CARLOS RUIZ ZAFÓN
L’ombre du vent
ROMAN TRADUIT DE L’ESPAGNOL PAR FRANÇOIS MASPERO
Traduit avec le concoursdu centre National du Livre
GRASSET
Titre original :
LA SOMBRA DEL VIENTO
Editorial Planeta S.A., Barcelone, 2001.
© Carlos Luis Zafón, 2001.
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2004, pour la traduction française.
ISBN : 978-2-253-11-11486 – 4 – 1er publication - LGF
Pour Joan ramon Planas,
Qui méritereait mieux
Le Cimetière des Livres Oubliés
Je me souviens encore de ce petit matin où mon père m'emmena pour la première fois visiter le Cimetière des Livres Oubliés. Nous étions aux premiers jours de l'été 1945, et nous marchions dans les rues d'une Barcelone écrasée sous un ciel de cendre et un soleil fuligineux qui se répandait sur la ville comme une coulée de cuivre liquide.
– Daniel, me prévint mon père, ce que tu vas voir aujourd'hui, tu ne dois en parler à personne. Pas même à ton ami Tomás. A personne.
– Pas même à maman ? demandai-je à mi-voix.
Mon père soupira, en se réfugiant derrière ce sourire triste qui accompagnait toute sa vie comme une ombre.
– Si, bien sûr, répondit-il en baissant la tête.
Pour elle, nous n'avons pas de secrets. Elle, on peut tout lui dire.
Peu après la fin de la guerre civile, ma mère avait été emportée par un début de choléra. Nous l'avions enterrée à Montjuïc le jour de mon quatrième anniversaire. Je me rappelle seulement qu'il avait plu toute la journée et toute la nuit, et que, lorsque j'avais demandé à mon père si le ciel pleurait, la voix lui avait manqué pour me répondre. Six ans après, l'absence de ma mère était toujours pour moi un mirage, un silence hurlant que je n'avais pas encore 10
L’ombre du vent
appris à faire taire à coups de mots. Nous vivions, mon père et moi, dans un petit appartement de la rue Santa Ana, près de la place de l'église. L'appartement était situé juste au-dessus de la boutique de livres rares et d'occasion héritée de mon grand-père, un bazar enchanté que mon père comptait bien me transmettre un jour. J'ai grandi entre les livres, en me faisant des amis invisibles dans les pages qui tombaient en poussière et dont je porte encore l'odeur sur les mains. J'ai appris à m'endormir en expliquant à ma mère, dans l'ombre de ma chambre, les événements de la journée, ce que j'avais fait au collège, ce que j'avais appris ce jour-là... Je ne pouvais entendre sa voix ni sentir son contact, mais sa lumière et sa chaleur rayonnaient dans chaque recoin de notre logis, et moi, avec la confiance d'un enfant qui peut encore compter ses années sur les doigts, je croyais qu'il me suffisait de fermer les yeux et de lui parler pour qu'elle m'écoute, d'où qu'elle fût.
Parfois, mon père m'entendait de la salle à manger et pleurait en silence.
Je me souviens qu'en cette aube de juin je m'étais réveillé en criant. Mon cœur battait dans ma poitrine comme si mon âme voulait s'y frayer un chemin et dévaler l'escalier. Mon père effrayé était accouru dans ma chambre et m'avait pris dans ses bras pour me calmer.
– Je n'arrive pas à me rappeler son visage. Je n'arrive pas à me rappeler le visage de maman, murmurais-je, le souffle coupé.
Mon père me serrait avec force.
– Ne t'inquiète pas, Daniel. Je me rappellerai pour deux.
Nous nous regardions dans la pénombre, cherchant des mots qui n'existaient pas. Pour la première fois, je me rendais compte que mon père Le Cimetière des Livres Oubliés
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vieillissait et que ses yeux, des yeux de brume et d'absence, regardaient toujours en arrière. Il s'était relevé et avait tiré les rideaux pour laisser entrer la douce lumière de l'aube.
– Debout, Daniel, habille-toi. Je veux te montrer quelque chose.
– Maintenant, à cinq heures du matin ?
– Il y a des choses que l'on ne peut voir que dans le noir, avait soufflé mon père en arborant un sourire énigmatique qu'il avait probablement emprunté à un roman d'Alexandre Dumas.
Quand nous avions passé le porche, les rues sommeillaient encore dans la brume et la rosée nocturne. Les réverbères des Ramblas dessinaient en tremblotant une avenue noyée de buée, le temps que la ville s'éveille et quitte son masque d'aquarelle. En arrivant dans la rue Arco del Teatro, nous nous aventurâmes dans la direction du Raval, sous l'arcade qui précédait une voûte de brouillard bleu. Je suivis mon père sur ce chemin étroit, plus cicatrice que rue, jusqu'à ce que le rayonnement des Ramblas disparaisse derrière nous. La clarté du petit jour s'infiltrait entre les balcons et les corniches en touches délicates de lumière oblique, sans parvenir jusqu'au sol. Mon père s'arrêta devant un portail en bois sculpté, noirci par le temps et l'humidité. Devant nous se dressait ce qui me parut être le squelette abandonné d'un hôtel particulier, ou d'un musée d'échos et d'ombres.
– Daniel, ce que tu vas voir aujourd'hui, tu ne dois en parler à personne. Pas même à ton ami Tomás. A personne.
Un petit homme au visage d'oiseau de proie et aux cheveux argentés ouvrit le portail. Son regard d'aigle se posa sur moi, impénétrable.
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L’ombre du vent
—Bonjour, Isaac. Voici mon fils Daniel, annonça mon père. Il va sur ses onze ans et prendra un jour ma succession à la librairie. Il a l'âge de connaître ce lieu.
Le
nommé
Isaac
eut
un
léger
geste
d'assentiment pour nous inviter à entrer. Une pénombre bleutée régnait à l'intérieur, laissant tout juste entrevoir les formes d'un escalier de marbre et d'une galerie ornée de fresques représentant des anges et des créatures fantastiques. Nous suivîmes le gardien dans le couloir du palais et débouchâmes dans une grande salle circulaire où une véritable basilique de ténèbres s'étendait sous une coupole percée de rais de lumière qui descendaient des hauteurs. Un labyrinthe de corridors et d'étagères pleines de livres montait de la base au faîte, en dessinant une succession compliquée de tunnels, d'escaliers, de plates-formes et de passerelles qui laissaient deviner la géométrie impossible d'une gigantesque bibliothèque. Je regardai mon père, interloqué. Il me sourit en clignant de l'œil.
– Bienvenue, Daniel, dans le Cimetière des Livres Oubliés.
Çà et là, le long des passages et sur les plates-formes de la bibliothèque, se profilaient une douzaine de silhouettes. Quelques-unes se retournèrent pour nous saluer de loin, et je reconnus les visages de plusieurs collègues de mon père dans la confrérie des libraires d'ancien. A mes yeux de dix ans, ces personnages se présentaient comme une société secrète d'alchimistes conspirant à l'insu du monde.
Mon père s'agenouilla près de moi et, me regardant dans les yeux, me parla de cette voix douce des promesses et des confidences.
– Ce lieu est un mystère, Daniel, un sanctuaire.
Chaque livre, chaque volume que tu vois, a une âme.
Le Cimetière des Livres Oubliés
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L'âme de celui qui l'a écrit, et l'âme de ceux qui l'ont lu, ont vécu et rêvé avec lui. Chaque fois qu'un livre change de mains, que quelqu'un promène son regard sur ses pages, son esprit grandit et devient plus fort. Quand mon père m'a amené ici pour la première fois, il y a de cela bien des années, ce lieu existait déjà depuis longtemps. Aussi longtemps, peut-être, que la ville elle-même. Personne ne sait exactement depuis quand il existe, ou qui l'a créé. Je te répéterai ce que mon père m'a dit. Quand une bibliothèque disparaît, quand un livre se perd dans l'oubli, nous qui connaissons cet endroit et en sommes les gardiens, nous faisons en sorte qu'il arrive ici. Dans ce lieu, les livres dont personne ne se souvient, qui se sont évanouis avec le temps, continuent de vivre en attendant de parvenir un jour entre les mains d'un nouveau lecteur, d'atteindre un nouvel esprit. Dans la boutique, nous vendons et achetons les livres, mais en réalité ils n'ont pas de maîtres. Chaque ouvrage que tu vois ici a été le meilleur ami de quelqu'un. Aujourd'hui, ils n'ont plus que nous, Daniel. Tu crois que tu vas pouvoir garder ce secret ?
Mon regard balaya l'immensité du lieu, sa lumière enchantée. J'acquiesçai et mon père sourit.
– Et tu sais le meilleur ? demanda-t-il.
Silencieusement, je fis signe que non.
– La coutume veut que la personne qui vient ici pour la première fois choisisse un livre, celui qu'elle préfère, et l'adopte, pour faire en sorte qu'il ne disparaisse jamais, qu'il reste toujours vivant. C'est un serment très important. Pour la vie. Aujourd'hui, c'est ton tour.
Durant presque une demi-heure, je déambulai dans les mystères de ce labyrinthe qui sentait le vieux papier, la poussière et la magie. Je laissai ma main 14
L’ombre du vent
frôler les rangées de reliures exposées, en essayant d'en choisir une. J'hésitai parmi les titres à demi effacés par le temps, les mots dans des langues que je reconnaissais et des dizaines d'autres que j'étais incapable de cataloguer. Je parcourus des corridors et des galeries en spirale, peuplés de milliers de volumes qui semblaient en savoir davantage sur moi que je n'en savais sur eux. Bientôt, l'idée s'empara de moi qu'un univers infini à explorer s'ouvrait derrière chaque couverture tandis qu'au-delà de ces murs le monde laissait s'écouler la vie en après-midi de football et en feuilletons de radio, satisfait de n'avoir pas à regarder beaucoup plus loin que son nombril.
Est-ce à cause de cette pensée, ou bien du hasard ou de son proche parent qui se pavane sous le nom de destin, toujours est-il que, tout d'un coup, je sus que j'avais déjà choisi le livre que je devais adopter. Ou peut-être devrais-je dire le livre qui m'avait adopté. Il se tenait timidement à l'extrémité d'un rayon, relié en cuir lie-de-vin, chuchotant son titre en caractères dorés qui luisaient à la lumière distillée du haut de la coupole. Je m'approchai de lui et caressai les mots du bout des doigts, en lisant en silence : L'Ombre du Vent Julián Carax Je n'avais jamais entendu mentionner ce titre ni son auteur, mais cela n'avait pas d'importance. La décision était prise. Des deux côtés. Je pris le livre avec les plus grandes précautions et le feuilletai, en faisant voleter les pages. Libéré de sa geôle, il laissa échapper un nuage de poussière dorée. Satisfait de mon choix, je rebroussai chemin dans le labyrinthe, le volume sous le bras, le sourire aux lèvres. Peut-être Le Cimetière des Livres Oubliés
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avais-je été ensorcelé par l'atmosphère magique du lieu, mais j'avais la certitude que ce livre m'avait attendu pendant des années, probablement bien avant ma naissance.
Cette
après-midi-là,
de
retour
dans
l'appartement de la rue Santa Ana, je me réfugiai dans ma chambre et lus les premières lignes de mon nouvel ami. Avant même d'avoir pu m'en rendre compte, je me retrouvai dedans, sans espoir de retour. Le roman contait l'histoire d'un homme à la recherche de son véritable père, qu'il n'avait jamais connu et dont il n'apprenait l'existence que grâce aux dernières paroles de sa mère sur son lit de mort.
Cette recherche se transformait en une odyssée fantastique où le héros luttait pour retrouver une enfance et une jeunesse perdues, et où, lentement, nous découvrions l'ombre d'un amour maudit dont le souvenir le poursuivrait jusqu'à la fin de ses jours. A mesure que j'avançais, la structure du récit commença de me rappeler une de ces poupées russes qui contiennent, quand on les ouvre, d'innombrables répliques d'elles-mêmes, de plus en plus petites. Pas à pas, le récit se démultipliait en mille histoires, comme s'il était entré dans une galerie des glaces où son identité se scindait en des douzaines de reflets différents qui, pourtant, étaient toujours le même.
Les minutes et les heures glissèrent comme un mirage. Pris par le récit, c'est à peine si j'entendis au loin les cloches de la cathédrale sonner minuit. Cerné par la lumière cuivrée que projetait la lampe de bureau, je m'étais immergé dans un univers d'images et de sensations tel que je n'en avais jamais connu.
Page après page, je me laissai envelopper par le sortilège de l'histoire et de son univers, jusqu'au moment où la brise de l'aube vint caresser ma fenêtre et où mes yeux fatigués glissèrent sur la dernière 16
L’ombre du vent
ligne. Je m'allongeai dans la pénombre bleutée du petit jour, le livre sur la poitrine, et j'écoutai les rumeurs de la ville endormie couler goutte à goutte sur les toits tachetés de pourpre. Le sommeil et l'épuisement frappaient à ma porte, mais je refusai de me rendre. Je ne voulais pas perdre la magie du récit ni dire tout de suite adieu à ses personnages.
Un jour, j'ai entendu un habitué de la librairie de mon père dire que rien ne marque autant un lecteur que le premier livre qui s'ouvre vraiment un chemin jusqu'à son cœur. Ces premières images, l'écho de ces premiers mots que nous croyons avoir laissés derrière nous, nous accompagnent toute notre vie et sculptent dans notre mémoire un palais auquel, tôt ou tard – et peu importe le nombre de livres que nous lisons, combien d'univers nous découvrons –, nous reviendrons un jour. Pour moi, ces pages ensorcelées seront toujours celles que j'ai rencontrées dans les galeries du Cimetière des Livres Oubliés.
1945-1949
Jours de cendre
1
Un secret vaut ce que valent les personnes qui doivent le garder. Au réveil, je n'eus rien de plus pressé que de vouloir faire partager l'existence du Cimetière des Livres Oubliés à mon meilleur ami.
Tomás Aguilar était un camarade de classe qui consacrait ses loisirs et son talent à l'invention d'engins
géniaux
mais
d'application
pratique
improbable, tels que la flèche aérostatique et la toupie dynamo. Nul n'était plus digne que Tomás de partager ce secret. Rêvant éveillé, je nous imaginais, lui et moi, équipés de lanternes et de boussoles, partant dévoiler les secrets de cette catacombe bibliographique. Puis, me souvenant de ma promesse,
je
décidai
que
les
circonstances
conseillaient ce que les romans policiers appelaient un autre modus operandi. A midi, j'abordai mon père pour le questionner sur ce livre et sur ce Julián Carax que, dans mon enthousiasme, j'avais imaginés célèbres dans le monde entier. Mon plan était de mettre la main sur toute l'œuvre et de la lire de bout en bout en moins d'une semaine. Quelle ne fut pas 20
L'Ombre du vent
ma surprise de découvrir que mon père, bon libraire s'il en fut et connaissant par cœur tous les catalogues d'éditeurs, n'avait jamais entendu parler ni de L'Ombre du Vent ni de Julián Carax. Intrigué, il inspecta l'achevé d'imprimer.
– D'après ce que je lis, ce volume fait partie d'une édition à deux mille cinq cents exemplaires publiée à Barcelone par la maison Cabestany en décembre 1935.
– Tu connais cet éditeur ?
– Il a fermé il y a des années. Mais ce n'est pas la première édition, qui est de novembre de la même année, et imprimée à Paris... Publiée aux éditions Galliano & Neuval. Ça ne me dit rien.
– Alors ce livre est une traduction ? demandai-je, déconcerté.
– Ce n'est pas indiqué. Pour autant qu'on puisse en juger, le texte est original.
– Un livre en espagnol, publié d'abord en France ?
