CAP SUR LA MER VIDE

1

Les quatre premiers jours du voyage avaient été calmes, presque trop.

— C’est quand même bizarre, déclara Gabe Kinverson en secouant gravement la tête. Normalement, si loin en mer, poursuivit-il en portant son regard sur les paisibles flots bleu-gris, les ennuis ne devraient pas tarder.

Il y avait une brise soutenue et les navires faisaient force de voiles. La flottille naviguait en formation serrée sur une mer calme, cap au nord-ouest, cinglant vers Grayvard. Une nouvelle patrie ; une nouvelle vie. C’était pour les soixante-dix-huit passagers, les bannis, les exilés, comme une seconde naissance. Mais une naissance, que ce fût la première ou la seconde, pouvait-elle être aussi facile ? Et combien de temps le resterait-elle ?


Le premier jour, avant de gagner la haute mer, Lawler avait passé de longs moments à la poupe pour regarder une dernière fois l’île de Sorve dont les contours s’estompaient peu à peu.

Pendant ces premières heures, Sorve s’élevait au fond de la baie comme un tertre allongé de couleur ocre. Elle paraissait encore à ce moment-là bien réelle, tout à fait tangible. Lawler distinguait la forme familière du plateau central, les deux bras ouverts, les toits en flèche des vaarghs, la masse de la centrale électrique et le pêle-mêle des bâtiments du chantier naval de Delagard. Il crut même discerner une ligne sombre formée par les Gillies venus assister depuis le rivage à l’appareillage.

Puis les flots commencèrent à changer de couleur. Le vert soutenu de l’eau peu profonde de la baie céda la place à la couleur de l’océan, un bleu sombre teinté de gris. C’était le signe indiquant véritablement que les navires s’éloignaient de la côte et qu’ils laissaient la baie derrière eux. Ce fut pour Lawler comme si une trappe s’ouvrait sous ses pieds et qu’il dégringolait en chute libre. Dès que le fond artificiel de la baie eut cessé d’être visible sous la quille, Sorve alla en se rapetissant rapidement jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus qu’une ligne sombre à l’horizon, puis plus rien du tout.

Plus loin, l’océan prendrait d’autres couleurs variant en fonction des micro-organismes qui s’y trouvaient, des conditions climatiques locales, de la présence de matières particulières remontant des profondeurs. Les différentes mers avaient été nommées d’après leur couleur dominante : rouge, jaune, azur et noir. La plus redoutable était la Mer Vide, une mer d’un bleu très clair, un bleu de glace, une immensité déserte. Il y avait ainsi sur la planète d’immenses étendues d’océan où presque rien ne vivait. Mais la route de l’expédition ne devait pas s’approcher de ces régions.

Les six bâtiments avaient adopté pour naviguer une formation pyramidale qu’ils allaient essayer de conserver de jour comme de nuit. Chacun des navires était placé sous le commandement de l’un des capitaines de Delagard, à l’exception de celui sur lequel avaient embarqué les onze femmes du couvent qui manœuvraient seules leur bâtiment. Delagard leur avait proposé un de ses hommes pour leur servir de pilote, mais, comme il s’y attendait, elles avaient refusé.

— Ce n’est pas difficile de diriger un bateau, avait déclaré la sœur Halla. Nous observerons bien ce que vous faites et nous ferons la même chose.

Le navire de Delagard, la Reine d’Hydros, ouvrait la route, à la pointe de la pyramide, sous le commandement de Gospo Struvin. Puis venaient côte à côte l’Étoile de la Mer Noire et la Déesse de Sorve, commandés respectivement par Poitin Stayvol et Bamber Cadrell. Derrière, formant la base de la pyramide, naviguaient les trois autres bâtiments : la Croix d’Hydros des Sœurs flanqué des Trois Lunes, sous le commandement de Martin Yanez, et du Soleil Doré commandé par Damis Sawtelle.

Depuis que Sorve avait disparu, il n’y avait plus rien sous le ciel que la platitude de la mer, la ligne de l’horizon et le moutonnement des vagues. Lawler se sentait envahi par un étrange sentiment de paix. Il lui paraissait étonnamment facile de se laisser engloutir, de se perdre totalement dans cette immensité. La mer était calme et semblait devoir le rester à jamais. Certes, Sorve n’était plus visible, Sorve avait disparu. Et après ? Sorve ne comptait plus.

Il fit quelques pas sur le pont. Il sentait le vent dans son dos, ce vent qui faisait avancer le navire par sa seule force, qui l’éloignait de minute en minute de tout ce qui avait été sa vie.

Le père Quillan se tenait près du mât de misaine. Le prêtre portait une tunique gris foncé faite d’une étoffe légère, une étoffe fine et douce qu’il avait dû apporter d’une autre planète, car ce genre de matière n’existait pas sur Hydros.

Lawler s’arrêta en arrivant à sa hauteur. Quillan montra la mer d’un ample geste du bras. On eût dit un joyau colossal étincelant de mille feux, à la surface unie, présentant de toutes parts une immense ligne incurvée, comme si la planète tout entière n’était qu’une unique et gigantesque sphère polie.

— Regardez-moi ça, dit le prêtre. On peine à croire qu’il puisse y avoir autre chose que de l’eau sur cette planète.

— C’est vrai.

— Cet océan immense ! Tout ce vide, à perte de vue.

— Cela incite à croire à l’existence d’un dieu, n’est-ce pas ? Une telle immensité.

— Vraiment ? demanda Quillan, l’air surpris, en se tournant vers Lawler.

— Je ne sais pas. C’est une question que je vous posais.

— Croyez-vous en Dieu, Lawler ?

— Mon père était croyant.

— Mais pas vous ?

— Mon père possédait une Bible, dit Lawler en haussant les épaules. Il nous en faisait la lecture à haute voix. La Bible a été perdue, il y a longtemps. Perdue ou volée. Mais j’ai conservé le souvenir de quelques passages. « Dieu dit : Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux… Et Dieu appela l’étendue ciel. » C’est bien le ciel qui est là-haut, mon père ? Et les eaux qui sont censées se trouver au-dessus de lui, c’est l’océan de l’espace, n’est-ce pas ?

Quillan le regardait avec stupéfaction.

— « Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul lieu, et que le sec paraisse. Et cela fut ainsi. Dieu appela le sec terre, et il appela l’amas des eaux mers. »

— Vous connaissez toute la Bible par cœur ! s’écria Quillan.

— Seulement ce passage. C’est la première page. Je n’ai jamais rien réussi à comprendre au reste, tous ces prophètes, ces rois, ces batailles et tout.

— Et Jésus.

— C’était vers la fin. Je n’ai pas poussé ma lecture aussi loin.

Le regard de Lawler se porta sur l’horizon où se séparaient les bleus des deux espaces infinis.

— Puisqu’il n’y a pas de terre ici, reprit-il, il semble évident que Dieu a voulu créer sur Hydros quelque chose de différent de ce qu’il a créé sur la Terre. Qu’en pensez-vous ? « Dieu appela le sec terre », dit la Bible. Et je suppose qu’il appela la planète d’eau Hydros. Quel boulot cela a dû être de créer tous ces mondes. Pas seulement la Terre, mais toutes les planètes de la galaxie. Iriarte, Fenix et Mégalo Castro, Darma Barma, Mentirosa, Copperfield et Nabomba Zom, toute cette flopée de planètes, cette myriade de planètes. Et il devait avoir un dessein différent pour chacune, sinon pourquoi en créer autant ? C’est bien le même dieu qui les a toutes créées, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas, répondit Quillan.

— Mais vous êtes un prêtre !

— Cela ne veut pas dire que je sais tout. Cela ne veut même pas dire que je sache quoi que ce soit.

— Croyez-vous en Dieu ? demanda Lawler à son tour.

— Je ne sais pas.

— Croyez-vous en quoi que ce soit ?

Quillan ne répondit pas tout de suite. Son visage se figea ; il devint rigoureusement immobile, comme celui d’un mort, comme si son esprit avait momentanément quitté son corps.

— Je ne pense pas, dit-il enfin.


Même s’il était difficile de comprendre pourquoi, la mer semblait maintenant plus plate qu’à Sorve. La nuit tombait brusquement, presque avec fracas. Le soleil dégringolait à l’occident, demeurait un moment au-dessus de la mer et sombrait aussitôt. Les ténèbres s’installaient derrière les navires d’une manière presque instantanée et la Croix d’Hydros se mettait à briller dans le ciel.

— À table ! Premier quart ! cria Natim Gharkid en tapant sur une casserole.

L’équipage du Reine d’Hydros était divisé en deux quarts qui, à tour de rôle, étaient de service pendant une période de quatre heures. Les membres de chaque quart prenaient leurs repas en commun. Le premier quart était composé de Léo Martello, Gabe Kinverson, Pilya Braun, Gharkid, Dag Tharp et Gospo Struvin. Le second de Neyana Golghoz, Sundira Thane, Dann Henders, Delagard, Onyos Felk, Lis Niklaus et le père Quillan. Il n’y avait pas de carré des officiers : Delagard et Struvin, le propriétaire et le capitaine du navire, prenaient leurs repas avec les autres. Lawler, qui n’avait pas d’horaire fixe, mais pouvait être appelé à tout moment, était le seul à ne pas être intégré au système des quarts. Cela convenait parfaitement aux rythmes biologiques du médecin qui prenait son repas du matin à l’aube, avec le second quart, et son repas du soir au coucher du soleil, avec le premier. Mais il éprouvait un étrange sentiment de flottement et avait un peu l’impression de ne pas vraiment participer à la vie du bord. Dès les premiers jours de la traversée, une sorte d’esprit d’équipe commença de se développer à l’intérieur de chaque quart, mais lui ne faisait partie ni de l’un, ni de l’autre.

— Ce soir, annonça Lis Niklaus tandis que les membres du premier quart pénétraient à la file dans la cuisine, ragoût d’algues vertes. Ailerons de poisson-sentinelle grillés. Gâteaux de poisson. Salade de baie-gomme.

C’était le troisième soir, la troisième fois que Lis détaillait le menu, toujours le même, la troisième fois qu’elle faisait montre de la même jovialité, comme si elle espérait déclencher un élan d’enthousiasme général. C’est elle qui se chargeait de la préparation des repas, avec l’aide de Gharkid et, de temps en temps, un coup de main de Delagard. Les repas étaient frugaux et il n’y avait guère d’espoir d’améliorer l’ordinaire : poisson séché et gâteaux de poisson, algues séchées et pain d’algues auxquels s’ajoutaient la récolte d’algues fraîches de Gharkid et la pêche du jour. Jusqu’à présent, les seules prises avaient été des poissons-sentinelles. Des bancs de ces poissons aux mouvements vifs, à l’air vorace et au nez en pointe suivaient la flottille depuis le départ de Sorve. Kinverson, Pilya Braun et Henders étaient chargés de la pêche, à la poupe du navire où étaient installés les engins.

— Bonne journée, dit Struvin.

— Trop bonne, grommela Kinverson en plongeant le nez dans son assiette.

— Tu préférerais affronter une tempête ? Ou la Vague peut-être ?

— Je me méfie de la mer quand elle est trop calme, dit Kinverson en haussant les épaules.

— Que nous reste-t-il comme eau pour ce soir, Lis ? demanda Dag Tharp en piquant un gâteau de poisson avec sa fourchette.

— Encore deux doigts par tête et ce sera tout pour ce repas.

— Merde. Ça donne soif, tout ce qu’on mange.

— Nous aurons beaucoup plus soif plus tard si nous buvons toute notre eau dès la première semaine, dit Struvin. Tu le sais aussi bien que moi. Lis, veux-tu apporter quelques filets de poisson-sentinelle cru pour notre radio ?

Avant de quitter Sorve, les colons avaient fait le plein d’eau douce, chargeant tous les tonneaux que la soute pouvait contenir. Mais cela ne représentait qu’une réserve de l’ordre de trois semaines en imposant une consommation modérée. Ils se trouvaient donc dans l’obligation de recueillir de l’eau de pluie pendant le voyage. Si la pluie faisait défaut, il leur faudrait trouver un autre moyen d’étancher leur soif. Le poisson cru en était un. Tout le monde savait cela, mais Tharp refusait d’en manger.

— Laisse tomber, Lis, dit-il en faisant la grimace. Je ne veux pas bouffer de poisson cru.

— Ça coupe la soif, dit doucement Kinverson.

— Ça coupe surtout l’appétit, répliqua Tharp. Je ne veux pas de cette saloperie. Je préfère encore avoir soif.

— Comme tu veux, fit Kinverson avec un haussement d’épaules. Tu changeras peut-être d’avis dans une ou deux semaines.

Lis posa sur la table un plat de tranches de poisson d’un vert pâle. La chair crue, encore humide, était entourée par des rubans d’algue jaune fraîche. Tharp considéra le plat d’un air renfrogné, puis il secoua la tête et détourna les yeux. Au bout d’un moment, Lawler se servit. Struvin l’imita, suivi de Kinverson. Lawler sentit la fraîcheur de la chair crue sur sa langue. Une fraîcheur apaisante, presque désaltérante. Presque.

— Qu’en pensez-vous, docteur ? demanda Tharp au bout d’un certain temps.

— Pas mauvais du tout, répondit Lawler.

— Je pourrais peut-être en prendre juste une bouchée, dit le radio.

— Quel cul ! lança Kinverson en pouffant dans son assiette.

— Qu’est-ce que tu as dit, Gabe ?

— Tu veux vraiment que je répète ?

— Si vous avez envie de vous battre, vous deux, vous allez sur le pont, dit Lis Niklaus avec une moue de dégoût.

— Nous battre ? dit Kinverson, l’air stupéfait. Dag et moi ? Ne dis pas de bêtises, Lis. Je lui flanque une volée d’une seule main !

— Tu veux vraiment te battre ? s’écria Tharp, son visage mince, en lame de couteau, devenant encore plus rouge qu’à l’accoutumée. Viens, Kinverson, viens ! Tu crois que j’ai peur de toi ?

— Vous devriez avoir peur, dit doucement Lawler. Il est quatre fois plus grand que vous. Si nous avons épuisé notre quota d’eau pour ce soir, poursuivit-il en se tournant vers Struvin avec un sourire, nous pourrions peut-être prendre un petit verre d’alcool. Cela nous coupera la soif.

— D’accord, dit Struvin. De l’alcool pour tout le monde ! De l’alcool !

Lis lui tendit la bouteille. Struvin la regarda attentivement, le visage fermé.

— C’est l’alcool de Sorve, dit-il. Gardons-le jusqu’à ce que nous soyons vraiment obligés de le boire. Passe-moi celui de Khuviar, veux-tu ? L’alcool de Sorve n’est que de la pisse.

Lis sortit d’un placard une bouteille au col allongé, à la panse renflée et luisante. Struvin laissa courir la main sur ses flancs et eut un petit sourire de satisfaction.

— Ah ! Khuviar ! Ils savent faire de l’alcool là-bas ! Et du vin ! Quelqu’un y est déjà allé ? Non, je vois bien que non. À Khuviar tout le monde boit jour et nuit. Ce sont les gens les plus heureux de la planète.

— J’y suis allé une fois, dit Kinverson. Ils ne dessoûlaient pas. Ils ne faisaient rien d’autre que boire et dégobiller, et, quand ils avaient fini, ils recommençaient.

— Mais qu’est-ce qu’ils boivent, dit Struvin. Qu’est-ce qu’ils boivent !

— Mais, s’ils sont toujours ivres, demanda Lawler, comment font-ils pour travailler ? Qui s’occupe de la pêche ? Qui répare les filets ?

— Personne, répondit Struvin. L’île est misérable et dégoûtante. Ils dessoûlent juste le temps d’aller faire une cueillette d’algues-vigne dans la baie, puis ils font fermenter les algues pour en faire du vin, ou ils les distillent pour en faire de l’alcool et ils se remettent à boire. Ils vivent d’une manière incroyable. Ils sont vêtus de haillons et dorment dans des huttes couvertes d’algues, comme les Gillies. L’eau de leur citerne est saumâtre. C’est un endroit absolument répugnant. Mais pourquoi toutes les îles devraient-elles être semblables ? Chaque lieu est différent et aucune île ne ressemble à une autre. C’est toujours ainsi que j’ai vu les choses : chaque île est ce qu’elle est, et rien d’autre. À Khuviar, ce qu’ils savent faire, c’est boire. Tiens, Tharp. Tu dis que tu as soif… Goûte donc mon alcool de Khuviar. Sers-toi, je t’en prie !

— Je n’aime pas ça, Gospo, dit Tharp, la mine renfrognée, tu le sais bien. De toute façon, l’alcool donne encore plus soif. Il dessèche les muqueuses de la bouche. N’est-ce pas, docteur ? Tu devrais savoir ça, quand même. Et merde ! s’écria-t-il brusquement en poussant un gros soupir. Donnez-moi du poisson cru !

Lawler lui fit passer le plat. Tharp prit avec sa fourchette une tranche qu’il examina comme s’il n’avait jamais vu de poisson cru de sa vie, puis il coupa une bouchée qu’il porta à ses lèvres d’un geste hésitant. Il la fit tourner dans sa bouche, l’avala et sembla réfléchir. Puis il en prit une autre.

— Pas mauvais, dit-il enfin. Pas mauvais du tout.

— Quel cul ! répéta Kinverson.

Mais, cette fois, il souriait.

Quand le repas fut terminé, tout le monde monta sur le pont pour relever le quart. Henders, Golghoz et Delagard qui s’affairaient dans la mâture descendirent et furent remplacés par Martello, Pilya Braun et Kinverson.

L’éclat aveuglant de la Croix découpait les ténèbres du ciel en quartiers. La mer était si calme que son reflet traçait sur l’eau une ligne de feu d’un blanc éblouissant avant de se brouiller et de disparaître dans les lointains mystérieux. Appuyé sur la rambarde, Lawler regardait les petites lumières clignotantes indiquant la présence des cinq autres navires qui faisaient route derrière eux en conservant leur formation triangulaire. Tout Sorve était là, voguant sur l’océan. Toute la petite communauté de l’île était entassée sur la demi-douzaine de navires, les Thalheim et les Tanamind, les Katzin et les Yanez, les Sweyner, les Sawtelle et les autres, tous ces noms familiers, ces noms qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance. Chaque soir, à la tombée de la nuit, on allumait tout au long des rambardes de longues torches d’algues séchées qui brûlaient en produisant une lueur orange enveloppée de fumée. Delagard tenait absolument à ce que la flottille reste groupée et conserve sa formation. Chaque navire était pourvu d’un équipement de radio et ils restaient en contact permanent pendant toute la nuit, de crainte que l’un d’eux se perde.

— La brise fraîchit ! cria quelqu’un. Larguez l’amure de misaine !

Lawler admirait l’art de régler les voiles pour utiliser au mieux l’action du vent et il aurait aimé en savoir un peu plus sur la navigation à voile qui lui semblait presque magique, et s’apparentait à quelque rite mystérieux réservé aux adeptes. Sur les navires de Delagard, beaucoup plus imposants que les petits canots qu’il avait utilisés à Sorve pour aller pêcher dans la baie ou, au mieux, juste à son entrée, chacun des deux mâts portait une grande voile triangulaire faite de lames de bambou serrées et surmontée d’une petite voile carrée fixée à une vergue. Une autre voile triangulaire, plus petite, était attachée entre les mâts. Les voiles principales étaient enverguées sur une longue bôme de bois ; un ensemble de cordages, de poulies et de mâchoires les maintenaient en place et elles étaient manœuvrées à l’aide de drisses et de palans.

Dans des conditions normales, il fallait trois personnes pour manœuvrer les voiles et une quatrième à la barre pour donner les ordres. La bordée composée de Martello, Kinverson et Braun travaillait sous le commandement de Gospo Struvin et, quand l’autre quart était de service, Neyana Golghoz, Dann Henders et Delagard en personne s’occupaient des voiles tandis qu’Onyos Felk, le cartographe et navigateur, remplaçait Struvin à la barre. Sundira Thane donnait un coup de main à la bordée de Struvin et Lis Niklaus à celle de Felk. Lawler restait à l’écart et les regardait courir en tous sens en hurlant des choses incompréhensibles, du genre : « Brassez carré ! » ou bien « Vent sur l’arrière du travers ! » ou encore « La barre dessous toute ! ». Sans arrêt, à chaque saute de vent, ils amenaient les voiles, les orientaient différemment, les hissaient derechef dans leur nouvelle position. Quelle que fût la direction du vent, ils parvenaient à faire tenir au navire le même cap.

Les seuls à ne jamais participer aux manœuvres étaient Dag Tharp, le père Quillan, Natim Gharkid et Lawler. Tharp était trop léger, trop frêle pour être d’une grande utilité dans le maniement des cordages et, de toute façon, il était le plus souvent occupé dans l’entrepont à assurer les liaisons radio qui permettaient à la flottille de rester en contact. Le père Quillan était plus ou moins exempté des manœuvres du bord. La tâche de Gharkid se limitait aux travaux culinaires et à la récolte des algues flottantes. Quant à Lawler, il eût volontiers donné un coup de main dans le gréement, mais il avait honte de demander à être initié aux manœuvres et il se tenait sur la réserve, attendant une invitation qui ne venait pas.

Adossé à la rambarde, Lawler regardait l’équipage travailler quand quelque chose jaillit des flots sombres et le frappa au visage. Il éprouva une douleur cuisante sur la joue, une sensation douloureuse et brûlante, comme si sa peau avait été raclée par des écailles rugueuses. Une odeur aigre, intense et désagréable, devenant de plus en plus forte à mesure qu’elle imprégnait ses narines, se répandit tout autour de lui. Il entendit une sorte de clapotement à ses pieds.

Il baissa la tête et vit une créature ailée, longue comme la main, qui s’agitait sur le pont. Au moment du choc, Lawler avait cru qu’il s’agissait d’un rase-vagues, mais le rase-vagues était un animal gracieux, aux écailles irisées, au corps ferme et fuselé, dont le profil aérodynamique lui permettait de se maintenir longtemps en l’air et qui ne prenait jamais son essor de nuit. Le petit monstre nocturne qui se tortillait à ses pieds ressemblait plutôt à une espèce de vers muni d’ailes. Laid, mou et blafard, il avait de petits yeux ronds et noirs, et le haut du dos hérissé de courts poils rouges et raides. C’étaient ces poils que Lawler avait senti sur sa joue quand l’animal volant l’avait heurté.

Les ailes plissées, aux arêtes vives, attachées aux flancs de la hideuse créature continuaient de battre l’air par saccades, mais de plus en plus lentement. Elle faisait de petits bonds sur le pont en laissant derrière elle une traînée humide d’excréments noirâtres. Aussi répugnante fût-elle, elle semblait devenue inoffensive, pitoyable dans sa longue agonie.

La laideur même de l’animal fascinait Lawler. Il se pencha pour l’observer de plus près. Mais quelques secondes plus tard, Delagard, qui venait juste de descendre de la mâture, arriva à sa hauteur et glissa la pointe de sa botte sous le corps palpitant de l’animal. D’un mouvement preste, il le souleva et, d’un geste sec du pied, le projeta par-dessus bord en lui faisant décrire un large cercle au-dessus de la rambarde.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda Lawler.

— Pour éviter qu’il saute sur vous et vous morde le nez, doc. Vous ne savez donc pas de quoi un poisson-taupe est capable ?

— Un poisson-taupe ?

— Oui, c’est un tout petit. Les adultes peuvent devenir grands comme ça, expliqua-t-il en écartant les mains d’une cinquantaine de centimètres, et ce sont de sales bêtes. Quand vous ne savez pas à quoi vous avez affaire, poursuivit-il, ne vous approchez pas trop près. C’est une règle qu’il faut toujours observer en mer.

— Je m’en souviendrai.

L’armateur s’adossa à la rambarde et lui sourit en découvrant largement les dents, comme s’il voulait se concilier ses bonnes grâces.

— Que pensez-vous de la vie à bord d’un navire ? reprit-il, encore en sueur après son travail dans la mâture, tout excité, le visage congestionné. L’océan n’est-il pas un endroit merveilleux ?

— Je suppose que cela a son charme. Je m’efforce de m’en persuader.

— Vous n’êtes pas heureux ici ? La cabine est trop petite ? La compagnie pas assez stimulante ? Le paysage monotone ?

Cela ne sembla pas du tout amuser Lawler.

— Foutez-moi la paix, Nid, voulez-vous ?

— Allons, dit Delagard en nettoyant sur sa botte une petite tache d’excrément du poisson-taupe. Je voulais seulement avoir avec vous une petite conversation amicale.


Lawler descendit dans l’entrepont et se dirigea vers l’arrière où se trouvait sa cabine. Une coursive, étroite et sentant le renfermé, éclairée par la lumière fumeuse et crachotante de lampes à huile de poisson portées par des appliques en os, courait à ce niveau-là sur toute la longueur du navire. L’air vicié et enfumé piquait les yeux et Lawler entendait le bruit sourd des vagues frappant la coque et se répercutant dans la membrure du navire avec d’étranges résonances. D’en haut lui parvenaient distinctement les craquements des mâts dans les emplantures.

En sa qualité de médecin du bord, Lawler disposait de l’une des trois petites cabines situées à l’arrière du navire. Struvin occupait la cabine contiguë à la sienne, sur bâbord. Delagard et Lis Niklaus partageaient la plus grande des trois, plus loin, contre la cloison de tribord. Tous les autres étaient entassés dans le gaillard d’avant, dans deux longs compartiments utilisés en général pour loger les passagers pendant les traversées inter-îles. Le premier quart occupait le compartiment bâbord et l’équipage du second avait posé son sac dans le compartiment tribord.

Kinverson et Sundira Thane ne faisant pas partie du même quart couchaient chacun dans un compartiment. Lawler s’en était étonné. Peu importait où l’on couchait ; l’entassement interdisait toute intimité et ceux qui avaient envie d’un peu de sexe étaient obligés de descendre dans la cale et de forniquer entre les caisses. Mais, oui ou non, formaient-ils un couple, comme l’avait dit Delagard ? Lawler commençait à croire qu’il n’en était rien. Et même si c’était le cas, il s’agissait d’un couple très libre. Il les avait à peine vu échanger un regard depuis le début du voyage. Ce qu’il y avait eu entre eux à Sorve, si tant est qu’il y ait eu quelque chose, n’avait dû être qu’une brève liaison sans lendemain, la rencontre fortuite de deux corps, un moyen agréable de passer le temps.

Il poussa de l’épaule la porte de sa cabine et entra. Elle n’était guère plus grande qu’un réduit et contenait une couchette, une cuvette et un petit coffre de bois dans lequel Lawler conservait les quelques possessions qu’il avait emportées. Delagard ne leur avait pas permis de prendre grand-chose et il n’avait emporté que quelques effets personnels, son matériel de pêche, quelques ustensiles de cuisine et un miroir. Les vestiges de la Terre l’avaient naturellement suivi et il les avait disposés sur une étagère, face à sa couchette.

Il avait légué tout le reste aux Gillies, ses modestes meubles, ses lampes et quelques objets de décoration fabriqués à partir de morceaux de bois rejetés sur le rivage. Son équipement médical, la majeure partie de ses médicaments et sa pauvre bibliothèque composée de quelques textes médicaux manuscrits étaient entreposés à l’avant, à côté de la cuisine, dans une cabine servant d’infirmerie. Le reste de son matériel était en bas, à fond de cale.

Il alluma une bougie et examina sa joue dans le miroir. C’était un morceau grossier de verre marin granuleux que Swayner avait façonné pour lui de longues années auparavant et qui produisait une image grossière et granuleuse, trouble et floue. Le verre de bonne qualité était extrêmement rare sur Hydros où la seule source de silice provenait des coques de diatomées entassées au fond de la baie. Mais Lawler aimait bien son miroir trouble et bullé.

Le choc avec le poisson-taupe ne semblait pas avoir fait de gros dégâts. Il y avait une petite écorchure juste au-dessus de la pommette gauche, à peine sensible à l’endroit où quelques poils rouges s’étaient brisés dans la peau, et c’était tout. Lawler désinfecta la plaie avec quelques gouttes de l’alcool d’algue-vigne offert par Delagard. Son instinct professionnel lui disait qu’il n’avait aucune inquiétude à avoir.

Le flacon d’extrait d’herbe tranquille était posé à côté de la bouteille d’alcool. Lawler hésita quelques instants.

Il avait déjà pris sa dose quotienne, avant le petit déjeuner, et il n’en avait pas vraiment besoin.

Qu’est-ce que ça peut faire ? se dit-il. Qu’est-ce que ça peut faire ?


Un peu plus tard, Lawler se rendit dans le compartiment de l’équipage. Il cherchait de la compagnie, sans très bien savoir laquelle.

Le quart avait déjà été relevé. Le second travaillait sur le pont et le compartiment tribord était vide. Lawler passa la tête dans l’embrasure de la porte de l’autre compartiment. Il vit Kinverson endormi sur sa couchette, Natim Gharkid assis, les jambes croisées, les yeux fermés, comme absorbé dans la méditation, et Leo Martello qui écrivait à la lumière diffuse d’une lampe, ses feuilles posées sur un petit coffre de bois. Lawler se dit qu’il devait travailler à son interminable poème épique.

Agé d’une trentaine d’années, Martello était un homme solidement bâti, débordant d’énergie et qui, en se déplaçant, donnait souvent l’impression d’être monté sur des ressorts. Il avait de grands yeux bruns et un visage mobile et ouvert, toujours rasé de près. Son père, arrivé comme tout un chacun sur Hydros en capsule largable, était l’un des rares exilés volontaires. Il avait débarqué à Sorve quand Lawler n’était encore qu’un enfant et avait épousé Jinna Sawtelle, la sœur aînée de Damis. Ils avaient tous deux disparu, emportés par la Vague pendant une promenade en bateau.

Depuis l’âge de quatorze ans, Martello avait travaillé au chantier naval, mais il se singularisait surtout par la tâche à laquelle il prétendait s’être attelé, la rédaction d’un gigantesque poème retraçant la grande migration des habitants de la Terre condamnée vers les différentes planètes de la galaxie. Il affirmait y travailler depuis plusieurs années, mais personne n’en avait jamais lu plus de quelques vers.

Ne voulant pas le déranger, Lawler resta sur le seuil.

— Docteur, dit Martello. C’est justement vous que je voulais voir. J’ai besoin de quelque chose contre les coups de soleil. J’en ai attrapé de beaux aujourd’hui.

— Voyons cela de plus près.

Martello retira sa chemise. Il était bien bronzé, mais la peau avait rougi sous le hâle. Le soleil d’Hydros était plus fort que celui sous lequel la race ancestrale des humains avait évolué et Lawler passait tout son temps à soigner des cancers de la peau, des brûlures et autres dermatoses.

— Ça n’a pas l’air bien grave, dit Lawler. Passez me voir dans ma cabine demain matin et je vous donnerai ce qu’il faut. Si vous avez du mal à dormir, je peux vous donner quelque chose tout de suite.

— Ça ira. Je vais dormir sur le ventre.

— Et ce fameux poème, poursuivit Lawler, il avance bien ?

— Lentement. Je suis en train de récrire le cinquième chant.

— Je peux jeter un coup d’œil ? s’entendit dire Lawler à son grand étonnement.

Martello parut étonné lui aussi, mais il poussa vers le médecin une des feuilles enroulées de papier-algue. Lawler la prit et la déroula en la tenant à deux mains pour pouvoir lire. L’écriture de Martello était enfantine et irrégulière, toute en arabesques et fioritures.

Ils filaient les longs vaisseaux

Au plus profond des ténèbres.

Des astres dorés brillaient,

Appelaient nos pères au passage.

— Et nos mères, fit observer Lawler.

— Nos mères aussi, dit Martello avec une pointe d’agacement. Elles auront un chant pour elles toutes seules, un peu plus loin.

— Parfait, dit Lawler. C’est assurément une poésie très forte, mais je ne suis pas bon juge. Au fait, vous n’aimez pas les poèmes qui riment ?

— La rime est périmée depuis plusieurs siècles, docteur.

— Vraiment ? Je l’ignorais, voyez-vous. Mon père récitait parfois des poèmes, des poèmes de la Terre. La rime était encore utilisée à l’époque. C’est un marin très vieux ; Avisant trois passants, il arrête l’un d’eux : « Par ta longue barbe grise et ton œil brillant, Dis-moi, pourquoi viens-tu m’arrêter maintenant ? »

— Quel est ce poème ? demanda Martello.

— Il s’appelle « Le Dit du Vieux marin ». C’est l’histoire d’un voyage en mer, un voyage très mouvementé. Jusques aux profondeurs qui pourrissaient : Ô Christ ! De pareilles horreurs sont-elles donc possibles ? Oui, des êtres visqueux, tout en pattes, grouillaient Sur la putridité de cette mer visqueuse.

— C’est vraiment fort. Vous connaissez la suite ?

— Quelques passages de-ci de-là, répondit Lawler.

— Nous devrions nous revoir un de ces jours pour parler de poésie, docteur. Je ne savais pas que vous vous y connaissiez.

Le visage radieux de Martello s’assombrit fugitivement.

— Mon père aussi aimait les vieux poèmes, reprit-il. Il avait apporté de la planète où il avait vécu avant de venir ici un recueil de poèmes de la Terre. Le saviez-vous, docteur ?

— Non, répondit Lawler, tout excité. Où est-il ?

— Disparu. Il l’avait emporté le jour où ma mère et lui se sont noyés.

— J’aurais aimé le voir, dit tristement Lawler.

— J’ai parfois l’impression que ce livre me manque autant que mes parents, dit Martello. Vous ne trouvez pas que c’est horrible de dire cela ? ajouta-t-il avec candeur.

— Non, je ne trouve pas. Je pense que je comprends ce que vous voulez dire.

De l’eau, de l’eau, de l’eau de toutes parts, se dit Lawler. Et toutes nos planches, de chaleur, se contractaient.

— Écoutez, Léo, venez donc me voir juste après votre quart du matin. Je m’occuperai de ce coup de soleil sur votre dos.

De l’eau, de l’eau de toutes parts, Et pas la moindre goutte que nous pussions boire.


Un peu plus tard, Lawler se retrouva seul sur le pont, sous les ténèbres palpitantes du ciel nocturne. Une brise égale et fraîche soufflait du nord. Il était minuit passé. Delagard, Henders et Sundira étaient dans la mâture et se hélaient en criant des choses sibyllines. La Croix brillait au beau milieu de la voûte céleste.

