Il ne sentit ni le choc, ni la douleur. L'impact, comme un coup de marteau sourd qui lui ôta le son et la couleur des choses, le propulsa contre la vitrine. En la traversant, il sentit qu'un froid intense lui montait dans la gorge et que la lumière s'en allait comme poussière au vent. Le dernier regard de Miquel Moliner fut pour son ami Carax qui se précipitait dans la rue. Il avait trente-six, et c'était plus qu'il n'avait espéré vivre. Avant même de s'écrouler sur le trottoir semé d'éclats de verre, il était mort.
9
Cette nuit-là, tandis que Julián disparaissait dans
l’obscurité,
un
fourgon
sans
plaques
d'immatriculation arriva à l'appel de l'homme qui 540
L’ombre du vent
avait tué Miquel. Je n'ai jamais su son nom et je crois qu'il n'a jamais su qui il avait assassiné. Comme toutes les guerres, personnelles ou collectives, celle-ci était un théâtre de marionnettes. Deux hommes chargèrent les corps et suggérèrent au gérant du café de tout oublier sous peine de connaître de graves problèmes. N'oublie jamais la faculté d'oublier qu'éveillent les guerres, Daniel. Le cadavre de Miquel fut abandonné dans une ruelle du Raval douze heures plus tard, pour que sa mort ne puisse pas être mise en relation avec celle des deux agents. Quand le corps arriva à la morgue, il était mort depuis deux jours.
Miquel avait laissé tous ses papiers à la maison avant de sortir. Tout ce que les fonctionnaires du dépôt trouvèrent fut un passeport au nom de Julián Carax, difficilement lisible, et un exemplaire de L’Ombre du vent. La police en conclut que le défunt était Carax.
Le passeport indiquait encore comme domicile l'appartement des Fortuny, boulevard San Antonio.
La nouvelle était alors parvenue aux oreilles de Fumero, qui se rendit au dépôt pour faire ses adieux à Julián. Il y trouva le chapelier, que la police était allé cueillir afin de procéder à l'identification du corps.
Fortuny n'avait pas eu de nouvelles de Julián depuis deux jours et s'attendait au pire. En découvrant le corps de celui qui, à peine une semaine plus tôt, avait sonné à sa porte et lui avait dit qu'il cherchait Julián (et qu'il avait pris pour un agent de Fumero), il poussa des hurlements et s'enfuit. La police considéra que cette réaction valait une reconnaissance en bonne et due forme. Fumero, témoin de la scène, s'approcha du corps et l'examina en silence. Quand il reconnut Miquel Moliner, il se borna à sourire, signa le rapport officiel qui confirmait que le corps était bien celui de Julián Carax et donna l'ordre de le transporter 541
Nuria Monfort : mémoire de revenants immédiatement dans une fosse commune de Montjuïc.
Longtemps je me suis demandé pourquoi Fumero avait agi ainsi. Mais c'était bien dans sa logique. En mourant sous l'identité de Julián, Miquel lui avait offert involontairement la couverture parfaite. A partir de cet instant, Julián Carax n'existait plus. Aucun document légal ne permettrait désormais de faire le lien entre Fumero et l'homme que, tôt ou tard, il espérait retrouver et tuer. On était en guerre, et peu de gens demanderaient des explications pour la mort d'un anonyme. Julián avait perdu son identité. Il était une ombre. Je passai deux jours chez moi à attendre Miquel ou Julián, me sentant devenir folle. Le troisième jour, un lundi, je retournai travailler à la maison d'édition. A l'hôpital depuis plusieurs semaines, M. Cabestany ne reviendrait plus. Son fils aîné, Álvaro, avait pris la direction de l'affaire. Je ne dis rien à personne. A qui aurais-je pu me confier ?
Ce même matin, je reçus l'appel d'un fonctionnaire de la morgue, M. Manuel Gutiérrez Fonseca. Il m’expliqua que le corps du dénommé Julián Carax était arrivé au dépôt et que, en feuilletant le passeport du défunt et en voyant le nom de l'auteur du livre trouvé dans sa poche lors de son admission, il s'était senti moralement obligé d'appeler notre maison d'édition pour lui faire part du décès. Il soupçonnait, en outre, sinon une claire irrégularité, du moins une certaine désinvolture de la police à l'égard du règlement. En l'entendant, je crus que j'allais mourir. La première chose qui me vint à l'esprit fut qu'il s'agissait d'un piège de Fumero. M.
Gutiérrez s'exprimait avec la concision d'un fonctionnaire consciencieux, mais je devinais dans sa voix autre chose, que lui-même, peut-être, n'aurait su 542
L’ombre du vent
expliquer. J'avais pris l'appel dans le bureau de M.
Cabestany. Grâce à Dieu, Álvaro était parti déjeuner et j'étais seule, sinon il m'eût été difficile d'expliquer mes larmes et le tremblement de mes mains pendant que je tenais le téléphone. M. Gutiérrez me dit qu'il avait cru de son devoir de m'informer.
Je le remerciai de son appel sur le ton faussement formel des conversations en code. Dès que j'eus raccroché, je fermai la porte du bureau et me mordis les poings pour ne pas crier. Je me passai de l'eau sur le visage et partis immédiatement chez moi, en laissant une note pour expliquer à Álvaro que j'étais malade et que je reviendrais le lendemain avant l'heure d'ouverture afin de mettre le courrier à jour. Je dus prendre sur moi pour ne pas courir dans la rue, pour garder le pas anonyme et gris des gens sans secrets. En introduisant la clef dans la serrure de la porte de l'appartement, je compris qu'elle avait été forcée. Je restai paralysée. La poignée se mit à tourner de l'intérieur. Je me demandai si j'allais mourir ainsi, dans un escalier obscur, sans savoir ce qu'était devenu Miquel. La porte s'ouvrit, et je me trouvai devant le regard sombre de Julián Carax. Que Dieu me pardonne, mais, en cet instant, je me sentis renaître à la vie et remerciai le ciel de m'avoir rendu Julián à la place de mon mari.
Nous nous perdîmes dans une étreinte interminable, mais quand je cherchai ses lèvres, Julián recula et baissa les yeux. Je refermai la porte et, prenant Julián par la main, je le guidai jusqu'à la chambre. Nous nous allongeâmes sur le lit, silencieusement enlacés. Le soir approchait, et les ombres de l'appartement se teintaient de pourpre. On entendit au loin des coups de feu isolés, comme tous les soirs depuis le début de la guerre. Julián pleurait sur ma poitrine, et je me sentis envahie d'une fatigue 543
Nuria Monfort : mémoire de revenants indicible. Plus tard, quand la nuit fut tombée, nos lèvres se rencontrèrent et, protégés par cette obscurité oppressante, nous nous défîmes de nos vêtements qui sentaient la peur et la mort. Je voulus parler de Miquel, mais le feu des mains de Julián sur mon ventre effaça ma honte et ma douleur. Je voulais me perdre en elles et ne jamais revenir, tout en sachant qu'au matin, épuisés et peut-être malades de mépris pour nous-mêmes, nous ne pourrions nous regarder dans les yeux sans nous demander ce que nous avions fait et ce que nous étions devenus.
10
A l'aube, le crépitement de la pluie me réveilla.
Le lit était vide, la chambre baignée de ténèbres grises.
Je trouvai Julián assis devant ce qui avait été la table de travail de Miquel, caressant les touches de la machine à écrire. Il leva les yeux et m'adressa ce sourire doux et lointain qui me disait qu'il ne serait jamais à moi. J'eus envie de lui cracher la vérité, de le blesser. C’eût été si facile. De lui révéler que Penélope était morte. Que j'étais désormais son seul bien sur cette terre.
Je m'agenouillai près de lui.
– Ce que tu cherches n'est pas ici, Julián.
Partons. Tous les deux. Loin. Quand il est encore temps.
544
L’ombre du vent
Julián me regarda longuement, sans qu'un seul de ses traits bouge.
– Tu sais quelque chose que tu ne m'as pas dit, n'est-ce pas ? demanda-t-il.
Je fis signe que non, en ravalant ma salive.
Julián hocha la tête.
– Je retournerai là-bas cette nuit.
– Julián, je t'en prie...
– Je veux être sûr.
– Alors j'irai avec toi.
– Non.
– La dernière fois que je suis restée à attendre ici, j'ai perdu Miquel. Si tu y vas, je viens.
– Ce n'est pas ton affaire, Nuria. Cela ne concerne que moi.
Je me demandai s'il se rendait vraiment compte du mal que me faisaient ses paroles, ou si cela lui était égal.
– C'est ce que tu crois.
Il voulut me caresser la joue, mais j'écartai sa main.
– Tu devrais me haïr, Nuria. Ça te porterait chance.
– Je sais.
Nous passâmes la journée dehors, loin des ténèbres oppressâmes de l'appartement où régnait encore l'odeur des draps tièdes et de notre peau.
Julián voulait voir la mer. Je l'accompagnai à la Barceloneta, et nous nous rendîmes sur la plage presque déserte, mirage couleur de sable qui se fondait dans la brume. Nous nous assîmes près du rivage, comme le font les enfants et les vieux. Julián souriait sans parler, seul avec ses souvenirs.
Le soir, nous prîmes un tramway près de l'Aquarium et nous montâmes par la rue Layetana jusqu'au Paseo de Gracia, puis à la place de Lesseps, 545
Nuria Monfort : mémoire de revenants l'avenue de la République-Argentine, et enfin le terminus de la ligne. Julián observait les rues en silence, comme s'il craignait de perdre la ville à mesure qu'il la parcourait. A mi-trajet, il me prit la main et la baisa sans rien dire. Il la garda dans la sienne jusqu'au moment de descendre. Un vieil homme qui accompagnait une petite fille vêtue de blanc nous regardait en souriant et nous demanda si nous étions fiancés. Il faisait nuit noire quand nous prîmes la rue Román Macaya en direction de l'avenue du Tibidabo. Une pluie fine teintait d'argent les murs de pierre. Nous escaladâmes le mur de la propriété en passant par-derrière, près des courts de tennis. La villa se dressait dans la pluie. Je la reconnus tout de suite. J'avais lu la physionomie de cette maison sous tous ses angles au fil des pages de Julián. Dans La Maison rouge, c'était une demeure sombre, plus grande au-dedans qu'au-dehors, qui changeait lentement de forme, se multipliait en couloirs, galeries et mansardes impossibles, en escaliers sans fin qui ne conduisaient nulle part et donnaient sur des chambres obscures qui apparaissaient et disparaissent en une nuit, emportant avec elles les sortilèges qui les habitaient sans qu'on les revoie jamais. Nous nous arrêtâmes face à la porte d'entrée, fermée par une chaîne et un cadenas gros comme le poing. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient obturées avec des planches couvertes de lierre. L'air sentait les feuilles moites et la terre mouillée. La pierre noire et visqueuse luisait comme le squelette d'un grand reptile.
Je voulus lui demander comment il comptait franchir ce portail de chêne, semblable à celui d'une basilique ou d'une prison. Julián tira un flacon de sa poche et le déboucha. Une vapeur fétide en sortit et forma lentement une spirale bleutée. Il saisit une 546
L’ombre du vent
extrémité du cadenas et versa l'acide dans le trou de la serrure. Le métal chuinta comme du fer porté à incandescence, dans un voile de fumée jaune. Nous attendîmes quelques secondes, puis il saisit un pavé au milieu des mauvaises herbes et fit éclater le cadenas en le frappant à plusieurs reprises. Il poussa alors la porte d'un coup de pied. Elle s'ouvrit lentement, comme un tombeau, crachant une haleine épaisse et humide. Julián alluma un briquet à essence et fit quelques pas dans le vestibule. Je le suivis en refermant la porte derrière nous. Julián avança de plusieurs mètres, en tenant la flamme au-dessus de sa tête. Un tapis de poussière s'étendait sous nos pieds, sans autres traces que celles que nous faisions.
Les murs nus s'éclairaient au passage de la lueur orangée. Il n'y avait pas de meubles, pas de miroirs ou de lampes. Les portes étaient restées dans leurs gonds, mais les poignées de bronze avaient été arrachées. La villa ne montrait plus que son ossature décharnée. Nous nous arrêtâmes au pied de l'escalier.
Le regard de Julián se perdit vers le haut. Il se retourna un instant pour me regarder et je voulus lui sourire, mais, dans l'ombre, nous devinions à peine nos regards. Je le suivis sur les marches où il avait vu Penélope pour la première fois. Je savais vers quoi nous nous dirigions et me sentis envahie par un froid qui ne devait rien à l'atmosphère humide et pénétrante du lieu.
Nous continuâmes jusqu'au troisième étage, où un couloir étroit menait à l'aile sud de la maison. Là, le plafond était beaucoup plus bas et les portes plus petites. C'était l'étage des chambres de domestiques.
La dernière, je le sus sans que Julián ait besoin de rien dire, avait été celle de Jacinta Coronado. Julián s'approcha lentement, avec crainte. C'était le dernier endroit où il avait vu Penélope, où il avait fait l'amour 547
Nuria Monfort : mémoire de revenants avec une jeune fille d'à peine dix-sept ans, et c'était ici, dans cette même cellule, qu'elle était morte quelques mois plus tard en se vidant de son sang. Je voulus le retenir, mais il était déjà sur le seuil et contemplait l'intérieur, absent à tout le reste. Je le suivis. La chambre N’ETAIT plus qu'un cube nu.
L'emplacement du lit était encore visible à travers la couche de poussière, sur les lattes du plancher. Un enchevêtrement de taches noires au milieu de la chambre. Julián observa ce vide pendant presque une minute, déconcerté. Je vis dans regard qu'il avait du mal à reconnaître cet endroit, que tout lui apparaissait comme un décor macabre et cruel. Je le pris par le bras et le ramenai vers l'escalier.
– Il n'y a rien ici, Julián, murmurai-je. La famille a tout vendu avant son départ en Argentine.
Julián
acquiesça
faiblement
Nous
redescendîmes au rez-de-chaussée. Une fois là, il se dirigea vers la bibliothèque. Les rayons étaient vides, la cheminée envahie de décombres. Les murs, d'une pâleur de mort, ondulaient à la lumière du briquet.
Les créanciers et les usuriers avaient réussi à emporter jusqu'à la mémoire de ce lieu, qui devait s'être perdue dans le labyrinthe d’un quelconque bric-
à-brac.
– Je suis venu pour rien, murmurait Julián.
C'est mieux ainsi, pensai-je. Je comptais les secondes qui nous séparaient de la porte. Si je pouvais faire en sorte qu'il s'éloigne de là et reste ainsi, à jamais poignardé par le vide, nous avions peut-être encore une chance. Je laissai Julián s'imprégner de la ruine de ce lieu, la graver dans son souvenir.
– Il fallait que tu reviennes et la revoies, dis-je.
Maintenant, tu es sûr qu'il n'y a rien. C'est seulement 548
L’ombre du vent
une vieille villa abandonnée, Julián. Rentrons à la maison.
Il me regarda, blême, et acquiesça. Je lui pris la main, et nous parcourûmes le couloir qui menait à la sortie. La brèche de clarté n'était plus qu'à cinq ou six mètres. Je pus sentir dans l'air l'odeur des feuilles mortes et de la pluie. Puis je perdis la main de Julián.
Je me retournai pour le trouver immobile, les yeux fixant l'obscurité.
– Qu'y a-t-il, Julián ?
Il ne répondit pas. Il contemplait, fasciné, l'ouverture d'un étroit corridor qui conduisait aux cuisines. J'y allai et scrutai les ténèbres qu'éclairait vaguement la flamme bleue du briquet. La porte au bout du corridor était condamnée : un mur de briques rouges grossièrement assemblées par un mortier, dont les jointures saignaient. Je ne compris pas bien ce que cela signifiait, mais je sentis le froid me couper la respiration. Julián s'en approchait à pas lents. Toutes les autres portes, dans le corridor –
dans la maison entière –, étaient ouvertes, sans serrures ni poignées. Toutes, sauf celle-là. Une porte secrète, obstruée avec des briques rouges, cachée au fond d'un couloir lugubre. Julián posa les mains dessus.
– Julián, je t'en supplie, allons-nous-en...
L'impact de son poing sur le mur de briques éveilla un écho caverneux de l'autre côté. Il me sembla que ses mains tremblaient quand il posa le briquet par terre et me fit signe de reculer.
– Julián...
Le premier coup fit tomber une pluie de poussière rouge. Julián s'élança de nouveau. Je crus entendre ses os craquer. Il ne parut pas s'en soucier.
Il frappait le mur à coups redoublés, avec la rage d'un prisonnier qui se fraie un chemin vers la liberté. Ses 549
Nuria Monfort : mémoire de revenants poings et ses bras étaient tailladés, mais il parvint à desceller une première brique qui tomba de l'autre côté. De ses doigts ensanglantés, Julián s'acharna alors à agrandir le trou noir. Il haletait, à bout de forces et possédé d'une fureur dont je ne l'aurais jamais cru capable. Une à une les briques cédèrent, et le mur s'écroula. Julián s'arrêta, couvert d'une sueur froide, les mains écorchées. Il ramassa le briquet et le posa sur les débris. Une porte en bois sculpté, ornée d'anges, s'élevait de l'autre côté. Julián en caressa les reliefs comme s'il déchiffrait des hiéroglyphes. La porte s'ouvrit sous la pression de ses mains.