– Ce ne serait pas la première fois, par les temps qui courent, fit observer mon père. Barceló pourra peut-être nous aider.
Gustavo Barceló était un vieux collègue de mon père, propriétaire d'une librairie caverneuse dans la rue Fernando. La fleur de la corporation des libraires d'ancien le considérait comme son maître. Il vivait perpétuellement collé à une pipe éteinte qui répandait des effluves de marché persan, et se décrivait lui-même comme le dernier romantique.
Bien que natif de la localité de Caldas de Montbuy, Barceló excipait d'une lointaine parenté avec lord Byron. Peut-être dans le but de faire ressortir ce lien, il était toujours habillé à la manière d'un dandy du XIXe siècle, portant foulard, souliers vernis blancs et un monocle parfaitement inutile dont les mauvaises Jours de cendre
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langues disaient qu'il ne le quittait jamais, même dans l'intimité des cabinets. En réalité, la seule parenté dont il pouvait se targuer était celle de son géniteur, un industriel qui s'était enrichi par des procédés plus ou moins douteux à la fin du siècle présent. D'après mon père, Gustavo vivait, sur le plan matériel, à l'abri du besoin, et la librairie était pour lui plus une passion qu'un commerce. Il aimait les livres à la folie et, bien qu'il le niât catégoriquement, quand quelqu'un entrait dans sa boutique et tombait amoureux d'un ouvrage dont il ne pouvait payer le prix, il baissait celui-ci autant qu'il le fallait, ou en faisait cadeau, s'il estimait que l'acheteur était un authentique lecteur et non un éphémère dilettante.
Ces particularités mises à part, Barceló possédait une mémoire d'éléphant, et était d'une pédanterie qui éclatait dans toute sa personne ; mais si quelqu'un s'y connaissait en livres bizarres, c'était bien lui. Cette après-midi-là, après avoir fermé la librairie, mon père suggéra de faire quelques pas en direction du café Els Quatre Gats – Les Quatre Chats –, rue Montsió, où Barceló et ses compères se réunissaient pour discuter poètes maudits, langues mortes et chefs-d'œuvre abandonnés à la merci des mites.
Els Quatre Gats, à une portée de lance-pierres de chez nous, était un des endroits de Barcelone que je préférais. C'était là que mes parents s'étaient connus en 1932, et j'attribuais en partie mon billet de passage en ce monde au charme de ce vieux café. Des dragons de pierre gardaient l'entrée rencognée dans un carrefour sombre, et ses becs de gaz figeaient le temps et les souvenirs. A l'intérieur, les gens se diluaient dans les échos d'autres époques. Des comptables, des rêveurs et des génies en herbe 22
L'Ombre du vent
partageaient leur table avec les fantômes de Pablo Picasso, Isaac Albeniz, Federico García Lorca ou Salvador Dali. Là, le premier venu pouvait se sentir pendant quelques instants une figure historique pour le prix d'un panaché.
– Tiens, voilà Sempere, s'exclama Barceló en voyant entrer mon père, l'enfant prodigue. Qu'est-ce qui nous vaut cet honneur ?
– Vous le devez à mon fils Daniel, qui vient de faire une découverte, monsieur Gustave
– Dans ce cas, venez vous asseoir avec nous, il faut fêter ce jour de gloire, clama Barceló.
– Ce jour de gloire ? chuchotai-je à mon père.
–
Barceló
ne
peut
jamais
s'exprimer
simplement, répondit mon père à mi-voix. Ne dis rien, sinon tu vas l'encourager.
Les confrères attablés nous ménagèrent une place dans leur cercle et Barceló, qui aimait jouer les grands seigneurs en public, insista pour que nous soyons ses invités.
– Quel âge a ce jouvenceau ? s'enquit-il en me dévisageant avec intérêt.
– Presque onze ans, déclarai-je. Barceló m'adressa un sourire farceur.
– C'est-à-dire dix. Ne te rajoute pas des années, vaurien, la vie s'en chargera bien assez tôt.
Un
murmure
d'approbation
parcourut
l'assistance. Barceló fit signe qu'il voulait passer commande à un serveur qui semblait sur le point d'être déclaré monument historique.
– Un cognac pour mon ami Sempere, et du bon.
Et pour le rejeton, une meringue à la crème, il a besoin de grandir. Ah, et apportez-nous un peu de jambon, mais pas comme l'autre, hein ? Parce que pour les pneus, on a déjà la maison Pirelli, rugit le libraire.
Jours de cendre
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Le garçon acquiesça et partit en traînant les pieds, et son âme avec.
– Vous vous rendez compte ? commenta le libraire. Ce n'est pas étonnant qu'on ne trouve pas de travail, dans un pays où les gens ne prennent jamais leur retraite, même après la mort ? Voyez le Cid. C'est sans espoir.
Barceló tira sur sa pipe éteinte, scrutant de son regard perçant le livre que j'avais dans les mains.
Malgré ses manières de cabotin et tout son verbiage, il pouvait flairer une bonne prise comme le loup flaire le sang.
– Voyons, dit Barceló en feignant l'indifférence.
Qu'est-ce que vous m'apportez ?
J'adressai un regard à mon père. Celui-ci fît un signe affirmatif. Sans plus hésiter, je tendis le livre à Barceló. Le libraire le prit d'une main experte. Ses doigts de pianiste explorèrent rapidement sa texture, sa consistance, son état. Un sourire florentin aux lèvres, il repéra la page des références éditoriales et l'inspecta pendant une longue minute. Les autres l'observaient en silence, comme s'ils attendaient un miracle ou la permission de reprendre leur respiration.
– Carax. Intéressant, murmura-t-il, d'un air impénétrable.
Je tendis la main pour récupérer le livre. Barceló haussa les sourcils, mais me le rendit avec un rictus glacial.
– Où l’as-tu trouvé, gamin ?
– C'est un secret, répliquai-je, en sachant que mon père devait sourire en son for intérieur.
Barceló se renfrogna et reporta son regard sur mon père.
– Mon cher Sempere, parce que c'est vous, en raison de toute l'estime que je vous porte et en 24
L'Ombre du vent
l'honneur de la longue et profonde amitié qui nous unit comme des frères, disons deux cents pesetas et n'en parlons plus.
– C'est avec mon fils que vous devez discuter, fit remarquer mon père. Le livre est à lui.
Barceló me gratifia d'un sourire de loup.
– Qu'en dis-tu, mon mignon ? Deux cents pesetas, ce n'est pas mal pour une première vente...
Sempere, ce garçon fera son chemin dans le métier.
L'assistance eut un rire complaisant. Barceló me regarda d'un air affable en sortant son portefeuille en cuir. Il compta les deux cents pesetas qui, à l'époque, représentaient une fortune, et me les tendit. Je me bornai à refuser sans rien dire. Barceló fronça les sourcils.
– Sais-tu bien que la cupidité est un péché mortel ? Bon, trois cents pesetas, et tu t'ouvres un livret de caisse d'épargne, vu qu'à ton âge il est bon de penser à l'avenir.
Je refusai de nouveau. Barceló lança un regard courroucé à mon père à travers son monocle.
– Inutile de me demander, dit ce dernier. Je ne suis ici que pour l'accompagner.
Barceló soupira et m'observa avec attention.
– Alors, qu'est-ce que tu veux, mon enfant ?
– Ce que je veux, c'est savoir qui est Julián Carax et où je peux trouver d'autres livres de lui.
Barceló rit tout bas et remit son portefeuille dans sa poche, en reconsidérant son adversaire.
– Voyez-vous ça, un érudit ! Mais dites-moi, Sempere, qu'est-ce que vous lui donnez à bouffer, à ce garçon ? blagua-t-il.
Le libraire se pencha vers moi et, un instant, je crus distinguer dans son regard un respect qui n'y était pas un moment plus tôt.
Jours de cendre
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– Nous allons passer un accord, me dit-il sur le ton de la confidence. Demain dimanche, dans l'après-midi, tu viendras à la bibliothèque de l'Ateneo et tu demanderas à me voir. Tu apporteras le livre pour que je puisse l'examiner à loisir, et moi je te raconterai ce que je sais sur Julián Carax. Quid pro quo.
– Quid pro quoi ?
– C'est du latin, petit. Il n'y a pas de langues mortes, il n'y a que des cerveaux engourdis. En paraphrasant, ça veut dire que les affaires sont les affaires, mais que tu me plais et que je vais t'accorder une faveur.
Cet homme possédait des dons oratoires capables d'anéantir les mouches en plein vol, mais je sentais bien que, si je voulais en savoir plus sur Julián Carax, mieux valait rester en bons termes avec lui. Je lui adressai un sourire béat, en affichant le plaisir que me causaient les citations latines et son verbe fleuri.
– Souviens-toi, demain, à l'Ateneo, répéta le libraire. Mais tu apportes le livre, ou foin de notre accord.
– Très bien.
La conversation se délita lentement dans le brouhaha des autres consommateurs et dériva vers certains documents trouvés dans les souterrains de l'Escurial qui donnaient à penser que Miguel de Cervantès n'était que le pseudonyme littéraire d'une femme à barbe de Tolède. Barceló, absorbé dans ses pensées, ne participa pas à ce débat byzantin et se borna à m'observer derrière son monocle avec un vague sourire. Ou peut-être regardait-il seulement le livre que je tenais dans mes mains.
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L'Ombre du vent
2
Ce dimanche-là, le ciel s'était nettoyé de ses nuages et les rues se retrouvèrent noyées dans une buée brûlante qui faisait transpirer les thermomètres sur les murs. Au milieu de l'après-midi, alors que la température frôlait déjà les trente degrés, je partis vers la rue Canuda pour me rendre à mon rendez-vous avec Barceló, le livre sous le bras et le visage couvert de sueur. L'Ateneo était – et est toujours – un des nombreux endroits de Barcelone où le XIXe siècle n'a pas encore été avisé de sa mise à la retraite. De la cour solennelle, un escalier de pierre conduisait à un entrelacs fantastique de galeries et de salons de lecture, où des inventions comme le téléphone, le stress ou la montre-bracelet semblaient autant d'anachronismes futuristes. Le portier – mais peut-
être n'était-ce qu'une statue en uniforme – m'accorda à peine un regard. Je me faufilai jusqu'au premier étage, en bénissant les ailes du ventilateur qui bourdonnait au milieu des lecteurs endormis en passe de fondre comme des cubes de glace au-dessus de leurs livres et leurs journaux.
La silhouette de Gustavo Barceló se découpait près des baies vitrées d'une galerie donnant sur le jardin intérieur. Malgré l'atmosphère tropicale, le libraire n'en était pas moins habillé comme une gravure de mode, et son monocle brillait dans la pénombre comme une pièce de monnaie au fond d'un puits. A côté de lui, je distinguai une forme vêtue Jours de cendre
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d'alpaga blanc qui me parut être un ange sculpté dans un nuage. A l'écho de mes pas, Barceló se retourna et, de la main, me fit signe d'approcher.
– C'est toi, Daniel ? demanda-t-il. Tu as apporté le livre ?
J'acquiesçai aux deux questions et acceptai la chaise qu'il m'offrait près de lui et de sa mystérieuse compagne. Pendant plusieurs minutes, le libraire se contenta d'arborer un sourire placide, sans tenir compte de ma présence. J'abandonnai bientôt tout espoir qu'il me présente à l'inconnue en blanc.
Barceló se comportait comme si elle n'était pas là, comme si ni lui ni moi ne pouvions la voir. Je l'observai à la dérobée, craignant de rencontrer son regard perdu dans le vide. Son visage et ses bras étaient pâles, la peau presque translucide. Elle avait des traits fins, fermement dessinés sous une chevelure noire qui brillait comme un galet humide.
Je lui attribuai vingt ans au plus, mais quelque chose dans sa manière de se tenir, une sorte d'abandon de tout son être, comme les branches d'un saule pleureur, me faisait penser qu'elle n'avait pas d'âge.
Elle semblait figée dans cet état de perpétuelle jeunesse réservé aux mannequins dans les vitrines des magasins chics. J'essayais de lire le battement de son sang sur ce cou de cygne quand je m'aperçus que Barceló me fixait du regard.
– Alors, vas-tu me dire où tu as trouvé ce livre ?
questionna-t-il.
—Je voudrais bien, mais j'ai promis à mon père de garder le secret.
– Je vois. Sempere et ses mystères, dit Barceló.
Mais je crois savoir où. Tu as eu une sacrée veine, gamin. J'appelle ça trouver une aiguille dans une botte de foin. Bien : tu me le montres ?
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L'Ombre du vent
Je lui tendis le livre, qu'il saisit avec une infinie délicatesse.
– Je suppose que tu l'as lu.
– Oui, monsieur.
– Je t'envie. J'ai toujours pensé que le bon moment pour lire Carax est quand on a encore le cœur jeune et l'esprit limpide. Tu savais que c'est le dernier roman qu'il a écrit ?
Je fis signe que non.
– Sais-tu combien il y a d'exemplaires comme celui-là sur le marché, Daniel ?
– Des milliers, j'imagine.
– Aucun, rectifia Barceló. A part le tien. Les autres ont été brûlés.
– Brûlés ?
Barceló se borna à m'offrir son sourire hermétique, en tournant les pages du livre dont il caressait le papier comme s'il s'agissait d'une soie unique au monde. La dame en blanc se tourna lentement. Ses lèvres esquissèrent un sourire timide.
Ses yeux exploraient le vide, leur iris était blanc comme le marbre. J'avalai ma salive. Elle était aveugle.
– Tu ne connais pas ma nièce Clara, n'est-ce pas ? demanda Barceló.
Je fis simplement signe que non, incapable de détacher mon regard de cet être au teint de poupée en porcelaine et aux yeux blancs, les yeux les plus tristes que j'aie jamais vus.
– En réalité, la spécialiste de Julián Carax, c'est Clara, et c'est pour ça que je l'ai amenée, dit Barceló.
Et d'ailleurs, ajouta-t-il, je crois que le mieux est que vous me permettiez de me retirer dans une autre salle pour étudier ce volume pendant que vous bavarderez.
D'accord ?
Jours de cendre
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Je l'observai, interloqué. Mais sans se soucier de mon embarras, le libraire, en pirate consommé, me donna une tape dans le dos et s'en alla, mon livre sous le bras.
– Tu sais que tu l'as impressionné ? dit une voix derrière moi.
Je me retournai pour découvrir le sourire léger de la nièce du libraire, qui s'adressait au vide. Elle avait une voix de cristal, transparente et si fragile qu'il me sembla que ses paroles se briseraient si je l'interrompais au milieu d'une phrase.
– Mon oncle m'a dit qu'il t'a proposé un bon prix pour le livre de Carax et que tu as refusé, ajouta Clara. Tu as gagné son estime.
– C'est bien possible, soupirai-je.
Je remarquai que Clara penchait la tête de côté en souriant et que ses doigts jouaient avec une bague qui me parut être une guirlande de saphirs.
– Quel âge as-tu ? demanda-t-elle.
– Presque onze ans. Et vous ? Clara rit de ma naïve insolence.
– Presque le double, mais ce n'est pas une raison pour me vouvoyer.
– Vous paraissez plus jeune, précisai-je, en espérant corriger ainsi mon indiscrétion.
– Je te fais confiance, puisque j'ignore à quoi je ressemble, répondit-elle sans se départir de son demi-sourire. Mais si je te parais plus jeune, raison de plus pour me dire tu.
– Comme vous voudrez, mademoiselle Clara.
J'observai avec attention ses mains ouvertes comme des ailes sur ses genoux, sa taille fragile sous les plis de l'alpaga, le dessin de ses épaules, l'extrême pâleur de sa gorge et les commissures de ses lèvres, que j'aurais voulu caresser du bout des doigts. Jamais auparavant je n'avais eu l'occasion d'examiner une 30
L'Ombre du vent
femme de si près et avec une telle précision, sans avoir à craindre de rencontrer son regard.