Lawler leva la tête. Il contempla les branches se croisant à angle droit, faites de milliers de sphères d’hydrogène d’une taille inimaginable en train d’exploser, impeccablement alignées dans le ciel, une branche verticale, l’autre rigoureusement perpendiculaire. Les vers maladroits de Martello résonnaient encore dans sa tête. Ils filaient les longs vaisseaux. Au plus profond des ténèbres. L’une des étoiles de cette gigantesque constellation était-elle le soleil de la Terre ? Non, non. On lui avait affirmé qu’il n’était pas visible d’Hydros. Les étoiles qui composaient la Croix étaient d’autres étoiles. Mais plus loin, quelque part dans les ténèbres, caché par cette grande constellation à l’éclat intense appelée la Croix, se trouvait l’astre jaune dont les rayons à la douce chaleur avaient donné naissance à la grande saga de l’humanité. Des astres dorés brillaient, Appelaient nos pères au passage. Et nos mères, bien sûr. Ce soleil dont la soudaine férocité, en quelques minutes de cruauté cosmique, avait détruit toute la vie qu’il avait lui-même donnée. Ce soleil qui avait fini par se retourner contre sa propre création, projetant vers elle avec une terrible violence d’implacables radiations, transformant instantanément le berceau de l’humanité en une croûte racornie.

Toute sa vie, depuis les premières histoires de la planète ancestrale que lui avait racontées son grand-père, Lawler avait rêvé de la Terre, mais elle demeurait un mystère pour lui. Et il savait qu’elle le serait à jamais. Hydros était trop isolée, trop reculée, trop éloignée de tous les centres du savoir qui pouvaient encore exister. Il n’y avait personne sur Hydros pour lui enseigner ce qu’avait été la Terre. Il ne connaissait presque rien de sa musique, de ses livres, de ses arts, de son histoire. Seules des miettes de connaissances, d’infimes bribes lui étaient parvenues et, le plus souvent, il ne s’agissait que du contenant et non du contenu. Lawler savait que quelque chose avait existé, qui portait le nom d’opéra, mais il lui était impossible de le visualiser. Des gens qui chantaient une histoire ? Avec une centaine de musiciens jouant en même temps ? Il n’avait jamais vu une centaine d’êtres humains réunis en un seul lieu. Des cathédrales ? Des symphonies ? Des ponts suspendus ? Des autoroutes ? Il avait entendu tous ces noms, mais les choses elles-mêmes lui étaient inconnues. Mystères, tout n’était que mystères. Les mystères perdus de la Terre.

Cette petite sphère, sensiblement plus petite qu’Hydros, à ce qu’on disait, qui avait produit des empires et des dynasties, des rois et des généraux, des héros et des scélérats, des fables et des mythes, des poètes, des chanteurs, de grands maîtres des arts et des sciences, des temples et des tours, des statues et des villes fortifiées. Toutes ces choses glorieuses et mystérieuses dont il pouvait à peine imaginer la nature, lui qui avait passé toute sa vie sur une pauvre, une pitoyable planète d’eau. La Terre qui nous a produits, songea-t-il, qui, après des siècles de lutte, nous a projetés au plus profond des ténèbres, vers les planètes lointaines de la galaxie insoucieuse. Puis la porte a claqué derrière nous sous la violence des implacables radiations. Nous laissant échoués ici, égarés au milieu des étoiles.

Des astres dorés brillaient, Appelaient…

Et nous voilà maintenant à bord d’un minuscule point blanc errant à la surface de l’océan immense, sur une planète qui n’est elle-même qu’un minuscule point blanc dans l’océan de ténèbres qui nous engloutit tous.

Seul, seul absolument, absolument tout seul. Tout seul sur une immense, immense, immense mer !

Lawler avait oublié la suite. C’est sans doute aussi bien, songea-t-il.

Il descendit dans l’entrepont pour voir s’il pouvait trouver le sommeil.

Il fit un nouveau rêve, un rêve de la Terre, mais pas un de ceux qui, depuis de longues années, revenaient régulièrement dans son sommeil. Ce n’est pas de la destruction de la Terre qu’il rêva cette fois, mais du départ, de la grande diaspora, de l’envol vers les étoiles. Il flottait au-dessus du globe bleu-vert familier de son rêve et, en baissant les yeux, il vit des milliers d’aiguilles brillantes qui s’en détachaient, peut-être un million, beaucoup trop nombreuses pour qu’il essaie de les compter, qui toutes s’élevaient vers lui, déchiraient le ciel, s’enfonçaient dans l’espace, un flot continu, une myriade de minuscules points lumineux plongeant dans les ténèbres qui entouraient la planète bleu-vert. Il savait que c’étaient les vaisseaux des voyageurs de l’espace, ceux qui avaient choisi de quitter la Terre, les explorateurs, les aventuriers, les colons qui s’enfonçaient dans le grand inconnu, qui s’éloignaient de la planète natale pour gagner les innombrables étoiles de la galaxie. Il suivait leur errance à travers les cieux, il les pistait jusqu’à leur destination, jusqu’à ces planètes dont il avait entendu le nom, des planètes aussi mystérieuses, magiques et inaccessibles pour lui que l’était la Terre : Nabomba Zom, où la mer est écarlate et le soleil bleu ; Alta Hannalanna, où de gigantesques vers au corps tout mou, sécrétant des kystes de précieux jade jaune, creusent des tunnels dans le sol spongieux ; Galgala la dorée ; Xamur, où l’air est parfumé et où l’atmosphère électrique emplie de crépitements nimbe le paysage d’un halo miroitant à couper le souffle ; Marajo aux sables étincelants ; Iriarte et Mentiroso ; Mulano aux deux soleils ; Ragnarok et Olympus, Malebolge et Ensalada Verde ; Aurore et…

Et même Hydros, la planète du bout du monde, la planète sans retour…

Les vaisseaux interstellaires qui quittaient la Terre en masse allaient partout où il était possible d’aller. Et pendant qu’ils faisaient route vers toutes ces différentes destinations, le point lumineux qu’était devenu la Terre s’éteignit derrière eux pour toujours. Lawler, s’agitant dans son sommeil, revit encore une fois le flamboiement insoutenable et fatal, les ténèbres qui se refermaient définitivement, et il se lamenta sur la planète qui n’était plus. Mais personne d’autre ne semblait avoir remarqué sa disparition. Ils étaient tous trop occupés à aller de l’avant, toujours plus loin, toujours plus loin.


C’est le lendemain matin que Gospo Struvin qui marchait sur le pont poussa du pied ce qui semblait être un enchevêtrement de fibres jaunes et humides en s’écriant :

— Hé ! Qui a laissé traîner ce filet ici ?

Que Kinverson déclara, au moins dix fois dans la journée :

— Je vous l’avais bien dit. Il faut se méfier d’une mer trop calme.

Et que le père Quillan dit dans sa brève oraison :

— Je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, mais je n’ai rien à redouter.

2

La mort de Struvin avait été trop brutale, elle était survenue trop tôt dans le cours du voyage pour être acceptable et même compréhensible. À Sorve, la mort était une éventualité toujours présente. Une barque de pêche s’éloignait un peu trop et une tempête que l’on n’avait pas vu venir éclatait brusquement, ou bien l’on suivait la promenade de la digue et la Vague se dressait soudain et vous emportait, ou encore on ramassait dans la baie quelques coquillages appétissants qui se révélaient mortels. Mais le navire avait jusqu’à présent semblé constituer une petite enclave d’invulnérabilité. Peut-être parce qu’il était tellement vulnérable, peut-être parce que ce n’était qu’une dérisoire coque de bois, un point minuscule flottant au milieu de l’océan incommensurable, ils s’étaient tous imaginé qu’ils étaient en sécurité à son bord. Lawler s’attendait à des difficultés, des tensions, des privations et à une ou deux blessures graves pendant la traversée jusqu’à Grayvard, un défi à ses compétences parfois fragiles. Mais la mort d’un homme ? Sur cette mer d’huile ? La mort du capitaine ? Et cinq jours seulement après le départ ! Autant le calme des premiers jours de mer avait été inquiétant et suspect, autant la mort de Struvin était de mauvais augure et laissait présager de terribles et inexorables calamités.

Les voyageurs se soudèrent autour de cette mort comme une nouvelle peau rose se reforme autour d’une plaie. Tout le monde devint résolument positif, délibérément optimiste, ostensiblement respectueux des frontières du psychisme soumis à rude épreuve des autres. Delagard annonça qu’il allait prendre en personne le commandement du navire. Pour rétablir l’équilibre, Onyos Felk allait changer de quart et diriger les manœuvres de la bordée composée de Martello, Kinverson et Braun tandis que le nouveau capitaine dirigerait celle de l’autre quart, formée de Golghoz, Henders et Thane.

Après sa perte de sang-froid, la première, à l’annonce de la disparition de Struvin, Delagard présentait maintenant une façade de froide compétence, de résolution sans faille. Droit comme un i sur la passerelle, solide au poste, il suivait les évolutions de sa bordée dans la mâture. Un vent modéré continuait de souffler de l’est et le navire cinglait sur les flots paisibles.

Quatre jours plus tard, les paumes de Lawler étaient encore irritées par les brûlures infligées par le filet et ses doigts demeuraient très raides. L’empreinte brillante du réseau de lignes rouges s’était estompée et avait viré au brun, mais Pilya avait peut-être eu raison en lui disant qu’il garderait des cicatrices. Cela ne le préoccupait guère ; il avait déjà le corps couvert de cicatrices, témoignages d’imprudences commises au fil des ans. Mais la raideur de ses doigts le préoccupait beaucoup plus. Il avait besoin de toute leur souplesse, non seulement pour les quelques interventions chirurgicales qu’il était amené à effectuer, mais pour la palpation, l’examen des parties extérieures du corps de ses patients, un élément essentiel du diagnostic. Il n’était pas en mesure d’interpréter les messages de l’organisme avec des doigts raides comme des bouts de bois.

Pilya semblait elle aussi se soucier de l’état des mains de Lawler. En arrivant sur le pont pour prendre son quart, elle le vit et prit doucement les mains du médecin dans les siennes, comme elle l’avait fait juste après la mort de Gospo Struvin.

— Cela ne semble pas beaucoup s’améliorer, dit-elle. Vous appliquez régulièrement le baume ?

— Scrupuleusement. Mais à ce stade de la guérison, le baume ne sert plus à grand-chose.

— Et l’autre remède ? Le liquide rose ? L’analgésique ?

— Bien sûr. Vous pouvez me faire confiance, celui-là, je ne risque pas de l’oublier.

— Vous êtes un homme si bon, un homme si sérieux, poursuivit-elle en effleurant des doigts ceux de Lawler. S’il devait vous arriver quelque chose, j’en aurais le cœur brisé. J’ai eu peur pour vous quand je vous ai vu vous battre contre cette créature qui a entraîné le capitaine. Et quand j’ai vu que vous étiez blessé aux mains.

Une expression de pure dévotion s’épanouit sur son visage au nez camus et aux méplats accusés. Pilya avait des traits grossiers, sans beauté, mais ses yeux étaient brillants et débordants d’affection. Le contraste entre ses cheveux dorés et sa peau lisse et bistrée était très attirant. C’était une fille simple et solide, et ce qui émanait d’elle à cet instant était une émotion simple et solide, l’expression d’un amour inconditionnel. Avec une grande douceur, car il ne voulait pas la repousser trop durement, Lawler retira sa main tout en lui adressant un sourire à la fois bienveillant et neutre. Il eût été facile d’accepter ce qu’elle lui offrait, de dénicher quelque recoin dans la cale et de jouir de ces plaisirs simples qu’il s’interdisait depuis si longtemps. Il ne vivait pas dans le célibat ecclésiastique, il n’avait pas fait vœu de chasteté. Mais il semblait avoir perdu la foi en ses propres émotions. Il répugnait à se fier à lui-même, même pour une aventure aussi anodine que celle-ci le serait probablement.

— Croyez-vous que nous vivrons ? lui demanda-t-elle brusquement.

— Vivre ? Bien sûr que nous allons vivre !

— Non, dit-elle. J’ai très peur que nous mourions tous. Gospo n’a été que le premier à partir.

— Tout se passera bien, dit Lawler. Je vous l’ai déjà dit l’autre jour et je le répète. Gospo n’a pas eu de chance, voilà tout. Il y a toujours quelqu’un qui a la chance contre lui.

— Je veux vivre. Je veux atteindre Grayvard. Il y a un mari qui m’attend à Grayvard. La sœur Thecla me l’a dit, quand elle m’a prédit l’avenir, juste avant le départ. Elle m’a dit qu’en arrivant au terme de ce voyage, je trouverai un mari.

— La sœur Thecla a raconté à des tas de gens des tas de bêtises sur ce qui allait nous arriver au terme de ce voyage. Il ne faut pas prêter attention aux diseuses de bonne aventure. Mais, si c’est un mari que vous voulez, Pilya, je souhaite que la sœur Thecla vous ait dit la vérité.

— Ce que je veux, c’est un homme mûr. Un homme sage et fort qui m’aimera, mais aussi qui m’apprendra des choses. Personne ne m’a jamais rien appris, vous savez. Sinon à travailler à bord d’un navire. C’est pour cela que j’ai toujours voyagé sur les navires de Delagard, que j’ai navigué de-ci de-là et que je n’ai jamais trouvé de mari. Mais maintenant j’en veux un. Le moment est venu pour moi. Je suis jolie à regarder, vous ne trouvez pas ?

— Très jolie, dit Lawler.

Pauvre Pilya, songea-t-il. Il se sentait coupable de ne pas l’aimer.

Elle se détourna, comme si elle reconnaissait que la conversation ne prenait pas la direction qu’elle souhaitait.

— J’ai repensé à ces petits objets de la Terre que vous m’avez montrés, reprit-elle au bout d’un moment, ceux qui sont dans votre cabine. De ravissantes petites choses ! Comme ils sont jolis ! Je vous avais dit que j’aimerais en avoir un, mais vous avez refusé, vous m’avez dit que c’était impossible. Eh bien, j’ai changé d’avis, je n’en veux plus. Ils représentent le passé et moi, seul l’avenir m’intéresse. Vous vivez trop dans le passé, docteur.

— Pour moi, Pilya, le passé est plus vaste que l’avenir. Il y a plus de place pour regarder autour de soi.

— Non, non. L’avenir est très grand. L’avenir se prolonge jusqu’à la fin des temps. Attendez et vous verrez bien que j’ai raison. Vous devriez balancer toutes ces vieilleries. Je sais que vous ne le ferez pas, mais vous devriez. Il faut que je monte dans la voilure à présent, ajouta-t-elle en lui adressant un sourire timide et tendre. Vous êtes un homme de bien, docteur, je tenais à vous le dire. Et je voudrais que vous sachiez que, si vous avez besoin d’une amie, je suis là.

Elle se retourna brusquement et s’éloigna à toute allure.

Il la vit grimper avec souplesse et vivacité et, en quelques instants, elle se trouva très haut dans la mâture. Elle grimpait comme un de ces singes des livres de contes de son enfance, ces livres remplis d’histoires de la Terre, cette planète incompréhensible où l’on foulait un sol ferme, où l’on trouvait des jungles, des déserts et des glaciers, des singes et des tigres, des chameaux et des chevaux rapides, des ours polaires et des morses, des chèvres qui bondissaient de rocher en rocher. Qu’était un rocher ? Qu’était une chèvre ? Il lui avait fallu les inventer par lui-même, d’après les quelques indices fournis par les histoires. Les chèvres étaient des animaux maigres, à pelage fourni, aux pattes interminables semblables à des ressorts d’acier. Les rochers étaient des blocs de pierre dressés, un peu comme des troncs d’algue-bois, mais infiniment plus durs. Les singes ressemblaient à de petits hommes très laids, aux poils bruns et longs, des animaux rusés qui se déplaçaient dans les arbres en poussant des cris aigus et en jacassant. Non, Pilya ne leur ressemblait pas du tout, mais en évoluant dans la mâture, elle semblait être dans son élément.

Lawler se rendit compte qu’il n’avait plus le moindre souvenir de l’amour qu’il avait fait vingt ans plus tôt à Anya, la mère de Pilya. Il se rappelait seulement qu’il l’avait fait. Mais tout le reste, les sons émis par Anya, les mouvements de son corps, la forme de ses seins, tout avait disparu. Ses sons, ses mouvements avaient disparu d’une manière aussi définitive que la Terre. Comme si rien ne s’était jamais passé entre eux. Il se souvenait qu’Anya avait les mêmes cheveux dorés et la même peau lisse et hâlée que Pilya, mais il avait l’impression que ses yeux étaient bleus. À l’époque, Lawler était affreusement malheureux, souffrant de mille blessures après le départ de Mireyl. Anya, qui croisait sa route, lui avait offert un peu de réconfort.

Telle mère, telle fille. Les mères et les filles faisaient-elles l’amour de la même manière, obéissant inconsciemment à quelque loi génétique ? Dans ses bras, Pilya pouvait-elle se brouiller, se transformer, se métamorphoser sous ses yeux en sa propre mère ? Une étreinte avec Pilya lui permettrait-elle de retrouver ses souvenirs enfouis d’Anya ? Lawler réfléchit quelques instants, se demandant si l’expérience valait la peine d’être tentée. Non, décida-t-il enfin. Non, cela n’en vaut pas la peine.

— On contemple les fleurs d’eau, docteur ? demanda le père Quillan, juste à côté de lui.

Lawler se tourna vivement. Quillan avait une curieuse manière de se glisser près des gens ; il se matérialisait soudain, telle une sorte d’ectoplasme, et s’approchait sans donner du tout l’impression de bouger. Et il était là, tout près, exsudant ses inquiétudes métaphysiques.

— Des fleurs d’eau ? demanda distraitement Lawler, assez amusé d’avoir été surpris au milieu de ses réflexions lascives. Oui, là ! Je les vois !

Comment aurait-il pu ne pas les voir ? Sous l’éclatant soleil matinal, des fleurs d’eau étaient disséminées sur toute la surface de l’océan. Leur tige charnue d’un mètre de haut se terminait par l’appareil producteur des spores, gros comme le poing, aux couleurs éclatantes, d’un rouge vif avec des pétales jaunes rayés de vert, et était munie, juste sous la surface de l’eau, d’une curieuse vésicule noire et renflée qui permettait à la fleur d’eau de flotter. Quand elle était frappée et couchée par une vague, la plante se redressait aussitôt et reprenait sa position verticale, comme un de ces clowns infatigables rebondissant chaque fois qu’ils recevaient un coup.

— Un miracle d’élasticité, dit Quillan.

— Oui, et une leçon pour nous tous, dit Lawler, pris d’une brusque envie de faire un petit sermon. Nous devons en toute circonstance nous efforcer de les imiter. Nous ne cessons en ce bas monde de recevoir des coups et, chaque fois, il nous faut reprendre le dessus. La fleur d’eau doit être notre modèle : invulnérable à toutes les attaques, capable de résister à tout, de supporter tous les coups. Au fond de nous-mêmes nous possédons l’élasticité de la fleur d’eau, n’est-ce pas, mon père ?

— En ce qui vous concerne, oui.

— Moi ?

— Savez-vous que l’on vous tient en grande estime ? Tous ceux à qui j’ai parlé ont vanté votre patience, votre endurance, votre sagesse et votre force de caractère. Surtout votre force de caractère. On m’a dit que vous étiez l’un des plus coriaces, des plus forts et des plus résistants de tous les membres de la communauté.

Cela ressemblait à la description de quelqu’un d’autre, de quelqu’un de beaucoup moins fragile et inflexible que Valben Lawler.

— C’est peut-être l’impression que je donne de l’extérieur, dit-il en étouffant un petit rire. Mais tout le monde se trompe.

— J’ai toujours été persuadé que la vérité d’une personne est dans l’image que les autres ont d’elle, dit le prêtre. Ce que vous pensez de vous-même n’est ni fiable ni pertinent. Votre véritable valeur ne peut être évaluée d’une manière satisfaisante que par l’estime dans laquelle vous êtes tenu par autrui.

Lawler lui lança un regard étonné. Le long visage austère du prêtre semblait parfaitement sérieux.

— C’est vraiment ce que vous croyez ? demanda Lawler en remarquant qu’une pointe d’irritation venait d’apparaître dans sa voix. Je n’ai rien entendu d’aussi idiot depuis un bon bout de temps. Mais, non, je suis sûr que vous voulez me faire marcher… Vous devez aimer cela.

Le prêtre ne répondit pas. Les deux hommes restèrent silencieux, côte à côte, sous le soleil encore timide du matin. Lawler gardait le regard fixé devant lui. Puis sa vue se brouilla et il ne vit plus qu’un ensemble confus de couleurs dansantes, un ballet désordonné de fleurs d’eau.

Mais, au bout d’un moment, son attention fut attirée par quelque chose.

— Eh bien, dit-il en pointant le doigt vers l’océan, il semble que même les fleurs d’eau ne soient pas totalement invulnérables.

La bouche de quelque animal géant était visible tout au bout du champ de plantes aquatiques. Elle avançait lentement au milieu des fleurs, ouvrant une profonde tranchée dans laquelle les plantes aux vives couleurs basculaient par dizaines.

— On a beau avoir une grande élasticité, il finit toujours par arriver quelque chose qui vous engloutit. N’est-ce pas, mon père ?

La réponse de Quillan fut emportée par une rafale de vent.

Il y eut un nouveau silence tendu. Lawler entendait encore la voix du prêtre lui disant : La vérité d’une personne est dans l’image que les autres ont d’elle. Ce que vous pensez de vous-même n’est ni fiable ni pertinent. Totalement absurde, non ? Non ? Oui, bien sûr.

— Pourquoi avez-vous décidé de venir sur Hydros, mon père ? s’entendit brusquement dire Lawler, surpris par sa propre question.

— Pourquoi ?

— Oui, pourquoi ? C’est une planète on ne peut plus inhospitalière pour nous autres humains. Elle n’a pas été conçue pour nous, nous ne pouvons y vivre que dans l’inconfort et il est impossible d’en repartir. Pourquoi vous condamner à finir votre existence sur une planète comme celle-ci ?

Les yeux du père Quillan s’animèrent bizarrement.

— Si je suis venu, dit-il avec une ferveur nouvelle dans la voix, c’est parce que j’étais irrésistiblement attiré par Hydros.

— Ce n’est pas vraiment une réponse.

— Bon, d’accord.

Le ton du prêtre était un peu plus sec, comme s’il avait le sentiment que Lawler le poussait à dire certaines choses sur lesquelles il eût préféré garder le silence.

— Disons, si vous voulez, que je suis venu parce que c’est un endroit où tous les proscrits de la galaxie finissent par échouer. Une planète uniquement peuplée des déchets, du rebut du cosmos. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que non.

— Vous êtes tous des descendants de criminels. Il n’y a plus d’autres criminels dans le reste de la galaxie. Sur les autres planètes tout le monde a maintenant une conduite raisonnable.

— Permettez-moi d’en douter, dit Lawler qui avait peine à croire que le prêtre pût parler sérieusement. Il est vrai, et ce n’est un secret pour personne, que nous sommes, au moins pour une partie d’entre nous, les descendants de criminels. Ou de gens considérés comme des criminels. Mon arrière-arrière-grand-père, par exemple, a été envoyé ici parce qu’il n’a pas eu de chance. Il avait tué accidentellement un homme. Mais admettons que vous ayez raison, que nous soyons tous les descendants de cette racaille dont vous parlez. Pourquoi avez-vous choisi de vivre parmi nous ?

Un éclair passa dans les yeux d’un bleu glacial.

— Je pense que cela saute aux yeux, dit Quillan. Ma place est ici.

— Pour pouvoir exercer parmi nous votre saint ministère et nous permettre d’être touchés par la grâce ?

— Pas le moins du monde. Je suis venu pour satisfaire mes propres exigences, pas les vôtres.

— Je vois. Vous avez donc fait cela par simple masochisme, pour vous infliger un châtiment. C’est bien cela, mon père ?

Quillan garda le silence, mais Lawler sentit qu’il devait avoir raison.

— Pourquoi ce châtiment ? poursuivit-il. Pour expier un crime ? Vous venez de me dire qu’il n’y a plus de criminels.

— Mes crimes ont été dirigés contre Dieu. Ce qui fait fondamentalement de moi l’un des vôtres. Un exilé, un banni par ma nature profonde.

— Des crimes contre Dieu, dit Lawler d’un air songeur.

Dieu était pour lui un concept aussi vague et mystérieux que pouvaient l’être des singes et la jungle, des chèvres et un rocher.

— Quel genre de crime avez-vous bien pu commettre contre Dieu ? reprit-il. S’il est tout-puissant, Il est invulnérable, et s’il ne l’est pas, comment peut-Il être Dieu ? D’autre part, vous m’avez dit il y a quelques jours que vous ne saviez même pas si vous croyez ou non en Dieu.

— Ce qui est en soi un crime contre Lui.

— Seulement si on croit en son existence. S’il n’existe pas, on ne peut pas lui causer de préjudice.

— Vous avez toute l’habileté d’un homme d’Église dans vos raisonnements, dit Quillan d’un air approbateur.

— Parliez-vous sérieusement, l’autre jour, quand vous m’avez dit que vous n’étiez pas sûr d’avoir la foi ?

— Oui.

— Ce n’était pas pour me faire marcher ? Pas pour vous offrir à mes dépens un petit moment de cynisme facile ?

— Non, non, pas du tout. Je vous le jure !

Quillan tendit la main et prit le médecin par le poignet ; un geste de confiance, étrangement intime, dont, en d’autres circonstances, Lawler aurait pu se formaliser, mais qui, à cet instant, lui parut presque touchant.

— J’étais encore très jeune quand j’ai décidé de consacrer ma vie au service de Dieu, commença le prêtre d’une voix grave et claire. Je sais que cela peut paraître assez pompeux. Mais dans la pratique cela représente une somme de travail pénible et désagréable ; pas seulement de longues séances de prières dans des salles glaciales et pleines de courants d’air à toute heure du jour et de la nuit, mais aussi l’accomplissement de tâches rebutantes que seul, à mon avis, un médecin est en mesure de comprendre. Le lavement des pieds des pauvres, pour prendre une image symbolique. Soit, je ne me plains pas. Je savais à quoi m’attendre en entrant dans les ordres et je ne demande pas qu’on me décerne une médaille. Mais ce que je ne savais pas, Lawler, ce que j’étais très loin d’imaginer au début, c’est que plus je me consacrerais au service de Dieu en me mettant au service de l’humanité souffrante, plus je deviendrais sujet à des périodes de vide spirituel total. D’interminables périodes où je me sentais privé de tout lien avec l’univers qui m’entourait, où les êtres humains me paraissaient aussi étrangers que des créatures d’un autre monde, où il ne subsistait plus en moi la moindre parcelle de foi en l’être supérieur à qui j’avais fait vœu de consacrer ma vie. Où je me sentais si totalement seul que je suis incapable de vous en donner la plus petite idée. Plus je mettais d’acharnement dans mon travail, plus j’avais le sentiment que c’était inutile. La plaisanterie était fort cruelle. J’espérais, j’imagine, que Dieu répande Sa grâce sur moi, mais tout ce qu’il me donnait, c’était de fortes doses de Son absence. Vous me suivez, Lawler ?

— Et, à votre avis, qu’est-ce qui provoquait ce vide spirituel ?

— C’est la réponse que je suis venu chercher ici.

— Mais pourquoi ici ?

— Parce que l’Église n’y est pas présente. Parce que les communautés humaines y sont extrêmement fragmentaires. Parce que cette planète nous est hostile. Et parce que c’est une aventure sans retour, comme la vie elle-même.

Lawler voyait danser dans les yeux de Quillan quelque chose qui dépassait sa compréhension, quelque chose d’aussi déroutant que de voir la flamme d’une bougie brûler vers le bas au lieu de monter. Le prêtre semblait considérer le médecin du fond de quelque éternité, de quelque néant d’où il savait être issu et qu’il aspirait à regagner.

— Je suis venu ici pour me perdre, comprenez-vous ? Ce qui me permettra peut-être de me trouver. Ou au moins de trouver Dieu.

— Dieu ? Où ? Quelque part au fond de cet océan gigantesque ?

— Pourquoi pas ? Puisqu’il ne semble pas être ailleurs.

— Comment voulez-vous que je le sache ? dit Lawler.

Mais il fut interrompu par un grand cri venant du haut du mât.

— Terre en vue ! s’écria Pilya Braun. Une île au nord ! Une île au nord !

Il n’y avait aucune île dans les eaux où ils se trouvaient, pas plus au nord qu’au sud, pas plus à l’est qu’à l’ouest. S’il y en avait eu une, tout le monde l’aurait guettée depuis plusieurs jours. Mais personne n’avait jamais mentionné la présence d’une île dans ces parages.

Onyos Felk, qui était à la barre, poussa un rugissement incrédule. Secouant la tête, le cartographe se dirigea vers Pilya d’un pas lourd, sur ses petites jambes arquées.

— Qu’est-ce que tu nous chantes là ? Quelle île ? Que ferait une île par ici ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? cria Pilya, une main crochée dans le gréement, tout le corps penché dans le vide. Ce n’est pas moi qui l’ai placée là !

— Il ne peut pas y avoir d’île par ici.

— Montez donc voir vous-même, espèce de vieux crabe !

— Quoi ? Quoi ?

Lawler mit sa main en visière et regarda au loin. Il ne voyait que les fleurs d’eau dansant sur les flots. Mais Quillan le tira vigoureusement par le bras.

— Là-bas ! Vous voyez ?

Non, il ne voyait pas. Ah ! si ! Tout là-bas, à l’horizon, il crut discerner une fine ligne d’un jaune soutenu. Était-ce une île ? Il n’aurait su le dire.

Tout le monde était maintenant sur le pont et commençait à courir en tous sens. Au centre de toute cette agitation se trouvait Delagard, tenant délicatement au creux d’un bras la précieuse carte marine et de l’autre main une grosse lunette d’approche de métal jaune. Onyos Felk se précipita vers lui et tendit la main vers le globe. Delagard le repoussa avec un regard venimeux.

— Mais il faut que je regarde…

— Bas les pattes !

— Pilya vient de dire qu’elle avait vu une île. Je veux lui prouver que c’est impossible.

— Elle a vu quelque chose, non ? C’est peut-être une île. Vous ne savez pas tout, Onyos. Vous ne savez rien du tout !

Mû par une énergie démoniaque, Delagard écarta rageusement le cartographe béant d’étonnement et commença à grimper dans la mâture en s’aidant des coudes et des dents, le globe toujours serré sous son bras droit et la longue-vue dans sa main gauche. Il parvint à atteindre la vergue, réussit à trouver une place et porta la longue-vue à son œil. Un silence absolu s’était abattu sur le pont. Au bout d’un laps de temps interminable, Delagard baissa la tête.

— Que je sois pendu si ce n’est pas une île !

L’armateur tendit la lunette à Pilya et fit fiévreusement tourner le globe. Il suivit lentement du doigt les déplacements des îles les plus proches en écartant exagérément les coudes.

— Non, ce n’est pas Velmise. Ni Salimil. Kaggerham ? Non plus… Kentrup ?

Il secoua la tête. Tous les regards étaient fixés sur lui. Quel comédien, se dit Lawler. L’armateur passa le globe à Pilya et reprit la longue-vue en lui donnant une petite tape sur le derrière. Il braqua la lunette sur l’horizon.

— Dieu nous damne ! s’écria-t-il. C’est une nouvelle île ! Ils sont en train de la construire ! Regardez-moi ça ! Les troncs ! Les échafaudages ! Dieu nous damne !

Il lâcha la lunette au-dessus du pont. Dann Henders la saisit adroitement avant qu’elle touche les bordages et y appliqua son œil tandis que les autres se pressaient autour de lui. Pendant ce temps, Delagard redescendait en répétant à mi-voix :

— Dieu nous damne ! Dieu nous damne !

La longue-vue passa de main en main, mais, en quelques minutes, le navire se rapprocha suffisamment de l’île en construction pour que l’instrument d’optique devienne inutile. Lawler contemplait le spectacle avec une fascination mêlée de crainte.

C’était une construction étroite, de vingt ou trente mètres de large sur une centaine de long. Son point le plus élevé, qui ne dépassait pas de plus de deux mètres la surface de l’eau, évoquait l’épine dorsale de quelque colossal animal marin dont le reste du corps eût été immergé. Des Gillies au nombre d’une douzaine s’affairaient pesamment sur l’île, tirant des troncs, les étayant, les entaillant avec les étranges outils de leur race, les entourant de fibres résistantes.

Alentour, la mer bouillonnait de vie et d’activité. Lawler vit que certaines des créatures qui s’y agitaient étaient des Gillies, des dizaines et des dizaines de Gillies. Les petits dômes de leur tête montaient et descendaient sur les flots tranquilles comme les corolles des fleurs d’eau. Mais il reconnut aussi les longues formes fuselées et luisantes de plongeurs. Ils semblaient aller chercher dans les profondeurs des troncs d’algue-bois qu’ils remontaient à la surface pour les Gillies qui les taillaient, les équarrissaient, les faisaient passer le long d’une chaîne sous-marine aboutissant sur la grève de l’île où d’autres ouvriers Gillies les tiraient au sec et les préparaient pour l’installation.

L’Étoile de la Mer Noire arrivait à leur hauteur à tribord. Des silhouettes couraient sur le pont, des mains s’agitaient ou se tendaient vers l’île. De l’autre côté, la Déesse de Sorve se rapprochait rapidement, suivie de près par les Trois Lunes.

— Il y a une plate-forme là-bas, dit Gabe Kinverson. Sur le côté nord de l’île, à gauche.

— Bon Dieu, c’est vrai ! s’écria Delagard. Regardez-moi ce monstre !

Immobile derrière l’île, flottant à côté d’elle comme si elle eût été amarrée, se trouvait une créature marine d’une taille gigantesque que l’on aurait pu prendre pour une seconde île tellement elle lui ressemblait. À la connaissance des humains, la plate-forme était le plus grand de tous les animaux peuplant les mers d’Hydros, encore plus grand que l’énorme animal ressemblant à une baleine et avalant gloutonnement tout ce qui se trouvait sur son passage, qui avait reçu le nom de bouche. La plate-forme était une énorme créature plate, un bloc immense de forme vaguement rectangulaire, tellement inerte qu’on pouvait vraiment la prendre pour une île. Elle flottait sur toutes les mers, charriée par les courants, attirant les micro-organismes en suspension dans l’eau par des sortes de tamis disposés sur le pourtour de son corps. Personne ne comprenait comment, même en s’alimentant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elle pouvait ingérer assez de nourriture. Lawler imaginait que la plate-forme avait un métabolisme aussi peu actif que du bois flottant, que ce n’était qu’une masse géante de chair à peine douée de sensibilité. Et pourtant ses immenses yeux pourpres, disposés par triple rangée de six de chaque côté de son dos, chacun de la largeur des épaules d’un homme, semblaient renfermer une sorte de morne intelligence. En de rares occasions, une plate-forme avait pénétré dans la baie de Sorve, flottant juste au-dessus du fond artificiel immergé. Un jour, Lawler qui péchait dans la baie, à bord d’un petit canot, était passé sans le savoir au-dessus d’un de ces monstres. En baissant les yeux, il avait découvert avec stupéfaction une rangée de grands yeux tristes qui le regardaient à travers l’eau transparente avec une sorte de détachement céleste et même – c’est du moins l’impression qu’il avait eue – une manière d’étrange compassion.