Des ténèbres bleues, épaisses et gélatineuses s'étendaient au-delà. Plus loin, on devinait un escalier. Les marches de pierre descendaient pour se perdre dans l'ombre. En silence, je fis non de la tête pour l’implorer de ne pas les suivre. Il m'adressa un regard désespéré et s'enfonça dans le noir. Depuis le mur de briques écroulé, je le vis descendre en trébuchant. La flamme vacillait, mince filet bleuté et transparent.
– Julián ?
Seul me répondit le silence. Je pouvais voir l’ombre de Julián, immobile en bas de l'escalier. Je traversai ce qui restait du mur et descendis à mon tour. Un froid intense me transperçait Les deux pierres tombales étaient recouvertes d'un voile de toiles d'araignée qui se défit comme de la soie ancienne sous la flamme du briquet. Le marbre blanc était sillonné de larmes d'humidité qui semblaient suinter des entailles qu'avait faites le ciseau du graveur. Elles se serraient l'une contre l’autre, telles des malédictions enchaînées.
PENÉLOPE ALDAYA DAVID ALDAYA 1902-1919 1919
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L’ombre du vent
11
Combien de fois, depuis, ai-je repensé à ce moment de silence, en essayant d'imaginer ce que Julián avait dû ressentir en découvrant que la femme qu'il avait attendue pendant dix-sept ans était morte, que leur enfant était parti aussi, que la vie qu'il avait rêvée, sa seule raison d'être, n'avait jamais existé ?
Presque tous, nous avons la chance ou le malheur de voir la vie s'effriter peu à peu, sans presque nous en rendre compte. Pour Julián, cette certitude s'imposa en quelques secondes. Un instant, je pensai qu'il allait se précipiter dans l'escalier, fuir ce lieu maudit et ne plus jamais y revenir. Peut-être cela eût-il mieux valu.
Je me rappelle que la flamme du briquet s'éteignit lentement et que la silhouette de Julián s'évanouit dans l'obscurité. Je le cherchai à tâtons. Je le trouvai tremblant, muet. Il pouvait à peine tenir debout et se traîna dans un coin. Je l'étreignis et l'embrassai sur le front. Il ne bougeait pas. Je passai les doigts sur son visage, mais aucune larme ne coulait. Je crus que peut-être, inconsciemment, il avait su cela pendant toutes ces années, que cette rencontre devait être nécessaire pour qu'il puisse affronter l'évidence et se libérer. Nous étions arrivés au bout du chemin. Julián allait enfin comprendre que rien ne le retenait plus à Barcelone, et nous partirions au loin. Je voulus croire que notre destin allait changer et Penélope nous avait pardonné.
551
Nuria Monfort : mémoire de revenants Je cherchai le briquet par terre et le rallumai.
Julián contemplait le néant, indifférent à la flamme.
Je l’obligeai à me regarder et rencontrai des yeux vides, consumés par la rage et le désespoir. Je sentis le poison de la haine se répandre lentement dans ses veines, et je pus lire dans ses pensées. Il me haïssait de lui avoir senti. Il haïssait Miquel d'avoir voulu lui faire le cadeau d’une vie qui lui était aussi intolérable qu'une blessure ouverte. Mais surtout il haïssait l'homme qui avait causé cette catastrophe, cette traînée de mort et de malheurs : lui-même. Il haïssait ces cochonneries de livres auxquels il avait consacré sa vie et dont personne n'avait cure. Il haïssait une existence vouée à la tromperie et au mensonge. Il haïssait chaque seconde volée et tout ce qui lui avait permis de vivre.
Il me regardait, figé, comme on regarde un étranger ou un objet inconnu. Je faisais non de la tête, en cherchant ses mains. Soudain, il s'écarta et se redressa contre le mur. Je tentai de lui saisir le bras, mais il me repoussa contre le mur. Je le vis, muet, monter l'escalier : un homme que je ne connaissais plus. Julián Carax était mort. Quand je sortis dans le jardin, je n'aperçus pas trace de lui. J'escaladai le mur et sautai de l'autre côté. Les rues désolées ruisselaient de pluie. Je criai son nom, en marchant dans l'avenue déserte. Personne ne répondit à mon appel. Lorsque je rentrai à la maison, il était presque quatre heures du matin. L'appartement était noyé dans la fumée et sentait le brûlé. Julián y était passé. Je courus ouvrir les fenêtres. Je trouvai un étui sur ma table : il contenait le stylo que j'avais acheté des années auparavant à Paris, celui que j'avais payé une fortune sous le fallacieux prétexte qu'il avait appartenu à Alexandre Dumas ou à Victor Hugo. La fumée provenait du poêle. J'ouvris le foyer et vis que Julien 552
L’ombre du vent
avait brûlé tous les exemplaires de ses romans qu'il avait trouvés sur les rayonnages. On pouvait encore lire les titres sur les dos de cuir. Le reste n'était que cendres.
Des heures plus tard, quand j'arrivai à la maison d'édition, Álvaro Cabestany me convoqua dans son bureau. Son père ne venait plus, et les médecins avaient dit que ses jours étaient comptés, ce qui était aussi le cas pour mon emploi. Le fils de Cabestany m'apprit que, ce même matin à la première heure, un individu nommé Laín Coubert s’était présenté et avait expliqué qu'il souhaitait acquérir tous les exemplaires des romans de Julián Carax que nous avions en stock.
Le fils de l'éditeur avait répondu que nous en avions un entrepôt plein à Pueblo Nuevo, mais que la demande était très forte, et il avait donc demandé un prix supérieur à celui proposé par Coubert. Celui-ci n'avait pas mordu à l'hameçon et s'était éclipsé comme un courant d'air. Maintenant, Cabestany fils voulait que je trouve l'adresse de ce Coubert pour lui dire qu'il acceptait son offre. Je dis à cet imbécile que Laín Coubert n'existait pas, que c'était le personnage d'un roman de Carax. Qu'il n'avait nullement l'intention d'acheter les livres : il voulait seulement savoir où ils étaient, M. Cabestany avait l'habitude de garder un exemplaire de tous les livres publiés dans la bibliothèque de son bureau, et parmi eux les œuvres de Julián Carax. Je m'y glissai et les pris.
L’après-midi, j'allai voir mon père au Cimetière des Livret Oubliés et les cachai là où personne, et particulièrement Julián, ne pourrait les trouver les trouver. Quand j'en ressortais, la nuit était déjà tombée. En errant sur les Ramblas, j’arrivai à la Barceloneta et allai sur la plage, à la cherche de l’endroit où j'avais contemplé la mer avec Julián. Les flammes qui s'élevaient de l'entrepôt de Pueblo 553
Nuria Monfort : mémoire de revenants Nuevo étaient visibles au loin, la trainée orangée se répandait sur la mer, et les spirales de feu montaient dans le ciel comme des serpents de lumière. Lorsque les pompiers eurent réussi à éteindre les flammes, peu avant le lever du jour, il ne restait plus guère que le squelette de briques et de fer qui soutenait le toit.
Je trouvai là Lluís Carbó, qui avait été notre gardien de nuit pendant dix ans. Il regardait les décombres fumants, incrédule. Il avait les cils et les poils des bras brûlés et sa peau brillait comme du bronze humide. C'est lui qui me raconta que les flammes étaient apparues peu après minuit et avaient dévoré des dizaines de milliers de livres jusqu'à ce que l'aube se lève comme un fleuve de cendres. Lluís avait encore dans les mains une poignée de livres qu’il avait réussi à sauver, des recueils de vers de Verdaguer et deux tomes de l’Histoire de la Révolution française. C'était là tout ce qui avait survécu. Des membres du syndicat étaient accourus aider les pompiers. L'un d'eux me dit que ceux-ci avaient trouvé un corps brûlé dans les décombres. On l'avait cru mort, mais quelqu'un s'était aperçu qu'il respirait encore, et on l'avait transporté à l’hôpital de la Mer.
Je le reconnus à ses yeux. Le feu lui avait dévoré la peau, les mains et les cheveux. Les flammes lui avaient arraché les vêtements à coups de fouet, et son corps n’était qu’une blessure dont la chair à vif suppurait à travers les pansements. On l'avait isolé dans une chambre au fond d'un couloir, avec vue sur la plage, en le bourrant de morphine dans l'attente de sa mort. Je voulus lui prendre la main, mais une infirmière me prévint qu'il n'y avait presque plus de chair sous les bandages. Le feu avait fauché ses paupières, et son regard fixait le vide perpétuel.
L'infirmière qui me trouva écroulée sur le carrelage, 554
L’ombre du vent
en larmes, me demanda si je savais qui il était. Je lui dis que oui, que c'était mon mari. Quand un prêtre rapace fit son apparition pour prodiguer ses dernières bénédictions, je le fis détaler par mes hurlements.
Trois jours plus tard, Julián était toujours vivant. Les médecins parlèrent d'un miracle : la volonté de vivre le soutenait avec une force que la médecine était incapable d'égaler. Ils se trompaient. Ce n'était pas la volonté de vivre. C'était la haine. Au bout d'une semaine, voyant que ce corps imprégné de mort refusait de se rendre, on l'admit officiellement sous le nom de Miquel Moliner. Il devait rester onze mois à l'hôpital. Toujours silencieux, le regard ardent, sans répit.
J'allais tous les jours à l'hôpital. Très vite, les infirmières me tutoyèrent et m'invitèrent à manger avec elles dans leur salle. C'étaient toutes des femmes seules, fortes, qui attendaient le retour de leurs hommes partis au front. Certains revenaient, en effet.
Elles m'apprirent à nettoyer les blessures de Julián, changer les pansements, mettre des draps propres et faire le lit sans maltraiter le corps inerte qui gisait dessus. Elles m'apprirent aussi à perdre tout espoir de revoir l'homme que ce squelette avait jadis porté.
Le troisième mois, nous enlevâmes les bandes du visage. La mort s'y était installée. Il ne possédait plus ni lèvres ni joues. Une face sans traits, une momie carbonisée. Les orbites, élargies, dominaient son expressif. Les infirmières ne me l'avouaient pas, mais elles éprouvaient de la répugnance, presque de la peur. Les médecins m'avaient prévenue qu'une sorte de peau violacée, reptilienne, se formerait à mesure que les blessures se refermeraient. Personne n'osait commenter son état mental. Tous donnaient pour acquis que Julián – Miquel – avait perdu la raison dans l'incendie, qu'il végétait et survivait grâce aux 555
Nuria Monfort : mémoire de revenants soins obstinés de cette épouse qui restait ferme là où tant d'autres se seraient enfuies, épouvantées. Je le regardais dans les yeux, et je savais que Julián était toujours présent à l'intérieur, vivant, se consumant lentement. Attendant.
Il avait perdu ses lèvres, mais les médecins croyaient que les cordes vocales n'avaient pas subi de lésions irréparables et que les brûlures à la langue et au larynx guériraient au bout de quelques mois. Pour eux, Julián ne disait rien parce que son esprit s'était éteint. Un soir, six mois après l'incendie, alors que j'étais seule avec lui dans la chambre, je me penchai et l'embrassai sur le front.
– Je t'aime, dis-je.
Un son amer, rauque, émergea de ce rictus cruel à quoi s'était réduite sa bouche. Il avait les yeux rougis de larmes. Je voulus les lui essuyer avec un mouchoir, mais il répéta ce son.
– Laisse-moi, avait-il proféré.
« Laisse-moi. »
Les éditions Cabestany avaient sombré deux mois après l’incendie de l'entrepôt. Le vieux Cabestany, qui mourut dans l’année, avait prédit que son fils réussirait à ruiner la maison en six mois.
Optimiste jusque dans la tombe. J'essayai de trouver du travail chez d'autres éditeurs, mais la guerre dévorait tout. Ils me disaient qu'elle finirait bientôt et que la situation s'améliorerait, la guerre devait encore durer deux ans, et la suite a été presque pire. Un an après l'incendie, les médecins me dirent que tout ce qui pouvait être prodigué dans un hôpital l'avait été.
Les temps étaient difficiles, ils avaient besoin de la chambre. Ils me conseillèrent de faire admettre Julián dans une institution telle que l'asile de Santa Lucia, mais je refusai. En octobre 1937, je l'installai 556
L’ombre du vent
chez moi. Il n'avait pas prononcé un mot depuis ce
« Laisse-moi ».
Chaque jour, je lui répétais que je l'aimais. Il était assis dans un fauteuil face à la fenêtre, sous des épaisseurs de couvertures. Je le nourrissais de jus de fruits, de pain de mie grillé et, quand il y en avait, de lait. Je lui faisais deux heures de lecture par jour.
Balzac, Zola, Dickens... Son corps commençait à reprendre du volume. Peu après son retour à la maison, il put bouger les mains et les bras. Son cou redevenait mobile. Parfois, en rentrant, je trouvais les couvertures rejetées, des objets épars sur le sol. Une fois, je le découvris en train de ramper par terre. Un an et demi après l'incendie, par une nuit de tempête, je me réveillai à minuit. Quelqu'un était assis sur mon lit et me caressait les cheveux. Je lui souris, en dissimulant mes larmes. J'avais caché mes miroirs, mais il avait réussi à en trouver un. D'une voix cassée, il me dit qu'il avait été transformé en monstre : celui qui, dans ses romans, s'appelait Laín Coubert. Je voulus l'embrasser, lui montrer que son aspect ne me répugnait pas, mais il m'en empêcha. Bientôt, il ne me permit même plus de le toucher. Il reprenait des forces de jour en jour. Il tournait en rond dans la maison pendant que je faisais les courses. Les économies laissées par Miquel nous mettaient de survivre, mais je dus bientôt vendre mes bijoux et mes meubles anciens. Quand je fus au bout, je pris le stylo de Victor Hugo, décidée à en tirer le meilleur prix possible. Je trouvai derrière le Gouvernent Militaire une boutique qui faisait commerce d'objets de ce genre. Le gérant ne sembla pas impressionné quand je lui jurai que ce stylo avait appartenu au grand poète, mais reconnut qu'il s'agissait, d'une 557
Nuria Monfort : mémoire de revenants pièce exceptionnelle et m'en donna un bon prix, compte tenu des circonstances, en ces temps de pénurie et de misère.
Quand j'annonçai à Julián que je l’avais vendu, j'eus peur qu'il ne se mette en colère. Il se contenta de me répondre que j'avais bien fait, qu'il ne l'avait jamais mérité. Un jour où j'étais partie encore un fois à la recherche d'un travail, je ne le trouvai pas à mon retour. Il ne rentra qu’à l’aube. Quand je lui demandai où il était allé, il se borna à vider les poches de son imperméable (qui avait appartenu à Miquel) et à poser une poignée d'argent sur la table. Dès lors, il se mit à sortir tous les soirs. Dans l'obscurité, masqué par un chapeau et une écharpe, avec ses gants et sa gabardine, il n'était qu’une ombre parmi d'autres. Il ne me disait jamais où il allait. Il rapportait presque toujours de l’argent ou des bijoux. Il dormait le matin, assis dans son fauteuil, le corps et les yeux ouverts. Une fois, je trouvai un couteau dans sa poche. Un couteau à ressort avec une lame à double tranchant. La lame était maculée de taches sombres.
C'est alors que je commençai à entendre parler dans la rue d'un individu qui brisait les vitrines des librairies la nuit et brûlait des livres. Parfois, le vandale se glissait dans une bibliothèque ou dans le salon d’un collectionneur. Il emportait toujours deux ou trois volumes, qu’il réduisait en cendres. En février 1938, je demandai dans une librairie d'occasion s'il était possible de se procurer un livre de Julián Carax. Le libraire me dit que non : quelqu'un les avait tous fait disparaître. Lui-même en avait eu deux ou trois et les avait vendus à un personnage très étrange, qui cachait son visage et dont la voix était difficilement audible.
– Jusqu'à ces derniers temps, il en restait encore quelques exemplaires dans des bibliothèques privées, 558
L’ombre du vent
ici ou en France, mais beaucoup de collectionneurs préfèrent s'en défaire. Ils ont peur, disait-il, et je ne leur donne pas tort.
Il arrivait que Julián disparaisse des jours entiers. Bientôt ce furent des semaines. Il partait et revenait de nuit. Il rapportait toujours de l'argent. Il ne donnait jamais d'explications, ou alors se limitait à des détails insignifiants. Il me dit qu'il s'était rendu en France. Paris, Lyon, Nice. Parfois arrivaient au nom de Laín Coubert des lettres de là-bas. Elles étaient adressées par des libraires d'occasion, des collectionneurs.
Quelqu'un
avait
localisé
un
exemplaire égaré d'une œuvre de Julián Carax. Il disparaissait quelques jours et revenait comme un loup, empestant le brûlé et le dégoût.
Ce fut au cours d'une de ces absences que je rencontrai le chapelier Fortuny, errant comme un halluciné dans le cloître de la cathédrale. Il se souvenait encore de mon passage chez lui deux ans plus tôt, avec Miquel, à la recherche de son fils Julián.
Il m'entraîna dans un coin et me confia qu'il savait que Julián était vivant, quelque part, mais il supposait que son fils ne pouvait entrer en contact avec nous pour un motif quelconque qu'il n'arrivait pas à discerner. « Quelque chose en relation avec ce scélérat de Fumero. » Je lui dis que c'était aussi ma conviction. Les années de guerre étaient très fructueuses pour Fumero. Ses alliances changeaient tous les mois, des anarchistes aux communistes, et de ceux-ci à n'importe qui viendrait ensuite. Les uns et les autres le traitaient d'espion, de mercenaire, de héros, d'assassin, de conspirateur, d'intrigant, de sauveur ou de démiurge. Il s’en moquait. Tous le craignaient. Tous le voulaient dans leur camp.
