L’ÎLE DE SORVE

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Pendant la nuit lui était venue la conviction simple et limpide qu’il était l’homme du destin, celui qui allait trouver l’astuce pour rendre la vie infiniment plus simple et agréable aux soixante-dix-huit humains résidant sur l’île artificielle de Sorve, sur la planète aqueuse nommée Hydros.

C’était une idée saugrenue et Lawler en avait pleinement conscience. Mais elle l’avait empêché de dormir et aucune de ses recettes habituelles n’avait pu y remédier. Ni la méditation, ni les tables de multiplication, ni même quelques gouttes roses du tranquillisant à base d’algues dont il commençait sans doute à devenir un peu trop dépendant. De minuit passé à l’approche de l’aube, obsédé par son idée brillante, héroïque et saugrenue, il n’avait pu trouver le sommeil. Finalement, avant même le lever du jour, sous un ciel encore noir et avant qu’aucun patient n’ait eu le temps de venir lui compliquer la vie et gâcher la pureté de sa vision toute nouvelle, Lawler quitta le vaargh où il vivait seul. Du centre de l’île, il se dirigea vers le front de mer pour voir si les Gillies avaient vraiment réussi à mettre en service leur centrale électrique pendant la nuit.

S’ils avaient réussi, il les féliciterait chaleureusement. Il ferait appel à tout le vocabulaire du langage gestuel qu’il connaissait pour leur dire à quel point il était impressionné par leur remarquable exploit technologique. Il les complimenterait pour leur réussite magistrale qui allait transformer d’un seul coup toute la qualité de la vie sur Hydros… Pas seulement sur Sorve, mais sur la planète tout entière.

Puis il leur dirait : « Mon père, le grand docteur Bernat Lawler, dont vous avez tous conservé la mémoire, sentait que ce moment viendrait. Quand je n’étais encore qu’un enfant, il aimait à me dire : « Un jour, mon fils, les Habitants parviendront à assurer la production continue de l’électricité. Cette réussite marquera le début d’une ère nouvelle dans laquelle Habitants et humains œuvreront côte à côte et collaboreront sans réserve… » »

Il continuerait sur ce ton en rappelant subtilement au milieu de ses félicitations la nécessité d’une harmonie entre les deux races. Et, petit à petit, il en arriverait ainsi à proposer explicitement qu’Hydrans et humains oublient la froideur de leurs relations passées et commencent enfin à travailler de concert pour réaliser de nouveaux progrès techniques. Il évoquerait aussi souvent que possible le nom révéré du défunt docteur Bernat Lawler et rappellerait comment l’éminent médecin avait consacré toute son énergie et sa compétence au bien-être des Habitants et des humains, sans distinction de race, accomplissant nombre de guérisons miraculeuses, se dévouant sans compter pour les deux communautés de l’île… Il en rajouterait, il ferait vibrer l’air d’émotion jusqu’à ce que les Gillies, les larmes aux yeux et le cœur débordant d’une affection toute nouvelle envers leurs frères humains, acceptent avec joie la suggestion qu’il leur ferait d’un air détaché ; un bon moyen d’inaugurer l’ère nouvelle ne serait-il pas de permettre aux humains d’aménager la centrale afin qu’outre l’électricité elle puisse produire de l’eau douce ? Puis il en viendrait au cœur du problème : les humains se chargeraient seuls de la conception et de la construction de l’unité de dessalement – du condensateur à toutes les canalisations – et la remettraient aux Gillies. Tenez, vous n’avez plus qu’à mettre en marche. Cela ne vous aura rien coûté et nous ne dépendrons plus des réserves d’eau de pluie. Et nous serons jusqu’à la fin des temps les meilleurs amis du monde, vous, les Habitants, et nous, les humains.

Telle était l’idée extravagante qui avait tenu Lawler éveillé toute la nuit. Il n’avait pourtant pas accoutumé de se laisser entraîner dans des divagations de ce genre. Loin de posséder le génie de son père, Lawler était un praticien sérieux et relativement compétent qui, dans des conditions difficiles, faisait dans l’ensemble du bon travail. Les années passées à exercer la médecine avaient fait de lui un homme réaliste et pratique dans la plupart des domaines. Malgré cela, il avait acquis la conviction cette nuit-là qu’il était le seul en mesure de convaincre les Gillies de laisser une installation de dessalement se greffer sur leur centrale électrique. Oui, il réussirait là où tous les autres avaient échoué !

Lawler n’ignorait pas que les chances étaient minimes. Mais, à l’approche de l’aube et après une nuit de veille, les probabilités de succès apparaissent souvent plus grandes qu’à la lumière crue du jour.

Le seul courant électrique disponible sur l’île provenait de piles chimiques inefficaces, faites de disques de zinc et de cuivre empilés, séparés par des bandes de papier d’algue rampante imbibées d’eau fortement salée. Les Gillies, appelés aussi Hydrans ou Habitants, la race dominante de l’île et de toute la planète où Lawler avait passé sa vie entière, s’étaient toujours efforcés de trouver un meilleur moyen de produire de l’électricité. Et maintenant, s’il fallait en croire la rumeur, leur nouvelle centrale électrique se trouvait presque opérationnelle ; ce n’était qu’une question de jours, une semaine au plus. Si les Gillies menaient leur entreprise à bien, le progrès serait considérable pour les deux races. Ils avaient déjà accepté en rechignant de laisser les humains utiliser une partie de leur électricité, ce que tout le monde s’accordait à trouver formidable. Mais il serait encore plus formidable pour les soixante-dix-huit humains ayant tout juste de quoi vivre sur l’étroite parcelle de terre ferme qu’était l’île de Sorve que les Gillies se laissent convaincre que leur centrale soit également utilisée pour le dessalement de l’eau de mer afin que les humains ne dépendent plus pour leur consommation d’eau douce de précipitations aussi rares qu’irrégulières. Même pour les Gillies, il devait être évident que la vie deviendrait beaucoup plus facile pour leurs voisins humains s’ils pouvaient compter sur un approvisionnement sûr et illimité en eau douce.

Mais il allait sans dire que les Gillies n’avaient jusqu’alors manifesté aucun intérêt pour cela. Jamais ils n’avaient fait le moindre effort pour faciliter la vie à la poignée d’humains vivant à leurs côtés. L’eau douce était vitale pour les humains, mais les Gillies s’en moquaient éperdument. Tout ce dont les humains pouvaient avoir besoin, tout ce qu’ils pouvaient désirer ou espérer les laissait totalement indifférents. Et c’est l’espoir de changer cela tout seul, grâce à son pouvoir de persuasion, qui avait empêché Lawler de fermer l’œil cette nuit-là. Qui ne risque rien n’a rien, que diable !


Lawler était sorti pieds nus et ne portait pour tout vêtement qu’une sorte de pagne jaune de feuilles de laitue de mer autour des reins. En cette fin de nuit tropicale, l’air était chaud et lourd, la mer calme. L’île, cet entrelacs de tissus vivants, semi-vivants ou déjà morts, qui dérivait à la surface d’un océan occupant toute la planète, oscillait imperceptiblement sous ses pieds. Comme toutes les îles habitées d’Hydros, Sorve n’était pas ancrée dans une surface solide ; elle vagabondait librement et se déplaçait au gré des courants et des vents, ou encore d’un raz de marée. Lawler sentait sous ses pieds l’enchevêtrement dense des tissus constituant le sol qui se détendait et se contractait sans relâche, et il entendait les clapotements de la mer deux mètres en contrebas. Mais il marchait d’un pas souple et léger, son corps long et mince s’accordant automatiquement au rythme des mouvements de l’île. La chose la plus naturelle du monde, pour lui.

Mais la douceur de la nuit était trompeuse. Pendant la majeure partie de l’année, Sorve n’était assurément pas un endroit où il faisait bon vivre. Le climat de l’île offrait une succession de périodes de temps chaud et sec, et de temps froid et humide ; seul le bref intermède estival pendant lequel Sorve dérivait dans des eaux équatoriales au climat chaud et humide donnait une illusion de bien-être et de quiétude. La nourriture était abondante et la douceur de l’air emplissait les insulaires de joie. Le reste de l’année, la vie était infiniment plus âpre.

Sans se presser, Lawler contourna la citerne et descendit la rampe menant à la terrasse inférieure qui allait en pente douce jusqu’au rivage. Il longea les bâtiments dispersés du chantier naval d’où Nid Delagard dirigeait son empire maritime et les usines des quais aux formes indistinctes et arrondies où différents métaux – nickel, fer et cobalt, vanadium et étain – étaient extraits des tissus d’animaux marins des espèces les plus simples par des procédés lents et primitifs. Lawler ne distinguait pas grand-chose dans l’obscurité, mais, après quarante années passées sur l’île exiguë, il n’éprouvait aucune difficulté à trouver son chemin.

Le grand bâtiment de deux étages qui abritait la centrale électrique se trouvait juste à sa droite, un peu plus loin, au bord de l’eau. Lawler continua dans cette direction.

Rien n’annonçait encore le lever du jour dans le ciel d’un noir d’encre. Certaines nuits, Aurore, la planète sœur d’Hydros, brillait au firmament comme un gros œil bleu-vert, mais cette nuit-là, Aurore était absente et elle baignait de son vif éclat les eaux mystérieuses, encore inexplorées, de l’autre hémisphère. Mais l’une des trois lunes était visible, point minuscule de vive lumière blanche à l’orient, tout près de l’horizon. Et des étoiles scintillaient partout, poussière brillante et argentée parsemant les ténèbres de la voûte céleste. Cette infinité d’astres lointains formait une miroitante toile de fond qui faisait ressortir l’unique constellation visible au premier plan, la Croix d’Hydros : deux rangées flamboyantes d’étoiles s’étirant à travers le ciel et se croisant à angle droit, un double chapelet cintré, l’un reliant les deux pôles de la planète, l’autre suivant résolument l’axe de l’équateur.

Les étoiles de Lawler, les seules qu’il eût jamais vues ! Né sur Hydros où sa famille vivait depuis cinq générations, il n’était jamais allé sur aucune autre planète et il savait qu’il ne le ferait jamais. Il connaissait l’île de Sorve aussi bien que sa propre peau, mais il lui arrivait pourtant de se trouver brusquement en proie à un sentiment terrifiant de confusion, d’avoir l’impression que plus rien ne lui était familier et de s’y sentir étranger. Des moments où il lui semblait qu’il venait de débarquer le jour même sur Hydros, tel un naufragé de l’espace venu de quelque patrie lointaine et tombé comme une étoile filante. Il lui arrivait parfois de former dans son esprit l’image brillante de la Terre, la planète mère, aussi resplendissante que n’importe quelle autre étoile, avec ses vastes océans d’azur séparés par les gigantesques étendues de terre d’un vert doré appelées continents, et il songeait : Voilà ma patrie, voilà ma vraie patrie. Lawler se demandait si les autres humains vivant sur Hydros éprouvaient la même chose. Probablement, même si personne n’en parlait jamais. N’étaient-ils pas tous des étrangers sur Hydros ? La planète appartenait aux Gillies et tout le monde, tous les humains sans exception, s’y était installé sans y avoir été invité.


Il avait atteint le bord de la mer. Il grimpa en haut de la digue et sa main se referma machinalement sur le garde-fou au contact rugueux et familier, à la texture ligneuse comme tout ce qui existait sur cette île artificielle dépourvue de sol et de végétation.

Le sol qui descendait en pente douce de la zone bâtie de l’île se redressait brusquement en formant un rebord très relevé en forme de croissant qui protégeait rues et habitations des plus hautes vagues et des raz de marée. Agrippé à la rambarde, le corps penché sur l’eau sombre au clapotis incessant, Lawler garda les yeux fixés sur le large pendant quelques instants comme pour s’offrir tout entier à l’immensité de l’océan.

Malgré l’obscurité, il avait une conscience aiguë de la forme de l’île, une virgule posée sur les flots, et de l’endroit précis où il se tenait. D’une extrémité à l’autre, Sorve faisait huit kilomètres de long et un kilomètre dans sa plus grande largeur, du bord de la baie au sommet de la levée contenant les eaux de l’autre côté de l’île. Il était presque au milieu, au plus profond de l’échancrure de la côte. Les deux bras incurvés de l’île s’étiraient de chaque côté de lui. Le plus arrondi était habité par les Gillies et la poignée de colons humains vivaient groupés sur l’autre partie, celle qui se terminait en pointe.

Juste devant lui, enserrée par ces deux bras d’épaisseur inégale, se trouvait la baie, le toute la vie de l’île. En bâtissant Sorve, les Gillies y avaient créé un fond artificiel, un plateau constitué de troncs d’algues-bois entrelacés et reliés aux deux rives afin que l’île dispose en permanence d’un lagon poissonneux, d’un petit lac peu profond et facile d’accès. Les prédateurs voraces et redoutables qui rôdaient en haute mer ne pénétraient jamais dans la baie ; peut-être les Gillies avaient-ils scellé quelque pacte avec eux, en des temps reculés. Un lacis spongieux d’algues-nuit à la croissance rapide et au renouvellement continu, qui n’avaient nul besoin de lumière, formait une couche protectrice sur le dessous du plateau artificiel. Au-dessus se trouvait le sable transporté par les tempêtes depuis le fond inaccessible des océans. Encore plus haut croissaient des plantes aquatiques, au moins une centaine d’espèces différentes, qui nourrissaient toutes sortes d’animaux marins. Les nombreux coquillages qui vivaient au fond filtraient l’eau de mer à travers leurs tissus et concentraient dans leur chair de précieux minéraux utilisés par les insulaires. Vers marins et serpents voisinaient avec des poissons ventrus, à la chair tendre, qui y trouvaient leur pâture. Lawler aperçut un groupe d’énormes créatures phosphorescentes qui se déplaçaient en émettant des pulsations de lumière violette ; il s’agissait probablement de ces gros animaux appelés bouches, à moins que ce ne fussent des plates-formes. Il faisait encore trop sombre pour le savoir. Et, au-delà de la baie aux eaux d’un vert éclatant, l’océan immense déroulait ses flots jusqu’à l’horizon, tenant la planète tout entière dans son étreinte, telle une main gantée serrant une balle. Le regard fixé sur les lointains, Lawler ressentit pour la millionième fois tout le poids de son immensité et de sa puissance.

Il tourna la tête dans la direction de la centrale électrique, massive et isolée sur son promontoire trapu s’avançant dans la baie.

Ils n’avaient donc pas encore réussi. La grosse et laide bâtisse, tapissée de fibres végétales tressées pour la protéger de la pluie, était toujours environnée de silence et de ténèbres. Quelques silhouettes indistinctes se mouvaient autour du bâtiment. À en juger par leurs épaules tombantes, il s’agissait indiscutablement de Gillies.

L’idée consistait à produire de l’électricité en tirant profit des écarts de température de la mer. Dann Henders, le plus compétent en la matière sans être un véritable ingénieur, l’expliqua à Lawler après avoir arraché à un des Gillies une description sommaire du projet. L’eau de mer chaude de la surface était aspirée dans une chambre vide où son point d’ébullition serait fortement abaissé. L’eau, bouillant violemment, devrait dégager de la vapeur de faible densité qui actionnerait les turbines du générateur. De l’eau de mer froide, pompée au fond de la baie, servirait à condenser la vapeur et l’eau ainsi obtenue serait rejetée à la mer de l’autre côté de l’île.

Les Gillies avaient construit la quasi-totalité de l’installation – canalisations, pompes, pales, turbines, condensateurs et même la chambre vide – en utilisant différents plastiques organiques obtenus à partir d’algues et autres plantes aquatiques. Ils semblaient n’avoir presque pas utilisé de métal. Rien d’étonnant, quand on savait à quel point il était difficile de s’en procurer sur Hydros. Le projet paraissait fort ingénieux, d’autant plus que, par comparaison aux autres espèces intelligentes de la galaxie, les Gillies n’étaient pas particulièrement attirés par la technologie. L’idée avait dû germer dans le cerveau de quelque génie exceptionnel de leur race. Mais, génie ou pas, ils semblaient avoir toutes les peines du monde à mettre la centrale en service et elle n’avait pas encore produit son premier watt. Les humains doutaient pour la plupart que cela arrive un jour. Lawler estimait qu’il eût été infiniment plus rapide et plus facile pour les Gillies de laisser Dann Henders ou un autre des humains compétents se charger du projet. Mais les Gillies n’avaient pas coutume de demander conseil aux étrangers plus ou moins indésirables avec qui ils partageaient l’île, même si cela pouvait être à leur avantage. Ils avaient fait une seule exception lorsqu’une épidémie de pourriture de la nageoire avait décimé leurs jeunes ; le père vénéré de Lawler leur avait alors fourni un vaccin. Mais c’était de l’histoire ancienne et le regain de bonne volonté engendré chez les Gillies par les précieux services du docteur Lawler s’était depuis longtemps dissipé, et il n’en restait plus la moindre apparence.

Le fait que la centrale ne fût pas encore en service contrariait quelque peu le projet ambitieux qui avait occupé les pensées de Lawler pendant toute la nuit.

Que faire maintenant ? Fallait-il quand même aller les voir et leur parler ? Prononcer son petit discours pompeux, endormir les Gillies avec de nobles figures de rhétorique, poursuivre l’élan visionnaire de la nuit avant que la lumière du jour ne le dépouille de toute vraisemblance ?

« Au nom de toute la communauté humaine de l’île de Sorve, moi qui, comme vous le savez, suis le fils du bien-aimé docteur Bernat Lawler qui s’est dévoué pour vous pendant l’épidémie de pourriture de la nageoire, je souhaite ardemment vous féliciter pour la réussite imminente de ce projet ingénieux et éminemment profitable… »

« Même si l’accomplissement de ce rêve merveilleux est encore éloigné de quelques jours, je suis venu vous faire part, au nom de toute la communauté humaine de l’île de Sorve, de la profonde joie que nous éprouvons à la perspective d’une amélioration radicale de la qualité de la vie sur l’île que nous partageons, dès que vous aurez enfin réussi… »

« Notre communauté, en cette occasion de réjouissance pour la réussite historique qui n’est plus maintenant qu’une question de jours… »

Ça suffit ! se dit-il. Et il s’engagea sur le promontoire où se dressait la centrale électrique.

Il s’approcha de la centrale en prenant soin de faire beaucoup de bruit, en toussant, en frappant dans ses mains, en sifflotant un air discordant. Les Gillies n’aimaient pas voir des humains arriver à l’improviste.

Il était encore à une quinzaine de mètres de l’usine quand il vit deux Gillies s’avancer à sa rencontre en se dandinant pesamment.

Dans l’obscurité, ils paraissaient gigantesques. Ils se dressaient au-dessus de lui, ombres informes dans la nuit, et leurs petits yeux jaunes brillaient comme des lanternes au milieu de leur tête minuscule.

Lawler leur adressa le signe de salut en exagérant sciemment ses gestes afin qu’ils n’aient aucun doute sur ses intentions amicales.

L’un des Gillies répondit par un grognement prolongé qui, lui, ne semblait aucunement amical.

C’étaient de grandes créatures bipèdes mesurant deux mètres et demi et au corps couvert de poils noirs imperméables qui se chevauchaient en épaisses couches. Les Gillies avaient le crâne en pain de sucre, une tête ridiculement petite posée sur d’énormes épaules. De toute cette hauteur et presque jusqu’au sol, leur poitrine descendait en s’évasant pour former un corps massif et disgracieux.

Les humains croyaient en général que leur immense poitrine caverneuse, outre le cœur et les poumons, contenait le cerveau que leur tête, à l’évidence beaucoup trop petite, ne pouvait loger.

Selon toute vraisemblance, les Gillies avaient été jadis des mammifères aquatiques. Cela se voyait à la maladresse avec laquelle ils se déplaçaient sur la terre ferme et à leur aisance dans l’eau. Ils passsaient d’ailleurs presque autant de temps dans la mer que sur terre. Lawler avait vu un jour un Gillie traverser la baie à la nage sans remonter une seule fois à la surface pour respirer. Or, la traversée avait dû prendre au moins vingt minutes. Leurs jambes, courtes et épaisses, étaient manifestement d’anciennes nageoires adaptées à la vie sur terre. Leurs bras aussi, petits membres épais et puissants tenus serrés contre les flancs, ressemblaient à des nageoires. Leurs mains, munies de trois longs doigts et d’un pouce opposable, étonnamment larges, formaient naturellement un creux profond convenant idéalement au déplacement de grands volumes d’eau. Poussés par un besoin incompréhensible de transformation, leurs ancêtres décidèrent, des millions d’années auparavant, de sortir de l’eau et s’établirent sur des îles bâties avec des matériaux venus de la mer et renforcées par de solides barrières pour les protéger contre les fortes houles qui couraient d’un bout à l’autre de la planète. Mais les Gillies étaient encore des créatures de l’océan.

Lawler s’approcha aussi près qu’il l’osa des deux Gillies et leur transmit par signes : Je suis Lawler le médecin.

Les Gillies s’exprimaient en pressant les bras contre leurs flancs, comprimant l’air qui sortait par de profondes fentes branchiales dans leur poitrine en produisant des sons retentissants aux résonances d’orgue. Les humains n’avaient jamais réussi à imiter ces sons de manière à se faire comprendre par les Gillies et jamais les Gillies n’avaient manifesté le moindre intérêt pour le langage des humains. Ses sonorités étaient peut-être aussi difficiles à reproduire pour eux que l’étaient pour les humains les sons émis par les Gillies. Mais un système de communication entre les deux races était indispensable et un langage par signes se développa au fil des ans. Les Gillies s’adressaient aux humains dans leur propre langage et les humains leur répondaient par signes.

Le Gillie qui avait déjà parlé répéta son grognement et y ajouta une sorte de sifflement nasillard particulièrement hostile. Il souleva ses nageoires pour prendre ce que Lawler reconnut comme une attitude de colère. Non, pas de colère. De courroux, de violent courroux.

Que se passe-t-il ? se demanda Lawler. Qu’ai-je bien pu faire ?

Aucun doute n’était possible quant à la fureur du Gillie. Il faisait maintenant avec ses nageoires de petits mouvements précipités qui semblaient clairement signifier : « Allez-vous-en ! Dégagez ! Foutez le camp d’ici et tout de suite ! »

Perplexe, Lawler lui répondit : « Je ne voulais pas vous déranger. Je suis venu pour discuter. »

Encore le même grognement, mais plus fort et plus grave. Le son se propagea sur la surface du sentier et Lawler perçut les vibrations sous la plante de ses pieds.

Il était déjà arrivé que des Gillies tuent des humains qui les avaient mécontentés et même d’autres qui ne leur avaient rien fait ; une rare mais fâcheuse propension à une violence inexplicable. Cela ne semblait même pas être volontaire… Juste un revers agacé de la nageoire, un coup de pied dédaigneux lancé avec vivacité, un piétinement rapide et négligent. Ils étaient si grands, si forts, et ils ne semblaient pas avoir conscience, ou se soucier, de la fragilité d’un corps humain.

L’autre Gillie, le plus grand des deux, fit quelques pas dans la direction de Lawler. Son souffle lui parvenait, sifflant et précipité. Il posa sur lui un regard distant, presque absent, que le médecin interpréta comme une marque d’hostilité.

Lawler exprima par signes son étonnement et son désarroi. Il assura derechef le Gillie de ses dispositions amicales. Il manifesta de nouveau son désir de s’entretenir avec lui.

Le regard ardent du premier Gillie étincelait d’une évidente fureur.

Éloignez-vous. Partez. Allez-vous-en.

C’était une déclaration sans équivoque. Inutile de persévérer dans ses tentatives de dialogue pacifique. À l’évidence, ils ne voulaient pas qu’il s’approche de leur centrale électrique.

Bon, se dit-il, comme vous voulez.

Jamais encore il n’avait essuyé une telle rebuffade de la part des Gillies, mais il eût été aussi stupide que dangereux de prendre le temps de leur rappeler qu’il était leur vieil ami, le médecin de l’île, ou que son père leur avait rendu autrefois de précieux services. Un seul coup de nageoire pouvait le projeter dans la baie, la colonne vertébrale brisée.

Il commença à reculer, sans les quitter des yeux, prêt à sauter dans l’eau au premier geste menaçant.

Mais les Gillies demeurèrent immobiles en le suivant d’un air mauvais tandis qu’il manœuvrait prudemment en retraite. Dès qu’il atteignit le sentier principal, les deux Gillies se retournèrent et regagnèrent le bâtiment abritant leur centrale.

Tant pis, songea Lawler.


Piqué au vif par le mauvais accueil qui lui avait été fait, il demeura quelques instants immobile devant le garde-fou de la baie pour laisser retomber la tension provoquée par cette scène bizarre. Il comprenait maintenant que le projet ambitieux qu’il avait nourri de négocier un traité entre les humains et les Hydrans n’était que chimère. Lawler le chassa de son esprit comme on écarte de la main une volute de fumée et il sentit le rouge de la honte lui monter au front.

N’y pensons plus, se dit-il. Et maintenant, je vais regagner mon vaargh pour attendre le lever du jour.

— Lawler ? articula à ce moment précis une voix grave et râpeuse dans son dos.


Surpris, Lawler pivota brusquement sur lui-même, le cœur battant, les yeux plissés pour fouiller du regard l’obscurité à peine teintée de gris. Il discerna une silhouette, celle d’un homme de courte stature, robuste, aux longs cheveux gras, qui se tenait dans l’ombre à une douzaine de mètres de lui.

— Delagard ? C’est vous ?

L’homme trapu s’avança vers lui. C’était bien Delagard. Le grand manitou de l’île, comme il aimait à se considérer lui-même, le battant, l’entrepreneur dynamique. Que pouvait-il bien faire dans ces parages, à une heure si matinale ?

Delagard semblait toujours être en train de manigancer quelque chose, même quand ce n’était pas le cas. De taille assez courte sans être véritablement petit, il était ventru, avec un cou de taureau et des épaules puissantes. Il portait un sarong descendant à la cheville, laissant nu son large torse velu, et dont les moirures écarlate, turquoise et rose vif chatoyaient dans l’obscurité. Delagard était l’homme le plus riche de la colonie, quelque signification que l’on pût accorder à ce mot sur une planète où l’argent ne signifiait rien, où il n’y avait rien ou presque qu’il permît d’acquérir. Delagard était né à Hydros, comme Lawler, mais il possédait des affaires sur plusieurs îles et se déplaçait beaucoup. Il avait quelques années de plus que le médecin et devait approcher de la cinquantaine.

— Vous êtes bien matinal aujourd’hui, docteur, dit Delagard.

— Je le suis en général et vous le savez bien, dit Lawler d’une voix plus sèche qu’à l’accoutumée. C’est une heure agréable.

— Quand on aime être seul, oui, dit Delagard. Vous alliez y jeter un coup d’œil ? poursuivit-il en indiquant la centrale électrique d’un signe de la tête.

Lawler haussa les épaules. Il aurait préféré s’étrangler de ses propres mains plutôt que de lui révéler quoi que ce fût du projet grandiose et absurde qu’il avait passé toute la nuit à mûrir.

— Il paraît qu’elle sera en service dès demain, poursuivit Delagard.

— Cela fait une semaine que j’entends dire la même chose.

— Non. Ils vont vraiment la mettre en service demain. Ils ont déjà produit de l’électricité en faible quantité et ils doivent la porter aujourd’hui à sa pleine capacité de production.

— Comment le savez-vous ?

— Je le sais, répondit Delagard. Même si les Gillies ne m’aiment pas, ils me parlent. Dans le cadre de nos relations d’affaires, vous voyez.

Il vint se placer à côté de Lawler et posa la main sur le garde-fou de la digue d’un geste ferme et assuré, comme si l’île était son royaume et le garde-fou son sceptre.

— Vous ne m’avez pas encore demandé pourquoi je suis debout de si bonne heure.

— Non, je ne vous l’ai pas demandé.

— Je vous cherchais. Je suis d’abord allé jusqu’à votre vaargh, mais vous n’y étiez pas. Puis je suis descendu sur la terrasse inférieure et j’ai aperçu quelqu’un qui suivait le sentier et venait par ici. J’ai pensé que c’était peut-être vous et je suis venu voir si je ne m’étais pas trompé.

Lawler eut un petit sourire amer. Rien dans le ton de Delagard n’indiquait qu’il avait été témoin de la scène du promontoire.

— Il est bien tôt pour me rendre visite, si c’est pour une raison professionnelle, dit Lawler. Et même pour une visite de politesse. Ce qui ne vous ressemblerait pas.

Il tendit le doigt vers l’horizon. La lune brillait encore dans le ciel et les premières lueurs du jour n’étaient toujours pas visibles. La Croix, encore plus resplendissante que d’habitude en l’absence d’Aurore, semblait palpiter dans les ténèbres du firmament.

— En général, Nid, poursuivit-il, mes consultations ne commencent pas avant le lever du jour. Vous le savez fort bien.

— C’est un problème assez particulier, dit Delagard. Qui ne peut attendre et qu’il vaut mieux régler pendant qu’il fait encore nuit.

— Un problème médical ?

— Oui, un problème médical.

— Pour vous ?

— Oui, mais je ne suis pas le patient.

— Je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre. Venez avec moi.

— Où ? demanda Lawler.

— Au chantier naval.

Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Delagard semblait vraiment bizarre ce matin. C’était probablement quelque chose d’important.

— D’accord, dit Lawler. Allons-y tout de suite.

Sans ajouter un mot, Delagard se retourna et suivit le sentier qui longeait la digue en prenant la direction du chantier naval. Lawler le suivit en silence. Le sentier épousait à cet endroit l’avancée d’un autre petit promontoire parallèle à celui sur lequel se dressait la centrale électrique et, à mesure qu’ils avançaient, ils la voyaient plus distinctement. Des Gillies s’affairaient tout autour de l’usine, entraient et sortaient en transportant du matériel.

— Salauds d’amphibies, marmonna Delagard. J’espère que leur centrale va leur exploser à la gueule quand ils la mettront en service. Si jamais ils y arrivent un jour !

Ils suivirent le bord opposé du promontoire et atteignirent la petite crique abritant le chantier naval de Delagard. C’était de loin la plus importante entreprise de Sorve et elle employait plus d’une douzaine de personnes. Les navires de Delagard faisaient d’incessants allers et retours entre les différentes îles où il avait des intérêts, transportant de port en port un fret composé des modestes marchandises produites par les petites industries exploitées par les humains : hameçons, ciseaux et maillets, bouteilles et pots, vêtements, papier et encre, ouvrages manuscrits, aliments conditionnés, etc. La flottille de Delagard se chargeait également du transport des métaux, des plastiques, des produits chimiques et autres marchandises de première nécessité si laborieusement produites par les différentes îles. Au fil des ans, Delagard avait ajouté de nouvelles îles à sa chaîne commerciale. Depuis les premiers temps de l’occupation humaine d’Hydros, tous les Delagard avaient été des entrepreneurs, mais c’est Nid qui avait développé l’entreprise familiale et lui avait donné une ampleur nouvelle.

— Par ici, dit Delagard.

Une traînée gris perle commença à poindre à l’orient. L’éclat des étoiles s’atténua et la petite lune posée sur l’horizon s’effaça lentement tandis que le jour se levait. La baie prenait sa teinte émeraude du matin. Lawler suivit Delagard sur le sentier descendant vers le chantier naval. Il tourna la tête vers la mer et distingua les gigantesques animaux phosphorescents qui avaient sillonné la baie toute la nuit. C’étaient des bouches, ces créatures, semblables à d’énormes sacs aplatis, mesurant près d’une centaine de mètres de long et qui parcouraient les océans en gardant ouverte leur mâchoire colossale, engloutissant tout ce qui passait à leur portée. À peu près une fois par mois, un groupe d’une dizaine ou une douzaine de ces animaux titanesques pénétrait dans le port de Sorve et dégorgeait, encore vivantes, toutes les proies contenues dans leur estomac dans d’énormes filets de fibres végétales tendus à cet effet par les Gillies qui se servaient à loisir pendant les semaines suivantes. Lawler trouvait que c’était une très bonne affaire pour les Gillies – des tonnes et des tonnes de nourriture gratuite – mais il ne voyait pas très bien ce que les bouches gagnaient en retour.

— Voilà mes concurrents, dit Delagard avec un petit rire. Si je réussissais à me débarrasser de ces saloperies de bouches, mes navires pourraient transporter des tas de choses que je vendrais aux Gillies.

— Et avec quoi vous paieraient-ils ?

— Avec la même chose que ce qu’ils me donnent maintenant pour ce que je leur vends, répondit dédaigneusement Delagard. Des éléments précieux. Cadmium et cobalt, cuivre et étain, arsenic et iode, tout ce dont ce foutu océan est composé. Mais en quantités beaucoup plus importantes que ce qu’ils me donnent au compte-gouttes ou que nous sommes capables d’extraire nous-mêmes. Si nous parvenons à éliminer les bouches, je procure leur nourriture aux Gillies et ils me fournissent en échange toutes sortes de produits de valeur. Croyez-moi, ce serait une belle opération ! En cinq ans, ils dépendraient de moi pour toutes leurs denrées alimentaires. Il y a une fortune à gagner.

— Je croyais que vous possédiez déjà une fortune. Vous en voulez encore plus ?

— Vous ne comprenez rien, docteur.

— Je suppose que non, dit Lawler. Je ne suis qu’un simple médecin, pas un homme d’affaires. Où est donc votre patient ?

— Un peu de patience, doc. Je marche aussi vite que mes jambes peuvent me porter.

Delagard esquissa un geste de la main dans la direction de la mer.

— Vous voyez ce canot là-bas, amarré à la jetée de Jolly ? C’est là que nous allons.

La jetée de Jolly était une construction d’algue-bois, à moitié pourrie, qui s’avançait d’une trentaine de mètres dans la mer, au fond du chantier naval. Bien que rongée par les vers et les râpeurs, affaissée et gauchie, la jetée, vestige vénérable d’une époque révolue, était demeurée plus ou moins intacte. Elle avait été construite par un vieux marin à l’esprit dérangé, depuis longtemps disparu, un loup de mer chenu qui prétendait avoir fait le tour de la planète en solitaire. Il se vantait d’avoir traversé la Mer Vide, ce qu’aucun homme sain d’esprit n’aurait tenté, et même d’avoir navigué jusqu’aux confins de la Face des Eaux, la lointaine et gigantesque île interdite, le grand mystère de la planète dont les Gillies eux-mêmes semblaient ne pas oser s’approcher. Lawler se souvenait que, dans son enfance, il venait s’asseoir à l’extrémité de la jetée de Jolly et qu’il écoutait le vieillard narrer ses héroïques, invraisemblables et miraculeuses aventures. C’était, avant que Delagard eût fait édifier son chantier naval, mais l’armateur avait préservé la jetée vermoulue. Peut-être aimait-il, lui aussi, quand il était petit, écouter les histoires merveilleuses du vieux marin.