La plate-forme qu’ils avaient devant eux semblait ne servir que de gigantesque établi. Des groupes de Gillies travaillaient avec zèle sur son dos. Ils s’activaient dans soixante centimètres d’eau, tordant et lovant de longues fibres d’algues qui étaient déposées sur la plate-forme par des tentacules d’un vert luisant. Ces tentacules, gros comme le bras, très souples, avaient des terminaisons en forme de doigts. Personne, pas même Kinverson, n’avait la moindre idée de l’animal à qui les tentacules pouvaient appartenir.

— C’est merveilleux, dit le père Quillan, de voir de quelle manière tous ces différents animaux travaillent ensemble !

— À ma connaissance, dit Lawler en se tournant vers le prêtre, personne n’avait encore jamais vu une île en construction. Nous pensions que toutes les îles avaient des centaines, voire des milliers d’années. C’est donc comme cela qu’ils font ! Quel spectacle !

— Un jour, poursuivit Quillan, cette planète aura un sol ferme, comme toutes les autres. Dans quelques millions d’années, le fond de la mer s’élèvera. En construisant ces îles artificielles et en sortant de l’eau pour y vivre, les Gillies préparent la phase suivante de leur évolution.

— Comment savez-vous cela ? demanda Lawler en plissant les yeux.

— J’ai étudié la géologie et les théories de l’évolution au séminaire, quand j’étais sur Aurore. N’imaginez surtout pas que l’on enseigne uniquement aux prêtres la liturgie et les Écritures. Ou que nous prenons la Bible au pied de la lettre. Savez-vous que l’histoire géologique de cette planète est exceptionnellement calme ? Il n’y a pas eu de mouvements de l’écorce de la planète qui ont fait jaillir de la mer des chaînes de montagnes et des continents entiers comme cela s’est passé ailleurs. Tout est resté au même niveau, en majeure partie submergé. À la longue, l’érosion marine est venue à bout de toutes les terres émergées. Mais tout cela va changer. Des champs de gravitation internes créent lentement des turbulences et dans trente, quarante ou cinquante millions…

— Attendez, dit Lawler. Que se passe-t-il là-bas ?

Une vive altercation venait d’éclater entre Delagard et Dag Tharp. Le visage congestionné, une veine saillant sur le front, Dann Henders se mêlait à la dispute. Nerveux et irascible, Tharp se querellait à tout propos avec tout le monde, mais la vue de Dann Henders, habituellement si calme, en train de perdre son sang-froid, retint toute l’attention de Lawler.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en s’approchant d’eux.

— Un acte d’insubordination, c’est tout, répondit Delagard. J’en fais mon affaire, docteur.

Le nez en bec d’aigle de Tharp était cramoisi et la peau flasque de son cou tremblotait.

— Nous avons suggéré, Henders et moi, d’aller jusqu’à l’île et de demander asile aux Gillies, expliqua-t-il à Lawler. Nous pouvons jeter l’ancre à proximité et les aider à construire leur île. Ce serait une œuvre commune, à laquelle nous aurions participé depuis le début. Mais Delagard ne veut pas en entendre parler, il dit que nous devons aller jusqu’à Grayvard. Qui sait combien de temps il nous faudra pour atteindre Grayvard ? Qui sait combien de saloperies venues de la mer, comme le filet de l’autre jour, vont encore ramper sur le pont ? Dieu sait ce qui nous attend ! Kinverson dit que nous avons eu énormément de chance jusqu’à présent, que nous n’avons encore rien rencontré de véritablement dangereux, mais combien de temps cela peut-il…

— C’est à Grayvard que nous allons, déclara Delagard d’un ton inflexible.

— Vous voyez ? Vous voyez ?

— Nous devrions au moins faire un vote, dit Henders. Qu’en pensez-vous, docteur ? Plus nous restons en mer, plus les risques sont grands de rencontrer la Vague, ou bien un de ces monstres dont Gabe nous a parlé, d’être pris dans une tempête mortelle ou n’importe quoi. Nous sommes devant une île en construction. Si les Gillies font appel à des plongeurs, à une plate-forme et à je ne sais quels autres animaux marins, pourquoi n’accepteraient-ils pas l’aide des humains ? Et ils pourraient nous en être reconnaissants. Mais, non, il ne veut même pas envisager cette possibilité !

— Depuis quand les Gillies ont-ils besoin de notre aide ? demanda Delagard en lançant un regard noir à l’ingénieur. Vous savez bien comment cela s’est passé à Sorve, Henders.

— Nous ne sommes pas à Sorve.

— C’est la même chose partout.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ? rétorqua Henders. Écoutez, Nid, nous allons en parler avec les autres navires et nous verrons bien. Dag va appeler Yanez, Sawtelle et les autres, et…

— Restez où vous êtes, Dag ! ordonna Delagard.

Le regard de Tharp passa de Delagard à Henders, puis revint se poser sur l’armateur. Il ne bougea pas, mais ses fanons tremblotaient de colère.

— Écoutez-moi ! lança Delagard. Voulez-vous vraiment que nous soyons contraints de vivre sur cette île toute plate et ridiculement petite dont la construction prendra encore de longs mois, si ce n’est plusieurs années ? Et dans quoi vivrons-nous ? Des huttes d’algues ? Voyez-vous des vaarghs quelque part ? Voyez-vous une baie où nous pourrons nous procurer des matériaux utiles ? De toute façon, les Gillies ne nous accepteront pas. Ils savent que nous avons été chassés de Sorve à coups de pied dans les fesses. Tous les Gillies de la planète le savent, vous pouvez me croire.

— Si ces Gillies ne veulent pas de nous, insista Tharp, comment pouvez-vous être si sûr que ceux de Grayvard nous accepteront ?

Le visage de Delagard s’empourpra violemment. Pendant quelques instants, il sembla avoir été touché au vif. Lawler se rendit compte que Delagard n’avait pas encore mentionné une seule fois qu’il avait l’accord des véritables propriétaires de l’île pour s’installer sur Grayvard. Seuls les colons humains de l’île avaient accepté de leur offrir un asile.

Mais l’armateur se ressaisit rapidement.

— Vous dites des conneries, Dag ! Depuis quand avons-nous à demander aux Gillies l’autorisation d’émigrer entre les îles ? Une fois qu’ils ont accordé à des humains l’accès à une île, ils se foutent bien de savoir desquels il s’agit. De toute façon, ils sont incapables de nous distinguer les uns des autres. Tant que nous n’empiéterons pas sur le territoire gillie de Grayvard, il n’y aura pas de problèmes.

— Vous avez l’air très sûr de vous, dit Henders. Mais pourquoi faire tout le trajet jusqu’à Grayvard, si nous pouvons nous en dispenser ? Rien ne nous dit qu’il nous sera impossible de prendre pied sur une île plus proche et où il n’y aura pas encore de colonie humaine. Ces Gillies seront peut-être d’accord pour nous prendre avec eux. Et – qui sait ? – ils seront peut-être contents si nous leur donnons un coup de main pour construire leur île.

— Sûr, dit Delagard. Ils seront particulièrement ravis d’avoir un radio et un ingénieur. C’est exactement ce qu’il leur faut. Bon, vous voulez vivre tous les deux sur cette île ? Allez-y à la nage ! Allez-y donc ! Sautez par-dessus bord, tous les deux !

Il saisit Tharp par le bras et commença à l’entraîner vers la rambarde. Les yeux écarquillés, bouche bée, Tharp se laissait faire.

— Allez ! Sautez !

— Attendez, dit calmement Lawler.

L’armateur lâcha Tharp. Le corps penché en avant, il commença de se balancer sur la plante des pieds.

— Vous avez quelque chose à dire, docteur ?

— Si jamais ils sautent par-dessus bord, je les suis.

— Et merde, doc ! lança Delagard avec un grand rire. Personne ne va passer par-dessus bord ! Pour qui me prenez-vous ?

— Vous tenez vraiment à ce que je vous réponde, Nid ?

— Écoutez, dit Delagard, la situation est très simple. Ces navires m’appartiennent. Je suis le capitaine de celui-ci et je suis également le chef de l’expédition. Personne ne le contestera. Par générosité, par grandeur d’âme, j’ai invité tous les anciens habitants de Sorve à m’accompagner vers notre nouvelle patrie, l’île de Grayvard. C’est là où nous allons. Un vote pour déterminer si nous devrions essayer de nous établir sur cette île minuscule est totalement hors de question. Si Dag et Dann veulent vivre ici, c’est très bien et je les accompagnerai moi-même en glisseur. Mais il n’y aura pas de vote et il n’y aura aucun changement dans le plan initial. C’est bien clair, Dann et Dag ? C’est bien clair, docteur ?

Les poings serrés, Delagard montrait qu’il avait un vrai tempérament de lutteur.

— Si je ne me trompe, Nid, dit Dann Henders, c’est vous qui nous avez mis dans ce pétrin. Était-ce aussi le fait de votre générosité et de votre grandeur d’âme ?

— Taisez-vous, Dann, dit Lawler. Laissez-moi réfléchir.

Il tourna la tête vers la nouvelle île. Ils en étaient maintenant si près qu’il discernait le jaune des yeux des Gillies. Les Gillies semblaient vaquer à leurs occupations sans prêter la moindre attention à la flottille de navires chargés d’humains.

Il apparut brusquement à Lawler que Delagard était dans le vrai et que Henders et Tharp avaient tort. Lawler se fût profondément réjoui que leur voyage s’achève là, mais il comprenait qu’il ne fallait pas songer à s’établir sur cette île. Elle était beaucoup trop exiguë ; ce n’était qu’une toute petite langue de bois s’élevant à peine au-dessus des flots. Même si les Gillies acceptaient de les y accueillir, il n’y aurait pas assez de place pour tout le monde.

— Très bien, dit-il doucement. Pour une fois, Nid, je suis de votre côté. Cette île minuscule n’est pas faite pour nous.

— Bien ! Parfait ! Voilà qui est raisonnable. On peut toujours compter sur vous pour avoir une position raisonnable, n’est-ce pas, docteur ?

Delagard mit ses mains en porte-voix et leva la tête vers Pilya Braun.

— Remontez au vent ! Nous partons !

— Nous aurions dû voter, grommela Tharp d’un air buté en se frottant le bras.

— Laissez tomber, dit Lawler. Delagard est seul maître à bord. Nous ne sommes que ses invités.

3

Le temps commença à changer d’une manière radicale au début de la semaine suivante. Les navires qui suivaient toujours leur route nord-ouest, dans la direction de Grayvard, commençaient à laisser derrière eux les eaux tropicales, le soleil ardent et le ciel limpide de l’été perpétuel régnant sous ces latitudes. Ils entraient dans une zone tempérée où l’eau était fraîche et où de lourdes brumes glacées flottaient au-dessus de la mer quand une brise tiède soufflait de l’équateur. À midi, la brume avait disparu mais, la majeure partie du temps, le ciel était pommelé ou même chargé de gros nuages bas. Une seule chose ne changeait pas : toujours pas la moindre goutte de pluie. Il n’avait pas plu une seule fois depuis que la petite flotte avait quitté Sorve et cela commençait à devenir préoccupant.

L’aspect de la mer était différent. Ils avaient maintenant laissé loin derrière eux les eaux familières de la Mer Natale et étaient entrés dans la Mer Jaune, séparée par une démarcation très nette des flots azurés de l’orient. Une épaisse couche écumeuse d’algues microscopiques jaunes, ressemblant à des vomissures, striées de longues traînées rouges semblables à des filaments sanguinolents, couvrait dans toutes les directions et jusqu’à l’horizon la surface de l’océan.

C’était répugnant, mais très fertile. L’eau grouillait de vie, une vie étrange et inconnue. Des poissons à grosse tête, lourds et disgracieux, de la taille d’un homme, aux écailles d’un bleu terne et dont les yeux noirs paraissaient aveugles, furetaient autour des bateaux comme des souches flottantes. De loin en loin, un élégant léopard de mer à la peau veloutée surgissait de l’eau avec une effrayante vélocité et en avalait un d’une seule goulée. Un après-midi, une créature tubulaire et râblée, longue d’une vingtaine de mètres et à la mâchoire en forme de hachette, apparut brusquement entre le navire de tête et l’étrave du bâtiment de Bamber Cadrell, et commença à marteler l’eau dans le sillage du navire de tête, se dressant au-dessus de la surface de l’eau et se laissant frénétiquement retomber sur la pointe de sa mâchoire. Quand il eut terminé, des quartiers de poissons bleus à grosse tête étaient disséminés sur l’écume jaunâtre. Des répliques en miniature du poisson-hache montèrent à la surface et commencèrent à se nourrir. Les poissons-chair abondaient dans ces eaux. Ils nageaient en tourbillonnant et leurs tentacules effilés avaient l’éclat d’une lame, mais ils demeuraient prudemment hors de portée des lignes de Kinverson, exaspérant le grand pêcheur.

— Des myriades de petits animaux aux nombreuses pattes, au corps chatoyant et transparent, se taillaient dans la masse jaunâtre de larges passages qui se refermaient aussitôt derrière eux. Gharkid en remonta un plein filet. Ils se débattaient et se jetaient furieusement contre les mailles, paniqués par la lumière du soleil, essayant désespérément de regagner l’eau. Quand Dag Tharp suggéra, en manière de plaisanterie, qu’ils étaient peut-être bons à manger, Gharkid en fit aussitôt bouillir une poignée dans leur eau teintée de jaune et les mangea en affectant une totale indifférence.

— Pas mauvais, dit-il. Vous devriez goûter.

Une heure plus tard, comme il ne montrait aucun signe d’indisposition, plusieurs autres, au nombre desquels se trouvait Lawler, décidèrent de courir le risque. Ils mangèrent tout, pattes comprises. Les petits crustacés étaient croquants, avec un goût vaguement sucré, et apparemment nourrissants. Aucun de ceux qui en avaient mangé n’éprouva de troubles. Gharkid passa la journée au poste de pêche et en remonta des milliers dans son filet. Le soir, tout l’équipage fit bombance.

D’autres organismes de la Mer Jaune étaient moins utiles. Des méduses vertes, inoffensives, mais répugnantes, ayant trouvé le moyen de grimper le long de la coque, atteignirent en grand nombre le pont où elles commencèrent à se décomposer en quelques minutes. Il fallut toutes les repousser par-dessus bord, une tâche qui prit presque une journée entière. Les navires traversèrent une zone où les organes de fructification de grandes algues, en forme de hautes tours noires, qui s’élevaient dans le courant de la matinée à sept ou huit mètres au-dessus de la surface de l’eau, explosaient à la chaleur de midi et bombardaient les navires de milliers de petits grains durs qui obligeaient tout le monde à se précipiter à l’abri. Et il y avait des poissons-taupe dans ces parages. Par vagues de dix ou vingt, des escadrilles des animaux vermiformes survolaient les vagues en sifflant et en vrombissant sur une centaine de mètres, agitant désespérément leurs ailes membraneuses et pointues avec une énergie féroce avant de retomber dans l’eau. Ils passaient parfois assez près du navire pour que Lawler distinguât les rangées de poils rouges et drus sur leur dos, et il portait machinalement la main à sa joue gauche où une légère irritation subsistait après le choc avec la petite horreur volante.

— Pourquoi volent-ils comme cela ? demanda Lawler à Kinverson. Est-ce pour essayer d’attraper un animal vivant dans l’air ?

— Ce n’est pas un animal qui vit dans l’air, répondit Kinverson. Il y a plutôt quelque chose qui essaie de les attraper, eux. Quand ils voient une grande bouche s’ouvrir sous eux, ils décollent. C’est un bon moyen d’échapper au danger. L’autre occasion où ils volent, c’est pendant la saison des amours. Les femelles s’envolent en prenant un peu d’avance et les mâles les poursuivent. Ce sont ceux qui volent le plus vite et le plus loin qui touchent le gros lot.

— Ce n’est pas un mauvais système de sélection, si l’on recherche la vitesse et l’endurance.

— Espérons que nous n’aurons pas à les voir en action. C’est par milliers qu’ils volent. Ils remplissent tout le ciel et sont rendus fous par leur chasse !

— J’imagine ce que cela peut donner, dit Lawler en montrant l’écorchure sur sa joue. Un petit m’a heurté la semaine dernière.

— Quelle taille ? demanda Kinverson sans manifester la moindre curiosité.

— Une quinzaine de centimètres.

— Vous avez eu de la chance qu’il soit si petit, dit Kinverson. Il y a des tas de sales bêtes par ici.


Vous vivez trop dans le passé, docteur, avait dit Pilya Braun. Mais comment aurait-il pu en aller autrement ? Le passé vivait en lui : pas seulement la Terre, lointaine et mythique, mais Sorve, surtout Sorve où son sang et son corps, son cerveau et son âme s’étaient formés. Le passé ne cessait de fermenter en lui. Accoudé à la rambarde, le regard perdu dans l’étrange immensité de la Mer Jaune, Lawler sentit le passé remuer en lui.


Il avait dix ans et son grand-père venait de l’appeler dans son vaargh. Son grand-père, qui avait abandonné l’exercice de la médecine trois ans auparavant, passait maintenant toutes ses journées à se promener le long de la digue. Ratatiné, le teint jaunâtre, il était manifeste que le vieillard n’en avait plus pour très longtemps. Il était très vieux, assez vieux pour avoir gardé le souvenir de certains des colons de la première génération et de son propre grand-père, Harry Lawler, Harry le Fondateur.

— J’ai quelque chose pour toi, mon garçon. Viens, approche-toi. Tu vois cette étagère, Valben ? Celle où il y a les objets de la Terre. Apporte-les-moi, je te prie.

Il y avait quatre vestiges de la Terre, deux objets de métal plats et ronds, un autre plus gros, fait de métal rouillé, et un tesson de poterie peinte. Autrefois, il y en avait six, mais les deux autres, la statuette et le morceau de pierre, se trouvaient maintenant dans le vaargh du père de Valben. Le vieillard avait déjà commencé à transmettre ses possessions.

— Tiens, mon garçon, dit le grand-père. C’est pour toi. Cela appartenait à mon grand-père Harry, qui l’a lui-même reçu de son grand-père qui l’avait emporté en quittant la Terre. Et maintenant, c’est à toi.

Et le vieillard lui donna le tesson de poterie orange et noir.

— Pas à mon père ? Pas à mon frère ?

— C’est pour toi, dit le grand-père. Pour que tu te souviennes de la Terre. Et pour que tu te souviennes de moi. Fais bien attention de ne pas le perdre, mon garçon. Car nous ne possédons que six objets de la Terre et, si nous les perdons, nous n’en aurons plus. Prends, ajouta-t-il d’une voix pressante en refermant la main de l’enfant sur le tesson. Prends ! Cela vient de Grèce. Cela appartenait peut-être à Socrate, ou à Platon. Et maintenant, c’est à toi.

C’est la dernière fois qu’il avait parlé à son grand-père.

Pendant plusieurs mois, il avait emporté partout avec lui le fragment de poterie peinte. Et, chaque fois qu’il passait le doigt sur sa surface aux bords dentelés, il avait l’impression que la Terre prenait vie dans sa main, que Socrate, ou bien Platon, lui parlait par l’intermédiaire du tesson. Même s’il n’avait aucune idée de ce qu’ils avaient été.


Il avait quinze ans. Son frère Coirey, qui avait quitté Sorve pour prendre la mer, venait leur rendre visite. De neuf ans plus âgé que lui, Coirey était l’aîné des trois frères, mais le cadet, prénommé Bernat comme son père, était mort depuis si longtemps que Valben se souvenait à peine de lui. Coirey était destiné à devenir un jour le médecin de l’île, mais cela ne l’intéressait pas. L’exercice de la médecine l’aurait astreint à vivre sur une seule île alors que tout ce qu’il aimait, c’était la mer, encore la mer, toujours la mer. Coirey avait donc pris la mer et ils avaient reçu des nouvelles de différents endroits, de simples noms pour Valben : Velmise, Sembilor, Thetopal, Meisa Meisanda. Et maintenant, Coirey était là, en chair et en os, pour un bref séjour, une courte escale à Sorve pendant son voyage à destination d’une île nommée Simbalimak, dans une mer appelée la Mer d’Azur et si éloignée qu’elle aurait pu être sur une autre planète.

Valben n’avait pas vu son frère depuis quatre ans et il ne savait pas à quoi s’attendre. L’homme qui arriva avait le même visage que son père, le visage qui commençait aussi à devenir le sien, avec des traits énergiques, une mâchoire puissante, un long nez droit. Mais il avait la peau tellement hâlée par le soleil et le vent qu’on eût dit un vieux bout de peau de poisson-tapis. Il avait aussi une longue balafre sur la joue, une cicatrice violacée courant du coin de l’œil à la commissure des lèvres.

— C’est un poisson-chair qui m’a eu, expliqua-t-il. Mais je l’ai eu aussi. Tu es drôlement grand, toi ! poursuivit-il en frappant le bras de Valben du poing. Tu es aussi grand que moi ! Mais tu ne pèses pas lourd. Il te faut un peu de muscles sur les os ! Viens donc me voir un de ces jours, à Meisa Meisanda, poursuivit Coirey avec un clin d’œil. On sait ce que c’est de manger là-bas ! C’est un festin tous les jours ! Et les femmes ! Ah ! les femmes !

Il s’interrompit un instant, le front plissé.

— Tu t’intéresses aux femmes ? reprit-il. Mais oui, bien sûr ! Je me trompe ? Non. Alors, Val, qu’en dis-tu ? Dès que je reviens de Simbalimak, tu m’accompagnes à Meisa Meisanda.

— Tu sais bien que je ne peux pas partir d’ici, Coirey. J’ai mes études.

— Tes études ?

— Père m’apprend la médecine.

— Ah bon ! Je vois. C’est toi le prochain docteur Lawler. Mais tu peux quand même faire une petite balade en mer avec moi, avant de commencer.

— Non, dit Valben. Je ne peux pas.

C’est à cet instant qu’il comprit pourquoi c’est à lui que son grand-père avait donné le tesson de poterie de la Terre et non à son frère aîné.

Coirey n’était plus jamais revenu à Sorve.


Il avait dix-sept ans et il étudiait d’arrache-pied la médecine.

— Il est grand temps que tu fasses une autopsie avec moi, Valben, lui dit son père. Jusqu’à présent, tout ce que tu as appris n’est que de la théorie. Mais il faudra bien, tôt ou tard, que tu ouvres le paquet pour regarder ce qu’il y a à l’intérieur.

— Nous pourrions peut-être attendre que j’aie fini mes cours d’anatomie, dit-il. Cela me permettrait d’avoir une meilleure idée de ce que je vois.

— Il n’y a pas meilleure leçon d’anatomie qu’une autopsie, répliqua son père.

Et il le conduisit dans la salle d’opération où un corps recouvert d’une couverture de laitue de mer était étendu sur la table. Il souleva la couverture et Valben vit que le corps était celui d’une vieille femme aux cheveux gris dont les seins flasques tombaient de chaque côté, vers les aisselles. Quelques instants plus tard, il la reconnut et il comprit qu’il regardait la mère de Bamber Cadrell, Samara, l’épouse de Marinus. Comment aurait-il pu ne pas la connaître ; il n’y avait que soixante humains sur l’île et, bien évidemment, il les connaissait tous. Mais enfin… la femme de Marinus, la mère de Bamber… entièrement nue… allongée sur la table d’opération… est tombée dans son vaargh et ne s’est pas relevée. C’est Marinus qui l’a amenée ici. Sans doute le cœur, mais je tiens à en être absolument sûr et je veux que tu regardes, toi aussi.

Son père prit la sacoche contenant ses instruments de chirurgie.

— Moi non plus, je n’ai pas aimé ma première autopsie, Valben, reprit-il avec douceur. Mais c’est indispensable. Il faut que tu saches à quoi ressemblent un foie, une rate, des poumons et un cœur. Tu ne le sauras pas si tu te contentes d’en lire des descriptions. Il faut que tu connaisses la différence entre un organe sain et un organe malade. Et nous n’avons pas beaucoup de cadavres sur lesquels travailler ici. C’est une occasion que je ne peux pas laisser passer.

Il choisit un scalpel en montrant à Valben la manière de le tenir et pratiqua la première incision. Puis il commença à lui dévoiler les secrets du corps de Samara Cadrell.

Ce fut dur au début, très dur.

Puis il se sentit capable de le supporter, il sentit qu’il s’habituait à l’atrocité de la situation, qu’il parvenait à surmonter la honte qu’il éprouvait en se rendant complice de la violation sanglante du sanctuaire de ce corps.

Au bout d’un certain temps, quand il eut réussi à oublier que c’était une femme qu’il avait connue toute sa vie et à ne penser à elle que comme à un arrangement interne d’organes de couleurs, de textures et de formes différentes, il commença à trouver cela fascinant.

Mais quand, cette nuit-là, après avoir fini ses leçons du jour, il retrouva Boda Thalheim derrière la citerne et commença à caresser son ventre plat et lisse, il ne put s’empêcher de songer que sous cette peau soyeuse et tendue comme celle d’un tambour se trouvait aussi un arrangement interne d’organes de couleurs, de textures et de formes différentes, très semblables à ceux qu’il avait vus dans l’après-midi, qu’il y avait la masse luisante des intestins enroulés et que ces seins ronds et fermes contenaient un ensemble de glandes fort peu différentes de celles que contenaient les mamelles flasques de Samara Cadrell et que son père lui avait montrées quelques heures plus tôt après quelques coups adroits de scalpel. Il retira la main du corps lisse de Boda comme si, sous ses caresses, il s’était transformé en celui de Samara.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, Val ?

— Non, non.

— Tu n’as pas envie ?

— Bien sûr que si. Mais… Je ne sais pas…

— Viens. Laisse-moi t’aider.

— Oui. Oh ! Boda ! Oh oui !

Quelques instants plus tard, tout allait bien. Mais il se demanda s’il pourrait jamais poser les mains sur le corps d’une jeune fille sans que des images précises de son pancréas, de ses reins et de ses trompes de Fallope lui viennent malgré lui à l’esprit et il se dit qu’être médecin était une tâche bougrement compliquée.

Souvenirs d’un temps irrémédiablement révolu. Fantômes qui jamais ne le quitteraient.


Trois jours plus tard, Lawler s’enfonça dans les entrailles du navire pour aller chercher du matériel dans la cale. Il n’avait pour s’éclairer qu’une petite bougie. Dans la pénombre, il faillit heurter Kinverson et Sundira qui sortaient de derrière un amoncellement de caisses. Le visage couvert de sueur, les cheveux en bataille, ils eurent l’air un peu étonné de le voir. Il n’y avait guère de doute à avoir sur ce qu’ils venaient de faire.

— Bonjour, docteur, dit Kinverson sans se démonter et en le regardant droit dans les yeux.

Sundira n’ouvrit pas la bouche. Elle tira sur sa tunique pour la ramener vers l’avant où elle était entrouverte et passa devant Lawler, le visage impénétrable, croisant fugitivement le regard du médecin et détournant aussitôt les yeux. Elle semblait moins embarrassée que désireuse de se retrancher dans quelque sphère intime. Piqué au vif, Lawler inclina sèchement la tête comme s’il s’agissait d’une rencontre tout à fait banale dans une partie tout à fait anodine du navire et reprit sa route vers la zone où était entreposé son matériel médical.

C’était le premier indice probant qu’il avait de la liaison entre Kinverson et Thane et le coup fut plus rude qu’il ne l’aurait cru. Les paroles de Kinverson sur le vol nuptial des poissons-taupe lui revinrent brusquement en mémoire. Il se demanda si elles ne lui avaient pas été insidieusement destinées. Ce sont ceux qui volent le plus vite et le plus loin qui touchent le gros lot.

Non. Non. Lawler avait eu à Sorve de nombreuses occasions de nouer une liaison avec Sundira, mais il avait préféré s’abstenir, pour des raisons qui, sur le moment, lui avaient paru assez fortes.

Alors, pourquoi souffrait-il autant maintenant ?

Tu la désires plus que tu ne voudras jamais le reconnaître, même en ton for intérieur.

Oui. C’était vrai. Surtout là, sur le moment.

Pourquoi ? Est-ce parce qu’elle est avec quelqu’un d’autre ?

La question n’était pas là. Mais il avait envie d’elle. Il en avait déjà conscience depuis un certain temps, mais il n’avait jamais rien fait. Peut-être le moment était-il venu de commencer à s’interroger sérieusement sur le pourquoi de cette attitude.


Il les revit ensemble un peu plus tard, côte à côte sur la passerelle. Kinverson semblait avoir péché quelque chose d’assez bizarre et il le lui montrait avec la fierté du chasseur rapportant une belle prise à sa femme.

— Docteur ? s’écria Kinverson en passant la tête par-dessus le garde-corps.

Il souriait avec une amabilité légèrement narquoise, à moins que ce fût une désinvolture teintée de condescendance.

— Voulez-vous monter une minute, doc ? reprit Kinverson. J’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser.

Le premier mouvement de Lawler fut de secouer la tête et d’aller son chemin. Mais il ne voulait pas leur donner le plaisir de les éviter ostensiblement. De quoi avait-il peur ? De voir sur la peau de Sundira l’empreinte des grosses pattes de Kinverson ? Ne sois donc pas si stupide, se dit-il en commençant à grimper la petite échelle.

Kinverson avait tous ses engins de pêche, gaffes, crochets, lignes, etc., fixés aux bordages. Lawler vit également les filets dont se servait Gharkid pour ramasser les algues.

Une créature verte aux formes gracieuses, ressemblant un peu à un plongeur, mais plus petite, gisait sur la passerelle dans une flaque jaunâtre, comme si Kinverson venait juste de la sortir de l’eau. Lawler ne connaissait pas cette espèce. Très probablement une sorte de mammifère. Pourvu d’un appareil respiratoire, comme tant d’autres habitants des océans d’Hydros.

— Qu’est-ce que vous avez pris là ? demanda-t-il à Kinverson.

— Eh bien, doc, à vrai dire, on ne sait pas.

L’animal aquatique avait un front bas et tombant, un museau allongé terminé par des barbillons gris et raides, et un corps mince et fuselé, avec une nageoire caudale à trois lobes. La colonne vertébrale était apparente et les membres antérieurs aplatis formaient d’étroites nageoires qui n’étaient pas sans évoquer celles des Gillies et à l’extrémité desquelles dépassaient des griffes grises et crochues. Les yeux, noirs, ronds et luisants, étaient ouverts.

L’animal ne semblait pas respirer. Mais il n’avait pas l’air mort non plus. Il y avait dans ses yeux une expression qui pouvait être de la peur ou bien de l’incompréhension. Comment le savoir ? C’étaient les yeux d’une créature inconnue où l’on pouvait seulement lire une forme d’inquiétude.

— Il était empêtré dans les mailles d’un des filets de Gharkid que j’ai remonté, expliqua Kinverson. Même en passant toute sa vie sur cet océan, on n’arrêterait pas de découvrir des créatures nouvelles.

Il donna du doigt un petit coup sur le flanc de l’animal qui réagit en remuant légèrement, presque imperceptiblement, la queue.

— À mon avis, il est fichu, reprit Kinverson. Qu’en pensez-vous ? Dommage, il était beau.

— Laissez-moi regarder d’un peu plus près, dit Lawler.

Il s’agenouilla près de l’animal et posa délicatement la main sur son flanc. La peau était chaude, moite, peut-être fiévreuse. Il percevait une respiration très faible. L’animal roula les yeux pour voir ce que faisait Lawler, mais sans manifester beaucoup d’intérêt. Puis sa bouche s’ouvrit et Lawler découvrit avec stupéfaction qu’elle contenait un bizarre lacis de tissu ligneux, une structure sphérique formant un enchevêtrement de filaments blancs obstruant toute la bouche et le gosier de l’animal. Les filaments s’unissaient en une hampe épaisse qui disparaissait au fond de la gorge.

Lawler appuya les mains sur l’abdomen et sentit à l’intérieur un ensemble de nœuds et de bosses là où tout aurait dû être souple. Ses doigts avaient fini par perdre leur raideur et il était en mesure de lire la topographie de l’intérieur du corps de l’animal comme s’il l’avait disséqué avec un scalpel. Partout où il posait la main, il sentait la présence de l’organisme qui l’avait envahi. Il fit pivoter la créature et vit d’autres filaments du réseau fibreux sortant de l’anus, juste au-dessous de la queue.

L’animal émit soudain un son sec et saccadé. Sa bouche s’ouvrit toute grande, bien plus que Lawler ne l’aurait cru possible. L’enchevêtrement fibreux apparut, se projeta à l’extérieur comme s’il était monté sur un socle et commença de se balancer de droite et de gauche. Lawler se redressa rapidement et recula. Quelque chose ressemblant à une petite langue rose se détacha de la sphère fibreuse et se tortilla frénétiquement sur le pont, allant et venant avec une furieuse énergie. Lawler abattit sa botte sur elle au moment où elle passait devant lui en se dirigeant vers Sundira. Une deuxième langue autonome jaillit de la sphère. Lawler l’écrasa aussitôt. La sphère remuait lentement, comme si elle rassemblait son énergie pour en lancer d’autres.

— Balancez cet animal à l’eau, dit Lawler à Kinverson. Faites vite.

— Hein ?

— Soulevez-le et faites-le passer par-dessus bord. Allez-y !

Kinverson avait suivi la palpation d’un air à la fois intrigué et distant. Mais le ton insistant de Lawler le poussa à réagir. Il glissa une de ses grosses pattes sous le ventre de l’animal, le souleva et le lança en l’air. La créature retomba lourdement, inerte, comme un sac, mais, à la dernière seconde, elle parvint à se redresser et à prendre contact en douceur avec la surface de l’eau, la tête la première, comme si ses réflexes fonctionnaient encore partiellement. L’animal donna encore un puissant coup de queue et disparut instantanément sous l’eau.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Kinverson.

— Infestation d’un parasite. Du museau à la queue, cet animal était rempli d’un organisme végétal. Vous avez bien vu sa bouche ? Et tout le reste de son corps était pareil. Il était totalement envahi par le parasite. Quant à ces petites langues roses… À mon avis, il s’agissait de rejets à la recherche d’un nouvel hôte.

— Comme pour le champignon tueur ? demanda Sundira en réprimant un frisson.

— Oui, quelque chose comme cela.

— Vous croyez qu’il aurait pu s’attaquer à nous ?

— Il allait essayer, dit Lawler, cela ne fait aucun doute. Dans un océan aussi vaste que celui-ci, les parasites ne peuvent se permettre de choisir un hôte spécifique. Ils se font héberger partout où ils le peuvent.

