mais, bon Dieu, doc, où avais-je la tête pour nous amener ici ? Cet endroit n’est pas fait pour nous.

Il secoua longuement la tête et, quand il reprit la parole, ce fut d’une voix étranglée par l’angoisse.

— Docteur, il faut foutre le camp tout de suite ! Parlait-il sérieusement ? Ou tout cela n’était-il qu’une mise en scène grotesque visant à s’assurer de sa loyauté ?

— Vous êtes sérieux ?

— Et comment !

Oui, il était sincère. Et absolument terrifié, tremblant comme une feuille. L’armateur semblait être en train de se désintégrer sous les yeux de Lawler. C’était un renversement stupéfiant, la dernière chose à quoi Lawler se fût attendu. Il lui fallut faire un gros effort pour l’accepter.

— Et la cité engloutie ? demanda-t-il après un long silence.

— Vous croyez qu’elle existe ? demanda Delagard.

— Absolument pas. Mais vous, si.

— Mon œil ! J’avais bu un coup de trop, c’est tout. Nous avons longé la côte de la Face sur à peu près le tiers de sa longueur et nous n’avons absolument rien vu. On peut imaginer que, s’il y avait un tunnel de gravitation un peu plus loin, nous aurions rencontré un fort courant en bordure de la côte, un courant tourbillonnaire. Mais où diable se trouve-t-il ?

— C’est à vous de me le dire, Nid. Vous aviez l’air de croire qu’il existait.

— C’est Jolly qui le croyait.

— Jolly était dingue. Son voyage autour de la Face lui a fait perdre la boule.

Delagard hocha la tête d’un air maussade. Ses paupières s’abaissèrent lentement sur ses yeux injectés de sang. L’espace d’un instant, Lawler crut qu’il s’était endormi debout.

— Je suis resté seul, ici, toute la nuit, reprit l’armateur en gardant les yeux fermés. À tourner et retourner des tas d’idées dans ma tête. À essayer de voir les choses d’une manière pratique. Cela doit vous paraître drôle, puisque vous pensez que je suis fou. Mais je ne suis pas fou, doc. Pas vraiment. Il peut m’arriver de faire des choses qui semblent folles aux autres, mais je ne suis pas fou moi-même. Je suis différent de vous, c’est tout. Vous êtes mesuré et prudent, vous détestez courir des risques, tout ce que vous voulez, c’est vous laisser porter par la vie. Je n’ai rien à y redire. Il y a dans l’univers des gens comme vous et il y a des gens comme moi. Nous ne nous sommes jamais vraiment compris, mais il peut arriver que des gens aussi différents que nous soient embarqués dans la même galère et qu’ils soient obligés d’unir leurs forces. L’envie que j’avais de venir ici était plus forte que toutes les autres envies que j’aie jamais eues de ma vie. Pour moi, c’était la clé de tout. Ne me demandez pas de vous expliquer… De toute façon, vous ne comprendriez pas. Mais maintenant que j’ai atteint mon but, je me rends compte que c’était une grave erreur. Il n’y a rien pour nous ici. Rien.

— Et Pizarre, dit Lawler. Et Cortez. Ils auraient au moins essayé d’aborder avant de rebrousser chemin.

— Ne vous foutez pas de ma gueule, dit Delagard. J’essaie de jouer franc jeu avec vous.

— C’est vous qui m’avez parlé de Pizarre et de Cortez quand j’ai essayé, moi aussi, de jouer cartes sur table.

Delagard ouvrit les yeux. Ils étaient effrayants, brûlants comme des charbons ardents, étincelants de souffrance rentrée. Il retroussa les coins de sa bouche dans ce qui pouvait être l’amorce d’un sourire.

— Doucement, doc. J’étais soûl.

— Je sais.

— Vous savez quelle erreur j’ai commise, doc ? Celle de croire à mes propres conneries. Aux conneries de Jolly. Et à celles du père Quillan. C’est Quillan qui m’a fait croire un tas de choses sur la Face des Eaux ; il m’a fait croire qu’un pouvoir quasi divin était à prendre et me reviendrait. Cest du moins ainsi que j’ai interprété ses paroles. Et nous y sommes. Nous y sommes pour de bon. Reposons en paix. J’ai passé toute la nuit ici à me poser des questions. Comment pourrai-je construire un astroport et avec quoi ? Comment pourrions-nous vivre dans cette espèce de chaos sans devenir cinglés au bout d’une demi-journée ? Que mangerions-nous ? Pourrions-nous seulement respirer l’air ? Pas étonnant que les Gillies ne s’en approchent pas. Ce lieu abominable est inhabitable. Et, d’un seul coup, tout m’est devenu très clair. J’étais là, tout seul, sur la passerelle, face à face avec moi-même et je me moquais de moi. Je riais à gorge déployée. Mais le dindon de la farce, c’était bien moi, et il n’y avait pas de quoi rire. Tout ce voyage n’aura été que pure folie. N’est-ce pas, doc ?

Delagard se balançait d’avant en arrière et Lawler comprit qu’il était encore ivre. Il devait exister encore une cachette pour l’alcool de Gospo et il avait probablement bu toute la nuit. Et cela durait peut-être depuis plusieurs jours. Il était tellement imbibé d’alcool qu’il ne sentait même plus l’ivresse.

— Vous devriez aller vous allonger. Je peux vous donner un sédatif.

— Rien à foutre de votre sédatif ! Ce que je veux, c’est que vous soyez d’accord avec moi ! Doc, ce voyage était complètement dingue, non ?

— Vous savez bien que c’est mon avis, Nid.

— Et vous croyez que, moi aussi, je suis complètement dingue.

— Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est que vous êtes sur le point de vous écrouler physiquement.

— Et après ? demanda Delagard. Je suis toujours le capitaine de ce navire et c’est moi qui nous ai mis dans ce pétrin. Tous ces gens qui sont morts… Ils sont morts à cause de moi. Je ne peux plus laisser mourir personne d’autre. Il est de ma responsabilité de nous faire partir d’ici.

— Quel est votre plan ?

— Ce qu’il faut faire maintenant, commença Delagard avec lenteur et en articulant soigneusement, comme s’il parlait du fond de quelque insondable puits de fatigue, c’est choisir un cap qui nous conduira dans des eaux fréquentées et, dès que nous trouverons une île, implorer ses habitants de nous accueillir. Onze personnes. Ils pourront toujours trouver de la place pour onze personnes, même s’ils prétendent être déjà à l’étroit.

— Cela me convient parfaitement.

— Le contraire m’aurait étonné.

— Très bien, dit Lawler. Allez donc prendre un peu de repos, Nid. Nous allons tous nous y mettre tout de suite. Felk prendra la barre, nous allons hisser les voiles et, en milieu de journée, nous serons à cent kilomètres d’ici et nous ferons route vers Grayvard ou une autre île.

Lawler commença à pousser doucement Delagard vers l’échelle de la passerelle.

— Allez-y. Avant de vous écrouler.

— Non, fit Delagard. Je vous l’ai dit, je suis encore le capitaine. Si nous devons partir d’ici, c’est moi et personne d’autre qui serai à la barre.

— D’accord. Comme vous voulez.

— Ce n’est pas parce que je le veux. C’est parce qu’il faut que je le fasse, parce que j’y suis obligé. Et il y a aussi quelque chose dont j’ai besoin, doc, et que vous pouvez me fournir avant que nous partions.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Quelque chose qui me permettra d’affronter mon échec. La défaite est totale, non ? Tout a complètement foiré. Jamais je n’avais connu l’échec jusqu’à présent, mais cette catastrophe… ce désastre…

La main de Delagard jaillit brusquement et se referma sur le bras de Lawler.

— Il faut que je trouve un moyen de vivre avec cette pensée en moi, doc. Ce sentiment de honte, de culpabilité. Vous ne me croyez sans doute pas capable d’éprouver un sentiment de culpabilité, mais qu’est-ce que vous savez de moi, hein ? Si nous survivons à ce voyage, tout le monde me regardera et dira : « Voilà l’homme qui a pris la responsabilité de cette expédition et sous les ordres de qui cinq navires chargés de passagers ont été perdus corps et bien. » Et tout me le rappellera tout le temps. Chaque fois que je vous verrai, vous ou bien Dag, Felk ou Kinverson…

Il avait maintenant les yeux fixes et étincelants.

— Vous possédez bien une drogue qui permet de calmer l’angoisse, non ? Je veux que vous m’en donniez un peu. Je veux m’en bourrer et ne plus jamais m’en passer jusqu’à la fin de mes jours. La seule autre solution pour moi, ce serait de me tuer et, ça, je ne veux même pas y penser.

— La drogue est aussi une manière de se tuer, Nid.

— Épargnez-moi la leçon de morale, je vous en prie, doc.

— Je suis sérieux. Croyez-en quelqu’un qui s’en est bourré pendant des années. C’est un enfer.

— Un enfer est encore préférable à la mort.

— Peut-être, mais, de toute façon, je ne peux pas vous en donner. J’ai fini moi-même toute ma provision avant que nous arrivions.

L’étreinte de la main de Delagard se resserra violemment sur le bras de Lawler.

— Vous mentez !

— Vous croyez que je mens ?

— Je le sais ! Vous ne pouvez pas vivre sans cette drogue. Vous en prenez tous les jours. Je suis au courant, vous savez ! Tout le monde est au courant !

— Il n’y en a plus, Nid. Vous n’avez pas oublié que j’étais très malade la semaine dernière. Eh bien, j’étais en état de manque. Il n’en reste plus une seule goutte. Vous pouvez fouiller partout dans mes réserves, vous ne trouverez rien.

— Vous mentez !

— Allez donc voir. Si vous en trouvez, elle sera à vous. Vous avez ma parole, ajouta-t-il en dégageant précautionneusement son bras. Écoutez-moi, Nid, allez vous allonger et reposez-vous un peu. Quand vous vous réveillerez, nous serons loin d’ici et vous vous sentirez mieux. Après, vous pourrez commencer à oublier vos fautes. Vous n’êtes pas un type qui se laisse facilement abattre, vous arriverez à surmonter ce sentiment de culpabilité… Si, si, croyez-moi. Pour l’instant, vous êtes tellement épuisé et déprimé que vous ne pouvez même pas vous représenter l’avenir, mais, dès que nous serons en pleine mer…

— Attendez une minute, dit Delagard en regardant par-dessus l’épaule de Lawler, vers la proue, dans la direction du poste de pêche. Qu’est-ce qui se passe là-bas ?

Lawler se retourna. Deux hommes étaient en train de se battre, un costaud et un autre, beaucoup plus fluet : Kinverson et Quillan, un combat déséquilibré. Kinverson avait les mains serrées sur les frêles épaules du prêtre et il l’immobilisait en le tenant à bout de bras tandis que Quillan essayait frénétiquement de se libérer.

Lawler dévala l’échelle et se précipita vers l’arrière, Delagard sur ses talons.

— Qu’est-ce que vous faites, Gabe ? s’écria Lawler. Lâchez-le, voyons.

