La terre était informe et vide ; il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme et l’Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.

Genèse 1 : 2


L’océan n’a ni compassion, ni foi ni loi, ni mémoire. Sa versatilité ne peut être mise au service des desseins de l’homme qu’avec une résolution inébranlable et une vigilance jalouse, de tous les instants, dans laquelle, peut-être, il est toujours entré plus de haine que d’amour.

Joseph Conrad

Le Miroir de la mer


Il y avait du bleu au-dessus et un bleu d’une autre nuance au-dessous, deux immensités vides et inaccessibles, et le navire semblait presque flotter, suspendu entre les deux immensités bleues, sans les toucher, totalement immobile, encalminé. Mais, en réalité, il était bien à sa place, sur l’eau et non au-dessus, et il suivait sa route. Depuis quatre nuits et quatre jours, il voguait vers le large, s’éloignant inexorablement de Sorve, s’enfonçant dans les étendues inexplorées de l’océan.


Quand, au matin du cinquième jour, Valben Lawler monta sur le pont du navire de tête, il vit des centaines de longs museaux argentés qui sortaient de l’eau de tous côtés. C’était nouveau. Le temps, lui aussi, avait changé : le vent était tombé et la mer était calme, une mer d’huile, mais qui semblait avoir une qualité étrangement électrique, potentiellement explosive. Les voiles étaient flasques et les cordages pendaient mollement. Une écharpe de brume barrait le ciel d’un mince trait gris, comme quelque envahisseur venu du bout du monde. Grand, mince, dans la force de l’âge, Lawler avait un corps d’athlète, musclé et gracieux. Il regarda en souriant les étranges créatures entourant le navire, dont la laideur était telle qu’elles en devenaient presque charmantes. Des animaux sinistres et stupides, songea-t-il.

Non, ce n’était pas vrai. Sinistres, assurément ; mais pas stupides. Une lueur froide d’intelligence brillait dans leurs yeux écarlates et méchants. Encore une espèce intelligente sur cette planète qui en comptait déjà tant ! Si elles étaient sinistres, c’est précisément parce qu’elles n’étaient pas stupides. Et elles avaient vraiment l’air méchant, avec leur tête étroite et leur long cou tubulaire. On eût dit de gigantesques vers métalliques dont la tête sortait de l’eau. Avec leurs fortes mâchoires et leurs dizaines de petites dents acérées luisant au soleil, il émanait d’elles une malveillance absolue, sans équivoque, qui forçait l’admiration.

Lawler caressa fugitivement l’idée de sauter par-dessus le bastingage et de plonger au milieu des menaçantes créatures.

Il se demanda combien de temps il pourrait survivre. Cinq secondes, pas plus. Et puis la paix, la paix éternelle. Une idée délicieusement perverse, un petit fantasme suicidaire. Mais il allait de soi qu’il n’était pas sérieux : Lawler n’était aucunement prédisposé au suicide sinon il aurait déjà mis fin à ses jours depuis longtemps. En tout état de cause, il était pour l’instant immunisé contre la dépression, l’anxiété et autres états déplaisants, grâce aux quelques gouttes d’extrait d’herbe tranquille qu’il avait prises dès le réveil. La drogue lui procurait, au moins pendant quelques heures, une sensation artificielle de calme qui lui permettait de regarder en face et en souriant une horde de monstres aux dents effrayantes comme ceux qu’il avait devant les yeux. Le fait d’être médecin… en l’occurrence le médecin, le seul du groupe, offrait certains avantages.

Lawler aperçut Sundira Thane penchée sur le bastingage, près du mât de misaine. Contrairement au médecin, la longue femme brune était une voyageuse expérimentée qui avait déjà accompli nombre de traversées entre les îles en parcourant parfois de grandes distances. Elle connaissait la mer alors que lui n’était assurément pas dans son élément.

— Aviez-vous déjà vu des horreurs comme celles-là ? demanda-t-il.

— Ce sont des drakkens, répondit-elle en relevant la tête. Sales bêtes, hein ? Et rapides avec ça… Elles vous avaleraient tout entier, si vous leur en donniez la moindre possibilité. Heureusement que nous sommes sur le pont et qu’eux sont dans l’eau.

— Des drakkens, répéta Lawler. Je n’avais jamais entendu parler de cette espèce.