L’un des canots de pêche de Delagard se balançait près de la jetée. À côté de l’endroit où il était amarré se trouvait une cabane qui paraissait assez vieille pour avoir été habitée par Jolly, même si ce n’était pas le cas. Delagard s’arrêta devant la porte et plongea les yeux dans ceux de Lawler.

— Il va sans dire, docteur, murmura-t-il d’une voix rauque, que tout ce que vous allez voir à l’intérieur doit rester absolument confidentiel.

— Épargnez-moi ce ton mélodramatique, Nid.

— Je parle sérieusement. Il faut que vous me promettiez de n’en parler à personne. Je ne serais pas le seul à trinquer si on l’apprend. C’est tout le monde qui va écoper.

— Si vous ne me faites pas confiance, choisissez un autre médecin. Mais vous aurez peut-être du mal à en trouver un autre par ici.

Delagard lui lança un regard mauvais, puis il ébaucha un sourire glacial.

— Très bien, dit-il, comme vous voulez. Allez-y, entrez.

Il poussa la porte de la cabane. L’intérieur était obscur et étonnamment humide. Lawler huma une odeur âpre et iodée de mer, pénétrante et concentrée, comme si Delagard l’avait mise en bouteilles dans la cabane branlante. Mais il y avait d’autres effluves, âcres et piquants, désagréables, qui lui étaient inconnus. Il perçut des sons, à la fois assourdis et grinçants, pareils aux soupirs des damnés. Delagard tripota près de la porte quelque chose qui faisait un petit bruit sec et rêche. Au bout d’un moment, il gratta une allumette et Lawler vit que l’armateur tenait une poignée d’algues séchées liées à une extrémité pour faire office de torche. Une flamme fumeuse répandit une lueur orangée dans toute la pièce.

— Ils sont là, dit Delagard.

Le centre de la cabane était occupé par une cuve grossière et rectangulaire faite de fibres végétales calfatées, d’environ trois mètres de long sur deux de large, et remplie presque jusqu’au bord d’eau de mer. Lawler s’avança vers la cuve et regarda à l’intérieur. Trois plongeurs, ces mammifères aquatiques au corps fuselé, s’y trouvaient côte à côte, serrés comme des sardines en boîte. Leurs puissantes nageoires étaient tordues en tous sens, à des angles impossibles, et leurs têtes, soulevées au-dessus de la surface de l’eau, avaient dans leur raideur quelque chose de poignant. La curieuse odeur âcre que Lawler avait perçue en pénétrant dans la cabane venait d’eux, mais elle ne lui semblait maintenant plus aussi désagréable. Les affreux gémissements grinçants provenaient du plongeur de gauche ; c’étaient des gémissements de douleur aiguë.

— Oh ! merde ! souffla Lawler. Il pensait avoir découvert le pourquoi de la rage des Gillies, de leurs regards furibonds et de leurs grognements menaçants. Il sentit une flambée de colère parcourir tout son corps et déclencher un mouvement convulsif de sa joue.

— Merde ! répéta-t-il avec plus de véhémence en se tournant vers l’armateur avec une expression où se mêlaient le dégoût et un sentiment voisin de la haine. Qu’avez-vous encore fait, Delagard ?

— Écoutez, si vous vous imaginez que je vous ai amené jusqu’ici pour me faire un sermon…

Lawler secoua lentement la tête.

— Qu’avez-vous fait ? répéta-t-il en plongeant les yeux dans ceux de Delagard qui se dérobèrent. Qu’avez-vous fait, bon Dieu ?

2

Un cas d’absorption d’azote ; cela ne faisait presque aucun doute pour Lawler. La manière horrible dont le corps des trois plongeurs était tordu constituait un symptôme évident. Delagard avait dû les faire travailler en pleine mer, à une grande profondeur et les y laisser assez longtemps pour que leurs tissus cartilagineux, musculaires et graisseux absorbent d’énormes quantités d’azote. Puis, aussi invraisemblable que cela paraisse, ils étaient à l’évidence remontés à la surface sans avoir pris tout le temps nécessaire à la décompression. L’azote, se dilatant à mesure que la pression diminuait, avait pénétré dans leur sang et leurs articulations sous la forme de bulles mortelles.

— Nous les avons amenés ici dès que nous avons compris ce qui s’était passé, dit Delagard. Nous nous sommes dit que vous pourriez peut-être faire quelque chose pour eux. J’ai pensé qu’il fallait les laisser dans l’eau, qu’ils avaient besoin de rester sous l’eau, et j’ai fait remplir cette cuve, et…

— Taisez-vous, dit Lawler.

— Je voudrais simplement vous dire que nous avons fait le maximum pour…

— Taisez-vous, répéta Lawler. Ne dites plus rien, je vous en prie !

Lawler enleva son pagne de laitue de mer et grimpa dans la cuve. L’eau se répandit par-dessus bord tandis qu’il se faisait une petite place à côté des plongeurs. Mais il ne pouvait plus grand-chose pour eux. Celui du milieu était déjà mort ; Lawler posa les mains sur ses épaules musclées et sentit la rigidité cadavérique qui commençait à gagner le corps. Les deux autres étaient encore plus ou moins vivants. Cela n’avait rien d’enviable, car ils devaient souffrir atrocement, s’ils étaient conscients. Le corps en forme de torpille des plongeurs, si lisse habituellement, était étrangement noueux, chaque muscle contracté, pressé contre son voisin, et leur peau luisante et dorée, ordinairement douce et satinée, était devenue rêche et grumeleuse. Un voile recouvrait leurs yeux ambrés et ils avaient la mâchoire inférieure pendante. Une bave grisâtre couvrait leur museau. Celui de gauche gémissait à intervalles réguliers, à peu près toutes les trente secondes, un son affreux et déchirant qui semblait remonter des profondeurs de son ventre.

— Est-ce que vous pouvez les soigner ? demanda Delagard. Est-ce que vous pouvez faire quelque chose pour eux ? Je sais que vous pouvez, docteur. Je le sais !

Il y avait dans la voix de l’armateur des inflexions insistantes et enjôleuses que Lawler ne se souvenait pas y avoir jamais entendues. Il était habitué à voir les malades investir leur médecin d’un pouvoir quasi divin et attendre de lui des miracles. Mais pourquoi Delagard tenait-il tellement à sauver la vie de ces plongeurs ? Quel était donc le fond du problème ? Delagard n’éprouvait assurément pas un sentiment de culpabilité. Non, non, pas Delagard.

— Je ne suis pas un médecin spécialisé dans les maladies des plongeurs, dit froidement Lawler. Tout ce que je sais faire, c’est soigner les humains, et encore ! Je pourrais être un bien meilleur médecin.

— Essayez… Faites quelque chose. Je vous en prie !

— L’un d’eux est déjà mort, Delagard. On ne m’a jamais appris à ressusciter les morts. Si c’est d’un miracle que vous avez besoin, adressez-vous à votre ami Quillan, le prêtre.

— Seigneur ! murmura Delagard.

— Précisément. Les miracles sont sa spécialité, pas la mienne.

— Seigneur ! Seigneur !

Lawler chercha le pouls sur la gorge des plongeurs. Il le trouva, faible, lent et inégal. Cela voulait-il dire qu’ils étaient moribonds ? Lawler n’en savait rien. Quel pouvait bien être le pouls normal d’un plongeur ? Comment était-il censé le savoir ? La seule chose à faire, se dit-il, serait de remettre à la mer les deux animaux encore vivants, de les faire redescendre à la profondeur à laquelle ils s’étaient trouvés et de les faire remonter lentement, assez lentement pour qu’ils puissent éliminer l’excès d’azote. Mais c’était impossible à réaliser et, de toute façon, il était certainement trop tard.

En désespoir de cause, il fit quelques mouvements de la main dérisoires, presque mystiques, au-dessus des corps torturés, comme s’il pouvait chasser les bulles d’azote par ces seuls gestes.

— À quelle profondeur étaient-ils ? demanda Lawler sans lever la tête.

— Nous ne savons pas très bien. Peut-être quatre cents mètres… Quatre cent cinquante. Le fond était accidenté à cet endroit et la mer assez agitée. Nous ne savons pas exactement quelle longueur de corde nous avons laissé filer.

Tout à fait au fond de la mer. C’était de la folie furieuse !

— Que cherchiez-vous ?

— Des pépites de manganèse. Il devait également y avoir du molybdène et peut-être de l’antimoine. Nous avions remonté tout un échantillonnage de minéraux avec la sonde.

— Eh bien, vous auriez dû utiliser la sonde pour remonter votre manganèse à la place de ces animaux, lança Lawler avec colère.

Il sentit un frémissement parcourir le corps du plongeur de droite, puis l’animal eut une dernière convulsion et mourut. L’autre se tortillait et gémissait encore. Une rage froide, mélange de mépris et d’amertume, s’empara de Lawler. C’était un crime, un crime stupide commis par imprudence. Les plongeurs étaient des animaux intelligents… Pas aussi intelligents que les Gillies, mais assurément plus que les chiens, que les chevaux, que tous les animaux de la vieille Terre dont Lawler avait entendu parler dans son enfance. Les océans d’Hydros étaient remplis d’animaux qui pouvaient être considérés comme intelligents. C’était l’un des plus grands sujets d’étonnement offerts par cette planète où l’évolution ne s’était pas limitée à une seule espèce vivante, mais en concernait plusieurs dizaines. Les plongeurs avaient un langage, ils avaient des noms, ils avaient même une sorte de structure tribale. Mais, contrairement à presque toutes les autres espèces vivantes de leur planète, ils avaient un défaut fatal : ils étaient dociles, voire affectueux avec les humains dans la compagnie desquels ils aimaient à folâtrer dans la mer. Ils étaient tout à fait disposés à rendre service et il était même possible de les faire travailler. Voire de les tuer à la tâche. Lawler continuait avec acharnement de masser le dernier survivant, comme s’il espérait encore chasser l’azote de ses tissus. Les yeux de l’animal s’animèrent fugitivement et il émit cinq ou six mots dans le langage guttural des plongeurs. Lawler ne parlait pas leur langage, mais il était facile de deviner le sens de ces mots : douleur, chagrin, peine, mort, désespoir, souffrance. Puis les yeux couleur d’ambre se voilèrent de nouveau et le plongeur retomba dans le silence.

— L’organisme des plongeurs est adapté à la vie dans les profondeurs océaniques, dit Lawler sans cesser de s’occuper de l’animal. Laissés à eux-mêmes, ils sont assez intelligents pour ne pas passer trop vite d’un palier à l’autre et pour éviter les accidents de décompression. Tous les animaux marins le savent, jusqu’aux plus stupides. Même une éponge le sait, alors, un plongeur… Comment se fait-il que ces trois-là soient remontés si vite ?

— Ils se sont fait prendre dans le filet, répondit Delagard, la mine piteuse. Ils étaient dedans et nous ne nous en sommes rendu compte que lorsqu’il est arrivé à la surface. Mais vous ne pouvez rien faire, absolument rien faire pour les sauver, docteur ?

— Il y en a déjà deux qui sont morts. Et celui-ci n’en a plus que pour quelques minutes. Tout ce que je peux faire, c’est lui briser le cou pour mettre fin à ses souffrances.

— Seigneur !

— Oui, comme vous dites. Quelle merde !

Il ne lui fallut qu’un instant. Il y eut un craquement et ce fut tout. Puis Lawler demeura immobile pendant un moment, la tête rentrée dans les épaules, expirant profondément, soulagé de savoir que le plongeur était mort. Il sortit de la cuve, secoua l’eau et enroula le pagne autour de ses reins. Ce dont il avait besoin maintenant, et il en avait terriblement besoin, c’était une bonne dose d’extrait d’herbe tranquille, ces gouttes roses qui lui procuraient une sorte de paix. Puis un bain, après tout ce temps passé dans la cuve avec les animaux agonisants. Mais son quota d’eau pour la semaine était déjà épuisé. Tant pis, il irait se baigner dans la baie un peu plus tard. Mais il doutait que cela suffise pour qu’il se sente propre après ce qu’il avait vu dans la cabane.

— Ce ne sont pas les premiers plongeurs à qui vous faites subir ce sort, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Delagard avec un regard dur.

— Non, répondit l’armateur trapu en détournant les yeux.

— Vous n’avez donc pas le moindre bon sens ? Je sais que vous n’avez pas de conscience, mais vous pourriez au moins faire preuve d’un peu de bon sens. Qu’est-il arrivé aux autres ?

— Ils sont morts.

— Je m’en doute. Et qu’avez-vous fait dè leur corps ?

— De la nourriture.

— Parfait. Combien y en avait-il ?

— Cela remonte à un certain temps. Quatre ou cinq… Je ne sais plus très bien.

— Cela veut donc dire au moins dix. Les Gillies l’ont-ils appris ?

Le « oui » de Delagard fut à l’extrême limite de l’audible.

— Oui, fit Lawler en le singeant. Bien sûr qu’ils l’ont appris. Les Gillies savent toujours quand nous déconnons avec la faune locale. Et qu’ont-ils dit en l’apprenant ?

— Ils m’ont mis en garde, répondit l’armateur dans un souffle, à peine plus fort que précédemment, d’une toute petite voix de collégien pris en faute.

Nous y voilà, se dit Lawler. Nous arrivons enfin au cœur du problème.

— Contre quoi vous ont-ils mis en garde ?

— Ils m’ont dit de ne plus utiliser de plongeurs.

— Mais vous n’en avez pas tenu compte, bien entendu. Pourquoi diable avez-vous recommencé malgré cet avertissement ?

— Nous avons changé de méthode. Nous pensions qu’il n’y avait plus de risques. Écoutez, Lawler, poursuivit-il en se raffermissant, savez-vous à quel point ces minéraux sont précieux ? Ils peuvent révolutionner toute notre existence sur cette foutue planète perdue uniquement composée de flotte ! Comment aurais-je pu deviner que les plongeurs allaient se jeter en plein dans le filet ? Comment aurais-je pu imaginer qu’ils allaient y rester après le signal de la remontée ?

— Ils n’y sont pas restés volontairement. Des animaux aussi intelligents que les plongeurs ne resteraient pas de leur plein gré à l’intérieur d’un filet tendu à quatre cents mètres de profondeur.

— C’est pourtant ce qu’ils ont fait, rétorqua Delagard avec un regard de défi. Je ne sais pas pourquoi, mais ils l’ont fait.

Son regard s’adoucit aussitôt et il leva de nouveau des yeux implorants vers Lawler, le faiseur de miracles. Qu’espérait-il encore ?

— Il n’y avait vraiment rien à faire pour les sauver, Lawler ? Rien de rien ?

— Bien sûr que si. J’aurais pu faire des tas de choses, mais je suppose que je n’en avais pas envie.

— Pardon, dit Delagard, l’air sincèrement confus. C’est idiot de ma part. Je sais que vous avez fait de votre mieux, poursuivit-il d’une voix rauque. Écoutez, docteur, si je peux vous faire porter quelque chose en échange de vos services. Une caisse d’alcool d’algue-vigne, ou quelques beaux paniers, ou bien des filets de frappeur pour une semaine…

— L’alcool, dit Lawler. C’est la meilleure idée. Comme cela je pourrai prendre une bonne cuite et essayer d’oublier ce que je viens de voir ici.

Il ferma les yeux et les rouvrit presque aussitôt.

— Les Gillies savent que vous avez amené ici trois plongeurs mourants, poursuivit le médecin.

— Vraiment ? Et comment pouvez-vous le savoir ?

— Parce que j’en ai rencontré quelques-uns en me promenant au bord de la baie et qu’ils ont failli m’arracher la tête. Ils étaient fous furieux. Vous ne les avez donc pas vus me chasser ?

Delagard, le teint terreux, secoua la tête.

— Eh bien, ils m’ont chassé, poursuivit Lawler, et je n’avais pourtant rien fait de mal, sinon peut-être m’approcher un peu trop près de leur centrale. Mais jamais ils ne nous avaient fait savoir que l’accès en était interdit. Ce doit donc être à cause de vos plongeurs.

— Vous croyez ?

— Je ne vois pas d’autre explication.

— Asseyez-vous, docteur. J’ai quelque chose à vous dire.

— Pas maintenant.

— Écoutez-moi !

— Non, je ne veux pas vous écouter ! Je ne peux plus rester ici. J’ai autre chose à faire… Il y a probablement des patients qui m’attendent au vaargh. Et je n’ai même pas pris mon petit déjeuner.

— Attendez, docteur. Je vous en prie !

Delagard tendit la main vers lui, mais Lawler se dégagea. L’air chaud et humide de la cabane auquel se mêlait l’odeur douceâtre des cadavres lui devenait insupportable. Sa tête commençait à tourner. Tout le monde a ses limites, même un médecin. Il passa devant Delagard qui demeurait bouche bée et sortit. Il s’arrêta juste derrière la porte et oscilla d’avant en arrière pendant quelques instants, les yeux fermés, respirant profondément, écoutant les gargouillements de son estomac et les craquements de la jetée, jusqu’à ce que la nausée se soit dissipée.

Il cracha. Quelque chose de sec et de verdâtre qui lui fit faire la grimace.

La journée commençait bien.


Le jour s’était levé sur un spectacle magnifique. En raison de la proximité de l’équateur, le soleil montait rapidement au-dessus de l’horizon et descendait tout aussi brusquement à la tombée de la nuit. Mais, ce matin-là, le ciel était d’une exceptionnelle beauté. Des traînées d’un rose vif, entrelacées de bandes orange et turquoise se plaquaient sur la voûte céleste. Lawler songea fugitivement que ce bouquet de couleurs ressemblait au sarong de Delagard. Il s’était rapidement calmé en quittant la cabane et en respirant l’air pur de la mer, mais il sentit une nouvelle flambée de rage monter en lui et provoquer au plus profond de son être d’inquiétantes résonances. Il baissa les yeux et regarda ses pieds en se forçant de nouveau à respirer profondément. Il se dit que la seule chose à faire était de rentrer chez lui. Le vaargh, un petit déjeuner et peut-être deux ou trois gouttes d’extrait d’herbe tranquille. Puis il commencerait ses visites.

Il remonta doucement le sentier vers l’intérieur de l’île.

Il y avait déjà des gens levés, qui vaquaient à leurs occupations.

À Sorve, personne ne restait longtemps couché après l’aube. La nuit était faite pour dormir et le jour pour travailler. Lawler remontait lentement vers son vaargh pour y attendre la fournée quotidienne de vrais malades et de pleurnicheurs chroniques. Chemin faisant, il rencontra et salua un pourcentage important de la population humaine de l’île. Dans la pointe qui leur était réservée, les humains ne pouvaient manquer de se croiser du matin au soir.

La plupart de ceux qu’il salua d’une légère inflexion de la tête sur le sentier de fibres végétales d’un jaune vif, ferme sous le pied, étaient des gens qu’il connaissait depuis plusieurs dizaines d’années. La quasi-totalité de la population humaine était originaire d’Hydros et plus de la moitié, comme Lawler, avait vu le jour sur cette île. La plupart d’entre eux n’avaient donc pas décidé de leur plein gré de passer leur vie entière sur ce globe liquide d’une nature si singulière ; s’ils s’y trouvaient, c’est qu’ils n’avaient jamais eu le choix. La grande loterie de la vie leur attribua simplement à la naissance un billet pour Hydros. Et quand on se trouvait sur cette planète, il était hors de question d’en partir, puisqu’il n’existait aucun astroport. C’était une condamnation à vie. N’était-il pas étonnant, dans une galaxie remplie de planètes habitables et habitées, de ne pas avoir le choix de vivre où l’on voulait ? Mais il y avait aussi les autres, ceux qui, arrivés d’une autre planète en capsule largable, avaient eu le choix, qui auraient pu aller n’importe où dans l’univers, mais qui préférèrent venir sur Hydros en sachant qu’il s’agissait d’un voyage sans retour. Voilà qui était encore plus étonnant.

Dag Tharp, le responsable de la station radio, qui faisait en plus office de dentiste et servait parfois d’anesthésiste à Lawler, fut le premier à croiser son chemin. Il était tout petit, sec comme un coup de trique et d’apparence frêle, avec un cou de poulet, un visage rougeaud et un nez en bec d’aigle entre deux petits yeux et des lèvres presque invisibles. Après lui, Lawler croisa Sweyner, le ferronnier et souffleur de verre, un vieux petit bonhomme noueux et ratatiné, et sa femme noueuse et ratatinée qu’on eût prise pour sa sœur jumelle. C’est ce que soupçonnaient certains des colons arrivés de fraîche date, mais le médecin savait qu’il n’en était rien. La femme de Sweyner était la cousine issue de germains de Lawler et Sweyner n’avait aucun lien de parenté avec lui… ni avec elle. Comme Tharp, les Sweyner étaient natifs de Sorve. Il n’était pas très régulier d’épouser quelqu’un de sa propre île, comme Sweyner l’avait fait, et cette entorse aux coutumes jointe à leur ressemblance physique avait alimenté les rumeurs.

Lawler avait presque atteint le faîte de l’île, la terrasse principale à laquelle on accédait par une large rampe en bois. Il n’y avait pas d’escaliers à Sorve ; les jambes trapues et malhabiles des Gillies n’étaient pas faites pour monter des marches. Lawler monta la rampe d’un bon pas et déboucha sur la terrasse, une longue étendue plane et dure, large de cinquante mètres et faite de fibres jaunes de bambou de mer solidement liées, vernies et jointes par de la sève de seppeltane, et étayées par un treillis de lourdes poutres noires d’algues-bois.

La longue et étroite route centrale de l’île la traversait. Sur la droite se trouvait la partie de l’île habitée par les Gillies et sur la gauche l’agglomération d’abris de fortune où vivaient les humains. Lawler tourna à droite.

— Bonjour, monsieur le docteur, murmura Natim Gharkid, une vingtaine de mètres plus loin, en s’écartant pour laisser le passage à Lawler.

Gharkid était arrivé à Sorve quatre ou cinq ans auparavant, en provenance d’une autre île. C’était un homme au regard et au visage doux, à la peau sombre et lisse, qui n’avait pas encore réussi à s’intégrer dans la petite communauté d’une manière satisfaisante. Gharkid cultivait des algues et il partait ce matin-là faire sa récolte quotidienne sur les bas-fonds de la baie. Il ne faisait jamais rien d’autre. La plupart des humains vivant sur Hydros avaient différentes occupations ; avec une population aussi restreinte, il était nécessaire à tout un chacun d’essayer d’avoir plusieurs cordes à son arc. Mais cela ne semblait pas préoccuper Gharkid. Lawler n’était pas seulement le médecin de l’île, il était également pharmacien, météorologue, ordonnateur des pompes funèbres et – c’est du moins ce que Delagard semblait croire – vétérinaire. Gharkid, lui, se contentait de récolter ses algues. Lawler pensait qu’il était né sur Hydros, mais il n’en était pas certain, car Gharkid ne révélait jamais rien de sa vie privée. Jamais Lawler n’avait connu personne d’aussi effacé que cet homme calme, patient et appliqué, affable et insondable à la fois, une présence toujours discrète et silencieuse.

En se croisant, ils échangèrent un sourire machinal.

Puis apparut un groupe de trois femmes vêtues de robes vertes flottantes : les sœurs Halla, Mariam et Thecla qui, deux ans auparavant, avaient fondé une sorte de couvent à la pointe de l’île, derrière le dépôt des maîtres des cendres où des ossements de toutes sortes étaient conservés en attendant leur transformation en chaux, puis en savon, encre, peinture et différents produits chimiques. En règle générale, nul n’allait jamais voir les maîtres des cendres et les sœurs qui vivaient derrière l’ossuaire étaient à l’abri de toute intrusion. Les Sœurs avaient choisi un drôle d’endroit pour vivre, mais, depuis la fondation du couvent, elles avaient aussi peu de rapports que possible avec les hommes. Elles étaient déjà onze en tout, près du tiers des femmes de la communauté humaine de l’île. Un phénomène étonnant, unique dans la brève histoire de Sorve. Delagard avançait maintes hypothèses lubriques sur ce qui se passait à l’intérieur du couvent et il était très probablement dans le vrai.

— Sœur Halla, dit Lawler en inclinant la tête. Sœur Mariam. Sœur Thecla.

Elles le regardèrent comme s’il avait dit quelque chose de parfaitement obscène. Lawler haussa les épaules et poursuivit son chemin.

La citerne principale se trouvait juste devant lui. C’était un réservoir circulaire et couvert, de trois mètres de hauteur et cinquante de diamètre, fait de tiges vernies de bambou de mer liées par de larges thalles d’algues d’un orange vif et calfatées à l’intérieur avec la pâte rouge extraite des concombres d’eau. Un dédale hallucinant de tuyaux ligneux en sortait et se déployait vers les vaarghs qui commençaient à s’élever juste derrière la citerne. C’était probablement la construction la plus importante pour toute la colonie. Elle avait été bâtie cinq générations auparavant par les premiers humains débarqués sur Hydros, tout au début du vingt-quatrième siècle, à l’époque où la planète était encore utilisée comme colonie pénitentiaire, et elle nécessitait un entretien constant des tiges de bambou et des thalles, et de fréquentes opérations de calfatage. Il était question depuis au moins dix ans de remplacer la vieille citerne par quelque chose de plus élégant, mais rien n’avait jamais été fait et Lawler doutait que cela arrive un jour. Telle qu’elle était, elle faisait parfaitement l’affaire.

En s’approchant, Lawler aperçut le père Quillan, le prêtre de l’Église de Tous les Mondes, récemment arrivé sur Hydros, qui faisait lentement le tour du vaste réservoir de bambou avec un comportement extrêmement bizarre. À peu près tous les dix pas, le père Quillan s’arrêtait et se tournait vers la citerne en ouvrant les bras, en une sorte d’étreinte. L’air méditatif, il pressait de-ci de-là le bout de ses doigts sur la paroi, comme s’il cherchait une fuite.

— Vous avez peur que la paroi cède ? cria Lawler.

Colon de fraîche date, le prêtre était arrivé sur Hydros depuis moins d’un an et n’avait débarqué à Sorve que quelques semaines auparavant.

— Vous n’avez aucune crainte à avoir, poursuivit le médecin.

Quillan tourna vivement la tête. Manifestement embarrassé, il écarta les mains de la paroi de la citerne.

— Bonjour, Lawler.

Le prêtre était un homme d’apparence austère dont l’âge pouvait être compris entre quarante-cinq et soixante ans. Il était mince, avec un long visage ovale et un gros nez saillant. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, étaient d’un bleu clair et froid, et sa peau restait très pâle malgré l’alimentation à base de produits de la mer qui commençait à lui donner le teint mat et bleuté des colons de longue date, comme un affleurement d’algues à la surface de la peau.

— La citerne est extrêmement solide, dit Lawler. Vous pouvez me croire, mon père. J’ai passé toute ma vie ici et je n’ai jamais vu les parois céder une seule fois. Ce serait une catastrophe qu’il faut éviter à tout prix.

— Ce n’est pas ce que je faisais, répondit le père Quillan avec un petit rire gêné. En réalité, je m’imprégnais de sa force.

— Je vois.

— Je prenais conscience de toute sa puissance contenue… J’avais le sentiment d’une grande force bridée, de ces tonnes d’eau seulement retenues par la volonté et la détermination de l’homme.

— Mais aussi par des milliers de tiges de bambou de mer et les thalles des algues qui les lient, mon père. Sans parler de la grâce de Dieu.

— Il ne faut pas l’oublier, en effet, dit Quillan.

Quelle idée bizarre d’étreindre la citerne pour prendre conscience de sa force. Mais Quillan faisait souvent des choses très curieuses. Il semblait y avoir chez lui un désir avide de grâce, de miséricorde, de soumission devant quelque chose qui le dépassait. Peut-être était-ce tout simplement la foi qu’il cherchait. Lawler trouvait étrange qu’un homme se prétendant prêtre fût tellement avide de spiritualité.

— C’est mon trisaïeul qui l’a construite, poursuivit Lawler. Harry Lawler, l’un des Fondateurs. Mon grand-père disait de lui qu’il était capable de faire tout ce qu’il avait décidé. Aussi bien d’enlever un appendice que de naviguer d’une île à l’autre ou de construire une citerne. Ce vieux Harry, reprit le médecin après un silence, il a été envoyé ici après avoir été condamné pour meurtre. Ou plutôt pour homicide involontaire.

— Je l’ignorais. Votre famille a donc toujours vécu à Sorve ?

— Depuis le début. Je suis né ici. À moins de deux cents mètres de l’endroit où nous nous trouvons, pour être précis. Ce bon vieux Harry ! poursuivit Lawler en donnant une tape affectueuse à la paroi de la citerne. Sans lui, nous serions dans une triste situation. Vous avez vu comme le climat est sec ?

— Je commence à m’en rendre compte, dit le prêtre. Il ne pleut donc jamais, ici ?

— À certaines périodes de l’année, répondit Lawler, mais ce n’est pas le cas en ce moment. Vous ne verrez pas une goutte de pluie avant encore neuf ou dix mois. C’est pour cela que nous avons pris soin de construire des citernes qui ne fuient pas.

L’eau était rare à Sorve, tout au moins celle indispensable aux humains. L’île se déplaçait pendant la plus grande partie de l’année à travers des zones arides. C’était l’œuvre inexorable des courants. Les îles flottantes d’Hydros, même si elles dérivaient plus ou moins librement, n’en demeuraient pas moins, pendant des décennies d’affilée, bloquées sur les mêmes longitudes par de violents courants océaniques, aussi puissants que de grands fleuves. Chaque île accomplissait annuellement une migration rigoureusement déterminée d’un pôle à l’autre et dans les deux directions. Autour de chaque pôle tourbillonnaient des masses d’eau qui attiraient les îles arrivant à proximité, les faisaient tournoyer et les renvoyaient vers l’autre extrémité de l’axe de la planète. Les îles traversaient donc toutes les latitudes au cours de leur migration annuelle sur l’axe nord-sud, mais les fluctuations longitudinales étaient minimes en raison de la force des courants dominants. Aussi loin que remontaient les souvenirs de Lawler, Sorve, dans ses incessants allers et retours entre les pôles, était toujours restée entre quarante et soixante degrés de longitude ouest, ce qui, sous la plupart des latitudes, semblait être une zone aride. Les pluies étaient très rares, sauf quand l’île traversait les zones polaires où des pluies diluviennes étaient la règle.

Cette sécheresse quasi perpétuelle n’était pas un problème pour les Gillies qui, de toute façon, pouvaient boire de l’eau de mer, mais elle compliquait singulièrement l’existence des humains. Le rationnement de l’eau faisait partie intégrante de la vie à Sorve. Il y avait eu deux exceptions du vivant de Lawler, la première quand il avait douze ans, la seconde huit ans plus tard, l’année de funeste mémoire où mourut son père. En ces deux occasions, des trombes d’eau s’étaient abattues sur l’île pendant plusieurs semaines d’affilée, à tel point que les citernes débordèrent et que l’eau cessa d’être rationnée. Cela avait été une nouveauté intéressante pendant les huit premiers jours, puis l’interminable déluge, les longues journées grises et l’odeur permanente de moisi engendrèrent un ennui profond. Tout compte fait, Lawler préférait la sécheresse ; au moins, il y était habitué.

— Cet endroit me fascine, reprit Quillan. C’est la planète la plus étrange qu’il m’ait été donné de voir.

— Je suppose que je pourrais dire la même chose.

— Avez-vous beaucoup voyagé ? Sur Hydros, je veux dire.

— Je suis allé une fois à Thibeire, répondit Lawler. L’île est passée tout près, juste à l’entrée du port, et, avec quelques amis, je suis monté dans un canot et j’y ai passé la journée. J’avais quinze ans et c’est la seule et unique fois que j’ai quitté Sorve. Mais vous, ajouta-t-il avec un regard méfiant, vous avez la réputation d’être un grand voyageur. Il paraît que vous avez bourlingué dans toute la galaxie.

— Dans une partie seulement, dit Quillan. Je n’ai pas voyagé tant que cela. Je ne connais que sept planètes, huit en comptant celle-ci.

— Cela fait sept de plus que je n’en verrai jamais.

— Mais je suis arrivé au bout de mes pérégrinations.

— Oui, dit Lawler, vous pouvez en être certain.

Comment pouvait-on quitter un autre monde pour venir vivre sur Hydros ? Pour Lawler, cela dépassait l’entendement. Partir d’Aurore, la planète la plus proche, à peine éloignée d’une douzaine de millions de kilomètres, se laisser enfermer dans une capsule largable lancée sur une orbite pour amerrir à quelques encablures de l’une des îles flottantes, en sachant que l’on ne pourrait plus jamais quitter Hydros. Puisque les Gillies refusaient obstinément d’autoriser la construction d’un astroport sur leur planète, le voyage ne pouvait être qu’un aller simple et tout le monde en avait conscience. Et pourtant, les voyageurs de l’espace continuaient à arriver, pas en très grand nombre, mais l’un après l’autre, naufragés volontaires sur une planète sans rivages, sans arbres ni fleurs, sans oiseaux ni insectes, sans prairies ni verdure, condamnés à vivre jusqu’à la fin de leurs jours sans commodités, sans confort, sans aucun des bienfaits de la technologie moderne, entraînés par les courants, dérivant d’un pôle à l’autre sur des îles de fibres végétales, sur une planète faite pour les animaux à nageoires ou à aileron.

Lawler n’avait pas la moindre idée de ce qui avait poussé Quillan à venir sur Hydros, mais c’était le genre de question que l’on ne posait pas. Peut-être une manière de pénitence, ou bien un acte d’abnégation. Il n’était assurément pas venu remplir des fonctions sacerdotales. L’Église de Tous les Mondes était une secte catholique schismatique post-papale qui, à la connaissance de Lawler, ne comptait pas un seul fidèle sur toute la surface de la planète. Le prêtre ne semblait pas non plus être venu faire œuvre missionnaire. Il n’avait rien fait pour convertir quiconque depuis son arrivée à Sorve, ce qui n’était pas plus mal, car la religion n’avait jamais suscité un grand intérêt chez les insulaires. « Sur l’île de Sorve, Dieu est très loin de nous », se plaisait à dire le père de Lawler.

