Robert Silverberg aime la mer, surtout quand elle est d’encre. Bien qu’il ne soit pas, à ma connaissance, un navigateur émérite, il lui confère un rôle important dans plusieurs de ses romans. Le Seigneur des ténèbres, un de ses plus beaux livres[1], échappe formellement à la science-fiction puisqu’il s’agit d’un roman historique mais en relève intellectuellement puisqu’il décrit un autre monde, aussi étrange qu’une autre planète, l’Afrique du XVIe siècle. Le risque pris par Silverberg dans ce livre est de choisir un cadre historique qu’il a minutieusement étudié mais qui n’est pas celui des cours et des puissants célèbres et qui risque donc de dérouter le lecteur conformiste. Son héros, un marin anglais, avant de remonter le cours d’un fleuve qui ne s’appelle pas encore le Congo à partir d’un pays qui ne se nomme pas encore l’Angola, vers le cœur d’un continent qui ignore encore les filets des frontières, se trouve ballotté à travers l’Atlantique. Dans Les Déportés du cambrien, Silverberg laisse longuement méditer un exilé temporel sur l’estran d’un océan d’où la vie animale n’a pas encore surgi. Dans la série des Majipoor, le Coronal Lord Valentin affrontera plusieurs fois les périls de la mer et de ses habitants splendides et redoutables dans des périples incessants entre les grandes îles ou les continents qui occupent une petite partie de la planète géante. La Face des Eaux vient couronner ces excursions maritimes, reprises dans nombre de nouvelles, en se situant sur un monde-océan, la planète Hydros où on ne trouve pas de terre ferme, sauf peut-être de l’autre côté d’ici (où que se trouve cet ici) au lieu d’un continent peut-être mythique, nommé précisément la Face des Eaux.
Partout ailleurs, la mer vient border des terres, ce qui signifie qu’elle est un au-delà. Parce qu’il est une sorte de sceptique mystique, Silverberg aime côtoyer ces lisières qui disent à la fois : « Tu n’iras pas plus loin, au moins pour l’instant », et « Ici commence le possible, l’inattendu au-delà du connu. » Dans l’océan de l’espace, chaque planète est de même un cap avant de devenir, une fois cet océan franchi, une île. Dans un autre roman, Les Royaumes du mur, Silverberg lance ses héros à l’assaut de la plus grande des montagnes, afin qu’ils atteignent les limites de l’atmosphère, cet océan vertical, et découvrent enfin les étoiles. La montagne et la mer cessent ici de s’opposer pour devenir la même interface de l’inconnu. À l’issue de chacun de ces voyages d’exploration, le mystère percé n’est jamais celui qu’on attendait. La démystification, ou bien la démythification, ouvre la porte à des énigmes plus grandes, en un sens plus sérieuses, que celles rêvées par des ignorants inspirés ou raisonneurs. La morale en serait qu’on ne sait jamais mais qu’on peut toujours apprendre.
Cet intérêt (le terme de fascination serait trop fort) pour la mer vient sans doute en partie de l’admiration que professe Silverberg pour un des plus grands écrivains de langue anglaise, Joseph Conrad. Dans Les Profondeurs de la terre il rend un hommage explicite à l’une des plus célèbres nouvelles du marin polonais, Au cœur des ténèbres. Mais c’est peut-être La Face des Eaux qui est son roman le plus conradien en ce sens que s’y entrechoquent avec violence les incertitudes des flots et celles de cœurs humains. L’armateur Delagard, énergique, pragmatique, sans scrupules, affairiste apparemment dénué de la moindre imagination sauf lorsqu’il s’agit de promouvoir ses intérêts, est un personnage conradien jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au moment où il renonce à ses certitudes. Et le tandem romanesque qu’il forme avec Lawler, le médecin idéaliste et taraudé jusqu’à la rigidité par le ressassement de ses échecs, est un binôme conradien. Delagard ne croit qu’aux projets, qu’à l’avenir, jusqu’à l’inhumanité. Lawler, l’humaniste, à la sensibilité exacerbée, reste accroché au passé, à son passé, au passé de la vieille Terre détruite, comme une moule à son rocher, jusqu’à ce qu’il cède, un peu après Delagard, à la pression de la nécessité. L’un habite déjà demain, l’autre hante encore hier, jusqu’à ce qu’ils atteignent, l’un et l’autre, l’ici et le maintenant, la vérité provisoire d’Hydros, la face des eaux.
Delagard incarne l’appétit de l’avenir et Lawler la nostalgie du passé. Nostalgie qui imprègne toute l’œuvre de Silverberg et dont l’itinéraire dramatique de presque tous les personnages parvient non sans souffrances à les dégager. Le maître mot de leur destin est le renoncement. Ainsi, le héros télépathe de L’Oreille interne doit pour entrer enfin dans la vie accepter l’évanouissement de son pouvoir. Le prévisionniste du Maître du hasard doit admettre le déterminisme absolu du réel pour trouver la liberté. Les primates intelligents de La Fin de l’hiver et de La Reine du printemps doivent abandonner le mythe de leurs origines humaines pour accéder à leur vérité. Et ainsi de suite.
Ce combat entre la nostalgie et l’appel du futur est peut-être rare dans la littérature de science-fiction, surtout américaine, tout orientée vers le changement que ce soit pour le célébrer ou le stigmatiser. De ce point de vue, l’œuvre de Robert Silverberg, imprégnée profondément de culture et d’histoire, est la plus européenne de toute la science-fiction américaine. Elle témoigne toujours de la difficulté d’un passage. Il faut abandonner le vieux monde pour atteindre enfin le nouveau.[2]
Il flotte de surcroît sur ce livre, comme il arrive chez Conrad, et chez Melville, cet autre marin atterré, comme une réminiscence de la Bible, dès le titre qui évoque « la face de l’abîme » et « l’Esprit de Dieu… porté sur les eaux » du second verset de la Genèse, et aussi dans les monstres marins qui rappellent Léviathan, Béhémoth, Rahab, « le Serpent tortueux, le puissant aux sept têtes » de la prophétie d’Isaïe, les dragons polycéphales du Psalmiste et aussi « la bête aux dix cornes et sept têtes » de l’Apocalypse de Jean de Patmos. Jusque sur un monde lointain, les vieux accents du Livre irrémédiablement perdu trouvent un écho. Celui d’une culture qui est devenue inconsciente mais qui porte encore le sentiment du sacré. Mais les signes du démon se trouvent ici retournés au profit d’une sorte de panthéisme, ou plutôt d’animisme planétaire.
Car il est encore une piste à explorer à propos de ce roman, celle d’une métaphore de la vie prise entre la naissance et la mort… Les humains sont jetés sur Hydros, littéralement depuis le ciel, sans possibilité de retour, presque nus, presque sans aucune possession. Ils sont ensuite ballottés par les flots et par leurs pulsions avec leur seule ingéniosité pour remède, comme autant d’Ulysses sans retour possible vers aucune Ithaque. Il leur reste à espérer, au-delà de la vie séparée, une fusion qui leur assurerait une sorte d’immortalité avec la fin de la solitude. Mais si c’était un piège ?
Qui se perdra verra.
Gérard KLEIN