— Si je le lâche, il part sur la Face. C’est lui qui l’a dit, docteur. Mais, si c’est ce que vous voulez.

Quillan avait un air extatique, avec le regard fixe et vitreux d’un somnambule. Ses pupilles étaient dilatées et sa peau était si livide qu’il semblait avoir été vidé de tout son sang. Il avait les lèvres retroussées en un étrange rictus.

— Il marchait sur le pont comme s’il avait complètement perdu la tête, expliqua Kinverson. Il n’arrêtait pas de répéter : « Aller sur la Face… aller sur la Face. » Quand je l’ai vu commencer à grimper sur le plat-bord, je l’ai retenu et il s’est mis à me frapper. Bon Dieu ! je n’aurais jamais cru qu’il pourrait taper si fort. Mais ça va mieux, il s’est un peu calmé.

— Essayez de le lâcher, dit Lawler. Nous verrons bien ce qu’il fait.

Avec un haussement d’épaules, Kinverson lâcha le prêtre qui commença aussitôt, les yeux illuminés comme par une lumière intérieure, à le repousser vers le bastingage.

— Vous voyez ? dit le pêcheur.

Delagard s’avança en roulant des épaules. Il avait l’air sonné, mais encore déterminé. Il fallait maintenir l’ordre à bord.

— À quoi jouez-vous ? demanda-t-il en refermant la main sur le poignet du prêtre. Qu’est-ce que c’est que ces manigances ?

— Débarquer… La Face… Sur la Face…

Le sourire extatique de Quillan s’élargit tellement qu’il sembla que ses joues allaient éclater.

— Le dieu me demande… Le dieu de la Face…

— Seigneur ! souffla Delagard, le visage marbré par la colère. Qu’est-ce que vous racontez ? Vous allez mourir si vous partez là-bas ! Vous ne comprenez donc pas qu’il n’est pas possible d’y vivre. Regardez donc cette lumière qui sort de partout. C’est un endroit inhabitable ! Secouez-vous ! Secouez-vous donc !

— Le dieu de la Face…

Quillan se débattit pour échapper à l’étreinte de Delagard et il parvint à se dégager. Le prêtre fit deux pas rapides vers le bastingage, mais Delagard le rattrapa. Il le tira en arrière et le gifla si violemment que la lèvre de Quillan se mit à saigner. Le prêtre le regarda, l’air hébété et l’armateur leva derechef la main.

— Non, dit Lawler. Il est en train de sortir de sa transe.

De fait, quelque chose changeait dans les yeux du prêtre. L’éclat intense diminuait et le regard perdait de sa fixité. Il semblait encore étourdi, mais pleinement conscient et il clignait des yeux pour chasser sa confusion. Il leva lentement la main et frotta son visage à l’endroit où Delagard l’avait frappé. Il secoua la tête et ce mouvement se transforma en un frisson convulsif qui parcourut tout son corps. Puis il se mit à trembler et des larmes lui montèrent aux yeux.

— Mon Dieu ! murmura-t-il. J’allais vraiment me jeter par-dessus bord. C’est bien ce que je voulais faire, hein ? J’étais attiré. Je sentais qu’elle m’attirait.

Lawler hocha la tête. Il avait soudain l’impression d’éprouver la même chose. Une pulsation, un battement dans sa tête. Quelque chose de bien plus fort que la légère tentation, la bouffée de curiosité qu’il avait éprouvées la veille au soir en même temps que Sundira. C’était une puissante pression mentale, une force qui l’attirait vers la côte sauvage s’étendant derrière la ligne des brisants.

Il chassa ces idées avec un mouvement d’agacement. Il était en train de devenir aussi cinglé que Quillan.

Le prêtre parlait encore de l’attraction qui s’était exercée sur lui.

— Il m’était impossible d’y résister. Elle m’offrait la chose que j’ai cherchée toute ma vie. Heureusement que Gabe est intervenu à temps.

Le prêtre tourna vers Lawler un regard égaré dans lequel se lisait un mélange de terreur et d’ahurissement.

— Vous aviez raison hier, doc. Ce serait du suicide. J’avais l’impression d’être appelé par Dieu, ou plutôt par une sorte de dieu. Mais c’était le diable, ce ne pouvait être que le diable. Nous sommes aux portes de l’enfer. Je croyais que c’était le paradis, mais c’est l’enfer…

La voix commençait à lui manquer, mais il se reprit et c’est d’un ton plus ferme qu’il s’adressa à Delagard.

— Je vous demande de nous emmener loin d’ici. Notre âme y est en danger et, même si vous ne croyez pas que nous ayons une âme, songez au moins que notre vie est en péril. Si nous restons encore…

— Ne vous inquiétez pas, dit Delagard, nous n’allons pas rester. Nous allons mettre les voiles dès que possible.

Quillan ouvrit la bouche et ses lèvres dessinèrent un o de surprise.

— Moi aussi, j’ai eu une petite révélation, mon père, poursuivit Delagard d’un ton las, et elle va dans le même sens que la vôtre. Ce voyage a été une connerie monumentale, si vous me passez l’expression. Nous n’avons rien à faire ici et je tiens autant que vous à foutre le camp.

— Je ne comprends pas. Je pensais… que vous…

— Arrêtez donc de penser, répliqua Delagard. Il est parfois très mauvais de trop penser.

— Vous avez dit que nous allions repartir ? demanda Kinverson.

— Absolument, répondit Delagard avec un regard de défi.

Il avait le visage encore rouge de déception, mais il semblait presque amusé par l’ampleur du désastre qui le frappait. Il redevenait lentement lui-même et une sorte de petit sourire joua sur ses lèvres.

— Oui, nous allons foutre le camp.

— Pas de problème, dit Kinverson. Quand vous voulez.

L’attention de Lawler fut brusquement attirée par quelque chose d’étrange et il tourna vivement la tête.

— Avez-vous entendu ce son ? Il y a quelques secondes. On aurait dit quelqu’un qui s’adressait à nous depuis la Face.

— Comment ? Où ça ?

— Ne bougez pas et ouvrez grandes vos oreilles. Cela vient de la Face. Monsieur le docteur. Monsieur le capitaine. Monsieur le prêtre.

Lawler imita la voix aiguë, fragile et douce avec une grande fidélité.

— Vous entendez ? Je suis avec la Face maintenant, monsieur le capitaine. Monsieur le docteur. Monsieur le prêtre. C’est comme s’il était là, juste à côté de nous.

— Gharkid ! s’écria Quillan. Mais comment… Où est-il ?

D’autres arrivaient sur le pont : Sundira, Neyana et Pilya Braun. Puis vinrent Dag Tharp et, un peu après, Onyos Felk. Tous semblaient ahuris par ce qu’ils venaient d’entendre. La dernière à apparaître fut Lis Niklaus, avançant d’un pas étrangement traînant et mal assuré. Elle lança le bras en l’air, l’index pointé vers le ciel, comme si elle avait voulu le crever.

Lawler leva la tête. Et il vit ce que montrait Lis Niklaus. Les couleurs qui tourbillonnaient dans le ciel étaient en train de se fixer dans une certaine forme… la forme du visage sombre et énigmatique de Natim Gharkid. Une image géante du mystérieux petit homme était suspendue au-dessus d’eux, éclatante, inexplicable.

— Où est-il ? s’écria Delagard d’une voix pâteuse. Comment peut-il faire ça ? Faites-le descendre ! Gharkid ! Gharkid !

L’armateur se mit à gesticuler furieusement.

— Allez le chercher ! Que tout le monde fouille le navire ! Gharkid !

— Il est dans le ciel, dit Neyana Golghoz d’une voix douce, comme si cela expliquait tout.

— Non, dit Kinverson, il est sur la Face. Regardez… Le glisseur a disparu. Il a dû faire la traversée pendant que nous nous occupions du père Quillan.

Effectivement, l’abri du glisseur était vide. Gharkid avait mis l’embarcation à l’eau sans l’aide de personne et traversé la crique jusqu’au rivage. Il avait posé le pied sur la Face ; il avait été absorbé par la Face ; il avait été transformé par la Face. Lawler contemplait avec une stupéfaction horrifiée son image gigantesque dans le ciel. C’était bien son visage, cela ne faisait aucun doute. Mais comment était-ce possible ? Comment ?

Sundira s’approcha de lui et glissa le bras dans le sien. Elle tremblait de peur. Lawler aurait tellement voulu la réconforter, mais il était incapable d’articuler un seul mot.

Delagard fut le premier à retrouver sa voix.

— Tout le monde à son poste ! Parés à lever l’ancre ! Mettez à la voile ! Nous partons tout de suite !

— Attendez un peu, dit doucement le père Quillan en indiquant le rivage d’un signe de la tête. Gharkid revient.

La traversée du petit homme sembla durer mille ans. Nul n’osait faire un geste. Ils restaient tous alignés devant le bastingage, pétrifiés, épouvantés.

L’image de Gharkid s’était effacée dès l’instant où le véritable Gharkid était apparu. Mais sa voix, cette voix aux inflexions caractéristiques, se mêlait toujours à l’étrange émanation qui avait commencé de se propager continûment de la Face. Même si le corps charnel de Gharkid revenait, il restait autre chose sur l’île.

Lawler vit que Gharkid avait abandonné le glisseur dans la végétation bordant la côte – de jeunes pousses commençaient déjà à s’enrouler autour de l’embarcation échouée – et il traversait la crique en nageant, ou plutôt en marchant dans l’eau. À l’évidence, le petit homme ne se sentait aucunement menacé par les créatures qui devaient y vivre. Bien sûr, se dit Lawler, puisqu’il est devenu l’une d’elles.

Quand il atteignit les eaux plus profondes où était mouillé le navire, Gharkid baissa la tête et se mit à nager. Ses mouvements étaient lents et sereins, il avançait avec aisance et agilité.

Kinverson s’éloigna quelques instants et revint avec l’une de ses gaffes. Sa joue était agitée d’un mouvement convulsif qu’il ne parvenait pas à contrôler. Il brandit comme une lance la longue perche terminée en pointe.

— Si cette créature essaie de monter à bord…

— Non, dit le père Quillan, ne faites pas cela. Ce navire est le sien autant que le vôtre.

— Qu’est-ce que vous en savez ? Qui est-ce ? Qu’est-ce qui me prouve que c’est bien Gharkid ? S’il s’approche de nous, je le tue !

Mais Gharkid n’avait, semblait-il, aucunement l’intention de monter à bord. Il flottait tranquillement tout près de la coque en faisant de petits mouvements de la main pour demeurer à la même place.

La tête levée vers eux, il les regardait.

Il leur souriait de son sourire énigmatique.

Il leur faisait des signes.

— Je vais le tuer ! rugit Kinverson. Petit salaud ! Sale petit con !

— Non, dit Quillan sans se départir de son calme en voyant le colosse tendre en arrière le bras qui tenait la gaffe. Ne craignez rien. Il ne nous veut aucun mal.