– Qu'est-ce qui t'intéresse tant ? questionna Clara non sans une certaine malice.
– Votre oncle dit que vous êtes une spécialiste de Julián Carax, improvisai-je, la bouche sèche.
– Mon oncle serait capable d'inventer n'importe quoi quand il s'agit de passer un moment seul avec un livre qui le fascine, expliqua Clara. Mais tu dois te demander comment une aveugle peut être un expert, si elle ne peut pas lire les livres qu'on lui présente.
– Je n'y avais pas pensé, je vous jure.
– Pour un garçon qui a presque onze ans, tu ne mens pas mal. Fais attention, ou tu finiras comme mon oncle.
Craignant de commettre une nouvelle gaffe, je me bornai à rester assis en silence, en la contemplant, stupide.
– Allons, approche, dit-elle.
– Pardon ?
– Approche, n'aie pas peur. Je ne vais pas te manger.
Quittant ma chaise, je m'approchai de celle de Clara. La nièce du libraire leva la main droite pour me chercher à tâtons. Sans bien savoir comment procéder, j'en fis autant en lui tendant la mienne. Elle la prit dans sa main gauche et me tendit à nouveau la main droite. Instinctivement, je compris ce qu'elle me demandait et la guidai jusqu'à mon visage. Son toucher était à la fois ferme et délicat. Ses doigts parcoururent mes joues et mes pommettes. Je demeurai immobile, osant à peine respirer. Pendant que Clara lisait mes traits avec ses mains, elle se souriait à elle-même et je pus voir que ses lèvres s'entrouvraient, comme pour un murmure muet. Je sentis ses mains frôler mon front, mes cheveux, mes Jours de cendre
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paupières. Elle s'arrêta à mes lèvres, pour les dessiner, toujours en silence, avec l'index et l'annulaire. Ses doigts sentaient la cannelle. Je ravalai ma salive, tandis mon cœur battait la chamade, et je remerciai la divine providence qu'il n'y eût pas de témoins pour me voir rougir si fort que j'aurais pu allumer un havane à un mètre de distance.
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Cette après-midi de brume et de crachin, Clara Barceló me vola le cœur, la respiration et le sommeil.
Profitant de la lumière ensorcelée de l'Ateneo, ses mains écrivirent sur ma peau une malédiction qui devait me poursuivre pendant des années. Tandis que je la contemplais, fasciné, la nièce du libraire me raconta son histoire et comment elle était tombée, elle aussi par hasard, sur les pages de Julián Carax.
L'accident avait eu lieu dans un village de Provence.
Au début de la guerre civile, son père, avocat de renom lié au cabinet du président de la Généralité de Catalogne, Lluis Companys, avait eu la clairvoyance d'envoyer sa fille et sa femme vivre avec sa sœur de l'autre côté de la frontière. Il ne manquait pas de gens pour affirmer que c'était exagéré, qu'il ne se passerait rien à Barcelone et qu'en Espagne, berceau et parangon de la civilisation chrétienne, la barbarie était le fait des anarchistes qui, avec leurs bicyclettes 32
L'Ombre du vent
et leurs chaussettes trouées, ne pouvaient pas aller bien loin. Les peuples ne se regardent jamais dans un miroir, disait toujours le père de Clara, et encore moins quand il y a de la guerre dans l'air. L'avocat était un bon lecteur de l'Histoire et savait que l'avenir se déchiffre plus clairement dans les rues, les usines et les casernes que dans la presse du matin. Pendant des mois, il écrivit toutes les semaines. Au début, de son cabinet de la rue Diputación, puis sans adresse d'expéditeur, et finalement en cachette, d'une cellule du fort de Montjuïc où, comme tant d'autres, personne ne l'avait vu entrer et d'où personne ne le vit jamais ressortir.
La mère de Clara lisait les lettres à haute voix, en cachant mal ses pleurs et en sautant des passages dont sa fille devinait qu'elle les jugeait inutiles. Plus tard, à minuit, Clara convainquait sa cousine Claudette de lui relire les lettres de son père dans leur intégralité. C'était comme si Clara les parcourait ellemême, en empruntant les yeux d'une autre. Personne ne la vit jamais verser une larme, pas même quand elles cessèrent de recevoir du courrier de l'avocat, puis quand les nouvelles de la guerre firent supposer le pire.
— Mon père savait depuis le début ce qui allait se passer, m'expliqua Clara. Il est resté auprès de ses amis, jugeant que c'était son devoir. Il est mort de sa loyauté envers des gens qui, l'heure venue, l'ont trahi.
Ne fais jamais confiance à personne, Daniel, et surtout pas à ceux que tu admires. Ce sont eux qui te porteront les coups les plus terribles.
Clara disait cela avec une dureté qu'elle semblait avoir forgée au cours d'années de secret et d'ombre.
Je me perdais dans son regard de porcelaine, ses yeux Jours de cendre
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sans larmes ni pièges, en l'écoutant parler de choses qu'alors je ne comprenais pas. Clara décrivait des personnes, des scènes, des objets qu'elle n'avait jamais vus de ses propres yeux, avec un soin du détail et une précision de maître de l'école flamande. Son langage s'attachait aux textures et aux échos, à la couleur des voix, au rythme des pas. Elle m'expliqua comment, pendant ses années d'exil en France, elle et sa cousine Claudette avaient partagé un précepteur, un quinquagénaire alcoolique qui jouait à l'homme de lettres et se vantait de pouvoir réciter l’ Enéide de Virgile en latin et sans accent. Elles l'avaient surnommé Monsieur Roquefort à cause de l'odeur sui generis distillée par sa personne en dépit des bains romains à l'eau de Cologne et au parfum dont il aspergeait son corps pantagruélique. Monsieur Roquefort,
malgré
quelques
particularités
remarquables (parmi lesquelles la ferme et militante conviction que la charcuterie, et spécialement le saucisson que Clara et sa mère recevaient d'Espagne, était un remède divin pour les troubles circulatoires et la goutte), était un homme aux goûts raffinés.
Depuis sa jeunesse, il se rendait à Paris une fois par mois pour enrichir son bagage culturel des dernières nouveautés littéraires, visiter des musées et, disait la rumeur, passer une nuit de détente entre les bras d'une nymphe qu'il avait baptisée Madame Bovary bien qu'elle s'appelât Hortense et eût une certaine propension à la pilosité faciale. Au cours de ses excursions culturelles, Monsieur Roquefort avait coutume de fréquenter un bouquiniste des quais situé face à Notre-Dame, et c'est là que, par une après-midi de 1929, il était tombé par hasard sur un roman d'un auteur inconnu, un certain Julián Carax. Toujours ouvert aux nouveautés, Monsieur Roquefort avait acheté le livre, avant tout parce qu'il avait trouvé son 34
L'Ombre du vent
titre suggestif et qu'il aimait lire quelque chose de léger dans le train du retour. Au dos de la couverture de La Maison rouge figurait un portrait de l'auteur, assez flou pour que l'on ne sache pas s'il s'agissait d'une photo ou d'un dessin au fusain. La notice biographique indiquait que Julián Carax était un jeune homme de vingt-sept ans, né avec le siècle à Barcelone, vivant pour l'heure à Paris, qui écrivait en français et exerçait la profession de pianiste dans un établissement nocturne. Le texte de présentation, pompeux et ronflant comme le voulait l'époque, proclamait sur un ton péremptoire que cette première œuvre révélait une force éblouissante, un talent protéiforme et inouï, lui promettant un avenir littéraire sans égal dans le monde des vivants. Pour couronner le tout, le résumé qui suivait laissait entendre que l'histoire contenait des éléments plutôt sinistres, relevant du roman-feuilleton, ce qui était toujours un bon point aux yeux de Monsieur Roquefort car, après les classiques, il n'appréciait rien tant que les intrigues pleines de crimes et de coucheries.
La Maison rouge relatait la vie tourmentée d'un mystérieux individu qui cambriolait les magasins de jouets et les musées pour y voler des poupées et des pantins, auxquels il arrachait les yeux après les avoir emportés dans son antre, une serre fantomatique abandonnée sur une berge de la Seine. Une nuit qu'il s'était introduit dans un somptueux hôtel particulier de la rue du Général-Foy pour décimer la collection privée d'un magnat qui devait sa fortune à de louches combines durant la révolution industrielle, la fille de ce dernier, une demoiselle de la bonne société parisienne, fort cultivée et très distinguée, tombait Jours de cendre
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amoureuse du cambrioleur. A mesure qu'avançait leur romance tortueuse, truffée de péripéties scabreuses et d'épisodes troubles, l'héroïne pénétrait le mystère qui poussait l’énigmatique personnage, lequel ne révélait jamais son nom, à énucléer les poupées, pour découvrir un horrible secret sur son père et sa collection de figurines en porcelaine, et sombrer inévitablement dans un final digne d'une tragédie gothique.
Monsieur Roquefort, qui était un coureur de fond en matière de performances littéraires et s'enorgueillissait de posséder une vaste collection de lettres signées de tous les éditeurs de Paris lui refusant les volumes de vers et de prose qu'il leur adressait sans trêve, avait identifié l'établissement qui avait publié le roman, une maison d'édition de quatre sous, connue seulement pour ses livres de cuisine, de couture et autres arts domestiques. Le bouquiniste lui avait confié que le livre venait à peine de sortir et qu'il avait réussi à décrocher des notules dans deux journaux de province, à côté des annonces nécrologiques. Les critiques avaient expédié le débutant Carax en quelques lignes, en lui recommandant de ne pas laisser tomber son emploi de pianiste, car il était clair qu'il n'avait aucun avenir dans la littérature. Monsieur Roquefort, dont le cœur et le porte-monnaie s'attendrissaient à l'évocation des causes perdues, avait décidé d'investir cinquante centimes et emporté le roman du dénommé Carax en même temps qu'une exquise édition du grand maître dont il se sentait l'héritier spirituel, Gustave Flaubert.
Le train de Lyon était bondé jusque dans les soufflets et Monsieur Roquefort dut partager son compartiment avec un groupe de bonnes sœurs qui, 36
L'Ombre du vent
sitôt quittée la gare d'Austerlitz, n'avaient cessé de chuchoter en lui lançant des regards réprobateurs.
Ainsi pris pour cible, le précepteur, tirant le roman de sa serviette, s'était retranché derrière ses pages.
Quelle n'avait pas été sa surprise, des centaines de kilomètres plus loin, de découvrir qu'il avait oublié les bonnes sœurs, les cahots du train et le paysage qui défilait derrière les vitres comme un mauvais rêve des frères Lumière. Il avait lu toute la nuit, sans prêter attention aux ronflements des religieuses et aux gares qui se succédaient dans le brouillard. Au petit matin, en tournant la dernière page, Monsieur Roquefort s'était aperçu qu'il avait les larmes aux yeux et le cœur partagé entre le poison de l'envie et l'étonnement.
Dès le lundi, toutes affaires cessantes, Monsieur Roquefort avait appelé la maison d'édition parisienne pour demander des renseignements sur le dénommé Julián Carax. Il lui avait fallu beaucoup insister avant qu'une standardiste asthmatique et virulente ne lui réponde que M. Carax n'avait pas d'adresse connue, que, de toute manière, il n'entretenait pas de relations avec la maison d'édition en question, et que les ventes de La Maison rouge depuis la date de sa publication se montaient très exactement à soixante-dix-sept exemplaires, probablement achetés par les demoiselles de petite vertu et autres habitués de l'établissement où l'auteur égrenait nocturnes et polonaises
pour
quelques
sous.
Les
autres
exemplaires avaient été retournés et transformés en pâte à papier pour imprimer des missels, des contraventions et des billets de loterie. Le sort lamentable du mystérieux auteur finit de lui gagner la sympathie de Monsieur Roquefort. Au cours des dix Jours de cendre
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années qui suivirent, à chacune de ses visites à Paris, il sillonna les libraires d'occasion à la recherche d'autres œuvres de Julián Carax. Il n'en trouva aucune. Presque personne n'avait entendu parler de l'auteur, et le peu de gens à qui son nom disait quelque chose ne savaient pratiquement rien de lui.
Certains affirmaient qu'il avait publié d'autres livres chez des éditeurs de bas étage à des tirages dérisoires.
A supposer que ces livres existent réellement, ils étaient introuvables. Un libraire affirma un jour avoir eu entre les mains un roman de Julián Carax intitulé Le Voleur de cathédrales, mais cela faisait longtemps et il n'en était pas tout à fait sûr. A la fin de 1935, il apprit qu'un nouveau roman de Julián Carax, L'Ombre du Vent, avait été publié par une petite maison d'édition parisienne. Il écrivit à l'éditeur pour commander plusieurs exemplaires. Il n'eut jamais de réponse. L'année suivante, au printemps 1936, son vieil ami le bouquiniste des quais de Seine lui demanda s'il s'intéressait toujours à Carax. Monsieur Roquefort répondit qu'il n'était pas homme à se décourager. Il savait être opiniâtre : si le monde s'acharnait à enterrer Carax dans l'oubli, lui n'avait aucune envie de jouer les fossoyeurs. Son ami lui expliqua que, quelques semaines plus tôt, une rumeur avait circulé. Carax était sur le point d'épouser une dame qui possédait du bien après des années de silence, il avait publié un nouveau roman qui, pour la première fois, avait fait l'objet 'un article favorable dans Le Temps. Mais juste au moment où la chance semblait tourner, poursuivit le bouquiniste, Carax s'était vu impliqué dans un duel au cimetière du Père-Lachaise. Les circonstances entourant cette affaire n'étaient pas claires. On savait seulement que le duel avait eu lieu à l'aube du jour où Carax devait 38
L'Ombre du vent
convoler en justes noces et que le fiancé ne s'était pas présenté à l'église.
Chacun y allait de son opinion : pour les uns, il était mort dans ce duel et son cadavre avait été abandonné dans une tombe anonyme ; d'autres, plus optimistes, préféraient croire que Carax, impliqué dans quelque sombre affaire, avait dû renoncer à conduire sa fiancée à l'autel et fuir Paris pour regagner Barcelone. La tombe sans nom ne fut jamais identifiée et, peu après, une autre nouvelle circula : Julián Carax, poursuivi par le destin, était mort dans sa ville natale, dans la misère la plus absolue. Les filles du bordel où il jouait du piano avaient fait une collecte pour lui payer un enterrement décent. Le temps que le virement parvienne à destination, le cadavre était enterré dans une fosse commune avec les mendiants et les inconnus dont on découvrait le corps flottant dans le port ou qui mouraient de froid sur l'escalier du métro.
Ne serait-ce que par esprit de contradiction, Monsieur Roquefort n'oublia pas Carax. Onze ans après avoir découvert La Maison rouge, il décida de prêter le roman à ses deux élèves, espérant peut-être que ce livre étrange leur donnerait le goût de la lecture. Clara et Claudette avaient alors quinze ans, leurs veines brûlantes débordaient d'hormones, et le monde leur clignait de l'œil derrière les fenêtres de la salle d'étude. Jusque-là, malgré les efforts de leur professeur, elles étaient restées insensibles aux charmes des classiques, des fables d'Ésope et des vers immortels de Dante Alighieri. Monsieur Roquefort, craignant que son contrat ne soit résilié si la mère de Jours de cendre
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Clara découvrait que ses efforts pédagogiques ne réussissaient
qu'à
former
deux
analphabètes
écervelées, leur donna le livre en prétextant qu'il s'agissait d'une de ces histoires d'amour qui tireraient des larmes à une pierre - il ne mentait qu'à demi.