Il regarda par-dessus le plat-bord, comme s’il s’attendait à moitié à voir le navire entouré d’une nuée d’animaux marins grouillants de parasites et se laissant passivement flotter. Mais il n’y avait rien d’autre à voir que l’écume jaune veinée de filaments rouges. Il se retourna brusquement vers Kinverson.

— Je veux que vous interrompiez la pêche sous toutes ses formes jusqu’à ce que nous nous soyons suffisamment éloignés de cette partie de l’océan. Je vais aller voir Dag Tharp pour lui demander de transmettre cet ordre aux autres bâtiments.

— Nous avons besoin de nourriture fraîche, docteur.

— Vous tenez à prendre la responsabilité d’examiner personnellement chaque prise pour vérifier si elle n’héberge pas ce végétal parasite ?

— Certainement pas !

— Alors, nous ne péchons plus rien par ici. C’est aussi simple que cela. Je préfère me nourrir pendant quelque temps de poisson séché plutôt que d’avoir le ventre rempli par une de ces saloperies. Pas vous ?

Kinverson inclina gravement la tête.

— Dommage, dit-il, il était bien beau.

Le lendemain, naviguant toujours dans la Mer Jaune, ils eurent à affronter leur première lame de fond. Ils étaient en mer depuis plusieurs semaines et le plus étonnant restait qu’il leur avait fallu attendre si longtemps.

Il était impossible d’échapper à ces phénomènes de marée. Les trois lunes de la planète, petites et au déplacement rapide, tournaient autour d’Hydros en décrivant des orbites compliquées qui se croisaient et se recroisaient. À intervalles réguliers, elles se trouvaient alignées de telle manière qu’elles exerçaient une puissante force de gravitation sur la sphère liquide autour de laquelle elles tournaient. Cela provoquait le soulèvement d’une énorme masse d’eau qui se déplaçait continuellement autour du ventre de la planète en mouvement. Des mouvements ondulatoires de moindre amplitude, produits par les champs de gravitation de chacune des lunes, suivaient des trajectoires obliques. Les Gillies avaient conçu leurs îles de manière qu’elles puissent résister aux lames sur la trajectoire desquelles elles se trouvaient nécessairement à un moment ou à un autre. En certaines occasions exceptionnelles, les lames de moindre amplitude croisaient la trajectoire de la plus importante et déclenchaient le phénomène baptisé la Vague. Les îles des Gillies étaient également construites pour résister à la Vague, mais les bateaux et les navires qu’elle surprenait en mer étaient emportés comme fétus de paille. La Vague était ce que les marins redoutaient plus que tout au monde.

Cette première lame n’était pas des plus redoutables.

C’était une journée lourde et humide avec un soleil pâle, diffus, exsangue. Martello, Kinverson, Gharkid, Pilya Braun, ceux du premier quart, étaient de service.

— Mer houleuse droit devant ! cria Kinverson de son poste dans la mâture.

Onyos Felk, qui était à la barre, saisit la lunette d’approche. Lawler, qui venait juste de monter sur le pont après avoir fait son bilan médical quotidien… avec le reste de la flottille, sentit le pont s’enfoncer et se cabrer sous lui, comme si le navire avait posé sa quille sur quelque chose de solide. Des embruns jaunâtres lui fouettèrent le visage.

Il leva la tête vers le poste de timonerie. Felk lui faisait de grands signes véhéments.

— Une lame ! cria le cartographe. Descendez vous mettre à l’abri !

Lawler vit Pilya et Léo Martello fixer les cordages qui retenaient les voiles. Quelques instants plus tard, ils se laissèrent tomber sur le pont. Gharkid était déjà descendu dans l’entrepont et Kinverson arrivait à son tour au pas de course.

— Venez, doc, lança-t-il en lui faisant signe de le suivre. Il ne fait pas bon rester sur le pont maintenant.

— D’accord, dit Lawler.

Mais il demeura encore quelques instants près du bastingage. Et il vit la lame. Elle se dirigeait droit sur eux, venant du nord-ouest, comme une sorte de petit message de bienvenue de la lointaine Grayvard. C’était une épaisse muraille d’eau grise dressée sur l’horizon qui fonçait sur eux à une vitesse impressionnante. Lawler imagina une sorte de bâton se déplaçant dans la mer, juste au-dessous de la surface, et soulevant cette puissante crête distendue. Un vent froid, chargé d’embruns, la précédait comme un sombre présage.

— Doc ? cria Kinverson de l’écoutille. Le pont risque d’être balayé par la lame.

— Je sais, dit Lawler.

Mais la puissance de l’énorme vague le fascinait et le retenait en haut. Kinverson disparut dans l’intérieur du navire avec un haussement d’épaules. Lawler était seul sur le pont. Comprenant que les autres pouvaient décider de fermer le panneau de l’écoutille et le laisser seul, il lança un dernier regard dans la direction de la vague et se précipita vers l’ouverture. Tout le monde, à l’exception de Henders et de Delagard, était rassemblé dans l’escalier et se préparait à affronter le choc imminent.

Kinverson referma le panneau de l’écoutille et poussa la barre.

Un étrange grincement s’éleva des profondeurs du navire, quelque part à l’arrière.

— Le magnétron se met en marche, dit Sundira Thane.

— Vous avez déjà vécu cela ? demanda Lawler en se tournant vers elle.

— Trop souvent. Mais, cette fois-ci, ce ne sera pas méchant.

Le grincement s’amplifia. Le magnétron envoya vers le noyau de la planète constitué de fer en fusion un flux magnétique capable de soulever le navire d’un ou deux mètres au-dessus de l’eau, un peu plus si nécessaire, juste ce qu’il fallait pour qu’il échappe au plus fort de la lame. Le champ de déplacement magnétique était l’unique appareil d’une technologie avancée que les humains venus des autres planètes de la galaxie avaient réussi à emporter sur Hydros. Dann Henders avait déclaré un jour qu’un appareil aussi puissant que le magnétron pourrait avoir des applications beaucoup plus utiles aux colons que de permettre aux navires de Delagard de rester à flot sur une mer très agitée. Henders était probablement dans le vrai, mais l’armateur gardait les magnétrons sous clé, à bord de ses navires. Les appareils étaient sa propriété, les joyaux de la couronne de l’empire maritime des Delagard, l’origine de la fortune familiale.

— Sommes-nous montés ? demanda Lis Niklaus d’une voix inquiète.

— Quand le grincement s’arrêtera, répondit Neyana Golghoz. Voilà… Ça y est.

Tout était silencieux.

Le navire flottait juste au-dessus de la crête de la lame.

Cela ne dura qu’un moment. Quelle que fût sa puissance, le magnétron avait ses limites. Mais un moment suffisait. La lame arriva et le navire passa doucement par-dessus, puis redescendit de l’autre côté, reprenant contact avec l’eau dans le creux formé à sa base. En reprenant sa place sur les flots, il trembla, oscilla et toute sa membrure tressaillit. L’impact fut plus violent que Lawler ne l’avait imaginé et il dut s’arc-bouter pour ne pas être jeté au sol.

Puis tout se calma et la quille se retrouva d’aplomb.

Delagard sortit par l’écoutille donnant accès à la cale, le visage illuminé par un grand sourire d’autosatisfaction. Dann Henders le suivait de près.

— Et voilà ! annonça l’armateur. C’est terminé ! Tout le monde à son poste ! En avant toute !

Dans le sillage de la lame, la mer légèrement agitée se balançait comme un berceau. Quand il remonta sur le pont, Lawler vit la lame qui s’éloignait vers le sud-est, une ondulation écumeuse à la surface de l’eau. Il vit le pavillon jaune du Soleil Doré, le rouge des Trois Lunes, le vert et noir de la Déesse de Sorve. Plus loin, il distingua les deux autres bâtiments qui n’avaient apparemment pas souffert.

— Cela n’a pas été trop dur, dit-il à Dag Tharp qui venait de monter derrière lui.

— Attendez, dit Tharp. Attendez un peu.

4

La mer changea de nouveau. Un courant froid et rapide venant du sud ouvrait un sillon dans les algues jaunes. Il n’y eut d’abord qu’une étroite saignée d’eau libre au milieu de l’écume, puis une bande plus large et enfin, quand la flottille atteignit le courant en son endroit le plus large, la mer alentour retrouva une couleur d’un bleu limpide.

Kinverson demanda à Lawler s’il pensait que les animaux marins étaient maintenant à l’abri du parasite végétal. Les voyageurs n’avaient pas eu de poisson frais depuis plusieurs jours.

— Péchez donc quelque chose et nous verrons bien, lui dit Lawler. Mais faites attention quand votre prise sera sur le pont.

Mais Kinverson n’eut pas à faire attention à quoi que ce fût. Les filets qu’il remonta étaient vides, l’appât sur les hameçons intact. Il y avait pourtant des poissons en abondance dans ces eaux, mais ils restaient à distance des navires. Les voyageurs en voyaient parfois des bancs entiers qui s’éloignaient rapidement à leur approche. Les autres navires signalèrent la même chose. Ils auraient aussi bien pu naviguer dans des eaux totalement désertes.

L’heure du repas venue, il y eut des protestations dans la cuisine.

— Je ne peux rien vous préparer, si personne n’attrape rien, dit Lis Niklaus. Adressez-vous à Gabe.

Kinverson demeura indifférent.

— Je ne peux rien attraper si les poissons ne s’approchent pas de nous. Si vous n’êtes pas contents, vous n’avez qu’à plonger et à les attraper à mains nues. D’accord ?


Les poissons continuaient de garder leurs distances, mais les navires entraient dans une zone riche en algues de différentes sortes. Des masses flottantes d’une espèce rouge, aux ramifications très denses, se mêlaient aux longues lames étalées d’une succulente espèce bleu-vert. Gharkid se régala en les récoltant.

— Elles seront bonnes à manger, dit-il. Je le sais. Nous avons de quoi nous alimenter avec elles.

— Mais, objecta Léo Marte, si vous ne connaissez pas ces espèces…

— Je sais. Elles seront bonnes à manger.

Gharkid les goûta lui-même, avec cette innocence tranquille que Lawler trouvait si extraordinaire. L’algue rouge, déclara-t-il, était à consommer en salade, mais la bleu-vert serait meilleure cuite dans un peu d’huile de poisson. Il passait toutes ses journées au poste de pêche, remontant de pleins filets d’algues, jusqu’à ce que la moitié du pont soit recouverte d’une masse végétale trempée.

Quand Lawler alla le voir, il était assis et triait les algues encore ruisselantes d’eau. De petits animaux marins qui s’étaient fait prendre dans le filet se déplaçaient dans l’enchevêtrement humide : escargots, crabes et minuscules crustacés à la carapace d’un rouge très vif qui ressemblaient à des châteaux de conte de fées miniatures. Gharkid ne semblait aucunement préoccupé par la possibilité que ces minuscules passagers eussent un aiguillon venimeux ou des mâchoires assez puissantes pour infliger de cruelles morsures, qu’ils eussent des excréments toxiques ou fussent porteurs d’autres dangers. Il les écartait de ses algues avec une sorte de peigne fait de roseaux et se servait de ses mains pour gagner du temps. Quand Lawler s’approcha, Gharkid lui adressa un grand sourire qui découvrit des dents étincelantes dans un visage basané.

— La mer a été bonne pour nous aujourd’hui. Elle nous a donné une belle récolte.

— Où avez-vous appris tout ce que vous savez sur les plantes aquatiques, Natim ?

— Dans la mer, répondit Gharkid, l’air perplexe. Où voulez-vous que j’aie appris ? C’est de la mer que vient la vie. Quand on y va, on apprend à connaître ce qui est bon. On essaie telle ou telle plante et on se rappelle.

Il saisit quelque chose dans un bouquet de thalles rouges et le leva délicatement pour permettre au médecin de l’examiner.

— Si beau, dit-il. Tellement délicat.

C’était une sorte de limace de mer jaune mouchetée de rouge qui ressemblait presque à un petit fragment d’écume de la mer qu’ils avaient laissée derrière eux. Une douzaine d’yeux noirs d’une étrange intensité, gros comme le bout du doigt, oscillaient à l’extrémité d’un épais pédicule. Lawler ne percevait ni beauté ni délicatesse dans l’animal jaunâtre et visqueux, mais Gharkid semblait absolument charmé. Il approcha la limace de son visage et lui sourit. Puis il la lança par-dessus bord.

— Une créature bénie de la mer, dit Gharkid d’un ton empreint d’une bienveillance absolue qui eut le don d’irriter Lawler.

— Vous vous demandez dans quel but elle a été créée, dit-il.

— Oh ! non, monsieur le docteur ! Non, je ne me pose pas ces questions. Qui suis-je pour demander à la mer pourquoi elle fait ce qu’elle fait ?

Il parlait de la mer avec une telle révérence qu’il semblait presque la considérer comme une divinité. Peut-être était-ce le cas. De toute façon, c’était une question qui n’appelait pas de réponse, une question impossible à aborder pour quelqu’un ayant la tournure d’esprit de Lawler. Il n’avait nul désir de traiter Gharkid avec condescendance et assurément pas de l’offenser. Se sentant presque impur devant l’innocence émerveillée du petit homme, il lui fit un sourire et s’éloigna. En levant la tête, il aperçut le père Quillan qui les observait de loin.

— Je l’ai regardé travailler, dit le prêtre quand Lawler s’approcha de lui. Je l’ai vu prendre toutes ces algues, les trier, reformer des tas. Il n’arrête pas. Cet homme à l’air si doux est habité par une sorte de fureur. Que savez-vous de lui, docteur ?

— De Gharkid ? Pas grand-chose. Il ne fréquente presque personne et ne parle pas beaucoup. Il est arrivé à Sorve il y a quelques années et je ne sais même pas où il vivait avant. À part les algues, rien ne semble l’intéresser.

— Un mystère.

— Oui, un mystère. Je l’ai longtemps considéré comme un penseur tournant et retournant Dieu sait quel problème philosophique dans le secret de son cerveau, mais je me demande maintenant s’il a jamais fait autre chose que se pencher sur les différentes sortes d’algues. Vous savez, le silence peut facilement passer pour de la profondeur. J’en arrive aujourd’hui à penser qu’il est aussi simple qu’il le paraît.

— C’est possible, dit le prêtre, mais cela m’étonnerait fort. Il ne m’a encore jamais été donné de rencontrer une âme véritablement simple.

— Vous parlez sérieusement ?

— Certains en donnent l’impression, mais ce n’est qu’une illusion. Dans ma branche, l’occasion se présente tôt ou tard de lire dans l’âme des gens, soit parce qu’ils finissent par se confier au prêtre, soit parce qu’ils en viennent à la longue à ne plus le considérer que comme un voile ténu entre Dieu et eux. C’est alors que l’on découvre que même les plus simples sont loin d’être simples. Innocents, peut-être, mais jamais simples. L’esprit humain, aussi limité soit-il, est trop compliqué pour qu’on y puisse trouver la simplicité. Vous me pardonnerez, docteur, mais je vous suggère de revenir à votre première hypothèse. Je crois que Gharkid pense. Je crois qu’il cherche Dieu, comme tout un chacun.

Lawler sourit. Croire en Dieu était une chose, mais chercher Dieu était quelque chose de totalement différent. Autant qu’il pût en juger, Gharkid pouvait fort bien être croyant, avoir une foi fervente, aveugle. Mais celui qui cherchait Dieu, c’était Quillan lui-même. Cela l’amusait toujours de voir comment les hommes projettent sur le monde qui les entoure leurs besoins et leurs craintes, et comment ils les élèvent au rang de lois fondamentales de l’univers.

Et trouver Dieu était-il véritablement ce que tout le monde essayait de faire, tout le monde sans exception ? Quillan, assurément. C’était pour lui une nécessité professionnelle, pour ainsi dire. Mais Gharkid ? Et Kinverson ? Et Delagard ? Et Lawler lui-même ?

Le médecin considéra longuement le prêtre. Il commençait à être capable de lire sur son visage. Quillan avait deux modes d’expression. L’un était celui de l’homme pieux et sincère ; l’autre celui de l’individu froid, vide, cynique, privé de Dieu. Il passait de l’un à l’autre suivant les tempêtes spirituelles qui faisaient rage dans son cerveau troublé. Lawler avait à cet instant le sentiment d’avoir affaire au pieux Quillan, au Quillan sincère.

— Vous croyez donc que, moi aussi, je cherche Dieu ?

— Bien entendu !

— Parce que je suis en mesure de citer quelques versets de la Bible ?

— Parce que vous croyez pouvoir passer toute votre vie dans Son ombre sans accepter une seule seconde la réalité de Son existence. C’est une situation qui engendre automatiquement son contraire. Niez l’existence de Dieu et vous êtes condamné à passer votre vie à Le chercher, ne fût-ce que pour acquérir la certitude que vous êtes dans le vrai.

— Ce qui est précisément votre situation, mon père.

— Évidemment.

Lawler tourna la tête vers Gharkid qui, à l’autre bout du pont, triait patiemment le contenu de son dernier filet, arrachant les thalles morts et les lançant par-dessus le plat-bord. Il fredonnait doucement, pour lui-même, un air sans mélodie.

— Et celui qui ne nie pas l’existence de Dieu et qui ne l’accepte pas non plus, poursuivit Lawler, celui-là ne serait-il pas une personne véritablement simple ?

— Oui, dit le prêtre, je suppose. Mais je n’en ai encore jamais connu.

— Eh bien, je vous suggère d’avoir une petite conversation avec notre ami Gharkid.

— C’est déjà fait, dit Quillan.


La pluie se faisait toujours attendre. Les poissons avaient décidé de revenir à portée des engins de Kinverson, mais le ciel demeurait implacable. Les voyageurs approchaient de la fin de leur troisième semaine de mer et leur provision d’eau douce commençait à s’épuiser. Le peu qui restait prenait un goût saumâtre. Le rationnement était pour eux tous une seconde nature, mais la perspective de devoir se contenter de l’eau qui restait dans les citernes pendant le reste des huit semaines nécessaires pour atteindre Grayvard n’avait rien de réjouissant.

Il était encore trop tôt pour commencer à se nourrir des globes oculaires, du sang et des fluides spinaux d’animaux marins – des techniques de survie que Kinverson avait expérimentées pendant de longues traversées solitaires sans pluie – et la situation n’était pas encore assez critique pour sortir le matériel permettant de distiller de l’eau de mer. C’était l’ultime recours, la production lente et continue d’eau douce, goutte après goutte, un procédé inefficace et fastidieux à n’utiliser qu’à la dernière extrémité.

Il y avait d’autres moyens. Le poisson cru, à la chair gorgée d’humidité et dont la teneur en sel était relativement faible, faisait maintenant partie de leur régime alimentaire quotidien. Lis Niklaus faisait de son mieux pour préparer et présenter des filets appétissants, mais ce régime devint vite lassant et même écœurant. Il était également utile de s’asperger la peau et d’imbiber ses vêtements d’eau de mer ; c’était une manière d’abaisser la température interne et donc de réduire les besoins en eau du corps. De plus, c’était le seul moyen de rester propre, car l’eau douce du bord était trop précieuse pour servir aux ablutions.

Mais un beau jour, dans le courant de l’après-midi, le ciel s’assombrit brusquement et un véritable déluge s’abattit sur eux.

— Des seaux ! hurla Delagard. Des bouteilles, des tonneaux, des bidons, tout ce qui vous tombe sous la main ! Sortez tout sur le pont !

Tout le monde commença à grimper et à dévaler les échelles, tirant tout ce qui pouvait contenir de l’eau, jusqu’à ce que le pont soit couvert de récipients de toute sorte. Puis ils se déshabillèrent, tous et toutes, et commencèrent à danser nus sous la pluie bienfaisante, comme des déments, pour débarrasser leur peau et leurs vêtements de la croûte de sel qui s’y était formée. Delagard, satyre trapu, velu, mamelu comme une femme, gambadait sur le pont. Lis Niklaus, riant et criant de joie, sautait à ses côtés, ses longs cheveux blonds collés à ses épaules, les deux énormes globes de ses seins tressautant comme des planètes menaçant de quitter leur orbite. Le petit Dag Tharp au corps de gringalet dansait avec Neyana Golghoz qui semblait assez robuste pour le faire passer d’une chiquenaude par-dessus son épaule. Seul, près du mât d’artimon, Lawler savourait la pluie quand Pilya Braun s’approcha de lui en se trémoussant, la prunelle étincelante, les lèvres entrouvertes en un sourire aguicheur. Sa peau olivâtre, luisante sous la pluie, était magnifique. Lawler dansa avec elle pendant une ou deux minutes, admirant ses cuisses musclées et sa poitrine opulente, mais quand, par ses mouvements, Pilya sembla manifester le désir de partir avec lui et d’aller chercher un petit coin tranquille dans l’entrepont, il fit semblant de ne pas comprendre ce qu’elle essayait de lui communiquer et elle finit par s’éloigner.

Gharkid gambadait sur la passerelle, à côté de ses tas d’algues. Dann Henders et Onyos Felk se tenaient par la main et dansaient en rond autour de l’habitacle. Le père Quillan s’était débarrassé de sa robe ; blafard et anguleux, la tête levée au ciel et les yeux vitreux, les bras écartés et les épaules agitées d’un mouvement mécanique, il semblait en transe. Leo Martello dansait avec Sundira ; deux jeunes gens minces, agiles et vigoureux qui allaient bien ensemble. Lawler chercha Kinverson du regard et le découvrit à l’avant du navire. Debout, nu sous la pluie, il laissait avec détachement l’eau dégouliner sur son corps de colosse.

Le grain ne dura pas plus d’un quart d’heure. Lis calcula par la suite qu’il leur avait fourni une demi-journée supplémentaire d’eau douce.


Entre les accidents du bord, les ampoules et les foulures, des dysenteries bénignes et, ce jour-là, une fracture de la clavicule sur le navire de Bamber Cadrell, Lawler avait constamment des soins à donner. Il ressentait la fatigue causée par la nécessité de se multiplier au service de toute la flottille. Accroupi devant l’appareillage incompréhensible de Dag Tharp, Lawler faisait par radio une grande partie de son travail. Mais une fracture ne pouvait être réduite par radio. Il lui fallut donc se rendre en glisseur sur la Déesse de Sorve de Cadrell pour s’en occuper.

Un déplacement en glisseur était une tâche malaisée. Le glisseur était un hydrofoil ultraléger actionné au moyen de pédales, aussi fragile que ces crabes géants aux pattes interminables que Lawler avait vus en plusieurs occasions se déplacer avec précaution sur le fond de la baie de Sorve. C’était une simple nacelle faite de feuilles d’un bois extrêmement léger et munie de pédales, de flotteurs, d’ailes fixées sur un portant extérieur pour assurer la sustentation et d’une hélice performante. La coque était recouverte d’une couche visqueuse de micro-organismes qui réduisaient le frottement.

Dann Henders accompagna Lawler jusqu’à la Déesse de Sorve. Le glisseur fut mis à l’eau avec un bossoir et les deux hommes descendirent en se laissant glisser le long d’un cordage. Les pieds de Lawler se trouvaient à peine à quelques centimètres de la surface de l’eau quand il prit place sur le siège avant du glisseur. La fragile embarcation qui se balançait doucement sur les flots paisibles donnait l’impression de n’être protégée que par une mince pellicule d’un abîme béant. Lawler se représenta des tentacules jaillissant des profondeurs, des yeux moqueurs, grands comme des soucoupes, fixés sur lui, des mâchoires argentées s’ouvrant démesurément.

— Prêt, doc ? demanda Henders en s’installant derrière lui. En avant !

En pédalant tous les deux de toutes leurs forces, ils permirent à peine au glisseur d’atteindre la vitesse nécessaire au décollage. C’est le début qui était le plus dur. Quand la vitesse fut suffisante, la paire d’ailes supérieures qui avaient assuré le démarrage se replièrent en sortant de l’eau, réduisant la résistance, et la petite paire d’ailes placées au-dessous prirent le relais pour supporter l’engin.

Mais il n’était pas question de ralentir. Comme toutes les embarcations rapides, le glisseur devait constamment demeurer dans sa lame d’étrave. S’ils ralentissaient la cadence, ne fût-ce qu’un moment, ils retombaient et étaient happés par les flots. Aucun tentacule ne se glissa vers eux pendant le court trajet, aucune mâchoire aux dents acérées ne vint chatouiller la plante de leurs pieds. Des cordages avaient été lancés par-dessus le bordage de la Déesse de Sorve et ils furent hissés sur le pont.

La clavicule cassée était celle de Nimber Tanamind, un hypocondriaque chronique dont le problème médical ne pouvait nullement, cette fois, être mis en doute. Une bôme lui avait fracassé la clavicule gauche et tout le haut de son corps massif était gonflé et meurtri. Pour une fois, là encore, Nimber ne se plaignait pas. Peut-être était-ce le choc, peut-être la peur, peut-être était-il abruti de douleur ; adossé à un tas de filets, l’air hébété, ses yeux fixaient le vague. Il avait les bras tremblants et ses doigts étaient agités de curieuses petites secousses. Brondo Katzin et sa femme Eliyana se tenaient à ses côtés tandis que Salai, la femme du blessé, arpentait fiévreusement le pont.

— Nimber, dit Lawler en refoulant son émotion, car il le connaissait depuis sa plus tendre enfance. Qu’as-tu encore fait, sombre idiot ?

Tanamind souleva légèrement la tête. Il semblait avoir très peur. Il ne répondit pas et se contenta d’humecter ses lèvres. Malgré la fraîcheur, son front était couvert de gouttes de sueur luisantes.

— C’est arrivé il y a combien de temps ? demanda Lawler à Bamber Cadrell.

— À peu près une demi-heure, répondit le capitaine.

— Il a gardé toute sa connaissance depuis le début ?

— Oui.

— Vous lui avez donné quelque chose ? Un sédatif ?

— Juste un peu d’alcool, répondit Cadrell.

— Bon, dit Lawler, au travail. Couchez-le sur le dos… Voilà, bien à plat. Est-ce qu’il y a un oreiller ou quelque chose à glisser sous sa tête ? Oui, comme ça, entre les omoplates.

Il prit dans sa trousse un sachet d’analgésique.

— Allez me chercher un peu d’eau pour lui faire prendre cela, poursuivit-il. Et il me faut aussi des compresses. Eliyana ? À peu près de cette longueur et imbibées d’eau chaude…

Nimber ne gémit qu’une seule fois, quand Lawler exerça une traction sur ses épaules pour que les clavicules s’étirent et que la fracture se remette en place. Quand ce fut terminé, il ferma les yeux et sembla s’abîmer dans la méditation pendant que Lawler essayait de son mieux de résorber la tuméfaction et immobilisait le bras du patient pour éviter que la fracture se rouvre.

— Donnez-lui encore un peu d’alcool, dit le médecin quand il eut fini. Salai, ajouta-t-il en se tournant vers la femme de Nimber, ce sera à vous de le soigner. S’il a de la fièvre, donnez-lui un de ces sachets tous les matins. Si le côté de son visage commence à gonfler, appelez-moi. S’il se plaint d’avoir les doigts engourdis, prévenez-moi aussi. Tout ce qui pourrait le gêner d’autre n’aura probablement aucun caractère de gravité.

Puis il se tourna vers Cadrell.

— Bamber, je prendrais bien, moi aussi, un petit verre d’alcool.

— Tout se passe bien pour vous ? demanda Cadrell.

— Oui, depuis la disparition de Gospo, tout va bien. Et ici ?

— Absolument aucun problème.

— Cela fait plaisir à entendre.

Un échange de propos tout à fait banals, mais, depuis qu’il était monté à bord de la Déesse de Sorve, Lawler avait trouvé l’atmosphère fort guindée. Comment allez-vous, docteur, content de vous voir, bienvenue à bord… Un manque de naturel dans le contact, aucun échange de sentiments profonds. Même Nicko Thalheim, monté tardivement sur le pont, s’était contenté de sourire en faisant un petit signe de la tête. Lawler avait un peu le sentiment de ne plus être entouré de visages familiers, l’impression que tous ces gens, en quelques semaines, étaient devenus des étrangers. Lawler se rendit compte qu’il s’était totalement immergé dans une vie quasi insulaire à bord du navire de tête. Tout comme eux dans le microcosme constitué par la Déesse de Sorve. Il se demanda ce qu’il adviendrait de la petite communauté de Sorve quand elle se reformerait dans sa nouvelle patrie.

Le retour se passa sans incident. Une fois à bord de la Reine d’Hydros, il gagna directement sa cabine.

Sept gouttes d’extrait d’herbe tranquille. Et pourquoi pas dix ?

La nuit, accoudé au bastingage, écoutant la profonde et mystérieuse respiration de la mer, le regard dirigé vers les ténèbres impénétrables qui enveloppaient le navire, il arrivait souvent à Lawler de songer à la Terre disparue. Cette obsession qu’il avait de la planète de ses ancêtres semblait s’accroître de jour en jour, à mesure que la flottille faisait route sur les océans de la planète d’eau. Il s’efforçait sans se lasser de se représenter la Terre du temps où elle existait encore. Les vastes îles appelées pays, gouvernées par des rois et des reines, détenant une richesse et une puissance qui dépassaient l’entendement. Les guerres sanglantes. Les armes terrifiantes, capables d’anéantir des planètes. Puis la grande migration dans l’espace, le départ des myriades de vaisseaux spatiaux transportant les ancêtres de tous ces humains maintenant disséminés d’un bout à l’autre de la galaxie. Tous. Tous étaient issus de la même source, cette petite planète qui n’était plus.

Sundira, qui faisait une promenade nocturne sur le pont, apparut à côté de lui.

— Toujours en train de méditer sur le destin du cosmos, docteur ?

— Oui. Comme d’habitude.

— Quel est le thème de vos réflexions de la nuit ?

— L’ironie. Pendant de si longues années, les peuples de la Terre ont essayé de se détruire mutuellement au cours de leurs petites guerres mesquines et meurtrières, mais ils n’ont jamais réussi. Et c’est leur propre soleil qui, en explosant, y est parvenu en une seule journée.

— Heureusement que nous étions déjà partis nous établir sur les autres planètes.

— Oui, dit Lawler, le regard tourné vers les flots sombres infestés de monstres marins. Quelle chance nous avons eue !


Quand elle revint un peu plus tard, il n’avait toujours pas bougé.

— Vous êtes encore là, Valben ?

— Oui, je suis encore là.

C’était la première fois qu’elle l’appelait par son prénom et il trouva cela bizarre, presque déplacé. Il ne savait plus depuis combien de temps on ne l’avait pas appelé Valben.

— Pouvez-vous supporter encore une fois ma compagnie ?

— Bien sûr, répondit-il. Vous n’arrivez pas à dormir ?

— Je n’ai même pas essayé. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais il y a un service religieux dans l’entrepont.

— Et quels sont les fidèles qui y participent ?

— Le père Quillan, bien entendu. Lis et Neyana. Dann. Et Gharkid.

— Gharkid ? Il sort donc enfin de sa coquille, celui-là ?

— En fait, il se contente de regarder et d’écouter. C’est le père Quillan qui monopolise la parole. Il leur explique que Dieu est insaisissable, il leur dit qu’il sait à quel point il nous est difficile d’entretenir notre foi en un être suprême qui jamais ne nous parle, jamais ne nous donne la moindre preuve de sa réalité. Il dit qu’il sait que c’est un grand effort de garder la foi et qu’il ne devrait pas en aller ainsi, que ce ne devrait pas être un effort, que nous devrions accepter l’existence de Dieu les yeux fermés, mais que c’est trop difficile pour la plupart d’entre nous, etc. Et les autres boivent ses paroles. Gharkid écoute et, de temps en temps, il hoche la tête. C’est vraiment un type bizarre. Et vous, avez-vous envie de descendre et d’écouter le père Quillan ?

— Non. merci, répondit Lawler. J’ai déjà eu le privilège de l’entendre s’exprimer longuement sur ce sujet.

Ils restèrent tous deux silencieux pendant quelque temps.

— Valben, dit brusquement Sundira. C’est un drôle de nom, Valben.

— Un nom de la Terre.

— Non, certainement pas. John, Richard, Elizabeth sont des noms de la Terre. Léo a un nom de la Terre. Mais je n’ai jamais entendu le nom de Valben.

— Cela signifie-t-il pour autant que ce n’est pas un nom de la Terre ?

— Tout ce que je veux dire, c’est que je sais reconnaître les noms de la Terre et que je n’ai jamais connu personne qui s’appelait Valben.

— Alors, ce n’est peut-être pas un nom de la Terre. C’est pourtant ce que mon père m’avait affirmé, mais il s’est peut-être trompé.

— Valben, répéta-t-elle en jouant avec les sonorités. C’est peut-être un nom propre à votre famille, un nom qui vous est particulier. En tout cas, il est nouveau pour moi. Préférez-vous que je vous appelle Valben ?

— Si je préfère ? Non. Vous pouvez m’appeler Valben si vous en avez envie, mais personne ne le fait.

— Alors, comment aimez-vous qu’on vous appelle ? Vous aimez bien doc ?

— Oui, ça me va, répondit-il en haussant les épaules. On m’appelle aussi Lawler. Et quelques-uns Val. Mais ils sont très peu nombreux.

— Val. Oui, je trouve que cela sonne mieux que doc. Vous voulez bien que je vous appelle Val ?

Seuls ses plus vieux amis l’appelaient Val, des gens comme Nicko Thalheim, Nimber Tanamind ou Nestor Yanez. Cela ne sonnait pas bien dans la bouche de Sundira. Mais quelle importance ? Il s’y habituerait. Et puis Val était quand même préférable à Valben.

— Faites comme vous voulez, dit-il.

Trois jours plus tard, ils eurent à affronter une autre lame de fond qui, cette fois, venait de l’ouest. Elle était plus forte que la première, mais le magnétron leur permit d’écarter sans problème le danger. S’élever, passer par-dessus la crête, retomber dans le creux, une petite secousse à l’amerrissage et c’était tout.

Le temps demeurait frais et sec. Le convoi poursuivait sa route.


Il y eut au beau milieu de la nuit un choc sourd et violent contre la coque, comme si le navire venait de heurter un récif. Lawler se dressa sur son séant en bâillant et en se frottant les yeux. Il se demanda s’il n’avait pas rêvé. Tout était silencieux. Puis il y eut un autre bruit sourd, encore plus violent. Ce n’était donc pas un rêve. Il était encore à moitié endormi, mais déjà à moitié réveillé. Il compta une minute, une minute et demie. Un autre coup. Il perçut des craquements et des vibrations dans la membrure du navire.