Quillan demeura maussade pendant quelques instants, comme s’il réfléchissait aux perspectives de son isolement à vie sur Hydros.

— Cela ne vous gêne pas de toujours rester au même endroit ? demanda-t-il enfin. Cela ne vous démange pas de connaître autre chose ? Vous n’éprouvez aucune curiosité ?

— Pas vraiment, répondit Lawler. J’ai trouvé que Thibeire ressemblait beaucoup à Sorve. Le même plan général, la même impression d’ensemble. Avec cette seule différence que je n’y connaissais personne. Si toutes les îles se ressemblent tellement, pourquoi ne pas rester sur celle que l’on connaît, au milieu de ceux avec qui on a toujours vécu ? Ce qui m’intéresse, poursuivit-il en plissant les yeux, ce sont les autres planètes. Celles où le sol est ferme, des planètes à la surface solide. Je me demande ce que cela fait de marcher pendant des journées entières sans jamais voir la haute mer, de se trouver en permanence sur une surface dure, pas sur une petite île, mais sur un continent, une étendue gigantesque où l’on ne peut d’un seul coup d’œil embrasser toute la surface du territoire où l’on se trouve, une énorme masse de terre où s’élèvent des villes et des montagnes, et où coulent des fleuves. Villes, montagnes… Ce ne sont pour moi que des mots vides de sens. Je serais curieux de voir des arbres, des oiseaux et des plantes qui portent des fleurs. La Terre me fascine, vous savez. Il m’arrive de rêver qu’elle existe encore, que j’y vais, que j’en respire l’air, que j’en foule le sol. Que j’y plonge les mains. Vous rendez-vous compte qu’il n’y a pas de sol sur Hydros ? Rien que le sable du fond des océans.

Lawler baissa furtivement les yeux vers les mains du prêtre, vers ses ongles, comme s’il pouvait encore y rester un peu de la terre noire d’Aurore. Les yeux de Quillan suivirent ceux de Lawler et il sourit, mais garda le silence.

— J’ai surpris la semaine dernière la conversation que vous avez eue avec Delagard, poursuivit le médecin, quand vous parliez de la planète sur laquelle vous avez vécu avant de venir ici. Je me souviens parfaitement de tout ce que vous avez dit. Vous avez parlé de la terre qui semble ne pas avoir de limites, d’abord une étendue de prairies, puis la forêt, ensuite des montagnes et un désert au-delà de ces montagnes. Et je vous écoutais en essayant d’imaginer à quoi tout cela pouvait ressembler. Mais je ne le saurai jamais. Nous ne pouvons atteindre aucune autre planète à partir d’ici. Pour nous, c’est comme si elles n’existaient pas. Et puisque toutes les îles d’Hydros se ressemblent comme deux gouttes d’eau, je n’ai pas envie de courir les océans.

— Je vois, dit Quillan avec gravité. Mais ce n’est pas une attitude typique, n’est-ce pas ? ajouta-t-il après un silence.

— Typique de qui ?

— De ceux qui vivent sur Hydros. Je veux dire ne jamais voyager.

— Certains ont la bougeotte. Ils aiment changer d’île tous les cinq ou six ans. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde, je dirais même que ce n’est pas le cas de la plupart des gens. Quoi qu’il en soit, je fais partie de ceux qui ne se déplacent pas.

— Je vois, dit Quillan après un nouveau silence, comme s’il pesait les éléments d’une situation particulièrement compliquée.

Il semblait avoir provisoirement épuisé son stock de questions et être arrivé à quelque grave conclusion.

Lawler le regarda sans grand intérêt, attendant poliment ce qu’il pouvait avoir à dire.

Mais un long moment s’écoula et Quillan demeurait toujours silencieux. À l’évidence, il n’avait plus rien à ajouter.

— Très bien, dit Lawler, je pense qu’il est l’heure de se mettre au travail.

Et il commença à remonter dans la direction de son vaargh.

— Attendez, dit Quillan.

Lawler se retourna et le regarda.

— Oui ?

— Vous allez bien, docteur ?

— Pourquoi ? J’ai l’air malade ?

— Vous semblez troublé par quelque chose, dit Quillan, et cela ne vous ressemble pas. L’impression que vous m’avez donnée depuis mon arrivée est celle d’un homme qui se contente de vivre sa vie au jour le jour, en acceptant tout ce qui lui arrive. Je ne sais pas pourquoi, mais, ce matin, vous paraissez différent. Peut-être est-ce ce que vous venez de dire sur les autres planètes… Je ne sais pas, mais cela ne vous ressemble pas. Mais je ne prétends pas assez bien vous connaître.

Lawler lança au prêtre un regard circonspect. Il n’avait aucune envie de lui parler des trois plongeurs qui venaient de mourir dans la cabane de la jetée de Jolly.

— J’avais des soucis hier soir et je n’ai pas très bien dormi, mais je ne pensais pas que cela se voyait autant.

— Je suis assez perspicace pour ce genre de choses, dit Quillan en souriant.

Ses yeux d’un bleu délavé, au regard le plus souvent distant et même voilé, semblaient à cet instant étonnamment pénétrants.

— Il ne m’en faut pas beaucoup, poursuivit le prêtre. Écoutez, Lawler, si vous avez envie de me parler, de quoi que ce soit, n’importe quand, juste pour vous soulager de ce qui pèse sur votre cœur…

En souriant, Lawler posa la main sur sa poitrine nue.

— Vous voyez bien qu’il n’y a rien !

— Vous me comprenez, dit Quillan.

L’espace d’un instant, quelque chose sembla passer entre eux, une impression électrique, un lien que Lawler ne désirait ni n’appréciait. Puis le prêtre lui sourit de nouveau. C’était un sourire chaleureux, trop chaleureux, volontairement doux et vague, un sourire bienveillant manifestement destiné à mettre de la distance entre eux. Il leva la main comme pour le bénir, ou bien le congédier, puis inclina la tête et s’éloigna.

3

En approchant de son vaargh, Lawler vit qu’une femme aux longs cheveux bruns et raides l’attendait devant la porte. Il supposa que c’était une patiente, mais, comme elle lui tournait le dos, il ne pouvait être sûr de qui il s’agissait car quatre femmes de Sorve portaient ce genre de chevelure.

Il y avait trente vaarghs dans la zone où habitait Lawler et une soixantaine d’autres, pas tous occupés, vers la pointe de l’île. C’étaient des constructions grises et asymétriques, de forme grossièrement pyramidale, deux fois hautes comme un homme de grande taille et se terminant en cône tronqué et légèrement incliné. Près du faîte, des sortes de fenêtres avaient été pratiquées dans les murs, des ouvertures en biseau qui ne laissaient entrer la pluie que pendant les plus violents orages et en petite quantité. C’étaient à l’évidence des constructions très anciennes, faites d’une sorte de cellulose plissée, épaisse et raboteuse, manifestement tirée de la mer… D’où aurait-elle pu venir, ailleurs que de la mer ? C’était un matériau remarquablement solide et résistant. Quand on frappait un vaargh avec un bâton, il émettait le son métallique d’une cloche. Les premiers colons avaient trouvé ces constructions à leur arrivée et les utilisèrent comme abris temporaires ; cela remontait à plus d’un siècle et les insulaires les occupaient toujours. Nul ne savait pourquoi elles étaient là. Il y avait des groupes de vaarghs sur toutes les îles ou presque ; peut-être s’agissait-il des nids abandonnés de quelque race éteinte qui aurait jadis partagé les îles avec les Gillies. Les Gillies vivaient dans des habitations d’une nature totalement différente, des abris d’algues précaires, qu’ils abandonnaient et remplaçaient au bout de quelques semaines alors que les vaarghs étaient l’une des rares choses durables que l’on pût trouver sur cette planète liquide. Les premiers colons interrogèrent les Gillies pour savoir ce qu’étaient ces constructions et les Gillies leur répondirent simplement : « Des vaarghs. » Impossible de savoir ce que signifiait le mot ; de tout temps, la communication avec les Gillies avait été une entreprise hasardeuse.

Lawler continua d’avancer et il vit que la femme qui attendait était Sundira Thane. Tout comme le prêtre, c’était une nouvelle venue sur Sorve, une grande jeune femme à l’air grave, arrivée de Kentrup quelques mois plus tôt à bord d’un des navires de Delagard. Entretien et réparation de filets, de bateaux et de matériel divers, tel était son métier, mais, en réalité, c’est aux Hydrans qu’elle semblait s’intéresser. Lawler avait entendu dire qu’elle était très versée dans leur culture, leurs caractéristiques biologiques et tous les autres aspects de leur vie.

— Je suis peut-être en avance, dit-elle.

— Pas si vous pensez ne pas l’être. Entrez donc.

L’entrée du vaargh de Lawler était une ouverture triangulaire aménagée dans le mur, si basse qu’on eût dit une porte conçue pour des nabots. Le médecin dut s’accroupir pour entrer et elle le suivit en se livrant à la même gymnastique. Elle était presque aussi grande que lui et semblait préoccupée et tendue.

La lumière indécise du matin pénétrait obliquement dans le vaargh. Au niveau du sol, de minces cloisons faites du même matériau que les murs divisaient l’espace en trois pièces, toutes trois exiguës et aux angles aigus : le cabinet de consultation, la chambre et une antichambre faisant office de salon.

Il n’était guère plus de sept heures du matin et Lawler commençait à avoir faim, mais il comprit que le petit déjeuner devrait attendre encore un peu. Il versa discrètement quelques gouttes d’extrait d’herbe tranquille dans un gobelet, ajouta un peu d’eau et vida le gobelet comme s’il s’agissait d’un simple remède à prendre tous les matins, conformément à ses propres prescriptions. N’était-ce pas un peu le cas ? Puis, éprouvant un vague sentiment de culpabilité, il tourna vivement la tête vers Sundira Thane, mais elle ne prêtait aucune attention à ce qu’il faisait. La jeune femme était en train de regarder sa petite collection de vestiges de la Terre. Comme tous ceux qui venaient là. Elle fit délicatement courir son doigt sur le bord dentelé du tesson de poterie orange et noir, puis tourna la tête par-dessus son épaule avec un regard interrogateur.

— Cela vient d’un pays qui s’appelait la Grèce, dit-il en souriant. Un pays très glorieux, sur la Terre, il y a très longtemps.

Les puissants alcaloïdes contenus dans la drogue s’étaient répandus presque instantanément dans son sang et avaient atteint le cerveau. Il sentait décroître les tensions provoquées par les rencontres de l’aube.

— J’ai une mauvaise toux, dit Thane. Je n’arrive pas à m’en débarrasser.

Comme obéissant à un signal, elle fut prise d’une violente quinte. Sur Hydros, ce genre de toux sèche pouvait être aussi bénigne que n’importe où ailleurs, mais elle pouvait également être le signe d’une affection beaucoup plus grave. Tous les insulaires le savaient.

Un champignon parasite flottant, vivant en général dans les eaux septentrionales tempérées, se reproduisait en infestant différents animaux marins avec les spores qu’il libérait dans l’atmosphère en épais nuages noirs. Une de ces spores inhalée par un mammifère aquatique montant respirer à la surface de la mer se logeait douillettement dans l’œsophage de l’hôte et se développait aussitôt en propageant un enchevêtrement de filaments d’un rouge brillant qui pénétraient sans difficulté dans les poumons, les intestins, l’estomac et même dans le cerveau. L’organisme de l’hôte devenait une masse compacte de filaments écarlates attirés par l’hémocyanine, un pigment respiratoire renfermant du cuivre. Le sang de la plupart des animaux marins contenait ce proieide qui lui donnait une couleur bleutée et dont le champignon semblait si friand.

La mort par infestation de ce champignon était lente et affreuse. L’hôte, le corps distendu par les gaz exhalés par le parasite, flottait sans pouvoir bouger et succombait après une longue agonie. Peu après, le champignon expulsait ses organes de fructification arrivés à maturité par une ouverture creusée dans l’abdomen de son hôte. C’était une masse globulaire ligneuse qui se divisait pour libérer la nouvelle génération de champignons adultes qui, à leur tour, émettaient des nuages de spores. Et le cycle recommençait.

Les spores de ce champignon tueur étaient capables de s’implanter dans les poumons humains, une situation à laquelle personne n’avait rien à gagner. Le corps humain n’était pas en mesure de fournir au champignon l’hémocyanine dont il avait besoin et le parasite se voyait contraint d’envahir toutes les régions de l’organisme de son hôte dans sa recherche du pigment respiratoire, une dépense d’énergie tout à fait inutile.

Le premier symptôme de l’infestation dans un organisme humain était une toux persistante.

— Je vais prendre quelques renseignements sur vous, dit Lawler. Puis nous allons regarder cela de plus près.

Il sortit une fiche vierge d’un tiroir et écrivit le nom de Sundira Thane en haut de la feuille.

— Votre âge ? demanda-t-il.

— Trente et un ans.

— Votre lieu de naissance ?

— L’île de Khamsilaine.

— C’est sur Hydros ? demanda Lawler en levant les yeux.

— Oui, bien sûr, répondit-elle avec une pointe d’impatience avant d’être secouée par une nouvelle quinte de toux. Vous n’avez jamais entendu parler de Khamsilaine ? poursuivit-elle dès qu’elle fut en mesure de parler.

— Les îles sont nombreuses et je ne voyage pas beaucoup. Non, je n’en ai jamais entendu parler. Sur quelle mer dérive-t-elle ?

— La Mer d’Azur.

— La Mer d’Azur, répéta Lawler sans cacher son étonnement.

Il n’avait qu’une très vague idée de l’endroit où se trouvait la Mer d’Azur.

— Je n’en reviens pas, poursuivit-il. On peut dire que vous avez fait du chemin, vous. Vous êtes arrivée de Kentrup il y a quelques mois, c’est bien cela ?

— Oui, répondit la jeune femme avant d’être interrompue par un nouvel accès de toux.

— Combien de temps y êtes-vous restée ?

— Trois ans.

— Et avant cela ?

— J’ai passé dix-huit mois à Velmise. Deux ans à Shaktan. À peu près un an à Simbalimak. Simbalimak se trouve aussi dans la Mer d’Azur, ajouta-t-elle en lui lançant un regard peu amène.

— J’ai entendu parler de Simbalimak, dit Lawler.

— Et avant, je vivais à Khamsilaine. Sorve est donc ma sixième île.

Lawler prit note.

— Avez-vous été mariée ?

— Non.

Il le nota également. Une répugnance répandue à épouser un membre de la communauté de sa propre île avait entraîné sur Hydros la pratique généralisée de l’exogamie. Les célibataires désireux de se marier allaient le plus souvent chercher l’âme sœur sur une autre île. Si une femme aussi séduisante que Sundira Thane avait autant voyagé sans jamais avoir épousé personne, cela signifiait soit qu’elle était particulièrement exigeante, soit que le mariage ne l’intéressait pas.

Lawler soupçonnait que la deuxième solution était la bonne. Le seul homme en compagnie duquel il l’eût jamais vue depuis son arrivée à Sorve était Gabe Kinverson, le pêcheur. Maussade et renfermé, le robuste et rude Kinverson aux traits taillés à la serpe pouvait exercer une attirance animale, mais, à son avis, ce n’était pas le genre d’homme qu’une femme comme Sundira Thane aimerait épouser, en supposant qu’elle cherchât à se marier. D’autre part, Kinverson n’avait de son côté jamais semblé intéressé par le mariage.

— Quand avez-vous commencé à tousser ? demanda Lawler.

— Il y a huit, dix jours. À peu près au moment de la dernière Nuit des Trois Lunes.

— Cela ne vous était jamais arrivé auparavant ?

— Non, jamais.

— Température, douleurs dans la poitrine, frissons ?

— Non.

— Est-ce une toux avec expectoration ? Crachez-vous du sang ?

— Expectoration ? Vous voulez dire des mucosités ? Non, il n’y a pas de…

Elle eut une nouvelle quinte de toux, la plus violente depuis son arrivée. Elle avait les yeux larmoyants, les joues cramoisies et tout son corps était agité de tremblements. Quand ce fut terminé, elle demeura quelques instants immobile, la tête penchée en avant, l’air épuisé et malheureux. Lawler attendit qu’elle reprenne son souffle.

— Nous n’avons pas traversé les latitudes où se développe le champignon tueur, dit-elle enfin. Je n’arrête pas de me le répéter.

— Cela ne veut rien dire, vous savez. Le vent peut transporter les spores sur des milliers de kilomètres.

— Je vous remercie, docteur.

— Vous ne pensez pas sérieusement qu’il s’agit du champignon tueur ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? dit-elle en levant brusquement la tête et en lui lançant un regard furieux. Mon corps est peut-être rempli de filaments rouges de la poitrine aux orteils ! Tout ce que je sais, c’est que je n’arrête pas de tousser ! C’est à vous de me dire pourquoi !

— Peut-être, dit Lawler. Peut-être pas. Je vais regarder cela de plus près. Enlevez votre chemise.

Il ouvrit un tiroir et en sortit son stéthoscope. C’était un instrument ridiculement grossier, rien d’autre qu’un cylindre de bambou de vingt centimètres de long sur lequel avaient été fixés deux tubes flexibles terminés par un écouteur en plastique. En fait d’équipement médical moderne, Lawler ne disposait pas de grand-chose, de pratiquement rien, en réalité, de ce qu’un de ses confrères du vingtième ou du vingt et unième siècle eût considéré comme moderne. Il lui fallait s’accommoder d’objets primitifs, d’instruments moyenâgeux. Une radiographie lui aurait indiqué en quelques secondes s’il y avait infestation du champignon. Mais où pourrait-il se procurer l’appareil ? Hydros avait si peu de contacts avec le reste de l’immense univers et pas le moindre échange commercial. Ils devaient déjà s’estimer heureux de disposer de ce minimum d’équipement médical et d’avoir quelques médecins, même avec une formation aussi rudimentaire que la sienne. La colonie humaine était fondamentalement démunie ; ils étaient si peu nombreux et le réservoir de talents si réduit.

Torse nu, elle s’avança vers la table d’examen et le regarda passer le stéthoscope autour de son cou. Très mince, presque maigre, elle avait de longs bras musclés comme le sont ceux des femmes très sveltes, avec de petits muscles plats et durs. Ses seins aussi étaient petits, hauts et sensiblement écartés l’un de l’autre. Ses traits paraissaient comprimés au centre d’un visage large et osseux ; bouche petite, lèvres minces, nez étroit, yeux gris et froids. Lawler se demanda pourquoi il l’avait trouvée séduisante, car elle était très loin de la beauté classique. C’est son maintien, songea-t-il. La tête légèrement en avant surmontant un long cou, la ligne des mâchoires bien découpée, les yeux vifs, alertes, mobiles. Elle semblait très vigoureuse, presque agressive. À son grand étonnement, il sentit qu’il la désirait. Non pas parce qu’elle était à moitié nue – la nudité, partielle ou totale, n’avait rien d’inhabituel à Sorve – mais à cause de cette énergie, de cette vitalité qui émanaient d’elle.

Cela faisait très longtemps qu’il n’avait rien éprouvé de tel pour une femme. La vie de célibataire lui semblait maintenant tellement plus simple, exempte de tout souci et de toute complication. Il suffisait de dépasser le sentiment initial de solitude et de morosité, ce qu’il réussit à faire. De toute manière, Lawler n’avait jamais été très heureux en amour et son seul et unique mariage, à l’âge de vingt-trois ans, dura moins d’un an. Tout ce qui suivit n’avait été tout au plus que passades et aventures. Liaisons futiles…

La petite excitation endocrinienne retomba rapidement. En quelques instants, il posa de nouveau sur elle un regard de professionnel, le regard du docteur Lawler examinant un patient.

— Ouvrez la bouche, dit-il. Toute grande.

— Elle n’est pas très grande, vous savez.

— Eh bien, faites de votre mieux.

La bouche ouverte, elle le regarda prendre un petit tube muni d’une lampe. C’était un instrument légué par son père et dont il devait recharger la pile minuscule au bout de quelques jours. Lawler orienta la lumière vers le fond de la gorge de Sundira Thane et regarda dans le tube.

— Alors, dit-elle quand il eut retiré l’instrument, j’ai la gorge pleine de filaments rouges ?

— On ne dirait pas. Tout ce que j’ai vu, c’est une petite inflammation à proximité de l’épiglotte, ce qui n’a rien de particulièrement inquiétant.

— Qu’est-ce que c’est, l’épiglotte ?

— Une lame cartilagineuse qui protège votre glotte. Ne vous inquiétez pas.

Lawler appliqua le stéthoscope sur le sternum de la jeune femme et écouta.

— Vous entendez les filaments pousser ?

— Chut !

Lawler déplaça lentement l’extrémité du cylindre sur la surface plate et dure qui s’allongeait entre les seins pour écouter les battements du cœur, puis le long de la cage thoracique.

— J’essaie de déceler des signes d’inflammation du péricarde, expliqua-t-il. C’est la membrane qui enveloppe le cœur. J’écoute aussi les bruits qui se produisent à l’intérieur de vos bronches. Respirez profondément et retenez votre souffle. Essayez de ne pas tousser.

Immédiatement ; sans que cela eût rien d’étonnant, elle se mit à tousser. Lawler garda le stéthoscope plaqué sur sa poitrine pendant toute la durée de la quinte. Tout renseignement était bon à prendre. Quand la toux s’arrêta enfin, elle avait encore le visage rouge et marqué.

— Excusez-moi, dit-elle. Quand vous m’avez dit « Ne toussez pas », c’est comme si un signal avait été transmis à mon cerveau et je…

Une nouvelle quinte l’empêcha d’achever sa phrase.

— Doucement, dit-il. Calmez-vous.

Le deuxième accès de toux dura moins longtemps que le précédent. Lawler écouta, hocha la tête, écouta de nouveau en déplaçant son stéthoscope. Tout semblait normal.

Mais il n’avait jamais eu à traiter un cas d’infestation par le champignon tueur. Tout ce qu’il savait sur cette maladie, il l’avait entendu de la bouche de son père ou appris en discutant avec des confrères exerçant sur d’autres îles. Il se demanda si son stéthoscope primitif pouvait réellement lui indiquer si le parasite s’était fixé à l’intérieur des poumons de la jeune femme.

— Tournez-vous, dit-il.

Il ausculta son dos. Il lui fit lever les bras et lui palpa les flancs pour s’assurer qu’il n’y avait pas de grosseur. Elle se tortilla comme s’il la chatouillait. Il lui fit un prélèvement de sang et l’envoya derrière le paravent du fond de la pièce en lui demandant de rapporter un échantillon d’urine. Lawler possédait une sorte de microscope que Sweyner, le taillandier, lui avait fabriqué et dont le pouvoir de résolution était celui d’un jouet. Mais, si un parasite se développait dans l’organisme de sa patiente, il le verrait peut-être.

Il en savait si peu, vraiment si peu.

Jour après jour, ses lacunes lui faisaient honte et, la plupart du temps, il lui fallait bluffer. Son savoir très insuffisant était un mélange de connaissances grappillées auprès de son père, de fragiles conjectures et d’une expérience péniblement accumulée aux dépens de ses patients. Lawler n’avait pas dépassé la moitié de ses études médicales quand son père était mort et, à l’âge de vingt ans, il s’était trouvé promu médecin de l’île de Sorve. Il n’était pas possible d’acquérir sur Hydros une véritable formation médicale, pas plus que de se procurer le moindre instrument moderne ni un remède autre que ceux qu’il préparait lui-même à partir d’organismes marins et avec de l’imagination et des prières. Du temps de son défunt père, une organisation charitable d’Aurore larguait de loin en loin des colis de produits médicaux, des colis peu nombreux, très espacés et qu’il fallait partager entre de nombreuses îles. Mais ces livraisons avaient cessé depuis longtemps. La galaxie habitée était immense et tout le monde ou presque avait oublié les humains vivant sur Hydros. Lawler faisait de son mieux, mais ce n’était pas toujours suffisant. Quand il le pouvait, il s’entretenait avec les médecins d’autres îles en espérant apprendre quelque chose. Leur savoir était aussi imprécis que le sien, mais l’expérience lui avait enseigné qu’un échange de connaissances, aussi sommaires fussent-elles, pouvait dans certains cas provoquer une étincelle de compréhension. Dans certains cas…

— Vous pouvez vous rhabiller, dit Lawler.

— C’est le champignon, à votre avis ?

— C’est une toux nerveuse et rien d’autre.

Il posa une goutte de sang sur la lamelle de verre du microscope et appliqua son œil sur l’unique oculaire. Il y avait du rouge sur le fond rouge ! Pouvait-il s’agir de filaments mycéliens écarlates sur le fond plus sombre du sang ? Non. Non. Ses yeux lui jouaient des tours ; le sang était normal.

— Tout est parfaitement normal, dit-il en relevant la tête.

La poitrine encore nue, la chemise sur le bras, elle était figée dans l’attente du verdict, une expression soupçonneuse sur le visage.

— Pourquoi avez-vous besoin de penser que vous avez une terrible maladie ? poursuivit Lawler. Ce n’est qu’une toux.

— J’ai besoin de penser que je n’ai pas de terrible maladie. C’est pour cela que je suis venue vous voir.

— Eh bien, soyez rassurée, dit-il.

Il espérait de tout cœur ne pas s’être trompé, mais il n’y avait pas véritablement de raison de le redouter.

Il la regarda se rhabiller en se demandant s’il y avait vraiment quelque chose entre Gabe Kinverson et elle. Lawler ne s’intéressait pas aux potins de l’île et il ne s’était jamais posé la question. Maintenant qu’il envisageait cette possibilité, il constatait, à son profond étonnement, qu’elle lui était extrêmement pénible.

— Avez-vous traversé une période de grande tension, ces derniers temps ? demanda-t-il.

— Non, pas que je sache.

— Trop de travail ? Un sommeil difficile ? Une liaison amoureuse qui tourne mal ?

— Non aux trois questions, répondit-elle en lui lançant un regard bizarre.

— Il nous arrive d’être très tendu sans en prendre conscience, poursuivit Lawler. La tension s’accumule à notre insu et devient une partie intégrante du quotidien. Ce que je veux dire, c’est que je pense qu’il s’agit d’une toux nerveuse.

— C’est tout ? demanda-t-elle, l’air déçu.

— Vous voulez que ce soit une infestation du champignon tueur ? Soit, c’est bien cela. Quand vous arriverez au stade où les filaments sortiront par vos oreilles, couvrez-vous la tête d’un sac pour ne pas gêner vos voisins. Sinon, ils pourraient penser qu’ils sont menacés de contagion. Ce ne sera pas le cas avant que vous libériez des spores, mais cela ne se produira que bien plus tard.

— Je ne savais pas que vous aviez des dons de comédien, dit-elle en riant.

— Je n’en ai pas.

Lawler lui prit la main en se demandant si c’était un geste provocant ou simplement une attitude avunculaire, dans le rôle du bon vieux docteur Lawler.

— Écoutez, dit-il, je n’ai rien trouvé d’anormal et, selon toute vraisemblance, votre toux est d’origine nerveuse. Elle provoque une irritation des voies respiratoires et des muqueuses qui, en se prolongeant, ne fait qu’empirer. Elle disparaîtra à la longue, mais cela peut prendre du temps. Je vais vous donner un tranquillisant, un calmant du système nerveux, de quoi apaiser assez longtemps cette toux pour que cesse l’irritation, pour que vous arrêtiez d’envoyer à votre cerveau l’ordre de tousser.

Lawler constata avec étonnement qu’il était disposé à partager avec elle son extrait d’herbe tranquille. Jamais il n’avait parlé à personne des propriétés de cette algue et, à plus forte raison, ne l’avait jamais prescrite à aucun de ses patients. Mais la drogue semblait le traitement le mieux approprié et il en avait plus qu’il ne lui en fallait pour sa consommation personnelle.

Il alla chercher une gourde dans un placard, y versa deux ou trois centilitres du liquide rose et la boucha avec une capsule de plastique de mer.

— C’est une préparation que je fais moi-même à partir de l’herbe tranquille, une des algues qui poussent dans notre lagon. Versez tous les matins cinq à six gouttes, pas plus, dans un verre d’eau. C’est un remède énergique. La plante renferme des alcaloïdes puissants qui pourraient vous assommer complètement, poursuivit-il en lui lançant un regard pénétrant. Il suffirait de grignoter quelques bouchées de cette algue pour perdre connaissance pendant une semaine. Et peut-être même ne jamais se réveiller. L’extrait que je vous ai donné est extrêmement dilué, mais soyez quand même prudente.

— Vous en avez pris un peu vous-même, n’est-ce pas, juste quand nous sommes entrés ?

Cela ne lui avait donc pas échappé. Vivacité du regard, esprit d’observation. Intéressant.

— Il m’arrive, à moi aussi, d’être un peu trop nerveux, dit Lawler.

— Est-ce moi qui vous rend nerveux ?

— Vous comme tous mes patients. Je ne suis pas très calé en médecine et je n’aimerais pas qu’ils s’en rendent compte. Non, ce n’est pas vrai, poursuivit-il avec un petit rire forcé. Je n’en sais pas autant qu’il le faudrait, mais j’arrive à me débrouiller. Voyez-vous, j’utilise ce remède pour me calmer quand la journée commence mal, et la journée d’aujourd’hui n’a pas particulièrement bien commencé pour moi. Cela n’a rien à voir avec vous. Tenez, autant prendre votre première dose tout de suite.

Il versa quelques gouttes du liquide rose dans un verre qu’elle porta prudemment à ses lèvres. Elle but lentement et fit la grimace en percevant sur sa langue l’étrange et douce saveur des alcaloïdes.

— Cela vous fait de l’effet ? demanda Lawler.

— Oui ! Déjà ! C’est drôlement efficace !

— Peut-être trop, dit-il en griffonnant quelques mots sur la fiche. C’est assez insidieux. Cinq gouttes le matin, dans un verre d’eau, et surtout pas plus… Vous n’en aurez pas d’autre avant le début du mois prochain.

— Ho ! docteur !

L’expression de son visage avait changé du tout au tout et elle paraissait beaucoup plus détendue. Les yeux gris semblaient beaucoup plus animés et le regard presque pétillant ; les lèvres n’étaient plus aussi pincées ; les muscles de la joue perdaient leurs crispations incessantes. Elle paraissait plus jeune, plus jolie. Lawler n’avait encore jamais eu l’occasion d’observer les effets de l’herbe tranquille sur quelqu’un d’autre que lui. Ils étaient saisissants.

— Comment avez-vous découvert cette drogue ? demanda-t-elle.

— Les Gillies l’utilisent comme relaxant musculaire pour le poisson-chair qu’ils chassent dans la baie.

— Les Habitants, vous voulez dire ?

Il ne s’attendait assurément pas à se faire reprendre de la sorte. « Habitants » était le nom que se donnait la race dominante et indigène d’Hydros. Mais, au bout de quelques mois sur la planète, les humains, du moins ceux des îles de la Mer Natale, ne les appelaient plus autrement que Gillies. L’usage était peut-être différent sur l’île de la Mer d’Azur d’où elle venait. Ou peut-être était-ce ce que les jeunes disaient aujourd’hui. Les usages changent. Cela lui rappela qu’il avait dix ans de plus qu’elle. Mais c’est plus probablement par respect qu’elle employait le nom officiel, pour bien marquer qu’elle étudiait la culture gillie. Quelle importance ? Si elle préférait les appeler ainsi, il saurait se montrer conciliant.

— Oui, dit-il, les Habitants. Ils arrachent quelques fibres qu’ils enroulent autour d’un appât et lancent le tout en pâture aux poissons-chair qui, après l’avoir avalé, perdent toute énergie et remontent à la surface où ils flottent sans pouvoir bouger. Il ne reste plus aux Habitants qu’à les attraper sans avoir à se préoccuper de leurs tentacules acérés. C’est un vieux marin du nom de Jolly qui m’a raconté cela quand j’étais petit. Cette histoire m’est revenue en mémoire bien des années plus tard et je suis descendu au port pour les regarder faire. J’ai aussi cueilli quelques algues et j’en ai expérimenté les effets. Je pensais pouvoir m’en servir comme anesthésique.

— Et alors ?

— Cela marche avec les poissons-chair, mais je n’ai guère d’opérations chirurgicales à pratiquer sur eux. Mais, en utilisant la drogue sur des humains, j’ai découvert que la dose nécessaire comme anesthésique était mortelle. C’était ma période d’essai, ajouta-t-il avec un petit sourire amer. Celle où la plupart étaient catastrophiques. Mais, à la longue, j’ai découvert qu’une préparation énormément diluée produisait un très puissant tranquillisant. Comme vous venez de le constater, il est extrêmement efficace. Nous pourrions le commercialiser dans toute la galaxie, si seulement il nous était possible d’expédier quoi que ce soit hors de cette fichue planète.

— Et vous êtes le seul à connaître cette drogue ?

— Avec les Gillies, dit-il. Pardon… les Habitants. Et maintenant, il y a vous. Les tranquillisants ne sont pas très demandés par ici, poursuivit-il avec un petit rire. Vous savez, je me suis levé avec l’idée saugrenue d’essayer de convaincre les Habitants de nous permettre d’ajouter une installation de dessalement de l’eau de mer à leur centrale électrique, à supposer qu’ils la mettent un jour en service. J’étais prêt à leur faire un beau discours venu du fond du cœur sur la collaboration entre les espèces. C’était une idée stupide, le genre de chimère qui vous vient à l’esprit pendant la nuit et s’évapore comme une brume matinale aux premières lueurs du jour. Jamais ils n’auraient accepté. En réalité, ce que je devrais faire, c’est préparer une grande quantité d’extrait d’herbe tranquille et leur en faire prendre une bonne dose. Je parie qu’ils nous laisseraient faire tout ce que nous voulons.

Mais cela ne sembla pas amuser la jeune femme.

— Vous plaisantez, n’est-ce pas ?

— Oui, je suppose.