Probablement trop occupé par les intrigues de Barcelone en état de guerre, Fumero semblait avoir 559
Nuria Monfort : mémoire de revenants oublié Julián. Il devait imaginer, comme le chapelier, qu'il avait pris la fuite et se trouvait hors de portée.
M. Fortuny me demanda si j'étais une amie longue date de son fils et je lui répondis par l'affirmative. Il me pria de lui parler de Julián, de l’homme qu’il était devenu, parce que lui, m'avoua-t-il avec tristesse, ne le connaissait pas. Il me raconta qu'il avait ratissé toutes les librairies de Barcelone à la recherche de romans de Julián, mais qu'il était impossible de les trouver. Quelqu'un lui avait rapporté qu'un fou courait le monde pour les prendre et les brûler. Fortuny était convaincu que le coupable n'était autre que Fumero. Je le laissai à son illusion.
Je mentis comme je pus, par pitié ou par dépit, je ne sais. Je lui dis que je croyais que Julien était retourné à Paris, qu'il allait bien, et ajoutai que j'étais sûre qu'il aimait beaucoup le chapelier et reviendrait chez lui dès que les circonstances le permettraient. « C'est cette guerre, gémissait-il, qui pourrit tout. » Avant de nous séparer, il insista pour me donner son adresse et celle de son épouse, Sophie, avec qui il avait repris contact après des années de « malentendus ». Sophie vivait maintenant à Bogota avec un prestigieux docteur, me dit-il. Elle dirigeait sa propre école de musique et écrivait toujours en s'enquérant de Julián.
– C'est le seul lien qui nous reste, vous comprenez. Le souvenir. On commet beaucoup d'erreurs dans sa vie, mademoiselle, et on ne s'en rend compte que devenu vieux. Dites-moi, avez-vous la foi ?
Je lui dis au revoir en lui promettant de le tenir informé, ainsi que Sophie, si je recevais des nouvelles de Julián.
560
L’ombre du vent
– Rien ne donnerait autant de bonheur à sa mère que de savoir comment il va. Vous, les femmes, vous écoutez plus le cœur et moins la bêtise, conclut tristement le chapelier. C'est pour ça que vous vivez plus longtemps.
J'avais eu beau entendre quantité d'histoires scabreuses sur son compte, je ne pus me retenir d'éprouver de la compassion pour ce pauvre vieux qui n'avait plus rien à faire en ce monde qu'attendre le retour de son fils, et qui semblait vivre de l'espoir de rattraper le temps perdu par la grâce d'un miracle opéré par les saints qu'il allait prier avec une telle dévotion dans les chapelles de la cathédrale. J'avais imaginé un ogre, un être vil dévoré de rancœur, mais il me semblait un homme bon, borné peut-être, perdu comme tant d'autres. Est-ce parce qu'il me rappelait mon propre père, qui se cachait de tous et de lui-même dans son refuge de livres et d'ombres, ou parce que, sans nous le dire, nous étions unis par le même désir de récupérer Julián ? Je le pris en affection et devins son unique amie. A l'insu de Julián, j'allais souvent lui rendre visite dans son appartement du boulevard San Antonio. Le chapelier ne travaillait plus.
– Je n'ai plus la main, je n'ai plus les yeux, je n'ai plus les clients... disait-il.
Il m'attendait presque tous les jeudis et m'offrait du café, des biscuits et des gâteaux qu’il goûtait à peine. Il passait des heures à me parier de l'enfance de Julien, quand ils travaillaient ensemble à la chapellerie, en me montrant des photos. Il m'emmenait dans la chambre de Julián qu'il maintenait immaculée comme un musée, et y sortait de vieux cahiers, des objets insignifiants qu'il révérait comme des reliques d'une vie qui n'avait jamais existé, sans se rendre compte qu'il me les avait déjà 561
Nuria Monfort : mémoire de revenants fait admirer les fois précédentes, qu'il m'avait déjà raconté toutes ces histoires. Un jeudi comme les autres je croisai dans l'escalier un médecin qui sortait de chez M. Fortuny. Je lui demandai comment se portait le chapelier, et il me regarda d'un air soupçonneux.
– Vous êtes de la famille ?
Je lui répondis que j'étais la personne la plus proche du pauvre chapelier. Le médecin me dit alors que Fortuny était très malade, qu'il n'en avait puis que pour quelques mois.
– De quoi souffre-t-il ?
– Je pourrai vous dire que c'est du cœur, mais il meurt de solitude. Les souvenirs sont pires que balles.
Le chapelier se réjouit de me voir et m'avoua qu'il n'avait pas confiance en ce docteur. Les médecins sont des sorciers de pacotille, disait-il. Il avait été toute sa vie un homme de profondes convictions religieuses, et la vieillesse n'avait fait que les accentuer. Il voyait la main du démon partout. Le démon, soupira-t-il, égare la raison et perd les hommes.
–
Voyez
la
guerre.
Voyez
moi-même.
Aujourd’hui je suis vieux et gentil, mais dans ma jeunesse j'ai été très méchant et très lâche.
Il ajouta que c'était le diable qui lui avait pris Julián.
– Dieu nous donne la vie, mais c'est l'autre qui mène le monde...
Nous
passions
l'après-midi
à
mélanger
considérations théologiques et lieux communs.
Un jour, je dis à Julián que s'il voulait revoir son père vivant, il fallait qu'il se hâte. J'appris alors qu'il était allé lui aussi voir Fortuny, sans que celui-ci le sache. De loin, au crépuscule, assis à l'autre bout 562
L’ombre du vent
d'une place, en train de vieillir. Julián répliqua qu'il préférait que le vieil homme emporte le souvenir du fils qu'il s'était fabriqué dans son esprit pendant toutes ces années, et non la réalité de ce qu'il était devenu.
– Celle-là, tu la gardes pour moi, lui rétorquai-je, en regrettant aussitôt mes paroles.
Il se tut, mais j'eus un instant l'impression qu'il se rendait compte de l'enfer dans lequel il nous avait enfermés. Les pronostics du médecin ne tardèrent pas à se confirmer. M. Fortuny ne vit pas la fin de la guerre. On le trouva assis dans son fauteuil, devant de vieilles photos de Sophie et de Julián. Mort sous les balles du souvenir.
Les derniers jours de la guerre furent le prélude de l'enfer. La ville avait vécu les combats de loin, comme une blessure endormie. Il y avait eu des mois de
tergiversations
et
d'affrontements,
de
bombardements et de faim. Toute la gamme des assassinats, des luttes et des conspirations avait corrompu l'âme de la ville, mais, même ainsi, beaucoup voulaient croire que la guerre continuait à se dérouler ailleurs, que la tempête passerait au large.
L'attente rendit l'inévitable encore plus atroce, si c'est possible. Quand le mal se réveilla, il fut sans pitié.
Rien n'alimente l'oubli comme une guerre, Daniel.
Nous nous taisons tous, en essayant de nous convaincre que ce que nous avons vu, ce que nous avons tait, ce que nous avons appris de nous-mêmes et des autres est une illusion, un cauchemar passager.
Les guerres sont sans mémoire, et nul n'a le courage de les dénoncer, jusqu'au jour où il ne reste plus de voix pour dire la vérité, jusqu'au moment où l'on s'aperçoit qu'elles sont de retour, avec un autre visage et sous un autre nom, pour dévorer ceux qu'elles avaient laissés derrière elles.
563
Nuria Monfort : mémoire de revenants A cette époque, Julián n'avait plus guère de livres à brûler. Ce passe-temps avait été repris par des mains autrement compétentes que les siennes. Après la mort de son père, dont il ne parla jamais, il ne fut plus qu'un invalide. La rage et la haine qui l'avaient dévoré au début s'étaient éteintes. Nous vivions de rumeurs, reclus. Nous sûmes que Fumero, après avoir trahi tous ceux qui l'avaient porté aux nues pendant la guerre, était passé au service des vainqueurs. On disait qu'il exécutait personnellement
– en leur faisant sauter la cervelle d'une balle dans la bouche – ses principaux alliés et protecteurs dans les cachots du fort de Montjuïc. La mécanique de l'oubli commença de fonctionner le jour même où les armes se turent. Durant cette période, j'appris que rien ne fait plus peur aux vainqueurs qu'un héros qui est resté vivant pour dire ce qu'aucun de ceux qui sont tombés à ses côtés ne pourra jamais raconter. Les semaines suivant la chute de Barcelone furent indescriptibles. Il coula ces jours-là autant sinon plus de sang qu'au cours des combats, sauf que cela se fit en secret, à l’insu de tous. Quand vint finalement la paix, elle avait l'odeur de celle qui s'abat sur les prisons et les cimetières, linceul de silence et de honte qui pourrit l’âme et ne s'en va jamais. Aucune main n'était innocente, aucun regard n'était pur.
Nous tout, sens exception, qui avons assisté à cela, nus en garderons le secret jusqu'à la mort.
Le calme revenait dans le soupçon et la haine, mais Julián et moi vivions misérablement. Nous avions dépensé toutes les économies de Miquel et le fruit des razzias nocturnes de Laín Coubert, et il ne me routait plus rien à vendre. Je cherchais désespérément du travail comme traductrice, dactylo, ou comme femme de ménage, mais il semblait que mes liens passés avec Cabestany m'avaient marquée : 564
L’ombre du vent
j'étais indésirable et suspecte, sans que l’on me dise de quoi. Un fonctionnaire vêtu avec luxe, cheveux brillantinés et fine moustache, identique à des centaines d'autres qui semblaient sortir de sous les pavés au cours de ces mois-là, me suggéra qu'une femme aussi séduisante que moi avait mieux à faire que de chercher des emplois aussi communs. Les voisins, qui acceptaient de bonne foi la réputation que je m'étais forgée en soignant mon pauvre mari Miquel, invalide de guerre et défiguré, nous faisaient l'aumône de lait, de fromage et de pain, parfois même de poisson salé ou de charcuterie provenant de leurs familles restées au village. Après des mois de pénurie, convaincue que beaucoup de temps passerait encore sans que je retrouve un emploi, je décidai de recourir à un stratagème que j'empruntai un roman de Julián, J'écrivis à la mère de Julien à Bogota, au nom d'un prétendu avocat récemment établi que feu M.
Fortuny avait consulté dans nos derniers jours pour mettre ses affaires en ordre. Je l’informais que le chapelier étant décédé intestat, son patrimoine, qui comprenait l’appartement du boulevard San Antonio et le magasin sis dans le même immeuble, était maintenant la propriété théorique de son fils Julián, dont on supposait qu’il vivait en exil en France. Les droits de succession n’ayant pas été acquittés et ellemême vivant à l’étranger, l’avocat, que je baptisai José Maria Requejo en souvenir du premier garçon qui m'avait embrassée sur la bouche, lui demandait l'autorisation d'entreprendre les premières formalités urgentes, d'effectuer le transfert des propriétés au nom de son fils, avec qui il pensait pouvoir entrer en contact par l'intermédiaire de l'ambassade d'Espagne à Paris, et d'en assurer la gérance provisoire et temporaire, moyennant une certaine compensation financière. Il la priait également de se mettre en 565
Nuria Monfort : mémoire de revenants relation avec l'administrateur de biens pour que ce dernier transmette les titres nécessaires et règle les frais d'entretien du magasin et de l'appartement au cabinet de Me Requejo, au nom de qui je pris une boîte postale en donnant une adresse fictive, un vieux garage inoccupé à deux rues de la villa en ruine des Aldaya. J'espérais que Sophie, aveuglée par la perspective d'aider Julián et de reprendre contact avec lui, ne s'attarderait pas à se poser des questions sur ce galimatias juridique et accepterait de nous aider, vu sa situation prospère dans la lointaine Colombie.
Deux mois plus tard, l'administrateur de biens reçut le premier virement mensuel, qui couvrait les frais de l'appartement du boulevard San Antonio et les honoraires destinés au cabinet d'avocats de Me José Maria Requejo, qu'il fit suivre sous forme de chèque au porteur à la boîte postale 2321 de Barcelone, suivant les instructions données par Sophie Carax dans sa lettre. Je m'aperçus que l’administrateur
prélevait
tous
les
mois
un
pourcentage illicite, mais préférai ne rien dire. De la sorte il se trouvait satisfait, et la facilité de l'affaire l’incitait à ne pas poser de questions. Ce qui restait nous permettait de survivre, à Julián et moi. Ainsi passèrent des années terribles, sans espérance, Peu à peu, j’avais obtenu quelques travaux de traduction.
Personne ne se souvenait plus de Cabestany, et l'on pratiquait désormais une politique de pardon, d'oubli le plus rapide possible des vieilles rivalités et des vieilles rancœurs. Je vivais sous la menace perpétuelle de voir Fumero se remettre à fouiller dans le passé et persécuter Julián. Parfois je me persuadais que c'était impossible, qu'il devait le tenir pour mort ou l'avait chassé de sa mémoire. Fumero n'était plus l'homme de main de jadis. Il était devenu 566
L’ombre du vent
un personnage public, qui faisait carrière dans le régime et ne pouvait se permettre le luxe de poursuivre le fantôme de Julián Carax. D'autres fois je me réveillais au milieu de la nuit, le cœur battant, couverte de sueur, en croyant que la police frappait à la porte. Je redoutais qu'un voisin ne conçoive des soupçons à propos de ce mari infirme qui ne sortait jamais et qui, souvent, pleurait ou cognait aux murs comme un fou, et ne nous dénonce à la police. Je craignais que Julián ne s'échappe à nouveau, décidé à reprendre sa chasse aux livres pour brêler avec eux le peu qui restait de lui-même et effacer définitivement tout indice de sa propre existence. A force d'avoir peur, j'oubliais que je vieillissais, que la vie passait au large, que j'avais sacrifié ma jeunesse à aimer un homme détruit, sans âme, à peine un spectre.
Mais les années passèrent en paix. Plus le temps est vide, plus il défile vite. Les vies privées de sens sont comme des trains qui ne s'arrêtent pas dans votre gaie. Entre-temps, les cicatrices de la guerre se refermaient, de gré ou de force. Je trouvai du travail dans quelques maisons d'édition. J'étais absente de chez moi la plus grande partie de la journée. J'eus des amants sans nom, des visages désespérés que je rencontrais dans un cinéma ou dans le métro. Nous échangions nos solitudes. Ensuite, de façon absurde, j'étais dévorée de culpabilité et, en voyant Julián, les larmes me montaient aux yeux : je me jurais de ne plus jamais le trahir, comme si je lui devais quelque chose. Dans l'autobus, dans la rue, je me surprenais à regarder d'autres femmes, plus jeunes que moi, qui tenaient des enfants par la main. Elles semblaient heureuses, ou sereines : on eût dit que, dans leur insuffisance, ces petits êtres remplissaient tous les vides restés sans réponse. Alors je me souvenais des jours ou, dans mes rêves, j'avais pu m’imaginer être 567
Nuria Monfort : mémoire de revenants une de ces femme, un enfant dans les bras – un enfant de Julián, Puis je me rappelais la guerre : ceux qui la faisaient avaient été aussi des enfants.
Je commençais à croire que le monde nous avait oubliés, quand un individu se présenta à la maison.
C’était un jeune homme, presque imberbe, un débutant qui rougissait en affrontant mon regard. Il venait me poser des questions sur M. Miquel Moliner, sous prétexte d'une mise à jour de routine des archives de l'association des journalistes, il me dit que M. Moliner pouvait peut-être bénéficier d'une pension mensuelle, mais que, pour l'obtenir, il fallait réunir un certain nombre de renseignements. Je lui expliquai que M. Moliner ne vivait plus là depuis le début de la guerre, qu'il était parti à l'étranger. Il se répandit en regrets et repartit avec son sourire huileux et son acné de mouchard novice. Je sus qu'il fallait impérativement faire disparaître Julián chez moi la nuit même. Julián était alors réduit à presque rien. Il était docile comme un entant, et toute sa vie semblait dépendre des moments que nous passions ensemble certains soirs à écouter de la musique à la radio, pendant que je lui laissais me prendre la main et me la caresser en silence.
La nuit même, donc, munie des clefs de l’appartement du boulevard San Antonio que l'administrateur de biens avait remises à l'inexistant Me Requejo, j'accompagnai Julián dans la maison où il avait grandi. Je l'installai dans sa chambre et lui promis de revenir le lendemain en disant que nous devions être très vigilants.
– Fumero te cherche de nouveau.
Il acquiesça vaguement, comme s'il ne se souvenait de rien, ou comme si l'existence de Fumero lui était indifférente. Nous passâmes plusieurs semaines ainsi. Je venais le voir après minuit. Je lui 568
L’ombre du vent
demandais ce qu'il avait fait dans la journée, et il me regardait sans comprendre. Nous restions enlacés le reste de la nuit, et je partais au petit matin en lui promettant de revenir plus vite possible. En m'en allant, je fermais la porte à clef. Julián n'avait pas de double. Je préférais le savoir prisonnier plutôt que mort.