4
– Jamais je ne m'étais sentie prise, séduite et emportée par une histoire comme celle que racontait ce livre, expliqua Clara. Pour moi, la lecture était une obligation, une sorte de tribut à payer aux professeurs et aux précepteurs sans bien savoir pourquoi. Je ne connaissais pas encore le plaisir de lire, d'ouvrir des portes et d'explorer son âme, de s'abandonner à l'imagination, à la beauté et au mystère de la fiction et du langage. Tout cela est né en moi avec ce roman. As-tu déjà embrassé une fille, Daniel ?
Mon cervelet s'étrangla et ma salive se transforma en sciure de bois.
– Bien sûr, ta es très jeune. Mais c'est la même sensation, cette étincelle de l'inoubliable première fois. Ce monde est un monde de ténèbres, Daniel, et la magie une chose rare. Ce livre m'a appris que lire pouvait me faire vivre plus intensément, me rendre la vue que j'avais perdue. Rien que pour ça, ce roman dont personne n'avait cure a changé ma vie.
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L'Ombre du vent
Arrivé à ce point, je me trouvais réduit à l'état d'idiot, à la merci de cet être dont les paroles et le charme ne me laissaient ni le moyen ni l'envie de résister. Je souhaitai qu'elle ne s'arrête jamais de parler, que sa voix m'enveloppe pour toujours et que son oncle ne revienne jamais mettre fin à cet instant qui n'appartenait qu'à moi.
– Pendant des années j'ai cherché d'autres livres de Julián Carax, poursuivit Clara. Je me suis renseignée dans des bibliothèques, des librairies, des écoles... en vain. Personne n'avait entendu parler de lui ni de ses livres. Je ne pouvais le comprendre. Plus tard, l'écho d'une étrange histoire revint aux oreilles de Monsieur Roquefort : un individu passait son temps à courir les librairies et les bibliothèques à la recherche d'oeuvres de Julián Carax et, s'il en trouvait, les achetait, les volait ou les obtenait par n'importe quel moyen ; après quoi, il les brûlait. Nul ne savait qui il était, ni pourquoi il faisait cela. Un mystère de plus à ajouter à l'énigme Carax. Le temps passant, ma mère décida de retourner à Barcelone.
Elle était malade, et son foyer, son univers avaient toujours été ici. Secrètement, je nourrissais l'espoir de pouvoir y apprendre quelque chose sur Carax, puisque, en fin de compte, Barcelone était la ville où il était né et où il avait disparu au début de la guerre.
Tout ce que j'y trouvai ne me conduisit qu'à des impasses, et cela malgré l'aide de mon oncle. Quant à ma mère, la Barcelone dans laquelle elle débarqua n'était plus celle qu'elle avait quittée. Elle découvrit une ville de ténèbres, où mon père ne vivait plus, mais dont chaque coin de rue restait hanté par son souvenir et sa mémoire. Comme si cette désolation ne suffisait pas, elle décida d'engager un individu pour enquêter sur ce qu'il était exactement advenu de mon père. Après des mois de recherches, tout ce que le Jours de cendre
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détective réussit à retrouver fut une montre-bracelet cassée et le nom de l'homme qui l'avait tué dans les fossés du fort de Montjuïc. Il s'appelait Fumero, Javier Fumero. On nous dit que ce personnage – et il était loin d'être un cas isolé – avait débuté comme pistolero à la solde des anarchistes de la FAI, puis flirté avec les communistes comme avec les fascistes, les roulant tous, vendant ses services au plus offrant, pour passer enfin, après la chute de Barcelone, au camp des vainqueurs en s'engageant dans la police.
C'est aujourd'hui un inspecteur célèbre et décoré.
Personne, en revanche, ne se souvenait de mon père.
Comme tu peux l'imaginer, ma mère s'éteignit au bout de quelques mois à peine. Les médecins dirent que c'était le cœur, et je crois que, pour une fois, ils avaient raison. A sa mort, j'allai vivre chez mon oncle Gustavo, le seul parent qui lui restait à Barcelone.
J'adorais Gustavo, parce qu'il m'offrait toujours des livres quand il venait nous rendre visite. Toutes ces années, il a été mon unique famille, et mon meilleur ami. Tel que tu le vois, un peu arrogant, il a en réalité un cœur d'or. Chaque soir, sans exception, même s'il tombe de sommeil, il me fait la lecture.
– Si vous voulez, je pourrais vous faire la lecture, moi aussi, m'empressai-je de dire, en me repentant à l'instant même de mon audace, convaincu que, pour Clara, ma compagnie ne pouvait constituer qu'un embarras, ou une plaisanterie.
– Merci, Daniel, répondit-elle. J'en serais ravie.
– Ce sera quand vous voudrez.
Elle acquiesça, en me cherchant de son sourire.
– Malheureusement, je n'ai pas gardé cet exemplaire de La Maison rouge, dit-elle. Monsieur Roquefort a refusé de s'en séparer. Je pourrais essayer de te raconter l'histoire, mais ce serait comme 42
L'Ombre du vent
décrire une cathédrale en disant que c'est un tas de pierres qui se termine en pointe.
– Je suis sûr que vous la raconteriez beaucoup mieux que ça, murmurai-je.
Les femmes possèdent un instinct infaillible pour savoir quand un homme est tombé éperdument amoureux d'elles, surtout si le mâle en question est d'esprit faible et d'âge tendre. Je réunissais toutes les conditions pour que Clara Barceló me fasse marcher, mais je préférai croire que sa condition de non-voyante me garantissait une certaine marge de sécurité et que mon crime, ma totale et pathétique dévotion pour une femme qui avait le double de mon âge, de mon intelligence et de ma taille, resterait dans l'ombre. Je me demandais ce qu'elle pouvait trouver chez moi pour m'offrir ainsi son amitié, sinon un pâle reflet d'elle-même, un écho de sa solitude et de son désarroi. Dans mes rêves de collégien, nous serions toujours deux fugitifs chevauchant à dos de livre, prêts à nous échapper dans un monde imaginaire de seconde main.
Lorsque Barceló revint avec un sourire de chat, deux heures s'étaient écoulées, qui m'avaient paru deux minutes. Le libraire me tendit le livre et me fit un clin d'œil.
– Regarde-le bien, mon mignon : je ne veux pas que tu viennes ensuite m'accuser d'entourloupe, hein ?
– J'ai confiance en vous, affirmai-je.
– Ne dis pas de bêtises. Le dernier quidam qui m'a dit ça (un touriste américain, convaincu que la fabada asturienne avait été inventée par Hemingway lors des San Fermines), je lui ai vendu un Font-aux-Cabres avec une dédicace au stylo de Lope de Vega, Jours de cendre
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tu te rends compte ? Alors tu ferais mieux d'ouvrir l'œil, parce que dans le commerce des livres on doit se méfier de tout, même d'une table des matières.
Quand nous sortîmes dans la rue Canuda, il faisait nuit. Une brise fraîche balayait la ville, et Barceló ôta son pardessus pour le poser sur les épaules de Clara. Aucune inspiration plus appropriée ne me venant à l'esprit, je laissai tomber, comme une idée qui n'avait d'intérêt que s'ils la trouvaient bonne, que je pouvais passer le lendemain chez eux pour faire lecture à Clara de quelques chapitres de L'Ombre du Vent. Barceló me lança un coup d'œil en coin et éclata d'un rire moqueur.
– Eh, mon garçon, tu t'emballes, s'écria-t-il –
mais son ton trahissait sa satisfaction
– Eh bien, si ça ne vous convient pas, peut-être un autre jour, ou...
– La parole est à Clara, dit le libraire. Nous avons déjà sept chats et deux cacatoès dans l'appartement. Alors une bestiole de plus ou de moins...
– Je t'attends demain soir vers sept heures, conclut Clara. Tu connais l'adresse ?
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Il y eut une époque de mon enfance où, peut-
être pour avoir grandi au milieu des livres et des 44
L'Ombre du vent
libraires, j'avais décidé que je voulais être romancier et mener une vie de Mélodrame. A l'origine de ce rêve littéraire se trouvait, en plus de la simplicité merveilleuse avec laquelle on regarde le monde quand on a cinq ans, un chef-d'œuvre de fabrication et de précision exposé dans un magasin de stylos de la rue Anselmo Clavé, juste derrière le Gouvernement Militaire. L'objet de ma dévotion, un somptueux stylo noir orné d'innombrables torsades et arabesques, trônait dans la vitrine comme s'il s'agissait d'un joyau de la couronne. La plume, un prodige à elle seule, était un délire baroque d'argent, d'or, avec mille stries, qui étincelait comme le phare d'Alexandrie.
Lorsque mon père m'emmenait en promenade, je n'arrêtais pas de parler jusqu'au moment où nous arrivions devant la vitrine où était exposé le stylo.
Mon père disait que ce devait être pour le moins le stylo d'un empereur. Moi, j'étais secrètement convaincu qu'avec semblable merveille on pouvait écrire n'importe quoi, depuis des romans jusqu'à des encyclopédies, et même des lettres qui auraient le pouvoir de franchir toutes les limites imposées par la poste. Dans ma naïveté, je croyais que ce que je pourrais écrire avec ce stylo arriverait toujours à bon port, y compris en ce lieu incompréhensible pour lequel mon père disait que ma mère était partie sans espoir de retour.
Un jour, nous nous décidâmes à entrer dans le magasin pour nous renseigner sur cet extraordinaire ustensile. Il en résulta que celui-ci était le roi des stylographes, un Montblanc Meisterstuck, série numérotée, qui avait appartenu – c'est du moins ce qu'assurait solennellement le vendeur –, à Victor Hugo en personne. Nous fûmes informés que c'était de cette plume en or qu'avait jailli le manuscrit des Misérables.
Jours de cendre
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– Aussi vrai que le Vichy Catalan jaillit de la source de Caldas, nous certifia le vendeur.
D'après ce qu'il nous dit, il l'avait acheté lui-même à un collectionneur venu de Paris et s'était assuré de l'authenticité de l'objet.
– Et,si ce n'est pas indiscret, à quel prix vendez-vous cet Himalaya de prodiges ? s'enquit mon père.
La seule mention de la somme fit fuir toute couleur de son visage, mais moi, j'en fus définitivement ébloui. Le vendeur, nous prenant peut-être pour des agrégés de physique, nous gratifia d'un galimatias incompréhensible où il était question d'alliages de métaux précieux, d'émaux de l'Extrême-Orient et d'une théorie révolutionnaire sur les pistons et les vases communicants, le tout relevant de la science teutonne méconnue qui présidait à la glorieuse création de ce champion de la technologie graphique. Je dois reconnaître cependant, et c'est tout à l'honneur du vendeur, que malgré notre allure de fauchés il nous laissa manipuler le stylo autant que nous le voulions, le remplit d'encre pour nous, et nous donna un parchemin afin que je puisse y inscrire mon nom et entamer ainsi ma carrière littéraire dans le sillage de Victor Hugo. Puis, après l'avoir soigneusement nettoyé et astiqué, il le replaça sur son trône, à la place d'honneur.
– Nous repasserons, murmura mon père.
Une fois dans la rue, il me dit d'une voix douce que nous ne pouvions nous permettre un achat pareil.
La librairie nous permettait tout juste de vivre et de m'envoyer dans un bon collège. Le stylo Montblanc de l'auguste Victor Hugo devrait attendre. Je ne dis rien, mais mon père dut lire la déception sur mon visage.
46
L'Ombre du vent
– Voilà ce que nous allons faire, proposa-t-il.
Quand tu auras l'âge de commencer à écrire, nous reviendrons et nous l'achèterons.
– Et s'il est vendu avant ?
– Personne ne l'achètera, crois-moi. Et sinon, nous demanderons à M. Federico de nous en faire un, cet homme a des mains en or.
M. Federico était l'horloger du quartier, client occasionnel de la librairie et probablement l'homme le plus poli et le plus distingué de tout l'hémisphère occidental. Sa réputation d'habileté s'étendait du quartier de la Ribera jusqu'au marché du Ninot. Une autre réputation moins brillante le poursuivait, relative à sa prédilection érotique pour les éphèbes musclés de la pègre la plus virile et une certaine tendance à s'habiller en Estrellita Castro.
– Tu es sûr que M. Federico aime les plumes ?
demandai-je avec une divine innocence.
Mon père haussa un sourcil, craignant que quelque rumeur malintentionnée ne soit venue troubler mon âme pure.
– M. Federico s'y connaît mieux que personne pour tout ce qui est allemand, et il serait capable de fabriquer une Volkswagen si on le lui demandait. Et puis il faudrait vérifier s'il existait déjà des stylos à l'époque de Victor Hugo. Tout ça n'est pas très clair.
Le scepticisme historiciste de mon père ne m'atteignait pas. Je gobais la légende les yeux fermés, même si je ne voyais pas d'un mauvais œil que M.
Federico fabrique un succédané. J'avais encore du temps devant moi pour me hisser à la hauteur de Victor Hugo. Pour ma consolation, et comme l'avait prédit mon père, le stylo Montblanc resta des années dans sa vitrine que nous allions contempler religieusement tous les samedis matin.
– Il est toujours là, disais-je, émerveillé.
Jours de cendre
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– Il t'attend, disait mon père. Il sait qu'un jour il sera à toi et que tu écriras un chef-d'œuvre avec.
– Je veux écrire une lettre. A maman. Pour qu'elle ne se sente pas seule.
Mon père m'observa, impassible.
– Ta mère n'est pas seule, Daniel. Elle est avec Dieu. Et avec nous, même si nous ne pouvons la voir.
– Et Dieu, pourquoi veut-il l'avoir avec lui ?
– Je ne sais pas. Si un jour nous le rencontrons, nous lui poserons la question.
Avec le temps, j'abandonnai l'idée de la lettre et décidai que, tout compte fait, il serait plus pratique de commencer par le chef-d'œuvre. A défaut de stylo, mon père me prêta un crayon Staedtler numéro deux avec lequel je griffonnais dans un cahier. Mon histoire, comme par hasard, tournait autour d'un stylo prodigieux qui ressemblait à s'y méprendre à celui du magasin, et qui, de plus, était ensorcelé. Plus concrètement, le stylo était possédé par l'âme torturée d'un romancier qui avait été son propriétaire avant de mourir de faim et de froid. Tombé entre les mains d'un débutant, le stylo se mettait à coucher sur le papier la dernière œuvre de l'auteur, celle qu'il n'avait pu terminer quand il était en vie. Je ne sais où j'avais pris cette idée ni d'où elle m'était venue, mais ce qui est sûr, c'est que, par la suite, je n'en ai jamais eu de pareille. Mes tentatives pour la mettre par écrit, cependant, se révélèrent désastreuses. Une anémie de l'inventivité affectait ma syntaxe, et mes envols métaphoriques me rappelaient les réclames de bains effervescents pour les pieds que j'avais l'habitude de lire dans le tramway. J'en accusais le crayon, et regrettais amèrement le stylo qui eût fait de moi un maître. Mon père suivait mes progrès chaotiques avec un mélange de fierté et d'inquiétude.
48
L'Ombre du vent
– Comment va ton histoire, Daniel ?
– Je ne sais pas. Je suppose que tout serait différent si j'avais le stylo.
Selon mon père, c'était le raisonnement d'un littérateur néophyte.
– Continue d'y travailler, et dès que tu auras terminé ta première œuvre, je te l'achèterai.
– Tu me le promets ?
Il
répondait
toujours
par
un
sourire.