Complètement réveillé, Lawler passa quelque chose autour de sa taille et se dirigea vers l’escalier des cabines. Des lumières s’étaient allumées, des silhouettes sortaient du poste d’équipage, le visage ensommeillé, dont un couple dans le plus simple appareil, sans doute comme il avait été surpris dans son sommeil. Lawler monta sur le pont. Le quart de nuit – Henders, Golghoz, Delagard, Niklaus, Thane – courait fébrilement en tous sens, se précipitant d’un côté à l’autre du navire, comme pour suivre les mouvements d’un ennemi attaquant par-dessous.

— Ils reviennent à la charge ! s’écria quelqu’un.

Un nouveau choc sourd ébranla les bordages.

Sur le pont le heurt était plus violent – le navire sembla tressaillir et s’incliner – et le bruit de l’impact sur ses œuvres vives plus net, un craquement sec, d’une intensité surprenante.

Lawler s’approcha de Dag Tharp qui se tenait devant le bastingage.

— Que se passe-t-il ?

— Regardez là-bas et vous comprendrez.

La mer était calme. Deux lunes brillaient au firmament, une de chaque côté du ciel, et la Croix, qui avait amorcé la lente descente nocturne qui se poursuivrait jusqu’à l’aube, était légèrement décalée vers l’orient. Les six navires de la flottille avaient rompu leur formation habituelle sur trois rangs et se trouvaient maintenant disposés en une sorte de cercle très lâche. Une douzaine de longues traînées phosphorescentes d’un bleu vif étaient visibles dans l’espace libre entre les navires, telles des flèches de feu fendant l’eau à une faible profondeur. Lawler observait les traînées phosphorescentes d’un air intrigué, quand il vit l’une d’elles se mettre en mouvement à une vitesse stupéfiante et filer comme une flèche dans l’obscurité droit sur l’embarcation naviguant à bâbord de son navire. Un son aigu et sinistre se fit entendre et son intensité s’accrut à mesure que le trait phosphorescent s’approchait de sa cible.

La collision eut lieu. Lawler perçut le craquement à l’impact et vit l’autre navire donner de la gîte. Des cris affaiblis lui parvinrent par-dessus l’eau.

Le trait phosphorescent recula et s’éloigna rapidement pour regagner le centre du cercle formé par les navires.

— Des poissons-pilon annonça Tharp. Ils essaient de nous envoyer par le fond.

Lawler agrippa le bastingage et se pencha vers la mer. Ses yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité et il distinguait nettement les assaillants à la lumière que leur propre corps émettait.

On eût dit des missiles vivants, au corps effilé, longs de dix à quinze mètres, propulsés par une puissante queue à deux nageoires. Leur front arrondi était prolongé par une épaisse corne jaune, longue d’à peu près cinq mètres et aussi solide qu’un tronc d’algue-bois, à l’extrémité émoussée, mais à l’aspect redoutable. Ils nageaient avec frénésie dans l’espace dégagé entre les navires ; des mouvements furieux de la queue leur permettaient d’atteindre une vitesse incroyable et de projeter leur corne contre les flancs des navires dans l’espoir manifeste de les fracasser. Puis, avec une obstination frisant la démence, ils faisaient demi-tour, s’éloignaient pour prendre de l’élan et chargeaient avec une violence accrue. Plus vite ils nageaient, plus la luminescence irradiant de leurs flancs devenait intense et plus le son qu’ils émettaient se faisait aigu.

Kinverson apparut brusquement, traînant une sorte d’énorme chaudron de fer entouré de fibres d’algues.

— Voulez-vous me donner un coup de main, doc ?

— Où allez-vous avec ça ?

— Sur la passerelle. C’est un émetteur de vibrations sonores.

L’appareil ressemblant à un chaudron était presque trop lourd pour que Kinverson le déplace seul. Lawler saisit une petite corde à nœuds pendant de son côté et ils réussirent à eux deux à le transporter au bout du pont. Delagard les rejoignit au pied de la passerelle et ils hissèrent l’appareil en haut de la superstructure.

— Putains de poissons-pilon ! grommela Kinverson. Je savais bien qu’on aurait affaire à eux un jour ou l’autre.

Un nouveau choc fit vibrer la coque. Lawler vit un trait éblouissant de lumière bleue ricocher sur le bordage et s’éloigner à toute allure.

De toutes les étranges créatures que la mer avait envoyées contre eux, ces animaux qui se jetaient aveuglément à l’assaut des navires semblaient les plus terrifiantes. On pouvait en écraser certaines, en éviter d’autres, se méfier de filets à l’aspect bizarre, mais que faire contre ces torpilles attaquant sous l’eau en pleine nuit, ces énormes créatures acharnées à couler les navires et capables d’y parvenir ?

— Sont-ils assez forts pour percer la coque ? demanda Lawler à Delagard.

— Cela s’est déjà vu. Seigneur ! Seigneur !

La silhouette colossale de Kinverson se découpant sur le ciel à la clarté des lunes se dressait au-dessus de l’énorme chaudron qu’il avait installé à l’extrémité de la passerelle. Le pêcheur qui avait détaché un long bâton fixé sur le côté du chaudron le saisit à deux mains et l’abattit sur le couvercle du chaudron comme s’il frappait la membrane d’un tambour. Un roulement sourd et prolongé se répercuta au-dessus des flots.

Kinverson frappa encore, et encore, et encore.

— Que fait-il ? demanda Lawler.

— Il envoie des ondes sonores. Les poissons-pilon ne voient pas. Ils s’orientent en projetant des ondes sonores vers leur cible. Kinverson est en train de brouiller leur sens de l’orientation.

Kinverson frappait sur son tambour avec une énergie et une ardeur phénoménales. L’air vibrait des roulements qu’il produisait. Mais pouvaient-ils pénétrer dans l’eau ? Oui, il semblait bien. Les poissons-pilon qui nageaient en tous sens au centre du cercle grossier formé par les navires semblaient se déplacer encore plus rapidement qu’avant, et les traînées phosphorescentes d’un bleu éblouissant qu’ils laissaient dans leur sillage formaient un réseau de lignes entrecroisées. Kinverson frappait sans relâche et une frénésie chaotique semblait gagner les mouvements des poissons-pilon. Ils faisaient des bonds, brisant de loin en loin la surface de la mer, s’élevant pendant quelques instants avant de retomber dans une grande gerbe d’eau. L’un d’eux heurta la coque du navire, mais obliquement, et le choc fut amorti. Les sons aigus qu’ils émettaient devenaient arythmiques et discordants. Kinverson s’arrêta pendant quelques instants, comme si la fatigue commençait à le gagner, et les poissons-pilon donnèrent l’impression de devoir se regrouper. Puis il reprit de plus belle, avec une ferveur accrue, frappant inlassablement le couvercle de son bâton. La mer sembla soudain s’agiter violemment et deux des assaillants bondirent hors de l’eau au même moment. À la lumière des autres poissons-pilon qui décrivaient autour d’eux des cercles désordonnés, Lawler vit que la corne de l’un d’eux avait pénétré dans les ouïes de l’autre, qu’elle avait même transpercé le crâne de son congénère. Les deux créatures soudées dans cette horrible position retombèrent dans un grand bouillonnement d’eau et commencèrent à couler. Un sillage phosphorescent marqua pendant quelques instants leur lente descente vers les profondeurs, puis ils disparurent.

Kinverson frappa encore trois fois sur le couvercle, trois coups lents et espacés, et il baissa le bras.

— Dag ? Dag, où êtes-vous passé ?

C’était la voix de Delagard qui s’élevait dans l’obscurité.

— Commencez à appeler tous les navires, poursuivit l’armateur. Assurez-vous qu’aucun n’a une voie d’eau.

Tout était calme et sombre à la surface de l’eau. Mais quand Lawler ferma les yeux, il eut l’impression que des traits brûlants de lumière bleue allaient et venaient devant ses paupières.


La lame suivante fut la plus violente qu’ils aient eu à affronter depuis le début du voyage. Elle arriva deux jours plus tôt que prévu, Onyos Felk s’étant à l’évidence trompé dans ses calculs, et elle les assaillit avec enthousiasme et une malveillance ardente, frappant par le travers les navires encalminés sur une mer d’huile où flottaient des algues grises dégageant des effluves d’une étrange suavité qui embaumaient l’air. Lawler était occupé dans sa cabine à inventorier son stock de remèdes. Le choc fut si violent qu’il crut tout d’abord que les poissons-pilon étaient revenus à l’assaut. Mais non, cela n’avait rien à voir avec l’impact localisé d’une corne de poisson-pilon. Cela ressemblait beaucoup plus à une gifle assénée sur la coque par une main géante et faisant reculer le navire sur sa propre route. Il entendit le magnétron se mettre en marche et attendit de sentir le navire se soulever, et le brusque silence signifiant qu’ils pénétraient dans le champ de gravitation au-dessus de la muraille d’eau. Mais le silence ne vint pas et Lawler dut s’agripper de toutes ses forces au bord de sa couchette quand le navire donna de la bande à un angle invraisemblable en le projetant vers la cloison. Différents objets tombèrent des étagères et glissèrent à toute vitesse sur le plancher pour s’amonceler en vrac à l’autre bout de la cabine.

Que se passait-il ? Était-ce la Vague tant redoutée ? Pourraient-ils lui résister ?

Agrippé au bord de sa couchette, Lawler attendit. Le navire bascula en arrière, retomba avec un fracas terrifiant dans le creux formé à la base de la lame et donna de la gîte du côté opposé, ce qui eut pour effet de projeter à l’autre bout de la cabine tous les objets tombés des étagères. Puis le bâtiment se redressa. Tout était calme. Lawler ramassa la statuette égyptienne et la poterie grecque, et il les remit à leur place.

Quoi ? Un autre choc ?

Non. Tout était tranquille ; le navire était stabilisé.

Sommes-nous en train de couler ?

Apparemment pas. Lawler sortit précautionneusement de la cabine et tendit l’oreille. Delagard était en train de hurler quelque chose. Il criait que tout allait bien. Ils avaient été sévèrement secoués, mais tout allait bien.

La puissante lame de fond les avait irrésistiblement entraînés, les faisant dévier beaucoup trop à l’est et leur faisant perdre une demi-journée. Mais les six bâtiments avaient miraculeusement suivi la même trajectoire ; ils avaient rompu leur formation, mais se trouvaient en vue les uns des autres sur les flots calmés. Il leur fallut une heure pour reprendre leur formation et six autres pour retrouver la position qui était la leur au moment où la lame les avait frappés. Tout compte fait, ce n’était pas trop grave. Ils poursuivirent leur route.

5

La clavicule de Nimber Tanamind semblait se ressouder d’une manière satisfaisante. Lawler ne retourna pas sur la Déesse de Sorve pour s’en assurer, puisque rien de ce que Salai, la femme de Nimber, lui communiquait ne laissait pressentir des complications. Lawler lui expliqua comment changer le bandage et ce qu’elle devait surveiller autour de la fracture.

Martin Yanez appela des Trois Lunes pour signaler que le vieux Sweyner, le verrier, avait été violemment heurté au visage par un poisson-taupe et que son cou était si endolori qu’il ne pouvait tenir la tête droite. Lawler expliqua à Yanez ce qu’il convenait de faire. De la Croix d’Hydros, le navire des Sœurs, lui parvint une question insolite : la sœur Boda souffrait d’élancements dans le sein gauche. Lawler savait qu’il était inutile d’aller la voir, car jamais il n’aurait l’autorisation de l’examiner. Il prescrivit des analgésiques et demanda de rappeler après la prochaine menstruation de la sœur Boda. Il n’entendit plus jamais parler de ces élancements.

Une femme de l’Étoile de la Mer Noire tomba d’une vergue et se luxa l’épaule. Lawler chargea Poitin Stayvol de remboîter l’articulation et le guida pas à pas pendant toute l’opération. Un membre de l’équipage du Soleil Doré vomissait une bile noire. Il se révéla qu’il avait voulu goûter du caviar de poisson-flèche et Lawler lui conseilla de se montrer plus prudent dans son alimentation. Un matelot de la Déesse de Sorve se plaignait de cauchemars fréquents et Lawler prescrivit une gorgée d’alcool avant le coucher. Rien pour lui qui sortît du train-train.

Le père Quillan, peut-être avec une pointe d’envie, fit observer qu’il devait être merveilleusement satisfaisant pour le médecin de se sentir aussi indispensable, de jouer un rôle si essentiel dans la vie de toute une communauté, d’être en mesure, le plus souvent, de guérir ceux qui souffraient et qui faisaient appel à lui.

— Satisfaisant ? Oui, je suppose, mais je ne me suis jamais vraiment donné la peine d’y réfléchir. Je fais mon travail, c’est tout.

Ce n’était que la vérité. Mais Lawler se rendait compte que le prêtre n’avait pas tort en disant cela. Son pouvoir sur l’île de Sorve avait été presque celui d’un dieu, ou tout au moins celui d’un prêtre. Qu’est-ce que cela représentait, tout bien considéré, d’avoir été le médecin de l’île pendant vingt-cinq ans ? Eh bien, tout d’abord cela signifiait qu’à un moment ou à un autre il avait tenu dans sa main les testicules de tous les hommes et glissé les doigts dans le vagin de toutes les femmes, qu’il avait aidé à mettre au monde tous les habitants de Sorve ou presque âgés de moins de vingt-cinq ans et qu’il avait donné leur première tape sur les fesses aux bébés gigotant furieusement. Tout cela contribuait à créer des liens ; cela donnait au médecin certains droits sur eux, et vice versa. Lawler ne trouvait pas étonnant que le médecin fût partout un objet de vénération. Il est le Guérisseur, le Docteur, le Magicien. Celui qui protège, qui réconforte et fait disparaître la douleur. Il en allait ainsi depuis le temps des hommes des cavernes, là-bas, sur la pauvre vieille Terre disparue. Lui-même n’était que le dernier représentant d’une longue, très longue lignée. Et, contrairement à l’infortuné Quillan et aux autres gens d’Église qui avaient la tâche ingrate de dispenser les faveurs d’un dieu invisible, il était souvent en mesure d’apporter une assistance tangible. Oui, il était indiscutablement une personnalité marquante de la communauté, celui qui, en vertu de sa vocation, détenait le pouvoir de vie et de mort, un homme respecté, indispensable et probablement craint, et il supposait que c’était satisfaisant. Soit. Et après ? Il ne voyait pas quelle importance cela pouvait avoir.


Le convoi venait de pénétrer dans la Mer Verte, où de denses colonies de ravissantes plantes aquatiques rendaient presque impossible la marche des navires. C’étaient des plantes charnues aux épaisses feuilles luisantes spatulées, portées par une tige centrale brune et un pédoncule central terminé par de rutilants corpuscules reproducteurs jaune et pourpre. Des renflements remplis d’air leur permettaient de flotter. Les racines grises s’entrecroisaient comme des tentacules juste sous la surface de l’eau, s’enchevêtraient pour former un tapis sombre, une couche dense et ininterrompue couvrant toute la surface de la mer. Les navires, dont l’étrave buta sur ce lacis inextricable, furent aussitôt immobilisés.

Armés de machettes, Kinverson et Neyana Golghoz descendirent avec le glisseur pour ouvrir un passage.

— Inutile, déclara Gharkid sans s’adresser à personne en particulier. Je connais ces plantes. Chaque fois qu’on en tranche une, elle donne aussitôt naissance à cinq nouvelles.

Gharkid avait raison. Kinverson taillait à tour de bras dans la masse de plantes pendant que Neyana faisait avancer le glisseur en pédalant de toutes ses forces, mais aucune brèche n’apparaissait. Il n’était pas possible à un homme seul, aussi vigoureux fût-il, d’ouvrir dans le tapis végétal une brèche assez large pour créer un chenal digne de ce nom. Les tronçons de plantes reprenaient vie instantanément. On les voyait presque à l’œil nu se reformer, refermer la brèche, produire de nouvelles racines, donner naissance à de nouvelles feuilles luisantes et à des pédoncules rutilants.

— Je vais aller fouiller dans mes réserves, dit Lawler. Je trouverai peut-être quelque chose que nous pourrons projeter sur ces plantes et qu’elles n’aimeront pas.

Il descendit dans la cale. Ce qu’il cherchait, c’était une grande bouteille contenant une huile noire et visqueuse que lui avait envoyée il y avait bien longtemps, en remerciement d’un service, le docteur Nikitin, son confrère de l’île de Salamil. L’huile du docteur Nikitin était censée détruire les fleurs de feu, une plante aquatique urticante qui pouvait créer des problèmes aux nageurs humains, mais dont la présence ne semblait absolument pas gêner les Gillies. Lawler n’avait jamais eu l’occasion de s’assurer de l’efficacité de l’huile, car la dernière invasion de fleurs de feu dans la baie de Sorve remontait à sa jeunesse. Mais c’était le seul produit de toute sa provision de drogues, remèdes, onguents et potions destiné à détruire un organisme végétal. L’huile serait peut-être efficace contre celui qu’ils avaient à affronter. Après tout, il n’avait rien à perdre en essayant.

Les instructions figurant sur l’étiquette et rédigées de la petite écriture serrée et soigneuse du docteur Nikitin précisaient qu’une solution dosée à un pour mille suffisait pour dégager un hectare de la surface de la baie de toutes les fleurs de feu. Lawler fit un dosage à un pour cent et se fit suspendre au-dessus de l’eau sur un bossoir d’embarcation pour asperger de la solution les plantes enserrant l’étrave de la Reine d’Hydros.

Les végétaux ne semblèrent pas s’en soucier. Mais quand l’huile diluée commença à couler le long des tiges serrées et à s’étaler à la surface de l’eau, il se fit en profondeur une agitation qui devint un véritable grouillement. Des poissons par milliers, par millions remontèrent à la surface, de petites créatures cauchemardesques à l’énorme mâchoire béante, au corps serpentin et à la queue évasée. Toute une colonie devait nicher sous les plantes et c’est maintenant par myriades qu’ils remontaient, d’un seul mouvement. Ils se frayaient à grands coups de queue un chemin à travers l’enchevêtrement de racines et s’accouplaient avec frénésie en surface. Si elle n’avait aucun effet nocif sur les plantes, l’huile du docteur Nikitin paraissait avoir de puissantes vertus aphrodisiaques pour les animaux marins vivant dans leurs racines. Le grouillement frénétique de la multitude de petits animaux anguiformes provoquait une agitation si tumultueuse des flots que les plantes étaient arrachées par paquets et que les navires réussirent à se glisser dans les trouées s’ouvrant devant eux dans le tapis végétal. En peu de temps, les six bâtiments sortirent de la zone obstruée et retrouvèrent la mer libre.

— Vous êtes un type drôlement ingénieux, doc, dit Delagard.

— Oui. Si ce n’est que j’ignorais ce qui allait se passer.

— Vous ne le saviez pas ?

— Je n’en avais pas la moindre idée. J’essayais simplement d’empoisonner ces plantes. J’ignorais que tous ces poissons vivaient sous elles. Vous comprenez maintenant comment ont été faites un grand nombre d’importantes découvertes scientifiques.

— Comment ? demanda Delagard, le front plissé par la perplexité.

— D’une manière purement accidentelle.

— Eh oui, intervint le père Quillan.

Lawler vit que le prêtre était dans une disposition cynique et incrédule.

— Dieu use de mystérieux détours pour accomplir Ses miracles, déclara Quillan d’un ton faussement sentencieux.

— Assurément, dit Lawler.


Deux jours après la traversée de la zone obstruée par les plantes aquatiques, le fond diminua très sensiblement. Il n’y avait guère plus d’eau que dans la baie de Sorve et l’onde devint d’une extraordinaire transparence. De gigantesques colonies de coraux, certains verts, d’autres ocre, la plupart d’un bleu très sombre tirant sur le noir, s’élevaient du fond de la mer constitué de sable d’un blanc étincelant qui paraissait assez proche pour qu’on pût le toucher. Les coraux verts se dressaient comme des flèches baroques ; les bleu-noir ressemblaient à des ombrelles au bras long et épais ; les coraux ocre avaient la forme de grandes cornes aplaties et évasées, aux nombreuses ramifications. Il y avait également un énorme corail écarlate, poussant en masses globulaires isolées, d’une couleur éclatante sur le fond blanc du sable et dont la forme évoquait un cerveau humain avec ses lobes et ses circonvolutions.

De place en place, les récifs coralliens s’étaient développés avec une telle luxuriance que leur sommet émergé était léché par de petits moutons d’écume. Le corail exposé depuis longtemps à l’action de l’air était mort, décoloré et blanchi par le soleil implacable. Juste au-dessous, une couche de corail mourant prenait une teinte d’un brun terne.

— Le commencement de la terre sur Hydros, déclara le père Quillan. Si le niveau de la mer baisse un petit peu, tous ces bancs de corail seront émergés. Puis ils se décomposeront pour constituer un sol calcaire sur lequel se formeront des plantes aériennes qui se reproduiront et ce sera le commencement de tout le processus. Il y aura d’abord des îles coralliennes naturelles, puis le fond de la mer s’élèvera un peu plus et ce sont des continents qui apparaîtront.

— Et, à votre avis, dans combien de temps cela se produira-t-il ? demanda Delagard.

— Trente millions d’années, répondit Quillan avec un haussement d’épaules. Peut-être quarante. Mais peut-être beaucoup plus.

— Dieu merci ! beugla Delagard. Nous n’avons pas à nous en préoccuper pendant un certain temps !

Mais ce dont il leur fallait se préoccuper, c’était de cette mer de corail. Les coraux ocre, en forme de corne, avaient l’air tranchants comme des rasoirs et, en certains endroits, leur bord supérieur ne se trouvait qu’à quelques mètres au-dessous de la quille. Il se pouvait qu’ailleurs l’espace libre fût encore plus réduit et un navire risquait de se faire éventrer sur toute sa longueur.

Il était donc nécessaire de naviguer avec la plus grande prudence et de chercher des chenaux entre les récifs. Pour la première fois depuis le départ de Sorve, toute navigation nocturne était interdite. De jour, quand le soleil, tel un phare, projetait un entrelacs de traits lumineux sur le fond blanc du sable miroitant, les voyageurs louvoyaient précautionneusement entre les formations coralliennes en s’émerveillant devant les myriades de poissons dorés vivant autour des coraux, se déplaçant rapidement et silencieusement, se faufilant en masse dans les passes et se nourrissant des micro-organismes qui se trouvaient en abondance sur les récifs. À la nuit tombante, les six navires jetaient l’ancre en eau libre, dans un périmètre réduit, et ils attendaient l’aube. Tout le monde montait sur le pont et se penchait par-dessus les plats-bords pour saluer des amis sur les autres bâtiments et même engager des conversations en criant à tue-tête. C’étaient, pour la plupart d’entre eux, les premiers véritables contacts depuis le départ.

De nuit, le spectacle était encore plus féerique qu’à la lumière du jour. À la clarté froide de la Croix et des trois lunes, à laquelle la lointaine Aurore ajoutait sa lumière atténuée, les habitants des bancs coralliens se montraient, sortant d’une multitude d’anfractuosités creusées dans les récifs. De longues lanières, tantôt écarlates, tantôt d’un rose tendre, jaune soufre pour telle variété de corail, bleu-vert pour telle autre, qui se déroulaient et lançaient vivement la tête en avant, qui toutes agitaient frénétiquement l’eau pour avaler les organismes minuscules qui y vivaient en suspension. Entre les formations coralliennes apparaissaient des animaux serpentins à l’aspect stupéfiant, tout en yeux, en dents et en écailles brillantes, qui ondulaient avec application sur le fond sablonneux où restaient imprimées les gracieuses arabesques dessinées par leur ventre. Leur corps luminescent émettait des pulsations de lumière verte. Sortant à leur tour de leur myriade d’antres ténébreux paraissaient enfin ceux qui semblaient être les rois de ces récifs, des octopodes rouges et ventrus au corps gonflé, boursouflé, opulent, protégé par de longs tentacules qui s’enroulaient et ondulaient sans cesse, et d’où émanait une terrifiante lumière palpitante d’un blanc bleuté. La nuit, chaque affleurement corallien devenait un trône pour ces gros octopodes qui s’y installaient en luisant béatement et en surveillant tranquillement leur domaine de leurs yeux brillants, jaune-vert, plus larges qu’une main d’homme aux doigts écartés. Il était impossible d’échapper au regard de ces yeux quand on se penchait dans l’obscurité par-dessus le plat-bord pour contempler les merveilles de ce monde sous-marin. C’était un regard fixe, rempli d’assurance, voire de suffisance, qui n’exprimait ni curiosité ni crainte. Et ces grands yeux semblaient dire : Ici nous sommes les maîtres et, pour nous, vous ne comptez pas. Venez, sautez, nagez vers nous et laissez-nous profiter de vous. Et de grands becs jaunes acérés s’ouvraient comme pour dire : Venez à nous. Venez à nous. C’était une puissante tentation.

Les affleurements coralliens commencèrent à s’espacer, devinrent de plus en plus clairsemés et finirent par disparaître. Le fond de la mer demeura sablonneux pendant quelque temps, puis, brusquement, le sable blanc et miroitant disparut et la mer turquoise, si claire et limpide, retrouva la teinte d’un bleu sombre et opaque des eaux profondes tandis que, sur sa surface ridée, clapotaient de petites vagues.

Lawler commençait à se demander si le voyage finirait un jour. Le navire n’était plus seulement une île sur laquelle il vivait ; il constituait maintenant la totalité de son univers. Il avait le sentiment de devoir y rester jusqu’à la fin de ses jours et les autres bâtiments voguant à proximité représentaient des planètes voisines dans les espaces intersidéraux.

Le plus étonnant était qu’il ne trouvait pas grand-chose à y redire. Entièrement pris par le rythme du voyage, il avait appris à apprécier le tangage incessant, à accepter les petites privations et même à goûter les visites occasionnelles de monstres marins. Il s’était fait à cette nouvelle vie, il s’était adapté. Était-il en train de s’amollir ? Ou bien avait-il acquis une sorte d’ascétisme, n’avait-il plus véritablement de besoins, s’était-il plus ou moins détaché des choses matérielles ? Peut-être. Il se dit qu’il devrait en parler au père Quillan dès que l’occasion se présenterait.


Dann Henders s’était ouvert l’avant-bras sur une gaffe en aidant Kinverson à remonter à bord un énorme poisson de la taille d’un homme et qui se débattait vigoureusement. Sa provision de bandages étant épuisée, Lawler descendit dans la cale pour aller en chercher d’autres. Depuis sa rencontre avec Kinverson et Sundira, il se sentait un peu mal à l’aise chaque fois qu’il s’enfonçait dans les entrailles du navire. Il supposait qu’il leur arrivait encore de se réfugier dans la cale pour y trouver une certaine intimité et il ne voulait surtout pas tomber sur eux une seconde fois.

Mais, avant de descendre, il avait vu Kinverson sur le pont, occupé à vider son poisson. Lawler fouilla pendant un certain temps dans la pénombre des profondeurs de la cale où flottait une odeur de moisi. Puis il fit demi-tour et s’apprêtait à remonter quand, dans la coursive étroite et mal éclairée qu’il suivait, il faillit heurter Sundira Thane qui arrivait en sens inverse.

Elle sembla aussi étonnée que lui de le trouver là et sa surprise paraissait sincère.

— Val ? murmura-t-elle, les yeux écarquillés, en faisant précipitamment un pas en arrière pour ne pas le heurter.

Mais une violente embardée du navire la précipita vers l’avant, droit dans les bras de Lawler.

Ce ne pouvait qu’être accidentel ; jamais elle n’aurait agi d’elle-même avec une telle effronterie. Prenant appui sur la pile de caisses qui se dressait derrière lui, Lawler lâcha son paquet de bandages et saisit la jeune femme qui tournoyait vers lui comme une poupée lancée à toute volée par une fillette coléreuse. Il referma les bras autour de sa taille et la remit d’aplomb sur ses jambes. Le navire commença de tanguer dans l’autre sens et il resserra son étreinte pour l’empêcher de se faire projeter contre la cloison. Ils demeurèrent ainsi, nez contre nez, les yeux dans les yeux, pouffant de rire.

Puis le navire se redressa et Lawler se rendit compte qu’il la serrait encore contre lui. Et qu’il y prenait plaisir.

Et son prétendu ascétisme ? Au diable l’ascétisme ! Au diable !

Ses lèvres s’approchèrent de celles de Sundira, à moins que ce ne fût le contraire. Quand il y repensa par la suite, il fut incapable de savoir précisément ce qui s’était passé. Mais le baiser fut long, ardent et profond. Après cela, bien que les mouvements du navire eussent perdu de leur amplitude, il ne trouva aucune raison de la lâcher. Ses mains commencèrent à se déplacer, l’une parcourant le creux des reins, l’autre glissant lentement vers la croupe ferme et musclée, et il la serra encore plus fort contre lui, à moins que ce ne fût elle qui se serra très fort contre lui. Cela non plus, il n’aurait su le dire avec précision.

Lawler ne portait qu’un pagne de tissu jaune autour de la taille. Sundira était vêtue d’une légère tunique grise qui descendait jusqu’aux hanches. Les vêtements n’offrirent guère de résistance. Tout se passait d’une manière simple, méthodique, prévisible, mais qui, pour être prévisible, n’avait rien de terne. Il y avait au contraire la clarté, la netteté, la précision inévitable, mais aussi le caractère mystérieux, infiniment prometteur d’un rêve. Comme dans un rêve, Lawler explora sa peau. Elle était douce et chaude. Comme dans un rêve, Sundira laissa courir les doigts sur sa nuque. Comme dans un rêve, il fit passer sa main droite du dos à la poitrine, entre leurs deux corps serrés ; il la fit glisser dans le creux à peine marqué entre les seins petits et fermes, là où il avait un jour, un jour qui lui semblait remonter à plusieurs siècles, appliqué son stéthoscope pour l’ausculter ; il la fit descendre le long du ventre plat jusqu’à l’aine. Il enfonça la main ; elle fut toute mouillée. Sundira commença à prendre l’initiative, à le pousser en arrière, mais sans hostilité, cherchant juste, semblait-il, à le guider vers un endroit entre les empilements de caisses où ils auraient assez de place pour s’allonger, ou du moins pour s’étendre partiellement. Il lui fallut un petit moment pour comprendre.

Ils étaient à l’étroit, affreusement serrés, et ils avaient tous deux de longues jambes. Mais ils réussirent à se débrouiller, à trouver une position. Ni l’un ni l’autre n’ouvrit la bouche. Sundira était vive, fougueuse, rapide. Lawler était vigoureux et plein d’ardeur. Il leur suffit de quelques instants pour synchroniser leurs cadences et tout fonctionna parfaitement. À un moment, Lawler essaya de calculer depuis combien de temps il n’avait pas fait l’amour, mais il se força avec irritation à reporter toute son attention sur ce qu’il faisait.

Quand ce fut terminé, ils se mirent à rire, le souffle court, leurs corps pressés l’un contre l’autre et couverts de sueur, les jambes tellement emmêlées que même les octopodes des récifs de corail auraient eu du mal à s’y retrouver. Lawler sentait que ce n’était pas le moment de dire quoi que ce fût qui pourrait être interprété comme sentimental ou romantique.

Mais il se sentit obligé de dire quelque chose.

— Tu ne m’as pas suivi jusqu’ici ? demanda-t-il enfin pour rompre l’interminable silence.

Elle lui lança un regard où se mêlaient l’étonnement et l’amusement.

— Pourquoi aurais-je fait cela ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Je suis descendue chercher des outils pour réparer des cordages. Je ne savais pas que tu étais dans la cale. Et puis le navire s’est mis à tanguer et je me suis retrouvée dans tes bras.

— Oui. Et j’espère que tu ne le regrettes pas.

— Non, dit-elle. Pourquoi ? Tu le regrettes, toi ?

— Pas du tout.

— Très bien, dit Sundira. Tu sais, nous aurions pu le faire beaucoup plus tôt.

— Tu crois ?

— Bien sûr. Pourquoi as-tu attendu si longtemps ?

Il la considéra à la clarté fuligineuse de la chandelle. Une lueur amusée, oui, amusée, brillait dans les yeux gris et froids, mais il n’y percevait nulle moquerie. Et pourtant il avait l’impression qu’elle prenait ce qui s’était passé avec plus de détachement que lui.

— Je pourrais te poser la même question, reprit-il.

— Très juste. Mais tu as eu plusieurs occasions, ajouta-t-elle après un silence. Et tu as soigneusement évité de les saisir.

— Je sais.

— Pourquoi ne les as-tu pas saisies ?

— C’est une longue histoire, dit-il. Et très ennuyeuse. Cela a vraiment de l’importance ?

— Non, pas vraiment.

— Très bien.

Ils retombèrent dans le silence.

Au bout d’un petit moment, Lawler se dit que ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée de refaire l’amour et il commença négligemment à caresser un des bras et une des cuisses emmêlées sur le plancher de la cale. Il perçut quelques frémissements révélateurs, mais, en faisant preuve d’une grande maîtrise de soi et d’un tact remarquable, elle parvint à interrompre le processus avant que soit atteint le point de non-retour et elle se dégagea doucement.

— Plus tard, dit-elle gentiment. Tu sais, j’avais vraiment une raison pour descendre dans la cale.

Elle se leva et remit sa tunique. Puis elle lui adressa un sourire plein d’entrain mais dénué de passion, accompagné d’un clin d’œil, et elle disparut dans la soute arrière.

Lawler fut stupéfait par son imperturbabilité. Il n’était assurément pas en droit d’espérer qu’elle fût aussi bouleversée par ce qui venait de se passer qu’il l’était après sa longue période de célibat volontaire. Elle avait semblé en avoir envie. Elle avait indiscutablement semblé y prendre plaisir. Mais cela n’avait-il donc été pour elle qu’un incident sans importance, la conséquence fortuite d’une embardée du navire ? C’était bien aussi ce qu’il semblait.

Le père Quillan mit à profit la torpeur d’un après-midi pour entreprendre de convertir Natim Gharkid au catholicisme. C’est du moins ce qu’il semblait faire avec une grande véhémence quand Lawler passa devant eux et il eut la même impression en les observant de la passerelle. Le prêtre, en sueur et très agité, noyait le petit homme basané sous un déluge de paroles et de concepts ; Gharkid, impassible comme à son habitude, l’écoutait attentivement.

— Le Père, le Fils et le Saint-Esprit, disait Quillan. Un Dieu unique en trois personnes.

Gharkid hocha gravement la tête.