Le prêtre leva la main et en effleura la poitrine de Kinverson ; le pêcheur parut privé d’un seul coup de toutes ses forces. L’air hébété, il laissa son bras retomber sur le côté. Sundira s’avança vers lui et lui enleva la gaffe, mais Kinverson sembla à peine se rendre compte de ce qu’elle faisait.

Lawler tourna de nouveau la tête vers le petit homme. Gharkid – à moins que ce fût la Face qui s’adressait à eux par l’entremise de ce qui avait été Gharkid – les appelait, les incitait à gagner l’île. Et maintenant Lawler sentait pour de bon l’attraction qu’elle exerçait. Il n’y avait plus de doute et il ne pouvait plus s’agir d’une illusion ; une force impérieuse, sur laquelle il n’y avait pas à se méprendre, leur parvenait en puissants mouvements ondulatoires. Cela lui rappelait les violents remous qu’il avait parfois rencontrés en nageant dans la baie de l’île de Sorve. Il avait toujours aisément résisté à la force de ces tourbillons, mais il se demanda s’il serait en mesure de résister à cette force qui tirait sur les racines mêmes de son âme.

Lawler prit conscience du rythme précipité de la respiration de Sundira. Elle avait le visage livide et les yeux brillants de peur. Mais sa mâchoire était serrée. Elle était résolue à lutter pied à pied contre cet appel terrifiant.

Venez à moi, disait Gharkid. Venez à moi, venez à moi.

La voix douce était celle de Gharkid, mais c’est la Face qui parlait. Lawler en avait la conviction : une île qui parlait, qui leur promettait tout, tout ce qu’ils voulaient, en un seul mot. Venez. Venez.

— Je viens ! s’écria brusquement Lis Niklaus. Attends-moi ! Attends-moi ! Je viens !

Elle se trouvait au milieu du pont, près du grand mât, le regard fixe, le visage extatique, et elle commençait de se diriger vers le bastingage d’un pas traînant et d’une allure pataude. Delagard pivota sur lui-même et lui ordonna de s’arrêter. Lis continua d’avancer. Avec un juron, l’armateur se précipita vers elle. Il la rattrapa au moment où elle atteignait le bastingage et la saisit par le bras.

Lis se mit à hurler d’une voix froide et véhémente que Lawler reconnut à peine.

— Non, espèce de salaud ! Non ! Fiche-moi la paix !

Elle écarta Delagard et, d’une violente bourrade, l’envoya valdinguer sur le pont. L’armateur tomba rudement sur les bordages et resta allongé sur le dos en la regardant d’un air incrédule. Il semblait incapable de se relever. En un instant, Lis se hissa sur le plat-bord, bascula de l’autre côté et tomba dans l’eau en faisant une magnifique gerbe lumineuse.

Côte à côte, Lis et Gharkid s’éloignèrent aussitôt en nageant vers la Face.

Des nuages d’une couleur nouvelle s’élevèrent lentement dans l’air torride et agité, au-dessus de la Face des Eaux. Des nuages roussâtres au-dessus, plus sombres au-dessous : la couleur des cheveux de Lis Niklaus. Elle avait atteint sa destination.

— Nous allons tous y passer ! dit Sundira d’une voix haletante. Il faut partir d’ici !

— Oui, dit Lawler. Et vite.

Il lança un coup d’œil circulaire sur le pont.

Delagard était encore étendu de tout son long, plus mortifié que blessé sans doute, mais il ne se relevait pas. Onyos Felk était accroupi près du mât de misaine et il parlait tout seul, à voix basse et inintelligible. Le père Quillan, agenouillé, faisait sans répit le signe de la croix en marmonnant des prières. Dag Tharp, les yeux jaunis par la peur, avait les bras serrés sur son ventre et était secoué par des haut-le-cœur. Lawler eut un geste d’impuissance.

— Qui va prendre la barre ?

— Quelle importance ? dit Sundira. La seule chose qui compte, c’est de nous éloigner de la Face et de mettre de la distance entre elle et nous. Tant qu’il restera suffisamment de monde pour manœuvrer les voiles…

Elle commença à arpenter le pont.

— Pilya ! Neyana ! Prenez ces cordages ! Val, es-tu capable de tenir la barre ? Seigneur ! l’ancre est encore mouillée ! Gabe ! Gabe ! Relève-la, je t’en prie !

— Voilà Lis qui revient à son tour, dit Lawler.

— Aucune importance. Va donner un coup de main à Gabe pour relever l’ancre !

Mais il était trop tard. Lis avait déjà couvert la moitié de la distance entre l’île et le navire et elle se mouvait avec aisance d’une nage puissante. Gharkid la suivait de près. Quand elle cessa de nager, elle leva la tête et ses yeux étaient différents, bizarres.

— Que Dieu ait pitié de nous, marmonna le père Quillan. Ils sont deux à nous attirer maintenant !

La terreur brillait dans les yeux du prêtre et il tremblait comme une feuille.

— J’ai peur, Lawler. J’ai attendu ce moment toute ma vie et, maintenant qu’il est arrivé, j’ai peur. J’ai peur !

Il tendit les deux mains vers Lawler en un geste implorant.

— Aidez-moi, reprit-il. Emmenez-moi dans l’entrepont. Sinon, moi aussi, je vais y aller. Je ne peux plus résister.

Lawler s’avança vers lui, mais Sundira l’arrêta d’un cri.

— Laisse-le ! Nous n’avons pas le temps et il ne nous sert à rien !

— Aidez-moi ! gémit Quillan.

Il commençait à se diriger vers le bastingage du même pas traînant de somnambule que Lis Niklaus.

— Dieu m’appelle et j’ai peur d’aller à Lui !

— Ce n’est pas Dieu qui appelle ! lança sèchement Sundira.

Elle s’occupait de tout en même temps et essayait de galvaniser ceux qui l’entouraient, mais en pure perte. La tête levée vers la mâture, Pilya avait le regard ahuri de quelqu’un qui n’a jamais vu une voile. Neyana était seule, près du gaillard d’avant et elle chantonnait quelque chose d’une voix monocorde. Kinverson n’avait toujours pas relevé l’ancre ; planté au milieu du pont, le regard vide, il était plongé dans la contemplation, une attitude qui ne lui ressemblait guère.

Venez à nous, disaient Gharkid et Lis. Venez à nous, venez à nous, venez à nous.

Lawler se mit à trembler. La force qui les attirait était sensiblement plus puissante que lorsque Gharkid était seul à les appeler. Il entendit le bruit d’une chute dans l’eau. Quelqu’un d’autre s’était jeté par-dessus bord. Felk ? Tharp ? Non, Tharp était encore là, plié en deux sur son vomissement. Mais Felk avait disparu… Puis Lawler vit Neyana en train de basculer dans le vide et de tomber dans l’eau comme une pierre.

Ils partiraient tous, l’un après l’autre, pour se fondre dans l’incompréhensible entité qu’était la Face des Eaux.

Il rassembla toutes ses forces pour résister. Il fit appel à toute l’obstination dont son âme était capable, à tout son amour de la solitude, à toute l’insistance hargneuse qu’il avait toujours mise à suivre sa propre voie. Il se servit de tout cela comme d’une arme contre la force qui l’attirait. Il s’enveloppa dans l’individualisme qui avait toujours été sien comme dans un manteau d’invisibilité.

Et cela sembla marcher. Malgré son intensité croissante, la force ne réussissait pas à l’attirer vers le bastingage. Tu seras donc différent jusqu’au bout, se dit-il, l’éternel solitaire toujours capable de se tenir à l’écart, même de la force avide qui les attendait tous sur la rive de la petite crique.

— Je vous en prie ! dit le père Quillan d’un ton larmoyant. Où est l’écoutille ? Je ne trouve plus l’écoutille !

— Venez avec moi, dit Lawler. Je vais vous montrer le chemin.

Il vit Sundira au guindeau, en train d’essayer désespérément de relever l’ancre toute seule. Mais elle n’en avait pas la force. De tous les passagers, Kinverson était le seul à pouvoir effectuer cette manœuvre sans aucune aide. Lawler hésita, écar-telé entre les appels implorants de Quillan et la nécessité encore plus urgente de s’éloigner au plus vite.

Delagard, qui s’était enfin relevé, s’avançait vers lui de la démarche titubante d’un homme qui vient d’avoir une attaque. Lawler poussa le prêtre dans les bras de l’armateur.

— Tenez ! Ne le lâchez pas, sinon il se jette à l’eau lui aussi !

Lawler se précipita vers Sundira pour l’aider. Mais Kinverson lui barra brusquement le passage et le repoussa en posant une grosse patte sur sa poitrine.

— L’ancre… commença Lawler. Il faut relever l’ancre…

Les yeux de Kinverson étaient très bizarres. Ils semblaient rouler dans leur orbite et se tourner vers le haut.

— Vous aussi ? demanda Lawler.

Il entendit un grognement derrière lui et aussitôt le bruit d’un autre corps tombant dans l’eau. Il se retourna et vit Delagard, seul devant le bastingage, qui regardait ses doigts comme s’il les voyait pour la première fois. Quillan n’était plus là. Lawler le vit dans l’eau, nageant avec une suprême détermination. Il répondait enfin à l’appel de Dieu… Ou de ce qui occupait la Face.

— Val ! cria Sundira qui essayait toujours de faire tourner le guindeau.

— Inutile, répondit Lawler. Ils passent tous par-dessus bord.

Il distinguait sur le rivage des silhouettes qui s’enfonçaient résolument dans la végétation luxuriante dont il percevait les palpitations. Neyana et Felk. Puis Quillan, qui prenait difficilement pied et s’élançait derrière eux. Gharkid et Lis avaient déjà disparu.

Lawler fit le compte de ceux qui restaient à bord : Kinverson, Pilya, Tharp, Delagard et Sundira. Avec lui, cela faisait six. Au moment même où il finissait de compter, Tharp bascula par-dessus le plat-bord. Il n’en restait plus que cinq. Cinq personnes sur l’ensemble de la population humaine de l’île de Sorve.

— Maudite vie ! dit soudain Kinverson. Je t’ai détestée jour après jour. Comme j’ai regretté d’être venu au monde ! Ah ! vous ne le saviez pas ? Personne n’en savait rien ? Tout le monde croyait que j’étais trop grand et trop fort pour souffrir. Comme je ne disais rien, personne ne le savait. Mais je souffrais ! Chaque minute était une minute de souffrance ! Et personne n’en savait rien. Personne n’en savait rien.

— Gabe ! hurla Sundira.

— Ôte-toi de mon chemin ou je te casse en deux !

Lawler s’avança d’un pas hésitant et s’agrippa à lui. Kinverson l’écarta d’un revers de la main et bondit sur le plat-bord d’où il se jeta dans l’eau. Plus que quatre.

Mais où était donc Pilya ? Lawler regarda autour de lui et il la vit, nue, le corps luisant au soleil, en train de grimper dans la mâture. Elie grimpait sans s’arrêter. Allait-elle plonger de là-haut ? Oui. Oui, elle avait plongé. Plouf !