— Si jamais ce n’était pas une plaisanterie, ne vous avisez surtout pas d’essayer, car cela ne marcherait pas. Le moment est très mal choisi pour demander une faveur aux Habitants. Ils sont braqués contre nous.

— Pour quelle raison ?

— Je ne sais pas, mais ils sont extrêmement nerveux. Hier soir, je suis allée dans leur territoire et il y avait une grande réunion. Je ne peux pas dire que j’aie été très bien accueillie.

— Cela arrive donc.

— Oui, en général. Mais, hier soir, ils n’ont même pas voulu me parler. Ils ne m’ont pas laissée approcher et leur attitude était celle du mécontentement. Si vous connaissez un peu le langage corporel des Habitants, je peux vous dire qu’ils étaient raides comme des piquets.

Les plongeurs, se dit Lawler. Ils doivent être au courant. Qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ? Mais il n’avait pas envie d’en discuter pour le moment, pas avec elle. Ni avec quiconque.

— L’ennui, avec les êtres des autres mondes, dit-il, c’est que leur nature est profondément différente de la nôtre. Même quand nous croyons les comprendre, nous ne comprenons absolument rien. Et je ne vois pas de solution à ce problème… Bon, si votre toux ne s’est pas arrêtée dans deux ou trois jours, revenez me voir et je ferai des examens complémentaires. Mais cessez de vous imaginer que le champignon tueur a envahi vos poumons. Quelle que soit la cause de votre toux, ce n’est pas la bonne.

— Cela fait plaisir à entendre, dit-elle en s’approchant de nouveau de l’étagère où étaient posés les vestiges de la Terre. Tous ces petits objets viennent vraiment de la Terre ?

— Oui. C’est mon arrière-grand-père qui les a rassemblés.

— Vraiment ? Ils viennent de la Terre ?

Elle effleura délicatement de la main la statuette égyptienne et le morceau de pierre venant d’un mur très connu dont Lawler avait oublié le nom.

— De vrais objets de la Terre ! Je n’en avais jamais vu. La Terre n’a aucune réalité pour moi, vous savez ? Elle n’en a jamais eu.

— Elle en a pour moi, dit Lawler. Mais je connais beaucoup de gens qui sont comme vous. Vous me tiendrez au courant pour cette toux, d’accord ?

Elle le remercia et sortit.


Et maintenant, se dit Lawler, enfin le petit déjeuner. Un beau filet de poisson-fouet, un toast aux algues et un jus de managordo pressé.

Mais il avait attendu trop longtemps et c’est sans appétit qu’il prit son repas matinal. Un peu plus tard, un second patient se présenta devant le vaargh, Brondo Katzin, le responsable du marché au poisson de l’île, avait saisi imprudemment un poisson-flèche qui n’était pas tout à fait mort et une épine d’un noir luisant, longue de cinq centimètres, lui avait percé la main droite de part en part.

— Faut-il être bête tout de même ! répétait le lourdaud au torse volumineux. Faut-il être bête !

Il avait les yeux exorbités de douleur et sa main gonflée à la peau luisante avait doublé de volume. Lawler retira l’épine, nettoya soigneusement la plaie pour enlever le poison et autres germes et donna au poissonnier quelques cachets d’herbe-gemme pour atténuer la douleur. Katzin regarda sa main boursouflée en secouant tristement la tête.

— Faut-il être bête ! dit-il encore une fois.

Lawler espérait avoir enlevé suffisamment de trichomes pour que la blessure ne s’infecte pas. Sinon, il y avait beaucoup de risques pour que Katzin perde sa main et peut-être même tout le bras. Il devait être beaucoup plus facile d’exercer la médecine sur une planète ayant une surface solide et des astroports, et où l’on pouvait bénéficier de l’apport d’une technologie moderne. Mais il faisait ce qu’il pouvait avec ce qu’il avait. Décidément, la journée avait bien commencé !

4

À midi, Lawler sortit de son vaargh pour faire une petite pause. Depuis plusieurs mois, il n’avait pas eu autant de travail pendant une matinée. Sur une île dont la population humaine atteignait un total de soixante-dix-huit âmes, en bonne santé pour la plupart, il pouvait lui arriver de passer la journée entière, voire deux ou trois jours d’affilée, sans recevoir un seul patient. Ces jours-là, il allait parfois ramasser des algues médicinales dans la baie. Natim Gharkid l’aidait souvent et lui indiquait lesquelles choisir. Mais il lui arrivait aussi de ne rien faire du tout, d’aller se promener ou nager, ou encore de monter dans un canot de pêche et de rester tranquillement assis au milieu de la baie en regardant la mer. Mais cette matinée avait été particulièrement chargée. D’abord le petit garçon de Dana Sawtelle qui avait une poussée de fièvre, puis Marya Hain qui souffrait de crampes d’estomac après avoir mangé trop d’huîtres de casier la veille au soir, Nimber Tanamind qui se plaignait de la reprise de ses tremblements et de ses vertiges chroniques et le jeune Bard Thalheim qui s’était donné une entorse à la cheville en jouant imprudemment sur la paroi glissante de la digue. Lawler prononça les paroles magiques qu’on attendait de lui, appliqua les onguents les plus appropriés et renvoya tout le monde chez soi avec un mot de réconfort et un pronostic rassurant. Selon toute probabilité, ils se sentiraient tous mieux dans un ou deux jours. Le docteur Lawler n’était peut-être pas un praticien émérite, mais son assistant invisible, le docteur Placebo, parvenait en général à résoudre tôt ou tard les problèmes des patients.

Plus personne n’attendant pour le consulter et un peu d’air pur lui semblant la meilleure prescription qu’il pût faire au docteur Lawler, il sortit sous le soleil éclatant de midi, s’étira et exécuta quelques moulinets des deux bras. Puis il se tourna vers la mer. Il vit la baie en contrebas, familière et accueillante, dont les eaux calmes clapotaient doucement. Elle était merveilleusement belle à cet instant, une feuille d’or rutilante, un miroir étincelant. Les plantes aquatiques s’agitaient mollement sur les hauts-fonds en formant de mouvantes taches sombres. Plus au large, un aileron brillant déchirait de loin en loin la surface de la mer. Deux des navires de Delagard, amarrés à la jetée du chantier naval, se balançaient doucement au rythme d’une houle indolente. Lawler eut l’impression que cet instant de paix lumineuse allait durer éternellement, que jamais plus ni la nuit ni l’hiver ne reviendraient. Un sentiment soudain de sérénité et de bien-être emplit son âme. La plénitude de l’instant le comblait.

— Lawler, dit une voix sur sa gauche. C’était une voix rauque et brisée, une voix d’ossuaire, une voix de cendres et de décombres. Une voix lugubre, sans timbre, impossible à reconnaître, mais que Lawler reconnut : la voix de Nid Delagard.

Il avait suivi le sentier méridional depuis le front de mer et se tenait immobile entre le vaargh de Lawler et le petit bassin où le médecin conservait sa réserve d’algues médicinales fraîchement ramassées. Le visage empourpré et couvert de sueur, les cheveux en bataille, il avait les yeux vitreux, comme après une attaque.

— Que s’est-il encore passé ? demanda Lawler d’un ton exaspéré.

Delagard demeura la bouche ouverte, tel un poisson sorti de l’eau, sans pouvoir articuler un mot.

Le médecin enfonça les doigts dans le bras épais et musclé de l’armateur.

— Êtes-vous capable de parler ? Allez, bon Dieu ! Dites-moi ce qui s’est passé !

— Oui. Oui.

Delagard remua sa grosse tête de droite et de gauche, lentement, pesamment, comme une masse d’armes.

— Cela va très mal. C’est encore pire que ce que je craignais.

— Qu’est-ce qui va mal ?

— Ces putains de plongeurs ! Les Gillies sont fous furieux et ils vont nous le faire payer très cher. Très, très cher. C’est ce que j’essayais de vous dire ce matin, dans la cabane, quand vous m’avez planté là.

Lawler cligna des yeux à deux ou trois reprises.

— Mais de quoi parlez-vous, à la fin ?

— Donnez-moi d’abord un peu de brandy.

— Bon, bon. Entrez.

Il versa à Delagard une grande rasade de l’alcool épais et couleur de mer, puis, après un instant de réflexion, se servit un petit verre. Delagard vida le sien d’un seul trait et le lui tendit pour qu’il le remplisse de nouveau. Lawler le resservit.

Au bout d’un moment, l’armateur commença à parler avec lenteur et précaution, comme s’il avait un défaut d’élocution.

— Les Gillies viennent de me rendre visite. Ils étaient une douzaine. Ils sont sortis de l’eau juste devant le chantier naval et ont dit à mes hommes qu’ils voulaient me parler.

Des Gillies ? Dans la zone des humains ? Cela n’était pas arrivé depuis plusieurs décennies. Les Gillies ne dépassaient jamais le promontoire sur lequel ils avaient édifié leur centrale électrique. Jamais.

— « Que voulez-vous ? » leur ai-je demandé, poursuivit Delagard, manifestement au supplice. Je vous assure, Lawler, que j’ai fait tous les gestes de politesse, que j’ai été extrêmement courtois. Je pense que ceux qui sont venus me voir étaient les gros bonnets, mais comment en être sûr ? Il est impossible de les distinguer les uns des autres. Quoi qu’il en soit, ils avaient l’air important. « Êtes-vous Nid Delagard ? » m’ont-ils demandé. Comme s’ils ne le savaient pas ! Je leur ai dit que c’était bien moi et ils m’ont empoigné.

— Comment ?

— Oui, ils ont sauté sur moi. J’ai senti leurs petites nageoires ridicules sur mon corps. Ils m’ont poussé contre le mur du bâtiment et m’y ont maintenu de force.

— Vous avez bien de la chance d’être encore en vie !

— Je ne plaisante pas, docteur. Je n’ai jamais eu une telle trouille. J’ai cru qu’ils allaient m’éventrer sur place et me découper en filets… Regardez, regardez ! J’ai les marques de leurs griffes sur le bras !

Il montra à Lawler des traces rougeâtres en train de s’estomper.

— Et mon visage est tout gonflé, non ? Quand j’ai essayé de détourner la tête, l’un d’eux m’a bousculé. Peut-être accidentellement, mais regardez ! Puis deux d’entre eux m’ont tenu les bras pendant qu’un troisième s’avançait à me toucher et commençait à me parler. Oui, je dis bien à me parler. Avec des sons graves et résonnants. Au début, j’étais tellement retourné que je ne comprenais rien. Puis cela a fini par devenir clair. Ils l’ont répété et répété jusqu’à ce qu’ils soient sûrs que j’aie bien compris. C’était un ultimatum…

La voix de Delagard passa à un registre plus grave.

— Nous sommes chassés de l’île. Nous avons trente jours pour débarrasser le plancher. Tous autant que nous sommes.

Lawler eut l’impression que le sol se dérobait brusquement sous ses pieds.

Quoi ?

Un éclair de panique passa dans les petits yeux bruns et durs de l’armateur.

Il montra son verre vide. Lawler lui versa du brandy sans même regarder le récipient.

— Tout humain resté à Sorve après l’expiration du délai sera jeté dans le lagon sans possibilité de revenir sur l’île. Tout ce que nous avons construit sera rasé : la citerne, le chantier naval, les bâtiments qui bordent la place, tout. Tous les objets personnels que nous laisserons dans les vaarghs iront dans la mer. Tous les navires long-courriers que nous laisserons dans le port seront coulés. C’est fini pour nous, docteur. Nous sommes d’ex-résidents de l’île de Sorve. C’est fini, terminé, foutu.

Lawler fixait sur lui un regard incrédule. Des émotions violentes se succédaient en lui : l’incrédulité, l’abattement, le désespoir. La confusion régnait dans son esprit. Quitter Sorve ? Quitter Sorve ?

Il se mit à trembler. Il fit un effort pour reprendre son sang-froid, pour recouvrer son équilibre intérieur.

— Il va de soi, dit-il sèchement, que la mort de quelques plongeurs dans un accident du travail est tout à fait regrettable. Mais je trouve cette réaction disproportionnée. Vous avez dû comprendre de travers ce qu’ils vous ont dit.

— Mon œil ! Certainement pas ! Ils ont été très, très clairs.

— Nous sommes tous obligés de partir ?

— Oui, tous. Et nous avons trente jours. Lawler se demanda si ses oreilles ne lui jouaient pas des tours, si cette scène était bien réelle.

— Vous ont-ils donné une raison ? demanda-t-il. Est-ce à cause de vos plongeurs ?

— Bien sûr, dit Delagard d’une voix sourde où perçait la honte. C’est exactement ce que vous m’avez dit ce matin : les Gillies savent toujours tout ce que nous faisons.

— Mon Dieu ! Mon Dieu !

Lawler sentait la stupéfaction commencer à céder la place à la colère. Delagard avait joué d’une façon trop désinvolte avec la vie de tous les humains de l’île et il avait perdu. Les Gillies l’avaient pourtant mis en garde : Ne recommencez plus jamais cela, ou nous vous chassons ! Mais il avait recommencé.

— Vous êtes un infâme salaud, Delagard !

— Je ne sais pas comment ils l’ont découvert. J’avais pris toutes les précautions nécessaires. Nous avons attendu la nuit pour les sortir de l’eau et ils sont restés cachés jusqu’à ce qu’ils arrivent dans la cabane qui était fermée à clé…

— Mais ils l’ont su.

— Ils l’ont su, dit Delagard. Ils savent tout, les Gillies. Si on baise la femme d’un autre, les Gillies le savent. Mais ils s’en foutent. Si on tue deux ou trois plongeurs, ils deviennent fous furieux.

— Que vous ont-ils dit exactement la dernière fois que vous aviez eu un accident avec vos plongeurs ? Quand ils vous ont averti de ne plus faire travailler de plongeurs, qu’ont-ils dit qu’ils feraient si vous recommenciez ?

Delagard ne répondit pas.

— Que vous ont-ils dit ? répéta Lawler d’un ton insistant.

— Qu’ils nous obligeraient à quitter Sorve, murmura l’armateur en passant la langue sur ses lèvres.

Et il baissa la tête comme un écolier pris en faute.

— Mais vous avez quand même continué. Vous avez quand même continué !

— Comment imaginer qu’ils mettraient leur menace à exécution ? Bon Dieu, Lawler, nous vivons sur cette planète depuis cent cinquante ans ! Se sont-ils opposés à notre arrivée ? Nous sommes tombés du ciel et nous nous sommes installés sur leurs putains d’îles. Est-ce qu’ils nous ont dit : « Foutez le camp, étrangers velus à quatre membres, créatures hideuses et repoussantes ! » Non, ils n’y ont rien trouvé à redire !

— Vous oubliez Shalikomo, dit Lawler.

— C’est une vieille histoire. Nous n’étions même pas nés, ni l’un ni l’autre.

— Les Gillies ont tué un grand nombre d’humains à Shalikomo. Des innocents.

— C’étaient d’autres Gillies, la situation était différente, dit Delagard en pressant ses deux mains l’une contre l’autre et en faisant craquer ses jointures.

Sa voix commençait à reprendre de l’ampleur et du volume. Il semblait se libérer rapidement du sentiment de culpabilité et de la honte qui l’avaient submergé. Ce type a toujours eu le chic pour recouvrer l’estime de lui-même, songea Lawler.

— Shalikomo est une exception, dit l’armateur. Les Gillies estimaient que les humains étaient beaucoup trop nombreux sur une île trop petite et ils demandèrent à quelques-uns d’entre eux de partir. Mais les humains de Shalikomo ne réussirent pas à s’entendre sur ceux qui devaient partir ou rester et rares furent ceux qui acceptèrent de s’exiler. En fin de compte, les Gillies décidèrent eux-mêmes du nombre d’humains dont ils pouvaient tolérer la présence sur leur île et ils tuèrent les autres. C’est une vieille histoire, répéta-t-il.

— Il est vrai que cela remonte à très longtemps, dit Lawler, mais qu’est-ce qui vous fait croire que l’histoire ne se répétera pas ?

— Nulle part ailleurs, les Gillies n’ont jamais manifesté une franche hostilité, dit Delagard. Ils ne nous aiment pas, mais ils ne nous empêchent pas de faire ce que nous voulons tant que nous restons de notre côté de l’île et que nous ne devenons pas trop nombreux. Nous pouvons ramasser des algues et pêcher à volonté, nous construisons des bâtiments, chassons le poisson-chair, nous faisons toutes sortes de choses dont ils pourraient s’indigner, mais jamais ils ne nous ont rien dit. J’ai réussi à entraîner une poignée de plongeurs pour m’aider à récupérer des métaux au fond de la mer, ce qui profite aux Gillies autant qu’à nous, mais comment aurais-je pu supposer qu’ils prendraient tellement à cœur la mort de quelques animaux au travail, qu’ils… qu’ils nous…

— C’est peut-être la goutte d’eau qui fait déborder le vase, dit Lawler.

— Hein ? Qu’est-ce que vous racontez ?

— C’est un vieux proverbe de la Terre. Peu importe ! Ce que je veux dire, c’est que, pour une raison ou pour une autre, l’affaire des plongeurs a épuisé leur patience et qu’ils veulent maintenant se débarrasser de nous.

Lawler ferma les yeux et s’imagina en train de faire ses bagages et d’embarquer sur un navire à destination d’une autre île. Ce n’était pas facile.

Nous allons devoir quitter Sorve. Nous allons devoir quitter Sorve. Nous allons devoir…

Il rouvrit les yeux en se rendant brusquement compte que Delagard était en train de parler.

— Je ne m’en suis pas encore remis. Je vous assure que je n’aurais jamais cru que cela m’arriverait un jour… Le dos plaqué contre un mur, les bras tenus par deux gros Gillies tandis qu’un troisième me disait, les yeux dans les yeux : Vous avez trente jours pour plier bagage. Vous allez tous quitter cette île, sinon gare à vous ! Comment croyez-vous que j’ai pris la chose, doc ? Surtout en sachant que j’étais le seul responsable. Vous avez dit ce matin que je n’avais pas de conscience, mais vous ne savez rien de moi. Vous me prenez pour un rustre, un malotru et un criminel, mais qu’en savez-vous ? Vous restez tout seul dans votre coin, vous buvez à en perdre la tête et vous vous plaisez à juger des gens qui ont plus d’énergie et d’ambition dans un seul de leurs doigts que vous dans tout votre…

— La ferme, Delagard !

— Vous avez dit que je n’avais pas de conscience.

— J’avais tort ?

— Croyez-moi, Lawler, je n’étais vraiment pas fier d’avoir provoqué cela. Moi aussi, je suis né sur cette île et vous n’avez pas à me servir votre discours arrogant sur les Premières Familles, pas à moi. Ma famille est ici depuis le début, comme la vôtre. Nous avons construit pratiquement tout ce qu’il y a sur cette île, nous, les Delagard. Et maintenant, on m’annonce qu’on me jette comme un bout de viande avariée et que tous les autres doivent aussi plier bagage…

La voix de Delagard changea de nouveau. La colère s’estompait et il parlait maintenant avec des inflexions plus douces, des accents de gravité, presque d’humilité.

— Je veux que vous sachiez que j’assume la responsabilité pleine et entière de ce qui s’est passé. Voici ce que je vais faire…

— Attendez ! dit Lawler en levant la main. Vous n’entendez pas du bruit ?

— Du bruit ? Quel bruit ? Où cela ?

Le médecin tourna la tête vers la porte. Des cris confus, une clameur sourde, venaient de la longue place triangulaire qui séparait les deux groupes de vaarghs de l’île.

— Oui, dit Delagard en hochant la tête, maintenant j’entends. Il y a peut-être eu un accident.

Mais Lawler s’était déjà levé. Il ouvrit la porte et s’élança au pas de course vers la place.

Trois bâtiments dégradés par les intempéries – des masures, plutôt, des bicoques, des baraques délabrées – s’élevaient autour de la place, un sur chaque côté du triangle. Le plus important, sur le côté intérieur, était l’école de l’île. Sur le plus proche des deux côtés en pente se trouvait le petit café tenu par Lis Niklaus, la compagne de Delagard. Sur le troisième côté s’élevait le centre communautaire.

Devant l’école, un petit groupe d’enfants accompagnés par leurs deux professeurs discutaient à voix basse. Devant le centre communautaire, une douzaine des habitants les plus âgés de l’île déambulaient, l’air égaré, en formant un cercle grossier. Lis Niklaus était sortie de son café et se tenait sur le seuil, bouche bée, le regard perdu dans le vague. De l’autre côté de la place se trouvaient deux des capitaines de Delagard : Gospo Struvin, trapu et massif, et Bamber Cadrell, long et dégingandé. Ils étaient au sommet du plan incliné conduisant du front de mer à la place et s’agrippaient à la rambarde comme deux marins se préparant à affronter une lame de fond. Entre eux, se dressant sur la place telle une statue colossale. Brondo Katzin le poissonnier se tenait immobile comme un grand animal pétrifié, le regard fixé sur sa main droite sans bandage, comme s’il venait de voir apparaître un œil au plus profond de la plaie.

Rien n’indiquait pourtant qu’il y ait eu un accident ou une victime quelconque.

— Que se passe-t-il ? demanda Lawler.

Lis Niklaus se tourna vers lui tout d’un bloc. C’était une grande femme robuste et plantureuse, à la longue tignasse blonde et à la peau si profondément hâlée qu’elle en paraissait presque noire. Delagard s’était mis en ménage avec elle depuis cinq ou six ans, juste après la mort de sa femme, mais il n’avait jamais officialisé leur union. On supposait en général qu’il cherchait à protéger l’héritage de ses fils. Delagard avait quatre grands fils qui vivaient chacun sur une île différente.

— Bamber et Gospo reviennent du chantier naval, dit Lis Niklaus d’une voix rauque, presque étranglée. Il paraît que les Gillies sont allés là-bas… et qu’ils nous ont dit… qu’ils ont dit à Nid…

Elle ne put achever sa phrase qui se termina en un bredouillement incompréhensible.

La petite Mendy Tanamind, la vieille mère toute ratatinée de Nimber, prit la parole de sa voix flûtée.

— Nous devons partir ! lança-t-elle avec un rire nerveux et suraigu. Nous devons partir !

— Cela n’a rien de drôle, déclara Sandor Thalheim, aussi vieux que Mendy, en secouant la tête avec véhémence et en faisant trembloter ses fanons et ses bajoues.

— Tout ça à cause de quelques animaux, dit Bamber Cadrell. À cause de trois plongeurs qui sont morts.

La nouvelle s’était donc déjà répandue. Dommage, se dit Lawler. Les hommes de Delagard auraient dû garder le secret jusqu’à ce que nous trouvions un moyen de régler le problème.

Quelqu’un commença à sangloter. Mendy Tanamind se remit à rire. Brondo Katzin sortit de sa transe et commença à répéter d’une voix pleine de hargne :

— Salauds de Gillies ! Salauds de Gillies !

— Que se passe-t-il ici ? Quel est le problème ? s’écria Delagard en s’approchant enfin d’un pas lourd.

— Bamber et Gospo ont pris la liberté de répandre la nouvelle, dit Lawler. Tout le monde est déjà au courant.

— Comment ? Comment ? Les fumiers ! Je les tuerai !

— Il est un peu tard pour cela.

D’autres membres de la petite communauté affluaient sur la place. Lawler vit arriver Gabe Kinverson et Sundira Thane, le père Quillan, les Sweyner. Et d’autres encore qui les suivaient. Ils furent bientôt quarante, puis cinquante, soixante, presque tout le monde. Il y avait même une demi-douzaine de Sœurs, une petite phalange féminine en formation serrée. L’union fait la force. Dag Tharp apparut à son tour, suivi de Marya et Gren Hain, de Josc Yanez, le jeune homme de dix-sept ans que Lawler avait commencé à former et qui lui succéderait un jour, et d’Onyos Felk, le cartographe. Natim Gharkid, retour de ses champs d’algues, le pantalon trempé jusqu’à la taille, arriva au pas de course. La nouvelle s’était maintenant répandue dans toute la communauté.

Les visages exprimaient pour la plupart le désarroi, la stupéfaction, l’incrédulité. Est-ce vrai ? semblaient-ils se demander. Est-ce possible ?

— Écoutez-moi, vous tous ! s’écria Delagard. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter ! Les choses vont s’arranger !

Gabe Kinverson s’avança vers l’armateur. Avec sa carrure impressionnante, ses épaules massives, son menton en galoche, il était deux fois plus grand que Delagard. Il semblait toujours émaner du colosse une aura de violence, de danger potentiel.

— Ils nous chassent ? demanda Kinverson en dardant sur Delagard le regard froid et implacable de ses yeux vert d’eau. Ils ont vraiment dit que nous devions partir ?

Nous disposons de trente jours, confirma l’armateur en hochant lentement la tête. Ils ont été très clairs là-dessus. Peu leur importe où nous allons, nous ne pouvons pas rester ici. Mais je vais arranger ça, vous pouvez compter sur moi.

— J’ai l’impression que vous avez déjà tout arrangé, dit Kinverson.

Delagard fit un pas en arrière et défia le colosse du regard, comme s’il s’apprêtait à se battre. Mais le chasseur semblait plus perplexe que furieux.

— Trente jours avant de quitter l’île, murmura Kinverson entre ses dents. Là, j’en reviens pas.

Il tourna le dos à Delagard et s’éloigna en se grattant la tête.

Lawler se demanda si, tout compte fait, Kinverson ne s’en fichait pas totalement… Il passait la majeure partie de son temps en mer, toujours seul, et péchait les espèces de poissons qui ne s’aventuraient pas dans la baie. Jamais Kinverson n’avait participé activement à la vie de la communauté ; il semblait la traverser en flottant, un peu comme les îles d’Hydros dérivant à la surface de l’océan, distant, indépendant, renfermé, sur une route qu’il était seul à connaître.

Mais les autres étaient plus agités. Eliyana, la petite épouse fragile, aux cheveux dorés, de Brondo Katzin sanglotait avec frénésie. Le père Quillan essayait de la consoler, mais à l’évidence il était lui-même bouleversé. Les Sweyner, deux petits vieux ratatinés, échangeaient à voix basse des paroles inquiètes. Plusieurs femmes assez jeunes s’efforçaient d’expliquer la situation à leurs enfants anxieux. Lis Niklaus était allée chercher dans son café un cruchon d’alcool d’algue-vigne qui passait rapidement de main en main parmi les hommes qui en buvaient l’un après l’autre une grande lampée d’un air sombre et désespéré.

— Comment comptez-vous arranger les choses ? demanda discrètement Lawler à Delagard. Avez-vous un plan ?

— Oui, répondit l’armateur en paraissant soudain animé par une énergie farouche. Je vous ai dit que j’en assumais la responsabilité pleine et entière et j’étais sincère. Je vais retourner voir les Gillies pour implorer leur clémence. Je me jetterai à genoux et, s’ils me demandent de lécher leur nageoire caudale, je le ferai. Tôt ou tard, ils reviendront sur leur décision. Ils ne peuvent pas s’en tenir à cet ultimatum ridicule.

— J’admire votre optimisme.

— S’ils refusent de céder, poursuivit Delagard, je leur dirai que je suis prêt à me condamner à un exil volontaire. Je leur demanderai de ne pas punir tout le monde. Je leur dirai que je suis le seul et unique responsable. Je leur dirai que je suis disposé à partir à Velmise, à Salimil ou n’importe où, qu’ils ne reverront plus ma sale gueule et que je m’engage à ne plus jamais remettre les pieds à Sorve. Je réussirai, Lawler ; ce sont des êtres raisonnables. Ils comprendront qu’il ne sert à rien de bannir de l’île une vieille femme comme Mendy qui y a passé les quatre-vingts années de sa vie. C’est moi le salaud, c’est moi l’affreux tueur de plongeurs et, s’il le faut, je partirai. Mais je ne pense pas que nous en arrivions à cette extrémité.

— Peut-être avez-vous raison. Mais je n’en suis pas sûr.

— Je ramperai devant eux, s’il le faut.

— Et, s’ils vous obligent à partir, vous ferez venir un de vos fils de Velmise pour qu’il prenne la direction du chantier naval, c’est bien cela ?

— Je ne vois aucun mal à cela, dit Delagard, l’air étonné.

— Les Gillies pourraient penser que vous n’étiez pas tout à fait sincère en acceptant de vous exiler. Ils pourraient penser que tous les Delagard se valent.

— Vous voulez dire que cela ne leur suffira peut-être pas si je suis le seul à partir ?

— Précisément. Ils exigeront peut-être autre chose de vous.

— Par exemple ?

— Imaginons qu’ils vous disent qu’ils pardonnent au reste d’entre nous, si vous vous engagez, vous et tous les membres de votre famille, à ne jamais remettre les pieds à Sorve et à détruire le chantier naval des Delagard.

— Non, dit l’armateur, les yeux étincelants. Jamais ils ne poseront de telles conditions !

— Ils l’ont déjà fait. Et pis encore.

— Mais si je pars, si je quitte vraiment l’île et si mes fils s’engagent solennellement à ne plus jamais faire du mal à un plongeur…

Lawler pivota sur ses talons et s’éloigna sans attendre la suite.

La violence première du choc commençait à s’estomper. Il avait incorporé dans son esprit, son âme et jusqu’à la moelle de ses os cette phrase toute simple : Nous allons devoir quitter Sorve. Tout bien considéré, il prenait très calmement la chose. Il se demanda pourquoi. En un instant, tout ce qu’il avait patiemment construit sur cette île venait de lui être arraché.

Lawler se remémora son séjour à Thibeire. Comme il avait été profondément troublant de voir tous ces visages nouveaux, d’ignorer le nom et l’histoire personnelle de chacun, de suivre un sentier sans savoir ce qu’il y avait au bout. Quelques heures lui avaient suffi et c’est avec plaisir qu’il avait retrouvé Sorve.

Et maintenant, il allait devoir s’établir ailleurs et y passer le reste de ses jours, vivre au milieu d’inconnus, oublier ce que représentait le fait d’être un Lawler de l’île de Sorve et devenir un humain comme un autre, un nouveau venu, un voyageur quelconque se joignant à une nouvelle communauté où il n’avait rien à faire et où il n’y avait pas de place pour lui. Une telle perspective aurait dû être dure à digérer. Mais, passé le premier moment terrifiant d’émotion et d’angoisse, il s’était laissé envahir par une sorte de résignation, comme s’il était aussi indifférent à l’expulsion prochaine que semblaient l’être un Gabe Kinverson ou bien un Gharkid, libres d’attaches, insaisissables. Étrange, se dit-il, peut-être n’ai-je pas encore pris pleinement conscience de la situation.

Il vit Sundira Thane s’avancer vers lui. Elle était toute rouge et la sueur brillait sur son front. Tout dans son attitude révélait une vive excitation et une sorte de contentement farouche.

— Je vous avais bien dit qu’ils étaient furieux contre nous, non ? On dirait que j’avais raison.

— Oui, dit Lawler, on le dirait.

— Nous allons vraiment être obligés de partir, reprit-elle après l’avoir observé en silence pendant quelques instants. Pour moi, cela ne fait pas le moindre doute.

Les prunelles étincelantes, elle semblait tirer fierté de ce qui se passait, en être presque grisée. Il revint en mémoire à Lawler que Sorve était la sixième île sur laquelle elle vivait, à l’âge de trente et un ans. Les voyages ne la dérangeaient pas ; sans doute même lui plaisaient-ils.

— Pourquoi en êtes-vous si sûre ? demanda-t-il en hochant lentement la tête.

— Parce que les Habitants ne changent jamais d’avis. Quand ils disent quelque chose, rien ne les en ferait démordre. Tuer des plongeurs semble être beaucoup plus grave à leurs yeux que tuer des poissons-chair ou des frappeurs. Les Habitants ne s’opposent pas à ce que nous allions chercher notre nourriture dans la baie. Ils mangent des poissons-chair eux aussi. Mais les plongeurs, c’est autre chose. Les Habitants ont une attitude très protectrice avec eux.

— Oui, dit Lawler, cela me semble probable. Elle plongea les yeux dans les siens, sans avoir à lever la tête, car ils avaient à peu près la même taille.

— Vous vivez ici depuis longtemps, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Depuis que je suis venu au monde.

— Oh ! Je suis désolée pour vous ! Cela va être dur.

— Je m’en sortirai, dit-il. Il y aura toujours de la place pour un médecin sur les autres îles. Même un médecin mal dégrossi comme moi, ajouta-t-il en riant. À propos, comment va cette toux ?

— Je n’ai pas toussé une seule fois depuis que vous m’avez donné votre drogue.

— Cela ne m’étonne pas le moins du monde.

Lawler vit Delagard reparaître brusquement à ses côtés.

— Voulez-vous venir avec moi chez les Gillies, docteur ? demanda l’armateur sans même s’excuser d’interrompre la conversation.

— Pour quoi faire ?

— Ils vous connaissent et ils vous respectent. Vous êtes le fils de votre père et vous jouissez d’un certain crédit auprès d’eux. Ils vous considèrent comme un homme honorable et digne de confiance. Si je suis obligé de leur promettre de quitter l’île, vous pouvez vous porter garant de ma sincérité.

— Si vous leur dites cela, ils n’ont pas besoin de moi pour vous croire. Ils ne pensent pas qu’un être intelligent, même vous, puisse mentir. Ma présence ne changera rien.

— Accompagnez-moi quand même, Lawler.

— C’est une perte de temps. Ce qu’il faut faire maintenant, c’est commencer à préparer l’évacuation.

— Nous pouvons quand même essayer. Nous ne pourrons être sûrs de rien, si nous n’essayons pas.

— Tout de suite ? demanda Lawler après quelques secondes de réflexion.

— Après la tombée de la nuit, dit Delagard. Pour l’instant, ils n’ont pas envie de voir un humain. Ils sont trop occupés à fêter l’ouverture de leur centrale électrique. Vous savez qu’ils viennent de la mettre en service il y a à peu près deux heures ? Ils ont tiré un câble entre le promontoire et leur côté de l’île, et le courant passe.

— Tant mieux pour eux.

— Je vous retrouve devant la digue, au coucher du soleil, d’accord ? Nous irons leur parler ensemble. Acceptez-vous, Lawler ?