Heureusement pour lui, mes aspirations littéraires s'évanouirent vite et furent reléguées sur le terrain oratoire. La découverte au marché de Los Encantes de jouets mécaniques et de toutes sortes de machines en fer-blanc à des prix plus compatibles avec notre budget familial y contribua fortement. La ferveur enfantine est une maîtresse infidèle et capricieuse, et bientôt je n'eus plus d'yeux que pour les meccanos et les bateaux à ressort. Je cessai de demander à mon père de m'emmener voir le stylo de Victor Hugo, et lui n'en parla plus. Ce monde-là semblait avoir disparu de mes pensées, mais aujourd'hui encore je conserve de mon père cette image que j'ai eue de lui : un homme trop maigre dans un vieux costume trop large, avec un chapeau acheté d'occasion sept pesetas rue Condal, un homme qui ne pouvait se permettre de donner à son fils un stylo merveilleux, inutile, mais qui semblait tout signifier. Ce soir-là, quand je rentrai de l'Ateneo, je le trouvai qui m'attendait dans la salle à manger, avec ce visage où se lisaient à la fois la défaite et l'espoir.
– Je pensais que tu t'étais perdu, dit-il. Tomás Aguilar a appelé. Il a dit que vous aviez rendez-vous.
Tu as oublié ?
– Barceló est bavard comme une pie, dis-je en confirmant. Je ne savais plus comment m'en débarrasser.
Jours de cendre
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– C'est un brave homme, mais un peu assommant. Tu dois avoir faim. Merceditas nous a descendu de la soupe qu'elle avait faite pour sa mère.
Cette fille a un coeur d'or.
Nous nous mîmes à table pour déguster l'aumône de Merceditas, la fille de la voisine du troisième, que tout le monde considérait comme un modèle de vertu mais que j'avais vue plus d'une fois en train d'asphyxier de baisers un marin aux mains fureteuses qui l'accompagnait certains jours jusqu'à la porte de l'immeuble.
– Tu as l'air bien méditatif, ce soir, dit mon père, pour tenter de faire la conversation.
– Ça doit être l'humidité, elle dilate le cerveau.
C'est Barceló qui le dit.
– Ou peut-être autre chose. Tu es préoccupé, Daniel ?
– Non. Je réfléchissais, c'est tout.
– A quoi ?
– A la guerre.
Mon père hocha la tête d'un air sombre et avala sa soupe en silence. C'était un homme réservé qui, même s'il n'en parlait jamais, vivait dans le passé.
J'avais grandi dans la conviction que ce long ralenti de l'après-guerre, un monde de monotonie, de misère et de rancœurs cachées, était aussi naturel que l'eau du robinet, et que cette tristesse muette qui suintait des murs de la ville blessée était le véritable visage de son âme. L'un des pièges de l'enfance est qu'il n'est pas nécessaire de comprendre quelque chose pour le sentir. Et quand la raison devient capable de saisir ce qui se passe autour d’elle, les blessures du cœur sont déjà trop profondes. En cette soirée de l'été commençant, tandis que je marchais dans le crépuscule obscur et traître de Barcelone, je n'avais pu chasser de mes pensées le récit que Clara m'avait 50
L'Ombre du vent
fait de la disparition de son père. Dans mon univers, la mort était une main anonyme et incompréhensible, un démarcheur à domicile qui emportait les mères, les clochards ou les voisins nonagénaires comme s'il s'agissait d'une loterie infernale. L'idée ne m'était pas venue à l'esprit que la mort pouvait marcher à mes côtés avec un visage humain et un cœur empoisonné par la haine, porter un uniforme ou une gabardine, faire la queue au cinéma, rire dans les cafés, mener le matin les enfants se promener dans le parc de la Citadelle et faire disparaître le soir un malheureux dans les cachots du fort de Montjuïc ou dans une fosse commune sans nom et sans cérémonie. A force d'y repenser, je me dis que cet univers de carton-pâte que je croyais vrai ne constituait peut-être qu'un décor. En ces années volées, la fin de l'enfance était comme les chemins de fer espagnols : elle arrivait quand elle le pouvait.
Nous avalâmes le bouillon où nageaient des restes et du pain, cernés par le murmure insistant des feuilletons radiophoniques qui se glissaient à travers les fenêtres ouvertes sur la place de l'église.
– Et alors, comment ça s'est passé avec M.
Gustavo ?
– J'ai fait la connaissance de sa nièce Clara.
– L'aveugle ? On dit que c'est une beauté.
– Je ne sais pas. Je n'ai pas fait attention.
– Ça vaut mieux.
– Je leur ai dit que je passerais probablement demain chez eux, en sortant du collège, pour faire la lecture cette pauvre fille qui est très seule. Si tu m'en donnes la permission.
Mon père me regarda d'un air dubitatif, comme s'il se demandait si c'était lui qui avait vieilli Jours de cendre
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prématurément ou moi qui avais grandi trop vite. Je décidai de changer de sujet, et le seul que je pus trouver était celui qui me dévorait de l'intérieur.
– Est-ce vrai que, pendant la guerre, on menait les gens au fort de Montjuïc et qu'on ne les revoyait plus ?
Mon père avala sa cuillerée sans broncher et me regarda attentivement. Il ne souriait plus.
– Qui t'a dit ça ? Barceló ?
– Non. C'est Tomás Aguilar, qui me raconte quelquefois des histoires, au collège.
Mon père acquiesça avec gravité.
– En temps de guerre, il se passe des choses qui sont très difficiles à expliquer. Moi-même, souvent, j'ignore ce qu'elles signifient vraiment. Parfois, il vaut mieux laisser les choses comme elles sont.
Il soupira et termina sa soupe d'un air résigné.
Je l'observais, muet.
– Avant de mourir, ta mère m'a fait promettre de ne jamais te parler de la guerre, de faire en sorte que tu n'aies aucun souvenir de ce qui s'est passé.
Je ne sus que répondre. Mon père détourna les yeux, comme s'il cherchait quelque chose au plafond : un regard, un silence, ou peut-être ma mère, pour qu'elle confirme ses paroles.
– Il m'arrive de me dire que j'ai eu tort de respecter sa volonté. Je ne sais pas.
– Ça n'est pas important, papa...
– Si, ça l'est. Tout est important, après une guerre. Et oui, c’est vrai que beaucoup de gens sont entrés dans le fort et n'en sont jamais ressortis.
Nos regards se croisèrent brièvement. Peu après, mon père se leva et se réfugia dans sa chambre, meurtri de devoir se taire. Je desservis la table et posai la vaisselle dans le petit évier de marbre de la cuisine pour la laver. Revenant dans la grande 52
L'Ombre du vent
pièce, j'éteignis la lumière et m'assis dans le vieux fauteuil de mon père. L'haleine de la rue agitait les rideaux. Je n'avais pas sommeil, ni envie d'aller me coucher. J'allai au balcon et regardai la clarté diffuse qui tombait des réverbères, sur la Puerta del Angel.
La silhouette se découpait en formant une tache d'ombre sur les pavés de la chaussée, immobile. Le rougeoiement ténu de la braise d'une cigarette se reflétait dans ses yeux. Elle était vêtue de noir, une main dans la poche de sa veste, l'autre tenant la cigarette dont la fumée bleutée tissait une toile d'araignée autour d'elle. Elle m'observait en silence, le visage masqué par le contre-jour de l'éclairage de la rue. Elle resta là pendant presque une minute, fumant avec nonchalance, son regard rivé au mien.
Puis, au moment où les cloches de la cathédrale sonnaient minuit, la silhouette fît, de la tête, un léger signe d'acquiescement un salut derrière lequel je devinai un sourire que je ne pouvais voir. Je voulus répondre, mais j'étais paralysé L'ombre fit demi-tour et je la vis s'éloigner en boitillant. Toute autre nuit que celle-là, je me serais à peine aperçu de la présence de cet inconnu ; mais dès que je l'eus perdu de vue dans le brouillard, je sentis mon front se couvrir d'une sueur froide, et la respiration me manqua. J'avais lu une description identique à cette scène dans L'Ombre du Vent. Dans le récit, le héros se mettait toutes les nuits au balcon, à minuit, et découvrait qu'un inconnu l'observait dans la pénombre, fumant nonchalamment. Son visage restait masqué par l'obscurité, et seuls ses yeux étaient perceptibles dans la nuit, pareils à des braises.
L'inconnu restait là, la main droite dans la poche d'une veste noire, puis s'en allait en boitant. Dans la scène à laquelle je venais d'assister, cet inconnu aurait pu être n'importe quel noctambule, une silhouette Jours de cendre
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sans visage ni identité. Dans le roman de Carax, il était le diable.
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Un sommeil lourd d'oubli et la perspective de voir Clara dans l'après-midi me persuadèrent que cette apparition était due au hasard. Peut-être cette manifestation inattendue de mon esprit fébrile n'était-elle qu'un signe parmi d'autres de la poussée de croissance promise et espérée qui, selon toutes les voisines d'escalier, devait faire de moi un homme, sinon de bien, du moins bien fait. A sept heures tapantes, vêtu de mes plus beaux habits et répandant des effluves d'eau de Cologne Dandy pour Homme empruntée à mon père, je me présentai au domicile de M. Gustavo Barceló, prêt à faire mes débuts de lecteur mondain et d'habitué des salons. Le libraire et sa nièce partageaient un vaste appartement sur la Plaza Real. Une domestique en uniforme, portant coiffe et arborant une vague expression de légionnaire, m’ouvrit la porte avec une révérence, comme au théâtre.
– Vous devez être le jeune monsieur Daniel, dit-elle. Je suis Bernarda, pour vous servir.
Bernarda affectait un ton cérémonieux, avec un accent de Cáceres à couper au couteau. En grande pompe, elle me guida à travers la résidence des 54
L'Ombre du vent
Barceló. L'appartement, au premier étage, faisait le tour de l'immeuble, décrivant un cercle de galeries, de salons et de couloirs qui m'apparurent, à moi qui étais habitué à notre modeste domicile familial de la rue Santa Ana, comme un petit Escurial. On pouvait constater que M. Gustavo, outre les livres, les incunables et toutes les sortes possibles de curiosités bibliophiliques, collectionnait également statues, tableaux et retables, ainsi qu'une faune et une flore abondantes. Je suivis Bernarda à travers une galerie où une végétation foisonnante et des spécimens des tropiques composaient un véritable jardin d'hiver. La verrière de la galerie diffusait une lumière dorée et vaporeuse. Les échos languides d'un piano flottaient dans l'air, égrenant les notes avec indolence.
Bernarda s'ouvrait un passage dans la végétation en agitant ses bras de docker en guise de machette. Je marchais sur ses talons, étudiant les alentours, et je découvris la présence d'une demi-douzaine de félins et d'un couple de cacatoès aux couleurs criardes et au format encyclopédique que Barceló avait baptisés respectivement Ortega et Gasset, m'expliqua la domestique. Clara m'attendait dans le salon, de l'autre côté de cette forêt qui donnait sur la place.
Vêtue d'une robe diaphane de coton bleu turquoise, l'objet de mes troubles désirs jouait du piano, nimbée de la lumière que diffusait la rosace. Clara jouait mal, à contretemps et en tapant une fausse note sur deux, mais sa sérénade me parut magnifique et son allure, toute droite devant le clavier, la tête penchée de côté avec un demi-sourire, céleste. J'allais toussoter pour annoncer ma présence, mais les effluves de Dandy pour Homme me dénoncèrent. Clara interrompit son concert, et un sourire gêné se dessina sur son visage.
Jours de cendre
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– J'ai cru un instant que c'était mon oncle, dit-elle. Il m'interdit de jouer Mompou, parce qu'il dit que ce que j'en fais est un sacrilège.
Le seul Mompou que je connaissais était un prêtre décharné et prodigue en flatulences qui nous faisait la classe de physique et chimie, et l'idée qu'il pouvait s'agir de lui me parut encore plus grotesque qu'improbable.
– En tout cas, moi je trouve que tu joues merveilleusement, affirmai-je.
– Allons donc. Mon oncle, qui est un mélomane averti, a même engagé un professeur de musique pour que je joue moins mal. C'est un jeune compositeur plein d'avenir. Il se nomme Adrián Neri et a étudié à Paris et à Vienne. Je te le présenterai. Il est en train de composer une symphonie qui sera jouée par l'orchestre de la Ville de Barcelone, parce que son oncle fait partie du conseil d'administration.
C'est un génie.
– Qui ? L'oncle ou le neveu ?
– Ne sois pas malicieux, Daniel. Je suis certaine qu'Adrián te plaira beaucoup.
Sûrement autant, pensai-je, qu'un piano à queue qui me tomberait dessus du septième étage.
– Tu veux goûter ? proposa Clara. Bernarda confectionne des biscuits à la cannelle à se damner.
Nous fîmes un goûter royal, en dévorant tout ce que la bonne nous apportait. J'ignorais le protocole en semblables circonstances, et ne savais pas bien comment procéder. Clara, qui semblait toujours deviner mes penses, me dit que je pouvais lui lire L'Ombre du Vent quand il me plairait ; à tout prendre, le mieux était que je commence par le début.
Donc, en m'efforçant de prendre le ton des speakers de Radio Nacional qui débitaient d'édifiantes histoires patriotiques peu après l'heure de l'angélus 56
L'Ombre du vent
avec une diction exemplaire, je me lançai dans la relecture du roman. Ma voix, d'abord un peu crispée, se détendit petit à petit, et j'oubliai bientôt que je lisais, pour m'immerger dans le récit en découvrant des cadences et des tournures qui coulaient comme des motifs musicaux, des changements de tonalité et des pauses auxquels je n'avais pas prêté attention à la première lecture. Des détails nouveaux, des bribes d'images et des effets de miroir apparurent entre les lignes comme le dessin d'un édifice que l'on contemple sous des angles différents. Je lus une heure durant, parcourant cinq chapitres, jusqu'au moment où je me sentis la gorge sèche et où une demi-douzaine de pendules murales sonnèrent dans l'appartement en me rappelant qu'il se faisait tard. Je fermai le livre et observai Clara qui me souriait avec douceur.
– Ça me rappelle un peu La Maison rouge, dit-elle. Mais l'histoire me paraît moins sombre.
– Ne t'y fie pas, dis-je. Ce n'est que le début.
Ensuite, les choses se compliquent.
– Tu dois vraiment partir maintenant ?
demanda Clara.
– Je crains que oui. Ce n'est pas que j'en aie envie, mais...
– Si tu n'as pas autre chose à faire, tu peux revenir demain, suggéra Clara. Mais je ne veux pas abuser de…
– A six heures ? proposai-je. Je dis ça parce que nous aurons plus de temps.
Cette rencontre dans la salle de musique de l'appartement de la Plaza Real fut la première d'une longue série, qui se prolongea pendant l'été 1945 et les années qui suivirent. Bientôt, mes visites chez les Barceló furent presque quotidiennes, sauf le mardi et le jeudi, jours des cours de musique de Clara avec le Jours de cendre
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dénommé Adrián Neri Je passais là des heures et, avec le temps, je finis par connaître par cœur chaque pièce, chaque couloir et chaque plante de la forêt de M. Gustave. L'Ombre du vent dura quelques semaines, mais nous n'eûmes pas de peine à lui trouver des successeurs pour remplir nos séances de lecture.
Barceló
disposait
d'une
bibliothèque
fabuleuse et, à défaut d'autres romans de Julián Carax, nous nous promenâmes dans des douzaines de classiques mineurs et de frivolités majeures.
Certaines après-midi, nous lisions à peine et nous contentions de bavarder, ou même de sortir faire quelques pas sur la place, de nous promener jusqu'à la cathédrale. Clara aimait s'asseoir pour écouter les gens chuchoter dans le cloître, ou deviner l'écho des pas entre les façades de pierre des ruelles. Elle me demandait de lui décrire les façades, les passants, les voitures, les magasins, les lampadaires et les vitrines.