Lawler, qui écoutait sans être vu, s’étonna en entendant ce terme bizarre. Le Saint-Esprit ? Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Mais le prêtre était déjà passé à autre chose et il s’était lancé dans l’explication d’un autre dogme, celui de l’Immaculée Conception. L’attention de Lawler se relâcha et il poursuivit sa promenade, mais, quand il repassa un quart d’heure plus tard, Quillan n’avait toujours pas fini et il parlait maintenant de rédemption et de rachat, d’essence et d’existence, de la signification du péché et de sa présence chez une créature faite à l’image de Dieu. Il expliquait pourquoi il était devenu nécessaire d’envoyer sur la Terre un Sauveur qui, par Sa mort, rachèterait le genre humain. Une partie de ce discours paraissait sensée à Lawler, mais le reste semblait n’être qu’un tissu d’inepties. Au bout d’un moment, la proportion d’insanités lui parut si élevée qu’il se sentit offusqué par la ferveur dont le père Quillan faisait montre pour défendre un credo aussi absurde. Lawler considérait le prêtre comme beaucoup trop intelligent pour ajouter foi à ces idées d’un dieu qui devait d’abord créer un monde peuplé par une version imparfaite de lui-même, puis envoyer sur ce monde un aspect de lui-même pour le racheter de ses défauts inhérents en acceptant de se laisser tuer. Et cela rendait Lawler furieux de songer que Quillan, après avoir gardé si longtemps pour lui sa religion, était en train de circonvenir le malheureux Gharkid pour faire de lui son premier converti.

Quand Gharkid fut seul, il alla le trouver et lui dit :

— Vous ne devez pas prêter attention à tout ce que le père Quillan vous a raconté. Cela m’a ennuyé de vous voir gober ce tissu d’absurdités.

Une lueur de surprise passa rapidement dans le regard impénétrable du petit homme.

— Vous croyez que je les gobe ?

— C’est l’impression que j’ai eue.

— Ah ! fit Gharkid avec un petit rire. Cet homme ne comprend rien !

Et il s’éloigna.


Un peu plus tard, c’est le père Quillan qui vint trouver Lawler.

— Je vous serais reconnaissant, commença-t-il avec aigreur, de vous abstenir de donner votre avis sur les conversations privées que vous écoutez d’une oreille indiscrète. C’est d’accord, docteur ?

— De quoi parlez-vous ? demanda Lawler en s’empourprant.

— Vous savez très bien ce dont je parle.

— Oui, sans doute.

— Vous voulez prendre part aux discussions que j’ai avec Gharkid, venez donc vous joindre à nous et nous écouterons ce que vous avez à dire. Mais ne me critiquez pas derrière mon dos.

— Pardonnez-moi, dit Lawler en hochant doucement la tête.

— Êtes-vous sincère ? demanda le prêtre en lui lançant un long regard glacial.

— Croyez-vous qu’il soit honnête d’essayer de faire partager votre croyance à une âme simple comme Gharkid ?

— Nous avons déjà parlé de cela. Il n’est pas aussi simple que vous l’imaginez.

— Peut-être, dit Lawler. Il m’a confié que vos dogmes ne lui avaient pas fait une grande impression.

— C’est exact. Mais il a au moins le mérite d’écouter avec un esprit ouvert. Alors que vous…

— Bon, bon, dit Lawler. Je ne suis pas religieux par nature. C’est comme cela, je n’y peux rien. Continuez donc et faites de Gharkid un bon catholique, ce n’est pas mon affaire. Vous pouvez même faire de lui un meilleur catholique que vous. Ce ne devrait pas être trop difficile. Et en quoi voulez-vous que cela me dérange ? Je vous ai déjà dit que j’étais désolé de m’être immiscé dans vos affaires. Et je le suis. Voulez-vous accepter mes excuses ?

— Bien sûr, répondit Quillan après un instant de silence.

Mais, pendant quelque temps, leurs rapports demeurèrent assez tendus. Lawler prenait soin de se tenir à l’écart chaque fois qu’il voyait le prêtre et Gharkid ensemble, mais il était manifeste que le petit homme n’était guère plus réceptif que le médecin aux enseignements de Quillan et, au bout d’un certain temps, ses dialogues avec le prêtre prirent fin. Ce qui réjouit Lawler beaucoup plus qu’il ne l’eût imaginé.


Une île apparut, la première depuis le début du voyage, si l’on ne tenait pas compte de celle qu’ils avaient vu construire par les Gillies. Dag Tharp essaya d’entrer en communication radio, mais il n’eut pas de réponse.

— Sont-ils insociables ? demanda Lawler à Delagard, ou bien est-ce une île Gillie ?

— Des Gillies, répondit l’armateur. Il n’y a que des foutus Gillies. Vous pouvez me faire confiance, ce n’est pas une de nos îles.

Trois jours plus tard, une autre île apparut au septentrion. Elle était en forme de croissant et on eût dit un animal assoupi sur l’horizon. Lawler emprunta au timonier sa lunette d’approche et il crut apercevoir des signes de colonisation humaine à la pointe orientale de l’île. Tharp commença à se diriger vers la cabine radio, mais Delagard lui ordonna de revenir en lui disant que ce n’était pas la peine.

— C’est encore une île Gillie ? demanda Lawler.

— Pas celle-là. Mais il est inutile de les appeler. Nous n’allons pas débarquer.

— Ils nous laisseraient peut-être faire le plein d’eau potable. Nos réserves sont presque épuisées.

— Non, dit Delagard. C’est l’île de Thetopal. Mes navires n’ont pas le droit d’accoster à Thetopal et j’ai de très mauvais rapports avec les insulaires. Ils ne nous donneraient même pas un seau de pisse.

— Thetopal ? dit Onyos Felk, l’air perplexe. Vous en êtes sûr ?

— Bien sûr que j’en suis sûr ! Que voulez-vous que ce soit d’autre ? C’est bien Thetopal.

— Thetopal, répéta Felk. Bon. Puisque vous le dites, Nid.

Après être passés au large de Thetopal, ils ne virent plus d’îles. Il n’y avait plus que de l’eau, dans toutes les directions, à perte de vue. Comme s’ils traversaient un univers totalement vide.


Lawler calcula qu’ils étaient à peu près à mi-chemin de Grayvard, mais ce n’était qu’une approximation. Ils naviguaient depuis au moins quatre semaines, mais l’isolement du navire et le train-train du bord brouillaient sa perception du temps qui s’écoulait.

Pendant trois jours d’affilée, un vent du nord, froid et âpre, balaya la flottille ballottée sur le dos des flots en courroux. Le signe avant-coureur fut un brusque changement du climat qui, dans la zone des récifs coralliens, avait eu une douceur quasi tropicale. L’air devint soudain limpide et électrique, le ciel s’arqua très haut au-dessus des navires, pâle et vibrant, comme un immense dôme métallique. Lawler, qui se piquait de météorologie, en fut troublé. Il fit part de ses craintes à Delagard qui les prit au sérieux et donna l’ordre de fermer les écoutilles. Un peu plus tard, une sorte de roulement lointain, un grondement sourd et prolongé, annonça l’approche de vents impétueux. Puis les vents se déchaînèrent : de brèves et violentes rafales d’air glacé qui giflaient la mer et la fouettaient, brassant les flots comme avec un pilon. Ils étaient accompagnés d’averses de grêle, violentes et espacées, mais n’apportaient toujours pas la pluie.

— Le pire est à venir, marmonna Delagard.

Dans des conditions de plus en plus difficiles, il ne quittait presque pas le pont, prenant à peine le temps de se reposer. Le père Quillan était souvent à ses côtés et ils restaient ensemble, comme deux vieux copains, cinglés par le vent, fouillant la mer du regard. Lawler les voyait parler, montrer quelque chose du doigt, hocher la tête. Que pouvaient-ils bien avoir à se dire, le rustre au langage cru et aux appétits grossiers, et le prêtre austère, mélancolique, hanté par l’idée de Dieu ? En tout cas, ils étaient là, toujours ensemble, dans le poste de timonerie, près de l’habitacle ou sur le gaillard d’arrière. Quillan avait-il maintenant entrepris de convertir Delagard ? Ou bien essayaient-ils, par leurs prières, d’écarter la tempête ?

Elle éclata pourtant. La mer se transforma en une immense étendue d’eau furieusement agitée. Des embruns fins comme une fumée blanche emplissaient l’air. Le vent frappait de toute sa force, martelant le navire, sifflant à leurs oreilles et laissant derrière lui une clameur confuse. Ils réduisirent la toile, mais les cordages lâchèrent et les pesantes vergues se mirent à osciller dangereusement.

Tout l’équipage était sur le pont. Martello, Kinverson et Henders se déplaçaient prudemment dans la mâture, s’attachant pour ne pas être précipités dans la mer. Les autres manœuvraient les cordages tandis que Delagard hurlait furieusement des ordres. Lawler lui-même mettait la main à la pâte ; pas question de couper à la manœuvre dans un tel coup de vent.

Le ciel était noir. La mer l’était encore plus, sauf lorsqu’elle montrait la crête de ses houles couvertes d’écume blanche ou quand une vague titanesque se dressait à côté d’eux comme une gigantesque muraille verte. Ballotté par les flots, le navire plongeait au lieu de s’élever comme il aurait dû le faire, basculant dans d’énormes creux sombres et lisses, donnant de la gîte quand une vague immense reculait sous le vent avec un terrible bruit de succion, avant de revenir s’écraser sur la coque en projetant des cataractes sur le pont. Le magnétron était inutilisable dans ces conditions : les vents soufflant de directions contraires s’entrechoquaient et entouraient le bâtiment de masses d’eau en mouvement qui se fracassaient de tous côtés sur les bordages et au-dessus desquelles il était impossible de s’élever. Ils avaient fermé tous les panneaux, ils avaient descendu dans l’entrepont tout ce qu’ils pouvaient descendre, mais les vagues léchant le pont allaient dénicher tout ce qui restait – un seau, un tabouret, une gaffe, un baril d’eau – et les faisaient rebondir et sauter en tous sens avant de les projeter par-dessus bord. Le navire piquait du nez, se redressait pour plonger derechef. Quelqu’un vomissait, quelqu’un hurlait. Lawler aperçut l’un des autres navires – il ne savait pas lequel ; il n’avait pas de pavillon – bord à bord, tout proche, ballotté en tous sens, tantôt s’élevant si haut qu’il semblait avoir décidé de s’écraser sur leur propre pont, tantôt tombant à la verticale et disparaissant d’un coup, comme aspiré vers les profondeurs.

— Les mâts ! hurla une voix. Ils vont se briser ! Couchez-vous ! Couchez-vous !

Mais les mâts tenaient bon, même s’il semblait assuré qu’ils dussent sauter hors de leur emplanture et être précipités à la mer. Leurs vibrations terrifiantes secouaient tout le bâtiment. Lawler agrippa quelqu’un – c’était Pilya – et, quand Lis Niklaus s’élança à toute allure sur le pont, à la merci d’une bourrasque, ils la saisirent tous les deux et la tirèrent à l’abri comme on hale un poisson au bout d’une ligne. Lawler s’attendait à voir tomber d’un instant à l’autre des trombes d’eau et il regrettait que les vents déchaînés les empêchent de sortir des récipients pour recueillir la bienfaisante eau de pluie. Mais les vents demeuraient secs, secs et chargés de crépitements électriques. À un moment, il regarda par-dessus le bastingage et, à la clarté des masses d’écume, il vit que l’océan grouillait de petits yeux fixes et brillants. Une vision ? Une hallucination ? Non, il ne pensait pas. C’étaient des têtes de drakkens : une horde, une armée de longs museaux sinistres criblant la surface des flots. Une multitude de dents pointues attendant le moment où la Reine d’Hydros chavirerait et où ses treize passagers seraient précipités dans la mer.

La tempête semblait ne jamais devoir s’achever, mais le navire tenait bon. Ils avaient perdu toute notion du temps. Il n’y avait plus ni nuit ni jour, rien que le vent furieux qui soufflait sans relâche. Onyos Felk calcula par la suite que le coup de chien avait duré trois jours. Peut-être avait-il raison. Tout s’arrêta aussi brusquement que cela avait commencé, la tourmente se muant en un vent impétueux mais lumineux, luisant et tranchant comme un couteau. Puis, comme à un signal, la tempête cessa subitement, le calme revint et ce fut un choc brutal.

Hébété, Lawler s’avança lentement sur le pont inondé où régnait un étrange silence. Les bordages étaient jonchés de morceaux d’algues déchiquetées, de fragments de méduses, d’animaux se débattant furieusement, de toutes sortes de débris marins déposés par les paquets de mer. Ses mains le faisaient souffrir là où de nouvelles brûlures causées par les cordages avaient ravivé les lésions infligées par la créature en forme de filet. En silence, il fit le recensement des passagers. Pilya était là ainsi que Gharkid, le père Quillan et Delagard. Tharp et Golghoz, Felk et Niklaus. Martello ? Oui, là-haut, sur une vergue. Dann Henders ? Oui.

Et Sundira ?

Il ne la voyait pas ! Puis il la vit et il le regretta. Elle était sur le gaillard d’avant, trempée jusqu’aux os, et ses vêtements lui collaient tellement à la peau qu’elle aurait aussi bien pu ne pas en avoir du tout. Kinverson était avec elle. Ils étaient en train d’examiner une créature des profondeurs qu’il avait sortie de l’eau et qu’il tenait devant elle, une sorte de serpent de mer, un animal au corps mou et allongé, pourvu d’une bouche large mais à l’aspect inoffensif et de rangées de ronds verts qui se succédaient tout le long du corps jaune et flasque et lui donnaient un air comique. Ils riaient ; Kinverson secouait l’animal devant elle, devant son nez, et elle hurlait de rire en le repoussant avec de grands gestes. Kinverson saisit l’animal par la queue et le regarda se tortiller d’une manière pathétique. Sundira laissa courir sa main le long du corps lisse, comme pour le câliner, le consoler des outrages qu’ils lui faisaient subir. Puis Kinverson le rejeta à l’eau. Il passa le bras autour des épaules de Sundira et ils s’éloignèrent.

Comme ils étaient à l’aise ensemble. Si détendus, si joyeux, si douloureusement intimes !

Lawler se détourna. Il vit Delagard qui s’avançait vers lui.

— Avez-vous vu Dag ? cria l’armateur.

— Là-bas, répondit Lawler en tendant le bras.

Affalé comme un tas de chiffons contre le bastingage de tribord, le radio secouait la tête comme s’il refusait de croire qu’il avait survécu.

Delagard écarta de ses yeux quelques mèches dégouttant d’eau et regarda dans la direction indiquée.

— Dag ! Dag ! Descendez dans votre cabine et plus vite que ça ! Nous avons perdu tout le reste de la putain de flottille !

Le visage hagard, Lawler pivota sur lui-même et son regard parcourut la surface étrangement calme des flots. Delagard avait dit vrai. Il n’y avait pas un seul autre navire en vue. La Reine d’Hydros était seule sur la mer.

— Vous croyez qu’ils ont coulé ? demanda-t-il à l’armateur.

— Prions pour qu’il n’en soit rien, répondit Delagard.


Mais les navires n’étaient pas perdus. Ils étaient simplement hors de vue. L’un après l’autre, ils établirent le contact avec le navire de tête quand Tharp les appela. La tempête les avait éparpillés sur la mer comme autant de fétus de paille, les entraînant dans toutes les directions et sur de grandes distances. Mais ils étaient tous là. La Reine d’Hydros garda sa position et les autres convergèrent sur le navire de tête. À la nuit tombante, toute la flottille était regroupée. Delagard donna l’ordre d’ouvrir une bouteille d’alcool, la dernière du stock que Gospo Struvin avait rapporté de Khuviar, pour fêter leur survie. Du haut de la passerelle, le père Quillan dit une prière de remerciement à Dieu. Lawler lui-même se surprit à prononcer quelques mots rapides de gratitude.

6

Ce qui existait entre Kinverson et Sundira ne semblait pas contrarier ce qui commençait à naître entre Sundira et Lawler. Le médecin était incapable de comprendre aussi bien les rapports entre Sundira et Kinverson que les siens avec la jeune femme. Mais il avait assez d’expérience en la matière pour savoir qu’essayer de comprendre était le meilleur moyen d’échouer. Il lui faudrait se contenter de ce qu’on lui offrait.

Une chose devint rapidement claire. Kinverson ne trouvait rien à redire à la liaison que Sundira entretenait avec Lawler. La notion de possession sexuelle semblait lui être totalement étrangère. Le sexe paraissait être pour lui quelque chose d’aussi naturel que la respiration : il le faisait sans y penser. Avec toutes celles qui étaient disponibles, aussi souvent que son corps en éprouvait le besoin. Une fonction naturelle, machinale, mécanique. Et il attendait des autres la même attitude.

Quand Kinverson s’entailla le bras, il vint voir le médecin pour faire désinfecter et panser sa blessure.

— Alors, doc, dit-il pendant que Lawler finissait son pansement, vous baisez Sundira, vous aussi ?

— Je ne vois pas pourquoi je répondrais à cette question, dit Lawler en serrant le bandage. Ce ne sont pas vos oignons.

— Bon, d’accord. Bien sûr que vous la baisez.

C’est une fille bien, Sundira. Trop intelligente pour moi, mais ça ne me dérange pas. Et ce que vous faites avec elle ne me dérange pas non plus.

— C’est très aimable à vous, dit Lawler.

— Mais, bien entendu, j’espère que c’est aussi valable dans l’autre sens.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je veux dire, c’est qu’il y a peut-être encore quelque chose entre Sundira et moi. J’espère que vous comprenez ça.

— Elle est adulte, dit Lawler en lançant au pêcheur un long regard pénétrant. Elle peut faire tout ce qu’elle veut, avec qui elle veut et quand elle veut.

— Parfait. Ce n’est pas très grand, un bateau. Il vaut mieux éviter de faire des histoires pour une femme.

— Vous faites ce que vous avez à faire et moi aussi ! dit Lawler sans masquer son irritation. N’en parlons plus, voulez-vous ? À vous entendre, on croirait qu’elle n’est qu’un instrument dont nous voulons nous servir tous les deux.

— Oui, dit Kinverson. Et un bon instrument avec ça.


Peu de temps après, Lawler, qui s’était rendu à la cuisine, surprit Kinverson en compagnie de Lis Niklaus. Ils riaient, se palpaient, se frottaient l’un contre l’autre et grognaient comme des Gillies en rut. Lis lui adressa un petit clin d’œil et un gloussement rauque par-dessus l’épaule de Kinverson.

— Salut, doc ! lança-t-elle d’une voix pâteuse.

Lawler la regarda d’un air ahuri et sortit précipitamment.

La cuisine était très loin d’être un coin discret. À l’évidence, Kinverson ne prenait aucune précaution particulière pour éviter que Sundira – ou même Delagard – découvre qu’il avait une aventure avec Lis. Au moins, se dit Lawler, il est conséquent avec ses principes. Il s’en fiche. De tout et de tout le monde.

Dans la semaine qui suivit la tempête, Lawler et Sundira trouvèrent plusieurs occasions de se réfugier dans la cale. Le médecin dont les ardeurs étaient restées en sommeil pendant si longtemps retrouvait très rapidement le goût de la passion. Mais, autant que Lawler pût en juger, il n’y avait rien de tel chez Sundira, à moins qu’un plaisir rapide, efficace, enthousiaste, mais presque impersonnel pût être qualifié de passion. Lawler ne le pensait pas. Peut-être l’avait-il cru quand il était jeune, mais plus maintenant.

Jamais ils ne prononçaient une parole pendant qu’ils faisaient l’amour et après, étendus l’un contre l’autre, redescendant lentement des hauteurs auxquelles le plaisir les avait portés, ils limitaient leur conversation, d’un commun accord semblait-il, à des banalités. Les nouvelles règles furent très rapidement établies. Lawler se laissait guider par elle, comme il l’avait fait depuis le début. Sundira goûtait manifestement ce qu’il y avait entre eux et, d’une manière tout aussi évidente, elle n’avait nul désir d’approfondir leurs relations. Chaque fois que Lawler la rencontrait sur le pont, ils se contentaient d’échanger quelques paroles sans conséquence.

L’un d’eux disait : « Quel temps magnifique. » Ou bien : « La couleur de la mer est étrange, par ici. » Il disait : « Je me demande dans combien de temps nous arriverons à Grayvard. »

Elle disait : « Je ne tousse plus du tout, as-tu remarqué ? »

Il disait : « Tu n’as pas trouvé délicieux ce poisson à chair rouge que nous avons mangé hier soir ? »

Elle disait : « Regarde, on dirait un plongeur qui est en train de nager là-bas ! » Tout était impersonnel, courtois, contrôlé.

Jamais il ne disait : « Sundira, jamais je n’ai éprouvé ce que j’éprouve en ce moment. »

Jamais elle ne disait : « Val, j’attends avec impatience notre prochain rendez-vous. »

Jamais il ne disait : « Au fond, nous nous ressemblons beaucoup. Nous avons de la peine à nous intégrer dans un groupe. »

Jamais elle ne disait : « La raison pour laquelle j’ai voyagé d’île en île, c’est que partout, j’ai toujours cherché autre chose. »

Au lieu de connaître de mieux en mieux Sundira, maintenant qu’ils étaient amants, Lawler avait le sentiment qu’elle devenait de plus en plus distante et fuyante. Il ne s’attendait certes pas à cela et il aurait aimé qu’il y eût autre chose entre eux. Mais il ne voyait pas comment y parvenir, si elle ne le voulait pas.

Elle semblait vouloir le tenir à distance et n’accepter de lui que ce qu’elle obtenait déjà de Kinverson. À moins qu’il ne se méprît totalement sur elle, Sundira ne désirait aucune autre manière d’intimité. Jamais il n’avait connu une femme comme elle, aussi indifférente à la permanence, à la continuité, à l’union des esprits, une femme qui semblait prendre chaque événement comme il venait, sans jamais se donner la peine de le lier à ce qui avait déjà eu lieu ou à ce qui pouvait advenir. Puis l’idée lui vint qu’il avait connu quelqu’un qui vivait comme cela.

Ce n’était pas une femme. C’était lui-même, le docteur Lawler. Le jeune Lawler de l’île de Sorve, passant de maîtresse en maîtresse sans autre souci que celui de l’instant. Mais il était différent maintenant. Du moins il l’espérait.


Pendant la nuit, Lawler entendit des cris et des coups étouffés provenant de la cabine voisine de la sienne. Delagard et Lis Niklaus se querellaient. Ce n’était pas la première fois, loin de là, mais cette dispute semblait particulièrement violente et bruyante.

Le lendemain matin, de bonne heure, quand Lawler se rendit dans la cuisine pour prendre son petit déjeuner, il trouva Lis recroquevillée sur le fourneau, la tête détournée. De profil, son visage semblait gonflé et, quand elle se retourna, il vit qu’elle avait un hématome jaunâtre sur la pommette et un œil poché. Sa lèvre inférieure était fendue et tuméfiée.

— Voulez-vous que je vous donne quelque chose pour tout ça ? demanda Lawler.

— Je ne vais pas en mourir.

— J’ai entendu le bruit cette nuit. Sale histoire.

— Je suis tombée de ma couchette, c’est tout.

— Et vous vous êtes cognée contre toutes les cloisons de la cabine en hurlant et en jurant pendant au moins cinq ou dix minutes ? Et Nid, en vous aidant à vous relever, s’est mis à hurler et à jurer lui aussi ? Vous ne me ferez pas avaler ça, Lis !

Elle lui lança un regard dur et maussade. Elle semblait au bord des larmes. Jamais encore il n’avait vu Lis Niklaus, la dure, la coriace, sur le point de craquer.

— Le petit déjeuner peut attendre un peu, poursuivit-il d’une voix douce. Je vais nettoyer cette coupure et vous donner quelque chose pour apaiser la douleur des contusions.

— J’ai l’habitude, docteur.

— Il vous frappe souvent ?

— Assez souvent.

— On ne frappe pas les femmes, Lis. Plus personne ne le fait depuis l’âge des cavernes.

— Expliquez-le à Nid.

— Vous voulez que je le fasse ? Je vais lui parler.

— Non ! s’écria-t-elle, une lueur de panique dans les yeux. Je vous en prie, docteur, ne dites rien ! Il me tuerait !

— Vous avez vraiment peur de lui, n’est-ce pas ?

— Pas vous ?

— Non, répondit Lawler, surpris. Pourquoi aurais-je peur ?

— Peut-être n’avez-vous pas peur mais, vous et moi, ce n’est pas pareil. J’ai fait quelque chose qui lui a déplu, il l’a découvert et l’a pris beaucoup plus mal que je ne l’aurais imaginé. C’est une bonne leçon pour moi. Nid peut devenir complètement dingue. J’ai cru qu’il allait me tuer cette nuit.

— La prochaine fois, appelez-moi. Ou tapez sur la cloison de la cabine.

— Il n’y aura pas de prochaine fois. Dorénavant, je serai irréprochable. Et je parle sérieusement.

— Vous avez donc si peur de lui ?

— Je l’aime, docteur. Cela vous paraît incroyable, non ? Je l’aime, cet enfant de salaud ! S’il ne veut pas que j’aille baiser ailleurs, je ne le ferai pas. Voilà ce que je suis prête à faire pour lui.

— Même s’il vous tabasse ?

— Cela prouve que je compte pour lui.

— Vous ne parlez pas sérieusement, Lis.

— Mais si. Mais si.

— Seigneur ! dit Lawler en secouant la tête. Il vous flanque des raclées et vous, vous me dites que c’est parce qu’il tient à vous.

— Vous ne pouvez pas comprendre, docteur, dit Lis. Vous n’avez jamais pu comprendre ce genre de choses.

Lawler la considéra avec stupéfaction en essayant de se mettre à sa place. Mais elle lui était à cet instant aussi étrangère qu’un Gillie.

— J’imagine que vous avez raison, dit-il.


Après la tempête, la mer fut calme pendant quelques jours. Pas vraiment une mer d’huile, mais à peine agitée par une faible houle. Ils atteignirent une autre zone obstruée par les plantes aquatiques qu’ils avaient déjà rencontrées, mais elles étaient moins denses que la fois précédente et ils réussirent à la traverser sans avoir recours à l’huile aphrodisiaque du docteur Nikitin. Un peu plus loin, ils virent apparaître de gros bouquets serrés d’une mystérieuse algue flottante dont les longs filaments grêles jaune-vert se courbaient au passage des navires en émettant des sortes de longs soupirs tristes produits par des vésicules noires suspendues à de courtes tiges épineuses. « Repartez », semblaient-elles murmurer. « Repartez, repartez, repartez. » C’était un son inquiétant et troublant à la fois. À l’évidence, c’était un lieu qu’il valait mieux éviter. Mais les étranges algues disparurent rapidement, même s’il fut encore possible, pendant une demi-journée, de percevoir par intervalles leur murmure lointain et mélancolique porté par le vent.

Le lendemain, un autre animal marin inconnu apparut : c’était une gigantesque créature flottante composée d’une colonie d’animaux, toute une population, des centaines, voire des milliers d’organismes spécialisés suspendus à un gigantesque flotteur aux dimensions voisines de celles d’une plate-forme ou d’une bouche. Son corps charnu et transparent miroitait dans l’eau comme une île à peine immergée. En se rapprochant, ils purent distinguer les innombrables composants qui s’agitaient en vrombissant, en frémissant, en tourbillonnant pour accomplir leurs tâches individuelles, tel groupe d’organismes pagayant, tel groupe péchant des poissons, tels petits organes palpitants disposés sur le pourtour du corps servant de stabilisateurs à l’ensemble de l’organisme gigantesque dans son déplacement majestueux sur les flots.

Quand le navire s’approcha, la créature géante éleva plusieurs douzaines de structures en forme de tuyau, hautes de deux mètres, qui se dressaient comme d’épaisses cheminées claires et luisantes au-dessus de la surface de la mer.

— Qu’est-ce que cela peut bien être, à votre avis ? demanda le père Quillan.

— Un dispositif visuel ? suggéra Lawler. Des sortes de périscopes ?

— Non, regardez ! Il y a quelque chose qui sort…

— Attention ! cria Kinverson, perché dans la mâture. On nous bombarde !

Lawler se jeta au sol et entraîna le prêtre avec lui juste au moment où une boule d’une substance rougeâtre et gluante sifflait à leurs oreilles et tombait au milieu du pont, deux ou trois mètres derrière eux. On eût dit une sorte d’étron d’un rouge orangé, informe et tremblotant. De la vapeur commença à s’en élever. Une demi-douzaine d’autres projectiles atterrirent sur le pont, en différents endroits, et d’autres continuaient de passer en sifflant.

— Merde de merde ! rugit Delagard en piétinant frénétiquement les bordages. Cette saloperie attaque le pont ! Apportez des seaux et des pelles ! Des seaux et des pelles ! Virez de bord ! Virez de bord, Felk ! Foutons le camp d’ici !

Des grésillements et de la vapeur s’élevaient du pont attaqué par les boules orangées. À la barre, Felk s’efforçait d’échapper au bombardement en louvoyant avec une ardeur extrême. Il hurlait ses ordres et les matelots de quart manœuvraient furieusement les cordages et réglaient la voilure. Armés de pelles, Lawler, Quillan et Lis Niklaus couraient sur le pont pour prendre les projectiles gluants et corrosifs et les balancer par-dessus bord. Des marques calcinées restaient visibles sur le pont partout où une boule de substance acide avait attaqué le bois jaune pâle des bordages. La créature, déjà à une certaine distance, continuait, avec une hostilité machinale et méthodique, de projeter dans la direction du navire ses missiles qui retombaient maintenant dans la mer et s’enfonçaient en bouillonnant et en provoquant un dégagement de vapeur avant de disparaître.

Les marques calcinées qui parsemaient le pont étaient trop profondes pour être effacées. Lawler songea que, s’ils ne s’étaient pas débarrassés immédiatement des projectiles gluants, les bordages des ponts auraient été rongés de part en part jusqu’à la coque.

Le lendemain matin, Gharkid vit au loin un nuage gris de créatures volantes obscurcissant le ciel à tribord.

— Un vol nuptial de poissons-taupe !

Delagard lâcha un juron et donna l’ordre de virer de bord.

— Non, dit Kinverson, ça ne marchera pas. Nous n’avons pas le temps de manœuvrer. Il faut amener toute la toile.

— Quoi ?

— Il faut amener les voiles, sinon elles feront office de filets quand le vol de poissons-taupe arrivera sur nous et le pont sera couvert de ces saloperies.

Avec une bordée de jurons, Delagard donna l’ordre d’amener les voiles et, peu après, les mâts nus de la Reine d’Hydros se dressèrent vers le ciel d’un blanc métallique. Puis les poissons-taupe arrivèrent.

Les hideuses créatures vermiformes au dos couvert de piquants, affolées par le rut, se déployaient par millions, juste au vent de la flottille. Un océan de poissons-taupe dont les ailes en mouvement cachaient presque entièrement la mer. Ils prenaient leur essor en vagues successives, les femelles devant, en nombre incalculable, éclipsant le soleil. Elles battaient furieusement l’air de leurs petites ailes luisantes et pointues, tenant désespérément levée leur tête au nez camus, avançant en légions enragées. Et les mâles les suivaient de près.

Peu leur importait qu’il y eût ou non des navires sur leur trajectoire. Un navire n’était qu’un obstacle dérisoire pour les poissons-taupe en rut. Une montagne eût été tout aussi négligeable. Leur trajectoire était programmée génétiquement et ils la suivaient aveuglément, inexorablement. Même si cela impliquait qu’ils se fracassent, la tête la première, contre les flancs de la Reine d’Hydros. Même si cela impliquait qu’ils évitent de quelques mètres le pont du navire et s’écrasent contre la base d’un mât ou le gaillard d’avant. Rien n’avait d’importance. Il n’y avait plus personne sur le pont quand la nuée de poissons-taupe se présenta. Lawler savait ce que c’était d’être frappé par un jeune. Un adulte en proie à la fureur de son instinct sexuel devait se déplacer dix fois plus vite que celui qui l’avait seulement effleuré, et une collision serait très probablement fatale. Un coup porté obliquement de la pointe de l’aile entaillerait les chairs jusqu’à l’os. Le contact des poils durs qu’ils portaient sur le dos laisserait une trace sanglante.

La seule chose à faire était de se mettre à l’abri et d’attendre. Attendre jusqu’à ce que le ciel soit dégagé. Tous les passagers se réfugièrent dans l’entrepont. Pendant plusieurs heures d’affilée, l’air fut rempli d’un vrombissement confus, ponctué d’étranges petits gémissements et de chocs sourds et brusques.

Puis le silence revint enfin. Prudemment, Lawler et deux autres passagers remontèrent sur le pont.

Le ciel était vide. Les nuées de poissons-taupe s’étaient éloignées. Mais le pont était jonché d’animaux morts ou agonisants, entassés comme de la vermine au pied de toutes les superstructures qui avaient constitué un obstacle. Aussi mal en point qu’ils fussent, certains trouvaient encore la force d’émettre des sifflements menaçants et d’ouvrir les mâchoires. Ils essayaient de se redresser et de se jeter sur l’équipe de nettoyage. Il fallut la journée entière pour se débarrasser d’eux.

Après le passage des poissons-taupe arriva un nuage noir annonciateur de la pluie tant désirée. Mais, au lieu d’eau douce, ce fut un dépôt visqueux qui s’écoula de ses flancs : une masse mouvante de micro-organismes à l’odeur fétide dont les multitudes enveloppèrent le navire et laissèrent sur les voiles, les mâts, l’ensemble du gréement et chaque millimètre carré du pont un voile brun, gluant et glissant. Cette fois, c’est trois jours qu’il fallut pour tout nettoyer.

Après cela, il y eut de nouveaux poissons-pilon et Kinverson remonta sur la passerelle et tambourina sur son chaudron pour semer la confusion dans leurs rangs.

Après les poissons-pilon…

Lawler commençait à considérer la vaste mer couvrant toute la planète comme une force hostile, acharnée à leur perte, lançant inlassablement contre eux toutes sortes d’ennemis, en réaction à la présence de la flottille. Les navires causaient une démangeaison à l’océan et l’océan se grattait. Il se grattait parfois avec fureur. Lawler commençait à se demander s’ils survivraient assez longtemps pour atteindre Grayvard.

Enfin, ils eurent une journée de pluie. Une pluie abondante qui nettoya le dépôt visqueux laissé par les micro-organismes, chassa la puanteur des poissons-taupe morts sur le pont et leur permit de se réapprovisionner en eau douce au moment où la situation commençait de nouveau à paraître critique. Juste après la pluie, une troupe de plongeurs apparut et accompagna quelque temps les navires, folâtrant avec espièglerie et bondissant avec grâce dans l’écume comme des danseurs accueillant des touristes sur le sol de leur patrie. Mais à peine les plongeurs avaient-ils disparu, une nouvelle créature flottante projetant des boules orangées, à moins que ce ne fût la même, se rapprocha et les bombarda de nouveau de ses missiles incendiaires gluants. Comme si l’océan s’était tardivement rendu compte qu’en envoyant successivement la pluie et les plongeurs aux voyageurs, il leur montrait un visage trop aimable et comme s’il tenait à leur rappeler sa vraie nature.