Lawler passa tranquillement l’après-midi dans son vaargh en essayant de se représenter tout ce que signifierait le départ de l’île, en tournant et retournant dans son esprit cette pensée qui suscitait tant d’inquiétudes. Pas un seul patient ne se présenta. Fidèle à sa promesse du petit matin, Delagard lui fit porter plusieurs flacons d’alcool d’algue-vigne. Lawler but un peu, puis un peu plus, sans ressentir d’effets particuliers. Il envisagea un moment de s’octroyer une autre dose de son tranquillisant, mais il abandonna cette idée. Il était assez calme et ce n’était pas de sa nervosité habituelle qu’il souffrait. Ce qu’il éprouvait était une sorte de profond engourdissement de l’esprit, un sentiment écrasant d’abattement contre lesquels les gouttes roses ne lui seraient d’aucun secours. Je vais quitter l’île de Sorve, se répétait-il. Je vais aller vivre ailleurs, sur une île que je ne connais pas, avec des gens dont le nom, le lignage et la nature profonde seront des mystères pour moi.

Il avait beau se dire que ce n’était pas grave, qu’au bout de quelques mois il se sentirait autant chez lui à Thibeire, Velmise, Kaggerham ou n’importe quelle autre île qu’il l’était maintenant à Sorve, il savait que ce n’était pas vrai. Mais il essayait de s’en convaincre.

Il se sentait mieux quand la résignation, le fatalisme, voire l’indifférence l’emportaient en lui, mais l’ennui c’est qu’il ne parvenait pas à demeurer dans cet état d’engourdissement. De loin en loin, une émotion violente s’emparait de lui et le bouleversait, il était envahi par le sentiment d’une perte intolérable et sentait même une terreur panique le gagner. Et il fallait tout recommencer.

Quand le soir tomba, Lawler quitta son vaargh et prit la direction de la digue.

Deux lunes s’étaient levées et un petit croissant d’Aurore réapparaissait au firmament. La baie était illuminée par les couleurs du crépuscule, de longues traînées d’or et de pourpre se fondant rapidement sous ses yeux dans le gris de la nuit tombante. Les formes sombres de mystérieuses créatures marines se mouvaient lentement dans les eaux peu profondes. Il émanait une impression de paix et de beauté du spectacle de la baie au soleil couchant.

Mais Lawler se prit soudain à penser au voyage qui l’attendait. Son regard se porta au-delà du port, vers l’immensité hostile et inconcevable de l’océan. Combien de temps leur faudrait-il naviguer avant de trouver une île acceptant de les accueillir ? Une semaine, quinze jours, un mois ?

Jamais il n’avait pris la mer, pas même pour une journée. Il était bien allé à Thibeire, l’île qui s’était approchée si près de Sorve, mais n’avait fait qu’une courte traversée en canot jusqu’à l’entrée de la baie.

Lawler savait qu’il redoutait la mer. Il lui arrivait parfois de se représenter la mer comme une bouche gigantesque, à l’échelle de la planète, qui, lors d’un lointain séisme, avait dû engloutir la totalité d’Hydros, ne laissant à la surface des flots que les quelques petites îles construites par les Gillies. Et il serait englouti lui aussi, s’il entreprenait de la traverser.

Il se dit avec un vif agacement que c’était ridicule, que des hommes comme Gabe Kinverson partaient en mer tous les jours et qu’ils étaient toujours vivants, que Nid Delagard avait effectué des centaines de traversées entre les îles, que Sundira Thane était venue d’une île de la Mer d’Azur, une île si éloignée qu’il n’en avait jamais entendu parler. Tout se passerait bien. Il embarquerait sur l’un des navires de Delagard et, une ou deux semaines plus tard, il débarquerait sur l’île qui deviendrait sa nouvelle patrie.

Et pourtant… Les nuits ténébreuses, l’immensité, la violence des houles de la mer sans limites…

— Lawler ? cria une voix.

Il regarda autour de lui. Pour la deuxième fois de la journée, Nid Delagard sortit de l’ombre derrière lui.

— Venez, dit l’armateur, il se fait tard. Allons parler aux Gillies.

5

Des lumières brillaient dans la centrale électrique des Gillies, juste devant eux, le long de la saillie de la côte. D’autres points lumineux, des dizaines, voire des centaines, scintillaient un peu plus loin, dans les rues de l’agglomération des Hydrans. L’annonce de leur expulsion, aussi brutale qu’inattendue, avait totalement occulté l’autre événement d’importance de la journée, le début de la production d’électricité par des turbines hydrauliques sur l’île de Sorve.

La lumière venant de la centrale était froide, glauque, vaguement narquoise. Les Gillies disposaient d’une technique comparable à ce qu’elle était sur la Terre au XVIIIe ou XIXe siècle et ils avaient inventé une sorte d’ampoule en utilisant des filaments obtenus à partir des fibres de la plante aux si nombreux usages qu’était le bambou de mer. Les ampoules étaient précieuses et difficiles à fabriquer, et la grosse pile voltaïque, la principale source d’énergie de l’île, malcommode et récalcitrante, ne fonctionnait que mollement et par intermittence et tombait fréquemment en panne. Mais maintenant, au bout de cinq ou six années de travail, les lampes de l’île étaient alimentées par une source nouvelle et inépuisable, l’énergie hydraulique ; l’eau chaude de la surface était transformée en vapeur qui faisait tourner les turbines du générateur produisant l’électricité destinée à alimenter les lampes de Sorve.

Les Gillies avaient accepté de laisser les humains vivant à l’autre extrémité de leur île utiliser une partie de la nouvelle énergie en échange d’une certaine somme de travail. Sweyner leur fabriquait des lampes, Dann Henders les aidait à tendre des câbles, etc. Lawler avait contribué à conclure cet arrangement, ainsi que Delagard, Nicko Thalheim et un ou deux autres. C’était la seule victoire dans le domaine de la coopération inter-espèces que les humains avaient réussi à remporter ces dernières années. Et il avait fallu près de six mois de lentes et difficiles négociations.

Il revint à l’esprit de Lawler que, le matin même, il espérait mener à bien par ses propres moyens une nouvelle œuvre commune. Cela lui semblait remonter à une éternité. La nuit venait à peine de tomber et, s’il se rendait maintenant chez les Gillies, c’était pour les implorer de laisser les humains continuer à vivre sur l’île.

— Nous irons directement voir les chefs, dit Delagard. Dans le cas présent, il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints, non ?

— Comme vous voulez, dit Lawler avec un haussement d’épaules.

Ils contournèrent la centrale électrique et s’engagèrent en territoire gillie en longeant le rivage. À cet endroit, l’île s’élargissait rapidement et le sol s’élevait régulièrement pour former un vaste plateau circulaire sur lequel s’étendait la majeure partie du village des Gillies. De l’autre côté du plateau se trouvait un à-pic où la levée végétale protégeant l’arrière de l’île plongeait vertigineusement vers les flots sombres de l’océan.

Le village des Gillies formait un cercle irrégulier. Les bâtiments les plus importants étaient groupés au centre et les autres constructions disséminées à la périphérie. La principale différence entre les constructions du centre et les autres semblait être dans le souci de la permanence. Les constructions sises au cœur du village, selon toute vraisemblance des lieux de pratiques cérémonielles, étaient faites d’algue-bois, le matériau constituant le sol de l’île, alors que les autres, les habitations des Gillies, n’étaient que des sortes de tentes rudimentaires faites d’algues vertes encore humides jetées sur des tiges de bambou de mer. Il s’en dégageait sous le feu du soleil des relents infects de pourriture et, lorsque la couverture d’algues était devenue trop sèche, on la remplaçait par des algues fraîches. Une caste particulière de Gillies semblait passer son temps à démolir les huttes et à en construire de nouvelles.

Il fallait plusieurs heures pour traverser dans toute sa longueur la partie de l’île occupée par les Gillies. Quand Lawler et Delagard atteignirent le centre du village, Aurore s’était couchée et la Croix d’Hydros brillait au firmament.

— Ils arrivent, dit Delagard. Laissez-moi parler le premier. S’ils commencent à devenir trop désagréables avec moi, vous me relayerez. Vous pouvez leur dire tout ce que vous pensez de moi, cela m’est égal. Du moment que ça marche.

— Vous croyez vraiment que quelque chose pourra marcher ?

— Chut ! Je ne veux pas entendre ce genre de propos !

Venant du cœur du village, une demi-douzaine de Gillies – des mâles, pour autant que Lawler pût en juger – s’avançaient vers eux. Quand ils ne furent plus qu’à une douzaine de mètres, ils s’arrêtèrent et se rangèrent sur une seule ligne devant les deux humains.

Delagard leva les deux mains en formant le geste qui signifiait : « Nous venons en paix. » C’était le salut universel adressé par les humains aux Gillies, sans lequel aucune conversation ne pouvait commencer.

À ce stade, les Gillies étaient censés répondre en émettant les sons prolongés et funèbres qui signifiaient : « Nous reconnaissons vos intentions pacifiques et nous attendons vos paroles. » Mais, ce soir-là, ils ne dirent rien. Ils demeurèrent immobiles, fixant en silence les deux intrus.

— Cela ne me dit rien qui vaille, murmura Lawler.

— Attendez. Attendez.

Delagard fit derechef le geste de la paix, puis il passa aux signes de la main qui signifiaient : « Nous sommes vos amis et nous avons pour vous le plus profond respect. »

L’un des Gillies émit un son qui n’était pas sans évoquer un pet.

Les petits yeux jaunes et brillants, très rapprochés et placés à la base de la tête, observaient les deux humains avec un regard glacial et indifférent.

— Laissez-moi essayer, murmura Lawler.

Il fit un pas en avant. Le vent qui soufflait de derrière les Gillies lui apportait leur odeur forte et musquée à laquelle se mêlaient des remugles d’algues en décomposition provenant de leurs huttes précaires.

Il fit à son tour le signe Nous venons en paix, mais cela ne provoqua aucune réaction, pas plus que le signe voisin Nous sommes vos amis. Après un délai convenable, il entreprit de faire le signe Nous demandons à être reçus en audience par ceux qui vous gouvernent.

Un des Gillies émit pour la seconde fois le son ressemblant à un pet. Lawler se demanda si c’était le même que celui qui, au petit matin, devant la centrale électrique, l’avait repoussé avec force grognements et grondements menaçants.

Delagard leur adressa un autre signe, celui qui signifiait : « J’implore votre clémence pour une offense involontaire. » Il se heurta au silence des Gillies, à leurs yeux froids et indifférents, à leur regard distant.

Lawler essaya encore le signe qui signifiait : « Comment racheter notre écart de conduite ? » Mais ce fut en pure perte.

— Les ordures, grommela Delagard. J’aimerais leur crever le lard avec une lance.

— Ils le savent, dit Lawler. C’est pour cela qu’ils ne veulent pas négocier avec vous.

— Je vais m’en aller. Il vaut mieux que vous soyez seul pour leur parler.

— Si vous croyez que cela vaut la peine d’essayer…

— Ils n’ont rien contre vous. Rappelez-leur qui vous êtes… qui était votre père et ce qu’il a fait pour eux.

— Vous avez d’autres suggestions ? demanda Lawler.

— J’essaie seulement de me rendre utile. Mais allez-y, faites-le à votre manière. Je vous attendrai au chantier naval. Arrêtez-vous au retour et tenez-moi au courant de la situation.

Delagard recula et se fondit dans l’obscurité. Lawler s’avança vers les six Gillies et recommença toute la série de salutations, puis il se fit reconnaître : Valben Lawler, médecin, fils de Bernat Lawler, le médecin. Le grand guérisseur qu’ils n’avaient certainement pas oublié, l’homme qui avait libéré leurs petits de la menace de la pourriture de l’aileron.

Il fut frappé par l’ironie de la situation : c’était le commencement du discours qu’il avait passé la moitié de la nuit à tourner et retourner dans son esprit enfiévré. Il avait enfin l’occasion de le prononcer, même si le contexte était profondément différent.

Ils continuèrent de le fixer sans réagir. Au moins, il n’y a pas eu de pet cette fois, songea Lawler.

« Nous avons reçu l’ordre de quitter l’île », dit-il en faisant les signes appropriés. « Est-ce la vérité ? »

Le Gillie de gauche émit le murmure grave et vibrant exprimant une réponse affirmative.

« Cela nous chagrine profondément. Existe-t-il un moyen de vous faire revenir sur cette décision ? »

Le Gillie de droite émit un grondement prolongé qui ne laissait pas subsister la moindre équivoque.

Lawler leur lança un regard désespéré. Une bouffée de vent lui emplit les narines de leur odeur pénétrante et il réprima un haut-le-cœur. Les Gillies avaient toujours été pour lui des êtres étranges, mystérieux et assez repoussants. Il savait qu’il aurait dû les accepter tels qu’ils étaient, ne voir en eux qu’une des composantes du monde dans lequel il avait toujours vécu, au même titre que l’océan ou le ciel, mais, malgré la longue pratique qu’il avait d’eux, ils demeuraient des êtres d’une autre création. Des habitants d’une autre planète, des créatures d’un autre monde. Il y avait les humains et les Gillies et, entre les deux races, aucune affinité. Pourquoi en va-t-il ainsi ? se demanda Lawler. C’est ma planète natale autant que la leur.

« La mort de ces plongeurs n’est qu’un malheureux accident », dit-il sans se laisser décourager. « Personne ne leur voulait de mal. »

Il reçut en réponse un grondement et un âpre sifflement qui signifiaient : « Peu importe la cause, seul le résultat compte. »

Derrière les six Gillies, des lumières verdâtres scintillaient, éclairant par intervalles les curieuses structures – statues, machines, idoles ? – qui s’élevaient au centre de l’espace découvert formant le cœur du village. D’étranges assemblages de métaux variés, patiemment extraits des tissus de petits animaux marins et agencés pour former des amas de ferraille couverts de rouille.

« Delagard promet de ne plus jamais faire travailler de plongeurs », reprit Lawler en essayant d’amadouer les Gillies pour établir enfin le contact.

Un grondement. Un âpre sifflement.

« Nous direz-vous comment nous pouvons réparer notre faute ? Nous regrettons ce qui s’est passé. Nous le regrettons profondément. »

Pas de réponse. Rien que le regard fixe et distant des yeux jaunes et froids.

C’est ridicule, se dit Lawler. Je pourrais aussi bien dialoguer avec le vent.

« Mais enfin, c’est notre patrie ! » poursuivit-il en s’exprimant avec des gestes véhéments. « C’est ici que nous avons toujours vécu ! »

Trois grondements. De plus en plus sourds. « Trouver une autre patrie ? » dit Lawler. « Mais nous aimons cette île ! C’est ici que je suis né. Jamais nous ne vous avons fait de mal, jamais aucun de nous ne vous a fait de mal avant cela. Mon père… Vous avez connu mon père. Il vous a bien rendu service quand… » De nouveau, le son évoquant un pet. Tout à fait éloquent, songea Lawler. Il ne servait à rien de continuer. Il avait pleinement conscience de l’inutilité de sa démarche. Les Gillies commençaient à perdre patience. Les grognements, les grondements sourds, les manifestations de colère n’allaient pas tarder. Et après, tout pouvait arriver.

D’un mouvement de la nageoire, l’un des Gillies lui signifia que l’entretien était terminé. C’était un congédiement, il ne pouvait pas s’y méprendre.

Lawler fit un geste marquant sa déception. Il exprima sa tristesse, son désarroi, sa consternation.

À son grand étonnement, l’un des Gillies répondit par une rapide succession de sons dans lesquels on pouvait presque percevoir une manière de sympathie. Lawler se demanda si ce n’était pas l’effet d’une imagination trop optimiste. Comment en être sûr ? Son étonnement ne fit que s’accroître quand la créature massive sortit du rang et s’avança vers lui avec une stupéfiante rapidité en ouvrant ses bras rudimentaires. La surprise le cloua sur place. Qu’est-ce que cela signifiait ? Le Gillie se dressait devant lui comme une muraille vivante. Le moment est venu, se dit-il. C’est l’assaut final, le coup mortel porté avec désinvolture dans un mouvement d’irritation. Il demeurait pétrifié. L’instinct de conservation lui criait de faire quelque chose, mais il était incapable de trouver la volonté d’essayer de s’enfuir. Le Gillie le prit par un bras et l’attira à lui. Il referma ses nageoires en une étreinte étouffante. Lawler sentit les griffes recourbées et acérées pénétrer doucement dans sa chair, s’enfoncer avec une incroyable délicatesse.

Après tout, fais ce que tu veux. Moi, je m’en fous. Lawler n’avait jamais été si près d’un Gillie. Sa tête était plaquée contre l’énorme poitrine du Gillie et il entendait son cœur battre à l’intérieur. Ce n’était pas le rythme familier d’un cœur humain, mais un battement plus sourd et plus fort. Le cerveau déroutant d’un Gillie se trouvait à quelques centimètres de sa joue. L’odeur âcre d’un Gillie lui emplissait les narines. Il avait la tête qui tournait et le cœur au bord des lèvres, mais, curieusement, il n’était pas effrayé. Quelque chose de profondément troublant dans cette étreinte ne laissait pour l’instant pas de place en lui pour la peur. La proximité de l’étrange créature faisait tout tourbillonner dans son esprit. Une sensation aussi violente qu’une tempête hivernale, aussi puissante que la Vague elle-même, balaya le tréfonds de son âme. Il avait le goût des algues dans la bouche ; l’eau de mer courait dans ses veines.

Le Gillie le tint longuement serré contre lui, comme pour lui communiquer quelque chose – quelque chose – que les mots étaient impuissants à exprimer. L’étreinte n’était ni amicale ni hostile ; sa nature échappait totalement à Lawler. Les robustes embryons de bras le pressaient avec vigueur, de toutes leurs forces, mais le Gillie ne semblait aucunement avoir l’intention de lui faire mal. Lawler avait l’impression d’être un petit enfant serré sur la poitrine d’une mère adoptive laide, bizarre, dépourvue d’affection. Ou encore une poupée écrasée contre la vaste poitrine de l’énorme créature.

Puis le Gillie le lâcha et le repoussa d’un petit mouvement brusque avant d’aller rejoindre les autres en se dandinant. Lawler demeura pétrifié, le corps secoué de tremblements. Il regarda les Gillies qui, sans plus lui prêter la moindre attention, pivotaient sur eux-mêmes et s’éloignaient pesamment vers leur village. Il les suivit longtemps des yeux avec le sentiment de n’avoir rien compris. D’âcres relents de mer demeuraient dans ses narines. Il eut à cet instant l’impression qu’il ne parviendrait jamais à se débarrasser de cette odeur fétide.

Ce devait être une sorte d’adieu, décida finalement Lawler.

Oui, c’est cela. Un adieu à la mode des Gillies, une dernière étreinte affectueuse. Peut-être pas vraiment affectueuse, mais quand même une sorte de baiser d’adieu. Cela avait-il un sens ? Non, sans doute pas, mais le reste non plus. Disons que c’était un geste d’adieu, conclut Lawler, et restons-en là.

La nuit était déjà bien avancée quand Lawler s’en retourna. Il repartit d’un pas lent vers le sentier du littoral, contourna de nouveau la centrale électrique et descendit vers le chantier naval, vers la bicoque de bois branlante où vivait Delagard. L’armateur avait toujours dédaigneusement refusé d’habiter dans un vaargh. Il affirmait qu’il voulait être près de son chantier naval à toute heure du jour et de la nuit.

Lawler le trouva seul dans la pièce enfumée, en train de boire de l’alcool d’algue-vigne à la lumière tremblotante du feu. La pièce était petite et encombrée, pleine de lignes et d’hameçons, de filets et de rames, d’ancres, de peaux de poissons-tapis empilées et de caisses d’alcool. Elle ressemblait plus à une réserve qu’à une habitation. C’était le logis de l’homme le plus riche de l’île.

— Vous puez comme une Gillie, dit Delagard en fronçant le nez. Qu’avez-vous fait pendant tout ce temps ? Vous avez baisé avec une Gillie ?

— Vous avez deviné juste. Vous devriez essayer, vous savez. Vous avez peut-être encore des trucs à apprendre.

— Très drôle ! Mais c’est vrai que vous puez le Gillie. Ils vous ont malmené ?

— L’un d’eux m’a serré d’un peu trop près au moment où j’allais partir, dit Lawler. Je pense que c’était un accident.

— Bon, dit Delagard en haussant les épaules. Êtes-vous arrivé à quelque chose ?

— Non. L’avez-vous cru une seule seconde ?

— On peut toujours espérer. Ce n’est pas parce que vous voyez tout en noir qu’il faut perdre espoir. Il nous reste un mois pour les faire changer d’avis. Vous voulez boire un coup, docteur ?

Delagard lui versait déjà à boire. Lawler prit le gobelet et le vida d’un trait.

— Il est temps de cesser de se raconter des histoires, Nid. De faire semblant de croire que nous les ferons revenir sur leur décision.

Delagard leva vivement la tête. À la lueur tremblotante du feu, son visage paraissait plus lourd qu’il ne l’était en réalité. Les ombres mouvantes faisaient ressortir des bourrelets de chair autour de son cou et creusaient ses joues à la peau tannée. La lassitude se lisait dans ses petits yeux ronds et brillants.

— Vous croyez ?

— Cela ne fait plus aucun doute. Ils veulent vraiment se débarrasser de nous. Tout ce que nous pourrons dire ou faire n’y changera rien.

— C’est ce qu’ils vous ont dit ?

— Ils n’ont pas eu besoin de me le dire. J’ai vécu assez longtemps sur cette île pour savoir qu’ils font toujours ce qu’ils disent. Et vous aussi.

— Oui, dit pensivement Delagard. Moi aussi.

— Il est temps de regarder la réalité en face. Nous n’avons pas la moindre chance de les convaincre de lever leur ultimatum. Qu’en pensez-vous, Delagard ? Y a-t-il la moindre chance ?

— Non, je ne pense pas.

— Alors, quand allez-vous cesser de faire comme si nous pouvions les faire changer d’avis ? Dois-je vous rappeler ce qui s’est passé à Shalikomo quand ils ont ordonné à certains humains de partir et que personne ne l’a fait ?

— C’était à Shalikomo, il y a déjà longtemps. Nous sommes à Sorve et le problème se pose aujourd’hui.

— Et les Gillies sont toujours les Gillies. Vous voulez que ce qui s’est passé à Shalikomo se reproduise ici ?

— Vous connaissez la réponse à cette question, doc.

— Très bien. Vous savez depuis le début qu’il n’y a aucun espoir de les faire revenir sur leur décision. Mais vous avez fait mine d’y croire, n’est-ce pas ? Uniquement pour montrer à tout le monde à quel point vous étiez préoccupé par le pétrin dans lequel vous nous avez plongés tout seul.

— Vous croyez que je me suis foutu de votre gueule ?

— Absolument.

— Eh bien, sachez que ce n’est pas vrai. Avez-vous une idée de ce que j’éprouve pour avoir provoqué tout cela ? J’ai l’impression d’être le dernier des salauds, Lawler. D’ailleurs, comment me jugez-vous ? Comme une brute, un vil exploiteur ? Vous croyez que je peux me contenter de hausser les épaules avec dédain et de m’adresser à tout le monde en disant : « Bon, voilà, les gars, vous savez que pendant un moment, j’ai eu une affaire juteuse avec des plongeurs, mais ça vient de foirer et on est tous obligés de faire notre balluchon. J’espère que vous ne m’en voulez pas trop. Allez, salut, à un de ces quatre ! » Sorve est ma patrie, docteur, et je voulais au moins montrer que j’essayais de réparer le mal que j’ai fait.

— D’accord, vous avez essayé. Nous avons essayé tous les deux et cela ne nous a menés nulle part, comme c’était à prévoir depuis le début. Mais qu’allez-vous faire maintenant ?

— Que voulez-vous que je fasse ?

— Je vous l’ai déjà dit. Il n’est plus question de nous bercer d’illusions et de demander à genoux aux Gillies de nous pardonner. Nous devons commencer à réfléchir à la manière dont nous allons partir d’ici et à notre destination. Commencez à préparer l’évacuation, Delagard. C’est à vous de vous en occuper, c’est vous qui êtes la cause de tout cela. À vous de vous arranger.

— En fait, dit lentement l’armateur, j’ai déjà commencé à prendre des dispositions. Cette nuit, pendant que vous étiez en train de parlementer avec les Gillies, j’ai donné l’ordre à mes trois navires actuellement en mer de faire demi-tour et de regagner immédiatement Sorve pour pouvoir nous servir de bâtiments de transport.

— Pour nous transporter où ?

— Tenez, prenez un autre verre.

Delagard remplit de nouveau le gobelet de Lawler sans attendre sa réponse.

— Je vais vous montrer quelque chose, dit-il.

Il ouvrit un meuble de rangement et en sortit une carte marine. Elle se présentait sous la forme d’un globe de plastique d’une soixantaine de centimètres de diamètre, composé de plusieurs dizaines de bandes de différentes couleurs assemblées de main de maître par quelque artisan d’art. On percevait à l’intérieur le mouvement d’un mécanisme. Lawler se pencha vers le globe. Les cartes marines étaient rares et précieuses et il avait rarement eu l’occasion d’en voir une de si près.

— C’est Dismas, le père d’Onyos Felk, qui l’a fabriquée, il y a cinquante ans, dit Delagard. Mon grand-père la lui a achetée à l’époque où le vieux Felk avait envie de se lancer dans la navigation maritime et où il avait besoin d’argent pour construire des navires. Vous vous souvenez de la flottille de Felk ? Trois bâtiments. La Vague les a fait sombrer tous les trois. Pour payer les navires, il a vendu sa carte marine et il a perdu les navires… Vous parlez d’une poisse ! Surtout que c’était la meilleure de toutes les cartes marines. Onyos serait prêt à donner son testicule gauche pour la récupérer, mais pourquoi la lui vendrais-je ? Je lui permets quand même de la consulter de temps en temps.

Des médaillons pourpres de la taille de l’ongle du pouce, mus par le mécanisme, se déplaçaient de haut en bas sur le globe. Il y en avait une quarantaine, peut-être plus. La plupart d’entre eux suivaient une ligne droite reliant les deux pôles, mais il arrivait que l’un d’eux s’écarte presque imperceptiblement pour glisser dans une bande longitudinale adjacente, de la manière dont une véritable île pouvait faire un léger écart vers l’ouest ou vers l’est tout en suivant la direction du courant qui la portait vers le pôle. Lawler était émerveillé par l’ingéniosité de l’instrument.

— Vous savez comment on lit ces cartes ? demanda Delagard. Ces cercles rouges sont les îles ; ici vous avez la Mer Natale et voici Sorve.

Une minuscule tache rouge remontait très lentement vers l’équateur sur le fond vert de la bande sur laquelle elle se déplaçait ; une trace infime, un point de couleur en mouvement. Si petit et pourtant si cher.

— Toute la planète est représentée, reprit Delagard, du moins tout ce que nous connaissons d’elle. Les points rouges sont les îles habitées… habitées par des humains. Voici la Mer Noire, la Mer Rouge et, ici, la Mer Jaune.

— Où est la Mer d’Azur ? demanda Lawler.

— Tout là-haut, répondit Delagard en marquant un léger étonnement, presque dans l’autre hémisphère. Que savez-vous sur la Mer d’Azur, docteur ?

— Pas grand-chose. Quelqu’un m’en a parlé récemment, c’est tout.

— La Mer d’Azur est à une sacrée distance. Je n’y suis jamais allé. Et voilà la Mer Vide, poursuivit l’armateur en tournant le globe pour montrer l’autre côté à Lawler. La grande surface sombre que vous voyez là, c’est la Face des Eaux. Vous souvenez-vous des merveilleuses histoires que le vieux Jolly nous racontait sur la Face ?

— Ce vieux menteur ! Vous ne croyez quand même pas qu’il est allé là-bas ?

— C’était pourtant une belle histoire, non ? fit Delagard avec un clin d’œil.

Lawler hocha la tête en silence et laissa son esprit remonter près de trente-cinq ans en arrière. Il revit le vieux marin aux traits burinés qui leur avait si souvent fait le récit de sa traversée solitaire de la Mer Vide et leur racontait sa mystérieuse et irréelle rencontre avec la Face, une île si vaste que toutes les autres îles de la planète auraient pu y loger, une paroi immense et menaçante qui barrait l’horizon et se dressait comme une muraille funeste dans des parages lointains et silencieux. Sur la carte, la Face n’était qu’une zone sombre et immobile de la taille de la paume d’une main, une tache noire et irrégulière dans les étendues vierges de l’autre hémisphère, qui descendait presque jusqu’aux régions polaires.

Lawler fit pivoter le globe pour suivre la lente progression des îles dans l’autre hémisphère.

Il se demanda comment une carte marine si ancienne pouvait, si longtemps après, prévoir la position des îles avec une quelconque précision. Elles avaient certainement été déviées de leur trajet d’origine par toutes sortes de phénomènes météorologiques localisés. Ou bien le cartographe avait-il pris tout cela en compte en s’appuyant sur quelque magie scientifique héritée de l’univers de la science du reste de la galaxie ? Tout était si primitif sur Hydros que Lawler s’étonnait toujours lorsqu’un mécanisme quelconque fonctionnait, mais il savait qu’il en allait différemment sur les autres planètes habitées de l’espace où, sous la terre ferme, se trouvaient des réserves de métaux et entre lesquelles existaient des communications. Les miracles technologiques de la Terre, l’ancienne patrie perdue, s’étaient transmis à ces autres mondes. Mais il n’y avait rien de tel sur Hydros.

— Que pensez-vous de l’exactitude de cette carte ? demanda-t-il après un long silence. Compte tenu du fait qu’elle a été dressée il y a un demi-siècle et de tout ce qui s’est passé depuis.

— Avons-nous appris quoi que ce soit de nouveau sur Hydros depuis un demi-siècle ? C’est la meilleure carte dont nous disposions. Le vieux Felk était un artisan de génie et il a recueilli des renseignements auprès de tous ceux qui avaient parcouru les mers du globe. Il a comparé tous ces renseignements avec des observations faites de l’espace, d’Aurore. Sa carte est exacte, j’en donnerais ma main à couper !

Lawler suivit le mouvement des îles avec fascination. Peut-être les informations fournies par la carte étaient-elles sûres, peut-être pas ; il n’avait aucun moyen de le savoir. Jamais il n’avait compris comment il était possible à celui qui prenait la mer de regagner son port d’attache et, à plus forte raison, d’atteindre une autre île, étant donné que le navire et l’île se trouvaient tous deux en mouvement en même temps. Il faudra un de ces jours que je pose la question à Gabe Kinverson, se dit Lawler.

— Bon, dit-il, quel est votre plan ?

Delagard montra Sorve sur la carte.

— Vous voyez cette île, au sud-ouest de la nôtre, qui remonte à la limite de la bande contiguë ? C’est Velmise. Elle dérive vers le nord-est en se déplaçant plus vite que nous et elle passera tout près de Sorve dans un mois. Elle ne sera, à ce moment-là, qu’à une dizaine de jours de mer, peut-être moins. Je vais transmettre un message à celui de mes fils qui vit à Velmise et lui demander s’ils accepteraient de nous accueillir, nous tous, les soixante-dix-huit humains de Sorve.

— Et s’ils refusent ? Velmise est bougrement petite.

— Nous avons d’autres possibilités. Regardez : voici Salimil qui remonte de l’autre côté. Au moment de notre départ, elle ne sera qu’à deux semaines et demie de mer.

Lawler réfléchit à la perspective de passer deux semaines et demie en pleine mer, à bord d’un navire. Sous le soleil implacable, cinglé sans relâche par le vent desséchant, à se nourrir de poisson séché et à aller et venir dans l’espace exigu du pont, sans rien voir d’autre que l’océan, encore et toujours l’océan. Il prit la bouteille d’alcool et remplit son gobelet.

— Si Salimil ne veut pas de nous, poursuivit Delagard, nous pourrons aller à Kaggerham – ici – à Shaktan ou même à Grayvard. J’y ai de la famille et je crois que je pourrai m’arranger avec eux. Mais ce serait un voyage de huit semaines.

Huit semaines ? Lawler essaya d’imaginer ce que cela pouvait représenter.

— Il n’y aura de place nulle part pour soixante-dix-huit personnes, dit-il après un silence, surtout à si court terme. Ni à Velmise, ni à Salimil, nulle part !

— Dans ce cas, il nous faudra nous séparer, une poignée par-ci, une poignée par-là.

— Non ! lança Lawler avec véhémence.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas que la communauté éclate. Je veux qu’elle reste unie.

— Et si ce n’est pas possible ?

— Nous trouverons une solution. Nous ne pouvous pas emmener un groupe de personnes qui ont toujours vécu ensemble et les éparpiller sur tout l’océan. Nous formons une grande famille, Nid.

— Vraiment ? Je ne crois pas que je vois les choses ainsi.

— Eh bien, essayez !

— Bon, dit Delagard, très calmement, le front plissé par la réflexion. Je pense que nous pourrions, en dernier ressort, aborder tout simplement dans une des îles qui ne sont pas habitées par des humains et demander refuge aux Gillies qui y vivent. Cela s’est déjà fait.

— Ces Gillies sauraient que nous avons été chassés d’ici par nos propres Gillies. Et ils sauraient pourquoi.

— Ce ne serait peut-être pas un obstacle. Vous connaissez les Gillies aussi bien que moi, docteur. Une grande partie d’entre eux sont bien disposés envers nous. À leurs yeux, nous ne sommes qu’un exemple parmi d’autres des voies impénétrables de l’univers, des êtres bizarres tombés de la grande mer de l’espace et échoués par hasard sur leurs côtes. Ils savent qu’il est inutile de perdre son temps à mettre en question les voies impénétrables de l’univers. Et je suppose que c’est pour cette raison qu’ils ont consenti à nous laisser nous installer chez eux dès notre arrivée sur Hydros.

— C’est peut-être la manière dont les plus sages voient les choses, mais les autres nous détestent et ne veulent rien avoir à faire avec nous. Pourquoi diable les Gillies d’une autre île nous accueilleraient-ils alors que ceux de Sorve nous jettent à la mer et nous considèrent comme des assassins ?

— Tout ira bien, dit paisiblement Delagard, sans réaction apparente au terme offensant d’assassin, le regard fixé sur le contenu de son gobelet d’alcool qu’il tenait entre ses deux mains. Nous irons à Velmise, reprit-il. À Salimil, ou à Grayvard, s’il le faut, ou bien dans une autre île inconnue. Nous resterons tous ensemble et nous nous bâtirons une vie nouvelle. J’y veillerai. Comptez sur moi, doc.