Personne ne revint me poser de questions sur mon mari, mais je m'appliquai à répandre dans le quartier la rumeur qu'il vivait en France. J'écrivis plusieurs lettres au consulat d'Espagne à Paris, en expliquant que, ayant appris que le citoyen espagnol Julián Carax se trouvait dans cette ville, je demandais son aide pour le localiser. Je supposais que, tôt ou tard, ces lettres tomberaient entre les mains qu'il fallait. Je pris toutes les précautions, mais je savais que je jouais contre le temps. Les gens comme Fumero ne cessent jamais de haïr. Leur haine n'a ni sens ni raison. ils haïssent comme ils respirent.
L'appartement du boulevard San Antonio était situé au dernier étage. Je découvris qu'il existait, sur l'escalier, une porte d'accès au toit. Les toits de tout le pâté de maisons formaient un réseau de terrasses séparées par des murs de moins d'un mètre de haut, entre lesquels les voisins étendaient leur linge. Je ne tardai pas à découvrir, de l'autre côté, un immeuble dont la façade donnait sur la rue Joaquin Costa : je pouvais accéder à sa terrasse et, de là, sauter le muret pour parvenir à celle de l'immeuble du boulevard San Antonio, sans que personne puisse me voir entrer ou sortir de l'appartement. Un jour, je reçus une lettre de l'administrateur de biens m'avertissant que des voisins avaient entendu des bruits chez les Fortuny.
Je l'informai, au nom de Me Requejo, qu'un membre du cabinet d'avocats venait parfois y chercher des papiers ou des documents, et qu'il n'y avait aucune 569
Nuria Monfort : mémoire de revenants raison de s'alarmer, même si les bruits étaient nocturnes. Par quelques tournures appropriées, je laissai entendre qu'entre hommes du même monde, avocats et gérants de société, une garçonnière discrète était plus sacrée que le dimanche des Rameaux. L'administrateur, faisant preuve de solidarité masculine et d'esprit de corps, me répondit de ne pas m'inquiéter : il en faisait son affaire.
Toutes ces années, jouer le rôle de Me Requejo fut ma seule distraction. Une fois par mois, j'allais rendre visite à mon père au Cimetière des Livres Oubliés. Il ne montra jamais aucun intérêt pour ce mari invisible, et je ne proposai jamais de le lui présenter.
Dans
nos
conversations,
nous
contournions le sujet comme des navigateurs expérimentés esquivent un écueil qui affleure, en évitant de nous regarder. Parfois, il me contemplait sans rien dire puis me demandait si j'avais besoin d'aide, s'il pouvait quelque chose. Certains samedis, à l'aube, j'emmenais Julián voir la mer. Nous montions sur la terrasse et passions par les toits pour gagner l'immeuble voisin et sortir dans la rue Joaquím Costa.
De là, nous descendions vers le port à travers les ruelles du Raval. Nous ne croisions personne. Julián faisait peur aux gens, même de loin. Il nous arrivait d'aller jusqu'au brise-lames. Julián aimait s'asseoir sur les rochers et regarder la ville. Nous passions des heures ainsi, sans échanger un mot. Un soir, nous nous glissâmes dans un cinéma alors que la séance avait déjà commencé. Dans le noir, personne ne remarquait Julián. Nous vivions la nuit et en silence.
A mesure que les mois passaient, j'appris à confondre cette routine avec la vie normale et, le temps aidant, j'en vins à croire que mon plan était parfait. Pauvre niaise.
570
L’ombre du vent
12
1945, année de cendres. Six ans après la fin de la guerre, on en sentait encore les cicatrices à chaque pas mais presque personne n'en parlait ouvertement.
Ce dont on parlait désormais, c'était l'autre : la guerre mondiale qui répandait sur le monde une puanteur de charogne et de lâcheté dont il ne devait jamais se défaire. C'étaient des années de pénurie et de misère où régnait cette étrange paix qu'inspirent les muets et les infirmes, entre pitié et dégoût. Après avoir longtemps cherché du travail comme traductrice, je trouvait finalement un emploi de correctrice d'épreuves dans une maison d'édition fondée par un patron de la nouvelle génération qui s'appelait Pedro Sanmarti. Ce patron avait édifié son affaire avec la fortune de son beau-père, qu'il avait placé ensuite dans un asile au bord du lac de Bañolas, en attendant de recevoir par la poste son certificat de décès.
Sanmarti, qui aimait courtiser des filles deux fois plus jeunes que lui, était l'incarnation, en voie de béatification, du self-made man si en vogue à l'époque, il baragouinait l'anglais avec l'accent de Vilanova i La Geltrú, convaincu que c'était la langue de l'avenir, et ponctuait ses discours d' Okay.
La maison (que Sanmarti avait baptisée du nom étrange d’« Endymion » parce qu'il trouvait que ça faisait savant et donc que c'était bon pour le tiroir-caisse) publiait des catéchismes, des manuels de savoir-vivre et une collection de romans édifiants à 571
Nuria Monfort : mémoire de revenants l’eau de rose dont les personnages étaient des bonnes sœurs caricaturales, des infirmières de la Croix-Rouge pleines d'abnégation et des fonctionnaires heureux d'exercer leur métier comme un apostolat.
Nous éditions aussi une série de comics de l'armée américaine intitulée Commando Courage, qui faisait un tabac parmi la jeunesse avide de héros dont la mine florissante prouvait qu'ils mangeaient de la viande tous les jours. Je m'étais fait une amie dans la maison, la secrétaire de Sanmarti, une veuve de guerre nommée Mercedes Pietro, avec qui je me sentais en parfaite affinité : un regard, un sourire nous suffisaient pour nous comprendre. Nous possédions, Mercedes et moi, bien des points communs : deux femmes à la dérive, vivant dans la seule compagnie d'hommes morts ou qui survivaient en se cachant du monde. Mercedes avait un fils de sept ans, souffrant de dystrophie musculaire, auquel elle consacrait tous ses instants de liberté. A trente et un ans, on pouvait lire sa vie dans ses rides. Au cours de ces années, Mercedes fut la seule personne à qui je me suis sentie tentée d'ouvrir mon cœur et de tout dire.
C'est elle qui me raconta que Sanmarti était l'ami intime de l'inspecteur Francisco Javier Fumero, de plus en plus couvert d'honneurs. Tous deux faisaient partie d'un cercle d'individus, surgi des cendres de la guerre, qui s'élargissait comme une toile d'araignée en s'étendant, inexorable, sur toute la ville. Un beau jour, Fumero se présenta à la maison d'édition. Il venait chercher son cher ami Sanmarti pour
aller
déjeuner.
Invoquant
une
excuse
quelconque, je me dissimulai dans la pièce des archives jusqu'à leur départ. Quand je revins à mon bureau, Mercedes me lança un regard qui disait tout.
Dès lors, chaque fois que Fumero apparaissait dans 572
L’ombre du vent
les locaux des éditions, elle me prévenait pour que je disparaisse.
Il ne se passait pas de jour sans que Sanmarti essaie de m'emmener dîner, de m'inviter au théâtre ou au cinéma, sous le premier prétexte venu. Je lui répondais toujours que mon mari m'attendait et que sa femme devait s'inquiéter, qu'il se faisait tard. Mme Sanmarti, qui faisait figure de meuble ou de paquet de linge et que son mari plaçait beaucoup plus bas dans l'échelle de ses affections que l'obligatoire Bugatti, semblait avoir perdu tout rôle dans leur union, une fois la fortune du beau-père passée aux mains du gendre. Mercedes m'avait mise au parfum.
Sanmarti, qui jouissait d'une faculté de concentration limitée dans l'espace et dans le temps, aimait la chair fraîche et à portée de main en exerçant ses talents de don Juan sur les nouvelles venues, ce qui était mon cas. Il employait toutes les ficelles pour lier conversation avec moi.
– On m'a dit que ton mari, ce Moliner, est écrivain... Ça l'intéresserait peut-être de faire un livre sur mon ami Fumero. J'ai déjà le titre : Fumero, terreur des criminels ou la Loi de la rue.
Qu'est-ce que tu en penses, ma petite Nuria ?
– Je vous remercie beaucoup, monsieur Sanmarti, mais Miquel est plongé dans la rédaction d'un roman, et je ne crois pas qu'il puisse en ce moment...
Sanmarti riait aux éclats.
– Un roman ? Grand Dieu, ma petite Nuria... Le roman, c'est mort et enterré. Un ami qui revient de New York me le disait justement l'autre jour. Les Américains ont inventé un machin qu'ils appellent télévision et qui sera comme le cinéma, mais chez soi. On n'aura plus besoin de livres, ni de messe, ni de rien... Dis à ton mari de laisser tomber les 573
Nuria Monfort : mémoire de revenants romans. Si au moins il avait un nom, s'il était footballeur ou torero... Ecoute, pourquoi ne pas prendre la Bugatti pour aller manger une paella à Castelldefels et discuter de tout ça ? Tu dois agir en femme de tête... Tu sais que j'aimerais beaucoup t'aider. Et ton petit mari avec toi. Tu sais aussi que dans ce pays, sans protections, on n’arrive à rien.
Je me mis à m'habiller comme une veuve éternelle ou une de ces femmes qui confondent lumière du soleil et péché mortel. Je venais travailler coiffée d'un chignon et sans maquillage. Malgré mes efforts, Sanmarti ne cessait de m'accabler de ses avances, toujours accompagnées de ce sourire visqueux et gangrené de mépris, caractéristique des eunuques tout-puissants qui pendent comme des saucissons putréfiés de l'échelon le plus élevé de toute entreprise. Je décrochai deux ou trois entretiens d'embauche dans d'autres maisons, mais, chaque fois, je finissais par me trouver devant une nouvelle version de Sanmarti. Ils poussaient comme des champignons dans le fumier sur lequel sont édifiées les sociétés. L'un d'eux prit la peine d'appeler Sanmarti pour le prévenir que Nuria Monfort cherchait un emploi derrière son dos. Sanmarti me convoqua dans son bureau, blessé par mon ingratitude. Il me passa la main sur la joue et esquissa une caresse. Ses doigts puaient le tabac et la sueur. Je devins livide.
– Écoute, si tu n'es pas contente, il te suffit de me le dire. Que puis-je faire pour améliorer tes conditions travail ? Tu sais que je t'apprécie, et ça me fait de peine d'apprendre par d'autres que tu veux me quitter. Si nous allions dîner tous les deux pour faire la paix ?
J'écartai sa main de mon visage, sans pouvoir cacher davantage mon dégoût.
574
L’ombre du vent
– Je dois avouer que tu me déçois, Nuria. Tu n'as pas l'esprit d'équipe, et tu ne crois pas au projet de cette entreprise.
Mercedes m'avait prévenue que, tôt ou tard, cela devait arriver. Quelques jours après, Sanmarti, aussi compétent en grammaire qu'un orang-outang, se mit à me renvoyer tous les manuscrits que j'avais corrigés prétendant qu'ils débordaient d'erreurs. Presque chaque soir, je restais au bureau jusqu'à dix ou onze heures, pour remanier des pages et des pages couvertes de ratures et de ses commentaires.
– Trop de verbes au passé. C'est mort, sans nerf… On ne met pas l'infinitif après un point-virgule, Tout monde sait ça...
Certains soirs, Sanmarti s'attardait, lui aussi, dans son bureau. Mercedes essayait de rester mais, souvent, il la renvoyait chez elle. Et dès que nous étions seuls, il sortait de sa tanière et venait me voir.
– Tu travailles trop, ma petite Nuria, Le travail n'est pas tout. Il faut aussi s'amuser. Et puis tu es encore jeune. Seulement la jeunesse passe vite, et nous ne savons pas toujours en tirer parti.
Il s'asseyait sur le bord de ma table et me fixait du regard. Parfois il se postait derrière moi et restait là quelques minutes. Je sentais son haleine fétide sur mes cheveux. Ou alors il posait ses mains sur mes épaules.
– Tu es tendue, ma fille. Décontracte-toi.
Je tremblais, voulais crier, prendre mes jambes à mon cou et ne plus jamais revenir, mais j'avais besoin de cet emploi et du salaire misérable qu'il me procurait. Un soir, après le rite du massage, Sanmarti se mit à me tripoter avec avidité.
– Un jour, tu me feras perdre la tête, gémissait-il.
575
Nuria Monfort : mémoire de revenants Je m'échappai de ses griffes, attrapai mon manteau et mon sac, et courus vers la sortie.
Sanmarti s'esclaffait dans mon dos. Au bas de l'escalier, je me heurtai à une forme obscure qui semblait glisser dans le hall sans toucher le sol.
– Eh bien, vous en faites une tête, madame Moliner...
L'inspecteur Fumero m'offrit son sourire de reptile.
– Ne me dites pas que vous travaillez pour mon ami Sanmarti ! U est comme moi : le meilleur dans sa partie. Et dites-moi, comment va votre mari ?
Je sus que mes jours étaient comptés. Le lendemain, la rumeur courut au bureau que Nuria Monfort était une « gouine » : la preuve, elle restait insensible aux charmes et aux émanations alliacées de M. Pedro Sanmarti et faisait la cour à Mercedes Pietro. Plus d'un jeune cadre soucieux de son avenir dans la maison assurait avoir vu à plusieurs reprises
« cette paire de salopes » se bécoter dans les archives.
Ce soir-là, à la sortie, Mercedes me demanda si nous pouvions discuter un moment. Elle n'osait pas me regarder en face. Nous allâmes au café sans échanger une parole. Là Mercedes me dit que Sanmarti l'avait prévenue qu'il voyait notre amitié d'un mauvais œil, que la police lui avait donné des renseignements sur moi, sur mon passé
supposé de militante
communiste.
– Nuria, je ne peux pas perdre ce poste, besoin pour m'occuper de mon fils...
Elle éclata en sanglots, écrasée par la honte et l'humiliation, vieillissant à chaque seconde.
– Ne t'inquiète pas, Mercedes. Je comprends, dis-je.
– Cet homme, Fumero, te tient à l'œil. J'ignore ce qu'il a contre toi, mais ça se lit sur son visage...
576
L’ombre du vent
– Je sais.
Le lundi suivant, quand j'arrivai au bureau, je trouvai un individu constipé et gominé installé à ma table. Il se présenta : Salvador Benades, le nouveau correcteur.
– Et vous ? Qui êtes-vous ?
Personne, dans toute la maison, n'osa échanger un regard avec moi tandis que je rassemblais mes affaires. Dans l'escalier, Mercedes courut derrière moi et me donna une enveloppe qui contenait une liasse de billets et des pièces.
– Presque tous ont contribué comme ils ont pu.
Prends ça, s'il te plaît. Pas pour toi, mais pour nom.
Ce soir-là, quand j'entrai dans l'appartement du boulevard San Antonio, Julián m'attendait comme toujours, assis dans le noir. Il avait écrit un poème pour moi, dit-il. C'était le premier depuis neuf ans. Je voulus le lire, mais je m'effondrai dans ses bras. Je lui racontai tout, parce que je n'en pouvais plus. Parce que j'avais peur que, tôt ou tard, Fumero le trouve.
Julián m'écouta sans rien dire, en me serrant dans ses bras et en me caressant les cheveux. Pour la première fois depuis tant d'armées, je sentis que je pouvais m'appuyer sur lui. Je voulus l'embrasser, malade de solitude, mais il n'avait ni lèvres ni peau à m'offrir. Je m'endormis contre lui, recroquevillée sur le lit de sa chambre, un lit d'enfant. Quand je me réveillai, Julián n'était plus là. A l'aube, j'entendis ses pas sur le toit, mais je fis semblant d'être toujours endormie. Dans la journée, j'appris la nouvelle par la radio, sans comprendre. Un corps avait été trouvé sur un banc du Paseo del Borne, le visage tourné vers basilique de Santa Maria del Mar, assis les mains jointes sur le ventre. Une bande de pigeons qui lui 577
Nuria Monfort : mémoire de revenants picoraient les yeux avait attiré l'attention d'un voisin, et celui-ci avait alerté la police. Le cadavre avait nuque brisée. Mme Sanmarti l'avait identifié : c'était bien son mari, Pedro Sanmarti Monegal. Lorsque le beau-père du défunt reçut la nouvelle dans son asile Bañolas, il remercia le ciel et se dit qu'il pouvait enfin mourir en paix.
13
Julián a écrit quelque part que les hasards sont les cicatrices du destin. Le hasard n'existe pas, Daniel. Nous sommes les marionnettes de notre inconscience. Pendant des années, j'avais voulu croire que Julián continuait d'être l'homme dont j'étais amoureuse, ou tout au moins ses cendres. J'avais voulu croire que nous nous en sortirions à force de misère et d'espoir. J'avais voulu croire que Laín Coubert était mort, qu'il était retourné dans les pages d'un livre. Nous sommes prêts à croire n'importe quoi plutôt que d'affronter la vérité.
L'assassinat de Sanmarti m'ouvrit les yeux. Je compris que Laín Coubert était toujours bien vivait.
Plus que jamais. Il habitait dans le corps ravagé de cet homme dont ne restait même plus la voix, et se nourrissait de sa mémoire. Je découvris qu'il avait trouvé le moyen de sortir de l'appartement du boulevard San Antonio et d'y rentrer, par une fenêtre qui donnait sur la cour intérieure, sans avoir besoin de forcer la porte que je fermais à clef chaque fois que je partais. Je découvris que Laín Coubert déguisé en 578
L’ombre du vent
Julián avait sillonné la ville et visité la villa Aldaya. Je découvris que, dans sa folie, il était revenu dans la crypte et avait brisé les pierres tombales, qu'il avait exhumé les sarcophages de Penélope et de son enfant.