Puis, pendant un certain temps, ce fut le calme. Le vent était modéré, les créatures marines s’accordaient une trêve dans leurs assauts incessants. Les six navires voguaient sereinement de conserve vers leur but. Leurs sillages, longs et droits, s’étiraient derrière eux comme des rubans carrossables à travers les solitudes infinies qu’ils venaient de troubler.

Dans la paix d’une aube parfaite – une mer sans vagues ou presque, un vent doux, un ciel miroitant, avec le joli globe bleu-vert d’Aurore juste au-dessus de l’horizon et une lune dans le ciel – Lawler monta sur le pont où il découvrit un petit groupe en conversation sur la passerelle. Il y avait Delagard, Kinverson, Felk et Léo Martello. Après quelques instants, Lawler aperçut également le père Quillan, à moitié caché par la haute stature de Kinverson.

Delagard avait à la main sa lunette d’approche. Il scrutait la mer et signalait quelque chose aux autres qui tendaient la main, écarquillaient les yeux et faisaient des commentaires.

Lawler gravit l’échelle.

— Il se passe quelque chose ?

— Et comment ! répondit Delagard. Un de nos navires a disparu.

— C’est une blague ?

— Regardez vous-même, dit l’armateur en tendant la longue-vue à Lawler. Une nuit très calme. Rien à signaler, d’après la vigie, entre minuit et le lever du jour. Comptez donc les navires, doc… Un, deux, trois, quatre.

Lawler porta la longue-vue à son œil.

Un. Deux. Trois. Quatre.

— Lequel n’est plus là ?

— Je n’en suis pas encore sûr, répondit Delagard en tortillant une mèche grasse de sa tignasse. Ils n’ont pas hissé leur pavillon. Gabe pense que ce sont les Sœurs qui ont disparu. Elles auraient profité de la nuit pour s’éclipser et suivre leur propre route.

— Ce serait complètement idiot, objecta Lawler. Elles sont à peine capables de diriger un navire.

— Jusqu’à présent, intervint Léo Martello, elles se sont bien débrouillées.

— Parce qu’il leur suffisait de suivre le convoi. Mais si elles ont essayé de naviguer toutes seules…

— Ouais, grommela Delagard. Ce serait complètement dingue. Mais elles sont dingues, ces putains de gouines ! Elles sont bien capables d’avoir fait une connerie comme ça…

Il s’interrompit en entendant un bruit de pas sur l’échelle de la passerelle.

— C’est vous, Dag ? cria l’armateur. Je l’ai envoyé dans la cabine radio pour appeler les autres navires, ajouta-t-il à l’adresse de Lawler.

Le visage ratatiné de Dag Tharp apparut, suivi du reste de son corps.

— C’est le Soleil Doré qui manque, annonça le radio.

— Les Sœurs sont sur la Croix d’Hydros, dit Kinverson.

— Exact, dit Tharp d’un ton aigre. Mais la Croix d’Hydros a répondu quand j’ai appelé. L’Étoile, les Trois Lunes et la Déesse aussi. Mais aucune réponse du Soleil Doré.

— Vous en êtes absolument certain ? demanda Delagard. Vous n’avez pas pu entrer en contact avec eux ? Il n’y avait vraiment rien à faire ?

— Si vous voulez essayer vous-même, vous n’avez qu’à descendre. J’ai appelé toute la flottille et quatre navires ont répondu.

— Y compris celui des Sœurs ?

— J’ai parlé à la sœur Halla en personne. Vous ne me croyez pas ?

— Qui est le capitaine du Soleil Doré ? demanda Lawler. J’ai oublié.

— Damis Sawtelle, répondit Léo Martello.

— Jamais Damis n’aurait décidé de partir de son côté. Cela ne lui ressemble pas.

— Non, dit Delagard, le regard chargé de suspicion, cela ne lui ressemble pas. N’est-ce pas, docteur ?


Toute la journée, Tharp essaya d’obtenir une réponse sur la fréquence du Soleil Doré. Les radios des quatre autres navires essayèrent en vain eux aussi.

Personne n’eut de réponse. Le silence. Le silence.

— Un navire ne peut pas disparaître comme cela pendant la nuit, dit Delagard qui marchait de long en large comme un fauve en cage.

— C’est pourtant bien ce qui semble s’être passé, dit Lis Niklaus.

— Tu vas la fermer, ta grande gueule ?

— Très distingué, Nid. Vraiment très distingué.

— Ferme-la, ou c’est moi qui vais te la fermer !

— Cela ne nous avance pas beaucoup, dit Lawler en se tournant vers Delagard. Avez-vous déjà perdu un navire dans ces circonstances ? Un navire qui disparaît comme cela, sans lancer un S.O.S., ni rien ?

— Je n’ai jamais perdu de navire. Point à la ligne !

— S’ils avaient été en difficulté, ils auraient lancé un appel radio, non ?

— À condition d’en avoir eu la possibilité, dit Kinverson.

— Que voulez-vous dire ?

— Imaginons que tout un groupe de ces filets aient grimpé sur le pont pendant la nuit. Le changement de quart a lieu à trois heures du matin : les hommes de quart descendent de la mâture, la relève monte sur le pont, tout le monde se fait prendre dans les mailles des filets et entraîner par-dessus bord. Cela fait déjà la moitié de l’équipage qui a disparu. Damis ou l’autre homme de barre sort du poste de timonerie pendant l’attaque pour voir ce qui se passe et il marche à son tour sur un filet. Et puis le reste de l’équipage, l’un après l’autre…

— Gospo a poussé des hurlements quand le filet s’est refermé sur lui, fit remarquer Pilya Braun. Vous croyez que tout l’équipage d’un navire pourrait se faire prendre par ces filets et entraîner par-dessus bord sans qu’un seul fasse assez de bruit pour avertir les autres ?

— Ce n’étaient donc pas des filets, dit Kinverson. C’est autre chose qui est monté à bord. Ou bien des filets, plus autre chose. Et ils sont tous morts.

— Puis une bouche qui passait par-là a englouti le navire, dit Delagard. Où est passé ce putain de navire ? Tout l’équipage a peut-être disparu, mais qu’est devenu le navire ?

— Un navire chargé de toiles peut dériver assez loin en quelques heures, même sur une mer calme, fit observer Onyos Felk. Cinq ou dix milles, peut-être plus… Qui sait ? Et il continue de s’éloigner. Même en cherchant pendant mille ans, nous ne le retrouverions pas.

— Ou peut-être a-t-il coulé, glissa Neyana Golghoz. Quelque chose l’a attaqué par-dessous, a percé un trou dans la coque et il a coulé tout doucement.

— Sans même envoyer un seul signal de détresse ? dit Delagard. Un navire ne coule pas en deux minutes. Quelqu’un aurait eu le temps de faire un appel radio.

— Je n’en sais rien, moi, poursuivit Neyana. Imaginons que cinquante créatures aient percé des trous dans la coque. Que la coque ait été criblée de trous. Que le navire ait été envoyé par le fond en moins de temps qu’il ne vous en faut pour lâcher un vent. Et hop ! il coule d’un seul coup et personne n’a le temps de rien faire. Je n’en sais rien. Ce n’est qu’une supposition.

— Qui était à bord du Soleil Doré ? demanda Lawler.

— Damis, Dana et leur petit garçon, commença Delagard en comptant sur ses doigts. Sidero Volkin. Les Sweyner. Ça fait six.

Chaque nom tombait comme un coup de hache. Lawler songea au vieux taillandier tout ratatiné et à sa vieille épouse ratatinée. Comme Sweyner était habile de ses mains, comme il s’entendait à tirer le meilleur parti des rares matériaux disponibles sur Hydros. Et Volkin, le charpentier, un dur, un travailleur infatigable. Et Damis. Et Dana.

— Qui d’autre ?

— Laissez-moi réfléchir. J’ai la liste quelque part, mais laissez-moi réfléchir. Les Hain ? Non, ils sont avec Yanez, à bord des Trois Lunes. Mais il y avait Freddo Wong et sa femme… Comment s’appelait-elle déjà ?

— Lucia, dit Lis.

— Oui, Lucia. Freddo et Lucia Wong, et la jeune Berylda, celle qui a de gros nichons. Et je pense qu’il y a aussi le petit frère de Martin Yanez. Oui. Oui.

— Josc, dit quelqu’un.

Oui, Josc.

Lawler éprouva une douleur déchirante, atroce. Le jeune homme aux yeux brillants, avide d’apprendre. Le futur médecin, celui qui était destiné à lui succéder un jour dans sa charge.

Il entendit une voix qui disait :

— Bon, cela fait dix. Combien étaient-ils à bord ? Quatorze ? Il nous en reste encore quatre à trouver.

Ils commencèrent à lancer des noms. Il était difficile, toutes ces longues semaines après le départ de Sorve, de se remémorer qui était à bord de chaque bâtiment. Mais il y avait quatorze personnes à bord du Soleil Doré. Tout le monde était d’accord sur ce chiffre.

Quatorze disparus, songea Lawler, écrasé par l’ampleur du désastre. Il le ressentait jusqu’à la moelle de ses os. Il se sentait personnellement diminué. Ces quatorze personnes avaient partagé sa vie, appartenaient à son passé. Disparues d’un seul coup. Disparues à jamais. La communauté venait d’être brutalement amputée de près d’un cinquième de ses membres. Sur l’île de Sorve, pendant une mauvaise année, il y avait tout au plus deux ou trois décès. La plupart du temps, il n’y en avait aucun. Et là, quatorze d’un coup. La disparition du Soleil Doré ouvrait une grande déchirure dans le tissu de la communauté. Mais n’avait-elle pas déjà volé en éclats ? Réussiraient-ils à reconstituer à Grayvard ce qu’ils avaient été contraints d’abandonner en quittant Sorve ?

Josc. Les Sawtelle et les Sweyner. Les Wong. Volkin et Berylda Cray. Quatre autres encore.

Lawler les laissa en pleine discussion sur la passerelle et redescendit dans l’entrepont. Dès qu’il entra dans sa cabine, il se précipita vers le flacon d’extrait d’herbe tranquille. Huit gouttes, neuf, dix, onze. Disons une douzaine aujourd’hui, d’accord ? Oui. Oui. Une douzaine. Pourquoi pas ? Une double dose : il fallait bien cela pour apaiser la douleur.

— Val ?

C’était la voix de Sundira, devant la porte de la cabine.

— Tout va bien ?

Il la fit entrer. Les yeux de la jeune femme s’attardèrent sur le verre qu’il tenait à la main, puis remontèrent vers son visage.

— Tu as vraiment mal, hein ?

— Comme si j’avais perdu plusieurs doigts.

— Ces gens comptaient beaucoup pour toi ?

— Certains d’entre eux, oui.

L’herbe tranquille commençait à agir. La douleur n’était plus aussi vive. Sa propre voix lui donnait l’impression d’être voilée.

— Les autres étaient de simples connaissances, poursuivit-il, des gens qui faisaient partie de la vie de l’île, des visages depuis longtemps familiers. L’un d’eux était mon élève.

— Josc Yanez.

— Tu le connaissais ?

— Un gentil garçon, dit-elle avec un petit sourire triste. Un jour où j’étais partie nager, il est venu vers moi et nous avons parlé un moment. Surtout de toi. Il te vouait un véritable culte, Val. Plus encore qu’à son frère, le capitaine. Mais je suis en train de te rendre les choses encore plus difficiles, ajouta-t-elle, le front barré par un pli d’inquiétude.

— Pas… vraiment…

Il avait la bouche pâteuse. La dose d’herbe tranquille était trop forte.

Elle lui prit le verre et le posa sur la table.

— Je suis désolée, dit-elle. J’aimerais pouvoir t’aider.

Approche-toi, voulut dire Lawler, mais il était incapable de proférer une parole et il garda le silence.

Sundira sembla quand même comprendre ce qu’il ne pouvait articuler.


Pendant deux jours, la flottille mouilla au beau milieu de l’immensité déserte tandis que Dag Tharp, sur les instructions de Delagard, passait en revue toutes les bandes de fréquence pour essayer d’entrer en contact radio avec le Soleil Doré. Il établit le contact avec les radios d’une demi-douzaine d’îles, avec un navire, l’Impératrice d’Aurore qui assurait la liaison entre différentes îles de la Mer d’Azur, avec une station minière flottante, très loin au nord-est, dont l’existence fut une surprise pour lui, et une mauvaise surprise pour Delagard. Mais pas un mot, pas un murmure en provenance du Soleil Doré.

— Très bien, déclara enfin l’armateur. Si le navire flotte toujours, ils trouveront peut-être un moyen pour nous joindre. S’il n’est plus à flot, nous n’aurons pas de nouvelles. De toute façon, nous ne pouvons pas rester éternellement ici.

— Croyez-vous que nous découvrirons un jour ce qui leur est arrivé ? demanda Pilya Hiaun.

— Probablement pas, répondit Lawler. L’océan est immense et il grouille de créatures dangereuses sur lesquelles nous ne savons rien.

— Si au moins nous savions ce qui les a attaqués, dit Dann Henders, nous serions mieux à même de nous défendre si nous devions être attaqués à notre tour.

— Quand ce qui les a attaqués s’en prendra à nous, dit Lawler, nous saurons ce que c’est. Mais pas avant.

— Espérons donc que nous ne le saurons jamais, dit Pilya.

7

Dans un épais brouillard et sur une mer houleuse, de grandes créatures inconnues en forme de losange, le dos recouvert d’une épaisse carapace verte aux stries profondes, s’approchèrent des flancs du navire et l’accompagnèrent pendant quelque temps. Elles ressemblaient à des sortes de citernes flottantes équipées de nageoires. Leur tête cuirassée au museau pointu était aplatie et ramassée, leurs yeux se réduisaient à de petites fentes blanches et leurs mâchoires situées sous la tête semblaient implacables. Accoudé au bastingage, Lawler était en train de les observer quand Onyos Felk apparut à ses côtés.

— Je peux vous parler une minute, docteur ?

Tout comme Lawler, Felk était un descendant des Premières Familles, une distinction vide de sens maintenant que toute la communauté de l’île de Sorve avait pris la mer. Agé d’à peu près cinquante-cinq ans, le cartographe était un petit homme austère, court de jambes et lourd de charpente, qui ne s’était jamais marié. Felk était censé très bien connaître la géographie d’Hydros et la mer, et, si les choses avaient tourné différemment, il aurait fort bien pu être à la tête du chantier naval de Sorve, à la place de Nid Delagard. Mais les Felk avaient la réputation d’avoir la poisse et, parfois, de manquer de discernement.

— Vous ne vous sentez pas bien, Onyos ? demanda Lawler.

— Vous ne vous sentirez pas bien non plus quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire. Suivez-moi, docteur.

Felk prit une carte marine dans son casier du gaillard d’avant. Un petit globe vert dont le mécanisme était loin d’être aussi perfectionné que celui que Delagard gardait jalousement. Celui-ci devait être remonté à l’aide d’une clé de bois et les îles remises en position manuellement. Un jouet auprès de l’instrument sophistiqué de Delagard.

Après avoir passé quelques instants à mettre au point sa carte marine, Felk la tendit vers Lawler.

— Voilà, dit-il. Regardez bien ce que je vais vous montrer. Ici, vous avez Sorve et là-bas, tout là-haut, au nord-ouest, vous voyez Grayvard. Voici maintenant la route que nous avons suivie.

Les caractères figurant sur la carte étaient minuscules, un peu effacés et difficilement lisibles. Les îles étaient si proches les unes des autres que Lawler avait du mal à s’y retrouver, même quand il parvenait à déchiffrer les noms. Mais il suivit la ligne que le doigt de Felk traçait vers l’ouest autour du globe et, à mesure que le cartographe reconstituait leur voyage, Lawler commença à comprendre les symboles figurant sur la carte et à retrouver leur itinéraire.

— Voici l’endroit où nous étions quand le filet a emporté Struvin. Là, nous avons vu les Gillies en train de construire la nouvelle île. Voici l’endroit où nous sommes entrés dans la Mer Jaune et c’est là où nous nous trouvions quand les poissons-pilon nous ont attaqués la première fois. C’est là que nous avons rencontré la lame de fond qui nous a fait légèrement dévier, comme ceci. Vous me suivez, docteur ?

— Continuez.

— Voici la Mer Verte. C’est un peu plus loin que nous avons traversé les récifs coralliens et voilà maintenant les deux îles que nous avons longées, l’île des Gillies et celle qui, d’après Delagard, s’appelait Thetopal. C’est là que nous avons essuyé la tempête de trois jours qui a éparpillé la flottille et là que les poissons-taupe nous ont survolés. Dans ces parages, nous avons perdu le Soleil Doré.

Le doigt boudiné de Felk s’était déjà déplacé très loin sur le petit globe.

— Commencez-vous à remarquer quelque chose d’assez étrange, docteur ? demanda-t-il.

— Voulez-vous me montrer encore une fois où se trouve Grayvard ?

— Là-haut. Au nord-ouest de Sorve.

— Suis-je incapable de lire cette carte, ou bien y a-t-il une raison liée aux courants pour que nous fassions route plein ouest, le long de l’équateur, au lieu de remonter en diagonale vers le nord, dans la direction de Grayvard ?

— Nous ne faisons pas route plein ouest, dit Felk.

— Non ? dit Lawler en haussant les sourcils.

— La carte est très petite et il est difficile de distinguer les degrés de latitude quand on n’y est pas habitué. En réalité, non seulement notre cap est à l’ouest, mais nous avons viré au sud-ouest.

— Nous nous éloignons de Grayvard ?

— Oui, nous nous éloignons de Grayvard.

— Vous en êtes absolument certain ?

Une expression de colère difficilement contenue passa très fugitivement dans les petits yeux noirs de Felk.

— Supposons, pour la clarté de la discussion, que je sois capable de lire une carte marine, dit-il en contrôlant sa voix. D’accord, docteur ? Supposons aussi que tous les matins, je regarde où le soleil se lève sur l’horizon. Supposons encore que je me souvienne de l’endroit où il s’est levé la veille, l’avant-veille et la semaine d’avant, et que cela me permette d’évaluer, même approximativement, si notre cap est nord-ouest ou sud-ouest.

— Et nous avons fait route au sud-ouest pendant tout ce temps ?

— Non. Au début, nous avons mis le cap au nord-ouest. C’est dans les parages de la mer de corail que nous avons commencé à changer de cap et que nous sommes revenus dans des eaux tropicales en faisant route plein ouest, le long de l’équateur, et en nous éloignant jour après jour de la route prévue. Je savais que quelque chose n’allait pas, mais je ne me suis pleinement rendu compte de la situation que lorsque nous avons longé les deux îles. La seconde n’était absolument pas Thetopal. Non seulement la véritable île de Thetopal se trouve en ce moment dans des eaux tempérées, vers Grayvard, mais elle est ronde. Celle que nous avons vue était en forme de croissant, vous vous en souvenez ? L’île que nous avons longée s’appelait en réalité Hygala. Regardez, elle est là.

— Presque sur l’équateur.

— Exact. En suivant la route de Grayvard, nous aurions dû passer très au nord d’Hygala. En fait, nous l’avons laissée au nord. Et lorsque Delagard a fait le point après la tempête, il nous a fait virer beaucoup trop au sud. Nous nous trouvons maintenant légèrement au-dessous de l’équateur. Si vous connaissez un peu les étoiles, la position de la Croix d’Hydros dans le ciel le confirme clairement. Mais vous n’avez sans doute pas regardé. Depuis au moins une semaine, nous nous écartons exactement de quatre-vingt-dix degrés de ce que devrait être notre route. Voulez-vous voir où nous nous dirigeons, docteur, ou avez-vous déjà compris ?

— Dites-le-moi.

— Voici la direction vers laquelle nous faisons voile en ce moment, dit Felk en faisant tourner le globe. Vous remarquerez qu’il n’y a pas d’île dans ces parages.

— Nous cinglons vers la Mer Vide ?

— Nous y sommes déjà. Depuis notre départ, les îles ont été très espacées. Nous n’en avons vu que deux, plus celle qui était en construction, pendant tout le voyage et, depuis Hygala, il n’y en a pas eu une seule. Nous n’en verrons pas d’autres. La Mer Vide est vide parce que les courants n’y entraînent aucune île. Si nous avions suivi la route de Grayvard, nous serions là, beaucoup plus au nord, et nous aurions déjà vu quatre îles, Barman, Sivalak, Muril et Thetopal. Une, deux, trois, quatre. Alors qu’à la hauteur où nous nous trouvons, il n’y a plus rien après Hygala.

Lawler contempla le quadrant de la carte que Felk avait tourné vers lui. Il distingua le minuscule croissant d’Hygala ; à l’ouest comme au sud, il n’y avait rien, rien que l’immensité vide de la mer, mais très loin, derrière la courbe du petit globe, il vit la grande tache sombre qui figurait la Face des Eaux.

— Vous croyez que Delagard s’est trompé en déterminant notre route ?

— Certainement pas. Les Delagard font naviguer leurs bâtiments tout autour de cette planète depuis l’époque où elle était encore une colonie pénitentiaire. Vous le savez aussi bien que moi. Il a aussi peu de chances de nous faire prendre un cap sud-ouest alors que nous devrions nous diriger vers le nord-ouest que vous de vous tromper en épelant votre nom.

Lawler porta les pouces à ses tempes et appuya avec force.

— Mais pourquoi diable Nid voudrait-il nous emmener dans la Mer Vide ?

— Je me suis dit que vous auriez peut-être envie de lui poser la question.

— Moi ?

— Il semble parfois avoir pour vous une sorte de respect, dit Felk. Peut-être vous répondra-t-il franchement. Mais rien n’est moins sûr. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’il ne me dira rien, à moi. Vous êtes d’accord, docteur ?


Kinverson s’affairait à préparer son matériel pour la journée de pêche quand Lawler alla le trouver sur le pont, un peu plus tard. Il leva la tête de mauvaise grâce et écouta le médecin avec l’indifférence absolue que Lawler aurait pu attendre d’une île, d’une hache ou d’un Gillie. Puis le pêcheur revint à ses occupations.

— Bon, nous nous sommes écartés de notre route. Je le savais. Que voulez-vous que cela me fasse, docteur ?

— Vous le saviez ?

— Regardez la mer. Ce ne sont pas les eaux des régions boréales.

— Vous saviez depuis le début que nous nous dirigions vers la Mer Vide ? Et vous n’avez rien dit à personne ?

— Je savais que nous avions dévié de notre route, mais pas nécessairement que nous nous dirigions vers la Mer Vide.

— D’après Felk, nous y sommes déjà. Il me l’a montré sur sa carte.

— Felk n’a pas toujours raison, docteur.

— Admettons que cette fois il ait raison.

— Dans ce cas, nous nous dirigeons vers la Mer Vide, dit posément Kinverson. Et après ?

— Au lieu de nous diriger vers Grayvard.

— Et après ? répéta Kinverson.

Il saisit un hameçon, le considéra longuement puis il le serra entre ses dents et le tordit pour lui donner une forme différente.

— Vous vous moquez éperdument de savoir que nous faisons fausse route ? insista Lawler qui trouvait que cela ne les menait à rien.

— Oui. Pourquoi pas ? Toutes ces saletés d’îles se valent. Je me fous de savoir où nous finirons par aborder.

— Il n’y a pas d’îles dans la Mer Vide, Gabe.

— Eh bien, nous vivrons à bord. Où est le problème ? Je peux très bien vivre dans la Mer Vide. Elle n’est pas vide de poissons, docteur. Il n’y en a pas beaucoup, à ce qu’on dit, mais il doit quand même y en avoir un peu, puisqu’il y a de l’eau. Je peux vivre partout où il y a des poissons. J’aurais pu vivre dans ma vieille petite barque, si j’avais été obligé de le faire.

— Alors, pourquoi ne vous y êtes-vous pas installé pour de bon ? demanda Lawler qui sentait l’agacement le gagner.

— Parce qu’il se trouve que je vivais à Sorve. Mais j’aurais tout aussi bien pu vivre dans ma barque. Vous les trouvez vraiment merveilleuses, ces saletés d’îles, docteur ? On marche tout le temps sur des planches de bois trop dures, on se nourrit d’algues et de poisson, il fait trop chaud quand le soleil brille et trop froid quand la pluie tombe, et c’est ça la vie. Du moins la vie que nous menons. Elle ne vaut pas grand-chose, cette vie. Alors, que ce soit Sorve ou Salimil, une cabine sur le Reine d’Hydros ou ma vieille barque, pour moi, c’est du pareil au même. Tout ce que je demande, c’est de pouvoir manger quand j’ai faim, de pouvoir baiser quand j’en ai envie et de vivre jusqu’à la fin de mes jours. Vous comprenez ?

C’était probablement le plus long discours que Kinverson eût fait de toute sa vie et il parut lui-même étonné d’avoir dit tout cela. Quand il eut fini, il lança à Lawler un long regard dur empreint de colère. Puis il reporta derechef son attention sur son matériel de pêche.

— Cela ne vous dérange pas de savoir que notre grand chef est en train de nous conduire dans une mer totalement inconnue et qu’il ne se donne pas la peine de nous faire savoir quelle idée il a derrière la tête ?

— Non, ça ne me dérange pas. Rien ne me dérange, sauf les gens qui me cassent les pieds. Je prends chaque jour comme il vient. Laissez-moi tranquille, docteur. J’ai du travail à faire.


— Vous voulez faire vos appels radio maintenant, docteur ? demanda Dag Tharp. Vous savez que vous êtes en avance d’une heure.

— C’est possible. Cela vous pose un problème ?

— Comme vous voulez, dit Tharp dont les mains commencèrent à courir sur les boutons et les manettes. Puisque vous voulez appeler plus tôt, nous appellerons plus tôt. Mais vous ne vous plaindrez pas si personne n’est prêt sur les autres navires.

— Appelez d’abord Bamber Cadrell.

— D’habitude, c’est l’Étoile que vous appelez en premier.

— Je sais. Mais, aujourd’hui, commencez par Bamber Cadrell.

Tharp leva la tête, l’air perplexe.

— Il y a quelque chose qui vous démange, ce matin, docteur ?

— Quand vous entendrez ce que j’ai à dire à Cadrell, vous comprendrez ce qui me démange. Appelez-le, voulez-vous ?

— D’accord. D’accord.

Des crachotements et des cliquètements s’élevèrent de l’installation radio.

— Foutu brouillard, marmonna Tharp. C’est une chance que le matériel fonctionne. J’appelle la Déesse. La Reine appelle la Déesse. Répondez, la Déesse. À vous.

— La Reine ? Ici la Déesse.

— C’était une voix d’enfant, aiguë, nasillarde. À bord de la Déesse de Sorve le radio était Bard Thalheim, le jeune fils de Nicko.

— Dites-lui que je veux parler à Cadrell, dit Lawler.

Dag Tharp parla devant le micro, mais Lawler ne parvint pas à entendre distinctement la réponse de la voix fluette.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il a dit que Bamber est à la barre. Son quart ne sera pas terminé avant encore deux heures.

— Demandez-lui d’aller chercher Bamber au poste de timonerie et de le faire descendre dans la cabine radio. Il faut régler cette affaire au plus vite.

Il y eut de nouveaux crachotements et des cliquètements. Le garçon semblait soulever des objections. Tharp répéta la demande de Lawler et il y eut une longue minute de silence.

Puis la voix de Bamber Cadrell se fit entendre.

— Qu’y a-t-il donc de si urgent, doc ?

— Faites sortir le garçon et je vous le dirai.

— Mais c’est mon radio !

— Comme vous voulez. Mais je ne veux pas qu’il entende ce que j’ai à dire.

— Il y a un problème, hein ?

— Il est encore là ?

— Je viens de lui demander de sortir. Que se passe-t-il ?

— Nous faisons voile à quatre-vingt-dix degrés de la route que nous devrions suivre, dans des eaux équatoriales, cap sud-sud-ouest. Delagard est en train de nous emmener dans la Mer Vide.

Dag Tharp, qui écoutait à côté de Lawler, étouffa un petit cri de surprise.

— Vous en étiez-vous rendu compte, Bamber ? poursuivit le médecin.

— Bien sûr, doc. Vous me prenez pour un marin d’eau douce ?

— La Mer Vide, Bamber.

— Oui, oui. J’ai bien entendu.

— Alors que nous sommes censés faire route vers Grayvard.

— Je sais bien, doc.

— Et vous trouvez tout à fait normal de faire voile dans la direction opposée ?

— Je suppose que Delagard sait ce qu’il fait.

— Vous supposez ?

— Les navires lui appartiennent, doc. Moi, je ne suis qu’un simple employé. Quand nous avons commencé à mettre le cap au sud, je me suis dit qu’il devait y avoir un problème plus au nord, peut-être une tempête, un danger quelconque qu’il avait décidé de contourner. C’est lui qui a les bonnes cartes, doc. Nous nous contentons de suivre la route qu’il nous indique.

— Même si elle nous mène droit dans la Mer Vide ?

— Delagard n’est pas fou, dit Cadrell. Nous corrigerons bientôt la route pour remettre le cap au nord. Pour moi, cela ne fait aucun doute.

— Et vous n’avez pas eu envie de lui demander le pourquoi de ce changement de cap ?

— Je vous l’ai dit, doc, je suppose qu’il a une bonne raison. Je suppose qu’il sait ce qu’il fait.

— Cela fait beaucoup de suppositions, dit Lawler.


Tharp releva la tête. Ses yeux, habituellement enfouis dans les plis lourds de ses paupières, étincelaient et étaient tout grands ouverts d’étonnement.

— La Mer Vide ?

— C’est bien ce qu’on dirait.

— Mais c’est de la folie !

— N’est-ce pas ? Voulez-vous, pendant un petit moment, faire comme si vous n’étiez au courant de rien ? D’accord, Dag ? Et maintenant, appelez-moi Martin Yanez.

— Pas Stayvol ? Votre premier appel est toujours pour Stayvol.

— Yanez, dit Lawler en s’efforçant de repousser l’image de Josc lui adressant un sourire confiant.

Dag tripota quelques boutons et la voix du radio des Trois Lunes leur parvint, déformée par les parasites. C’était une des filles Hain, Lawler ne savait plus laquelle. Quelques instants plus tard, il reconnut la voix grave et posée de Martin Yanez.

— Il n’y a rien à signaler, doc. Tout le monde est en bonne santé aujourd’hui.

— Ce n’est pas l’appel médical de routine, dit Lawler.

— Ah bon ? Vous n’avez pas eu de nouvelles du Soleil Doré, par hasard ?

La voix vibrante de Yanez traduisait une brusque excitation, une flambée d’espoir insensé.

— Non, dit doucement Lawler, rien du tout.

— Ah !

— Je voulais savoir ce que vous pensiez de notre changement de cap.

— Quel changement de cap ?

— Arrêtez vos conneries, Martin, s’il vous plaît !

— Depuis quand les questions de navigation concernent-elles le médecin ?

— Je vous ai dit d’arrêter vos conneries.

— Vous êtes devenu navigateur, doc ?

— Je suis concerné. Nous le sommes tous. C’est ma vie aussi qui est en jeu. Que se passe-t-il, Martin ? Votre soumission à Delagard est-elle si totale que vous refusez de me parler ?

— Vous avez l’air d’être dans tous vos états. Nous avons fait un petit détour vers le sud, et après ?

— Pourquoi avons-nous fait cela ?

— C’est à Delagard qu’il faut le demander.

— Lui avez-vous posé la question ?

— Ce n’est pas nécessaire. Je me contente de le suivre. S’il met le cap au sud, je fais la même chose.

— C’est à peu près ce que m’a dit Bamber. N’êtes-vous donc tous que des pantins dont il s’amuse à tirer les fils ? Bon Dieu, Martin, pourquoi ne faisons-nous plus route vers Grayvard ?

— Je vous l’ai dit : c’est à Delagard qu’il faut le demander.

— C’est bien ce que je compte faire. Mais je voulais d’abord savoir ce qu’éprouvent les autres capitaines à l’idée de s’engager dans la Mer Vide.

— C’est ce que nous faisons ? demanda Yanez sans se départir de son calme. Je croyais que nous faisions juste un petit détour vers le sud, pour une raison dont Delagard n’a pas jugé utile de nous parler. Autant que je sache, notre destination finale demeure Grayvard.

— Vous êtes sincère ?

— Si je vous réponds oui, me croirez-vous ?

— J’aimerais vous croire.

— C’est la vérité, doc. Sur la tête de ce frère que j’aimais, c’est la vérité. Delagard n’a jamais mentionné un changement de cap et pas plus moi que Bamber ou Poitin n’avons posé de question. Je suppose que les Sœurs ne se sont rendu compte de rien.

— Mais vous en avez quand même parlé avec Cadrell et Stayvol ?

— Bien sûr.

— Stayvol est très lié à Delagard et je n’ai guère confiance en lui. Qu’a-t-il dit ?

— Il est aussi perplexe que nous !

— Et vous le croyez sincère ?

— Oui. Mais qu’est-ce que cela change ? Tout le monde suit Delagard. Si vous voulez savoir ce qui se passe, il faudra le lui demander. Et, s’il vous donne une explication, tenez-moi au courant.

— Promis, dit Lawler.

— Voulez-vous que j’appelle Stayvol maintenant ? demanda Dag Tharp.

— Non. Je crois que je vais me passer de son avis aujourd’hui.

— Quelle merde ! dit Tharp en tirant nerveusement sur la peau flasque de son cou. Non, mais, quelle merde ! Vous croyez que c’est une conspiration ? Que tous les capitaines sont de mèche et qu’ils gardent le silence ?

— Je crois ce que m’a dit Martin Yanez. Quelle que soit la raison de ce changement de cap, Delagard a peut-être mis Stayvol au courant, mais il est probable que les deux autres ne savent rien.

— Et Damis Sawtelle ?

— Quoi, Damis ?

— Imaginons qu’il ait remarqué ce changement de cap et qu’il ait appelé Delagard pour lui demander des explications. Imaginons que Delagard lui ait répondu que ce n’étaient pas ses oignons et que Damis l’ait si mal pris qu’il a modifié la route de son navire en pleine nuit pour mettre tout seul le cap sur Grayvard. C’est une soupe au lait, Damis, vous savez. Il est peut-être en ce moment à cinq cents milles au nord et, pendant que nous essayons désespérément de le joindre, il garde volontairement le silence radio, parce qu’il a décidé de se séparer du reste de la flottille.

— C’est une théorie séduisante. Mais Pelagard est-il capable de faire fonctionner votre équipement radio ?

— Non, répondit Tharp. Autant que je sache, non.

— Alors, comment Damis aurait-il pu communiquer avec lui en dehors de votre présence ?

— Très juste.