Plus que trois.


— Il n’y a plus que nous, dit Sundira.

Son regard se porta successivement de Lawler à Delagard, affalé contre la base du grand mât, le visage enfoui dans les mains.

— Je suppose que c’est parce qu’elle ne veut pas de nous.

— Non, dit Lawler. C’est parce que nous avons été assez forts pour lui résister.

— Gloire nous soit rendue ! lança Delagard d’une voix funèbre, sans même lever la tête.

— Sommes-nous assez de trois pour conduire ce navire ? demanda Sundira. Qu’en penses-tu. Val ?

— Nous pouvons toujours essayer.

— Ne dites pas de conneries ! fit Delagard. Un équipage de trois personnes ne suffira jamais.

— Nous pourrions nous laisser pousser par les vents dominants et suivre le courant, suggéra Lawler. Nous arriverions bien, tôt ou tard, à trouver une île habitée et cela vaudrait mieux que de rester ici. Qu’en dites-vous, Nid ?

Delagard haussa les épaules sans répondre. Sundira avait tourné la tête vers la Face.

— Tu vois quelqu’un ? demanda Lawler.

— Personne. Mais j’entends quelque chose. Je sens quelque chose. Je crois que c’est le père Quillan qui revient.

Lawler se tourna vers le rivage.

— Où est-il ?

Il ne voyait pas le prêtre, et pourtant… Oui, c’était indiscutable, il sentait lui aussi une présence, celle de Quillan. Comme si le prêtre était là, à côté d’eux, sur le pont. Encore une illusion créée par la Face, songea-t-il.

— Non, ce n’est pas une illusion. Je suis ici.

— Ce n’est pas vrai, répliqua Lawler d’une voix blanche. Vous êtes encore sur l’île.

— Sur l’île et ici, avec vous. Les deux en même temps.

Delagard émit une sorte de grognement de dégoût.

— Quelle saloperie ! Pourquoi ne veut-elle pas nous foutre la paix ?

— Elle vous aime, dit Quillan. Elle vous veut. Nous vous voulons. Venez vous joindre à nous.

Lawler comprit que leur victoire n’était que provisoire. La force qui les attirait était toujours présente. Elle agissait avec plus de subtilité, comme si elle voulait se faire oublier, mais elle était prête à s’emparer d’eux dès qu’ils relâcheraient leur vigilance. Quillan n’était qu’une diversion… une attrayante diversion.

— Êtes-vous le père Quillan ou bien est-ce la Face qui parle ? demanda Lawler.

— Les deux. J’appartiens à la Face maintenant.

— Mais vous avez toujours conscience d’être le père Quillan vivant à l’intérieur de l’entité que forme la Face des Eaux ?

— Oui. Très précisément.

— Comment est-ce possible ? demanda Lawler.

— Venez donc voir. Vous restez vous-même et, en même temps, vous devenez quelque chose d’infiniment plus grand.

— Infiniment ?

— Oui, infiniment.

— C’est comme un rêve, dit Sundira. On parle à quelque chose que l’on ne peut pas voir et les réponses que l’on reçoit sont formulées par la voix de quelqu’un que l’on connaît.

Elle paraissait très calme. Comme Delagard, elle semblait maintenant avoir dépassé la peur et l’émotion. La Face les prendrait ou non, mais déjà cela ne dépendait presque plus de leur volonté.

— Vous m’entendez aussi, mon père ?

— Bien sûr, Sundira.

— Savez-vous ce qu’est la Face ? Est-ce Dieu ? Pouvez-vous nous le dire ?

— La Face est Hydros et Hydros est la Face, répondit le prêtre d’une voix calme. Hydros est un gigantesque organisme collectif, une unique entité intelligente qui englobe toute la planète. L’île devant laquelle nous sommes arrivés, cet endroit que nous appelons la Face des Eaux est vivante, c’est le cerveau d’Hydros. Plus qu’un cerveau : la Face est le sein de toute la planète, la mère universelle qui donne naissance à toute vie.

— Est-ce pour cette raison que les Habitants ne veulent pas s’en approcher ? demanda Sundira. Parce que c’est un sacrilège de revenir à l’endroit d’où l’on vient ?

— Quelque chose comme cela, oui.

— Et la multitude d’organismes intelligents qui peuplent Hydros ? dit Lawler en établissant brusquement le rapport. Ce n’est possible que parce que tout est lié à la Face, n’est-ce pas ? Les Gillies, les plongeurs, les poissons-pilon et toutes les autres créatures ? Un seul esprit collectif pour toute la planète ?

— Oui, oui. Une intelligence universelle unique. Lawler hocha longuement la tête. Il ferma les yeux et essaya de s’imaginer ce que cela pouvait être de faire partie d’une telle entité. Un gigantesque mécanisme d’horlogerie à l’échelle de la planète qui battait sans cesse – tic tac, tic tac – et au rythme duquel vivaient toutes ses créatures.

Et Quillan en faisait maintenant partie. Avec Gharkid. Lis, Pilya et Neyana, Tharp, Felk et le malheureux Kinverson à l’âme torturée. Engloutis par la divinité. Noyés dans l’immensité céleste.

— Quillan ? dit soudain Delagard sans relever la tête, toujours affalé dans la même attitude d’abattement profond. Dites-moi, Quillan, la cité sous-marine… Existe-t-elle ou non ?

— Un mythe, répondit la voix du prêtre invisible. Une fable.

— Ah ! dit Delagard sans dissimuler son amertume. Ah !

— Ou, plus précisément, une métaphore. Votre vieux marin bourlingueur avait à peu près compris l’idée de base, mais il l’a dénaturée. La grande cité est partout sur Hydros, sous la mer, dans la mer et à sa surface. La planète n’est qu’une cité géante dont toutes les créatures sont les habitants.

Delagard releva la tête. Il avait l’air épuisé et l’œil terne.

— Les êtres qui demeurent ici ont toujours vécu dans l’eau. Guidés par la Face, unis dans la Face. C’étaient à l’origine des créatures uniquement aquatiques, puis la Face leur a montré comment construire les îles flottantes, pour les préparer à l’époque très lointaine où la Terre se soulèvera des profondeurs. Mais il n’y a jamais eu de cité sous-marine secrète. Hydros est une planète d’eau et rien d’autre. Et tout ce qui vit sur elle est uni dans une parfaite harmonie par le pouvoir de la Face.

— Tout, sauf nous, dit Sundira.

— Tout, sauf les quelques humains que leur errance a poussés sur ce monde, dit Quillan. Les exilés qui, par ignorance, ont continué de vivre en exil ici. Qui ont même tenu à le faire. Des êtres venus d’ailleurs qui ont choisi de vivre à l’écart de la grande harmonie qu’est Hydros.

— Parce qu’ils n’ont pas leur place dans cette harmonie, dit Lawler.

— Ce n’est pas vrai. Hydros accueille tout le monde.

— Mais seulement à ses propres conditions.

— Ce n’est pas vrai, dit Quillan.

— Mais une fois que l’on cesse d’être soi-même…, dit Lawler. Une fois que l’on se fond dans une entité plus vaste…

Il fronça les sourcils. Quelque chose venait de changer. Il sentait le silence tout autour de lui. L’aura, les ondes télépathiques qui les avaient enveloppés pendant leur conversation avec Quillan venaient de disparaître.

— Je pense qu’il n’est plus là, dit Sundira.

— Non, dit Lawler, il n’est plus là. Il s’est retiré. Ou plutôt elle s’est retirée.

La Face elle-même, le sentiment d’une vaste présence toute proche, avait disparu. Momentanément tout au moins.

— Comme c’est étrange de se retrouver seuls.

— Comme c’est bon, tu veux dire. Il n’y a plus que nous trois, chacun avec son propre esprit, et personne ne nous parle du ciel. Même si cela ne doit durer qu’un temps.

— Tu crois que cela va recommencer, hein ? demanda Sundira.

— Probablement, répondit Lawler. Il nous faudra encore nous battre. Nous ne pouvons pas nous laisser engloutir. Des êtres humains n’ont pas à s’incorporer à une planète qui n’est pas la leur. Nous ne sommes pas faits pour cela.

— Il avait l’air heureux, non ? dit Delagard d’une voix étrangement douce et teintée de nostalgie.

— Vous croyez ? demanda Lawler.

— Oui, je le crois. Lui qui était toujours bizarre, si triste, si distant. Qui passait son temps à chercher Dieu. Maintenant, il sait. Il est enfin avec Dieu.

— Je ne savais pas que vous étiez croyant, Nid, dit Lawler en le regardant curieusement. Vous pensez donc maintenant que la Face est Dieu ?

— Quillan le pense. Et il est heureux, pour la première fois de sa vie.

— Quillan est mort, Nid. Ce n’est pas lui qui vient de nous parler.

— On l’aurait pourtant dit. Quillan et autre chose, mais Quillan quand même.

— Si c’est ce que vous voulez croire.

— Oui, dit Delagard.

Il se leva brusquement en vacillant un peu, comme si l’effort lui faisait tourner la tête.

— Je vais aller me joindre à eux.

— Vous aussi ? dit Lawler, les yeux écarquillés.

— Oui, moi aussi. Et n’essayez pas de m’en empêcher. Je serais capable de vous tuer. N’oubliez pas ce que Lis m’a fait quand j’ai tenté de l’arrêter. Rien ne peut nous arrêter, docteur.

Lawler n’était pas encore revenu de sa surprise.

Il est sérieux, se dit-il. Il va le faire, il va vraiment le faire. Était-ce bien Delagard qui parlait ainsi ? Oui. Oui. Delagard avait toujours fait ce qui lui semblait être dans son propre intérêt, quelque impression que cela fit sur ceux qui l’entouraient.

Qu’il aille au diable ! Bon débarras !

— Vous en empêcher ? Jamais cela ne me viendrait à l’esprit. Allez-y, Nid. Si vous pensez être plus heureux, allez-y. Pourquoi vous en empêche-rais-je ? Qu’est-ce que cela peut bien changer maintenant ?

— Peut-être rien pour vous, dit Delagard en souriant, mais pour moi cela changera beaucoup de choses. Je suis tellement fatigué, doc. J’avais la tête pleine de grands rêves. Je formais des tas de projets et, pendant longtemps, tout a bien marché. Jusqu’à ce que je décide de venir ici. Et tout s’est effondré. Moi aussi, je me suis effondré. Et merde ! Je n’ai plus qu’une seule envie, me reposer.

— Vous voulez dire vous tuer ?

— C’est vous qui pensez cela. Mais jamais je ne me tuerai. Je suis las d’être le capitaine de ce navire et de dire aux gens ce qu’ils doivent faire, surtout quand je me rends compte que moi-même je ne sais pas ce que je fais. J’en ai marre, doc. Je vais y aller.

Les yeux de Delagard étincelaient d’une énergie toute nouvelle.