— Ils viennent du nord. On ne les voit pas souvent dans les eaux tropicales, ni dans ces parages. Ils devaient avoir envie de vacances dans une mer plus chaude.

Les museaux effilés aux dents pointues, longs comme la moitié du bras d’un homme, hérissaient la surface de l’eau comme une forêt de sabres. Lawler distinguait les rubans argentés de leurs corps effilés, brillant comme un métal poli, dont l’extrémité se perdait dans les flots. De loin en loin apparaissait une queue plate ou une pince puissante. Des yeux d’un rouge ardent le fixaient avec une intensité troublante. Les drakkens communiquaient bruyamment entre eux avec des sonorités aiguës et cliquetantes, des petits cris évoquant le bruit d’une hachette sur une enclume.

Gabe Kinverson surgit brusquement et s’avança vers le bastingage où il s’accouda entre Lawler et Thane. Le grand pêcheur à la carrure de colosse et aux traits burinés avait apporté son matériel, un paquet de lignes et d’hameçons, et une longue gaule d’algue-bois.

— Des drakkens, murmura-t-il. Les sales bestioles ! Un jour, je revenais en remorquant un léopard de mer de dix mètres et cinq drakkens l’ont dévoré devant mes yeux. Je n’ai absolument rien pu faire.

Kinverson ramassa un cabillot d’amarrage brisé et le lança dans l’eau. Les drakkens se jetèrent sur la cheville comme s’il s’agissait d’un appât, sautant hors de l’eau, claquant des mâchoires, poussant de petits cris furieux. Ils laissèrent le cabillot s’enfoncer dans la mer et disparaître.

— Ils ne peuvent quand même pas sauter sur le pont ? demanda Lawler.

— Non, docteur, répondit Kinverson en riant. Ils ne peuvent pas sauter sur le pont. Heureusement pour nous !

Les drakkens – il y en avait au moins trois cents – continuèrent de nager pendant deux heures le long des flancs du navire qu’ils suivaient sans peine en fendant l’air de leur museau hideux, sans cesser leurs commentaires menaçants. Puis, vers le milieu de la matinée, ils disparurent ; ils plongèrent brusquement tous ensemble et ne refirent pas surface.

Peu après, le vent se leva et l’équipage du quart de jour régla la voilure. Très loin au nord, sous une couche d’un noir menaçant, un petit nuage creva et zébra l’horizon d’une pluie sombre qui ne semblait pas tout à fait atteindre la surface de la mer. À proximité des navires, l’air demeurait limpide et sec, mais il se chargeait d’électricité.

Lawler redescendit dans sa cabine. Il avait du travail, mais rien de très important. Neyana Golghoz avait une cloque sur le genou ; Léo Martello souffrait d’un coup de soleil sur les épaules ; le père Quillan s’était meurtri le coude en tombant de sa couchette. Après avoir donné ses soins, Lawler établit le contact radio habituel avec les autres bâtiments de la flottille pour savoir si un problème médical particulier s’était présenté ailleurs. Vers midi, il remonta sur le pont pour respirer un peu d’air frais. Devant le poste de timonerie, Nid Delagard, le propriétaire de la flottille et le chef de l’expédition, était en conversation avec Gospo Struvin, le capitaine du navire de tête, et leurs éclats de rire s’entendaient jusqu’à la poupe. Ils se ressemblaient comme deux frères, deux hommes trapus, au cou puissant, têtus et irrévérencieux, pleins d’une énergie bruyante.

— Alors, docteur, s’écria Struvin, vous avez vu les drakkens, ce matin ? Jolies petites bêtes, non ?

— Ravissantes. Que nous voulaient-ils ?

— Juste savoir ce que nous faisions là. On ne peut pas naviguer longtemps sur cet océan sans être espionné par ses habitants. Nous aurons encore pas mal de visites. Regardez là-bas, docteur ! À tribord !

Lawler tourna la tête dans la direction indiquée par le capitaine. La forme gonflée, vaguement sphérique d’une créature gigantesque, était visible juste au-dessous de la surface de l’eau. Énorme, verdâtre, criblée de trous, on eût dit une lune tombée du ciel. Au bout de quelques instants, Lawler vit que ce qu’il avait pris pour de simples trous était en réalité des sortes de cavités buccales très rapprochées les unes des autres et couvrant toute la surface de la sphère, qui s’ouvraient et se refermaient continuellement. Des centaines, peut-être un millier de bouches avides en mouvement perpétuel. Une infinité de longues langues bleutées, dardées avec vivacité, frappaient la surface de l’eau comme des fouets. L’étrange créature n’était que bouches, une gigantesque machine flottante uniquement conçue pour manger.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Lawler en faisant une grimace de dégoût.