— Il y a gros à parier que Sawtelle n’a pas décidé de faire cavalier seul. Le Soleil Doré gît par le fond avec Damis Sawtelle et tout son équipage. Un des habitants de cet océan a attaqué le navire pendant la nuit et l’a coulé rapidement et proprement, une créature très rusée, et il faut souhaiter que nous ne découvrions jamais ce que c’est. Il ne sert à rien de penser au Soleil Doré maintenant. Ce que nous devons savoir, c’est pourquoi nous faisons route vers le sud au lieu de continuer vers le nord.

— Vous allez parler à Delagard, docteur ?

— Je pense que c’est nécessaire, dit Lawler.


Delagard venait d’achever son quart. Il paraissait fatigué. Ses épaules carrées s’affaissaient vers l’avant, tout comme sa tête posée sur son cou de taureau. Il s’enfonçait dans l’écoutille et commençait à descendre l’escalier quand Lawler lui demanda de l’attendre.

— Qu’est-ce qu’il y a, doc ?

— Pouvons-nous parler ?

Les paupières de l’armateur s’abaissèrent fugitivement.

— Tout de suite ? demanda-t-il.

— Oui, ce serait préférable.

— D’accord. Suivez-moi.

La cabine de Delagard, au moins deux fois plus spacieuse que celle de Lawler, était encombrée de vêtements en désordre, de bouteilles d’alcool vides, de pièces d’accastillage diverses et même de quelques livres. Les livres étaient si rares sur Hydros que Lawler fut stupéfait de les voir éparpillés sur le plancher.

— Vous voulez boire quelque chose ?

— Merci, pas maintenant. Mais servez-vous, je vous en prie. Il y a un petit problème, Nid, poursuivit-il après un moment d’hésitation. Il semble que nous nous soyons accidentellement détournés de notre route.

— Allons donc ! fit Delagard sans manifester le moindre étonnement.

— Il semble que nous soyons repassés sous l’équateur. Que notre cap soit sud-sud-ouest au lieu de nord-nord-ouest. C’est un changement considérable par rapport à notre route initiale.

— Nous avons vraiment dévié tant que cela ? dit Delagard en simulant la surprise avec une insistance très lourde. Nous faisons complètement fausse route ?

Il caressa son verre d’alcool, se frotta la clavicule comme si elle le faisait souffrir et fourragea dans la masse d’objets disparates qui couvraient la table.

— Si c’est vrai, c’est une erreur de navigation monumentale, reprit-il. Quelqu’un a dû se glisser jusqu’à l’habitacle et retourner le compas pour nous induire en erreur. Mais êtes-vous certain de ce que vous avancez, docteur ?

— Ne jouez pas au plus fin avec moi. Il est trop tard pour cela. Qu’est-ce que vous manigancez, Nid ?

— Vous ne connaissez rien à la navigation en haute mer. Comment pouvez-vous savoir dans quelle direction nous allons ?

— J’ai consulté des spécialistes.

— Onyos Felk ? Cette vieille baderne ?

— Oui, j’en ai parlé avec lui. Et avec d’autres. Je reconnais qu’on ne peut pas toujours se fier à Onyos. Mais aux autres, si. Vous pouvez me croire.

Les yeux plissés, les mâchoires serrées, Delagard foudroya le médecin du regard. Puis il se calma. Il but une gorgée, puis vida son verre d’alcool. Et il se plongea dans un profond silence.

— Très bien, dit-il enfin. Le moment est venu de vous mettre au parfum. Il se trouve que, pour une fois, Felk a raison. Nous n’allons pas à Grayvard.

En entendant cette déclaration faite avec une assurance détachée, Lawler eut l’impression de recevoir une décharge électrique.

— Bon Dieu ! Pourquoi, Nid ?

— On ne veut pas de nous à Grayvard. On n’a jamais voulu de nous. On m’a débité les mêmes conneries que dans les autres îles, savoir qu’il y avait de la place pour une douzaine de réfugiés au maximum, mais qu’il n’était pas question d’accueillir tout le monde. J’ai essayé d’user de toute mon influence, mais ils n’ont pas voulu en démordre. Nous étions à la rue, paumés, sans endroit où aller.

— Vous nous avez donc menti depuis le début du voyage ? Depuis le début, vous avez toujours eu l’intention de gagner la Mer Vide ? Quelle idée aviez-vous derrière la tête ? Et pourquoi avoir choisi de nous conduire ici ? Vous êtes vraiment gonflé, Nid, ajouta-t-il en secouant la tête d’un air incrédule.

— Je n’ai pas menti à tout le monde. J’ai dit la vérité à Gospo Struvin. Et au père Quillan.

— Pour Gospo, je comprends. Il était le capitaine du navire de tête. Mais pourquoi Quillan ?

— Je lui dis un tas de choses.

— Vous êtes devenu catholique ? C’est votre confesseur ?

— C’est mon ami. Il a beaucoup d’idées intéressantes.

— Je n’en doute pas. Et quelle idée intéressante avait le père Quillan sur la route à suivre ? demanda Lawler qui avait l’impression de faire un mauvais rêve. Vous a-t-il dit que, par la prière et la force spirituelle, il pouvait accomplir un miracle pour nous ? Ou alors, vous a-t-il proposé de faire apparaître dans la Mer Vide une île accueillante et inoccupée où nous pourrions nous installer ?

— Il m’a dit que nous devrions faire route vers la Face des Eaux, déclara posément Delagard.

Une autre décharge électrique, plus forte que la précédente. Lawler écarquilla les yeux. Il avala une grande gorgée du verre de Delagard et attendit quelques instants que l’alcool fasse son effet. De l’autre côté de la table, Delagard le regardait, attendant patiemment, l’œil vif et l’air calme, peut-être même légèrement amusé.

— La Face des Eaux, dit Lawler quand il eut suffisamment repris ses esprits pour parler. C’est bien ce que vous avez dit : la Face des Eaux !

— Affirmatif, docteur.

— Et pouvez-vous me dire pourquoi le père Quillan trouvait que c’était une merveilleuse idée de mettre le cap sur la Face des Eaux ?

— Parce qu’il savait que j’ai toujours rêvé d’y aller.

Lawler hocha lentement la tête. Il se sentait gagné par cette forme de sérénité qui accompagne le désespoir absolu. Boire un autre verre lui sembla être une excellente idée.

— Bien sûr, dit-il. Le père Quillan croit à la satisfaction des impulsions déraisonnables. Et comme de toute façon, nous n’avions nulle part ailleurs où aller, autant entraîner toute cette bande de minables de l’autre côté du globe, vers l’endroit le plus mystérieux, le plus reculé d’Hydros, sur lequel nous ne savons absolument rien, si ce n’est que les Gillies eux-mêmes n’ont pas le courage de s’en approcher.

— C’est exact, dit Delagard, insensible aux sarcasmes, en souriant benoîtement.

— Les conseils du père Quillan sont vraiment précieux. C’est pourquoi il a si bien réussi dans son ministère.

— Je vous ai demandé un jour, poursuivit Delagard avec un calme olympien, si vous aviez gardé le souvenir des histoires que nous racontait le vieux Jolly sur la Face des Eaux.

— Des histoires à dormir debout, oui.

— Cest à peu près ce que vous m’avez répondu la dernière fois. Mais vous en souvenez-vous ?

— Voyons… Jolly prétendait avoir traversé tout seul la Mer Vide et découvert la Face qui, d’après lui, était une île gigantesque beaucoup plus grande que toutes celles des Gillies, une terre chaude et fertile où poussaient d’étranges plantes de haute taille portant des fruits, où l’on trouvait des étangs d’eau douce, des eaux riches en poissons.

Lawler s’interrompit quelques instants pour fouiller dans ses souvenirs.

— Il y serait resté jusqu’à la fin de ses jours, tellement il y faisait bon vivre. Mais, un jour où il était parti pêcher en mer, une tempête l’éloigna du rivage, il perdit son compas et par-dessus le marché, s’il m’en souvient bien, il fut pris par la Vague. Quand il fut enfin en mesure de gouverner son bateau, il était déjà à mi-chemin de Sorve et il lui était impossible de retourner vers la Face. Il poursuivit donc sa route et, de retour à Sorve, il essaya de convaincre des gens de repartir avec lui, mais personne ne voulut le suivre. Tout le monde se moqua de lui ; personne ne crut un mot de ce qu’il racontait. Et il finit par perdre la boule. C’est bien cela ?

— Oui, dit Delagard. C’est l’essentiel de son histoire.

— Elle est extraordinaire. Si j’avais encore dix ans, je serais absolument fou de joie à l’idée d’aller visiter la Face des Eaux.

— Vous devriez l’être, doc. Ce sera la grande aventure de notre vie.

— Vraiment ?

— J’avais quatorze ans quand le vieux Jolly est revenu, poursuivit Delagard. Et j’ai écouté ce qu’il avait à raconter. J’ai écouté très attentivement. Ce n’était peut-être qu’un vieux cinglé, mais je n’ai jamais eu cette impression, du moins au début, et j’ai cru ce qu’il disait. Une île vaste, riche, fertile et inhabitée qui nous attendait… Et pas un seul de ces foutus Gillies dans nos pattes ! Pour moi, cela a des allures de paradis. De pays de cocagne. De terre miraculeuse. Vous tenez toujours à ce que notre communauté reste unie, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi diable devrions-nous nous entasser dans un petit bout d’île dont personne ne veut et vivre de la charité de ceux qui nous accueillent ? Quel meilleur moyen ai-je de réparer mes fautes que de conduire toute notre communauté au bout du monde pour lui offrir un paradis ?

Lawler le regardait, bouche bée.

— Vous êtes complètement sonné, Nid.

— Je ne pense pas. La Face appartiendra aux premiers arrivés et nous pouvons être ceux-là. Les Gillies sont si superstitieux qu’ils ne s’en approcheront jamais. Nous, nous pouvons le faire. Et nous pouvons nous y établir, nous pouvons y construire nos maisons, nous pouvons y exploiter la terre. Et nous pouvons faire en sorte que la Face nous donne ce que nous voulons le plus au monde.

— Et que voulons-nous le plus au monde ? demanda machinalement Lawler qui avait l’impression de s’être envolé de la planète et de flotter dans les ténèbres de l’espace.

— Le pouvoir, répondit Delagard. L’autorité. Nous voulons exercer notre domination sur Hydros. Nous avons vécu trop longtemps sur cette planète comme de misérables et pitoyables réfugiés. Le moment est venu de faire ramper les Gillies à nos pieds ! J’aimerais fonder sur la Face une colonie vingt fois, cinquante fois plus importante que n’importe quelle île Gillie et y développer une communauté digne de ce nom, de cinq mille, dix mille personnes. Bâtir un astroport et établir des relations commerciales avec toutes les planètes habitées par des humains dans cette foutue galaxie. Commencer à vivre comme de vrais êtres humains au lieu de continuer à mener cette existence misérable dans une humidité permanente, à bouffer des algues et à nous laisser ballotter sur l’océan comme nous le faisons depuis cent cinquante ans.

— Et vous dites cela avec un tel calme. Vous paraissez si raisonnable.

— Vous croyez que je suis fou ?

— Peut-être, je ne sais pas. Mais ce que je crois, c’est que vous êtes un salopard à l’égoïsme monstrueux. Oser nous prendre tous en otage comme vous le faites pour réaliser vos projets chimériques ! Si Grayvard refusait de tous nous accueillir, vous auriez pu débarquer un petit groupe d’entre nous dans cinq ou six îles différentes.

— C’est vous-même qui avez dit qu’il n’en était pas question. L’auriez-vous oublié ?

— Vous croyez que la situation actuelle est préférable ? Entraîner tout le monde avec vous dans cette folie ? Mettre toutes nos vies en péril pour vous permettre de poursuivre votre utopie ?

— Oui, c’est préférable.

— Vous êtes un fieffé salaud, un salaud fini ! Oui, vous êtes fou !

— Non, dit Delagard, je ne suis pas fou. Cela fait des années que je mets ce projet au point. J’ai passé la moitié de ma vie à y réfléchir. J’ai longuement questionné Jolly et j’ai acquis la conviction qu’il avait bien fait le voyage qu’il prétendait avoir fait et que la Face est bien telle qu’il la décrivait. Cela fait des années que je projette d’y envoyer une expédition. Gospo était au courant. Nous devions partir ensemble, bientôt, dans moins de cinq ans. En nous chassant de Sorve, les Gillies m’ont fourni un excellent prétexte et, quand j’ai vu que les autres îles refusaient de nous accueillir, je me suis dit : c’est le moment, c’est l’occasion. Ne la laisse pas passer, Nid. Et voilà.

— Vous aviez donc l’intention, depuis le départ de Sorve, de nous conduire ici ?

— Oui.

— Et vous n’en avez même pas parlé à vos capitaines ?

— Seulement à Gospo.

— Qui a trouvé l’idée géniale ?

— Absolument, dit Delagard. Il m’a soutenu dès le début. Le père Quillan aussi, quand je l’ai mis au courant. Il me soutient sans réserve.

— Bien sûr. Plus quelque chose est farfelu, plus cela lui plaît. Plus il peut s’éloigner de la civilisation, plus il se sent à l’aise. Pour lui, la Face, c’est la Terre promise. Quand nous serons installés dans votre pays de cocagne, il pourra fonder une Église dont il sera le grand-prêtre, le cardinal, le pape, que sais-je ? Et pendant ce temps, vous, Nid, vous bâtirez votre empire. Et tout le monde sera content.

— Vous avez tout compris.

— Alors, la question est réglée. Nous venons d’atteindre la Mer Vide et nous nous y engageons sans hésiter.

— Ça ne vous plaît pas, doc ? Vous voulez quitter le navire ? Allez-y, ne vous gênez pas. Que vous le vouliez ou non, nous allons continuer.

— Et vos capitaines ? Vous croyez qu’ils vont vous suivre quand ils connaîtront votre véritable destination ?

— Et comment ! Ils vont où je leur dis d’aller. Ils l’ont toujours fait et il n’y a aucune raison que cela change. Si jamais elles commencent à soupçonner la vérité, les Sœurs refuseront peut-être de nous suivre, mais quelle importance ? À quoi sert cette bande de cinglées ? Elles ne seront bonnes qu’à nous créer des ennuis quand nous arriverons à la Face. Mais Stayvol me suivra partout où je lui dirai d’aller. Bamber et Martin aussi. Et ce pauvre Damis aurait fait pareil. Cap sur la Face ! Et pas d’hésitation. Nous y arriverons, nous en ferons l’endroit le plus florissant, le plus riche qu’il y ait jamais eu à la surface de cette foutue planète et nous y coulerons des jours heureux jusqu’à la fin des temps. Nous réussirons, faites-moi confiance ! Encore un petit verre, doc ? Oui ? Oui, je pense que vous en avez envie. Voilà, bien servi. Vous donnez l’impression d’en avoir besoin.


Accoudé au bastingage, abîmé dans la contemplation extatique d’un vide qui semblait encore plus vide que les étendues désertes qu’ils venaient de traverser, le père Quillan paraissait être dans une phase de haute spiritualité. Il avait le teint vif et les yeux étincelants.

— En effet, dit-il, j’ai bien conseillé à Delagard d’entreprendre la traversée jusqu’à la Face des Eaux.

— C’était quand ? Avant notre départ de Sorve ?

— Non, nous étions déjà en mer. C’était peu après la disparition de Gospo Struvin. La mort de Struvin fut un coup très dur pour Delagard. Il est venu me voir et il m’a dit : « Mon père, je n’ai pas de religion, mais j’ai besoin de parler à quelqu’un et vous êtes le seul en qui j’aie confiance. Vous pourrez peut-être m’aider. » Et il m’a parlé de la Face. Il m’en a fait la description et m’a expliqué pourquoi il voulait y aller. Il m’a parlé du projet qu’il avait mûri avec Struvin et m’a dit qu’il ne savait plus quoi faire, maintenant que Gospo était mort. Il voulait toujours faire route vers la Face, mais il n’était pas sûr de parvenir au terme du voyage. Nous avons longuement parlé de la Face des Eaux. Il m’a expliqué sa nature en détail, d’après les récits que lui en avait fait le vieux marin. Quand il m’eut raconté toute l’histoire, je l’encourageai à réaliser son projet, même sans l’aide de Gospo. J’en avais compris toute la portée et je lui dis qu’il était le seul homme de toute la planète à pouvoir réussir. Je lui dis que rien ne devrait faire obstacle à son dessein. Je lui dis : « Conduisez-nous vers ce paradis, vers cette île encore vierge où nous prendrons un nouveau départ. » Il a donc dérouté le convoi et nous avons mis le cap au sud.

— Mais qu’est-ce qui vous fait croire, demanda précautionneusement Lawler, que nous réussirons à prendre un nouveau départ sur cette île inexploitée vers laquelle vous nous conduisez tous les deux ? Nous ne sommes qu’une poignée d’êtres humains qui vont s’établir dans un lieu inculte et inexploré dont nous ignorons absolument tout.

— C’est parce que j’ai la conviction que la Face est littéralement un paradis, déclara Quillan d’une voix calme et posée, mais assez dure pour graver ses paroles sur une plaque de métal. Je crois que c’est l’Éden. Littéralement.

— Vous parlez sérieusement ? demanda Lawler en écarquillant les yeux. Vous voulez dire l’Éden où Adam et Ève ont vécu ?

— Oui, l’Éden, le vrai. L’Éden se trouve dans les lieux qui n’ont pas été souillés par le péché originel.

— C’est donc vous qui avez mis dans la tête de Delagard que la Face était un paradis ? J’aurais dû m’en douter. Et, je suppose que vous croyez aussi que c’est là que Dieu vit. Ou bien n’est-ce pour Lui qu’une résidence secondaire ?

— Je ne sais pas. Mais j’aime à penser qu’Il y vit. Il est toujours là où se trouve le paradis.

— Bien sûr, dit Lawler. Le Créateur de l’univers vit précisément ici, sur Hydros, sur une gigantesque île marécageuse couverte d’un tapis d’algues. Ne me faites pas rire, mon père. Je ne suis même pas sûr que vous croyiez en Dieu. Et je pense que, la moitié du temps, vous n’en êtes pas sûr non plus.

— La moitié du temps, je n’en suis pas sûr, dit le prêtre.

— Quand vous avez vos moments de vide.

— Oui. Pendant ces périodes où j’ai la conviction intime que toute notre évolution depuis le stade des animaux inférieurs n’a pas de finalité. Quand je pense que tout l’interminable processus menant, sur la Terre, de l’amibe à l’espèce humaine et, sur d’autres planètes, d’un micro-organisme quelconque à un être conscient, est aussi automatique que la rotation d’une planète autour de son soleil et tout aussi vide de sens. Quand je pense que rien n’a donné cette impulsion. Que ce mouvement ne se poursuit que parce qu’il est dans sa nature de le faire.

— C’est ce que vous croyez la moitié du temps.

— Pas la moitié du temps, mais parfois. La plupart du temps, non.

— Et quand vous ne croyez pas cela, que croyez-vous ?

— Je crois qu’il y a eu un Créateur qui a tout mis en mouvement pour des raisons qui ne nous seront peut-être jamais connues. Et qui continue de tout animer par amour pour Ses créatures. Car Dieu est amour, comme l’a dit Jésus, dans cette partie de la Bible que vous n’avez pas lue. Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour. Dieu est un lien, Dieu est la fin de la solitude, la communion ultime. Celui qui, un jour, aussi indignes que nous fussions, nous recevra tous dans Son sein où nous vivrons dans la gloire éternelle, libérés de tous les maux.

— C’est cela que vous croyez la plupart du temps ?

— Oui. Et vous, pouvez-vous le croire ?

— Non, répondit Lawler. J’aimerais, mais je ne peux pas.

— Vous pensez donc qu’il n’y a pas de finalité ?

— Pas exactement. Mais je pense que nous ne saurons jamais quelle est la finalité. Ou qui elle sert. Certains événements se produisent, comme la disparition en pleine nuit du Soleil Doré, et nous n’en découvrons pas toujours le pourquoi. Et quand nous mourrons, il n’y aura pas de sein dans lequel Dieu nous recevra, pas de gloire éternelle. Il n’y aura rien.

— Ah ! mon pauvre ami ! dit Quillan en hochant la tête. Vous passez tous vos jours dans l’état d’esprit qui est le mien dans mes moments de désespoir absolu.

— C’est possible. Mais je réussis à le supporter.

Lawler plissa les yeux pour se protéger de la réverbération du soleil sur la surface de la mer et tourna la tête vers la proue, comme s’il s’attendait d’un instant à l’autre à voir se profiler au sud-ouest la masse sombre d’une grande île. Il avait des élancements dans la tête. Il avait envie de quelques gouttes d’extrait d’herbe tranquille pour chasser cette douleur.

— Je prie pour que vous réussissiez bientôt à vous décharger de vos maux.

— Je vois, dit Lawler d’un air sombre.

— Vous voyez ? Vous voyez vraiment ?

— Ce que je vois, c’est que, dans votre quête avide du paradis, vous n’avez pas hésité à tous nous trahir au profit de Delagard.

— Je vous trouve très dur, dit Quillan.

— Oui, je suppose que vous êtes dans le vrai. Pardonnez-moi. À votre avis, je n’ai bien sûr aucune raison d’être furieux.

— Mon enfant…

— Je ne suis pas votre enfant !

— Vous êtes Son enfant, au moins.

Lawler soupira. Delagard, Quillan : ils étaient aussi cinglés l’un que l’autre. L’un dans sa quête de rédemption, l’autre dans sa conquête du monde, ils étaient prêts à tout.

Quillan posa une main bienveillante sur celle de Lawler et sourit.

— Dieu vous aime, dit-il d’une voix douce. Il vous accordera Sa grâce, n’ayez crainte.


— Dis-moi tout ce que tu sais sur la Face des Eaux, demanda Lawler à Sundira. Tout.

— Je ne sais pas grand-chose, dit-elle. Tout ce que je sais, c’est qu’il s’agit d’une sorte d’île gigantesque, ou de quelque chose qui ressemble à une île, mais qui est infiniment plus grand que toutes les îles connues et habitées. C’est une énorme étendue de terre ancrée d’une manière durable dans les eaux et qui couvre des milliers d’hectares.

— Je sais déjà tout cela. Mais as-tu appris autre chose sur la Face dans toutes les conversations que tu as eues avec les Gillies ? Pardon, les Habitants.

— Ils n’aimaient pas en parler. Sauf un seul, une femelle que j’ai connue à Simbalimak. Elle a accepté de répondre à quelques-unes de mes questions.

— Et alors ?

— Elle m’a dit que c’était le lieu interdit, le lieu où personne ne doit aller.

— C’est tout ? Donne-moi des détails.

— Tout cela est assez confus.

— J’imagine. Raconte-moi, Sundira, je t’en prie.

— Elle est restée assez énigmatique. Délibérément, à ce qu’il m’a semblé. Mais j’ai eu l’impression que, pour elle, la Face n’était pas seulement un lieu tabou, ou sacré, et donc à éviter, mais qu’elle était littéralement inhabitable… physiquement dangereuse. « C’est la fontaine de la création », m’a-t-elle dit. Les Habitants disent d’un mort qu’il est retourné à la source. Et cette femelle m’a dit que lorsqu’un des siens mourait, l’expression qu’ils employaient était : « Il a gagné la Face. » J’ai eu l’impression d’un lieu bouillonnant d’énergie, de quelque chose de violent, d’ardent et de très, très puissant. Comme si une réaction nucléaire permanente y avait lieu.

— Bon Dieu ! dit Lawler d’une voix blanche.

Malgré la chaleur moite qui régnait dans la petite cabine, il sentit un frisson remonter le long de ses jambes. Ses doigts étaient froids, eux aussi, et agités de mouvements convulsifs. Il se retourna pour prendre la bouteille d’extrait d’herbe tranquille et se versa une petite dose. Puis il interrogea Sundira du regard, mais elle secoua la tête.

— Violent, ardent et puissant, reprit-il. Une réaction nucléaire.

— Tu comprends bien que ce ne sont pas les termes qu’elle a employés. C’est moi qui ai interprété ses expressions vagues et probablement métaphoriques. Tu sais comme il est difficile de comprendre ce que les Habitants nous disent.

— Oui.

— Mais, pendant que nous parlions de tout cela, j’ai commencé à me demander si les Habitants ne s’y étaient pas livrés dans un passé lointain à une expérience, peut-être la construction d’une sorte de centrale nucléaire, qui aurait mal tourné. Comprends-moi bien, ce n’est qu’une hypothèse. Mais, en l’écoutant parler, j’ai remarqué qu’elle avait l’air très mal à l’aise. Elle ne cessait de se dérober quand je posais trop de questions, et j’ai compris qu’elle était persuadée qu’il y avait sur la Face quelque chose qu’il faut à tout prix éviter. Quelque chose à quoi elle ne voulait même pas penser et dont, à plus forte raison, elle ne voulait pas parler.

— Merde. Merde.

Lawler but son verre d’un trait et sentit presque aussitôt l’effet apaisant de la drogue.

— Un désert nucléaire. Une réaction en chaîne perpétuelle. Cela ne correspond guère à ce que Delagard et le père Quillan m’ont dit.

— Tu as parlé de la Face des Eaux avec eux ? Pourquoi vous intéressez-vous soudain tellement à la Face ?

— C’est le sujet de conversation en vogue.

— Sois gentil, Val, dis-moi ce qui se passe.

— Nous ne faisons plus route vers Grayvard depuis plusieurs jours, dit-il doucement après une brève hésitation. Nous sommes repassés au sud de l’équateur et nous voguons dans la Mer Vide.

Sundira le regarda d’un air ahuri.

— Notre nouvelle destination, poursuivit-il aussitôt, est la Face des Eaux.

— Tu dis cela comme si tu parlais sérieusement.

— Je parle sérieusement.

Elle s’écarta de lui, le genre de petit mouvement réflexe qu’elle aurait pu faire s’il avait brusquement levé une main menaçante.

— C’est la décision de Delagard ?

— Bien sûr. Il me l’a annoncé lui-même, il y a une demi-heure, quand je l’ai pressé de questions sur la route bizarre qu’il nous faisait suivre.

Lawler lui résuma leur conversation : les récits de voyage du vieux Jolly ; le rêve nourri par Delagard de fonder une grande ville sur la Face et d’étendre sa domination sur l’ensemble de la planète et sur les Habitants ; son projet de construction d’un astroport afin d’ouvrir Hydros au commerce interstellaire.

— Et le père Quillan ? Quel est son rôle là-dedans ?

— Il encourage Delagard à aller de l’avant. Il a décidé, ne me demande pas pourquoi, que la Face est une sorte de paradis et que Dieu – son Dieu, celui après lequel il a couru toute sa vie – y porte ses pénates quand il est dans les environs. Il a hâte que Delagard le conduise à la Face pour pouvoir enfin saluer son Dieu.

Sundira le regardait avec l’expression interloquée d’une femme qui vient de découvrir un petit serpent remontant lentement sur l’intérieur de sa cuisse.

— Tu crois qu’ils sont devenus fous tous les deux ?

— Pour moi, dit Lawler, quelqu’un qui emploie des expressions telles que « prendre le contrôle », ou « établir sa domination » est fou. Et il en va de même de celui qui est hanté par l’idée de « trouver Dieu ». Ce sont pour moi des concepts dénués de sens. D’après ma définition du mot, ceux qui élaborent des concepts dénués de sens sont fous. Et il se trouve que l’un d’eux a le commandement de notre flottille.


Le ciel commençait à s’obscurcir quand Lawler remonta sur le pont. Dans la mâture, les hommes de quart s’affairaient à amener les voiles sous le commandement d’Onyos Felk. Un vent violent venait de se lever et il soufflait en bourrasques qui laissaient présager le pire. Une terrible tempête s’annonçait. Des nuages noirs déchiquetés occupaient tout le ciel au sud. Lawler voyait avancer au loin la nuée ténébreuse dont les flancs déversaient des torrents d’eau qui fouettaient la surface des flots et couronnaient les vagues d’une crête mousseuse d’écume blanchâtre. Un éclair déchira le ciel en traçant une terrifiante ligne brisée d’un jaune intense. Il fut presque immédiatement suivi d’un long roulement de tonnerre.

— Des seaux ! hurla Delagard. Des barils ! Voilà l’eau qui arrive !

— Ouais, marmonna Dag Tharp en passant en courant devant Lawler, assez d’eau pour nous engloutir.

— Dag ! Attendez !

— Qu’est-ce qu’il y a, docteur ? demanda le radio en se retournant.

— Dès que la tempête sera passée, il faudra que nous appelions les autres navires. J’ai parlé à Delagard. C’est vers la Face des Eaux qu’il nous conduit, Dag.

— C’est une blague ?

— J’aimerais bien.

Lawler leva la tête vers le ciel qui changeait rapidement. Il avait pris un étrange aspect métallique, une luisance grisâtre et sinistre, et des langues de feu couraient sur le pourtour de l’énorme nuage noir au sud de la flottille. La mer était maintenant presque aussi démontée qu’elle l’avait été pendant la tempête de trois jours qu’ils avaient essuyée.

— Écoutez, Dag, nous n’avons pas le temps de parler de cela maintenant, mais Delagard avance un tas de raisons toutes plus dingues les unes que les autres pour justifier ce qu’il fait. Il faut l’en empêcher.

— Et comment allons-nous l’en empêcher ? demanda Tharp au moment où une vague frappait le navire par tribord avec la violence d’un coup de poing.

— Nous en discuterons avec les capitaines. Convoquez tout le monde, expliquez-leur ce qui se passe, procédez à un vote, si nécessaire. Il faut dépouiller Delagard de son autorité.

Lawler se représentait très clairement le processus à suivre : réunion de tous les humains de Sorve, révélation de leur destination secrète, dénonciation virulente de l’ambition insensée de l’armateur, appel au bon sens de la communauté. Sa réputation d’homme raisonnable et réfléchi jetée dans la balance contre la vision grandiose et la nature violente et entêtée de Delagard.

— Nous ne pouvons pas le laisser nous entraîner à notre corps défendant dans cette aventure démentielle. Il faut absolument l’en empêcher.

— Les capitaines lui sont fidèles.

— Lui resteront-ils fidèles quand ils auront pris conscience de notre véritable situation ?

Une autre vague se fracassa contre la coque avec la violence d’un revers de main et le navire s’inclina sur bâbord. Un paquet de mer passa par-dessus le bastingage. Quelques secondes plus tard, il y eut un éclair aveuglant et, presque simultanément, un coup de tonnerre assourdissant. Puis une pluie torrentielle commença à s’abattre sur le pont.

— Nous en reparlerons ! cria Lawler à Tharp. Plus tard ! Quand la tempête sera finie !

Le radio se dirigea vers la proue. Lawler s’agrippa au plat-bord, le souffle coupé par les paquets de mer venant de partout à la fois, par les vagues écumeuses qui se dressaient de toutes parts, écrasé par le poids des trombes d’eau déversées par le ciel. Sa bouche et ses narines étaient pleines d’eau, eau douce et eau de mer mêlées. Il avait presque l’impression de se noyer. Toussant, crachant, soufflant, il agita la tête en essayant de reprendre sa respiration. Le navire était enveloppé dans les ténèbres. La mer était invisible, mais, de loin en loin, la lumière intense et brève d’un éclair montrait de vastes creux béants tout autour du navire, telles des cavernes secrètes s’ouvrant pour l’engloutir. Des silhouettes indistinctes s’agitaient sur le pont et couraient en tous sens pendant que Delagard et Felk aboyaient leurs ordres. À sec de toile, la Reine d’Hydros, roulant et gîtant au milieu des éléments déchaînés, pointait au vent ses espars dénudés. Tantôt le navire s’élevait sur le dos des houles immenses, tantôt il plongeait dans des creux gigantesques avec un grand fracs écumeux. Lawler entendait des cris lointains. Il se sentait écrasé par les masses d’eau qui se déversaient sans relâche de tous côtés.

Puis, au milieu des rugissements de la tempête, de la fureur des vagues se fracassant sur la coque, des cris aigus du vent, des grondements du tonnerre et du martèlement de la pluie, il y eut un son encore plus terrifiant que tout ce qui l’avait précédé : le son du silence, l’absence totale de bruit, tombant en un instant magique comme un rideau sur le tumulte ambiant. Tous les passagers du navire le perçurent au même moment. Tous les mouvements s’arrêtèrent et tout le monde leva la tête, stupéfait, déconcerté, effrayé.

Cet étrange silence se prolongea une dizaine de secondes qui semblèrent durer une éternité.

Après cela, un nouveau son se fit entendre, encore plus étrange, incompréhensible même, et suscitant une terreur si profonde que Lawler dut lutter de toutes ses forces pour ne pas se laisser tomber à genoux. C’était un grondement sourd qui, de seconde en seconde, augmentait d’intensité, de sorte qu’en quelques instants, il emplit l’air comme une clameur immense jaillie d’une gorge plus profonde que la galaxie. Lawler en fut assourdi. Quelqu’un arriva vers lui en courant – il vit que c’était Pilya Braun – et le tira frénétiquement par le bras. Elle montra quelque chose du côté du vent et cria une phrase dont Lawler ne comprit pas un seul mot. Il la regarda d’un air interrogateur ; elle répéta ce qu’elle avait dit et, cette fois, sa voix minuscule, noyée dans le grondement monstrueux qui emplissait le ciel, lui parvint distinctement.

— Qu’est-ce que vous faites sut le pont ? Descendez ! Descendez ! Vous ne voyez donc pas que c’est la Vague !

Lawler balaya les ténèbres du regard et il distingua quelque chose de long et de haut, quelque chose qui luisait d’une sorte de feu intérieur, au loin, sur le dos des flots déchaînés. Une ligne brillante qui s’étirait sur l’horizon, plus haute que n’importe quelle muraille, ruisselant de son propre rayonnement. Lawler regardait, muet d’étonnement. Deux silhouettes passèrent près de lui et lui lancèrent un cri d’avertissement. Il hocha la tête : oui, oui, je vois, je comprends.

Mais il était incapable de s’arracher à la contemplation de cette gigantesque masse liquide en mouvement. Pourquoi luisait-elle de la sorte ? Quelle hauteur faisait-elle ? D’où venait-elle ? Il émanait d’elle une sorte de beauté : langues de neige surmontant sa cime écumeuse, rayonnement cristallin venu du plus profond d’elle, pureté de son avance irrésistible. Elle engloutissait la tempête au fur et à mesure de sa progression, imposant son ordre titanesque au chaos des éléments. Lawler regarda jusqu’au dernier instant. Puis il se précipita vers l’écoutille avant. Il se retourna une dernière fois et vit la Vague se dresser au-dessus du navire comme un dieu marin chevauchant les flots. Il plongea dans l’ouverture et tira derrière lui le panneau que Kinverson s’empressa d’assujettir. Sans un mot, Lawler se laissa glisser le long de l’échelle et se recroquevilla au milieu de ses compagnons d’infortune en se préparant au choc.

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