— En fait, poursuivit-il, c’est peut-être pour cela que je voulais venir ici depuis le début. Mais je viens seulement de le comprendre. La Face nous avait peut-être envoyé Jolly pour tous nous conduire à elle… Mais il a fallu quarante ans et seule une poignée d’entre nous est arrivée jusqu’ici. Au revoir, doc, au revoir Sundira, ajouta-t-il d’un ton presque enjoué. Venez donc me rendre visite un de ces jours.

Ils le regardèrent partir.

— Et voilà, dit Lawler, il ne reste plus que nous deux.

Et ils éclatèrent de rire. Que faire d’autre que rire dans leur situation ?

La nuit tomba : une nuit de comètes et de prodiges, de lumières éblouissantes aux mille couleurs flamboyantes. Lawler et Sundira restèrent sur le pont pendant que l’obscurité s’installait, tranquillement assis à côté du grand mât, n’échangeant que de rares paroles. Il se sentait engourdi, usé par tout ce qui s’était passé dans la journée. Elle demeurait silencieuse, trop fatiguée pour parler.

Des gerbes multicolores crépitaient dans le ciel. Les nouveaux venus fêtent leur arrivée, songea Lawler. Les auras de ses anciens compagnons de bord semblaient étinceler au firmament. Cette grande traînée d’un bleu si vif, était-ce Delagard ? Et cette chaude lumière couleur d’ambre : Quillan ? Cette massive colonne écarlate représentait-elle Kinverson ? Et cette grande tache d’or en fusion, juste au-dessus de l’horizon, était-ce Pilya Braun ? Et Felk… Tharp… Neyana… Lis… Ghar-kid…

Il avait l’impression qu’ils étaient tout près de lui. Le ciel rayonnait de couleurs éclatantes. Mais il avait beau tendre l’oreille, il n’entendait pas leurs voix. Tout ce qu’il percevait, c’était une chaude harmonie de sons indifférenciés.

Sur l’horizon qui allait s’obscurcissant, l’agitation frénétique de la végétation de l’île se poursuivait sans relâche. Tout croissait, se tortillait et frémissait en projetant sur le fond assombri du ciel des gerbes d’énergie lumineuse. Des flots de lumière s’élevaient vers la voûte céleste. Jamais il n’y avait un moment de repos. Lawler et Sundira contemplèrent le spectacle pendant une grande partie de la nuit. Puis il se leva.

— As-tu faim ? demanda-t-il.

— Absolument pas.

— Moi non plus. Mais nous pouvons aller dormir un peu.

— D’accord.

Elle tendit la main vers lui et il l’aida à se relever. Ils restèrent un moment serrés l’un contre l’autre devant le bastingage, le regard fixé sur l’île, au fond de la crique.

— Sens-tu cette force qui nous attire ? demanda-t-elle.

— Oui. Elle est toujours là… Je crois qu’elle attend son heure. Elle attend le moment où elle pourra nous prendre au dépourvu.

— J’ai la même sensation que toi. Elle n’est plus aussi forte qu’au début, mais je sais que ce n’est qu’une illusion. Je suis obligée de ne jamais relâcher ma vigilance.

— Je me demande pourquoi nous avons été les seuls à pouvoir résister à cette envie d’y aller, dit Lawler. Est-ce parce que nous sommes plus forts, mieux équilibrés que les autres, mieux à même de nous satisfaire de notre propre identité ? Ou bien simplement parce que nous avons tellement pris l’habitude de nous sentir étrangers à la société qu’il nous est impossible de nous fondre dans un esprit collectif.

— Te sentais-tu vraiment si étranger quand tu vivais à Sorve, Val ?

— Le mot est peut-être trop fort, répondit-il après un instant de réflexion. J’appartenais à la communauté de l’île et elle faisait partie de ma vie. Mais je n’y appartenais pas tout à fait comme la plupart des autres. Je restais toujours un peu en retrait.

— C’était pareil pour moi à Khamsilaine. Je n’ai jamais beaucoup vécu en groupe.

— Moi non plus.

— Et je n’en ai jamais eu envie. Certains aimeraient bien, mais ils ne peuvent pas. Gabe Kinverson était aussi solitaire que nous, sinon plus. Mais d’un seul coup, il a refusé de supporter plus longtemps cette solitude. Et maintenant, il vit dans la Face. Cela me donne le frisson de penser que je pourrais munir à un esprit qui n’a rien d’humain.

— Jamais je n’ai compris cet homme, dit Lawler.

— Moi non plus. Pourtant j’ai essayé, mais il était toujours bloqué. Même au lit.

— C’est une chose que je n’ai pas besoin de savoir.

— Excuse-moi.

— Je t’en prie.

— Il ne reste plus que nous deux, dit-elle en se serrant contre lui. Les naufragés du bout du monde, seuls sur un navire sans équipage. Très romantique, même si cela ne doit pas durer longtemps. Qu’allons-nous faire, Val ?

— Nous allons descendre et passer une folle nuit d’amour. Nous pouvons prendre le grand lit, celui de la cabine de Delagard.

— Et après ?

— Attendons d’être à demain pour nous demander de quoi demain sera fait.

9

Il s’éveilla juste avant l’aube. Sundira dormait paisiblement, le visage aussi lisse et frais que celui d’une enfant. Lawler sortit sans bruit de la cabine et monta sur le pont. Le soleil commençait à peine à poindre et la féerie de couleurs émise sans relâche par la Face semblait quelque peu adoucie, beaucoup moins flamboyante que la veille. Il sentait encore tout autour du crâne les picotements de l’attraction qu’elle exerçait, mais il ne s’agissait vraiment plus que de picotements.

Les formes des anciens compagnons de Lawler se déplaçaient sur le rivage.

Son attention se porta sur eux. Malgré la distance, il lui était facile de les reconnaître : l’imposant Kinverson et le petit Tharp ; Delagard, tout râblé et Felk, avec ses jambes arquées. Le père Quillan, tout en os et en nerfs. Gharkid, plus basané que les autres, d’une légèreté de spectre. Et les trois femmes, la plantureuse Lis, la robuste Neyana aux épaules carrées, la souple et gracieuse Pilya. Que faisaient-ils ? Ils barbotaient au bord de l’eau ? Non, non. Ils s’avançaient dans la crique, ils venaient vers lui, ils retournaient au navire ! Tous. Marchant tranquillement, sans se presser, dans l’eau encore peu profonde, ils se dirigeaient vers la Reine d’Hydros.

Lawler sentit un frisson d’angoisse parcourir son corps. Il avait l’impression de voir un cortège de morts avancer vers lui.

Il descendit dans l’entrepont et alla réveiller Sundira.

— Ils reviennent, lui dit-il.

— Quoi ? De qui parles-tu ? Ah ! Ah !

— Ils sont tous là. Ils nagent vers le navire. Elle hocha doucement la tête, comme s’il n’y avait rien de plus facile à accepter que l’idée du retour des enveloppes physiques de leurs anciens camarades de bord dont les âmes avaient été absorbées par une entité inconcevable. Elle n’est peut-être pas encore complètement réveillée, songea Lawler. Mais elle se leva d’un bond et monta sur le pont avec lui. Les formes étaient dans l’eau, tout autour de la coque, se laissant porter par l’onde. Lawler se pencha par-dessus le bastingage.

— Que voulez-vous ? cria-t-il.

— Lancez l’échelle de corde, répondit la forme de Kinverson avec ce qui était indiscutablement la voix de Kinverson. Nous allons monter à bord.

— Mon Dieu ! souffla Lawler en lançant à Sundira un regard horrifié.

— Fais-le, lui dit-elle.

— Mais quand ils seront montés…

— Quelle importance ? Si la Face décidait d’utiliser contre nous la totalité de sa puissance, nous serions certainement incapables de lui résister. S’ils veulent monter à bord, laisse-les faire. De toute façon, nous n’avons plus grand-chose à perdre.

Avec un haussement d’épaules, Lawler lança l’échelle de corde. Kinverson fut le premier à se hisser sur le pont, précédant Delagard, Pilya et Tharp. Les autres suivirent. Nus comme la main, ils se rassemblèrent lentement pour former un petit groupe compact. Totalement privés de vitalité, on eût dit des somnambules, des fantômes. Mais ce sont des fantômes, songea Lawler.

— Alors, dit-il enfin, que voulez-vous ?

— Nous sommes venus vous aider à manœuvrer le navire, dit Delagard.

— Comment ? demanda Lawler, stupéfait. Pour aller où ?

— Pour repartir d’ici. Vous comprenez bien que vous ne pouvez pas rester. Nous vous conduirons à Grayvard où il vous sera possible de demander asile.

La voix de Delagard était ferme et posée, et dans son regard droit et limpide, il n’y avait plus trace de la lueur de démence qui, la veille encore, y brillait. Quelle que fût cette créature, ce n’était assurément pas le Nid Delagard que Lawler avait connu pendant de si longues années. Ses démons intérieurs semblaient apaisés. Il avait subi une profonde transformation… peut-être même une sorte de rédemption. Toutes ses machinations étaient terminées et son âme semblait sereine. Il en allait de même pour les autres qui, tous, paraissaient goûter une profonde paix intérieure. Ils s’étaient soumis à la Face, ils avaient renoncé à leur individualité propre, une chose totalement incompréhensible pour Lawler. Mais il devait reconnaître que les revenants semblaient avoir trouvé une manière de bonheur.

— Nous vous laissons une dernière chance avant notre départ, dit Quillan d’une voix légère comme l’air. Voulez-vous aller sur l’île ? Docteur ? Sundira ?

— Vous savez bien que non, dit Lawler.

— Cela ne dépend que de vous. Mais, si vous changez d’avis après avoir regagné la Mer Natale, sachez qu’il vous sera difficile de revenir ici.

— C’est un risque que j’accepte de courir.

— Sundira ? dit Quillan.

— Moi aussi.

— Je respecte votre décision, dit le prêtre avec un petit sourire triste, mais j’aimerais vous faire comprendre que c’est une erreur. Savez-vous pourquoi nous avons été en butte à de si nombreuses attaques pendant tout notre voyage ? Pourquoi nous avons subi les assauts des poissons-pilon, du mollusque sur la coque, des poissons-taupe et de tous les autres ? Ce n’était pas par malveillance ; il n’y a pas de créatures malveillantes sur Hydros. Ce qu’elles essayaient de faire, c’était guérir la planète.

— Guérir la planète ? répéta Lawler.

— La purifier. La débarrasser d’une impureté. Pour eux comme pour toutes les créatures d’Hydros, les terriens venus vivre ici sont des envahisseurs, des êtres en marge, car ils ne participent pas de l’harmonie de la Face. Ils nous considèrent comme des virus, des bactéries qui ont envahi un organisme en bonne santé. En nous attaquant, ils voulaient délivrer ce corps de la maladie.

— Ou encore débarrasser une machine de sa poussière, dit Delagard.

Lawler se détourna en sentant la colère et le dégoût monter en lui.

— Ils sont effrayants, lui dit Sundira d’une voix très calme. Une bande de fantômes… pire, de zombis. Nous avons eu de la chance de trouver la force de résister.