Mais Struvin, pas plus que Delagard, ne fut capable de lui donner un nom. Ce n’était qu’un habitant anonyme et hideux de la mer, un horrible monstre flottant qui s’était approché pour voir si le petit convoi pouvait lui procurer une nourriture quelconque. Porté par les flots, il s’éloigna lentement, sa myriade de bouches continuant de fonctionner sans répit. Une vingtaine de minutes plus tard, les navires entrèrent dans une zone grouillante de grosses méduses rayées d’orange et de vert. De gracieuses ombrelles luisantes, de la taille de la tête d’un homme, d’où partaient en ondulant des tentacules rouges et charnus, de l’épaisseur d’un doigt, qui paraissaient longs de plusieurs mètres. Les méduses semblaient bienveillantes et même comiques, mais tout autour d’elles la surface de l’eau bouillonnait et fumait comme si elles dégageaient quelque acide puissant. Elles étaient tellement serrées qu’elles se pressaient contre la coque du navire et heurtaient les plantes marines appelées doigts de mer dont elle était tapissée avant de s’écarter avec de petits soupirs de protestation. Delagard étouffa un bâillement et disparut par l’écoutille arrière. Fasciné, Lawler ne pouvait détacher son regard de la masse mouvante des méduses qui tremblotaient comme une armée de seins rebondis. Elles étaient si proches qu’il aurait presque pu en sortir une de l’eau en tendant le bras.

Gospo Struvin passa près de lui en longeant le bastingage de bâbord.

— Hé ! s’écria-t-il. Qui a laissé traîner ce filet, ici ? C’est toi, Neyana ?

— Pas moi, répondit Neyana Golghoz qui passait le faubert sur l’avant du pont, sans même se donner la peine de lever la tête. Il faut demander à Kinverson ; c’est lui qui s’occupe des filets.

Le filet en question était formé d’un enchevêtrement de fibres jaunes et humides reposant en tas près du bastingage. En passant devant, Struvin lança un coup de pied dans sa direction, comme l’on repousse un objet sans valeur. Puis il grommela un juron et lança un second coup de pied. Lawler tourna la tête vers lui et vit que l’une des bottes de Struvin s’était prise dans les mailles du filet. La jambe en l’air, le capitaine donnait de violents coups de pied, comme s’il voulait se libérer de quelque chose de visqueux et de très adhérent.

— Hé ! s’écria Struvin. Hé !

Une partie du filet était déjà montée jusqu’à la moitié de sa cuisse et l’enserrait fermement. Le reste avait franchi le bastingage et commençait à glisser vers la mer.

— Docteur ! hurla Struvin.

Lawler se précipita vers lui, Neyana sur ses talons. Mais le filet se déplaçait avec une rapidité incroyable. Il ne ressemblait plus du tout à un amas informe de substance fibreuse ; il s’était redressé et se présentait maintenant sous la forme d’un organisme formé de mailles, long d’à peu près trois mètres et qui entraînait rapidement Struvin par-dessus bord. Le capitaine hurlait et se débattait à grands coups de pied pour ne pas passer par-dessus le plat-bord. Le filet était enroulé autour d’une de ses jambes et il s’arc-boutait de l’autre pour ne pas tomber dans l’eau. Mais l’étrange créature semblait résolue à l’écarteler s’il continuait de résister. Les yeux exorbités de Struvin, au regard vitreux, exprimaient un mélange d’étonnement, d’horreur et d’incrédulité.

Au cours d’un quart de siècle d’exercice de la médecine, il avait souvent, trop souvent, été donné à Lawler de voir des gens à l’article de la mort, mais jamais, au grand jamais, il n’avait vu une telle expression dans les yeux de quiconque.