— Avez-vous assez de navires pour transporter tout le monde ?

— J’en ai six. À raison de treize passagers par bâtiment, nous n’aurons pas l’impression d’être les uns sur les autres. Cessez de vous inquiéter, doc. Prenez donc un autre verre.

— J’en ai un.

— Je peux vous accompagner ?

— Faites comme chez vous.

Delagard éclata de rire ; l’ivresse commençait à le gagner. Il caressa la sphère comme si c’était un sein de femme, puis il la souleva délicatement et alla la ranger dans le meuble. La bouteille d’alcool était presque vide. Delagard alla en prendre une autre quelque part et se versa une grande rasade. Il tituba en se servant, reprit son équilibre et se mit à pouffer.

— S’il y a une chose que je puis vous assurer, docteur, dit-il, la bouche pâteuse, c’est que je vais mettre le paquet pour nous trouver une nouvelle île et faire en sorte que tout le monde y arrive sain et sauf. Vous me croyez quand je vous dis ça ?

— Bien sûr que je vous crois.

— Arriverez-vous à me pardonner du fond du cœur pour ce que j’ai fait à ces plongeurs ? poursuivit l’armateur en articulant de plus en plus difficilement.

— Mais oui. Mais oui.

— Vous êtes un menteur. Vous me détestez.

— Arrêtez, Nid. Ce qui est fait est fait. Il nous reste simplement à vivre avec ces souvenirs.

— Voilà qui est parlé comme un vrai philosophe. Tenez, encore un petit coup.

— D’accord.

— Et encore un pour le brave vieux Nid Delagard. Pourquoi pas ? C’est ça, encore un petit coup pour ce bon vieux Delagard ! Voilà, Nid. Merci, Nid… merci beaucoup. Oh ! c’est du bon… du bon.

Delagard bâilla à se décrocher la mâchoire. Ses yeux se fermèrent, sa tête descendit lentement vers la table.

— Oui, du bon… murmura-t-il encore. Il bâilla derechef, étouffa un rot et s’endormit. Lawler vida son gobelet et sortit.


Le seul bruit qui troublait le silence était celui du clapotis des vaguelettes venant mourir sur le rivage, un bruit tellement familier à Lawler qu’il en avait à peine conscience. Les premières lueurs du jour n’apparaîtraient pas avant encore une ou deux heures. La Croix d’Hydros, brillant au firmament avec férocité, déchirait les ténèbres d’un bout à l’autre du ciel comme une charpente lumineuse à quatre branches, placée tout là-haut pour empêcher la planète de dégringoler dans le vide de l’espace.

Lawler avait l’impression que son esprit était doté d’une sorte de clarté cristalline. Il pouvait presque entendre fonctionner les rouages de son cerveau.

Il se rendit compte qu’il lui était égal de quitter Sorve.

Il en resta tout interdit. Tu es soûl, se dit-il.

Peut-être. Mais en tout cas, dans le courant de la nuit, à un moment qu’il ne pouvait préciser, la terreur du départ l’avait quitté. Était-ce définitif ou une absence éloignée provisoirement ? Lawler n’aurait su le dire, mais il se sentait capable, du moins pour l’instant, de regarder les choses en face, sans se dérober. Cette perspective ne l’effrayait pas. Plus que cela, même, la perspective de quitter Sorve était…

Grisante ? Était-ce possible ?

Oui, grisante. Le cadre de sa vie avait été tracé une fois pour toutes, figé à jamais… Le docteur Lawler, de Sorve, un descendant des Premières Familles, un Lawler de la lignée des Lawler, qui vieillissait d’une journée chaque jour, qui accomplissait sa tâche quotidienne, guérissait les malades de son mieux, se promenait le long de la digue, nageait un peu, péchait un peu, consacrait le temps nécessaire à transmettre ses connaissances à son élève, mangeait et buvait, allait rendre visite à quelques amis de longue date, les mêmes depuis son enfance, puis qui allait se coucher, se réveillait et recommençait exactement la même chose le lendemain, été comme hiver, qu’il pleuve ou qu’il vente. Ce cadre allait éclater. Il allait vivre ailleurs ; peut-être devenir quelqu’un d’autre. Cette idée le fascinait ; il constatait, non sans étonnement, qu’il s’en réjouissait même. Il était là depuis si longtemps ; il était lui-même depuis si longtemps.

Tu es vraiment très, très soûl, se dit Lawler. Et il éclata de rire. Très, très, très soûl !

L’idée lui vint brusquement de se promener dans le village endormi, une sorte de voyage sentimental d’adieu, en regardant tout comme si c’était sa dernière nuit sur Hydros, en revivant tout ce qui lui était arrivé ici et là, chaque événement marquant de sa vie. Les endroits où, en compagnie de son père, il avait contemplé la mer, ceux où il avait écouté les récits fantastiques du vieux Jolly, où il avait péché son premier poisson, où il avait embrassé sa première fille. Des scènes associées à ses amitiés et à ses amours, pour ce qu’elles valaient. L’endroit de la baie où il se trouvait le jour où il avait failli embrocher Nicko Thalheim. La cachette derrière l’ossuaire où il avait épié Marinus Cadrell, le barbu grisonnant, en train de faire l’amour avec la sœur de Damis Sawtelle, Mariam, qui était maintenant une des Sœurs du couvent. Cela lui rappela le jour où, lui aussi, il avait fait l’amour avec Mariam, quelques années plus tard, en territoire Gillie. Ils aimaient tous les deux vivre dangereusement, à l’époque. Les souvenirs affluaient à sa mémoire. La silhouette floue de sa mère ; ses deux frères, celui qui était mort beaucoup trop tôt et celui qui avait pris la mer pour sortir à jamais de sa vie ; son père, infatigable, imposant, distant, unanimement révéré, l’initiant inlassablement aux techniques médicales, quand il eût de loin préféré aller barboter dans la baie ; ces années d’enfance qui ne lui avaient pas laissé le souvenir d’une enfance, marquées par l’austérité de toutes ces longues heures d’étude forcée qui le privaient des jeux et des plaisirs de son âge. Un jour, ce sera toi le médecin, lui rabâchait son père. Tu seras le médecin. Sa femme Mireyl montait à bord du navire à destination de Morvendir. Son esprit remontait dans le temps. Tic-tac, c’était le jour de la traversée jusqu’à l’île de Thibeire. Tic-tac, il courait avec Nestor Yanez, mourant de rire et de peur, pour échapper à la femelle Gillie qu’ils avaient bombardée d’œufs de ginzo. Tic-tac, il allait au-devant de la lugubre délégation venue lui annoncer que son père était mort et qu’il était le nouveau médecin. Tic-tac, il découvrait ce que cela faisait de mettre un bébé au monde. Tic-tac, il dansait, ivre, au sommet de la levée, au beau milieu d’une Nuit des Trois Lunes, en compagnie de Nicko et Nestor Lyonides, de Moira, de Meela et de Quigg, et il avait l’impression que ce jeune et gai Valben Lawler était quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’il avait connu autrefois, très longtemps auparavant. Toute sa vie, ses quarante et quelques années passées à Sorve, défilait en sens inverse. Tic-tac. Tic-tac. C’est ça, songea-t-il, je vais prendre le temps de faire une longue promenade dans tous les lieux de mon passé avant que le jour se lève. D’un bout à l’autre de l’île. Mais l’idée lui vint, sans qu’il sût dans quel but, de passer par son vaargh avant de se mettre en route. Il trébucha en franchissant la porte basse de l’entrée et tomba de tout son long. Quand, quelques heures plus tard, les premiers rayons du soleil le tirèrent de son sommeil, il était toujours dans la même position.

Pendant quelques instants, Lawler fut incapable de se souvenir de ce qu’il avait dit et fait pendant la nuit. Puis tout lui revint. Un Gillie l’avait tenu serré contre lui. L’odeur lui collait encore à la peau. Puis Delagard, l’alcool d’algue-vigne, beaucoup d’alcool, la perspective d’une traversée jusqu’à Velmise, ou Salimil, ou même Grayvard. Puis cet étrange moment de griserie à l’idée de quitter Sorve. Tout cela avait-il vraiment eu lieu ? Oui, oui. Il était dégrisé maintenant et tout était encore présent à son esprit.

Mon Dieu !… Ma tête !

Il se demanda combien de verres d’alcool Delagard avait réussi à lui faire boire pendant la nuit.

— Docteur ? cria une voix fluette d’enfant à la porte du vaargh. Docteur, je me suis fait mal au pied.

— Une seconde, dit Lawler d’une voix râpeuse.

6

Une réunion se tenait ce soir-là au centre communautaire pour discuter de la situation. Dans la salle l’air était lourd et poisseux, chargé d’odeurs de sueur. Les esprits étaient échauffés. Lawler occupait sa place habituelle, au fond, en face de la porte, d’où il voyait tout. Delagard n’était pas venu, prétextant des affaires urgentes à régler au chantier naval et des messages qu’il devait recevoir de ses navires encore en mer.

— Ce n’est qu’un piège, déclara Dann Henders.

Les Gillies en ont assez de nous voir ici, mais ils ne veulent pas se donner la peine de nous tuer eux-mêmes. Ils nous obligent donc à prendre la mer pour que les poissons-pilon et les léopards de mer fassent le travail à leur place.

— Comment sais-tu cela ? demanda Nicko Thalheim.

— Je n’en sais rien. Ce n’est qu’une supposition. J’essaie de comprendre pourquoi ils nous obligeraient à quitter l’île pour une peccadille comme la mort de trois plongeurs.

— Avoir causé la mort de trois plongeurs n’est pas une peccadille ! s’écria Sundira Thane. N’oubliez pas que vous parlez d’êtres intelligents !

— Intelligents ? lança Dag Tharp, d’un ton railleur.

— Et comment ! Si j’étais une Gillie et si je découvrais que ces fichus humains massacrent des plongeurs, j’aurais, moi aussi, envie de me débarrasser d’eux.

— Peu importe, dit Henders. Ce que je veux dire, c’est que, si les Gillies réussissent à nous chasser d’ici, c’est tout l’océan et ses habitants qu’il nous faudra affronter dès que nous aurons pris la mer. Et ce ne sera pas accidentel. Les Gillies ont la haute main sur toute la faune marine, tout le monde le sait, et ils se serviront de tous les animaux pour nous faire disparaître.

— Et si nous décidions de ne pas nous laisser chasser par les Gillies ? demanda Damis Sawtelle. Et si nous décidions de résister ?

— Résister ? dit Bamber Cadrell. Résister comment ? Et avec quoi ? Tu es complètement fou, Damis !

Ils étaient tous deux capitaines sur les navires de Delagard. Deux hommes solides et pratiques, deux amis d’enfance. Mais, à voir les regards noirs et menaçants qu’ils échangeaient à cet instant, on eût dit des ennemis mortels.

— Organiser la résistance, dit Sawtelle. Mener une guérilla.

— Nous nous glissons à l’intérieur de leur territoire, suggéra Nimber Tanamind, et nous faisons main basse dans leur édifice du culte sur quelque chose qui nous semble important.

— Cela me paraît complètement stupide, déclara Cadrell.

— À moi aussi, dit Nicko Thalheim. Voler leurs fétiches ne nous mènera nulle part. La solution, c’est la résistance armée, comme Damis vient de le dire. Une guérilla meurtrière. Faire couler le sang des Gillies dans les rues jusqu’à ce qu’ils reviennent sur leur décision. Le concept de guerre est inconnu sur cette planète et, si nous combattons contre eux, ils ne comprendront même pas ce que nous faisons.

— Et Shalikomo ? lança une voix au fond de la salle. Rappelez-vous ce qui s’est passé à Shalikomo.

— Oui, cria une autre voix. Ils nous massacrerons comme ils ont massacré les nôtres à Shalikomo. Et nous ne pourrons rien faire pour les en empêcher.

— C’est vrai, déclara Marya Hain. C’est plutôt chez nous que le concept de guerre est inconnu, pas chez eux. Ils savent donner la mort quand ils ont décidé de le faire. Et avec quoi les attaquerons-nous ? Avec des couteaux à écailler ? Des marteaux et des ciseaux ? Nous ne sommes pas des guerriers… Nos ancêtres l’étaient peut-être, mais nous ne savons même pas ce que signifie la guerre.

— Nous apprendrons, rétorqua Thalheim. Nous ne pouvons pas nous laisser chasser de chez nous.

— Vraiment ? lança Marya Hain. Avons-nous le choix ? Nous ne sommes ici que parce qu’ils nous y tolèrent. Et maintenant, c’est terminé. Cette île est à eux. Si nous essayons de résister, ils nous prendront un par un et ils nous jetteront dans la mer, comme ils l’ont fait à Shalikomo.

— Mais nous en entraînerons un grand nombre avec nous, dit Damis Sawtelle avec véhémence.

— Dans la mer ? lança Dann Henders avec un grand rire. Bonne idée ! Nous leur tiendrons la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’ils se noient !

— Tu as parfaitement compris ce que je voulais dire, grommela Sawtelle. S’ils tuent l’un de nous, nous tuons l’un d’eux. Quand ils commenceront à compter leurs victimes, ils reviendront en vitesse sur leur décision.

— Ils nous tueront beaucoup plus vite que nous ne pourrons le faire, dit Leynila, la femme de Poitin Stayvol.

Après Gospo Struvin, Stayvol était le plus ancien des capitaines de Delagard. Il commandait ce soir-là le navire assurant la liaison avec Kentrup. On pouvait toujours compter sur Leynila, une petite femme pleine de fougue, pour s’opposer à toutes les idées de Damis Sawtelle. Il en allait ainsi depuis leur plus tendre enfance.

— Même si nous en tuons un chaque fois que l’un de nous disparaît, où cela nous mènera-t-il ? demanda Leynila.

Dana Sawtelle inclina la tête en signe d’approbation. Elle se leva et traversa la salle pour aller se placer à côté de Marya et Leynila. La plupart des femmes se trouvaient d’un côté de la salle tandis que la poignée d’hommes constituant la faction belliciste se tenait de l’autre côté.

— Leynila a raison, dit-elle. Si nous essayons de nous battre, nous périrons tous. Cela n’a aucun sens. Si nous faisons la guerre aux Gillies, si nous nous battons comme des héros et si, en fin de compte, nous devons tous mourir, en quoi notre sort sera-t-il plus enviable que si nous avions tout simplement pris la mer pour aller vivre ailleurs ?

— Tais-toi, Dana ! ordonna son mari en se tournant vivement vers elle.

— Compte là-dessus, Damis ! Compte là-dessus ! Tu t’imagines que je vais tranquillement rester assise comme une gentille petite fille pendant que vous envisagez d’attaquer à un contre dix des créatures qui nous sont physiquement supérieures. Nous ne pouvons pas lutter contre les Gillies !

— Il le faut.

— Non. Non !

— C’est de la bêtise, toutes ces idées de bataille, dit Lis Nicklaus. Ils bluffent, ils ne nous obligeront pas vraiment à partir.

— Si, ils le feront…

— Pas si Nid prend les choses en main.

— C’est ton très cher Nid qui nous a mis dans ce pétrin ! s’écria Marya Hain.

— Et c’est lui qui nous en sortira. Les Gillies sont furieux en ce moment, mais ils ne…

— Qu’en pensez-vous, docteur ? cria quelqu’un.

Lawler avait gardé le silence pendant toute la discussion, attendant que l’émotion retombe d’elle-même. C’était toujours une erreur de se lancer hâtivement dans ce genre de débat.

Il se leva et le silence se fit brusquement dans la salle. Tous les regards convergeaient sur lui. Ils attendaient qu’il leur donne La Réponse. Un miracle, l’espoir d’un sursis. Ils étaient persuadés qu’il répondrait à leur attente. Lui, le pilier de la communauté, le descendant d’un célèbre fondateur, le praticien connaissant mieux qu’eux-mêmes le corps de chacun d’eux, l’esprit sagace et lucide, le donneur respecté de conseils judicieux.

Lawler parcourut longuement l’assemblée du regard avant de prendre la parole.

— Je suis désolé, Damis, Nicko, Nimber, mais je pense que ces idées de résistance ne nous mèneront nulle part. Nous devons reconnaître que ce n’est pas une solution.

Des murmures s’élevèrent aussitôt dans le groupe des bellicistes. Lawler les fit cesser d’un regard impérieux.

— Essayer de vaincre les Gillies, poursuivit-il, revient à essayer d’assécher la mer. Nous n’avons pas d’armes et nous ne disposons au mieux que d’une quarantaine d’hommes assez robustes pour se battre alors qu’ils sont plusieurs centaines. Ce n’est même pas la peine d’y penser.

Le silence devint glacial, mais Lawler vit que ses paroles et son calme commençaient à faire leur effet : les gens échangeaient des regards et hochaient gravement la tête. Il se tourna vers Lis Niklaus.

— Les Gillies ne bluffent pas, Lis, et Nid n’a aucun moyen de les faire revenir sur leur décision. Il leur a déjà parlé et moi aussi. Tu le sais bien. Si tu t’imagines encore que les Gillies vont changer d’avis, tu rêves.

Comme ils avaient tous l’air grave, la mine sombre ! Les Sweyner, Dag Tharp, le petit groupe de Thalheim, les Sawtelle. Sidero Volkin et sa femme Elka, Dann Henders et Martin Yanez aussi. Et le jeune Josc Yanez. Lis et Léo Martello. Et Pilya Braun, Leynila Stayvol et Sundira Thane. Il les connaissait si bien, tous ou presque. Ils formaient sa famille, comme il l’avait dit à Delagard pendant leur nuit de beuverie. Oui, sa famille. Tous ceux qui vivaient sur cette île.

— Mes amis, reprit-il, nous devons regarder la réalité en face. Cette situation ne me plaît pas plus qu’à vous, mais nous n’avons pas le choix. Les Gillies nous ordonnent de partir. Soit, c’est leur île. Ils ont pour eux le nombre et la force physique. Nous irons bientôt nous établir ailleurs et il n’y a rien à y faire. J’aimerais pouvoir vous proposer quelque chose de plus réjouissant, mais je ne peux pas. Personne ne le peut. Personne.

Il attendit une réplique véhémente de Thalheim, de Tanamind ou de Damis Sawtelle, mais ils n’avaient rien à objecter. Personne n’avait plus rien à dire. Tous ces projets de résistance armée avaient fait long feu. La réunion s’achevait sans résultat. Il n’y avait pas d’autre solution que de se soumettre ; tout le monde en avait maintenant pleinement conscience.


Debout devant la digue, entre le chantier naval de Delagard et la centrale électrique des Gillies, Lawler contemplait les couleurs changeantes de la baie en cette fin d’après-midi de la deuxième semaine après l’ultimatum quand il vit Sundira Thane passer en nageant au-dessous de lui. Sans cesser de nager, elle releva vivement la tête et lui adressa un petit signe. Il inclina la tête à son tour et agita la main. Un ciseau vigoureux fit apparaître ses longues jambes fuselées et la propulsa en avant, les reins cambrés, le torse fendant l’eau juste en dessous de la surface.

Lawler vit fugitivement les fesses de Sundira miroiter au-dessus de l’eau, des fesses pâles de garçon, puis son corps tout entier glissa sous la surface, longue forme nue s’éloignant du rivage d’une nage puissante et régulière. Lawler la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Elle nage comme un Gillie, se dit-il. Il avait l’impression qu’elle n’avait pas sortie la tête de l’eau pendant au moins trois ou quatre minutes. Ne respirait-elle donc jamais ?

Mireyl aussi était une bonne nageuse, songea-t-il.

Lawler fut étonné de voir son ex-épouse remonter ainsi du passé à l’improviste. Il n’avait pas pensé à elle depuis une éternité. Puis il lui revint brusquement en mémoire qu’il avait songé à elle la nuit de sa beuverie. Mireyl, oui. C’était si loin.


Il la revoyait presque. Il se retrouva soudain à l’âge de vingt-trois ans, tout jeune médecin, et elle était avec lui, peau et cheveux blonds, ramassée, large d’épaules et de hanches, centre de gravité bas. Une sorte de petit projectile, charnu, musclé, trapu. Mais il ne parvenait pas à retrouver ses traits. Oui, il était incapable de se souvenir de son visage.

Elle nageait merveilleusement. Elle se mouvait dans l’eau comme une anguille. La fatigue ne semblait avoir aucune prise sur elle et elle demeurait immergée pendant un temps interminable. Aussi robuste et dynamique qu’il fût, Lawler avait toutes les peines du monde à la suivre à la nage. Elle finissait par se retourner en riant et elle l’attendait. Quand il arrivait à sa hauteur, il refermait les bras autour d’elle et la serrait très fort contre lui.

Ils sont en train de nager. Il s’approche d’elle et elle lui ouvre les bras. De petites créatures brillantes, souples et peu farouches évoluent autour d’eux dans l’eau de la baie.

— Nous devrions nous marier, dit-il.

— Tu crois ?

— Oui, je crois.

— La femme du médecin. Je n’aurais jamais cru devenir un jour la femme du médecin. Mais il faut bien qu’il y en ait une, ajoute-t-elle en riant.

— Non, ce n’est pas une obligation. Mais je veux que tu le deviennes.

— Attrape-moi et je t’épouse ! lance-t-elle en se dégageant de son étreinte et en se mettant à nager.

— Ce n’est pas juste ! Tu as pris trop d’avance !

— Rien n’est jamais juste ! crie-t-elle.

Avec un sourire, il se lance à sa poursuite, nageant plus vigoureusement qu’il ne l’a jamais fait, et, cette fois, il réussit à la rattraper au beau milieu de la baie. Il ne sait si c’est parce qu’il a nagé au-delà de ses capacités ou bien parce qu’elle s’est volontairement laissé rattraper. Sans doute un peu des deux. Le médecin avait donc pris femme.

— Es-tu heureuse ? lui demandait-il.

— Oh ! oui ! Oui !

— Moi aussi.

C’était une union solide, du moins le pensait-il. Mais elle avait la bougeotte. Venue d’une autre île, elle voulait quitter Sorve pour aller vivre ailleurs. Elle avait envie de voir le monde, mais lui était retenu à Sorve par l’exercice de sa profession, par son tempérament sérieux et discipliné, par une infinité de liens invisibles. Il n’avait pas compris à quel point il importait pour elle de mener une existence vagabonde, car il pensait que son désir de connaître d’autres îles n’était qu’une phase, que cette envie s’estomperait à mesure quelle s’habituerait à sa nouvelle vie de couple à Sorve.

Une autre scène. Le port, onze mois après leur mariage. Mireyl embarque sur un navire de Delagard assurant la liaison avec l’île de Morvendir. Elle se retourne vers la jetée et lui fait un signe de la main. Mais elle ne sourit pas. Lui non plus, qui lève lentement le bras à son tour, en signe d’adieu. Puis elle lui tourne le dos et disparaît.

Lawler n’avait plus jamais eu de nouvelles, plus jamais entendu parler d’elle. Cela remontait à vingt ans. Il espérait qu’elle était heureuse, où qu’elle fût.


Lawler regardait au loin des rase-vagues jaillir de l’eau et prendre leur envol au-dessus des flots. Leurs écailles rouge et or rutilaient au soleil couchant comme les pierres précieuses des contes de son enfance. Il n’avait jamais vu de pierres précieuses – il n’existait rien de tel sur Hydros – mais il était difficile d’imaginer qu’elles pussent être encore plus belles qu’un vol de rase-vagues au coucher du soleil. Il ne pouvait non plus imaginer spectacle plus beau que celui de la baie de Sorve étalant sa riche palette de couleurs. Quelle magnifique soirée d’été ! À certaines autres époques de l’année, l’air était loin d’être aussi doux et caressant ; pendant les saisons où l’île se trouvait dans les eaux polaires, balayée par des vents furieux, cinglée par des rafales de neige fondue. Il arrivait parfois, quand la tempête faisait rage, que personne ne pût s’aventurer dehors, même au bord de la baie pour rapporter du poisson et des plantes aquatiques. Tout le monde se nourrissait de poisson séché, de poudre d’algue et de filaments de varech séchés. Tout le monde se blottissait dans son vaargh en attendant tristement le retour de températures plus clémentes. Mais l’été ! Ah ! l’été ! La saison où l’île traversait les eaux tropicales ! Rien ne valait l’été. Se faire chasser de l’île au cœur de l’été rendait l’expulsion encore plus pénible ; on les privait de la plus belle saison de l’année.

Mais n’est-ce pas l’histoire de l’humanité depuis le commencement des temps ? se demanda Lawler. Une expulsion après l’autre, à commencer par celle du paradis terrestre. Un exil après l’autre.

En contemplant la baie dans toute sa splendeur, Lawler éprouvait un douloureux pincement au cœur, le sentiment nouveau d’une perte. Sa vie à Sorve lui échappait irrémédiablement, seconde après seconde. L’étrange griserie qu’il avait ressentie la première nuit à la perspective de recommencer ailleurs une nouvelle vie ne l’avait pas quitté. Mais il ne l’éprouvait plus en permanence.

L’image de Sundira se présenta à lui. Il se demanda ce que cela lui ferait de coucher avec elle. Inutile de faire comme s’il n’était pas attiré par la jeune femme. Les longues jambes fuselées de Sundira ; son corps souple, mince et musclé à la fois ; son énergie, son attitude brusque et assurée. Il imagina ses doigts effleurant lentement la peau fraîche et satinée de l’intérieur des cuisses de la jeune femme. Sa tête se nichant dans le creux entre la gorge et l’épaule. Ses mains se refermant sur les petits seins fermes aux mamelons tendus contre ses paumes. Si Sundira faisait l’amour avec la moitié de la vigueur qu’elle employait à nager, ce serait extraordinaire.

C’était drôle de désirer de nouveau une femme.

Lawler avait pratiqué la continence pendant si longtemps ; céder au désir l’obligerait à retirer une partie de la cuirasse dont il s’était soigneusement revêtu. Mais la perspective de quitter l’île avait réveillé toutes sortes de choses qui dormaient en lui.


Lawler se rendit brusquement compte qu’il s’était écoulé au moins dix minutes depuis la dernière fois qu’il avait vu Sundira respirer. Le meilleur nageur humain ne pouvait suspendre aussi longtemps sa respiration. Inquiet, il fouilla du regard la surface de la baie.

En tournant la tête sur sa gauche, il la vit soudain s’avancer dans sa direction, sur la promenade de la digue. Ses cheveux bruns et mouillés étaient ramenés derrière sa tête et elle portait avec désinvolture une tunique bleue d’algue-lierre ouverte sur le devant. Elle avait dû gagner la côte par le sud sans qu’il le remarque et prendre pied près de la rampe de la baie, à côté du chantier naval.

— Acceptez-vous ma compagnie ? demanda-t-elle.

— Ce n’est pas la place qui manque ici, dit Lawler en écartant les bras.

Elle arriva à sa hauteur et prit la même position que lui, le buste penché en avant, la tête tournée vers la mer, les coudes appuyés sur le garde-fou.

— Vous aviez l’air si grave tout à l’heure, quand je suis passée devant vous en nageant. Vous étiez plongé dans vos pensées.

— C’est vrai ?

— À moi de vous le demander.

— Oui, je suppose.

— Vous méditiez de profondes pensées, docteur ?

— Non, je réfléchissais, c’est tout.

Il ne se sentait pas capable de lui avouer ce qui occupait son esprit quelques minutes plus tôt.

— J’essayais d’accepter l’idée du départ, dit-il en improvisant rapidement. L’idée de ce nouvel exil.

— Un nouvel exil ? dit-elle. Je ne comprends pas. Pourquoi dites-vous cela ? Vous est-il déjà arrivé d’avoir à quitter une île avant celle-ci ? Je croyais que vous aviez toujours vécu à Sorve.

— C’est vrai. Ce que je voulais dire, c’est qu’il s’agit d’un deuxième exil pour nous tous. Nos ancêtres ont déjà été exilés de la Terre et maintenant, nous sommes condamnés à quitter cette île.

— Nous n’avons pas été exilés de la Terre, dit-elle en se tournant vers lui, l’air perplexe. Jamais aucun humain né sur la Terre n’est venu s’établir sur Hydros. La Terre a été détruite un siècle avant l’arrivée des premiers humains sur cette planète.

— Peu importe. Si l’on remonte à l’origine, nous venons tous de la Terre. Et nous avons perdu notre patrie. N’est-ce pas une sorte d’exil ? Et je parle pour tout le monde, pour tous les humains disséminés sur toutes les planètes. Écoutez, poursuivit-il en accélérant brusquement son débit, nous avions jadis une patrie, une planète ancestrale et cette planète a disparu. Elle est détruite, elle s’est volatilisée. Elle n’existe plus. La Terre n’est plus qu’un souvenir, et un souvenir très flou. Il n’en subsiste que quelques fragments infimes comme ceux que vous avez vus dans mon vaargh. Mon père me disait que la Terre était un endroit merveilleux, extraordinaire, la plus belle planète qui eût jamais existé. Le jardin des délices, aimait-il à dire, le paradis. Peut-être est-ce la vérité ; d’aucuns prétendent qu’il n’en est absolument rien, que c’était un endroit horrible, une planète que les gens fuyaient, car ils ne pouvaient supporter d’y vivre tellement elle était affreuse. Je ne sais pas. Tout cela est devenu une véritable mythologie. Quoi qu’il en soit, c’était notre patrie et, quand nous l’avons quittée, la porte s’est refermée derrière nous pour de bon.

— Je ne pense jamais à la Terre, dit Sundira Thane.

— Moi, si. Toutes les autres races de la galaxie ont une patrie, pas nous. Nous sommes condamnés à vivre éparpillés sur plusieurs centaines de mondes, un millier par-ci, quelques centaines par-là, tous établis loin de chez nous, plus ou moins bien tolérés par la population indigène des planètes sur lesquelles nous avons réussi à prendre pied avec des fortunes diverses. Voilà ce que j’entends par exil.

— Même si la Terre existait encore, il nous serait impossible d’y retourner. Pas à partir d’Hydros. C’est cette planète qui est notre patrie, pas la Terre. Et personne ne veut nous exiler d’Hydros.

— On veut au moins nous exiler de Sorve. Vous n’arriverez pas à me prouver le contraire.

L’expression de la jeune femme, qui marquait de la perplexité et un peu d’impatience, s’adoucit brusquement.

— Si vous considérez cela comme un exil, dit-elle, c’est parce que vous n’avez jamais vécu ailleurs. Pour moi, une île n’est rien d’autre qu’une île. D’ailleurs, elles se ressemblent presque toutes. Je séjourne un certain temps sur l’une d’elles, puis j’ai envie d’aller voir ailleurs et je m’en vais. Pardonnez-moi, ajouta-t-elle en posant fugitivement la main sur celle de Lawler, je sais que, pour vous, ce doit être différent.

Lawler aspirait de toutes ses forces à changer de sujet. Les choses avaient pris une mauvaise tournure. Elle lui offrait sa pitié, ce qui signifiait qu’elle devait croire qu’il s’apitoyait sur son sort. La conversation était mal engagée et il ne savait comment en changer le cours. Au lieu de lui parler d’exil et du sort poignant des malheureux humains dispersés comme des grains de sable d’un bout à l’autre de la galaxie, il aurait dû simplement lui dire qu’il l’avait trouvée superbe quand elle avait fait dans l’eau ce saut carpé mettant sa croupe en valeur et lui demander si elle aimerait le suivre sur-le-champ dans son vaargh pour une joyeuse partie de jambes en l’air avant le dîner. Mais il était trop tard pour changer de tactique. À moins que…

— Et comment va cette toux ? demanda-t-il après un long silence.

— De mieux en mieux. Mais j’aimerais avoir un peu plus de votre remède miraculeux. Il ne m’en reste plus que pour deux ou trois jours.

— Passez à mon vaargh quand vous l’aurez fini et je vous en donnerai d’autre.

— D’accord, dit-elle. Et j’aimerais aussi regarder de plus près vos vestiges de la Terre.

— Très volontiers. Et, si cela vous intéresse, je vous dirai tout ce que je sais sur eux. Dans la mesure de mes modestes connaissances. Mais l’intérêt de la plupart des gens retombe rapidement quand je commence à en parler.

— Je n’imaginais pas que vous étiez fasciné à ce point par la Terre. Je n’ai jamais connu personne pour qui elle ait une telle importance. Pour la plupart d’entre nous, la Terre est simplement la planète sur laquelle vivaient nos ancêtres il y a déjà bien longtemps. Mais, en réalité, c’est quelque chose qui dépasse notre entendement, quelque chose d’inaccessible. Nous ne pensons pas plus à la Terre qu’à la tête que pouvaient avoir nos aïeux.

— J’y pense, répliqua Lawler, mais je ne sais pas pourquoi. Je pense à toutes sortes de choses qui me sont inaccessibles. Par exemple ce que peut être la vie sur la terre ferme. Un lieu où les pieds foulent un sol noir où poussent des plantes. Des plantes qui croissent en plein air et qui atteignent vingt fois la hauteur d’un homme.

— Vous voulez dire des arbres ?

— Oui, des arbres.

— J’ai entendu parler des arbres. Je sais que ce sont des végétaux dont la tige est si épaisse qu’on ne peut en faire le tour avec les bras. Qu’ils ont de haut en bas une enveloppe brune, dure et rugueuse. Vraiment incroyable !

— À vous écouter parler, on dirait que vous en avez déjà vu, dit Lawler.

— Moi ? Non ! Comment aurais-je pu en voir ? Je suis venue au monde sur Hydros, tout comme vous. Mais j’ai connu des gens qui avaient vécu sur des planètes où le sol est solide. Quand je vivais à Simbalimak, j’ai passé un certain temps avec un homme originaire d’Aurore et il m’a parlé des forêts, des oiseaux, des montagnes et de tant d’autres choses que nous n’avons pas ici. Des arbres. Des insectes. Des déserts. C’était ahurissant.

— J’imagine, dit Lawler.

Ce sujet de conversation ne le réjouissait pas plus que le précédent. Il ne voulait pas entendre parler de forêts, d’oiseaux, ni de montagnes, pas plus que de l’homme d’Aurore avec qui elle avait passé un certain temps à Simbalimak.