— Le crois-tu vraiment ? demanda Lawler.

— Que veux-tu dire ? fit-elle en ouvrant de grands yeux.

— Je ne sais pas très bien. Mais ils ont l’air tellement sereins, Sundira. Ils se sont peut-être transformés en autre chose, mais, en tout cas, ils sont en paix.

— C’est la paix que tu cherches ? lança-t-elle avec mépris en dilatant les narines. Eh bien, vas-y ! À la nage, ce n’est pas loin !

— Non… Non.

— En es-tu sûr, Val ?

— Approche-toi. Viens dans mes bras.

— Val… Val…

— Je t’aime.

— Moi aussi, je t’aime, Val.

Ils s’étreignirent sans gêne, sans un regard pour les revenants qui les entouraient.

— Je n’irai pas, si tu n’y vas pas, lui souffla-t-elle à l’oreille.

— Ne t’inquiète pas, je n’irai pas.

— Mais si tu le fais, nous le ferons ensemble.

— Comment ?

— Tu crois que je pourrais rester toute seule sur ce navire, qui lui est encore réel, avec un équipage de dix zombis ? Alors, Val, c’est d’accord ? Soit nous n’y allons pas du tout, soit nous y allons ensemble.

— Nous n’y allons pas.

— Mais si nous le faisons…

— Alors, ce sera ensemble, dit Lawler. Mais nous n’irons pas.


Comme s’il ne s’était absolument rien passé d’inhabituel, l’équipage de la Reine d’Hydros commença les préparatifs du retour. Kinverson tendit des filets dans lesquels des poissons se laissèrent obligeamment prendre. Dans l’eau jusqu’à la taille, Gharkid fit tranquillement provision d’algues comestibles. Neyana, Pilya et Lis effectuèrent plusieurs allers et retours entre l’île et le bâtiment pour transporter des tonneaux d’eau douce remplis directement à une source. Onyos Felk étudia ses cartes marines. Dag Tharp régla et testa son équipement radio. Delagard inspecta le gréement, le gouvernail et la coque en notant les réparations à faire et il effectua les travaux avec l’aide de Sundira, de Lawler et même du père Quillan.

Ils parlaient très peu. Chacun vaquait à sa tâche comme un rouage bien huilé d’une machine. Les revenants se montraient aimables avec leurs deux compagnons qui avaient refusé de se soumettre, les traitant un peu comme des enfants ayant un grand besoin de tendresse. Mais Lawler ne sentait pas de véritable contact avec eux.

Il contemplait souvent la Face avec un mélange d’émerveillement et de perplexité. Le jeu des couleurs et des lumières était ininterrompu et la furieuse énergie émanant de l’île le fascinait et le repoussait tout à la fois. Il s’efforçait d’imaginer ce que les autres avaient éprouvé en y prenant pied et en se déplaçant au milieu de cette mystérieuse végétation parcourue de mouvements et de lumières. Mais il savait que de telles réflexions étaient dangereuses et, de loin en loin, il sentait de nouveau l’île qui essayait de l’attirer, parfois avec une force étonnante. Dans ces moments-là, la tentation était puissante. Il eût été si facile de passer par-dessus le bastingage, de traverser à la nage la crique aux eaux chaudes et accueillantes, et d’aborder dans l’île…

Mais il continuait de résister. Il avait jusqu’à présent réussi à repousser la Face et il n’allait pas céder maintenant. Pendant toute la durée des préparatifs, il resta à bord avec Sundira tandis que les autres allaient et venaient librement. Ce fut un moment bizarre, mais pas désagréable. La vie semblait momentanément arrêtée. Aussi curieux que cela pût paraître, Lawler se sentait presque heureux : il avait survécu en surmontant toutes sortes d’épreuves, il avait subi la trempe dans la forge d’Hydros et en était ressorti encore plus fort. Il était tombé follement amoureux de Sundira et sentait tout l’amour qu’elle lui portait. Autant d’expériences nouvelles. Dans la vie qui l’attendait quand le voyage arriverait enfin à son terme, il serait mieux armé pour lutter contre les doutes qui taraudaient inlassablement son âme.

Le moment de lever l’ancre approchait.

L’après-midi touchait à sa fin. Delagard avait annoncé qu’ils prendraient la mer au coucher du soleil. Le fait de quitter le voisinage de l’île dans l’obscurité ne semblait pas le préoccuper. Les lumières de la Face guideraient le bâtiment pendant un certain temps, puis ils navigueraient en s’orientant sur les étoiles. Il n’y avait désormais plus rien à redouter de la mer. La mer serait une amie, comme tout ce qui vivait sur Hydros.

Lawler se rendit compte qu’il était seul sur le pont. La plupart des autres, peut-être tous, avaient regagné l’île. Pour y faire leurs adieux, sans doute. Mais où était Sundira ? Il l’appela.

Pas de réponse. Pendant un instant affreux, il se demanda si elle n’était pas partie avec les autres. Puis il l’aperçut à l’arrière, sur la plate-forme du poste de pêche. Kinverson était avec elle et ils semblaient en pleine conversation. Lawler s’avança lentement dans leur direction.

— Il ne t’est pas possible de comprendre ce que c’est, si tu n’y es pas allée toi-même, entendit-il Kinverson dire. C’est une existence aussi différente de celle d’un humain ordinaire que la vie est différente de la mort.

— Mais je me sens bien vivante.

— Tu ne peux pas savoir. Tu ne peux pas imaginer. Viens avec moi, Sundira. Cela ne prend que quelques instants, puis tout s’ouvre à toi. Je ne suis plus celui que j’étais, tu le vois bien.

— Plus du tout, c’est vrai.

— Et pourtant si, je suis le même. Mais je suis aussi tellement plus. Viens avec moi !

— Je t’en prie, Gabe !

— Tu as envie d’y aller, je le sais. Si tu restes, c’est uniquement pour Lawler.

— Je reste pour moi, dit Sundira.

— Ce n’est pas vrai, je le sais. Tu as pitié de ce minable. Tu ne veux pas le laisser seul.

— Non, Gabe.

— Après, tu me remercieras.

— Non.

— Viens avec moi.

— Gabe… Je t’en prie !…

Un doute à peine perceptible venait soudain de se glisser dans sa voix, un fléchissement de sa résolution qui frappa Lawler avec une violence inouïe. Il se précipita vers eux d’un bond. Sundira poussa un petit cri de surprise et eut un mouvement de recul. Kinverson ne fit pas un geste et tourna vers Lawler un regard très calme.

Les gaffes étaient rangées dans leur râtelier. Lawler en saisit une et la leva juste devant le visage de Kinverson.

— Laissez-la tranquille.

Le colosse considéra l’instrument pointu avec amusement, à moins que ce ne fut du dédain.

— Je ne fais rien de mal, doc.

— Vous essayez de la séduire !

— Je n’ai guère besoin de la séduire, docteur, fit Kinverson en riant.

Lawler perçut un bourdonnement de fureur dans ses oreilles et il eut le plus grand mal à se retenir de plonger la gaffe dans la gorge de Kinverson.

— Val, je t’en prie ! Nous étions simplement en train de parier.

— J’ai entendu ce que vous disiez. Il essaie de te convaincre d’aller sur la Face. Dites-moi que ce n’est pas vrai !

— Je ne le nie pas, reconnut tranquillement Kinverson.

Lawler brandit la gaffe. Il avait conscience que sa colère devait paraître comique, stupide et même ridicule au pêcheur qui l’écrasait de toute sa taille et qui, malgré sa douceur nouvellement acquise, demeurait menaçant. Invulnérable, invincible.

Mais il lui fallait régler la question sur-le-champ.

— Je ne veux plus vous voir lui adresser la parole avant notre départ, dit sèchement Lawler.

— Je n’avais pas de mauvaises intentions, dit Kinverson en souriant affablement.

— Je sais ce que vous vouliez faire. Et je vous en empêcherai.

— Ne serait-ce pas à elle de décider, doc ?

Lawler tourna la tête vers Sundira.

— Ne t’inquiète pas. Val, dit-elle doucement. Je suis capable de me débrouiller.

— Oui… Oui, bien sûr.

— Donnez-moi cette gaffe, doc, dit Kinverson. Vous pourriez vous blesser.

— N’avancez pas !

— Elle est à moi, vous savez. Vous n’avez pas à l’agiter comme cela devant mon nez.

— Attention ! gronda Lawler. Allez-vous-en ! Quittez le navire ! Retournez sur la Face ! Allez-y, Gabe, vous n’avez plus rien à faire ici. Les autres non plus. Ce navire est fait pour les humains.

— Val, dit Sundira.

Lawler resserra son étreinte sur le manche de la gaffe en la tenant comme un scalpel et il fit deux pas dans la direction de Kinverson. Le pêcheur se redressa de toute sa taille et Lawler prit une longue inspiration.

— Allez, Gabe, répéta-t-il, retournez sur la Face. Sautez, Gabe. Tout de suite, par-dessus le plat-bord.

— Doc, doc, doc…

Lawler lança la gaffe en avant, un coup sec dirigé vers le diaphragme de Kinverson. L’arme aurait dû transpercer le cœur du colosse, mais son bras s’abattit à une vitesse incroyable. La main de Kinverson se referma sur le manche et le tordit. Lawler sentit une violente douleur se propager tout le long de son bras et, un instant plus tard, la gaffe était dans la main de Kinverson.

Lawler croisa machinalement les bras sur sa poitrine pour se protéger de l’attaque qu’il savait être inéluctable.

Kinverson l’observait comme pour évaluer le coup qu’il allait lui porter. Finissons-en, se dit Lawler. Tout de suite ! Vite ! Il avait déjà l’impression de sentir la morsure du métal, l’éclatement des tissus, la pointe acérée pénétrant dans la cage thoracique et se dirigeant vers le cœur.

Mais il ne se passa rien. Kinverson se pencha calmement et replaça la gaffe dans le râtelier.

— Il ne faut pas s’amuser avec le matériel, doc, dit-il d’une voix douce. Et maintenant, veuillez m’excuser. Je vais vous laisser tous les deux.

Il se retourna, passa devant Lawler et descendit sur le pont.

— J’ai dû me conduire d’une manière vraiment stupide, non ? demanda Lawler à Sundira.

— Gabe a toujours été une menace pour toi, dit-elle avec un mince sourire.

— Il essayait de te convaincre d’aller là-bas. Si tu n’appelles pas cela une menace !

— S’il m’avait portée à bras-le-corps et entraînée de force jusqu’au bastingage, là, oui, cela aurait été une menace, Val.

— Bon, d’accord.

— Mais je comprends pourquoi tu étais hors de toi. Au point de vouloir le tuer avec cette gaffe.

— C’était idiot. Une réaction digne d’un adolescent.

— Oui, dit-elle. Vraiment idiot.

Lawler ne s’attendait pas à ce qu’elle abonde aussi facilement dans son sens. Il plongea son regard dans celui de Sundira et découvrit quelque chose qui le surprit encore plus et le plongea dans le désarroi.