— Débarrassez-moi de cette saleté, bon Dieu ! hurla Struvin. Docteur ! Docteur, je vous en prie…

Lawler bondit vers le capitaine et saisit la partie du filet la plus proche de lui. Dès que sa main se referma sur la substance fibreuse, il éprouva une vive sensation de brûlure, comme si un acide avait rongé sa chair jusqu’à l’os. Il essaya de lâcher le filet, mais c’était impossible : sa peau ne pouvait s’en décoller. Struvin avait presque entièrement disparu ; seules sa tête, ses épaules et ses mains, désespérément agrippées au plat-bord, demeuraient visibles. Il appela encore une fois à l’aide avec un cri rauque et horrifié. Se forçant à ne pas prêter attention à la douleur cuisante, Lawler balança l’extrémité du filet sur son épaule et commença à le haler vers le milieu du pont en espérant remonter Struvin avec lui. L’effort était extrêmement violent, mais il était animé d’une mystérieuse énergie engendrée par la tension et dont il ignorait la source. La créature continuait de brûler la paume de ses mains et il éprouvait à travers le tissu de sa chemise une sensation de chaleur intense provoquée par le contact du filet sur son dos, sur son cou et sur son épaule. Lawler se mordit les lèvres et avança d’un pas, puis d’un autre et d’un troisième, les muscles bandés pour haler le corps pesant de Struvin et vaincre la résistance du filet vivant qui s’était laissé glisser le long de la coque et se rapprochait dangereusement de la surface de l’eau.

Lawler commençait à éprouver une vive douleur au milieu du dos où ses muscles tendus à se rompre se contractaient et tressaillaient violemment. Mais il semblait en passe de réussir à hisser le filet sur le pont et le corps de Struvin était presque revenu en haut du bastingage.

C’est alors que le filet se brisa net, ou plutôt se divisa de lui-même. Lawler entendit un dernier hurlement affreux et tourna la tête pour voir Struvin basculer par-dessus bord et tomber dans la mer bouillonnante et fumante. L’eau commença aussitôt à s’agiter autour de lui et Lawler distingua des mouvements juste au-dessous de la surface, des frémissements de tentacules se précipitant de tous côtés. Les méduses ne paraissaient plus bienveillantes ni comiques. L’autre moitié du filet était restée sur le pont et s’enroulait autour des poignets et des mains de Lawler. Pris dans les rets de la furieuse créature ondulante qui se tortillait en tous sens et se collait à lui partout où elle le touchait, le médecin s’agenouilla et saisit le filet qu’il abattit de toutes ses forces sur le pont. La texture en était à la fois résistante et élastique, comme une sorte de cartilage. La créature semblait faiblir, mais il ne parvenait pas à se débarrasser d’elle et les brûlures devenaient intolérables.

Kinverson arriva à la rescousse et écrasa le talon de sa botte sur un angle du filet, le clouant sur le pont ; Neyana appuya de toutes ses forces son faubert sur les mailles du milieu ; puis Pilya Braun apparut brusquement et, se penchant sur Lawler, elle tira de sa gaine un couteau à manche en os avec lequel elle entreprit frénétiquement de trancher les mailles cartilagineuses et frémissantes. Un sang luisant d’un bleu profond, à l’aspect métallique, jaillit du filet et les fibres de la créature se rétractèrent vivement devant la lame. Il ne fallut que quelques instants à Pilya pour trancher la partie du filet adhérant aux mains de Lawler et le médecin put se relever. Cette portion était à l’évidence trop petite pour rester vivante. Elle se ratatina en se détachant de ses doigts et il la lança au loin. Pendant ce temps, Kinverson continuait à fouler aux pieds la partie du filet restée sur le pont après que Struvin eut été entraîné par-dessus bord.

L’air hébété, Lawler s’avança en titubant vers le bastingage avec la vague intention de plonger pour aller aider Struvin. Kinverson sembla comprendre ce qu’il voulait faire. Il allongea le bras, saisit le médecin par l’épaule et le tira en arrière.

— Ne soyez pas stupide ! dit-il. Dieu seul sait ce qui grouille là-dessous et vous attend.

Lawler acquiesça d’un signe de tête hésitant. Il s’écarta du bastingage et regarda ses doigts brûlés. L’empreinte brillante d’un réseau de lignes rouges se détachait sur sa peau. La douleur était insoutenable ; il avait le sentiment que ses mains allaient exploser.

La scène n’avait pas duré plus d’une minute et demie.