Souvent, elle me prenait le bras et je la guidais dans notre Barcelone particulière, celle que seuls elle et moi pouvions voir. Nous terminions toujours dans une crémerie de la rue Petritxol, en partageant une assiette de crème ou une brioche avec des beignets au miel. Parfois les gens nous regardaient d'un drôle d'air, et plus d'un serveur narquois parlait de Clara comme de « ta grande sœur », mais je me moquais des plaisanteries et des insinuations. D'autres fois, malice ou penchant morbide, Clara me faisait des confidences extravagantes que je ne savais pas bien comment prendre. Un de ses sujets favoris était un étranger, un individu qui l'abordait parfois dans la rue quand elle était seule et lui parlait d'une voix cassée. Le mystérieux individu, qui ne disait jamais son nom, lui posait des questions sur M. Gustavo, et même sur moi. Un jour, il lui avait caressé la gorge.
Ces histoires me faisaient souffrir le martyre. Une 58
L'Ombre du vent
autre fois, Clara m'assura qu'elle avait demandé au prétendu étranger de la laisser lire son visage avec ses mains. Il avait gardé le silence, et elle avait interprété cela comme un assentiment. Quand elle avait tendu les mains vers la figure de l'inconnu, celui-ci l'avait arrêtée net. Clara avait cru palper du cuir.
– Comme s'il portait un masque en parchemin, disait-elle.
Clara jurait sur tout ce qu'elle avait de plus sacré qu'elle disait la vérité, et je cédais, torturé par l'image de cet inconnu à l'existence douteuse qui se permettait de caresser ce cou de cygne, et peut-être plus, allez savoir, alors que j'avais seulement le droit d'en rêver. Si j'avais pris le temps de réfléchir un peu, j'aurais compris que ma dévotion pour Clara n'était qu'une source de souffrance. Mais je ne l'en adorais que plus, à cause de cette éternelle stupidité qui nous pousse à nous accrocher à ceux qui nous font du mal.
Tout au long de l'été, je n'eus peur que d'une chose : du jour de la rentrée des classes qui m'empêcherait de passer de longues heures avec Clara.
Bernarda, qui cachait un naturel de mère poule sous une apparence sévère, finit par me prendre en affection à force de me voir tout le temps, et, à sa façon, décida de m'adopter.
– On voit bien que ce garçon n'a pas de mère, disait-elle à Barceló. Il me fait de la peine, le pauvre petit.
Bernarda était arrivée à Barcelone peu après la guerre, fuyant la pauvreté et un père qui, dans ses bons jours, la battait comme plâtre et la traitait d'idiote, de laideron et de truie, et, dans ses mauvais jours, ceux où il avait trop bu, l'acculait dans la porcherie pour la tripoter jusqu'à ce qu'elle pleure de Jours de cendre
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terreur et qu'il la laisse aller en lui disant qu'elle était une mijaurée et une imbécile, comme sa mère.
Barceló l'avait rencontrée par hasard, alors qu'elle travaillait à un étal de légumes sur le marché du Borne et, se fiant à son intuition, il lui avait offert de la prendre à son service.
– Nous ferons comme dans Pygmalion, annonça-t-il. Vous serez mon Eliza et moi votre professeur Higgins.
Bernarda, dont l'appétit littéraire se satisfaisait de la lecture de la presse dominicale, le regarda d'un air soupçonneux.
– Dites donc, on a beau être pauvre et ignorante, on sait se tenir décemment.
Barceló n'était pas exactement George Bernard Shaw ; mais s'il n'avait pas pu doter sa pupille de la diction et du port majestueux de Manuel Azaña, premier président de la République espagnole, ses efforts avaient néanmoins fini par dégrossir Bernarda et lui enseigner les manières et les façons de parler d'une domestique de province. Elle avait vingt-huit ans, mais elle m'a toujours paru en avoir dix de plus, rien que par son regard. Elle était assidue à la messe, et sa dévotion envers la Vierge de Lourdes frisait le délire. Elle se rendait tous les jours à la basilique de Santa Maria del Mar pour entendre le service de huit heures, et se confessait trois fois par semaine au minimum. M. Gustavo, qui se déclarait agnostique (ce que Bernarda soupçonnait être une affection respiratoire comme l'asthme, mais chez les Messieurs de la haute société), était d'avis qu'il était mathématiquement impossible que sa domestique commette assez de péchés pour maintenir un tel rythme de confession.
– Mais tu es bonne comme la romaine, Bernarda, disait-il, indigné. Ces gens qui voient le 60
L'Ombre du vent
péché partout ont l'âme malade, et si tu veux vraiment savoir, les intestins aussi. La condition de base du bigot ibérique est la constipation chronique.
En entendant de tels blasphèmes, Bernarda se signait cinq fois de suite. Plus tard, dans la nuit, elle récitait une prière particulière pour l'âme polluée de M. Barceló qui, comme Sancho Pança, avait le cœur bon mais le cerveau pourri par toutes ses lectures. De Pâques aux Rameaux, Bernarda se trouvait des fiancés qui la battaient, lui soutiraient le peu de sous qu'elle plaçait à la caisse d'épargne et, tôt ou tard, la laissaient en plan. Chaque fois qu'une de ces crises se produisait, elle s'enfermait dans sa chambre, au fond de l'appartement, pleurait des jours durant et jurait qu'elle allait se suicider avec de la mort-aux-rats ou avaler une bouteille d'eau de Javel. Barceló, après avoir dépensé des trésors de persuasion, s'affolait pour de bon et se résignait à appeler le serrurier de garde pour ouvrir la porte de la chambre et le médecin de famille pour administrer à Bernarda un somnifère de cheval. La pauvre se réveillait deux jours plus tard, et le libraire lui achetait des roses, des bonbons, une robe neuve et l'emmenait au cinéma voir un film de Cary Grant, qui selon elle était l'homme le plus beau de l'Histoire, après José Antonio, le fondateur de la Phalange.
– Vous savez qu'on dit que Cary Grant est de la jaquette ?... chuchotait-elle, en grignotant des chocolats. Comment est-ce possible ?
– Sottises, affirmait Barceló. Les croquants et les paltoquets passent leur vie à jalouser les autres.
– Comme Monsieur parle bien. On voit qu'il a été à cette université du Sorbet.
– De la Sorbonne, corrigeait Barceló, sans acrimonie.
Jours de cendre
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Il était très difficile de ne pas aimer Bernarda.
Sans que personne lui ait rien demandé, elle faisait pour moi de la couture et des petits plats. Elle reprisait mes habits, me peignait, me coupait les cheveux, m'achetait des vitamines et du dentifrice, et elle me fit même cadeau d'un flacon en cristal rempli d'eau bénite rapportée de Lourdes en autocar par sa sœur qui vivait à San Adrián del Besós. Parfois, tandis qu'elle explorait mes cheveux à la recherche de lentes ou autres parasites, elle m'entretenait à voix basse.
– Mademoiselle Clara est une des merveilles du monde, et que Dieu me fasse tomber morte si jamais je la critique, mais ce n'est pas bien que le petit monsieur s'obsessionne avec elle, si vous comprenez ce que je veux dire.
– Ne t'inquiète pas, Bernarda, nous sommes juste amis.
– C'est bien ça qui me tracasse. Pour illustrer son propos, Bernarda se mettait alors à me raconter une histoire qu'elle avait entendue à la radio, où il était question d'un garçon qui était tombé amoureux de son institutrice et à qui un sortilège justicier avait fait perdre les cheveux et les dents, tandis que sa figure et ses mains se couvraient de champignons vengeurs, une sorte de lèpre du libidineux.
– La luxure est un vilain péché, concluait Bernarda. Croyez-moi.
M. Gustavo, malgré les plaisanteries dont il me gratifiait, voyait d'un bon œil ma dévotion pour Clara et mon enthousiasme à lui tenir lieu de chevalier servant. J’attribuais sa bienveillance au fait qu'il devait me trouver inoffensif. Soir après soir, il continuait à me faire des offres alléchantes pour s'approprier le roman de Carax Il me disait qu'il en avait discuté avec des collègues de la confrérie des libraires d'ancien et que tous étaient d'accord : un 62
L'Ombre du vent
Carax, aujourd'hui, pouvait valoir une fortune, spécialement en France. Je lui disais toujours non, et il se bornait à sourire d'un air matois. Il m'avait donné un double des clefs de l'appartement pour que je puisse entrer et sortir sans dépendre de sa présence ou de celle de Bernarda. Du côté de mon père, c'était une autre paire de manches. Avec les années, il avait surmonté ses réticences congénitales à aborder tous les sujets qui le préoccupaient vraiment. L'une des premières conséquences de ce progrès fut qu'il finit par manifester la réprobation que lui inspiraient mes relations avec Clara.
– Tu devrais fréquenter des amis de ton âge, comme Tomás Aguilar que tu oublies et qui est un garçon formidable, et non une femme qui est en âge de se marier.
– Quelle importance peut avoir notre âge, si nous sommes bons amis ?
Ce qui me chagrina le plus fut son allusion à Tomás, parce qu'elle était juste. Cela faisait des mois que je n'allais plus me promener avec lui, alors que nous avions été inséparables. Mon père m'observa d'un air réprobateur.
– Daniel, tu ne sais rien des femmes, et elle joue avec toi comme un chat avec un canari.
– C'est toi qui ne sais rien des femmes, répliqua-je, offensé. Et encore moins de Clara.
Nos discussions sur ce sujet allaient rarement plus loin qu’un échange de reproches et de regards.
Quand je n’étais pas au collège ou avec Clara, je consacrais tout mon temps à aider mon père à la librairie, j’allais livrer les commandes, je faisais les commissions ou m’occupas des habitués. Mon père se plaignait que je n’avais ni le cœur ni la tête à mon travail. Je rétorquais que je passais toute ma vie dans la boutique et que je ne voyais pas de quoi il pouvait Jours de cendre
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se plaindre. Souvent, la nuit, quand je ne pouvais trouver le sommeil, je me rappelais cette intimité, ce petit monde que nous avions partagé tous les deux dans les années qui avaient suivi la mort de ma mère, les années du stylo de Victor Hugo et des locomotives en fer-blanc. Je me les rappelais comme des années de paix et de tristesse, celles d'un monde qui se défaisait, qui avait commencé à s'évaporer depuis cette matinée où mon père m'avait emmené visiter le Cimetière des Livres Oubliés. Le jour où il découvrit que j'avais offert le livre de Carax à Clara, il se mit en colère.
– Tu m'as déçu, Daniel. Quand je t'ai conduit dans ce lieu secret, je t'ai dit que le livre que tu choisissais était un objet unique, que tu devais l'adopter et en être responsable.
– J'avais dix ans, papa, et c'était juste un jeu.
Mon père me regarda comme si je l'avais poignardé.
– Et maintenant que tu en as quatorze, non seulement tu continues d'être un enfant, mais tu es un enfant qui croit être un homme. Tu vas t'attirer bien des déboires dans la vie, Daniel. Et très vite.
A cette époque-là, je voulais croire que mon père était malheureux de me voir passer tant de temps avec les Barceló. Le libraire et sa nièce vivaient dans un monde de luxe qu'il ne pouvait connaître que de loin. Je pensais qu'il supportait mal que la bonne de M. Gustavo se comporte avec moi comme si elle était ma mère, et qu'il était blessé que j'accepte que quelqu'un puisse jouer ce rôle. Parfois, pendant que je vaquais dans l’arrière-boutique à faire des paquets ou à préparer un envoi, j'entendais un client plaisanter avec mon père.
– Sempere, il vous faut chercher une bonne épouse, ce ne sont pas les veuves en bonne santé et 64
L'Ombre du vent
dans la fleur de l'âge qui manquent aujourd'hui, vous savez ce que je veux dire. Une femme gentille à la maison, ça vous change la vie, mon vieux, et ça vous rajeunit de vingt ans. C'est incroyable ce que peut faire une paire de nichons...
Mon
père
ne
répondait
jamais
à
ces
insinuations, mais moi, elles me paraissaient de plus en plus sensées. Une fois, au cours d'un de ces dîners qui s'étaient transformés en combats de silences et de regards à la dérobée, je mis la question sur le tapis. Je croyais que si la suggestion venait de moi, cela faciliterait les choses. Mon père était bel homme, il était propre et soigné, et je voyais bien que plus d'une femme du quartier lui faisait les yeux doux.
– Tu n'as pas eu de mal à trouver un substitut à ta mère, répliqua-t-il avec amertume. Mais pour moi ce n'est pas le cas, et ça ne m'intéresse pas du tout d'en chercher un.
A mesure que le temps passait, les sous-entendus de mon père et de Bernarda, et même ceux de Barceló, commencèrent à faire leur chemin en moi. Quelque chose, dans mon for intérieur, me disait que je m'étais engagé dans une impasse, que je ne pouvais espérer que Clara voie en moi autre chose qu'un garçon qui avait dix ans de moins qu'elle. Je sentais qu'il me devenait chaque jour plus difficile d'être à ses côtés, de supporter le frôlement de ses mains ou le contact de son bras quand nous nous promenions. Vint un moment où la simple proximité se traduisit par une souffrance quasi physique. La chose n'échappait à personne, et encore moins à Clara.
— Daniel, je crois que nous devons parler, me disait-elle. Je crois que je ne me suis pas bien comportée avec toi...
Jours de cendre
65
Je ne la laissais jamais terminer ses phrases. Je sortais de la pièce sous le premier prétexte venu et prenais la fuite. Ces jours-là, j'ai eu l'impression de disputer avec le calendrier une course de vitesse impossible. Je craignais que le monde de mirages que j'avais construit autour de Clara n'approche de sa fin.
J'étais loin d'imaginer que mes ennuis ne faisaient que commencer.
1950-1952
Malheur & Compagnie
1
Pour fêter mes seize ans, j'eus l'une des idées les plus funestes de ma brève existence. A mes risques et périls, je décidai d'organiser un dîner d'anniversaire et d'inviter Barceló, Bernarda et Clara. Mon père fut d'avis que c'était une erreur.
–
C'est
mon
anniversaire,
répliquai-je
cruellement. Je travaille pour toi tous les autres jours de l'année. Au moins, rien qu'une fois, laisse-moi ce plaisir.
– A ta guise.
Les mois précédents avaient été les plus troublés depuis le début de mon étrange amitié avec Clara. Je ne lui faisais presque plus la lecture. Clara fuyait toutes les occasions où elle aurait pu se trouver seule avec moi. Chaque fois que je lui rendais visite, son oncle était présent, feignant de lire le journal, ou Bernarda s'affairait aux alentours en me jetant des regards à la dérobée. Ou alors la compagnie prenait la forme d'une ou de plusieurs amies de Clara. Je les L’ombre du vent
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appelais les sœurs Anisette, elles affectaient une pudeur et des mines virginales, patrouillant aux abords de Clara un missel à la main, avec un regard inquisiteur qui signifiait sans ménagement que j'étais de trop, que ma présence faisait honte à Clara et à tout le monde. Le pire, cependant c'était le maestro Neri, dont la malheureuse symphonie restait toujours inachevée. Ce personnage tiré à quatre épingles était un faux jeton qui se donnait des airs de Mozart, mais, dégoulinant de brillantine, il me faisait plutôt penser à Carlos Gardel. En fait de génie je ne lui trouvais que celui de la médiocrité. Il léchait honteusement les bottes de M. Gustavo, sans aucune retenue, et il flirtait avec Bernarda dans la cuisine, et la faisait rire en lui offrant de ridicules sacs de dragées et en lui pinçant les fesses. Bref, je le haïssais à mort.
L'antipathie était réciproque. Quand Neri arrivait avec ses partitions et son air arrogant, il me toisait comme si j'étais un garnement indésirable et faisait toutes sortes de réflexions en ma présence :
– Petit, pourquoi ne vas-tu pas faire tes devoirs ?