Elle lui lança un regard bizarre. Il y eut un long silence pesant, un silence plein de sous-entendus, mais il ne comprenait pas ce qu’il cachait.

— Vous n’avez jamais été marié, n’est-ce pas, docteur ? demanda-t-elle d’un ton beaucoup plus sec.

La question était si inattendue que Lawler n’aurait pas été plus surpris en voyant un Gillie faire devant lui un saut périlleux.

— Une fois, répondit-il, et pas très longtemps. Cela remonte à un certain temps et ce fut une grosse bêtise. Et vous ?

— Jamais. Je n’arrive pas à comprendre comment on peut faire cela. Je veux dire unir sa destinée à une seule personne et jusqu’à la fin de ses jours… Cela me paraît tellement bizarre.

— Il semble que ce soit possible, fit observer Lawler. Je l’ai vu de mes propres yeux. Mais je dois reconnaître que mon expérience personnelle est très limitée.

Sundira Thane acquiesça vaguement de la tête. Elle semblait lutter contre quelque chose. Lui aussi, et il savait ce que c’était : sa réticence à franchir les barrières qu’il avait dressées autour de son existence depuis le départ de Mireyl, son manque d’ardeur à s’exposer à de nouvelles souffrances. Il s’était habitué à sa vie monacale et disciplinée. Non seulement il s’y était habitué, mais cela paraissait être le genre de vie qu’il souhaitait, celui qui répondait à ses aspirations les plus profondes. Qui ne risque rien ne perd rien. Attendait-elle qu’il lui fasse des avances ? Oui, c’est bien ce qu’il semblait. Mais le ferait-il ? En était-il capable ? Il s’était enfermé dans une indifférence intransigeante et qui ne laissait pas de solution pour en sortir.

Le souffle tiède de la brise venant du sud lui apportait l’odeur des cheveux mouillés de la jeune femme et agitait doucement la tunique, lui rappelant que dessous, elle était nue. La lumière orangée du soleil couchant jouait sur sa peau et transformait en fils d’or les poils très fins, presque invisibles, de son corps, de sorte que ses seins donnaient l’impression d’étinceler dans l’ouverture du vêtement primitif. Son corps était encore humide du bain et ses petits mamelons clairs durcissaient à la première fraîcheur du soir. Elle était souple et svelte, désirable.

Il avait envie d’elle, cela ne faisait aucun doute.

Soit. Eh bien, vas-y ! Tu n’as plus quinze ans. Tu sais ce qu’il faut lui dire : « Plutôt que d’attendre demain matin, accompagnez-moi donc maintenant jusqu’à mon vaargh et je vous donnerai le remède. Et après, nous pouvons dîner ensemble et boire quelques verres. J’ai envie de mieux vous connaître. » Lawler avait l’impression que les mots flottaient encore dans l’air, comme s’il les avait véritablement prononcés.

À cet instant précis, Gabe Kinverson, retour de sa journée en mer, apparut sur le sentier. Il portait encore sa tenue de pêche, de lourds vêtements évoquant une toile de tente et destinés à le protéger des coups cinglants des tentacules des poissons-chair. Sous un bras, il portait une voile pliée. Il s’arrêta à une douzaine de mètres, se redressa de toute sa taille et les considéra pendant quelques instants. Massif et rugueux comme un récif, il avait une présence imposante et il émanait de lui cet étrange sentiment d’une grande force contenue avec énormément de difficulté, de violence cachée, de danger latent.

— Te voilà, dit-il en s’adressant à Sundira. Je te cherchais. Bonsoir, docteur.

Il s’était exprimé d’un ton calme, détaché, énigmatique. Les paroles de Kinverson n’étaient jamais aussi menaçantes que son apparence. Il fit signe à Sundira de s’approcher et elle se dirigea vers lui sans hésiter.

— Cela m’a fait plaisir de discuter avec vous, docteur, dit-elle en regardant Lawler par-dessus son épaule.

— À moi aussi.

Kinverson a juste besoin d’elle pour réparer cette voile, se dit-il. Bien sûr. Bien sûr.

Il fit cette nuit-là un des rêves de la Terre. Il y en avait deux, l’un extrêmement pénible, l’autre un peu moins angoissant. Lawler en faisait un au moins une fois par mois, parfois les deux.

C’était le moins désagréable, celui où il se trouvait sur la Terre et où il foulait un sol ferme. Il était pieds nus et il venait de pleuvoir ; le sol était chaud et souple. Quand il remuait les orteils et les enfonçait dans ce sol, il voyait jaillir entre eux des tortillons de terre, comme le sable lorsqu’il marchait sur un banc de la baie. Mais le sol de la Terre était beaucoup plus sombre et beaucoup plus lourd. Il cédait légèrement sous le pied d’une manière très étrange.

Il traversait une forêt. Des arbres s’élevaient de tous côtés, des plantes qui ressemblaient un peu à des algues, avec des troncs élevés et de hautes couronnes de feuillage dense, mais elles étaient beaucoup plus massives que toutes les algues-bois qu’il eût jamais vues et les feuilles étaient si hautes qu’il ne pouvait en distinguer la forme. Des oiseaux voletaient à la cime des arbres. Ils émettaient de curieux cris mélodieux, une musique qu’il n’avait jamais entendue ailleurs et dont il était incapable de se souvenir à son réveil. Toutes sortes d’animaux plus ou moins étranges se déplaçaient dans la forêt ; certains marchaient sur deux jambes comme les humains, d’autres rampaient sur le ventre, d’autres encore prenaient appui sur six ou huit petites échasses. Il les saluait d’un signe de la tête et les créatures de la Terre lui rendaient son salut en passant.

Il atteignit un endroit où la forêt se dégarnissait et où une montagne se dressait devant lui. Elle avait l’aspect d’un verre sombre, moucheté d’irrégularités miroitantes et la lumière chaude et dorée du soleil couchant lui conférait un éclat extraordinaire. La montagne emplissait la moitié du ciel et ses pentes étaient couvertes d’arbres. Ils paraissaient si petits qu’il avait l’impression de pouvoir les prendre dans la main, mais il savait que ce n’était dû qu’à l’éloignement de la montagne, et qu’en réalité les arbres étaient au moins aussi gros, sinon plus, que ceux qui poussaient dans la forêt qu’il venait de quitter.

Il avait contourné la base de la montagne. Derrière se trouvait un espace allongé, en pente, une vallée, et, derrière cette vallée, il voyait quelque chose de sombre qui s’étendait en tous sens. Il savait que c’était une ville, grouillante de gens, des gens dont le nombre dépassait l’imagination. Il se dirigeait vers la ville en songeant qu’il allait se mêler aux gens de la Terre, leur dire qui il était et d’où il venait, leur poser des questions sur la vie qu’ils menaient, leur demander s’ils avaient connu son trisaïeul, Harry Lawler, ou bien le père ou le grand-père de Harry.

Mais il avait beau marcher, la ville ne se rapprochait pas. Elle demeurait sur l’horizon, tout au fond de la vallée. Il marchait pendant des heures ; il marchait pendant des jours ; il marchait pendant des semaines. Mais la ville restait hors d’atteinte, reculant à mesure qu’il avançait vers elle.

Quand il se réveilla enfin, il se sentait épuisé, perclus de tous ses membres, comme après un grand effort, et avec l’impression de ne pas avoir dormi du tout.


Dans le courant de la matinée, Josc Yanez, le jeune élève de Lawler, vint prendre sa leçon habituelle. Le système d’apprentissage de l’île était très strict ; il ne fallait laisser perdre aucune compétence. Pour la première fois depuis l’installation des humains, l’apprenti médecin n’était pas un Lawler. Mais la lignée des Lawler allait s’éteindre avec lui ; il faudrait bien qu’une autre famille se charge de cette responsabilité quand il aurait disparu.

— Quand nous partirons, demanda Josc, pourrons-nous emporter tout l’équipement médical ?

— Cela dépend de la place qu’il y aura sur les navires, répondit Lawler. Nous emporterons le matériel, la majeure partie des médicaments, la pharmacopée.

— Et les dossiers des patients ?

— S’il y a de la place. Je ne sais pas.

Josc était un grand échalas de dix-sept ans. Un jeune homme d’un naturel doux, au sourire franc et au visage ouvert, qui savait prendre les gens comme il fallait. Il semblait avoir des dispositions pour la médecine et il aimait ces longues heures d’études dont Lawler, dans sa jeunesse remuante et indocile, n’avait jamais raffolé. C’était la deuxième année d’apprentissage de Josc, et Lawler pressentait qu’il connaissait déjà la moitié des procédés techniques de base. Le reste et l’art d’établir un diagnostic viendraient en leur temps. Le jeune homme était issu d’une famille de marins ; son frère aîné, Martin, était l’un des capitaines de Delagard. Cela ressemblait bien à Josc de se préoccuper des dossiers de ses patients. Mais Lawler doutait qu’ils puissent les emporter, car les navires de Delagard ne semblaient guère avoir de place pour la cargaison et il y avait des choses plus importantes à emporter que de vieux dossiers médicaux. Il leur faudrait donc, à Josc et à lui, apprendre par cœur les antécédents médicaux de tous les membres de la communauté avant de quitter l’île. Mais ce ne serait pas un gros problème : Lawler en avait déjà en mémoire la plus grande partie. Et il soupçonnait Josc d’en savoir autant que lui.

— J’espère pouvoir embarquer sur le même navire que vous, dit le jeune homme pour qui Lawler, juste après son frère Martin, était le plus grand des héros.

— Non, lui dit Lawler, nous devrons embarquer sur des navires différents. Si le mien disparaît en mer, tu survivras et tu me remplaceras comme médecin.

Josc eut l’air abasourdi. Était-ce à l’idée que son héros pouvait périr en mer ou bien parce qu’il se rendait compte qu’il était vraiment destiné à devenir un jour le médecin de la communauté et que ce jour était peut-être proche ?

Probablement pour cette seconde raison. Lawler se souvenait de ce qu’il avait éprouvé lorsqu’il avait pris conscience que son apprentissage, ces études exténuantes, ces interminables exercices avaient un but concret, qu’il serait appelé un jour à prendre la place de son père dans ce cabinet et à faire tout ce que son père faisait. Il avait à peu près quatorze ans quand cela s’était produit. À vingt ans, il avait perdu son père et était devenu le nouveau médecin.

— Ne t’inquiète pas pour cela, poursuivit Lawler, il ne m’arrivera rien. Mais il faut envisager le pire, Josc. Nous sommes, toi et moi, les seuls de toute la communauté à avoir acquis quelques connaissances médicales et il convient de protéger ce savoir.

— Oui, bien sûr.

— Très bien. Cela implique donc que nous voyagerons sur des navires différents. Tu vois ce que je veux dire ?

— Oui, répondit le jeune homme, je comprends. J’aurais préféré voyager avec vous, mais je comprends. Nous devions parler aujourd’hui des inflammations de la plèvre, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en souriant.

— Oui, dit Lawler, les inflammations de la plèvre.

Il déplia sa planche anatomique usée et tachée. Josc se pencha en avant, attentif, le regard vif, avide d’apprendre. Le jeune homme était une source d’inspiration pour Lawler. Il lui rappelait quelque chose qu’il avait eu tendance à oublier ces derniers temps, à savoir que sa profession était plus qu’un métier, qu’elle était une vocation.

— Épanchement pleural et inflammations de la plèvre, reprit-il. Symptomatologie, causes, mesures thérapeutiques.

Il avait l’impression d’entendre la voix de son propre père, grave, mesurée, inexorable, résonnant encore dans sa tête comme un gong.

— Prenons l’exemple d’une douleur brusque et déchirante dans la poitrine…

— Je crains d’avoir de mauvaises nouvelles, dit Delagard.

— Ha !

Ils étaient au chantier naval, dans le bureau de l’armateur qui lui avait demandé de passer. Il était midi, l’heure de la pause pour Lawler. Il y avait une bouteille entamée d’alcool d’algue-vigne sur la table d’algue-bois, mais Lawler avait refusé le verre proposé par Delagard. Jamais pendant les heures de travail, disait-il. Il essayait toujours de garder l’esprit clair quand il exerçait et, même s’il faisait une entorse pour l’herbe tranquille, il se disait qu’elle ne pouvait nuire à l’exercice de sa profession. Elle contribuait même à rendre son esprit plus clair.

— J’ai déjà des résultats, poursuivit Delagard. Mais ils ne sont pas bons. Velmise ne veut pas de nous, docteur.

Lawler eut l’impression de recevoir un coup de poing dans l’estomac.

— C’est ce qu’ils vous ont dit ?

Delagard poussa vers lui une feuille de papier parcheminé.

— Dag Tharp m’a remis cela il y a une heure. C’est un message de mon fils Kendy, qui vit à Velmise. Il m’annonce qu’ils ont réuni leur conseil hier soir et qu’ils ont rejeté notre demande. Leur quota d’immigration pour l’année est de six personnes et, compte tenu des circonstances exceptionnelles, ils acceptent de le porter à dix. Mais ils n’iront pas plus loin.

— Pas à soixante-dix-huit.

— Non, pas à soixante-dix-huit. Le souvenir de Shalikomo est encore vivace. Tout le monde redoute de provoquer la colère des Gillies en accueillant trop d’humains sur son île. On peut toujours se dire que dix personnes, c’est mieux que rien. Si nous en envoyons dix à Velmise, dix à Salimil, dix autres à Grayvard.

— Non, dit Lawler. Je tiens à ce que nous restions ensemble.

— Je sais, je sais.

— À défaut de Velmise, quelle est la meilleure possibilité ?

— Dag est en ce moment même en contact avec Salimil. J’ai un fils là-bas aussi, vous savez. Il saura peut-être se montrer un peu plus persuasif que Kendy. Ou bien les habitants de Salimil seront peut-être un peu moins stricts. Bon Dieu, on croirait que nous avons demandé à ceux de Velmise d’évacuer toute leur foutue ville pour nous faire de la place ! Je suis sûr qu’ils pourraient nous caser. Ce serait peut-être un peu difficile pendant quelque temps, mais ils pourraient se débrouiller. Il n’y aura pas de nouveau Shalikomo !

Delagard feuilleta une liasse de parchemins posés sur son bureau et les tendit à Lawler.

— Velmise peut aller se faire foutre. Nous trouverons autre chose. J’aimerais que vous jetiez un coup d’œil là-dessus, doc.

Lawler passa rapidement en revue les documents. Chaque feuille contenait une liste de noms rédigée de la grosse écriture vigoureuse de Delagard.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je vous ai dit il y a quinze jours que je disposais de six navires. Cela fait donc treize personnes par bâtiment. En réalité, de la manière dont les choses se présentent, nous aurons un navire avec onze personnes, deux avec quatorze et les trois autres avec treize passagers. Vous allez comprendre pourquoi dans une minute. Voici les listes des passagers telles que je les ai établies. Tenez, ajouta-t-il en tapotant la première feuille, c’est celle qui devrait vous intéresser tout particulièrement.

Lawler parcourut rapidement la liste de noms.


Moi et Lis

Gospo Struvin

Docteur Lawler

Quillan

Kinverson

Sundira Thane

Dag Tharp

Onyos Felk

Dann Henders

Natim Gharkid

Pilya Braun

Léo Martello

Neyana Golghoz.


— Alors ? demanda Delagard.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Je vous l’ai dit, c’est la liste des passagers. Ceux de notre navire, le Reine d’Hydros. Je crois que nous formerons un bon groupe.

Lawler lança à Delagard un regard incrédule.

— Quel salaud vous faites, Nid ! On peut dire que vous prenez soin de votre petite personne.

— Comment ça, docteur ?

— Je veux dire que vous n’avez pas lésiné sur les moyens pour assurer votre sécurité et votre confort pendant que nous serons en mer. Et vous n’avez même pas honte de me montrer ça. Non, je suis sûr que vous êtes fier de vous. Vous aurez sur votre navire le seul médecin de la communauté, le meilleur spécialiste des communications, celui d’entre nous qui fait office d’ingénieur et le cartographe. Et Gospo Struvin est considéré comme le meilleur capitaine de votre flotte. Ce n’est pas un mauvais équipage pour un voyage d’une durée inconnue et qui nous mènera Dieu sait où. Il faut ajouter Kinverson, le chasseur, qui est tellement fort qu’il n’a même pas l’air humain et qui connaît l’océan aussi bien que vous votre chantier naval. La belle équipe ! Et pas d’enfants pour nous casser les pieds, pas de vieillards, pas un individu ayant des problèmes de santé. Pas mal, pas mal !

Une étincelle de colère passa très fugitivement dans les petits yeux brillants de Delagard.

— Écoutez, doc, ce sera le navire de tête. Le voyage ne sera peut-être pas si facile, surtout si nous sommes obligés d’aller jusqu’à Grayvard. Nous devons assurer notre survie.

— Plus que les autres ?

— Vous êtes le seul médecin. Vous voulez être sur tous les navires à la fois ? Essayez donc ! Je me suis dit que, puisque vous deviez en choisir un, autant que ce soit le mien.

— Bien sûr, dit Lawler en laissant courir un doigt le long de la feuille. Mais, même en appliquant la règle du Delagard d’abord, il y a certains de ces choix que je m’explique mal. À quoi pourra bien vous servir Gharkid ? C’est une vraie nullité.

— Il connaît les algues, même s’il ne sait rien d’autre. Il pourra nous aider à trouver de la nourriture.

— Cela me paraît raisonnable, dit Lawler en baissant les yeux vers la panse rebondie de Delagard. Nous n’allons tout de même pas risquer de mourir de faim en mer, hein ? Hein ? Et Pilya Braun ? ajouta-t-il en reportant les yeux sur la liste. Et Neyana Golghoz ?

— Elles travaillent dur. Elles ne se mêlent pas de ce qui ne les regarde pas.

— Et Martello ? Un poète ?

— Ce n’est pas seulement un poète. Il sait se débrouiller à bord d’un navire. D’ailleurs, pourquoi pas un poète ? Nous allons entreprendre une sorte d’odyssée. Une foutue odyssée : la population entière d’une île qui émigre. Nous aurons à bord quelqu’un qui pourra faire le récit de notre voyage.

— Bonne idée, dit Lawler. Nous embarquons notre propre Homère afin que la postérité n’ignore rien de ce grand voyage. Cela me plaît. Je remarque, ajouta-t-il après un nouveau coup d’œil à la liste, que vous n’avez que quatre femmes contre dix hommes.

— La proportion d’hommes et de femmes ne dépend pas de moi, dit Delagard en souriant. La population de l’île est composée de trente-six femmes et de quarante-deux hommes. Mais n’oubliez pas que onze de ces dames appartiennent à cette foutue communauté religieuse. Elles embarqueront toutes seules sur un navire. Qu’elles se débrouillent pour le faire avancer, si elles en sont capables ! Il nous reste donc vingt-cinq femmes et jeunes filles pour cinq bâtiments, sachant que les mères doivent rester auprès de leurs enfants et ainsi de suite, j’ai calculé que nous pouvions en embarquer quatre à bord de notre navire.

— Pour Lis, je comprends, mais comment avez-vous choisi les trois autres ?

— Braun et Golghoz ont déjà fait partie de mes équipages, sur les trajets de Velmise et de Salimil. Si je dois avoir des femmes à bord, autant qu’elles soient capables d’effectuer les manœuvres.

Et Sundira ? C’est vrai, elle peut réparer le gréement. Je comprends votre choix.

— Bien sûr, dit Delagard. De plus, elle est la compagne de Kinverson. Puisqu’elle sait se rendre utile et qu’ils forment un couple, je ne vois pas de raison de les séparer.

— À ma connaissance, dit Lawler, ils ne forment pas un couple.

— Vous croyez ? C’est pourtant l’impression que j’ai. Je les vois souvent ensemble. Quoi qu’il en soit, doc, voilà nos passagers. Au cas où la flotte serait dispersée en mer, nous aurions avec nous des gens compétents pour nous permettre d’atteindre notre but. Passons au deuxième navire, le Déesse de Sorve. Il y aura Brondo Katzin et sa femme, tous les Thalheim, les Tanamind…

— Une seconde, dit Lawler, je n’ai pas encore fini avec le premier. Nous n’avons pas abordé le cas du père Quillan. Encore un qui nous sera très utile. Je suppose que vous l’avez choisi pour vous attirer les bonnes grâces du Seigneur.

Delagard resta imperméable à l’ironie. Il partit d’un rire tonitruant.

— Comme vous y allez ! Non, cela ne m’est jamais venu à l’esprit. Ouais, c’est une bonne idée d’emmener un prêtre. Si quelqu’un a de l’influence là-haut, ce ne peut être que lui. Mais si j’ai choisi le père Quillan, c’est simplement parce que je me plais en sa compagnie. Je trouve que c’est un homme terriblement intéressant. Naturellement, songea Lawler. C’était toujours une erreur d’attendre de Delagard qu’il fût conséquent dans ce qu’il faisait.


Il fit pendant la nuit l’autre rêve terrestre, celui qui était vraiment pénible, celui auquel il espérait toujours échapper. Depuis longtemps, il n’avait pas fait les deux rêves deux nuits consécutives et il fut pris de court, car il pensait que le rêve de la veille le dispenserait de l’autre pendant quelque temps. Mais non. Il n’y avait pas moyen d’y échapper. La Terre ne cesserait donc jamais de le hanter.

Elle était là-haut, dans le ciel de Sorve, resplendissante sphère bleu-vert tournant lentement pour montrer ses océans étincelants et ses magnifiques continents ocre. Elle était d’une beauté sans pareille, tel un énorme joyau brillant au firmament. Il voyait les chaînes de montagnes, dentelures grises et irrégulières formant l’épine dorsale des continents. Il discernait sur leurs crêtes la neige d’un blanc immaculé. Du haut de la digue ligneuse de sa petite île, il prenait son essor et se laissait flotter dans le ciel, s’éloignant d’Hydros, voguant dans l’espace, jusqu’à ce que, tel un dieu, il plane au-dessus du globe bleu-vert appelé la Terre. Il distinguait maintenant les villes, chacun des bâtiments, non pas pointus comme des vaarghs, mais larges et plats, alignés sur des distances immenses et séparés par de larges voies. Et des gens qui suivaient ces voies, des milliers, des dizaines de milliers de gens, marchant rapidement ou, pour certains, se déplaçant dans de petits véhicules qui ressemblaient à des bateaux naviguant sur la terre ferme. Dans le ciel volaient les animaux ailés appelés oiseaux, comme les rase-vagues ou les autres poissons d’Hydros capables de jaillir de l’eau et de demeurer en suspension pendant un laps de temps très court. Mais ces oiseaux-là se soutenaient sans peine dans l’air ; ils prenaient majestueusement de la hauteur et tournaient autour de la planète en décrivant inlassablement de larges cercles. Aux oiseaux se mêlaient des machines capables, elles aussi, de voler. C’étaient des machines de métal, lisses et brillantes, aux ailes courtes et au long corps tubulaire. Lawler les voyait quitter la surface de la Terre et se déplacer à une vitesse incroyable sur d’énormes distances, transportant les habitants de la Terre d’une île à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un continent à l’autre, un carrousel frénétique ; l’âme de Lawler chavirait en contemplant leurs évolutions.

Il se laissait flotter dans les ténèbres, très haut au-dessus de la planète bleu-vert, observant, attendant, sachant ce qui allait se produire ensuite, espérant que, cette fois, il ne se passerait rien.

Mais c’était inéluctable. Il se produisit la même chose que les fois précédentes, ce qu’il avait déjà vécu tant de fois, ce qui faisait sortir la sueur de tous ses pores et frémir tous ses muscles d’horreur et d’angoisse. Aucun signe n’annonçait jamais que cela allait se produire. Cela commençait tout simplement : le soleil jaune et ardent se mettait brusquement à grossir, son éclat augmentait, il se déformait monstrueusement… Des langues de feu s’étiraient dans le ciel…

Les flammes s’élevaient des collines et des vallées, des forêts et des bâtiments. L’eau des océans bouillonnait. Les plaines étaient calcinées. Des nuages de cendres obscurcissaient le ciel. La terre noircie était éventrée. Les montagnes sinistres et dénudées se dressaient au-dessus des champs brûlés. La mort. Partout la mort, la mort, la mort.

Il espérait toujours se réveiller avant ce moment-là. Mais cela n’arrivait jamais ; il était contraint de tout voir, les océans bouillonnants, les forêts verdoyantes réduites en cendres.

Le lendemain matin, son premier patient fut Sidero Volkin, un des charpentiers de Delagard, qui s’était fait piquer au mollet par un ver-flamme pendant que, dans l’eau jusqu’à la taille, il débarrassait la quille d’un navire des doigts de mer qui s’y étaient fixés en abondance. Un tiers du travail de Lawler consistait à soigner des blessures reçues dans les eaux tranquilles et peu profondes de la baie. Ces eaux tranquilles et peu profondes n’avaient que trop souvent la visite d’animaux marins qui se plaisaient à piquer et mordre, couper et transpercer, s’infiltrer dans l’organisme, tourmenter de toutes les manières les humains de l’île.

— Cette petite saleté a nagé jusqu’à ma hauteur en suivant la coque, expliqua Volkin, puis elle s’est dressée et m’a regardé droit dans les yeux. J’ai visé la tête avec ma hachette, mais elle a lancé sa queue de l’autre côté et m’a piqué avec son dard. La sale bête ! Je l’ai coupée en deux, mais ça me fait une belle jambe.

La plaie était étroite mais profonde et déjà infectée. Le ver-flamme était un petit animal frétillant, au corps allongé, une sorte de tube résistant et flexible, armé d’un côté d’une petite bouche méchante et de l’autre d’un dard. Peu importait de quel côté l’animal frappait, les deux grouillaient de micro-organismes vivant en symbiose avec le ver-flamme, mais pathogènes pour l’organisme humain. Ces microbes provoquaient aussitôt une vive douleur et des complications quand ils entraient en contact avec les tissus humains. La jambe de Volkin était rouge et tuméfiée. L’inflammation avait provoqué sur la peau l’apparition de fines nervures écarlates rayonnant à partir de la plaie, comme les cicatrices de quelque culte sinistre.

— Ça va faire mal, dit Lawler en plongeant une longue aiguille de bambou dans un bol rempli d’un puissant antiseptique.

— Comme si je ne le savais pas, docteur !

Lawler sonda la plaie avec son aiguille, piquant de-ci de-là, introduisant autant d’antiseptique dans les chairs gonflées que Volkin pouvait, à son avis, le supporter. Le charpentier demeurait parfaitement immobile, jurant de temps en temps entre ses dents tandis que Lawler lui infligeait avec l’aiguille des douleurs qui devaient être atroces.

— Voici un calmant, dit le médecin en lui tendant un sachet de poudre blanche. Vous serez mal fichu pendant quarante-huit heures, puis l’inflammation se résorbera. Cet après-midi, vous aurez de la fièvre. Prenez donc votre journée.

— Je ne peux pas. Jamais Delagard n’acceptera. Les navires doivent être remis en état pour prendre la mer et il reste encore beaucoup à faire.

— Prenez votre journée, répéta Lawler. Si Delagard vous fait des difficultés, dites-lui que c’est à moi qu’il doit venir se plaindre. De toute façon, vous aurez la tête qui tournera trop dans une demi-heure pour faire quoi que ce soit d’utile. Allez, rentrez chez vous.

Volkin hésita quelques instants à la porte du vaargh de Lawler.

— Je voudrais que vous sachiez que je vous suis reconnaissant de ce que vous avez fait, docteur.

— Allez-y. Si vous restez debout, votre jambe va refuser de vous porter.

Un autre patient attendait dehors. Neyana Golghoz, une autre employée de Delagard. C’était une femme placide et solidement charpentée d’une quarantaine d’années, avec des cheveux orange, d’une couleur très rare, et un visage plat et large, couvert de taches de rousseur. Elle était originaire de l’île de Kaggerham, mais s’était établie à Sorve depuis cinq ou six ans. Neyana appartenait au personnel d’entretien à bord des navires de Delagard qui faisaient la navette entre Sorve et les îles voisines. Six mois auparavant, un cancer de la peau s’était formé entre ses omoplates. Lawler l’avait traité chimiquement en glissant sous la tumeur des aiguilles enduites de solvant jusqu’à ce qu’elle se résorbe et qu’il puisse l’exciser. Cela n’avait été agréable ni pour l’un, ni pour l’autre. Lawler lui avait ordonné de revenir tous les mois afin qu’il puisse vérifier qu’il n’y avait pas de récidive.

Neyana enleva sa chemise de travail et tourna le dos à Lawler qui palpa la cicatrice, sans doute encore sensible. Cela ne provoqua aucune réaction de Neyana qui, comme la plupart des insulaires, était impassible et résistante. La vie sur Hydros était simple, parfois rude, jamais très amusante pour la population humaine. Les options restaient très limitées, on n’avait guère la liberté de choisir ce que l’on faisait, qui l’on épousait, où l’on vivait. À moins de décider de tenter sa chance sur une autre île, les grandes lignes de la vie étaient déjà tracées au moment où l’on atteignait l’âge adulte. Et si l’on décidait d’aller voir ailleurs, il y avait de grandes chances que l’on découvre que les choix s’y trouvaient pareillement limités par les mêmes facteurs. Cette situation tendait à engendrer un certain stoïcisme.

— Cela me paraît satisfaisant, dit Lawler. Vous vous protégez du soleil, Neyana ?

— Et comment !

— Vous appliquez régulièrement l’onguent ?

— Et comment !

— Dans ce cas, vous ne devriez plus avoir de problèmes.

— Vous êtes drôlement bon, comme médecin, dit Neyana. Vous savez, j’ai connu quelqu’un sur l’autre île qui avait un cancer comme le mien. La tumeur a rongé la chair et il en est mort. Mais vous, docteur, vous vous occupez bien de nous, vous prenez soin de nous.

— Je fais de mon mieux.

Lawler était toujours embarrassé par la gratitude de ses patients. Il avait la plupart du temps l’impression de n’être qu’un boucher, de tailler dans leur chair en employant des méthodes préhistoriques alors que sur d’autres planètes – s’il fallait en croire ceux qui étaient arrivés sur Hydros en provenance d’un autre monde – les médecins avaient à leur disposition toutes sortes de traitements absolument miraculeux. Ils utilisaient des ondes sonores, l’électricité, des radiations et toutes sortes de choses qu’il avait de la peine à comprendre ; ils avaient des remèdes qui pouvaient tout guérir en cinq minutes. Lui devait se contenter de baumes qu’il préparait lui-même, de potions à base d’algues, d’instruments de fortune en bois, avec un tout petit bout de fer ou de nickel. Mais il lui avait dit la vérité : il faisait de son mieux.

— Si jamais je peux faire quelque chose pour vous, docteur, n’hésitez pas à le demander.

— C’est très gentil, dit Lawler.

Neyana sortit et Nicko Thalheim entra. Il était né à Sorve, comme Lawler et, comme Lawler, descendait des Premières Familles. Son ascendance remontait à la cinquième génération, à l’époque de la colonie pénitentiaire. Nicko était l’un des hommes les plus influents de l’île. Carré et rougeaud, avec son cou de taureau et ses larges épaules, c’était un ami d’enfance de Lawler et les deux hommes s’entendaient encore très bien. Sept des insulaires portaient le nom de Thalheim, un dixième de la population totale de Sorve : Nicko, son père et sa sœur, sa femme et ses trois enfants. Il était rare qu’il y eût trois enfants dans une famille. La sœur de Thalheim avait rejoint quelques mois plus tôt le groupe de femmes vivant au bout de l’île et tout le monde la connaissait maintenant sous le nom de sœur Boda. Son entrée au couvent avait profondément déplu à Thalheim.

— Alors, cet abcès, il se vide ? demanda Lawler.

Thalheim avait une infection à l’aisselle gauche.

Lawler pensait qu’il s’était probablement fait piquer par quelque chose dans la baie, mais Nicko affirmait qu’il n’en était rien. L’abcès était profond et il ne cessait de suppurer. Lawler l’avait déjà ouvert et nettoyé de son mieux à trois reprises, mais, chaque fois, il s’était réinfecté. La dernière fois, il avait demandé à Harry Travish, le tisserand, de confectionner un petit tube en plastique de mer qu’il avait cousu sur la cage thoracique pour permettre au pus de s’écouler.

Lawler retira le pansement, coupa les points de suture qui maintenaient le tube en place et examina l’abcès. Tout autour la peau était rouge et brûlante au toucher.

— Ça fait un mal de chien, dit Thalheim.

— Et cela a une sale gueule. Tu utilises la pommade que je t’ai donnée ?

— Ouais, bien sûr, répondit Thalheim d’un ton peu convaincant.

— Tu sais, Nicko, tu fais comme tu veux, dit Lawler. Mais si l’infection s’étend, je serai peut-être obligé de te couper le bras. Tu crois que tu pourras travailler normalement, avec un seul bras ?

— Ce n’est que le bras gauche, Val.

— Tu ne parles pas sérieusement, quand même ?

— Non. Non.

Thalheim poussa un grognement quand Lawler palpa de nouveau la zone enflammée.

— J’ai peut-être oublié la pommade un ou deux jours, ajouta-t-il. Je suis désolé, Val.

— Tu le seras encore plus dans quelques jours.

Froidement, sans ménagement, Lawler nettoya l’abcès comme s’il taillait un morceau de bois. Thalheim demeura immobile et silencieux pendant toute l’opération.

— Nous nous connaissons depuis un bon bout de temps, Val, dit-il tandis que le médecin refaisait la suture.

— Oui, pas loin de quarante ans.

— Et nous n’avons jamais eu envie, ni l’un ni l’autre, d’aller vivre sur une autre île.

— Cela ne m’est jamais venu à l’esprit, dit Lawler. Et, de toute façon, j’étais le médecin.

— Oui. Et, moi, je me plaisais bien ici.

— Oui, dit Lawler en se demandant où il voulait en venir.

— Tu sais, Val, poursuivit Thalheim, l’idée de ce départ me tarabuste. Cela ne me plaît vraiment pas. Je peux même dire que j’en suis malade.

— Moi non plus, Nicko, cela ne me plaît pas beaucoup.

— Mais tu donnes l’impression d’être résigné.

— Crois-tu que j’aie le choix ?

— Il y a peut-être une solution, Val.

Le regard fixé sur Thalheim, Lawler attendit la suite.