« Qu'as-tu fait, Julián ? »
La
police
m'attendait
chez
moi
pour
m'interroger sur la mort de l'éditeur Sanmarti. Je fus conduite au commissariat où, après avoir attendu cinq heures dans un bureau sans lumière, je vis arriver Fumero, habillé de noir, qui m'offrit une cigarette.
– Vous et moi pourrions être bons amis, madame Moliner. Mes hommes me disent que votre mari n'est pas chez vous.
– Mon mari m'a quittée. Je ne sais pas où il est.
Une gifle sauvage me fit tomber de ma chaise.
Prisé de panique, je rampai en tentant de me réfugier dans un coin. Je n'osai pas lever les yeux. Fumero se pencha et m'empoigna par les cheveux.
– Écoute-moi bien, sale putain : je vais le dénicher, et quand je le tiendrai, je vous tuerai tous les deux. Toi d'abord, pour qu'il te voie les tripes à l'air. Et lui ensuite, quand je lui aurai appris que l'autre salope qu'il a envoyée dans la tombe était sa sœur.
– Il te tuera avant, ordure.
Fumero me cracha à la figure et me lâcha. Je crus qu'il allait me rouer de coups, mais j'entendis ses pas s'éloigner dans le couloir. Tremblante, je me relevai et essuyai le sang de mon visage. Je pouvais sentir l'odeur de cet homme sur ma peau, mais, cette fois, je reconnus la puanteur de la peur.
Ils me laissèrent là, dans le noir et sans boire, pendant six heures. Quand ils me relâchèrent, il faisait nuit. Il pleuvait à verse et les mes étaient brouillées par la buée. En arrivant chez moi, je 579
Nuria Monfort : mémoire de revenants trouvai un champ décombres. Les hommes de Fumero étaient passés par là. Parmi les meubles brisés, les tiroirs et les étagères répandus par terre, je trouvai mes vêtements en loques et les livres de Miquel déchiquetés. Sur mon lit trônaient des excréments, et au mur, écrit avec la même matière :
« Putain ».
Je courus à l'appartement du boulevard San Antonio en faisant mille détours pour être sûre qu'aucun sbire de Fumero ne me suivait jusqu'au porche de la rue Joaquin Costa. Je traversai les toits noyés de pluie et vérifiai que la porte de l'appartement était toujours fermée. J'entrai avec précaution, mais l'écho de mes pas dénonçait l'absence. Julián n'y était pas. Je l'attendis jusqu'à l'aube, assise dans la salle de séjour obscure, en écoutant la tempête. Quand la brume du petit jour vint lécher les volets du balcon, je montai sur la terrasse et regardai la ville écrasée sous un ciel de plomb. Je sus que Julián ne reviendrait pas. Je l'avais perdu pour toujours.
Je le revis deux mois plus tard. J'étais entrée, un soir, dans un cinéma, incapable de regagner mon appartement vide et froid. A la moitié du film, un navet qui décrivait les amours d'une princesse roumaine rêvant d'aventures et d'un fringant reporter américain à la raie toujours impeccable, un individu s'assit à côté de moi. Ce n'était pas la première fois.
Les cinémas de cette époque étaient hantés par des fantoches qui puaient la solitude, l'urine et l'eau de Cologne, mains moites et tremblantes comme des morceaux de chair morte. Je m'apprêtais à me lever et à prévenir l'ouvreuse, quand je reconnus le profil ravagé de Julián. Il me prit la main avec force, et nous restâmes ainsi, à regarder l'écran.
– Est-ce toi qui as tué Sanmarti ? chuchotai-je, 580
L’ombre du vent
– Quelqu'un le regrette ?
Nous parlions à voix basse, sous le regard attentif des hommes solitaires dispersés au parterre, rongés par la jalousie devant le succès apparent de ce sombre concurrent. Je lui demandai où il se cachait, mais il ne répondit pas.
– Il existe un autre exemplaire de L'Ombre du Vent, murmura-t-il. Ici, à Barcelone.
– Tu te trompes, Julián. Tu les as tous détruits.
– Tous, sauf un. Il semble que quelqu'un de plus malin que moi l'avait caché dans un endroit où je ne pourrais jamais le trouver : toi.
Ce fut alors que je l'entendis me parler de toi pour la première fois. Un libraire à la langue bien pendue nommé Gustavo Barceló s'était targué devant des collectionneurs d'avoir repéré un exemplaire de L' Ombre du Vent. Le monde des libraires d'occasion est une chambre d'échos. En quelques mois à peine, Barceló avait reçu des offres de Berlin, de Paris et de Rome pour l'acquisition du livre. La disparition énigmatique de Julián Carax, qui avait fui Paris après un duel sanglant, le bruit de sa mort dans la guerre civile espagnole avaient conféré à son œuvre une valeur marchande que nul n'aurait pu imaginer. La légende noire du personnage sans visage qui parcourait librairie, bibliothèques et collections privées dans le seul but de brûler ses livres contribuait à décupler l'intérêt et les prix. « Nous avons l'arène dans le sang », disait Barceló.
Julián, qui continuait à poursuivre l'ombre de ses propres écrits, n'avait pas tardé à entendre la rumeur. Il sut ainsi que Gustavo Barceló ne possédait pas le livre, mais que, semblait-il, l'exemplaire était la propriété d'un jeune garçon qui l'avait découvert accidentellement et qui, fasciné par le roman et par son mystérieux auteur, refusait de le vendre et le 581
Nuria Monfort : mémoire de revenants conservait comme un bien précieux. Ce jeune garçon, c'était toi, Daniel.
– Pour l'amour de Dieu, Julián, tu ne vas pas faire de mal à un enfant... murmurai-je, guère rassurée.
Julián me dit alors que tous les livres qu'il avait volés et détruits, il les avait arrachés à des gens qui n'éprouvaient rien pour eux, des gens qui se bornaient à en faire le commerce ou les conservaient comme des objets de curiosité, collectionneurs ou dilettantes mus par le snobisme. Toi, qui refusais de vendre le livre à quelque prix que ce fût et tentais de tirer Carax des tréfonds du passé, tu lui inspirais une étrange sympathie et même du respect. Sans que tu le saches, Julián t'observait et t’étudiait.
– Peut-être, s'il arrivait à découvrir qui je suis et ce que je suis, déciderait-il, lui aussi, de brûler le livre.
Julián parlait avec cette lucidité ferme et définitive des fous libérés de l'hypocrisie consistant à se conformer à une réalité qui ne leur convient pas.
– Qui est ce garçon ?
– Il s'appelle Daniel. C'est le fils d'un libraire de la rue Santa Ana que fréquentait Miquel. Il vit avec son père dans un appartement au-dessus de la boutique. Il a perdu sa mère quand il était tout petit.
– On dirait que tu parles de toi.
– C'est possible. Ce garçon me fait penser à moi.
– Laisse-le tranquille, Julián. Ce n'est qu'un enfant. Son seul crime a été de t'admirer.
– Ce n'est pas un crime, c'est de la naïveté. Mais ça lui passera. Alors il me rendra peut-être le livre.
Quand il aura cessé de m'admirer et commencé à me comprendre.
Une minute avant le dénouement du film, Julián se leva et s'en alla à la faveur de l'obscurité. Durant 582
L’ombre du vent
des mois, nous nous sommes rencontrés ainsi, dans l'ombre, dans des cinémas et dans des ruelles à minuit. Julián me trouvait toujours. Je sentais sans la voir sa présence silencieuse, constamment sur ses gardes. Parfois il te mentionnait et en l'entendant parler de toi, il me semblait détecter dans sa voix une tendresse insolite qui le troublait et qu'il croyait disparue depuis des années. Je sus qu'il était retourné dans la villa Aldaya et qu'il y vivait désormais mi-fantôme mi-clochard, parcourant les ruines de sa vie et veillant sur les dépouilles de Penélope et de leur enfant. C'était le seul lieu au monde qu'il sentait encore sien. Il est des prisons pires que les mots.
Je m'y rendais chaque mois, pour m'assurer qu'il allait bien, ou simplement qu'il était vivant J'escaladais le mur de derrière à demi écroulé, invisible de la rue. Parfois il était là, d'autres fois non.
Je lui laissais de quoi manger, de l'argent des livres...
Je l'attendais pendant des heures, jusqu'à la nuit. Il m'arrivait d'explorer la villa. C'est ainsi que je me suis aperçue qu'il avait descellé les dalles de la crypte et sorti les sarcophages. Je ne croyais plus que Julien était fou, je ne voyais pas de monstruosité dans cette profanation, mais plutôt une tragique cohérence.
Quand je le rencontrais, nous parlions des heures durant, assis devant le feu. Julien me confia qu'il avait tenté d'écrire de nouveau, sans y parvenir. Il se souvenait vaguement de ses livres comme de l'œuvre d'un autre. Les traces de sa tentative étaient visibles.
Je découvris que Julien livrait au feu les pages qu'il avait écrites dans la fièvre en mon absence... Un jour que je me trouvais seule, je récupérai dans les cendres une liasse de feuilles. Elles parlaient de toi. Julián m'avait affirmé un jour que l'auteur s'écrit à lui-même pour se dire des choses qu'il ne pourrait comprendre autrement. Depuis longtemps, Julián se 583
Nuria Monfort : mémoire de revenants demandait s'il avait perdu la raison. Le fou a-t-il conscience d'être fou ? Ou les fous sont-ils les autres, ceux qui s'acharnent à le convaincre de son égarement pour sauvegarder leur propre existence chimérique ? Julián t'observait te voyait grandir et s'interrogeait sur toi. Il se demandait si la présence n'était pas, peut-être, un miracle, un pardon qu'il devait gagner en t'enseignant à ne pas commettre les mêmes erreurs que lui. Je me suis souvent demandé si Julien n'avait pas fini par se convaincre, dans la logique tordue de son univers, que tu étais devenu le fils qu'il avait perdu, pour recommencer sur une page blanche cette histoire qu'il ne pouvait inventer mais dont il pouvait se souvenir.
Plus les années passaient, plus Julián vivait en dépendant de toi, de tes progrès. Il me parlait de tes amis, d'une femme nommée Clara dont tu étais tombé amoureux, de ton père, un homme qu'il estimait, admirait, de ton ami Fermín et d'une jeune fille en qui il voulut voir une autre Penélope, ta Bea. Il parlait de toi comme d'un fils. Vous vous cherchiez l'un l'autre, Daniel. Il voulait croire que ton innocence le sauverait de lui-même. II avait renoncé à chercher ses livres, à vouloir les brûler, à détruire les traces de son passage dans la vie. Il apprenait à retrouver le monde à travers tes yeux, à retrouver en toi le garçon qu'il avait été. Le jour où tu es venu chez moi pour la première fois, j'ai eu l'impression que je te connaissais déjà. J'ai feint la méfiance pour masquer la crainte que tu m'inspirais. J’avais peur de toi, de ce que tu pourrais découvrir. Peur d'écouter Julián et de me mettre, comme lui, à croire que vous étiez réellement liés dans une étrange chaîne de destins et de hasards. Je craignais de retrouver en toi le Julián que j'avais connu. Je savais qu'avec tes amis tu enquêtais sur notre passé. Je savais que, tôt ou tard, 584
L’ombre du vent
tu découvrirais la vérité, mais en temps voulu, quand tu serais capable d'en comprendre le sens. Je savais que, tôt ou tard, vous vous rencontreriez, toi et Julián. Ce tut mon erreur. Parce que quelqu'un d'autre était au courant, quelqu'un qui pressentait que, avec le temps, tu le conduirais à Julián : Fumero.
J'ai compris ce qui se passait au moment où il n'était plus possible de revenir en arrière, mais j'ai toujours espéré que tu perdrais la trace, que tu nous oublierais ou que la vie, la tienne et non la notre, t'emmènerait loin, très loin de nous, à l'abri. Le temps m'a appris à garder l'espoir, mais à ne jamais lui accorder une confiance excessive. L'espoir est cruel et vaniteux, sans conscience. Cela fait longtemps que Fumero me suit pas à pas. Il sait qu'un jour ou l'autre je tomberai. Il n'est pas pressé, c’est pour cela qu'il semble incompréhensible. Il vit pour se venger. De tous et de lui-même. Sans la vengeance, sans la colère, il s'évaporerait. Fumero sait que toi et tes amis le mènerez à Julián. Il sait qu'après presque quinze ans je n'ai plus de forces ni d'issues. Toutes ces années il m'a vue agoniser, et il n'attend que le moment de me donner le coup de grâce. J'ai toujours été sûre que je mourrais de sa main. Aujourd'hui, je sais que l'heure est proche. Je remettrai ces pages à mon père en le chargeant de te les faire parvenir s'il m'arrive quelque chose. Je prie ce Dieu que je n'ai jamais réussi à rencontrer pour que tu n'aies pas à les lire, mais je sens que mon destin, malgré ma volonté et mes vaines espérances, est de te confier cette histoire. Le tien, malgré ta jeunesse et ton innocence, est de la libérer.
Quand tu liras ces lignes, cette prison de souvenirs, cela voudra dire que je ne pourrai pas te 585
Nuria Monfort : mémoire de revenants dire adieu comme je l'aurais voulu, que je ne pourrai pas te demander de nous pardonner, surtout à Julián, et de veiller sur lui quand je ne serai plus là pour le faire. Je sais que je ne peux rien te demander, sauf de te sauver toi-même. Peut-être toutes ces pages m’ont-elles permis de me convaincre que, quoi qu'il arrive, j’aurai toujours en toi un ami, que tu es mon seul et véritable espoir. De toutes les choses que Julián a écrites, celle dont je me suis toujours sentie le plus proche est que nous restons vivants tant que quelqu'un se souvient de nous. Comme cela m'est si souvent arrivé avec Julián avant même de l’avoir rencontré, je sens que je te connais, et que, si je peux avoir confiance en quelqu’un, c’est en toi. Garde-moi une petite place, Daniel, dans un coin de ta mémoire.
Ne me laisse pas partir.
Nuria Monfort
478
1955
L’ombre du vent
1
Le jour se levait quand je terminai la lecture du manuscrit de Nuria Monfort C'était mon histoire.
Notre histoire. Dans les pas perdus de Carax, je reconnaissais
maintenant
les
miens,
déjà
irréversibles. Dévoré d'anxiété, je me levai et me mis à arpenter la chambre comme un animal en cage. Toutes mes réserves, mes méfiances et mes craintes étaient parties en cendres, insignifiantes, J'étais accablé de fatigue, de remords et de peur, mais je me savais incapable de rester là, de me cacher pour ne pas avoir à affronter les conséquences de mes actes. J'enfilai mon manteau, glissai le manuscrit plié dans la poche intérieure et dévalai l'escalier. Quand je franchis le porche, la neige avait commencé à tomber, et le ciel se répandait paresseusement en larmes de lumière qui disparaissaient sous mon haleine. Je courus vers la place de Catalogne déserte. Au milieu se dressait la silhouette solitaire d'un vieillard, ou peut-être d'un ange déserteur, couronné de cheveux blancs et engoncé dans un énorme manteau gris. Roi de l'aube, il levait en riant sa race vers le ciel et tentait en vain d'attraper des flocons dans ses gants. Quand 590
je passai prés de lui, il me sourit gravement comme si, d'un coup d'oeil, il pouvait lire dans mon âme. Il avait des yeux dorés, comme des pièces de monnaie magiques au fond d'une fontaine. Je crus l'entendre dire :
– Bonne chance.
Je tâchai de prendre ce vœu pour un heureux présage et pressai le pas en priant pour qu'il ne soit pas trop tard et que Bea, la Bea de mon histoire, soit toujours là à m'attendre.
Le froid me brûlait la gorge quand j'arrivai, hors d'haleine, devant l'immeuble des Aguilar. La neige commençait à geler. J'eus la bonne fortune de rencontrer, posté sous le porche, M. Saturno Molleda, concierge (selon ce que m'avait raconté Bea) poète surréaliste en secret. M. Saturno contemplait le spectacle de la neige, balai à la main, emmitouflé dans au moins trois écharpes et chaussé de bottes militaires.
– Ce sont les pellicules de la chevelure divine, dit-il, émerveillé, en saluant la neige d'une métaphore inédite.
– Je vais chez les Aguilar, annonçai-je.
– On sait bien que Dieu est avec ceux qui se lèvent tôt, mais là, jeune homme, vous y allez un peu fort.
– Il s'agit d'une affaire urgente. Ils m'attendent.
–
Ego
te
absolvo,
psalmodia-t-il
en
m'accordant sa bénédiction.
Tout en gravissant l'escalier au pas de course, je pesai mes chances sans trop me faire d'illusions.
Dans le meilleur des cas, ce serait une domestique qui m'ouvrirait, et j'étais prêt à franchir ce barrage sans hésitations. Dans le pire, et vu l'heure, ce serait le père de Bea. Je voulus me rassurer en me 591
L’ombre du vent
persuadant qu'il ne devait pas être armé dans l'intimité de son foyer, du moins pas avant le petit déjeuner. Je m'arrêtai quelques instants avant de frapper, pour reprendre mon souffle et tenter de rassembler quelques mots qui ne vinrent pas. Mais peu importait désormais. Avec force, je fis résonner trois fois le heurtoir. Quinze secondes plus tard, je répétai l'opération en ignorant les battements de mon cœur et la sueur froide qui me couvrait le front. Lorsque la porte s'ouvrit, j'avais encore la main sur le heurtoir.