Delagard sortit par l’écoutille et se précipita vers eux, l’air à la fois agacé et inquiet.

— Que se passe-t-il ici ? Pourquoi toute cette agitation et ces cris ? Où est passé Gospo ? ajouta-t-il après un silence.

Le souffle court, la gorge sèche, le cœur battant, incapable d’articuler un mot, Lawler désigna le bastingage avec un petit signe de la tête.

— Par-dessus bord ? dit Delagard d’un ton incrédule. Il est tombé à la mer ?

Il s’élança vers le bord et se pencha par-dessus le bastingage. Lawler vint le rejoindre. Tout semblait calme : l’armée grouillante et frémissante de méduses avait disparu de l’eau sombre, lisse et silencieuse. Pas la moindre trace de Struvin, ni de la créature qui l’y avait entraîné.

— Il n’est pas tombé, dit Kinverson. C’est l’autre moitié de cet animal qui l’a emmené avec lui.

Il montra les restes déchiquetés du filet qu’il avait piétiné et qui ne formaient plus maintenant qu’une grosse tache verdâtre sur le bois jaune du pont.

— Un vieux filet de pêche, dit Lawler d’une voix rauque, on aurait dit un vieux filet. En tas sur le pont, là-bas. Ce sont peut-être les méduses qui l’avaient envoyé ici pour pêcher quelque chose pour elles. Struvin a lancé un coup de pied, le filet s’est enroulé autour de sa jambe et…

— Comment ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

Delagard regarda derechef par-dessus le bastingage, puis son regard passa des mains de Lawler aux restes verdâtres du filet.

— Vous parlez sérieusement ? poursuivit-il. Quelque chose qui ressemblait à un filet est sorti de l’eau pour monter sur le pont et a entraîné Gospo ?

Lawler acquiesça de la tête en silence.

— Ce n’est pas possible. Quelqu’un a dû le pousser par-dessus bord. Qui a fait cela ? C’est vous, Lawler ? Ou bien vous, Kinverson ?

Delagard cligna des yeux comme s’il prenait conscience de l’improbabilité de ce qu’il venait de dire. Puis il regarda attentivement Lawler et Kinverson.

— Un filet ? dit-il lentement. Un filet qui a rampé jusqu’au pont et qui a emporté Gospo ?

Lawler acquiesça d’un nouveau signe de la tête à peine perceptible. Il ouvrit et referma lentement les mains. La sensation de brûlure s’estompait légèrement, mais il savait qu’elle durerait encore plusieurs heures. Il était bouleversé, transi, hébété. Toute la scène cauchemardesque repassait sans cesse dans son esprit : Struvin remarquant la présence du filet et le poussant du pied, le filet s’enroulant autour de sa jambe et rampant insensiblement vers le plat-bord en entraînant sa proie…

— Non, murmura Delagard. Merde, je ne peux pas croire ça !

Il secoua la tête et se pencha de nouveau vers la surface paisible des eaux.

— Gospo ! hurla-t-il. Gospo !

Mais il ne reçut aucune réponse.

— Et merde ! Cinq jours de mer et quelqu’un a déjà disparu ! Ce n’est pas possible !

Il se détourna du bastingage au moment où le reste de l’équipage apparaissait, Léo Martello en tête, suivi du père Quillan, de Onyos Felk et de tous les autres. Delagard pinça les lèvres et gonfla les joues. Il avait le visage cramoisi de fureur incrédule et d’horreur. La profondeur du chagrin de Delagard étonna Lawler. Struvin avait péri d’une manière particulièrement atroce, mais il existait peu de bonnes manières de mourir. Et le médecin n’aurait jamais imaginé que Delagard pût se soucier de qui ou de quoi que ce fût d’autre que de lui-même.

— Avez-vous déjà entendu une histoire comme celle-là ? demanda l’armateur en se tournant vers Kinverson.

— Jamais. Jamais de ma vie !

— Quelque chose qui ressemblait à un filet tout à fait normal, répéta Delagard. Un vieux filet dégoûtant qui a bondi sur lui et s’est enroulé autour de son corps ! Mais où sommes-nous ici ? Saleté de mer !

L’armateur continuait de secouer la tête, comme si, en la secouant assez longtemps et assez vigoureusement, il pouvait réussir à faire sortir Struvin de l’eau.