Quelque chose avait changé. Il percevait maintenant entre eux une distance qu’il n’avait pas sentie depuis longtemps.

— Qu’y a-t-il, Sundira ? Dis-moi ce qui se passe.

— Oh ! Val… Val !…

— Explique-moi.

— Ce n’est pas ce que Kinverson m’a dit. On ne peut pas me faire changer d’avis aussi facilement. Non, c’est une décision que j’ai prise moi-même.

— Mais que se passe-t-il, bon Dieu ? Que veux-tu dire ?

— La Face.

— Quoi, la Face ?

— Viens avec moi, Val.

Le coup fut si violent que Lawler eut l’impression d’être transpercé par la gaffe de Kinverson.

— Seigneur ! souffla-t-il en reculant de deux pas. Qu’est-ce que tu as dis, Sundira ?

— Que nous devrions y aller.

Il la regardait fixement et avait l’impression qu’il allait être changé en pierre.

— Nous avons tort d’essayer de lui résister, reprit Sundira. Nous aurions dû nous abandonner, comme tous les autres. Eux ont compris, mais nous, nous étions aveugles.

— Sundira !

— J’ai tout compris en un éclair, Val, pendant que tu étais en train d’essayer de me protéger de Gabe. Il est ridicule de vouloir préserver notre individualité propre, toutes nos petites craintes, nos jalousies mesquines et nos piètres manigances. Il vaut mieux renoncer à tout cela et aller nous fondre dans la vaste harmonie de la Face. Avec les autres. Avec Hydros.

— Non ! Non !

— C’est notre seule chance de nous débarrasser de toute cette médiocrité qui nous étouffe.

— Je ne peux pas croire que c’est toi qui dis cela, Sundira !

— Mais si, c’est bien moi.

— Il t’a envoûtée, n’est-ce pas ? Il t’a jeté un sort ? Elle t’a jeté un sort !

— Non, dit-elle en souriant et en lui tendant les mains. Tu m’as dit un jour que tu ne t’étais jamais senti chez toi sur Hydros, bien que tu y sois né. T’en souviens-tu, Val ?

— Euh !…

— Tu ne t’en souviens pas ? Tu m’as dit ce jour-là que les plongeurs et les poissons-chair se sentent chez eux ici, mais pas toi. Oui, je vois que tu t’en souviens… Eh bien, voilà enfin l’occasion pour toi de te sentir chez toi. De faire partie d’Hydros. La Terre n’est plus. Nous sommes maintenant des Hydrans et tous les Hydrans appartiennent à la Face. Tu as résisté assez longtemps. Moi aussi, mais maintenant j’abandonne la lutte, car je vois les choses d’une manière tout à fait différente. Veux-tu venir avec moi, Val ?

— Non ! C’est de la folie, Sundira ! Je vais t’emmener dans la cabine et t’attacher jusqu’à ce que tu aies repris tes esprits !

— Ne me touche pas, dit-elle d’une voix très calme. Je te préviens. Val, n’essaie pas de porter la main sur moi.

Elle tourna la tête vers le râtelier où étaient rangées les gaffes.

— D’accord. J’ai compris.

— Je vais y aller. Que décides-tu ?

— Tu connais ma réponse.

— Tu m’as promis que nous irions ensemble ou pas du tout.

— Alors, ce sera pas du tout. Comme convenu.

— Mais je veux y aller, Val. Je t’assure.

Lawler sentit monter en lui une colère froide qui lui glaça le sang dans les veines. Jamais il ne se serait attendu à une telle trahison.

— Alors, vas-y, si vraiment tu en as envie, dit-il, plein d’amertume.

— Tu viens avec moi ?

— Non ! Non ! Non et non !

— Tu m’avais promis…

— Dans ce cas, je reviens sur ma promesse, dit Lawler. Si je t’ai promis de t’accompagner si tu y allais, j’ai menti ! Jamais je ne le ferai !

— Je suis désolée, Val.

— Moi aussi.

Il avait toujours envie de l’entraîner de force pans l’entrepont et de l’attacher solidement dans sa cabine en attendant que le navire ait appareillé, mais il savait qu’il ne pourrait jamais le faire. Il ne pouvait absolument rien faire. Rien.

— Vas-y, dit-il. Arrête d’en parler et fais-le. Cela me rend malade.

— Viens avec moi, répéta-t-elle encore une fois. Ce sera très rapide.

— Jamais !

— D’accord, Val, dit-elle avec un petit sourire empreint de tristesse. Je t’aime, tu sais. N’oublie jamais cela. C’est par amour que je te demande de me suivre, mais, si tu ne veux pas, je continuerai quand même à t’aimer. Et j’espère que toi aussi tu m’aimeras.

— Comment le pourrai-je ?

— Au revoir, Val. Nous nous reverrons.

Osant à peine en croire ses yeux, Lawler la vit descendre sur le pont, se diriger vers le bastingage, grimper sur le plat-bord et plonger élégamment dans la mer complice. Elle commença à s’éloigner vers le rivage d’une nage rapide et vigoureuse, les jambes effectuant de puissants ciseaux, les bras fendant l’eau sombre. Il la suivit des yeux comme il l’avait déjà fait une fois, un million d’années auparavant, lui semblait-il, dans les eaux de la baie de Sorve. Mais il se détourna, refusant de voir la suite, quand elle n’était encore qu’à mi-chemin de la côte. Il descendit dans sa cabine, referma la porte derrière lui et s’assit sur sa couchette dans la pénombre. Si seulement il avait encore de l’extrait d’herbe tranquille, il en aurait pris une cruche, un baquet qu’il aurait vidé sans reprendre son souffle, pour chasser tout son chagrin. Mais il n’en restait plus une seule goutte. Il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre aussi calmement que possible que le temps passe. Il s’écoula ainsi au moins plusieurs heures, plusieurs années peut-être. Au bout de cette longue attente, il entendit la voix de Delagard donner l’ordre de lever l’ancre.


Il avait rarement vu un ciel aussi limpide et la Croix d’Hydros aussi brillante que cette nuit-là. L’air était absolument immobile, la mer parfaitement calme. Comment le navire pouvait-il voguer sans un souffle de vent sur cette mer d’huile ? Et pourtant il avançait. Comme par magie, il glissait sur les flots obscurs. Ils naviguaient déjà depuis plusieurs heures. Les lumières resplendissantes de la Face avaient perdu peu à peu de leur intensité. Elles s’étaient d’abord réduites à un rougeoiement sur l’horizon, puis à un point lumineux et enfin à presque rien. Quand le jour se lèverait, ils seraient déjà loin dans la Mer Vide.

Lawler s’était allongé à l’arrière du pont, sur un tas de filets.

Jamais il ne s’était senti aussi seul de sa vie.

Les autres se déplaçaient silencieusement sur le pont et dans la mâture. Ils réglaient le mouvement du navire en manœuvrant les voiles et les cordages, les haubans et les bômes, cet ensemble si compliqué qui constituait le gréement d’un navire, auquel il n’avait jamais compris grand-chose et qu’il s’était empressé de chasser de son esprit. Ils n’avaient pas besoin de lui et il ne voulait pas avoir affaire à eux. Ils n’étaient que des machines, des rouages d’une machine plus importante. Tic tac. Tic tac.

Sundira était venue le voir peu après le départ.

— Tout va bien, lui avait-elle dit. Rien n’a changé.

Il s’était détourné avec un frisson en la voyant s’approcher de lui. Il se sentait incapable de la regarder.

— Tu te trompes, tout a changé. Tu fais partie de la machine maintenant et ce que tu veux, c’est que j’aille t’y rejoindre. Elle marque la cadence à laquelle tu danses.

— Non, Val, cela ne se passe pas comme ça. Tu serais la machine, et la cadence, et la danse en même temps.

— Je ne comprends pas.

— Bien sûr. Comment pourrais-tu comprendre ?

Elle avait effleuré son visage avec amour, mais il s’était écarté, comme si elle avait eu le pouvoir de le transformer par ce simple contact de la main.

— D’accord, avait-elle dit avec regret. Comme tu veux.

Cela remontait à plusieurs heures. Il n’était pas descendu prendre son repas avec les autres dans la cuisine, mais il n’avait pas faim. Peu lui importait de ne plus jamais manger. L’idée de s’asseoir à la même table qu’eux lui était insupportable. Le seul humain à n’avoir pas changé sur ce navire peuplé de zombis, le seul qui fût réel…

Seul, seul absolument, absolument tout seul

Tout seul sur une immense, immense, immense mer

Et nul saint qui en compassion voulût prendre

Mon âme à l’agonie.

Des mots. Des bribes de souvenirs. Un poème oublié d’un monde oublié.

Du Soleil le disque s’abîme ; les étoiles

Dans le ciel se ruent : arrive d’un bond le soir ;

Avec un persistant murmure, sur la mer,

Disparut la barque-fantôme.

Lawler leva les yeux vers les étoiles lointaines à l’éclat froid. Une étonnante sérénité l’avait envahi. Il n’en revenait pas de se sentir aussi calme, comme s’il s’était transporté en un lieu où plus aucun tourment ne pouvait l’atteindre. Même à l’époque où il avait recours à l’extrait d’herbe tranquille pour faire disparaître ses angoisses, il lui était rarement arrivé d’avoir un tel sentiment de paix.

Pourquoi ? Les pouvoirs magiques de la Face s’étaient-ils exercés sur lui à distance, comme pour Sundira ?

Il doutait qu’ils se fassent sentir si loin. Il devait maintenant être hors de portée de la Face. Plus rien d’autre ne pouvait agir sur son esprit que la voûte obscure du ciel, la mer si calme et les étoiles à la clarté dure et froide. Il y avait aussi la Croix qui déployait au sud la double arche géante de ses soleils… Des milliards d’astres lui avait-on dit un jour. Des milliards ! Et des dizaines de milliards de planètes ! Son esprit avait le plus grand mal à accepter cette image. Toute cette multitude de planètes… de cités, de continents, de créatures appartenant à des myriades et des myriades d’espèces…

La tête levée, il ne pouvait détacher son regard des étoiles et une nouvelle vision lui vint lentement. Une vision informe au début, mais qui se précisa avec une telle impétuosité qu’il ne resta pour ainsi dire plus de place pour autre chose dans son esprit. Il vit les étoiles comme un gigantesque réseau unifié, une immense structure métaphysique formant une mystérieuse unité galactique exactement comme la totalité des différentes particules de la planète d’eau formaient un tout parfaitement cohérent.

Des lignes de force vibraient dans le vide, couraient à travers le firmament comme des torrents de sang, reliant tout ce qui existait. De profondes interactions unissaient les planètes entre elles. Il percevait la respiration de l’univers, une entité vivante, animée par une inépuisable vitalité.

Hydros faisait partie du firmament ; et le firmament était une gigantesque unité indivisible, douée de sensibilité. En se fondant dans Hydros, on accédait au Tout. Tel était l’enjeu. Et il était le seul dans tout l’univers à avoir refusé de faire partie de ce Tout.