– Qu'est-ce que tu veux ?
Les yeux de mon vieil ami Tomás me transpercèrent. Sans marquer de surprise. Froids et chargés de colère.
– Je viens voir Bea. Tu peux me casser la figure si tu veux mais je ne m'en irai pas avant de lui avoir parlé.
Tomás
m'observait,
impassible.
Je
me
demandai s'il allait me mettre en charpie sur l’heure et sans autres considérations. Je déglutis.
– Ma sœur n'est pas la.
– Tomás...
– Bea est partie.
La résignation et la douleur perçaient dans sa qui tentait de rester furieuse.
– Elle est partie ? Où ?
– J'espérais que tu le saurais.
– Moi ?
Ignorant les poings fermés et le visage menaçant de Tomás, je me glissai à l'intérieur de l'appartement et criai :
– Bea ! Bea ! C'est moi, Daniel...
Je m'arrêtai au milieu du couloir. Les murs recrachaient l'écho de ma voix avec le mépris des 592
espaces vides. Ni M. Aguilar, ni son épouse, ni un domestique n'apparurent en réponse à mes appels.
– Il n’y a personne. Je te l’ai, proféra Tomás mon dos. Maintenant, fous le camp et ne remets plus les pieds ici. Mon père a juré de te tuer, et ce n'est pas moi qui l'en empêcherai.
– Pour l'amour de Dieu. Tomás ! Dis-moi où est ta sœur.
Il me regardait comme quelqu'un qui ne sait s'il doit cracher ou passer son chemin.
– Bea s'est enfuie de la maison, Daniel. Depuis deux jours, mes parents la cherchent partout comme des fous et la police aussi.
– Mais...
– L'autre nuit, quand elle revenue de son rendez-vous avec toi, mon père l'attendait. Il lui a fendu les lèvres à force de gifles, mais ne t'inquiète pas, elle a refusé de donner ton nom. Tu ne la mérites pas,
– Tomás...
– Tais-toi. Le lendemain, mes parents l'ont emmenée chez le docteur.
—Pourquoi ? Bea est malade ?
– Malade de toi, imbécile. Ma sœur est enceinte.
– Ne me dis pas que tu l'ignorais.
Je sentis que mes lèvres tremblaient Un froid intense se répandit dans mon corps, la voix me manqua, mon regard vacilla. Je me traînai jusqu'à la porte d'entrée, mais Tomás m'attrapa et m'envoya valser contre le mur.
– Qu'est-ce que tu lui as fait ?
– Tomás, je...
L'impatience faisait battre ses paupières. Le premier coup me coupa le souffle. Je tombai à terre, 593
L’ombre du vent
genoux ployés. Une prise terrible me serra la gorge et me remit sur pied, cloué au mur.
– Qu'est-ce que tu lui as fait, salaud ?
Je tentai de me dégager, mais Tomás m'assomma d'un coup de poing dans la figure. Je basculai dam une obscurité interminable, la tête noyée dans des vagues de douleur. Je m'étalai sur les dalles du couloir et tentai de ramper, mais Tomás m'attrapa par le col de mon manteau et me traîna sans ménagements jusque sur le palier. Il me jeta dans l'escalier comme un déchet.
— S'il est arrivé quelque chose à Bea, je te jure que je te tuerai, dit-il, du seuil.
Je me mis à genoux. J'aurais voulu une seconde de répit, juste le temps de récupérer ma voix. La porte se referma en m'abandonnant à l'obscurité. Je fus assailli par un élancement dans l'oreille gauche si violent que j'y portai la main, fou de douleur. Je sentis le sang couler. Je me relevai comme je pus. Les muscles du ventre que le premier coup de Tomás avait défoncés se tordaient dans une agonie qui ne faisait que commencer. Je me laissai glisser dans l'escalier, au bas duquel M. Saturno hocha la tête en me voyant.
—Oh là !... Entrez un moment pour vous remettre. ..
Je refusai, en me tenant le ventre à deux mains. Le côté gauche de la tête m'élançait, comme si les os cherchaient à se détacher de la chair.
— Vous saignez, dit M. Saturno, inquiet.
– Ce n'est pas la première fois,
– Faites le malin, et vous n'aurez pas le loisir de saigner longtemps. Allons, entrez, et j'appelle un médecin. Je vous en prie !
Je réussis à gagner la rue et à me libérer de la bonne volonté du concierge. Il neigeait très fort et 594
des voiles de brume blanche tournoyaient sur les trottoirs, Le vent glacé s'insinuait sous mes vêtements et avivait ma plaie au visage. Je ne sais si j’ai pleuré de douleur, de rage ou de peur. La neige, indifférente, emporta mes lâches gémissements et je m'éloignai lentement dans l'aube poudreuse, ombre parmi les ombres se frayant leur chemin à travers les pellicules de Dieu.
2
Au moment où j'arrivais à proximité de la rue Balmes, je m'aperçus qu'une voiture me suivait le long du trottoir. Les douleurs dans la tête avaient laissé place à une sensation de vertige qui me faisait vaciller, et je dus m'appuyer aux murs. La voiture s'arrêta, et deux hommes en descendirent. Un sifflement strident s'était emparé de mes oreilles, si bien que je ne pus entendre le moteur ni les appels de ces deux silhouettes noires qui me soulevaient chacune d'un côté et m'entraînaient en hâte vers la voiture. Rendu impuissant par les nausées, je me laissai choir sur la banquette arrière. La lumière allait et venait en vagues aveuglantes. Je compris que la voiture démarrait. Des mains me palpaient le visage, la tête et les côtes. En rencontrant le manuscrit de Nuria Monfort caché à l'intérieur de mon manteau, une des formes me l'arracha. Je voulus l'en empêcher, mais mes bras étaient transformés en gélatine. L'autre forme se pencha sur moi. Je sus qu'elle me parlait, car elle me 595
L’ombre du vent
soufflait son haleine en pleine face. Je m'attendais à voir le visage triomphant de Fumero et à sentir le fil de son couteau sur ma gorge. Un regard croisa le mien et, juste avant de perdre conscience, je reconnus le sourire édenté et épuisé de Fermín Romero de Torres.
Je me réveillai trempé d'une sueur qui me brûlait la peau. Deux mains me soutenaient fermement par les épaules, en m'installant sur un lit que je crus entouré de cierges comme pour une veillée funèbre. Le visage de Fermín apparut à ma droite. Il souriait toujours mais, même dans mon délire, je pus percevoir son inquiétude. Près de lui, debout, je distinguai M. Federico Flaviá, l'horloger.
– On dirait qu'il revient à lui, Fermín, dit M.
Federico. Si je lui préparais un peu de bouillon pour l'aider à reprendre des forces ?
– Ça ne peut pas lui faire de mal. Et pendant que vous y êtes, vous pourriez me faire un petit sandwich avec ce qui vous tombera sous la main, vu que toutes ces émotions m'ont donné une faim de loup.
M. Federico se retira dignement pour nous laisser seuls.
– Où sommes-nous, Fermín ?
– En lieu sûr. Techniquement, nous nous trouvons dans un petit appartement de l’Ensanche, propriété d'une relation de M. Federico à qui nous devons la vie et plus encore. Les mauvaises langues le qualifieraient de garçonnière, mais pour nous c'est un sanctuaire.
Je tentai de me redresser. La douleur à l'oreille était devenue un battement lancinant.
– Est-ce que je vais rester sourd ?
– Sourd, je ne sais pas, mais pour un peu vous restiez à demi mongolien. Cet énergumène de M.
596
Aguilar a bien failli vous réduire les méninges en bouillie.
– Ce n'est pas M. Aguilar qui m'a frappé. C’est Tomás.
– Tomás ? Votre ami l'inventeur ?
Je fis un signe affirmatif.
– Vous avez dû le provoquer.
– Bea s'est enfuie de chez elle... commençai-je.
Fermín fronça les sourcils.
– Continuez.
– Elle est enceinte.
Fermín m'observait, abasourdi. Pour une fois, son expression était sévère et impénétrable.
– Ne me regardez pas ainsi, Fermín, je vous en supplie.
– Que voulez-vous que je fasse ? Que je me mette à chanter ?
J'essayai de nouveau de me lever, mais la douleur et les mains de Fermín m'en empêchèrent.
– Il faut que je la retrouve, Fermín.
– Du calme. Vous n'êtes pas en état d'aller vous promener. Dites-moi où est la jeune personne, et j'irai la chercher.
– Je ne sais pas où elle est.
– Je vous serais reconnaissant d'être un peu plus précis.
M. Federico apparut à la porte avec un bol de bouillon
fumant.
Il
m'adressa
un
sourire
chaleureux.
– Comment te sens-tu, Daniel ?
– Beaucoup mieux, monsieur Federico, merci.
– Prends ces deux cachets.
Il échangea un bref regard avec Fermín qui acquiesça.
– C'est contre la douleur.
597
L’ombre du vent
J’avalai les cachets avec le bouillon qui sentait le xérès. M. Federico, prodige de discrétion, quitta la chambre et referma la porte. C'est alors que je m'aperçus que Fermín serrait contre lui le manuscrit de Monfort. La pendule de la table de nuit sonnait une heure. De l'après-midi, supposai-je.
– Il neige toujours ?
– Neiger est un euphémisme. C'est un déluge de flocons.
– Vous l'avez lu ? demandai-je.
Fermín se borna à hocher la tête.
– Il faut que je trouve Bea avant qu'il ne soit trop tard. Je crois savoir où elle est.
Je m'assis sur le lit en repoussant les bras de Fermín. Je regardai autour de moi. Les murs ondulaient telles des algues au fond d'un bassin. Le plafond fuyait comme emporté par la bourrasque.
J'eus du mal à tenir debout. Fermín me remit au lit sans effort.
– Vous n'irez nulle part, Daniel.
– C'était quoi, ces cachets ?
– Le philtre de Morphée. Vous allez dormir comme une pierre.
– Non, c'est impossible...
Je continuai de balbutier jusqu'à ce que mes paupières succombent inexorablement, et le monde avec. Mon sommeil fut noir et vide, un tunnel. Le sommeil des coupables.
Le crépuscule tombait quand la dalle de cette léthargie commença de se désintégrer. J'ouvris les yeux sur une chambre obscure, veillé par deux bougies qui agonisaient sur la table de nuit. Fermín, affalé dans le fauteuil du coin, ronflait avec la fureur 598
d'un homme trois fois plus gros que lui. A ses pieds, pages éparpillées, gisait le manuscrit de Nuria Monfort. Dans ma tête, la douleur avait diminué pour devenir une palpitation lente et chaude. Je me glissai silencieusement de la pièce et me retrouvai dans un petit salon avec un balcon et une porte qui semblait donner sur l'escalier. Mon manteau et mes chaussures étaient posés sur une chaise. Une lumière pourpre pénétrait par la fenêtre mouchetée de reflets irisés. J'allai au balcon et constatai qu'il neigeait toujours. On pouvait apercevoir les toits de la moitié de Barcelone comme une mosaïque de blanc et de rouge. On distinguait au loin les tours de l'école industrielle qui perçaient la brume accrochée aux dernières lueurs du soleil. La vitre était couverte de givre. Je posai l'index sur le verre et écrivis :
Je vais chercher Bea. Ne me suivez pas. Je reviendrai bientôt.
La certitude s'était imposée dès le réveil, comme si un inconnu m'avait chuchoté la vérité pendant mon sommeil. Je sortis sur le palier et me précipitai dans l'escalier vers la porte de l'immeuble. La rue Urgel était un fleuve de sable luisant d'où émergeaient réverbères et arbres comme des mâts de neige solide. Le vent crachait les flocons par rafales. J'allai jusqu'à la station de métro Hospital Clínico et plongeai dans des souterrains de buée et de touffeur dégagées par des hordes de Barcelonais. Ils avaient tendance à confondre neige et miracle en commentant l'insolite accident
climatique.
Les
journaux
du
soir
599
L’ombre du vent
l'annonçaient en première page, avec photo des Ramblas enneigées et de la fontaine de Canaletas couverte de stalactites. « LA NEIGE DU SIÈCLE », clamaient les gros titres. Je me laissai tomber sur un banc du quai et respirai cette odeur de tunnels et de suie qui accompagne le grondement des trains invisibles. De l'autre côté de la voie, sur un panneau publicitaire qui vantait les délices du parc d'attractions du Tibidabo trônait le tramway bleu ruisselant de lumières comme une kermesse, et, derrière lui, on devinait les contours de la villa Aldaya. Je me demandai si Bea, dans cette Barcelone abandonnée du monde, avait vu la même affiche et compris qu'elle n'avait pas d'autre lieu aller.
3
La nuit tombait quand j'émergeai des escaliers du métro. Déserte, l'avenue du Tibidabo dessinait une fuite infinie de cyprès et de demeures ensevelis dans une clarté sépulcrale. J'aperçus la silhouette du tramway bleu à l'arrêt, et le vent m'apporta le tintement de la sonnette du contrôleur. Je hâtai le pas et montai dedans juste au moment où il s'ébranlait. Le contrôleur, vieille connaissance, accepta mes pièces en marmonnant quelques mots inaudibles. Je m'assis à l'intérieur, un peu protégé du froid et du vent Les villas sombres défilaient lentement derrière les vitres voilées de givre. Le contrôleur m'observait avec ce mélange de méfiance 600
et de sans-gêne que le froid semblait avoir figé sur son visage.
– Le numéro 32, jeune homme.
Je me tournai et vis la forme fantomatique de la villa Aldaya s'avancer vers nous comme la proue d'un bateau noir dans la neige. Le tramway s'arrêta d'une secousse. Je descendis, évitant le regard de l'homme.
– Bonne chance, murmura-t-il.
Je regardai le tramway s'éloigner vers le haut de l'avenue et attendis que l'écho de la clochette s'éteigne. Une obscurité solide s'abattit autour de moi. Je me dépêchai de contourner l'enceinte à la recherche de la brèche. En escaladant le mur, il me sembla entendre des pas sur la neige du trottoir d'en face. Je m'immobilisai sur le faîte du mur. La nuit engloutissait tout. Le bruit s'éteignit dans une rafale de vent. Je sautai de l'autre côté et pénétrai dans le jardin. Les arbustes gelés se dressaient comme des statues de cristal. Les anges écroulés gisaient sous des suaires de glace. La surface du bassin était un miroir noir dont émergeait seulement, tel un sabre d'obsidienne, la griffe de pierre de l'ange noyé. Des larmes de glace pendaient de son index. La main accusatrice de l'ange désignait
directement
la
porte
principale,
entrouverte.
Je gravis les marches du perron en espérant ne pas arriver trop tard. Je ne me souciai pas d'amortir l'écho de mes pas. Je poussai la porte et entrai dans le vestibule. Une file de bougies éclairait l'intérieur.
C'étaient les bougies de Bea, presque consumées, au ras du sol. Je les suivis et m'arrêtai au pied du grand escalier. Le chemin de bougies montait jusqu'au premier étage. Je m'aventurai sur les marches en suivant mon ombre déformée sur les murs. Arrivé 601
L’ombre du vent
sur le palier, je vis encore deux bougies, plus loin dans le couloir. La flamme d'une troisième vacillait devant ce qui avait été la chambre de Pénélope. Je m'approchai et frappai doucement.
– Julián ? prononça une voix tremblante.
Je posai la main sur la poignée et m'apprêtai à entrer, ne sachant plus qui m'attendait de l'autre côté. J'ouvris lentement. Dans un coin de la chambre, enroulée dans une couverture, Bea me regardait. Je courus vers elle et l'étreignis en silence. Elle éclata en sanglots.
– Je ne savais pas où aller, murmura-t-elle.
J'ai appelé plusieurs fois chez toi, mais il n'y avait personne. J'ai pris peur...
Bea sécha ses larmes avec ses poings et planta son regard dans le mien. J'acquiesçai, sans éprouver besoin d'ajouter quelque chose.
– Pourquoi m'as-tu appelé Julien ?
Bea jeta un coup d'œil vers la porte entrouverte.
– Il est là. Dans la villa. Il va et vient.Il m'a surprise l'autre jour, alors que j'essayais d'entrer. Je ne lui ai rien expliqué, et pourtant il a su qui j'étais.
Il a su ce qui se passait. Il m'a installée dans cette chambre et m'a apporté une couverture, à boire et à manger. Il m'a dit d'attendre. Que tout allait s'arranger. Que tu viendrais me chercher. La nuit, nous avons discuté pendant des heures. Il m'a parlé de Pénélope, de Nuria... et surtout de toi, de nous deux. Il m'a dit que je devais t'apprendre à l'oublier...
– Où est-il en ce moment ?
– En bas. Dans la bibliothèque. Il m'a confié qu'il attendait un visiteur, en me demandant de ne pas bouger d'ici.
– Qui attend-il ?
602
– Je ne sais pas. Il a juste dit que ce visiteur viendrait avec toi, que tu l'amènerais...
Quand j'allai inspecter le couloir, on entendait déjà les pas au bas du grand escalier. Je reconnus l’ombre qui se répandait sur les murs comme une toile d'araignée, la gabardine noire, le chapeau enfoncé à la manière d'une cagoule et, dans la main, le revolver luisant telle une faux. Fumero. Il m'avait toujours rappelé quelqu'un, ou quelque chose, mais ce fut seulement à cet instant que je compris quoi.