— J’ai bien écouté ce que tu as dit pendant notre dernière réunion. Tu as dit que nous n’aurions aucune chance, si nous essayions de nous battre contre les Gillies. Sur le moment, je n’étais pas d’accord avec toi, mais j’ai bien réfléchi et j’ai compris que tu avais raison. Mais je me demande quand même s’il ne serait pas possible à quelques-uns d’entre nous de rester ici.

— Comment ?

— Juste une dizaine ou une douzaine, tu vois, qui se cacheraient tout au bout de l’île, là où les Sœurs se sont installées. Nous deux, ma famille, les Katzin, les Hain… Cela fait une douzaine. Un bon petit groupe où tout le monde s’entend bien et où il n’y aurait pas de frictions. On ne se ferait pas remarquer, on ne s’approcherait jamais des Gillies, on pécherait sur l’arrière de l’île et on essaierait de continuer à vivre comme on a toujours vécu.

L’idée était si extravagante que Lawler fut totalement pris par surprise. Pendant une fraction de seconde, il fut tenté par cette idée folle. Rester à Sorve malgré tout ? Ne pas avoir à renoncer à la baie et aux sentiers familiers ? Jamais les Gillies n’allaient jusqu’à la pointe de l’île. Peut-être ne remarqueraient-ils pas la présence d’une poignée d’insulaires après le départ des autres… Non.

L’ineptie de ce plan le frappa aussitôt avec toute la violence de la Vague. Les Gillies n’auraient pas besoin de se rendre à la pointe de l’île pour savoir qu’il s’y passait quelque chose. Ils étaient toujours au courant de tout ce qui se passait à n’importe quel endroit de l’île. Il leur suffirait de quelques minutes pour les découvrir, puis ils les jetteraient dans la mer par-dessus la levée et c’en serait fait d’eux. De plus, même si un petit groupe d’humains parvenait à échapper à la vigilance des Gillies, comment pouvait-on imaginer qu’ils puissent mener la même existence qu’avant, en l’absence de la majeure partie de la communauté de l’île ? Non, non. C’était impossible, absurde.

— Qu’en penses-tu ? demanda Thalheim.

— Pardonne-moi, Nicko, dit Lawler après un silence, mais je pense que c’est aussi idiot que l’idée de Nimber d’aller voler une de leurs idoles pour faire pression sur eux.

— Vraiment ?

— Oui.

Thalheim demeura silencieux, les yeux fixés sur l’enflure de son aisselle pendant que Lawler refaisait le pansement.

— Tu as toujours eu une manière très pratique de voir les choses, dit-il enfin. Insensible peut-être, mais pratique, toujours pratique. Je suppose que c’est parce que tu n’aimes pas prendre de risques.

— Pas quand il y a une chance sur un million de réussir.

— Tu crois qu’il y a si peu d’espoir ?

— Cela ne peut pas marcher, Nicko. C’est impossible… Allons, reconnais-le. Personne ne peut en faire accroire aux Gillies. Ton idée est trop téméraire, ce serait un suicide.

— Peut-être, dit Thalheim.

— C’est certain.

— J’ai pourtant cru que cela pouvait être une bonne idée.

— Nous n’aurions aucune chance, dit Lawler.

— Non, dit Thalheim en secouant la tête, aucune chance. Mais je tiens vraiment à rester ici, Val. Je ne veux pas partir… Je donnerais tout ce que j’ai pour ne pas être obligé de partir.

— Moi aussi, dit Lawler. Mais nous allons partir. Nous n’avons pas le choix.


Sundira Thane vint le voir pour renouveler sa provision de tranquillisant. Son arrivée fut comme un coup de trompette dans le petit cabinet du vaargh qu’elle emplit de son énergie et de sa présence dynamique.

Mais elle recommençait à tousser. Lawler savait pourquoi et ce n’était pas parce qu’un champignon envahissait ses poumons. Elle avait les traits tirés et paraissait tendue. La lumière qui donnait ce jour-là à ses yeux un éclat si intense trahissait l’anxiété et pas seulement sa force intérieure.

Lawler remplit de liquide rose la petite gourde qu’il lui avait donnée ; de quoi lui permettre d’attendre le jour du départ. Si la toux persistait quand ils auraient pris la mer, elle pourrait partager sa réserve de tranquillisant.

— Savez-vous que l’une des cinglées du couvent vient de passer au village ? dit Sundira. Elle racontait à qui voulait l’entendre qu’elle avait tiré notre horoscope et que pas un seul d’entre nous ne survivrait à ce voyage. Pas un seul. Certains périront en mer et les autres navigueront jusqu’au bout du monde et se jetteront dans le vide pour aller directement au paradis.

— Je suppose que c’est la sœur Thecla. Elle prétend avoir un don de double vue.

— Et c’est vrai ?

— Elle a tiré mon horoscope un jour, avant d’entrer au couvent, à l’époque où elle adressait encore la parole aux hommes. Elle m’a dit que je vivrais jusqu’à un âge avancé et que j’aurais une vie heureuse et bien remplie. Et aujourd’hui, elle affirme que nous allons tous périr en mer. L’une de ces deux prédictions doit être erronée, qu’en pensez-vous ? Ouvrez la bouche, je vous prie. Laissez-moi jeter un coup d’œil à votre larynx.

— Peut-être voulait-elle dire que vous seriez l’un de ceux qui vogueront droit au ciel.

— La sœur Thecla n’est pas une source digne de foi, dit Lawler. Elle a en fait le cerveau sérieusement dérangé. Ouvrez plus grand.

Il examina sa gorge. Il y avait une légère irritation des tissus, mais rien d’inquiétant. Juste ce qu’une toux d’origine psychosomatique pouvait provoquer.

— Si Delagard savait comment aller au ciel en bateau, il l’aurait fait depuis longtemps, poursuivit Lawler. Il aurait déjà mis en place un service assurant la liaison entre Hydros et le paradis et il y aurait envoyé toutes les Sœurs. Pour ce qui est de votre gorge, c’est toujours la même histoire. Tension, toux nerveuse, irritation. Essayez donc d’être plus détendue. Évitez aussi de frayer avec des sœurs qui veulent prédire votre avenir.

— Les pauvres ! dit Sundira en souriant. Elles me font de la peine.

La consultation était terminée, mais elle ne semblait aucunement pressée de partir. Elle se dirigea vers l’étagère sur laquelle était posée la collection de vestiges de la Terre.

— Vous aviez dit que vous m’expliqueriez ce que sont ces objets, dit-elle.

— La statuette de métal est la plus ancienne, dit-il en venant se placer près d’elle. Elle représente un dieu que l’on adorait dans un pays appelé Égypte, il y a plusieurs milliers d’années. L’Égypte s’étendait le long d’un fleuve et c’était l’un des pays les plus anciens de la Terre, l’un de ceux où la civilisation avait commencé. C’est soit le dieu-soleil, soit le dieu de la mort. Peut-être les deux, je n’en suis pas sûr.

— Les deux ? Comment un dieu-soleil pourrait-il être en même temps un dieu de la mort ? Le soleil est la source de la vie, il est lumière et chaleur. La mort est quelque chose de sombre… Mais c’est le soleil de la Terre qui a apporté la mort, n’est-ce pas ? reprit-elle après un silence. Vous voulez dire qu’ils savaient déjà cela dans ce pays appelé Égypte, plusieurs milliers d’années avant que cela se produise ?

— J’en doute fort. Mais le soleil meurt toutes les nuits. Et il ressuscite tous les matins. Peut-être le lien est-il là.

Ce n’était qu’une supposition. Il en savait si peu. Elle prit la figurine de bronze et la fit glisser au creux de sa main comme pour la soupeser.

— Quatre mille ans. Je n’arrive pas à imaginer ce que cela peut représenter.

— Il m’arrive de la prendre dans ma main comme vous venez de le faire, dit Lawler en souriant, et j’essaie de me laisser entraîner par elle jusqu’à l’endroit où elle a été fabriquée. Du sable sec, un soleil brûlant, un fleuve tout bleu bordé d’arbres, des villes où vivent des milliers de gens. Des temples et des palais gigantesques. Mais il est difficile d’avoir une vision nette de tout cela. Tout ce que je vois véritablement en esprit, c’est un océan et une petite île.

Elle reposa la statuette et montra du doigt le tesson de poterie.

— Et cet objet, cette matière dure et peinte, vous m’avez bien dit que cela venait de Grèce ?

— Oui, c’est une poterie qui vient de Grèce. C’est de l’argile. Regardez bien, on distingue un fragment de peinture, la silhouette d’un guerrier et un bout de la lance qu’il devait tenir.

— Le dessin est magnifique. Cette poterie devait être une merveilleuse œuvre d’art. Mais nous ne le saurons jamais. C’était quand, la Grèce ? Après l’Égypte ?

— Longtemps après. Mais c’est quand même une civilisation très ancienne. Il y avait des poètes et des philosophes, et de grands artistes. Homère était grec.

— Homère ?

— C’est lui qui a écrit l’Odyssée. Et aussi l’Iliade.

— Je suis désolée. Je ne…

— Ce sont des poèmes célèbres, très longs. L’un parle d’une guerre et l’autre est le récit d’un voyage en mer. Mon père me racontait des histoires extraites de ces poèmes, des fragments que son propre père lui avait racontés. Et qui les avait lui-même entendus de la bouche de son grand-père Harry dont le grand-père était né sur la Terre. Il y a sept générations, la Terre existait encore. Parfois nous l’oublions ; nous oublions parfois que la Terre a existé. Vous voyez ce gros médaillon brun ? C’est une carte de la Terre. Elle montre les continents et les mers.

De tous ses trésors, Lawler pensait souvent que c’était le plus précieux. Ce n’était ni le plus ancien, ni le plus beau, mais il représentait la Terre elle-même. Il ne savait pas qui l’avait fait, ni à quelle époque, ni pourquoi. C’était un petit disque dur, un peu plus large que sa pièce de monnaie des États-Unis d’Amérique, mais assez petit pour tenir dans la paume de sa main. Sur le pourtour étaient inscrits des caractères dont personne ne comprenait le sens et, au centre, se chevauchaient deux cercles à l’intérieur desquels était gravée la carte de la Terre, deux continents dans un hémisphère, deux dans l’autre, et un cinquième continent dans les deux cercles, en bas de la planète, ainsi que plusieurs grandes îles brisant la surface uniforme des océans. Peut-être certaines d’entre elles étaient-elles aussi des continents ; Lawler ne savait pas très bien où se trouvait la frontière entre une île et un continent.

— L’Égypte devait être là, au milieu de ce continent, dit-il en montrant le cercle de gauche. Et la Grèce quelque part par là, un peu plus haut. Et là, de l’autre côté, devaient se trouver les États-Unis d’Amérique. Ce petit morceau de métal est une pièce de monnaie qui était utilisée aux États-Unis d’Amérique.

— Pour quoi faire ?

— De l’argent, dit Lawler. Les pièces de monnaie étaient de l’argent.

— Et cet objet rouillé ?

— Une arme. On appelait cela un pistolet. Il tirait des sortes de petites flèches nommées des balles.

— Vous n’avez que ces objets de la Terre, dit-elle en réprimant un frisson, et il faut que l’un d’eux soit une arme. Mais ils étaient comme cela, nos ancêtres, n’est-ce pas ? Ils passaient leur temps à se faire la guerre. À se massacrer, à se faire du mal.

— Certains d’entre eux étaient comme cela, surtout dans les temps les plus anciens. Mais, par la suite, cela a changé, je crois. Celui-ci, poursuivit-il en montrant le morceau de pierre, le dernier de ses trésors, vient d’un mur. Un mur élevé entre deux pays, parce qu’ils étaient en guerre. Comme si on construisait ici un mur entre deux îles, si vous pouvez imaginer cela. Quand la paix est enfin revenue, ils ont abattu le mur. Tout le monde a fêté l’événement et des pierres ont été conservées afin que personne n’oublie que ce mur avait existé. C’étaient des êtres humains, c’est tout, ajouta Lawler en haussant les épaules. Certains étaient bons, d’autres non. Je ne pense pas qu’ils aient été très différents de nous.

— Mais leur planète était différente de la nôtre.

— Très différente. C’était un monde étrange et merveilleux.

— Il y a une lumière très particulière qui brille dans vos yeux quand vous parlez de la Terre. Je l’avais déjà remarqué l’autre soir, devant la baie, quand nous parlions d’exil. Une expression de nostalgie, je suppose. Vous m’avez dit que les avis sont partagés, que certains pensent que la Terre était un paradis et d’autres que c’était une planète horrible d’où tout le monde voulait fuir. Vous devez être de ceux qui pensent que c’était un paradis.

— Non, je vous l’ai déjà dit, j’ignore ce qu’elle était vraiment. Je présume que, dans les derniers temps, la Terre était surpeuplée, que la pauvreté et la saleté y régnaient, sinon l’émigration n’aurait pas été si forte. Mais je n’en sais rien et je suppose que nous ne connaîtrons jamais la vérité. Tout ce que je sais, poursuivit-il après un silence, les yeux fixés sur Sundira, c’est que la Terre était notre patrie et qu’il ne faut jamais l’oublier. Notre seule et véritable patrie. Et nous avons beau essayer de nous convaincre que notre patrie est ici, nous ne sommes en réalité que des visiteurs sur Hydros.

— Des visiteurs ?

Elle se tenait tout près de lui. Ses yeux gris étaient brillants et ses lèvres humides. Lawler avait l’impression que sa poitrine se soulevait et s’abaissait plus rapidement sous la tunique légère. Était-ce son imagination ? Était-elle en train de s’offrir à lui ?

— Est-ce que vous vous sentez chez vous sur Hydros ? poursuivit-il. Vraiment chez vous ?

— Bien sûr. Pas vous ?

— J’aimerais, mais je ne peux pas.

— Mais c’est ici que vous êtes venu au monde !

— Et alors ?

— Je ne compr…

— Suis-je un Gillie ? Suis-je un plongeur ? Ou un poisson-chair ? Eux se sentent chez eux ici. Ils sont chez eux.

— Vous aussi.

— Vous ne comprenez toujours pas, dit-il.

— J’essaie. Je voudrais comprendre.

C’est le moment de la prendre dans mes bras, songea Lawler. De l’attirer vers moi, de la caresser, de faire ceci et cela avec les mains, les lèvres, de provoquer quelque chose. Elle veut te comprendre, donne-lui une chance.

Puis il entendit les paroles de Delagard résonner dans sa tête : De plus, elle est la compagne de Kinverson. Puisqu’elle sait se rendre utile et qu’ils forment un couple, je ne vois pas de raison de les séparer.

— Oui, reprit-il d’un ton plus sec, tout cela fait beaucoup de questions et bien peu de réponses. Mais n’en est-il pas toujours ainsi ?

Il avait soudain envie d’être seul. Il tapota la gourde d’extrait d’herbe tranquille.

— Avec cela, vous avez de quoi tenir deux semaines, jusqu’au jour du départ. Si votre toux ne va pas mieux, faites-le-moi savoir.

Elle parut légèrement surprise d’être congédiée avec une telle brusquerie. Mais elle le remercia en souriant et sortit rapidement. Merde ! se dit-il. Merde ! Merde !

— Les navires sont prêts à prendre la mer, annonça Delagard, et il nous reste encore une semaine. Tout le monde s’est vraiment cassé les couilles pour qu’ils soient prêts à temps.

Lawler tourna la tête vers le port où toute la flottille de Delagard était à l’ancre, à l’exception d’un seul navire mis en cale sèche pour réparer la coque et sur lequel deux charpentiers travaillaient. Sur les deux bâtiments les plus proches trois hommes et quatre femmes maniaient le marteau et le rabot.

— Je suppose qu’il faut prendre cela comme une métaphore, dit Lawler.

— Comment ? Ah ! Très drôle, docteur ! Vous savez, tous ceux qui travaillent pour moi ont des couilles, même les femmes. Ce n’est qu’une façon de parler, ou une de mes expressions vulgaires, comme vous préférez. Voulez-vous voir ce que nous avons fait ?

— Je ne suis jamais monté à bord d’un navire, vous savez. Seulement des petits bateaux de pêche, des canots, de petites embarcations de ce genre.

— Il faut bien commencer un jour. Venez, je vais vous montrer notre navire.

Une fois à bord, Lawler trouva que cela faisait plus petit que l’impression qu’il avait en regardant les navires de Delagard mouillant dans la baie. Mais c’était quand même assez grand. On eût dit une sorte d’île en miniature et, bien qu’il y eût très peu de fond, Lawler sentait le navire rouler légèrement sous ses pieds. La quille était faite des mêmes thalles durs et jaunes d’algue-bois que l’île elle-même, de longues fibres résistantes solidement liées et calfatées. L’extérieur de la coque avait une autre sorte de revêtement. Tout comme les parois des digues de l’île étaient recouvertes d’une couche de doigts de mer entrelacés qui réparaient en permanence les blessures infligées par les assauts de l’océan, tout comme les troncs formant le fond de la baie étaient renforcés par une couche protectrice d’algues, la coque était festonnée d’un dense et vert lacis de doigts de mer qui montaient presque jusqu’à la hauteur du bastingage. Les petits filaments tubulaires bleu-vert qui, pour Lawler, avaient toujours plus ressemblé à de minuscules bouteilles qu’à des doigts, formaient une épaisse couche hérissant la coque et s’avançant en saillie juste au-dessous de la ligne de flottaison. Le pont était une surface plane de bois plus léger, parfaitement étanche pour éviter toute fuite à l’intérieur quand la mer embarquait et sur laquelle se dressaient deux mâts. À l’avant comme à l’arrière, des écoutilles donnaient accès aux entrailles mystérieuses du navire.

— Nous avons donc refait le pont et resurfacé la coque, dit l’armateur. Nous tenons à ce que tout soit parfaitement étanche. Nous aurons sans doute à essuyer de méchantes tempêtes et vous pouvez être sûr que nous aurons à affronter la Vague quelque part. Pendant une traversée inter-îles, on peut toujours essayer de contourner une tempête et, si tout se passe pour le mieux, éviter le plus fort de la Vague, mais là, ce ne sera peut-être pas aussi facile.

— Ce n’est donc pas une traversée inter-îles ? demanda Lawler.

— Peut-être pas entre les îles que nous préférerions atteindre. Dans ce genre de voyage, il faut parfois prendre la route la plus longue.

Lawler n’avait pas très bien suivi, mais comme Delagard ne développait pas sa pensée, il n’insista pas. L’armateur lui fit faire le tour du navire à toute allure en l’abreuvant de termes techniques : voici la cabine de pont et le rouf, la passerelle, le gaillard d’avant et le gaillard d’arrière, le beaupré et le guindeau, le glisseur, le treuil et son moulinet. Là, ce sont des gaffes, le poste de timonerie et l’habitacle. Dans l’entrepont nous avons le poste d’équipage, la cale, la cabine du magnétron, la cabine radio, l’atelier des charpentiers et ceci et cela…

Lawler écoutait à peine. La plupart de ces termes ne lui évoquaient rigoureusement rien. En revanche, il était frappé de voir à quel point tout était encombré dans l’espace réduit de l’entrepont. Habitué à l’intimité et à la solitude de son vaargh, il trouvait qu’ils seraient vraiment les uns sur les autres pendant la traversée. Il essayait de s’imaginer vivant sur ce bateau surpeuplé pendant deux, trois ou quatre semaines, au beau milieu de l’océan, loin de toute terre.

Non, se dit-il, ce n’est pas un bateau, c’est un navire. Un bâtiment long-courrier.

— Quelles sont les dernières nouvelles de Salimil ? demanda Lawler quand Delagard le fit enfin remonter des profondeurs du navire où la claustrophobie le menaçait.

— Dag est en communication avec eux en ce moment même. La réunion de leur conseil devait avoir lieu ce matin. À mon avis, nous serons acceptés sans problème. Ce n’est pas la place qui manque là-bas. Mon fils Rylie m’a appelé de Salimil la semaine dernière et il m’a confié que quatre membres du conseil nous soutenaient sans réserve et que deux autres penchaient pour nous.

— Sur un total de combien ?

Neuf. Cela se présente bien, dit Lawler.

Leur destination serait donc Salimil. Très bien. Très bien. Pourquoi pas ? Il essaya de se représenter l’île de Salimil – très peu différente de Sorve, naturellement, mais plus vaste, plus belle, plus riche – et se vit en train d’installer son équipement médical dans le vaargh en bordure du rivage que son collègue, le docteur Nikitin, avait préparé pour lui. Lawler s’était entretenu à plusieurs reprises à la radio avec le docteur Nikitin. Il se demanda à quoi il pouvait bien ressembler. Soit, ce serait Salimil. Lawler aurait voulu être sûr que Rylie Delagard n’avait pas parlé à la légère et que Salimil allait bien les accueillir. Mais il n’avait pas oublié que Kendry, l’autre fils de Delagard, celui qui vivait à Velmise, s’était montré tout aussi persuadé que son île accueillerait les réfugiés de Sorve.

Sidero Volkin s’approcha en clopinant et s’adressa à Delagard.

— Dag Tharp vient d’arriver. Il est dans votre bureau.

— Voici notre réponse, dit Delagard en souriant. Retournons à terre.

Tharp s’était avancé à leur rencontre et il les attendait au bord de l’eau quand ils débarquèrent. Dès l’instant où Lawler vit l’air effaré sur le visage rouge et émacié du petit radio, il sut quelle était la réponse de Salimil.

— Alors ? demanda quand même Delagard.

— Ils ont refusé. Cinq voix contre quatre. Ils prétendent que leurs réserves d’eau sont insuffisantes à cause de l’été qui fut particulièrement sec. Ils ont proposé de prendre six personnes.

— Les salauds ! Qu’ils aillent se faire foutre !

— C’est ce que vous voulez que je leur dise ? demanda Tharp.

— Ne leur dites rien. Nous n’avons pas de temps à perdre avec des gens comme eux. Et nous n’enverrons pas six des nôtres, ajouta-t-il en se tournant vers Lawler. C’est tout le monde ou personne, quel que soit l’endroit où nous irons.

— Et maintenant ? demanda le médecin. Shaktan ? Kaggerham ?

Le nom des îles lui venait facilement aux lèvres, mais il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où elles se trouvaient, ni de ce qu’elles pouvaient être.

— Ils nous diront les mêmes conneries, fit Delagard.

— Je peux quand même essayer de joindre Kaggerham, suggéra Tharp. J’ai gardé le souvenir de braves gens. J’y suis allé il y a une dizaine d’années, quand…

— Merde à Kaggerham ! s’écria Delagard. Ils ont eux aussi un de ces foutus conseils. Il leur faudra une semaine pour débattre la chose, puis il y aura une réunion publique, un vote et tout et tout. Nous n’avons plus le temps.

L’armateur sembla brusquement s’abîmer dans ses réflexions. Il donnait l’impression d’être sur une autre planète. Il avait l’air de quelqu’un en train d’effectuer des calculs terriblement compliqués qui demandaient un effort intellectuel intense. Les yeux mi-clos, ses énormes sourcils noirs froncés, il était comme entouré par une épaisse carapace de silence.

— Grayvard, dit-il enfin.

— Mais Grayvard est à huit semaines de mer ! objecta Lawler.

— Grayvard ? dit Tharp sans cacher son étonnement. Vous voulez que j’appelle Grayvard ?

— Pas vous. Moi. Je vais les appeler moi-même, de ce navire.

Delagard se replongea un long moment dans le silence. Il semblait être reparti très loin, absorbé par de mystérieux calculs. Puis il hocha la tête à plusieurs reprises, comme satisfait du résultat.

— J’ai des cousins à Grayvard, dit-il. Je suis quand même capable de négocier avec mes propres cousins ! Je sais ce qu’il faut leur proposer. Ils nous accepteront, vous pouvez en être sûrs. Il n’y aura pas de problème. Cap sur Grayvard !

Lawler suivit des yeux l’armateur qui repartait vers le navire à grandes enjambées.

Grayvard ? Grayvard ?

Il ne savait presque rien sur cette île, sinon qu’elle se trouvait à la périphérie du groupe d’îles comprenant Sorve et qu’elle restait aussi longtemps dans la mer voisine, la Mer Rouge, que dans la Mer Natale. Grayvard était la plus éloignée des îles avec lesquelles Sorve entretenait des relations plus ou moins suivies.

Lawler avait appris à l’école que quarante des îles d’Hydros acceptaient sur leur sol une colonie humaine. Le chiffre officiel était peut-être maintenant passé à cinquante ou soixante ; il l’ignorait. Mais le véritable total était probablement beaucoup plus élevé, car tout le monde vivait encore dans le souvenir du massacre de Shalikomo qui avait eu lieu du temps de la troisième génération. Chaque fois que la population humaine d’une île commençait à s’accroître dans des proportions trop importantes, une dizaine ou une vingtaine de personnes prenaient la mer pour aller s’établir ailleurs. Les colons s’installant sur cette nouvelle île n’avaient pas nécessairement les moyens d’établir un contact radio avec le reste d’Hydros et il était donc impossible de les dénombrer avec précision. Il devait maintenant y avoir quatre-vingts îles sur lesquelles vivaient des humains, peut-être même une centaine, éparpillées sur toute la surface de cette planète dont on disait qu’elle était plus grosse que la Terre. Les communications ne pouvaient qu’être épisodiques et difficiles au-delà du petit groupe d’îles qui dérivaient de conserve. D’éphémères alliances ne cessaient de se nouer et de se dissoudre au gré des déplacements sur l’océan.

Un jour, il y avait très longtemps, des humains entreprirent de construire leur propre île afin de ne pas avoir à supporter en permanence le voisinage des Gillies. Ils réfléchirent à la manière de procéder et commencèrent à disposer les fibres entrelacées, mais ils ne purent aller très loin, car l’île fut attaquée par de gigantesques animaux marins et entièrement détruite. Plusieurs dizaines de colons périrent. Tout le monde supposa que les monstres avaient été envoyés par les Gillies qui, à l’évidence, n’appréciaient pas que des humains eussent tenté de créer un petit domaine indépendant. Depuis ce jour, plus personne n’avait essayé.

Grayvard, se dit Lawler. Bon, pourquoi pas ?

Toutes les îles se valaient et il réussirait bien à s’adapter, quelle que soit celle où il débarquerait. Mais seraient-ils vraiment les bienvenus à Grayvard ? Sauraient-ils seulement trouver cette île qui dérivait entre la Mer Rouge et la Mer Natale ? Après tout, c’était l’affaire de Delagard. Il n’avait pas à s’en inquiéter. Cela ne dépendait absolument pas de lui.


La voix de Gharkid, grêle, voilée et flûtée, lui parvint tandis qu’il remontait lentement vers son vaargh.

— Docteur ? Monsieur le docteur ?

Lourdement chargé, il chancelait sous le poids de deux énormes paniers dégoulinant d’eau de mer et remplis d’algues, qu’il portait sur les épaules. Lawler s’arrêta et l’attendit. Gharkid arriva à sa hauteur en titubant et laissa glisser les deux paniers au sol, presque aux pieds du médecin.

Gharkid était un petit bonhomme noueux, tellement plus petit que Lawler qu’il lui fallait renverser la tête en arrière pour le regarder dans les yeux. Il sourit, dévoilant des dents d’une blancheur éclatante dans un visage au teint basané. Il y avait chez lui quelque chose de fervent et de touchant, mais la simplicité candide qu’il affichait, son innocence rustique et enjouée pouvaient à la longue devenir agaçantes.

— Qu’est-ce que c’est, tout ça ? demanda Lawler en baissant les yeux vers l’enchevêtrement d’algues – il en distinguait des vertes, des rouges et des jaunes veinées de nervures pourpres – qui débordaient des paniers.

— C’est pour vous, monsieur le docteur. Des algues médicinales. C’est pour emporter, quand nous partirons.

Le visage de Gharkid se fendit d’un grand sourire. Il avait l’air très content de lui.

Lawler s’agenouilla et fouilla dans la masse ruisselante. Il reconnaissait quelques algues. L’une d’elles, aux reflets bleutés, était un analgésique. Une autre, aux feuilles latérales sombres en forme de lanières, produisait le meilleur des deux antiseptiques qu’il utilisait. Et celle-ci… Mais, oui, c’était assurément l’herbe tranquille ! Ce brave vieux Gharkid ! Lawler releva la tête et, quand son regard rencontra celui de Gharkid, il vit passer dans les yeux sombres du petit bonhomme une lueur d’où toute candeur et toute naïveté étaient absentes.

— Pour emporter avec nous sur le navire, répéta Gharkid, comme si Lawler n’avait pas compris. Ce sont les bonnes algues, pour les remèdes. J’ai pensé que vous en auriez besoin, pour avoir des réserves.

— Vous avez très bien fait, dit Lawler. Aidez-moi. Nous allons emporter tout cela jusqu’à mon vaargh.

C’était une belle récolte. Gharkid avait cueilli toutes les espèces ayant des propriétés curatives. Une cueillette si longtemps différée par Lawler que Gharkid avait fini par partir tout seul dans la baie pour rapporter toute la pharmacopée. Excellente initiative, songea Lawler. Surtout l’herbe tranquille. Il aurait juste le temps de traiter toutes les algues avant d’embarquer et d’en faire des poudres et des baumes, des onguents et des teintures. Lorsqu’ils lèveraient l’ancre, le navire transporterait dans ses flancs un bon stock de médicaments pour affronter la longue traversée jusqu’à Grayvard. Gharkid les connaissait bien, ses algues. Lawler se demanda encore une fois si le petit homme était aussi niais qu’il le paraissait, ou bien si ce n’était qu’une attitude de défense. Gharkid donnait souvent l’impression de n’être qu’un esprit vierge, une page blanche sur laquelle tout un chacun était libre d’écrire ce qu’il voulait. Et pourtant, il devait y avoir autre chose, quelque part en lui. Mais où ?


Les derniers jours avant le départ furent particulièrement pénibles. Tout le monde reconnaissait que l’exil était inévitable, mais beaucoup n’avaient jamais totalement cru qu’il aurait véritablement lieu et, à mesure que l’échéance approchait, le poids de la réalité devenait de plus en plus dur à supporter. Lawler voyait des vieilles femmes empiler leurs possessions devant la porte de leur vaargh, les regarder fixement, les disposer différemment, remporter quelques objets à l’intérieur et en sortir d’autres. Certaines femmes et même quelques hommes ne pouvaient s’empêcher de pleurer, soit discrètement, soit beaucoup plus bruyamment. Des sanglots hystériques déchiraient le silence de la nuit. Lawler traitait les cas les plus graves avec de l’extrait d’herbe tranquille.

— Calmez-vous, disait-il. Ne vous mettez pas dans un état pareil.

Thom Lyonides ne dessoûla pas pendant trois jours qu’il passa à vociférer et à brailler. Puis il chercha une querelle à Bamber Cadrell en hurlant que personne ne pourrait l’obliger à mettre le pied sur un des navires. Quand Delagard, arrivé sur ces entrefaites en compagnie de Gospo Struvin, lui demanda la raison de tout ce cirque, Lyonides se jeta sur lui en rugissant et en hurlant comme un malade. Delagard le frappa au visage et Struvin referma les mains sur sa gorge et serra jusqu’à ce qu’il se calme.

— Emmène-le à bord de son navire, ordonna Delagard à Cadrell. Et veille à ce qu’il y reste jusqu’à ce que nous levions l’ancre.

Les deux derniers jours, des groupes de Gillies s’avancèrent jusqu’à la frontière entre les deux territoires, hautes silhouettes immobiles à l’air impénétrable, et observèrent de loin les humains, comme pour s’assurer qu’ils se disposaient bien à vider les lieux. Tout le monde avait maintenant la conviction qu’il n’y aurait pas de grâce, que l’ordre d’expulsion ne serait pas levé. Les derniers à en douter ou à refuser de l’admettre étaient contraints de baisser pavillon sous la pression de ces yeux ternes et fixes, au regard implacable. Sorve leur était interdite à jamais et Grayvard serait leur nouvelle patrie. C’était une chose réglée.


Juste avant la fin, à quelques heures du départ, Lawler se rendit à l’endroit le plus écarté de l’île, du côté opposé à la baie, là où la haute levée faisait face à l’océan. Il était midi et la réverbération du soleil faisait miroiter les eaux.

De son poste d’observation, il fixa son regard sur le large et s’imagina naviguant en pleine mer, loin de toute côte. Ce qu’il voulait savoir, c’est s’il avait toujours peur de cet univers liquide sur lequel il allait s’aventurer quelques heures plus tard.

Mais non. Toute la peur qui semblait s’être retirée de lui la nuit où il s’était soûlé avec Delagard n’était pas revenue. Lawler regardait au loin et il ne voyait que l’océan. Très bien, il n’y avait rien à craindre. Il allait troquer l’île contre un navire, en fait une sorte d’île miniature. Qu’avait-il à redouter par-dessus tout ? Que son navire soit envoyé par le fond par une tempête ou fracassé par la Vague et qu’il périsse en mer. De toute façon, il fallait bien mourir un jour. Rien de nouveau là-dedans. Mais il n’était pas si fréquent qu’un navire fût perdu corps et biens et ils avaient de grandes chances d’atteindre Grayvard sains et saufs. Il prendrait pied sur une autre île et commencerait une nouvelle vie.

Si Lawler n’était plus effrayé par la perspective du long voyage en mer, il éprouvait encore de loin en loin une douleur lancinante à l’idée de tout ce qu’il allait laisser derrière lui. C’était une nostalgie qui montait rapidement en lui et disparaissait tout aussi vite.

Mais il constata soudain que tout ce qu’il allait abandonner était en train de s’estomper. Le dos tourné au petit village des humains, le regard fixé sur l’immensité sombre de l’océan, il avait l’impression que tout s’envolait, que tout était emporté par la brise de terre. La figure imposante de son père ; sa mère, à la fois douce et insaisissable ; ses frères, déjà presque sortis de sa mémoire. Toute son enfance, son entrée dans l’âge adulte, son bref mariage, toutes les années passées en qualité de médecin de l’île, le docteur Lawler de sa génération. Tout cela était en train de s’effacer d’un seul coup. Oui, tout. Il se sentait étrangement léger, capable de s’envoler sur les ailes du vent et de flotter jusqu’à Grayvard. Toutes ses entraves semblaient s’être brisées. Il venait en un instant de se libérer de tout ce qui le retenait à Sorve. De tout.

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