Il était le seul. Le seul.

Était-ce véritablement ce qu’il voulait ? Cette solitude, cette terrifiante indépendance d’esprit.

La Face lui offrait l’immortalité, et même une nature divine, au sein d’un organisme unique à l’échelle de la planète. Mais il avait choisi de continuer à être Valben Lawler et rien d’autre. Il avait refusé par orgueil ce qui avait été offert à tous ses compagnons de voyage. Que le pauvre Quillan à l’âme torturée s’abandonne avec joie au dieu qu’il avait cherché toute sa vie ; que le petit Dag Tharp trouve dans la Face le réconfort dont il avait besoin ; que le mystérieux Gharkid en quête de quelque chose de plus grand que lui-même se fonde dans cette entité. Pas moi. Je ne suis pas comme eux.

Il pensa à Kinverson. Même lui, le solitaire bourru, avait fini par choisir la Face. Delagard aussi. Et Sundira.

Soit, se dit Lawler. Je suis moi. Pour le meilleur et pour le pire.

Il se laissa retomber sur le matelas de filets, le regard fixé sur les étoiles, laissant l’éclat presque insoutenable de la Croix emplir son esprit. Comme tout est paisible maintenant, songea-t-il. Comme tout est tranquille.

Je m’éveillai et vis que nous voguions toujours

Comme si un bon vent nous eût poussés ; c’était

La nuit ; une nuit calme ; la lune était haute ;

Les marins, sur le pont, se tenaient assemblés…

— Val ? C’est moi.

Il tourna la tête. Une ombre lui cachait les étoiles, celle de Sundira qui se tenait juste devant de lui.

— Je peux m’asseoir à côté de toi ? demanda-t-elle.

— Si tu veux.

Elle se laissa tomber près de lui, sur les filets.

— Je t’ai attendu pendant le repas, mais je ne t’ai pas vu. Tu aurais dû manger.

— Je n’avais pas faim. Mais, vous, malgré votre transformation, vous mangez encore ?

— Bien sûr que nous mangeons. Il n’y a rien de changé pour cela.

— Je suppose, mais comment veux-tu que je le sache ?

— C’est vrai, comment pourrais-tu le savoir.

Elle fit courir sa main le long du bras de Lawler et, cette fois, il n’eut pas de mouvement de recul.

— Le changement est beaucoup plus limité que tu ne l’imagines, reprit-elle. Je t’aime encore, Val. Je te l’avais dit et c’est vrai.

Il hocha la tête en silence. Il n’avait rien à dire.

Et moi, se demanda-t-il, est-ce que je l’aime encore ? Est-ce seulement concevable ?

Il passa le bras autour des épaules de Sundira. Il retrouva le contact familier de sa peau douce et fraîche. C’était agréable. Elle se blottit contre lui. Ils auraient pu être absolument seuls au monde. Et elle lui semblait encore humaine. Il se pencha pour l’embrasser doucement dans le creux de l’épaule et elle eut un petit gloussement.

— Val, dit-elle. Oh ! Val !

Ce fut tout, juste son nom. Que pensait-elle, que préférait-elle ne pas lui dire ? Qu’elle aurait voulu qu’il rejoigne la Face avec elle ? Qu’elle n’avait pas abandonné tout espoir ? Qu’elle priait pour qu’il aille voir Delagard et qu’il l’implore de faire demi-tour afin de rejoindre l’île pour y subir à son tour la transformation ?

Aurais-je dû la suivre ?

Ai-je commis une erreur en refusant ?

Il s’imagina fugitivement à l’intérieur de la machine, rouage entre les rouages, faisant partie du Tout… s’abandonnant enfin, dansant à la même cadence que tous les autres.

Non. Non. Non.

Je suis moi. J’ai fait ce que j’ai fait, parce que je suis moi.

Sundira toujours pelotonnée contre lui, il renversa la tête en arrière, les yeux fixés sur les étoiles. Une autre vision lui vint, une vision de la planète disparue, la Terre perdue.

L’image romantique de la vieille Terre, la planète bleue et brillante, le berceau anéanti de l’humanité, emplit de nouveau son âme. Il la vit telle qu’il se plaisait à l’imaginer, une planète où régnaient la paix et l’harmonie, peuplée d’une multitude d’êtres remplis d’amour, un havre de sérénité, une entité parfaite. Avait-elle jamais été un lieu aussi idyllique ? Probablement pas. Assurément pas. La Terre avait été un lieu comme les autres, un mélange de bien et de mal, avec ses défauts et ses tares. Quoi qu’il en fût, cette planète avait disparu de l’univers, anéantie par un destin cruel.

Et nous, nous sommes là. C’est là que nous gisons. Puissions-nous reposer en paix.

Lawler scruta le ciel nocturne en imaginant que son regard était pointé vers l’endroit où s’était trouvée la Terre. Mais il savait que pour les survivants disséminés dans toute la galaxie, il n’y avait plus aucun espoir de regagner la planète ancestrale. Ils devaient aller de l’avant, se trouver un nouveau foyer dans l’univers immense où ils avaient été contraints de s’exiler. Ils devaient se transformer.

Ils devaient se transformer.

Ils devaient se transformer.

Lawler se redressa d’un bond, comme s’il avait été frappé par une décharge fulgurante. Tout était devenu soudain si merveilleusement clair. Tous les gens qu’il avait connus et qui se contentaient de vivre au jour le jour, comme si la Terre n’avait jamais existé, tous ces gens étaient dans le vrai. Et lui, avec ses rêves impossibles d’un passé lointain et révolu, lui, il s’était trompé. La Terre ne serait jamais plus. Pour les terriens, il n’y avait plus qu’Hydros, jusqu’à la fin des temps. C’était folie de se tenir à l’écart, de s’accrocher désespérément à son identité ancestrale quand on n’était plus entouré que des créatures indigènes de sa planète d’adoption. Quelle que soit la planète sur laquelle nous avons échoué, se dit Lawler, il nous incombe de nous fondre en elle sans retenue. Sinon, nous serons toujours des étrangers, solitaires, isolés.

J’en suis l’exemple parfait. Et me voilà, plus seul que je ne l’ai jamais été.

Hydros lui avait proposé de le prendre dans son sein, mais il avait obstinément refusé et maintenant il était trop tard.

Il ferma les yeux et revit encore une fois la Terre resplendissant au firmament. Vision de la Terre disparue, conservée si longtemps au plus profond de son esprit et dont l’éclat était plus vif que jamais. La Terre bleue, étrange et mystérieuse planète, dont les vastes continents vert-doré brillaient à la lumière d’un soleil qu’il n’avait jamais vu. Tandis qu’il regardait, les flots bleus des grands océans se mirent à bouillonner. De la vapeur commença à s’en élever. Des flammes dévoraient les terres. Les immensités vert-doré brûlaient et noircissaient. De profondes crevasses plus sombres que la nuit s’étiraient en zigzaguant sur leur vaste surface.

Et après les flammes : la glace, la mort. Les ténèbres.

Une pluie de petits objets morts qui traversaient l’espace. Une pièce de monnaie, une statuette, un tesson de poterie, une carte, une arme rouillée, un morceau de pierre. Qui dégringolaient en tournoyant, tombaient en chute libre à travers les immensités vides de la galaxie. Il les suivit du regard pendant leur chute interminable.

Il ne reste plus rien, se dit-il. Plus rien. Oublie tout cela. Commence une nouvelle vie.

Cette pensée le laissa abasourdi.

Comment ? se demanda-t-il. Qu’est-ce que tu viens de dire ?

Se soumettre ? Se joindre aux autres ? Était-ce donc cela qu’il avait dans la tête ?

Lawler se mit à trembler. Le corps couvert de sueur, il se mit sur son séant et tourna la tête vers la mer, dans la direction de la Face.

Il eut l’impression de sentir sa force qui l’attirait malgré la distance, de la sentir s’insinuer dans son cerveau, envelopper son âme de ses tentacules, le tirer de plus en plus fort.

Il fit front. Il résista furieusement, frénétiquement, tranchant avec une énergie désespérée les puissants et mystérieux tentacules qui semblaient envahir tout son être. Pendant un long moment, il lutta farouchement en silence pour repousser l’intrusion. L’image de Gospo Struvin remonta à sa mémoire ; il revit le capitaine luttant de toutes ses forces contre le réseau de fibres jaunes et collantes qui était sorti de la mer pour s’emparer de lui. Struvin donnant des coups de pied dans le vide, secouant les jambes, s’efforçant vainement d’échapper à la créature visqueuse et obstinée qui l’enveloppait. La situation était la même. Lawler savait qu’il se battait pour sa vie, comme Gospo l’avait fait. Et Gospo avait perdu.

Laissez… moi… tranquille…

Il rassembla toutes ses forces pour repousser d’un seul coup l’intrusion. Et il projeta toute son énergie.

Contre rien. Il n’y avait rien. Nul filet ne l’emprisonnait. Nulle force mystérieuse ne le retenait. Quand Lawler le comprit, tous ses doutes ses dissipèrent : il luttait contre des ombres, il se battait contre lui-même, uniquement contre lui-même.

Tu veux donc y aller, se dit-il tristement. Tu veux vraiment y aller ? Toi aussi ? C’est bien cela que tu veux ? Que veux-tu, au fond de toi-même ?

Il vit encore une fois la Terre briller dans son esprit, il vit encore une fois les océans bouillonner et les continents noircir, il contempla encore une fois la glace, la mort, les ténèbres et les petits objets tombant en chute libre.

Et la réponse lui vint : Je ne veux plus être seul. Je ne veux plus être le seul terrien alors que la Terre n’existe plus.

Sundira remua contre lui et il sentit la chaleur de son corps.

— À quoi penses-tu, Val ?

— Je pense que je t’aime.

— Vraiment ? Tu aimes celle que je suis maintenant ?

Il prit une longue inspiration, la plus longue qu’il eût jamais prise, pour faire pénétrer l’air d’Hydros aussi profondément que possible dans ses poumons.

— Oui, dit Lawler.

À la place occupée dans son esprit par la Terre, se trouvait maintenant une sphère d’eau miroitante. Les petits objets épars, tombés de la planète moribonde, demeurèrent suspendus quelques instants au-dessus de cette gigantesque masse liquide, puis ils y plongèrent et disparurent sans laisser la plus petite trace à la surface.

Lawler éprouva une brusque détente, un grand soulagement. Quelque chose se rompit en lui, comme éclate la banquise à la fin de l’hiver. Quelque chose qui se brisait, qui ruisselait, qui s’écoulait. Qui s’écoulait.


Il se redressa et tourna la tête vers elle pour lui expliquer ce qui s’était passé. Mais ce n’était pas la peine. Elle souriait. Elle savait. Et il sentit sous lui le navire décrire un large arc de cercle et changer de cap, reprenant sur la mer lumineuse la direction de la Face des Eaux.

FIN
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