4
J'éteignis les bougies avec les doigts et fis signe à Bea de garder le silence. Elle me saisit la main et m'adressa un regard interrogateur. On entendait les pas lents de Fumero au-dessous de nous. Je ramenai Bea à l'intérieur de la chambre et lui fis signe de rester là, cachée derrière la porte.
– Ne sors pas d'ici, quoi qu'il arrive, chuchotai-je.
– Ne m'abandonne pas maintenant, Daniel.
S'il te plaît.
– Je dois prévenir Carax.
Bea m'implora des yeux, mais je ne cédai pas et retournai dans le couloir. Je me glissai jusqu'au débouché du grand escalier. Plus trace de l'ombre de Fumero, ni de ses pas. Il avait dû s'arrêter quelque part dans l'obscurité, immobile. Patient. Je regagnai le couloir et suivis la galerie qui desservait les chambres, jusqu'à la façade principale de la villa.
603
L’ombre du vent
Une fenêtre obstruée par la glace laissait filtrer quatre rais de lumière bleutée, troubles comme de l'eau stagnante. Je m'en approchai et aperçus une voiture noire stationnée devant la grande grille. Je reconnus la voiture du lieutenant Palacios. La braise d'une cigarette dénonçait sa présence au volant. Je revins lentement jusqu'à l'escalier et le descendis marche après marche avec d'infinies précautions. Je m'arrêtai à mi-chemin et scrutai les ténèbres qui noyaient le rez-de-chaussée.
Fumero avait laissé la porte grande ouverte derrière lui. Le vent avait éteint les bougies et crachait des tourbillons de neige. Les feuilles mortes gelées dansaient sous le porche, flottant dans un tunnel de clarté floconneuse qui s'infiltrait dans les mines de la villa. Je descendis encore quatre marches, en me collant au mur. Je distinguai une partie de la verrière de la bibliothèque. Je ne détectais toujours pas Fumero. Je me demandais s'il était descendu dans la cave ou dans la crypte. La neige poudreuse qui pénétrait du dehors avait effacé ses traces. Je me glissai jusqu'au bas de l'escalier et jetai un coup d'oeil dans le couloir menant à l'entrée. Le vent glacé me cingla la face. La griffe de l'ange immergé dans le bassin se dessinait dans les ténèbres. L'entrée de la bibliothèque était à une dizaine
de
mètres
du
pied
de
l'escalier.
L'antichambre qui y menait était plongée dans l'obscurité. Je compris que Fumero pouvait être à quelques mètres à peine, en train de me guetter, sans que je puisse le voir. Je scrutai l'ombre, impénétrable comme l'eau d'un puits. Je respirai profondément et me forçai à traverser à l'aveuglette la distance qui me séparait du seuil de la bibliothèque.
604
Il régnait dans le grand salon ovale une clarté avare et embrumée, criblée de zones d'ombre projetées par la neige qui se répandait comme de la gélatine derrière les volets. Je parcourus du regard les murs nus, cherchant Fumero, posté peut-être à l'entrée. Un objet saillait du mur à moins de deux mètres de moi, sur ma droite. Un instant, il me sembla qu'il bougeait, mais c'était seulement le reflet de la lune sur la lame. Un couteau, peut être un poignard à double tranchant, était planté là. Il clouait un rectangle de carton ou de papier. Je m'approchai et reconnus l'image ainsi fixée. Une photo, copie de celle qu'un inconnu avait laissée à demi brûlée sur le comptoir de la librairie. Julián et Pénélope, à peine adolescents, y souriaient à une vie dont ils ne savaient pas encore qu'elle les avait abandonnés. La pointe du couteau traversait la poitrine de Julián. Je compris alors que ce n'était pas Laín Coubert, ou Julián Carax, qui avait déposé cette photo comme une invitation. C'était Fumero.
Il s'en était servi comme d'un appât empoisonné. Je levai la main pour détacher la lame, mais le contact glacé du revolver de Fumero sur ma nuque m'arrêta.
– Une image vaut mieux que mille paroles, Daniel. Si ton père n'avait pas été un libraire de merde, il te l'aurait appris depuis longtemps.
Je me retournai lentement et me trouvai face au canon de l'arme. Il sentait la poudre. Le visage cadavérique de Fumero souriait dans un rictus crispé et terrifiant.
– Où est Carax ?
– Loin d'ici. Il savait que vous viendriez. Il est parti.
Fumero m'observait, impassible.
– Je vais te faire exploser la tête, morveux.
605
L’ombre du vent
– Ça ne vous servira pas à grand-chose. Carax n'est pas là.
– Ouvre la bouche, ordonna Fumero.
– Pourquoi faire ?
– Ouvre la bouche ou je tire pour te l'ouvrir.
Je desserrai les lèvres. Fumero m'introduisit le canon du revolver dans la bouche. Je sentis une nausée monter dans ma gorge. Le pouce de Fumero manœuvra le percuteur.
– Et maintenant, minable, c'est le moment de savoir si tu as envie de vivre. Compris ?
Je fis un geste d'acquiescement.
– Alors dis-moi où est Carax.
Je tentai de balbutier. Fumero écarta le revolver de quelques centimètres.
– Où est-il ?
– En bas. Dans la crypte.
– Conduis-moi. Je veux que tu sois présent quand je décrirai à ce salaud les gémissements de Nuria Monfort pendant que je lui enfonçais mon couteau dans...
La forme jaillit du néant. Par-dessus l'épaule de Fumero, je crus voir des rideaux de brume s'écarter dans l'obscurité et une silhouette sans visage, au regard incandescent, glisser vers nous dans le silence total, semblant à peine frôler le sol.
Fumero en lut le reflet dans mes yeux brouillés de larmes et ses traits se décomposèrent.
Il eut juste le temps de se retourner et de tirer vers les ténèbres épaisses qui le cernaient, et déjà deux serres parcheminées, sans lignes ni relief, avaient pris sa gorge dans leur étau. C'étaient les mains de Julián Carax, façonnées par les flammes.
Carax m'écarta d'une poussée et écrasa Fumero contre le mur. L'inspecteur cramponna à son revolver et essaya de le pointer sous le menton de 606
Carax. Avant qu'il ait pu appuyer sur la détente, Carax lui attrapa le poignet et le cogna violemment contre le mur, à plusieurs reprises, sans parvenir, lui faire lâcher son arme. Un deuxième coup de éclata, et la balle alla s'enfoncer dans la paroi, en frisant un trou dans le panneau de bois. Des étincelles de poudre brûlante et des esquilles embrasées rejaillirent sur le visage de l'inspecteur.
Une odeur de chair brûlée envahit la pièce.
D'une secousse, Fumero tenta de se délivrer de ces serres dont l'une lui immobilisait le cou et l'autre plaquait au mur la main tenant le revolver.
Carax ne desserrait pas l'étau. Fumero rugit de rage, agita la tête en tous sens et parvint à mordre le poing de Carax. Une fureur animale le possédait.
J'entendis le craquement de ses dents déchiquetant la peau morte et vis ses lèvres écumantes de sang.
Carax, ignorant la douleur, peut-être incapable de la sentir, saisit alors le couteau. Il le détacha du mur d'un coup sec et, sous les yeux terrifiés de Fumero, il cloua le poignet droit de l'inspecteur sur le panneau de bois en enfonçant la lame presque jusqu'au manche. Fumero laissa échapper un hurlement d'agonie. Sa main s'ouvrit dans un spasme, et le revolver tomba à ses pieds. De la pointe du soulier, Carax l'envoya valser dans les ténèbres.
L'horreur de cette scène avait défilé devant mes yeux en quelques secondes à peine. Je me sentais paralysé, incapable d'agir ou d'articuler la moindre pensée. Carax se retourna vers moi et planta ses yeux dans les miens. En le regardant, je parvins à reconstituer ce visage perdu que j'avais si souvent imaginé en contemplant des photos et en écoutant de vieilles histoires.
607
L’ombre du vent
– Emmène Beatriz loin d'ici, Daniel. Elle sait ce que vous devez faire. Ne te sépare pas d'elle. Ne te la laisse enlever. Par rien ni par personne. Prends soin d'elle.
Je voulus acquiescer, mais mon regard se porta sur Fumero qui se démenait avec le couteau planté dans son poignet. Il l’arracha d'une secousse et s’écroula à genoux, en tenant son bras blessé qui saignait.
– Va-t'en, murmura Carax.
A terre, Fumero nous regardait, aveuglé par la haine, la lame sanglante dans sa main gauche.
Carax se dirigea vers lui. J'entendis des pas pressés et compris que Palacios, alerté par les coups de feu, accourait au secours de son chef. Avant que Carax ait pu arracher le couteau à Fumero, Palacios entra dans la bibliothèque en pointant son arme.
– Arrière ! prévint-il.
Il lança un rapide coup d'œil à Fumero qui se relevait avec effort, puis nous observa, moi d'abord, Carax ensuite. Je perçus de l’horreur et de l'hésitation dans ce regard.
– J'ai dit : arrière !
Carax s'arrêta et recula. Palacios continuait à nous observer froidement, en essayant de trouver une issue à la situation. Ses yeux se posèrent sur moi.
– Toi, va-t'en. Ça ne te concerne pas. File.
J'hésitai un instant Carax me fît un signe affirmatif.
– Personne ne partira d'ici aboya Fumero.
Palacios, donnez-moi votre revolver.
Palacios resta silencieux.
—Palacios ! répéta Fumero, en tendant sa main ensanglantée pour saisir l'arme.
—Non, murmura Palacios, dents serrées.
608
Les yeux déments de Fumero se remplirent de mépris et de fureur. Il arracha l'arme et, d'une poussée, écarta Palacios. J'échangeai un regard avec ce dernier et sus ce qui allait se passer. Fumero leva lentement l’arme. Sa main tremblait et le revolver brillait, rouge de sang. Carax recula pas à pas vers l'ombre, mais il n'avait aucune échappatoire. Le canon du revolver le suivait. Les muscles de mon corps se crispèrent de rage. Le rictus de mort de Fumero, transporté par la folie et la haine, me réveilla comme une gifle. Palacios me regardait, en faisant non de la tête. Je l'ignorai. Carax s'était déjà résigné, immobile au milieu de la pièce, attendant la balle.
Fumero ne me vit pas. Il n'en eut pas le temps.
Pour lui, seuls existaient Carax et cette main sanglante qui étreignait le revolver. D'un bond, je me jetai sur lui. Je sentis que mes pieds quittaient le sol, mais ils ne reprirent pas contact avec lui. Le monde entier s'était figé dans l'air. Le fracas du coup de feu m'arriva de très loin, comme l'écho d'un orage. Je ne sentis pas de douleur. La balle me traversa les côtes. Aveuglé par le choc, j'eus l'impression qu'une barre de métal me propulsait dans le vide quelques mètres plus loin, puis me précipitait à terre. Je ne sentis pas la chute, mais il me sembla que les murs se rapprochaient et que le toit descendait à toute vitesse comme s'il voulait m'écraser.
Une main me souleva la nuque et j'aperçus le visage de Julián Carax penché sur moi. Dans ma vision, Carax apparaissait exactement tel que je l'avais imaginé, comme si les flammes ne lui avaient jamais dévoré la face. Je lus l'horreur dans son regard, sans comprendre. Je vis qu'il posait la main sur ma poitrine et me demandai ce qu'était le 609
L’ombre du vent
liquide fumant qui sourdait entre ses doigts. Ce fut alors qu'une brûlure terrible, comme un souffle embrasé, me dévora les entrailles. Un cri voulut s'échapper de mes lèvres, mais il s'éteignit, noyé dans le sang chaud. Je reconnus le visage de Palacios près de moi, décomposé par le remords. Je levai les yeux et, soudain, je la vis. En silence, Bea avançait lentement dans la bibliothèque, les traits ravagés par l’épouvante, ses mains tremblantes posées sur ses lèvres. Tout son corps semblait dire non. Je voulus la prévenir, mais un froid mordant me parcourait les bras et les jambes, s’ouvrant un chemin à coups de poignard.
Fumero était tapi derrière la porte. Bea ne s'était pas rendu compte de sa présence. Quand Carax se redressa d'un bond et que Bea se retourna, alertée, le revolver de l'inspecteur frôlait déjà son front. Palacios se précipita pour l'arrêter. Il arriva trop tard. Carax était déjà prés de Fumero.
J'entendis son cri, très loin, qui répétait le nom de Bea. La pièce fut illuminée par l'éclair du coup de feu. La balle traversa la main droite de Carax. Un instant plus tard, l'homme sans visage fondait sur Fumero. Je me penchai pour voir Bea courir vers moi, saine et sauve. Mon regard qui se voilait chercha Carax sans le trouver. Un autre visage avait pris sa place. C'était Laín Coubert, tel que j'avais appris à le craindre en lisant les pages d'un livre, bien des années auparavant. Cette fois, les griffes de Coubert se plantèrent dans les yeux de Fumero comme des crocs. Je pus encore voir les jambes de l'inspecteur bringuebaler sur le plancher vers la porte de la bibliothèque, son corps se débattre par saccades
pendant
que
Coubert
le
traînait
impitoyablement vers le perron, ses genoux rebondir sur les marches de marbre, sa figure 610
recevoir les crachats de la neige, l'homme sans visage le prendre par le cou pour le soulever comme un pantin et le jeter contre la fontaine gelée, la main de l'ange traverser sa poitrine et l’embrocher, et son âme maudite se répandre en une vapeur noire qui retombait en larmes de glace sur le miroir du bassin, tandis que ses paupières battaient dans les derniers sursauts de la mort et que ses yeux semblaient éclater comme des fleurs de givre.
Je m'effondrai alors, incapable de regarder une seconde de plus. L'obscurité se teinta de lumière blafarde et le visage de Bea s'éloigna dans un tunnel de neige. Je fermai les yeux et sentis les mains de Bea sur ma figure et le souffle de sa voix suppliant Dieu de ne pas m'emporter, murmurant qu'elle m'aimait et qu'elle ne me laisserait pas partir, non, qu'elle ne me laisserait pas. Je me souviens seulement que je quittai ce monde irréel de lumière et de froid, qu'une étrange paix m'envahit et fit disparaître la douleur et le feu qui me dévoraient lentement les entrailles. Je me vis marcher dans les rues de cette Barcelone magique, tenant la main de Bea, tous les deux déjà vieux. Je vis mon père et Nuria Monfort déposer des roses blanches sur ma tombe. Je vis Fermín pleurer dans les bras de Bernarda, et mon vieil ami Tomás, devenu définitivement muet. Je les vis comme on voit des inconnus de la fenêtre d'un train qui passe trop vite.
C'est alors que, presque sans m'en rendre compte, je me rappelai le visage de ma mère que j'avais perdu depuis tant d'années, comme une coupure de presse égarée que l’on retrouve glissée entre les pages d'un livre. Sa lumière fut tout ce qui m'accompagna dans ma plongée.
27 novembre 1955
Post mortem
La chambre était blanche, tendue de voiles et de rideaux vaporeux où jouait un soleil éclatant. De ma fenêtre on voyait une mer bleue s'étendre à l'infini. Qu'importe si, plus tard, quelqu'un a essayé de me convaincra que non, que de la clinique Corachán on ne voit pas la mer, que ses chambres ne sont pas blanches ni éthérées, et que la mer de ce mois de novembre-là était une étendue de plomb froid et hostile, qu'il avait continué de neiger toute la semaine sans qu'apparaisse le soleil, que toute Barcelone était sous un mètre de neige et que même mon ami Fermín, l'éternel optimiste, avait cru que je mourrais de nouveau.
J'étais déjà mort une première fois, dans l’ambulance, entre les bras de Bea et du lieutenant Palacios, dont le costume de service fut gâché par mon sang. La balle, disaient les médecins qui parlaient de moi en croyant que je ne les entendais pas, avait ravagé deux côtes, frôlé le cœur, sectionné
une
artère
avant
de
ressortir
gaillardement par le côté en entraînant tout ce qu'elle trouvait sur son chemin. Mon cœur avait cessé de battre pendant soixante-quatre secondes.
614
Post mortem
On m'a dit qu'après mon excursion dans l'infini j'avais ouvert les yeux et souri, puis de nouveau perdu connaissance.
Je ne repris conscience que huit jours plus tard. A ce moment-là, les journaux avaient déjà publié la nouvelle du décès du célèbre inspecteur-chef de la police Francisco Javier Fumero au cours d'une fusillade avec une bande de malfaiteurs, et les autorités s'occupaient surtout de trouver une rue ou un passage à rebaptiser pour honorer sa mémoire. On n'avait pas retrouvé d'autre corps que le sien dans la vieille villa Aldaya. Les corps de Penélope et de son enfant ne furent jamais mentionnés.