— Père Quillan ! s’écria-t-il en se retournant brusquement vers le prêtre. Voulez-vous dire une prière ?

— Comment ? demanda le prêtre, l’air égaré.

— Vous n’avez pas entendu ? Nous avons perdu l’un des nôtres… Struvin est tombé à la mer. Quelque chose a grimpé sur le pont et l’a entraîné par-dessus bord.

Quillan garda le silence. Il leva les mains, les paumes tournées vers le ciel, comme pour signifier que les choses qui sortaient de l’océan pour monter à bord d’un navire n’étaient pas de la compétence d’un simple prêtre.

— Bon Dieu ! Dites une petite prière ! Dites quelque chose !

Quillan hésitait encore. Une voix timide monta de l’arrière du petit groupe.

Notre Père qui êtes aux cieux… Que votre nom soit sanctifié…

— Non ! lança le prêtre qui donnait l’impression de sortir lentement d’un profond sommeil. Pas celle-là… Je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, poursuivit-il gauchement en s’humectant les lèvres, mais je n’ai rien à redouter, car tu es avec moi.

Quillan eut une nouvelle hésitation. Il semblait chercher ses mots.

Tu prépares une table devant moi en présence de mes ennemis… La bonté et la clémence m’accompagneront tous les jours de ma vie.

Pilya Braun s’avança vers Lawler et le prit par les coudes en tournant ses mains pour voir les marques rouges dont elles conservaient l’empreinte.

— Venez, dit-elle doucement. Nous allons descendre et vous me montrerez quel baume il faut utiliser.


Lawler se retrouva dans sa petite cabine, au milieu de ses poudres et de ses potions.

— Prenez ça, dit-il. Ce flacon-là.

— Ça ? demanda-t-elle, l’air soupçonneux. Mais ce n’est pas un baume !

— Je sais. Versez d’abord quelques gouttes dans un verre d’eau et donnez-le-moi. Ensuite, nous mettrons le baume.

— Qu’est-ce que c’est ? Un analgésique ?

— Oui, c’est ça. Un analgésique.

Pilya commença à préparer le remède. C’était une jeune femme d’environ vingt-cinq ans, aux cheveux dorés et aux yeux bruns, au visage joufflu et au teint éclatant, large d’épaules et de poitrine, charmante, robuste et, s’il fallait en croire Delagard, travailleuse. Elle était tout à fait à son aise dans le gréement d’un navire. Lawler ne l’avait jamais beaucoup fréquentée à Sorve, mais, vingt ans auparavant, il avait noué une brève liaison avec sa mère, Anya. Il avait à l’époque à peu près l’âge de Pilya dont la mère, à trente-cinq ans, avait conservé des formes sveltes. Mais cela n’avait été qu’une passade stupide et sans lendemain dont Lawler doutait que Pilya fût au courant. La mère de la jeune femme était morte, emportée trois hivers plus tôt par une fièvre provoquée par des huîtres avariées. À l’époque de cette aventure, Lawler s’intéressait beaucoup aux femmes – cela se passait peu après la débâcle de son bref et malheureux mariage – mais ce n’était plus le cas depuis un certain temps et il souhaitait que Pilya cesse de fixer sur lui un regard avide et plein d’espoir, comme s’il incarnait tout ce qu’elle désirait chez un homme. Ce n’était pas vrai, mais il y avait en lui trop de courtoisie, à moins que ce fût trop d’indifférence, pour le lui expliquer.

Elle lui tendit le verre plein à ras bord d’un liquide rosé. Lawler avait l’impression que ses mains étaient devenues des massues et ses doigts étaient raides comme des bouts de bois. Pilya dut l’aider à tenir le verre pendant qu’il buvait. Mais l’extrait d’herbe tranquille agit instantanément, lui apportant l’apaisement habituel de l’esprit, atténuant lentement la violence de la secousse causée par les événements monstrueux qui venaient d’avoir lieu sur le pont. Pilya prit le verre vide et le posa sur l’étagère faisant face à la couchette.

C’est sur cette étagère que Lawler avait disposé ses précieux souvenirs de la Terre, six modestes vestiges de la planète disparue. Pilya s’immobilisa : et regarda attentivement la pièce, la statuette de bronze et le tesson de poterie, la carte, le pistolet et le morceau de pierre. Elle effleura la statuette du bout du doigt, comme si elle craignait de se brûler.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une petite statue d’un dieu, venant d’un endroit appelé Égypte. C’était sur la Terre.