– Et vous, maestro, n'avez-vous pas une symphonie à terminer ?
A la fin, ils se liguaient tous contre moi et je m'en allais honteux et confus, en regrettant de ne pas avoir la jactance de M. Gustavo pour clouer le bec à ce poseur.
Le jour de mon anniversaire, mon père descendit à la boulangerie du coin et acheta le meilleur gâteau qu’il put trouver. Il mit le couvert en silence, avec la vaisselle, des grandes occasions. Il alluma des bougies et prépa ce qu'il pensait être mes plats préférés. Nous n'échangeâmes pas un mot de Trompeuses apparences
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toute l'après-midi. A la tombée de la nuit, mon père se retira dans sa chambre, mit son plus beau costume et revint avec un paquet qu'il posa sur desserte de la salle à manger. Mon cadeau. Il s'assit a table, se servit un verre de vin blanc et attendit. L'invitation disait que le dîner était à huit heures et demie. A neuf heures, nous attendions toujours. Mon père m'observait avec tristesse, sans rien dire. Mon cœur bouillait de rage.
– Tu dois être content, dis-je. C'est bien ce que tu voulais ?
– Non.
Bernarda se présenta une demi-heure plus tard.
Elle arborait une tête d'enterrement et apportait un message de Mademoiselle Clara. Celle-ci me souhaitait tout le bonheur possible, mais s'excusait de ne pouvoir assister à mon dîner d'anniversaire.
Monsieur Barceló avait dû s'absenter quelques jours pour affaires, et Clara avait été obligée de changer l'heure de son cours de musique avec le maestro Neri.
Et elle, Bernarda, était venue parce que c'était sa soirée de liberté.
– Clara ne peut pas venir parce qu'elle a son cours de musique ? demandai-je, interloqué.
Bernarda baissa les yeux. Au bord des larmes, elle me tendit un petit paquet qui contenait son cadeau et m'embrassa sur les deux joues.
– S'il ne vous plaît pas, on peut l'échanger, dit-elle.
Je restai seul avec mon père, contemplant la vaisselle des fêtes, l'argenterie et les bougies qui se consumaient en silence.
– Je suis désolé, Daniel, dit mon père.
Je haussai les épaules sans mot dire.
– Tu n'ouvres pas ton cadeau ? demanda-t-il.
L’ombre du vent
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Ma seule réponse fut le claquement de porte dont j’accompagnai mon départ. Je descendis l'escalier quatre à quatre et, quand je fus dans la rue déserte, baignée de lumière bleue et de froid, je sentis mes larmes déborder. Mon cœur n'était plus que poison, et ma vue se brouillait. Je marchai sans but, ignorant l'inconnu qui m'observait, posté à la Puerta del Angel. Il portait le même costume noir, la main droite dans la poche de sa veste. La braise de sa cigarette faisait, par moments, scintiller ses yeux. En boitillant, il me suivit.
J'errai par les rues durant plus d'une heure jusqu'au moment où j'arrivai au pied du monument de Christophe Colomb. Je traversai la place en direction du port et m'assis sur les marches qui plongeaient dans l'eau noire, près du quai des vedettes. Quelqu'un avait affrété un bateau pour une sortie nocturne, et l'on entendait les rires et la musique qui flottaient sur les reflets de la darse. Je me souvins des jours où nous faisions, mon père et moi, la traversée en vedette jusqu'à la pointe de la jetée. De là, on pouvait voir le versant du cimetière, sur la montagne de Montjuïc, et la ville des morts, infinie. Parfois j'agitais la main, croyant que ma mère s'y trouvait et qu'elle nous voyait passer. Mon père répétait mon salut. Cela faisait des années que nous ne prenions plus la vedette, mais je savais qu'il lui arrivait de le faire seul.
– Bonne nuit pour le remords, Daniel, dit une voix derrière moi. Une cigarette ?
Je me levai d'un bond, le corps soudain glacé.
Une main m'offrait une cigarette dans le noir.
– Qui êtes-vous ?
L'étranger s'avança jusqu'à la limite de la pénombre en laissant son visage dans l'obscurité. Un halo de fumée bleutée montait de sa cigarette. Je Trompeuses apparences
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reconnus sur le-champ ce costume noir et cette main cachée dans la poche de la veste. Les yeux brillaient comme des éclats de verre.
– Un ami, dit-il. Ou du moins quelqu'un qui aspire à l'être. Cigarette ?
– Je ne fume pas.
– Tu as raison. Malheureusement, je n'ai rien d'autre à t'offrir, Daniel.
Sa voix était rocailleuse, blessée. Elle faisait traîner les mots et le son en était amorti et lointain, comme celui des vieux soixante-dix-huit tours que collectionnait Barceló.
– Comment savez-vous mon nom ?
– Je sais beaucoup de choses de toi. Pas seulement le nom.
– Que savez-vous d'autre ?
– Je pourrais te faire honte, mais je n'en ai ni le temps ni l'envie. Je serai bref : je sais que tu possèdes quelque chose qui m'intéresse. Et je suis prêt à t'en donner un bon prix.
– Je crois que vous faites erreur sur la personne.
– Non, je ne fais jamais d'erreurs sur les personnes. Pour d'autres choses, oui, mais pas pour les personnes. Combien en veux-tu ?
– De quoi ?
– De L'Ombre du Vent
– Qu'est-ce qui vous fait penser que je l'ai ?
– La question n'est pas là, Daniel. Tout ce que je veux savoir, c'est le prix. Je sais depuis longtemps que tu l'as. Les gens parlent. Moi, j'écoute.
– Alors vous avez dû mal entendre. Je n'ai pas ce livre. Et si je l'avais, je ne le vendrais pas.
– Ton intégrité est admirable, surtout en ces temps de jésuites et de lèche-cul, mais inutile de jouer la comédie avec moi. Donne ton prix. Cinq mille L’ombre du vent
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pesetas ? Pour moi, l'argent n'est pas un problème.
Dis-moi ton prix.
– Je vous le répète : il n'est pas à vendre, et je ne l'ai pas. Vous voyez, vous avez commis une erreur.
L'étranger garda le silence, immobile, enveloppé dans la fumée de cette cigarette qui semblait ne jamais se terminer. Je remarquai que ça ne sentait pas le tabac, mais le papier brûlé. Du bon papier, du papier de livre.
– C'est peut-être toi qui commets une erreur, en ce moment, suggéra-t-il.
– Vous me menacez ?
– C'est possible.
Je ravalai ma salive. J'avais beau jouer les fiers, cet individu me terrorisait.
– Et je peux savoir pourquoi ce livre vous intéresse tant ?
– Ça, c'est mon affaire.
– La mienne aussi, puisque vous me menacez pour que je vous vende ce que je n'ai pas.
– Tu me plais, Daniel. Tu ne manques pas d'audace, et tu parais intelligent. Cinq mille pesetas ?
Avec ça, tu pourras acheter un tas de livres. De bons livres, pas comme cette cochonnerie que tu gardes si jalousement. Allons, cinq mille pesetas, et nous restons bons amis.
– Vous et moi ne sommes pas amis.
– Si, nous le sommes, mais tu ne t'en es pas encore rendu compte. Je ne t'en tiens pas rigueur, avec tout ce qui se bouscule dans ta tête. Ton amie Clara, par exemple. Pour une femme comme elle, n'importe qui perdrait le sens commun.
La mention de Clara me glaça le sang.
– Que savez-vous de Clara ?
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– J'oserai dire que j'en sais plus que toi et que tu ferais mieux de l'oublier, même si je suis sûr que tu ne le feras pas. Moi aussi, j'ai eu seize ans...
Une certitude terrible vint soudain me frapper.
Cet homme était l'étranger qui abordait Clara dans la rue, incognito. Il était réel. Clara n'avait pas menti.
L'individu fit un pas en avant. Je reculai. Je n'avais jamais eu aussi peur de ma vie.
– Clara n'a pas le livre, mieux vaut que vous le sachiez. Je vous conseille de ne plus la toucher.
– Je me fiche bien de ton amie, Daniel, et un jour tu partageras mon sentiment. Ce que je veux, c'est le livre. Je préfère l'acquérir à l'amiable, et que personne n'en pâtisse. Me suis-je bien fait comprendre ?
Faute d'une meilleure idée, je décidai de mentir comme un arracheur de dents.
– C'est un dénommé Adrián Neri qui l'a. Un musicien. Ce nom est peut-être parvenu à vos oreilles ?
– Pas du tout, et, pour un musicien, c'est mauvais signe. Tu es sûr de ne pas l'avoir inventé, cet Adrián Neri ?
– Je voudrais bien.
– Dans ce cas, puisque vous êtes bons amis, à ce qu'il semble, tu réussiras peut-être à le persuader de te le rendre. Entre amis, ces choses-là se règlent sans problèmes. Ou préfères-tu que je le réclame à ton amie Clara ?
Je fis non de la tête.
– Je parlerai à Neri, mais je ne crois pas qu'il me le rendra, je ne sais même pas s'il l'a encore, improvisai-je. Et vous, pourquoi voulez-vous ce livre ? Ne me dites Pas que c'est pour le lire.
– Non. Je le connais par cœur. Vous êtes un collectionneur ?
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– Quelque chose dans ce genre.
– Vous avez d'autres livres de Carax ?
– J'en ai eu autrefois. Julián Carax est ma spécialité, Daniel. Je parcours le monde à la recherche de ses livres.
– Et qu'en faites-vous, si vous ne les lisez pas ?
L'inconnu émit un bruit sourd, une plainte d'agonisant. Je mis quelques secondes à comprendre qu'il riait.
– La seule chose que je dois en faire, Daniel. Il tira alors une boîte d'allumettes de sa poche. Il en prit une et l'alluma. Pour la première fois, la flamme éclaira son visage. J'en fus glacé jusqu'à l'âme. Ce personnage n'avait ni nez, ni lèvres, ni paupières. Sa face était un masque de peau noire et couvert de cicatrices, dévoré par le feu. C'était bien cette figure de mort qu'avait frôlée Clara.
– Je les brûle, murmura-t-il, une haine venimeuse dans la voix et le regard.
Un souffle de brise éteignit l'allumette qu'il tenait entre ses doigts, et son visage fut de nouveau plongé dans l'obscurité.
– Nous nous reverrons, Daniel. Je n'oublie jamais un visage et je crois qu'à partir d'aujourd'hui toi ne plus, dit-il lentement. Pour ton bien, et pour celui ton amie Clara, je suis certain que tu prendras la bonne décision et que tu vas régler cette situation avec M. Neri qui a tout, pour sûr, d'un faux jeton. A ta place, je ne lui accorderais pas la moindre confiance.
Sur ce, l'étranger me tourna le dos et se dirigea vers les quais, se fondant dans l'obscurité, silhouette enveloppée de son rire sinistre.
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De la mer arrivait au galop une chape de nuages chargés d'électricité. J'aurais dû me mettre à courir pour échapper à l'averse imminente, mais les paroles de cet individu commençaient à produire leur effet, j'avais les mains et les idées tremblantes. Je levai les yeux et vis l'orage se répandre comme des taches de sang noir entre les nuages, masquant la lune, étendant mi manteau de ténèbres sur les toits et les façades de la ville. J'essayai de presser le pas, mais l'inquiétude me rongeait et je marchais, poursuivi par la pluie, avec des pieds et des jambes de plomb. Je m'abritai sous l'auvent d'un kiosque à journaux, tâchant de mettre mes pensées en ordre et de prendre une décision. Un coup de tonnerre éclata tout près, comme le rugissement d'un dragon passant l'entrée du port, et je sentis le sol vibrer sous moi. Quelques secondes plus tard, la mince et fragile lumière de l'éclairage électrique qui dessinait murs et fenêtres s'évanouit. Le long des trottoirs transformés en torrents, les réverbères clignotaient, s'éteignant comme des bougies sous le vent. On ne voyait pas une âme dans les rues, et l'obscurité de la panne de courant se répandit, accompagnée d'effluves fétides qui montaient des bouches d'égout. La nuit se fit opaque et impénétrable, la pluie devint un suaire de vapeur. « Pour Une femme comme elle, n'importe qui L’ombre du vent
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perdrait le sens commun... » Je remontai les Ramblas en courant, avec une seule pensée en tête :Clara.
Bernarda avait dit que Barceló était absent pour affaires. Elle avait l'habitude d'aller passer sa nuit de congé chez sa tante Reme et ses cousines, à San Adrián del Besós. Cela signifiait que Clara était seule dans l'antre de la Plaza Real, et que cet individu sans visage rôdait dans la tourmente avec ses menaces et Dieu sait quelles idées en tête. Tandis que je me hâtais sous la pluie pour gagner la Plaza Real, je ne pouvais m'ôter de l'esprit le pressentiment d'avoir mis Clara en danger en lui faisant cadeau du livre de Carax. J'arrivai à l'entrée de la place trempé jusqu'aux os. Je courus me réfugier sous les arcades de la rue Fernando. Il me sembla voir des ombres ramper derrière moi. Des clochards. Le portail était fermé. Je cherchai sur mon trousseau de clefs celles que Barceló m'avait données. J'avais sur moi les clefs de la boutique, de l'appartement de la rue Santa Ana et de la demeure des Barceló. Un des vagabonds s'approcha, en me demandant à voix basse si je pouvais le laisser passer la nuit dans le vestibule. Je refermai la porte avant qu'il ait pu terminer sa phrase.
L'escalier semblait un puits d'ombre. La lueur des éclairs traversait les fentes du portail et balayait les marches. J'avançai à l'aveuglette et butai contre la première. Je me cramponnai à la rampe et montai lentement. Bientôt les marches firent place à une surface plane, et je compris que j'avais atteint le palier du premier étage. Je palpai les murs de marbre froid, hostile, et trouvai le relief de la porte en chêne et les poignées en aluminium. Je cherchai le trou de la serrure et y introduisis la clef à tâtons. La porte de Trompeuses apparences
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l'appartement ouverte, un rai de lumière bleue m'aveugla un instant, et un souffle d'air chaud me caressa la peau. La chambre de Bernarda était située au fond, près de la cuisine. Je me dirigeai d'abord vers elle, convaincu que la bonne était absente. Je frappai à sa porte et, ne recevant pas de réponse, je m'autorisai à l'ouvrir. C'était une chambre simple, avec un grand lit, une armoire noire aux miroirs ternis, et une commode sur laquelle Bernarda avait disposé assez de saints, de vierges et d'images pieuses pour monter un sanctuaire. Je refermai la porte et, en me retournant, sentis que m0n cœur s'arrêtait presque de battre, à la vue d'une douzaine d'yeux bleus et rouges avançant du fond du couloir. Les chats de Barceló me connaissaient bien et toléraient ma présence. Ils m'entourèrent en miaulant doucement et, dès qu'ils eurent constaté que mes vêtements trempés par la pluie ne dégageaient pas la chaleur souhaitée, me quittèrent avec indifférence.
La chambre de Clara se trouvait à l'autre extrémité de l'appartement, après la bibliothèque et la salle de musique. Les pas invisibles des chats, toujours vigilants, me suivaient dans le couloir. Dans la pénombre éclairée de manière fugace par l'orage, l'appartement de Barceló prenait l'aspect d'une caverne sinistre, qui n'avait plus rien à voir avec ce que j'avais l'habitude de considérer comme ma seconde maison. J'atteignis la partie qui donnait sur la rue. Le jardin d'hiver de Barceló s'ouvrit devant moi, dense et impénétrable. J'entrai dans le fouillis de feuilles et de branches. Un instant, l'idée me vint que si l'étranger sans visage s’était glissé dans l'appartement, il avait certainement choisi cet endroit-là pour s'y cacher. Pour m'y attendre. Je crus presque percevoir l'odeur de papier brûlé qu'il répandait dans l'air, mais compris que c'était L’ombre du vent
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seulement de la fumée de tabac. Une vague de panique m’envahit. Personne ne fumait dans la maison, et la pipe de Barceló, toujours éteinte, était un simple accessoire de théâtre.