Je me réveillai à l'aube. Je me souviens de la lumière, or liquide déferlant sur mes draps. Il ne neigeait plus, et quelqu'un avait remplacé la mer devant ma fenêtre par une esplanade toute blanche d'où émergeaient seulement quelques balançoires, Mon père, affalé sur une chaise près de mon lit, leva les yeux et m'observa en silence. Je lui souris, et il se mit à pleurer. Fermín dormait comme une souche dans le couloir, la tête posée sur les genoux de Bea. Ils entendirent ses pleurs, puis ses cris, et accoururent dans la chambre. Je me souviens que Fermín était pâle et maigre comme une arête de poisson. Ils m'apprirent que le sang qui coulait dans mes veines était le sien, que je m'étais vidé du mien, et que mon ami avait passé son temps à se goinfrer de steaks hachés à la cafétéria de la clinique pour produire des globules rouges au cas où il m'en faudrait encore. C'était peut-être pour cette raison que je me sentais plus sage et moins Daniel. Je me souviens qu’il y avait un bouquet de fleurs et que, l'après-midi qui suivit, ou alors deux 615
L’ombre du vent
minutes plus tard, je ne saurais dire, je vis défiler dans ma chambre Gustavo Barceló et sa nièce Clara, Bernarda et mon ami Tomás qui n'osait pas me regarder dans les yeux et qui, quand je l'embrassai, parût en courant pleurer dans la rue.
Je me souviens vaguement de M. Federico, qui était accompagné de Merceditas et de M. Anacleto, le professeur. Et surtout, je me souviens de Bea, qui me contemplait en silence pendant que les autres laissaient éclater leur joie et se répandaient en actions de grâces, et de mon père qui avait dormi sur cette chaise pendant sept nuits, en priant un Dieu auquel il ne croyait pas.
Lorsque les médecins obligèrent tout ce monde à évacuer la chambre pour me ménager un repos dont je ne voulais pas, mon père s'approcha un moment et me dit qu'il m'avait apporté le stylo de Victor Hugo et un cahier au cas où je voudrais écrire. Fermín, du seuil, annonça qu'il avait consulté tous les docteurs de la clinique et qu'ils lui avaient certifié que je n'aurais pas à faire mon service militaire. Bea posa m baiser sur mon front et emmena mon père prendre l'air, car il n'était pas sorti de la chambre depuis plus d'une semaine.
Je restai seul, écrasé de fatigue, et m'endormis en couvant des yeux l'étui de mon stylo sur la table de nuit.
Je fus réveillé par des pas qui franchissaient la porte, et je crus voir la silhouette de mon père s'approcher du lit, ou peut-être était-ce celle du docteur Mendoza qui veillait constamment sur moi, convaincu que j’étais un miraculé. Le visiteur fit le tour du lit et s’assit sur la chaise de mon père.
J'avais la bouche sèche et pouvais parler. Julián Carax porta un verre d’au à mes lèvres et ma 616
Post mortem
souleva la tête pour me faire boire. Ses yeux exprimaient un adieu, et il me suffit de les regarder pour comprendre qu'il ne saurait jamais que Pénélope sa sœur. Je ne me rappelle pas bien ses paroles ni le son de sa voix. Je sais seulement qu'il me prit la main : je sentis qu'il me demandait de vivre à sa place et que je ne le reverrais jamais. Ce que je n'ai pas oublié, ce sont mes propres paroles : je le priai de prendre ce stylo, qui avait été à lui depuis toujours, et de se remettre à écrire.
Quand je me réveillai, Bea me rafraîchissait le front avec un mouchoir imbibé d'eau de Cologne.
Tout ému, je lui demandai où était Carax. Elle me regarda, interdite, et m'affirma que Carax avait disparu dans la tempête, huit jours auparavant, en laissant des traces de sang dans la neige, et que tout le monde le pensait mort. Je dis que non, qu'à peine quelques secondes plus tôt il se trouvait ici même, avec moi. Bea me sourit, sans répondre.
L'infirmière qui me prenait le pouls hocha lentement la tête : j'avais dormi six heures d'affilée, elle était restée assise tout ce temps à son bureau devant la porte de ma chambre, et personne n
'était entré.
Cette nuit-là, en tentant de me rendormir, je tournai la tête sur l'oreiller et pus voir que l'étui était ouvert et que le stylo avait disparu.
1986
Les giboulées de mars
Nous nous mariâmes, Bea et moi, deux mois plus tard à l'église de Santa Ana. M. Aguilar, qui ne me parlait encore que par monosyllabes et continuera de le faire jusqu'à la fin des temps, m'avait accordé la main de sa fille devant l'impossibilité d'obtenir ma tête sur un plateau. Sa fureur l'avait quitté avec la disparition de Bea, et il semblait vivre désormais dans un état d'alarme perpétuelle, résigné à avoir un petit-fils qui m'appellerait papa et à perdre, volée par la vie à cause d'un individu sans vergogne réchappé d'une fusillade, la fille que, malgré ses lunettes, il continuait à voir comme au jour de sa première communion et pas un de plus. Une semaine avant la cérémonie, le père de Bea s'était présenté à la librairie pour me donner une épingle de cravate en or qui avait appartenu à son propre père et me serrer la main.
– Bea est la seule chose bien que j'ai faite dans ma vie. Veille sur elle.
Mon père l'avait raccompagné à la porte avant de le regarder s'éloigner dans la rue Santa Ana avec cette 620
L’ombre du vent
mélancolie qui rend les hommes vieillissants indulgents envers leurs semblables.
– Ce n'est pas un mauvais homme, Daniel, dit-il.
Chacun aime à sa façon.
Le docteur Mendoza, qui doutait que je sois capable de tenir debout plus d'une demi-heure, m'avait averti que l'agitation d'un mariage et de ses préparatifs n'était pas le meilleur traitement pour guérir un homme qui avait bien failli laisser son cœur dans la salle d'opération. Je l'avais rassuré.
– Ne vous inquiétez pas. On ne me laisse rien faire.
Je ne mentais pas. Fermín Romero de Torres s'était érigé en dictateur absolu et en factotum de la cérémonie, du banquet et de tout le reste. Le curé de l'église, en apprenant que la future mariée se présenterait enceinte à l'autel, avait refusé net de célébrer le mariage et menacé d'en appeler aux mânes de la Sainte Inquisition pour qu'ils empêchent ce sacrilège. Fermín s'était mis en colère et l'avait sorti de l'église en le traînant par la peau du cou, en clamant à tous les vents qu'il était indigne de son habit, de la paroisse, et en jurant que s'il osait bouger le petit doigt, il ferait, lui Fermín, un tel scandale à l'évêché que sa misérable mesquinerie lui vaudrait pour le moins l'exil sur le rocher de Gibraltar où il pourrait évangéliser les singes. Plusieurs passants avaient applaudi, et le fleuriste de la place lui avait fait cadeau d'un œillet blanc qu'il garda à sa boutonnière jusqu'à ce que les pétales prennent la couleur du col de sa chemise. Rasséréné mais toujours sans prêtre, Fermín s'était rendu au collège San Gabriel pour faire appel aux services du père Fernando Ramos, lequel n'avait jamais célébré un mariage de sa vie, ses spécialités étant, dans l'ordre, le 621
Les giboulées de mars
latin et le grec, la trigonométrie et la gymnastique suédoise.
– Éminence, le fiancé est très faible et nous ne pouvons pas prendre le risque de lui causer un autre choc. Il voit en vous la réincarnation des pères spirituels de notre Sainte Mère l'Église, saint Thomas, saint Augustin qui sont là-haut avec la Vierge de Fatima. Tel que vous le voyez, ce garçon est comme moi, très pieux. Un mystique. Si je lui annonce que vous refusez, nous aurons à célébrer un enterrement au lieu d'un mariage.
– Eh bien, puisque vous me présentez les choses sous cet angle...
A en croire ce que l'on m'a raconté par la suite –
car les autres se souviennent toujours mieux que vous-même de votre mariage –, Bernarda et Barceló (suivant les instructions détaillées de Fermín) abreuvèrent le pauvre prêtre de muscat, pour le mettre dans des dispositions adéquates avant la cérémonie. A l'heure d'officier, le père Fernando, arborant
un
sourire
bénisseur
et
un
teint
agréablement fleuri, choisit de faire une audacieuse entorse au rituel en remplaçant la lecture de je ne sais quelle Lettre aux Corinthiens par celle d'un sonnet d'amour, œuvre d'un certain Pablo Neruda, que plusieurs invités de M. Aguilar identifièrent comme un communiste et un bolchevique enragé, tandis que d'autres cherchaient dans leur missel ces vers d'une étonnante beauté païenne en se demandant s'il s'agissait des premiers signes du concile à venir.
Le soir précédant le mariage, Fermín, architecte de l'événement et maître des cérémonies, m'annonça qu’il avait organisé une soirée pour enterrer ma vie de garçon, soirée dont nous serions, lui et moi, les seuls invités.
622
L’ombre du vent
– Je ne sais pas, Fermín. Moi, ces choses-là...
– Faites-moi confiance.
La nuit venue, je le suivis docilement dans un bouge infâme de la rue Escudillers où les odeurs corporelles se mêlaient à celles de la plus infecte friture de tout le littoral méditerranéen. Une assemblée choisie de dames alliant une vertu facile à beaucoup de kilomètres au compteur nous reçut avec des sourires qui auraient fait les choux gras d'une faculté d'orthodontie.
– Nous venons voir la Rociíto, annonça Fermín à un maquereau dont les rouflaquettes présentaient une curieuse ressemblance avec le cap Finisterre.
– Fermín, murmurai-je, atterré. Pour l'amour de Dieu...
– Fiez-vous à moi.
La Rociíto accourut aussitôt dans toute sa gloire, dont je calculai qu'elle frisait les quatre-vingt-dix kilos sans compter le col de dentelle et la robe de viscose rouge, et m'inspecta consciencieusement.
– Salut, mon p'tit cœur. Ben tu sais, j'te voyais plus vieux.
– Ce n'est pas lui l'intéressé, rectifia Fermín.
Je compris alors la nature du quiproquo, et mes craintes se dissipèrent. Fermín n'oubliait jamais une promesse, surtout si c'était moi qui l'avais faite. Nous parûmes tous trois à la recherche d'un taxi pour nous faire déposer devant l'asile de Santa Lucia. Pendant le trajet, Fermín qui, par déférence pour mon état de santé et ma condition de futur marié, m'avait cédé la place à côté du chauffeur, partageait la banquette arrière avec la Rociíto en soupesant ses avantages avec une visible délectation.
– Tu es drôlement bien lotie, Rociíto, Ton cul mignon, c'est l'apocalypse selon Botticelli.
623
Les giboulées de mars
– Ah, m'sieur Fermín, depuis qu'vous êtes fiancé, vous m'laissez tomber, fripon.
– C'est que tu as beaucoup de maris, Rociíto, et moi je suis pour la monogamie.
– T'occupe, la Rociíto elle soigne ça avec de bonnes giclées de pépécilline.
Il était minuit passé quand nous arrivâmes rue Moncada, escortant le corps céleste de la Rociíto.
Nous l'introduisîmes dans l'asile de Santa Lucia par la porte de derrière, laquelle servait à évacuer les défunts dans une ruelle aux pavés gras qui sentait l'œsophage des enfers. Une fois dans les ténèbres du Tenebrarium,
Fermín
donna
ses
dernières
instructions à la Rociíto, pendant que je localisais le grand-père à qui j'avais promis une dernière danse avec Éros avant que Thanatos ne lui donne quitus.
– Rappelle-toi, Rociíto, que le vieux est un peu dur de la feuille, que tu dois lui parler fort, clair et bien cochon, tu connais les mots qu'il faut, mais sans excès, vu qu'il n'est pas question de lui donner son billet pour le royaume des cieux avant l'heure de l'arrêt cardiaque.
– T'en fais pas mon joli, j'suis une pro.
Je trouvai le bénéficiaire de ces amours vénales dans un recoin du premier étage, tel un sage ermite réfugié derrière des murs de solitude. Il leva les yeux et contempla, déconcerté.
– Je suis mort ?
– Non. Vous êtes vivant. Vous ne vous souvenez pas de moi ?
– Je me souviens de vous aussi bien que de mes premières chaussures, jeune homme, mais en vous voyant ainsi, cadavérique, j'ai cm à une apparition de l'au-delà. Ici, on perd ce que vous autres, à l'extérieur, 624
L’ombre du vent
appelez le discernement. Donc vous n'êtes pas une apparition ?
– Non, l'apparition, elle vous attend en bas, si vous voulez bien.
Je conduisis le grand-père dans une cellule lugubre que Fermín et la Rociíto avaient égayée avec des bougies et quelques gouttes de parfum. Quand il posa son regard sur les appas débordants de notre Vénus andalouse, le visage du grand-père s'illumina de paradis rêvés.
– Que le ciel vous bénisse !
– En attendant, montez-y ! dit Fermín en désignant la nymphe de la rue Escudillers qui se disposait à déployer ses charmes.
Je la vis s'emparer du grand-père avec une infinie tendresse et baiser les larmes qui coulaient sur ses joues. Fermín et moi nous éclipsâmes pour les laisser à une intimité bien méritée. Dans notre traversée de cette galerie de désespoirs, nous tombâmes nez à nez avec une des sœurs qui administraient l'asile. Elle nous lança un regard chargé d'acide sulfurique.
– Des pensionnaires prétendent que vous avez introduit une prostituée et disent que, puisque c'est comme ça, eux aussi en veulent une.
– Très révérende sœur, pour qui nous prenez-vous ? Notre présence en ces lieux est strictement œcuménique. Vous avez devant vous un jeune garçon qui, pas plus tard que demain matin, va devenir un homme aux yeux de notre Sainte Mère l'Église, et nous venions porte secours à votre pensionnaire Jacinta Coronado.
La sœur Emilia haussa un sourcil.
– Vous êtes de la famille ?
– Spirituellement.
625
Les giboulées de mars
– Jacinta est morte il y a quinze jours. Un monsieur était venu lui rendre visite le soir qui a précédé son décès. C'est un parent à vous ?
– Vous parlez du père Fernando ?
– Ce n'était pas un prêtre. Il m'a dit qu'il s'appelait Julián. Je ne me souviens pas du nom de famille.
Fermín me regarda, muet
– Julián est un de mes amis, dis-je.
Sœur Emilia hocha la tête.
– Il est resté plusieurs heures avec elle. Cela faisait des années que je ne l'avais pas entendue rire.
Après son départ, elle m'a dit qu'ils avaient évoqué le passé, l'époque où ils étaient jeunes. Que ce monsieur lui apportait des nouvelles de sa fille Penélope. Je ne savais pas que Jacinta avait eu une fille. Je m'en souviens parce que, ce matin-là, Jacinta m'a souri, et quand je lui ai demandé pourquoi elle était si contente, elle m'a dit qu'elle rentrait chez elle, rejoindre Penélope. Elle est morte à l'aube, dans son sommeil.
La Rociíto termina son rituel d'amour un moment plus tard, en laissant le grand-père, épuisé, dans les bras de Morphée. Quand nous sortîmes, Fermín la paya le double, mais elle, pleurant de pitié devant le spectacle de tous ces damnés oubliés de Dieu et du diable, eut à cœur de verser ses émoluments à sœur Emilia pour qu'elle leur serve à tous du chocolat chaud avec des beignets, vu que c'était toujours comme ça qu'elle, la reine des putains, se consolait de la dureté de la vie.
– C'est que j'suis une sentimentale. Vous vous rendez compte, m'sieur Fermín, le pauvre p'tit vieux voulait juste que je l'embrasse et que je le caresse… Y
a de quoi vous fendre le cœur.
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L’ombre du vent
Nous embarquâmes la Rociíto dans un taxi avec un bon pourboire et prîmes la rue Princesa déserte et nimbée de bruine.
– Il faudrait penser à dormir pour être d'attaque demain, dit Fermín.
– Je ne crois pas que je pourrai.
Nous nous dirigeâmes vers la Barceloneta et, presque sans nous en rendre compte, nous marchâmes sur le brise-lames jusqu'à ce que la ville étincelante et silencieuse s'étende tout entière devant nous, émergeant des eaux du port comme le plus grand mirage de l'univers. Nous nous assîmes sur le bord du quai pour contempler cette vision. A une vingtaine de mètres s'alignait une file de voitures immobiles, vitres masquées par la buée et des pages de journaux.
– Cette ville est une sorcière, Daniel. Elle se glisse sous votre peau et vous vole votre âme sans même que vous en preniez conscience.
– Vous parlez comme la Rociíto, Fermín.
– Ne vous moquez pas, ce sont les personnes comme elles qui font de ce monde un lieu fréquentable.
– Les putes ?
– Non. Putes, nous le sommes tous tôt ou tard, dans cette chienne de vie. Je parle des gens qui ont un cœur. Ne me regardez pas comme ça. Moi, les mariages, ça me rend tout chose.
Nous restâmes là, enveloppés de cette étrange quiétude, à compter les reflets sur l'eau. Au bout d'un moment, l'aube répandit son ambre dans le ciel, et Barcelone se nimba de soleil. On entendit les cloches lointaines de la basilique de Santa Maria del Mar qui se découpait dans la brume, de l'autre côté du port.
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Les giboulées de mars
– Vous croyez que Carax est toujours là, quelque part dans la ville ?
— Demandez-moi autre chose.
– Vous avez les alliances ?
Fermin sourit.
– Allons-y. On nous attend. La vie nous attend.
Il était vêtu de marbre et portait le monde dans son regard. Je ne me souviens guère des paroles du prêtre ni des visages d'espoir des invités dans l'église par ce matin de mars. Seuls me restent vraiment le goût de ses lèvres et, quand j'entrouvris les yeux, le serment secret que je gardai sur ma peau et dont je me suis souvenu tous les jours de ma vie.