— La Terre ? Vous avez des objets venant de la Terre ?

— Des trésors de famille. Cette statuette a quatre mille ans.

— Quatre mille ans… Et ça ? dit-elle en prenant la pièce. Que signifient les mots écrits sur ce petit disque de métal blanc ?

— « En Dieu nous croyons. » C’est ce qui est écrit sur le côté où il y a un visage de femme. Et de l’autre côté, celui de l’oiseau, il est écrit « États-Unis d’Amérique » en haut et « Un quart de dollar » en bas.

— Qu’est-ce que ça veut dire « Un quart de dollar » ? demanda Pilya.

— C’était une monnaie, sur la Terre.

— Et « États-Unis d’Amérique » ?

— C’était un pays.

— Vous voulez dire une île ?

— Je ne sais pas, répondit-il. Je ne pense pas. Il n’y avait pas d’îles sur la Terre, pas des îles comme les nôtres.

— Et cet animal qui a des ailes ? C’est un animal qui n’existe pas ?

— Il existait sur la Terre, dit Lawler. On appelait cela un aigle… Une espèce d’oiseau.

— Qu’est-ce que c’est, un oiseau ?

— Un animal qui vole dans les airs, répondit-il après un instant d’hésitation.

— Comme un rase-vagues ?

— Oui, quelque chose comme cela. Je ne sais pas vraiment.

— La Terre, dit-elle très doucement en avançant pensivement la main vers les autres objets. Elle a donc vraiment existé ?

— Bien sûr !

— Moi, je n’en ai jamais été sûre. Je me suis toujours demandé si ce n’était pas une légende.

Elle se retourna vers Lawler avec un sourire enjôleur et montra sa main dans laquelle se trouvait la pièce ancienne.

— Voulez-vous me donner cela, docteur ? Elle me plaît et j’aimerais avoir un objet venant de la Terre.

— Je ne peux pas, Pilya.

— S’il vous plaît, docteur ? Je vous en prie ! C’est si beau !

— Mais cette pièce est dans ma famille depuis des centaines d’années. Je ne peux pas m’en dessaisir.

— Mais vous pourrez la voir chaque fois que vous en aurez envie.

— Non… Je suis désolé, ajouta Lawler en se demandant pour qui il gardait cette pièce. J’aimerais vous l’offrir, mais je ne peux pas. Aucun de ces objets.

Pilya inclina la tête sans essayer de masquer sa déception.

— La Terre, répéta-t-elle en savourant le nom mystérieux. La Terre ! Vous m’expliquerez un autre jour ce que sont les autres objets de la Terre, poursuivit-elle en reposant la pièce sur l’étagère. Mais nous sommes venus pour vous soigner. Le baume pour vos mains… Où est-il ?

Il le lui montra du doigt. Elle prit le tube et le pressa pour faire sortir un peu de pommade. Puis elle saisit les mains de Lawler et tourna la paume vers le ciel comme elle l’avait fait sur le pont.

— Regardez ça, dit-elle. Vous allez avoir des cicatrices.

— Probablement pas.

— Cette créature aurait pu vous entraîner par-dessus bord, vous aussi.

— Non, dit Lawler. Elle n’aurait pas pu et elle ne l’a pas fait. D’abord, Gospo était près du bastingage et le filet l’a saisi avant qu’il comprenne ce qui se passait. Il m’était plus facile de résister.

Lawler vit une lueur de peur briller dans les yeux pailletés d’or de la jeune femme.

— Elle a échoué aujourd’hui, mais elle nous aura la prochaine fois. Nous mourrons tous avant d’atteindre notre destination, quelle qu’elle soit !

— Non, dit Lawler. Non, tout se passera bien.

— Vous voyez toujours le bon côté des choses, dit Pilya en riant. Mais notre voyage sera marqué par les périls et les malheurs. S’il nous était possible de faire demi-tour et de retourner à Sorve, ne le feriez-vous pas avec plaisir, docteur ?

— Mais nous ne pouvons pas y retourner, Pilya, vous le savez bien. C’est comme si vous disiez que nous allons faire demi-tour et retourner sur la Terre. Jamais plus nous ne reverrons Sorve.

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