J'arrivai dans la salle de musique, et la lueur d'un éclair illumina les volutes qui flottaient dans l'air telles des guirlandes de vapeur. Le clavier du piano s'étendait comme un sourire sans fin près de la galerie. Je traversai la salle et parvins à la porte de la bibliothèque. Elle était fermée. Je l'ouvris, et la clarté de la gloriette qui donnait accès à la collection personnelle du libraire me souhaita une chaleureuse bienvenue. Les murs couverts de rayons de livres formaient un ovale au centre duquel étaient disposés une table de lecture et deux fauteuils de jardin. Je savais que Clara rangeait le roman de Carax dans une vitrine située près de l'arc de la gloriette, et me dirigeai silencieusement vers elle. Mon plan – ou mon absence de plan – était de le reprendre, de le remettre à ce lunatique et de ne plus jamais le revoir.
Personne, à part moi, ne s'apercevrait de la disparition du livre.
L'Ombre du Vent m'attendait, comme toujours, montrant son dos au fond d'une étagère. Je m'en emparai et le serrai contre ma poitrine comme si j'étreignais un vieil ami que j'avais été sur le point de trahir. Judas, pensai-je. Je m'apprêtais à partir sans que Clara s'aperçoive de ma présence. J'emportais le livre et disparaissais à jamais de la vie de Clara Barceló. Je quittai la bibliothèque sur la pointe des pieds. La porte de la chambre de Clara se dessinait au fond du couloir. Je l'imaginai dans son lit, endormie.
J'imaginai mes doigts caressant sa gorge, explorant un corps dont le souvenir n'était que pure ignorance.
Je rebroussai chemin, prêt à abandonner six années de chimères, mais quelque chose m'arrêta au moment Trompeuses apparences
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où j'atteignais la salle de musique. Une voix derrière moi, de l'autre côté de la porte. Une voix grave, qui chuchotait et riait. Dans la chambre de Clara. Je marchai lentement vers la porte, mis la main sur la poignée. Mes doigts tremblaient. J'étais arrivé trop tard. J'avalai ma salive et ouvris.
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Le corps nu de Clara était étendu sur les draps blancs qui brillaient comme de la soie. Les mains du maestro Neri se promenaient sur ses lèvres, son cou et sa poitrine. Les yeux blancs fixaient le plafond, frémissant sous les coups de boutoir que donnait le professeur de musique entre ses cuisses pâles et tremblantes. Ses mains, celles-là mêmes qui avaient lu mon visage six ans plus tôt dans l'obscurité de l'Ateneo, étaient cramponnées aux fesses du maestro, luisantes de sueur, y plantant leurs ongles et le guidant vers son ventre avec une avidité animale, désespérée. Je crus que j'allais suffoquer. Je dus rester sur place à les observer pendant presque une demi-minute, paralysé, jusqu'à ce que le regard de Neri, incrédule d'abord, brûlant de colère ensuite, repère ma présence. Encore haletant, stupéfait, il s'arrêta. Clara s'accrocha à lui de plus belle, sans comprendre, frottant son corps contre le sien et lui léchant le cou.
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– Qu'est-ce qui se passe ? gémit-elle. Pourquoi t'arrêtes-tu ?
Les yeux d'Adrián Neri lançaient des éclairs de fureur.
– Rien, murmura-t-il. Je reviens tout de suite.
Neri se leva et arriva sur moi à la vitesse d'un obus, poings serrés. Je ne le vis même pas venir. Je ne pouvais détourner les yeux de Clara, trempée de sueur, hors d'haleine, les côtes se dessinant sous sa peau et les seins frémissant de désir. Le professeur de musique m'attrapa par le cou et me traîna hors de la chambre. Mes pieds touchaient à peine le sol, et j'eus beau me démener, je ne pus me défaire de l'étreinte de Neri qui me trimbalait à travers le jardin d'hiver.
– Je vais te réduire en bouillie, minable, grinçait-il entre ses dents.
Il me traîna jusqu'à la porte d'entrée, l'ouvrit et me propulsa violemment sur le palier. Le livre de Carax m'avait échappé des mains. Il le ramassa et me le lança j rageusement à la figure.
– Si je te revois ici, ou si j'apprends que tu as abordé Clara dans la rue, je te jure que je te donne une correction qui t'enverra à l'hôpital, sans me soucier de ton âge de petit merdeux, dit-il froidement. Compris ?
Je me relevai avec difficulté et découvris que, dans la bagarre, Neri avait déchiré ma veste en même temps que mon amour-propre.
– Comment es-tu entré ?
Je ne répondis pas. Neri soupira, en hochant la tête.
– Allons, donne-moi les clefs, cracha-t-il, en contenant sa fureur.
– Quelles clefs ?
La gifle qu'il m'expédia me fit tomber par terre, me relevai, du sang dans la bouche et un tintement Trompeuses apparences
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dans l'oreille gauche qui me traversait le crâne comme le sifflet d'un sergent de ville. Je me tâtai le visage, sentis la coupure qui m'avait fendu les lèvres brûler sous mes doigts. Une chevalière ensanglantée brillait à l'annulaire du professeur de musique.
– Je t'ai dit : les clefs.
– Allez vous faire foutre, crachai-je.
Je ne vis pas venir le coup de poing. J'eus l'impression qu'un marteau-pilon me défonçait l'estomac. Plié en deux comme un pantin cassé, souffle coupé, je rebondis contre le mur. Neri m'attrapa par les cheveux et fouilla dans mes poches jusqu'à ce qu'il trouve les clefs. Je rampai en me tenant le ventre, pleurnichant de douleur, ou de rage.
– Dites à Clara que...
Il me claqua la porte au nez, et je restai dans le noir le plus total. Je cherchai le livre à tâtons. Je le récupérai et me laissai glisser de marche en marche, en me retenant aux murs et en gémissant. Je me retrouvai dans la rue, crachant du sang et respirant par la bouche à grosses goulées. Le froid et le vent mordants cinglèrent mes habits mouillés. Ma lèvre éclatée me cuisait.
– Ça va comme vous voulez ? demanda une voix dans l'ombre.
C'était le clochard à qui j'avais refusé mon aide, un moment plus tôt. Je fis signe que oui, en évitant son regard, honteux. Je voulus marcher.
– Attendez un peu, au moins le temps que la pluie se calme, suggéra le clochard.
Il me prit par le bras et me guida sous les arcades vers un coin où il avait déposé un ballot et un sac contenant quelques hardes.
– J'ai un peu de vin. Ça ne peut pas vous faire de mal. Buvez... Rien que pour vous réchauffer. Et pour désinfecter ça...
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Je bus une gorgée à la bouteille qu'il m'offrait.
Le vin avait un goût de gasoil délayé dans du vinaigre, mais sa chaleur me calma le ventre et les nerfs.
Quelques gouttes tombèrent sur la blessure et je vis des étoiles dans la nuit la plus noire de ma vie.
– Ça fait du bien, hein ? dit le mendiant en souriant Allez, buvez encore un petit coup, ça réveillerait un mort.
– Non, merci. A votre tour, balbutiai-je.
Le clochard s'offrit une longue rasade. Je l'observai avec attention. Il ressemblait à un comptable de ministère, un être terne qui n'aurait pas changé de vêtements depuis quinze ans. Il me tendit la main et je la serrai.
– Fermin Romero de Torres, en disponibilité.
Enchanté de faire votre connaissance.
– Daniel Sempere, crétin fini. Tout le plaisir est pour moi.
– Ne vous dépréciez pas, la nuit on voit toujours les choses pires qu'elles ne le sont. Tel que vous voyez, je suis un optimiste né. Je ne doute pas instant que les jours du régime sont comptés. Tous les indices concordent pour montrer que les Américains vont débarquer d'un jour à l'autre et qu'ils enverront Franco vendre des cacahuètes dans les rues de Melilla. Et moi je retrouverai mon poste, ma réputation et mon honneur perdus.
– Et que faisiez-vous ?
– Services secrets. Espionnage de haut vol, dit Fermin Romero de Torres. Sachez seulement que j’étais l'homme de confiance de Maciá à La Havane.
Je hochai la tête. Encore un fou. Les nuits de Barcelone les collectionnaient à la pelle. Ainsi que les idiots dans mon genre.
– Dites-moi, cette coupure a mauvaise allure.
On vous a flanqué une raclée, hein ?
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Je portai les doigts à ma bouche. Elle saignait toujours.
– Un affaire de jupons ? s'enquit-il. Vous auriez pu vous éviter ça. Les femmes de ce pays, et vous pouvez me croire, j'ai bourlingué, sont des hypocrites, et toutes frigides C'est comme je vous le dis, je me souviens d’une petite mulâtresse que j'ai laissée à Cuba. Un autre monde, croyez-moi, un autre monde, hein ? La femme des Caraïbes, elle, vous prend tout le corps avec le rythme des îles, elle vous gazouille
« ay ! papito, dame plaser, dame plaser », vas-y mon chéri, donne-moi du plaisir, et un homme véritable, un qui a du sang dans les veines, eh bien, je vais vous dire...
Il m'apparut que Fermin Romero de Torres, ou quel que fût son vrai nom, était autant en manque de conversation anodine que de bain chaud, de plat de lentilles au chorizo et de linge propre. Je lui donnai la réplique un moment, en attendant que la douleur se calme. Cela ne me coûta pas de grands efforts, car ce petit homme avait juste besoin de quelques signes d'approbation et de quelqu'un qui fasse semblant de l'écouter. Le clochard en était au récit des détails techniques d'un plan secret pour enlever Mme Carmen Polo, épouse Franco, quand je me rendis compte qu'il pleuvait moins et que l’orage semblait s'éloigner lentement vers le nord.
– Il se fait tard, dis-je en me redressant.
Fermin Romero de Torres acquiesça avec une certaine tristesse et m'aida à me mettre debout, faisant mine d’épousseter mes vêtements mouillés.
– Ce sera pour une autre fois, alors, ajouta-t-il, résigné. Mon problème, c'est que je suis trop bavard.
Je commence à parler et... Dites donc, cette affaire d'enlèvement, ça reste entre vous et moi, hein ?
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– Ne vous inquiétez pas. Je suis une tombe. Et merci pour le vin.
Je m'éloignai en direction des Ramblas. Je m'arrêtai en franchissant le seuil de la place et tournai la tête vers l'appartement des Barceló. Les fenêtres demeuraient obscures, ruisselantes de pluie.
Je voulus haïr Clara, mais j'en fus incapable. Haïr pour de bon est un talent qui ne s'acquiert qu'avec l'âge.
Je me fis le serment de ne pas la revoir, de ne plus jamais prononcer son nom, de ne plus jamais penser au temps que j'avais perdu près d'elle. Pour quelque étrange raison, je me sentis apaisé. La colère qui m'avait fait sortir de chez moi s'était évanouie.
J'eus peur qu'elle ne revienne le lendemain, et avec une force renouvelée. J'eus peur que la jalousie et la honte ne me consument lentement quand tout ce que j'avais vécu avec elle aurait disparu, entraîné par son propre poids, morceau après morceau. Il restait quelques heures avant l'arrivée de l'aube, et j'avais encore une chose à faire pour pouvoir rentrer à la maison avec la conscience tranquille.
La rue Arco del Teatro était toujours là, mince brèche dans la pénombre. Un ruisseau d'eau noire s'était formé au milieu de la chaussée et descendait comme une procession funéraire vers le cœur du Raval. Je reconnus le vieux portail et la façade baroque devant lesquels mon père m'avait conduit un matin, six ans plus tôt. Je gravis les marches et m'abritai de la pluie sous le porche qui sentait l'urine et le bois pourri. Le Cimetière des Livres Oubliés évoquait plus que jamais la mort. Je ne me souvenais pas que le heurtoir était une tête de diablotin. Je la saisis par les cornes et frappai trois coups. L'écho se Trompeuses apparences
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répercuta à l'intérieur. Après un moment, je frappai de nouveau, six coups cette fois, plus forts, jusqu'à me faire mal à la main. Plusieurs minutes s'écoulèrent encore, et je commençai à croire qu'il n'y avait personne. Je me recroquevillai contre la porte et sortis le livre de Carax de sous ma veste. Je l'ouvris et relus la première phrase, qui m'avait captivé des années plus tôt :
Cet été, il a plu tous les jours, et beaucoup disaient que c'était le châtiment de Dieu parce qu'au village on avait ouvert un club à côté de l'église, mais moi je savais que c'était ma faute, et seulement ma faute, parce que j'avais appris à mentir et que je gardais encore sur les lèvres les dernières paroles de ma mère sur son lit de mort : « Je n'ai jamais aimé l'homme avec qui je me suis mariée, j'en aimais un autre dont on m'a dit qu'il était mort à la guerre ; cherche-le et dis-lui que je suis morte en pensant à lui, car c'est lui ton véritable père. »
Je souris, en me souvenant de cette première nuit de lecture fiévreuse, six ans plus tôt. Je refermai le livre et m'apprêtai à frapper pour la troisième et dernière fois. Avant que mes doigts atteignent le heurtoir, le battant s’entrouvrit juste assez pour que se profile le gardien, une lampe à huile à la main.
– Bonsoir, chuchotai-je. Vous êtes Isaac, n'est-ce pas ?
Le gardien m'observa sans sourciller. La lueur de la lampe teintait ses traits anguleux d'ambre et d'écarlate, et lui conférait une ressemblance sans équivoque avec le diablotin du heurtoir.
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– Et vous le fils Sempere, murmura-t-il d'une voix traînante.
– Vous avez une excellente mémoire.
– Et vous un sens des convenances qui donne la nausée. Vous savez l'heure qu'il est ?
Son regard acéré avait déjà détecté le livre sous ma veste. De la tête, Isaac fit un mouvement inquisiteur. Je sortis le livre et le lui montrai.
– Carax, dit-il. Il ne doit pas y avoir plus de dix personnes dans cette ville qui connaissent son nom ou qui ont lu ce livre.
– Oui, mais l'une d'elles s'acharne à vouloir le brûler. Je n'ai pas trouvé de meilleure cachette qu'ici.
– Ici, c'est un cimetière, pas un coffre-fort.
– Justement. Ce dont ce livre a besoin, c'est qu'on l'enterre là où personne ne pourra le trouver.
Isaac jeta un regard soupçonneux en direction de la ruelle. Il ouvrit un peu plus la porte et me fit signe de me glisser à l'intérieur. Le vestibule obscur et insondable sentait la cire calcinée et l'humidité. On pouvait entendre des gouttes tomber une à une dans le noir. Isaac me tendit la lampe pour que je la tienne pendant qu'il tirait de son manteau un trousseau de clefs qui eût excité la jalousie d'un geôlier. En faisant appel à je ne sais quelle science inconnue, il trouva celle qu'il cherchait et l'introduisit dans une serrure protégée par une carcasse vitrée pleine de rouages complexes à base de roues dentées, qui faisait penser à une boîte à musique aux dimensions d'une machine industrielle. Après un tour, le mécanisme cliqueta comme les entrailles d’un automate, et je vis les poulies et les pignons se mettre en branle comme dans un prodigieux ballet mécanique, pour appliquer au portail une araignée de barres d'acier qui allèrent s'encastrer dans une multitude d'orifices ménagés dans les murs de pierre.
Trompeuses apparences
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– Ça dépasse la Banque d'Espagne, dis-je, impressionné. On se croirait dans Jules Verne.
– Kafka, corrigea Isaac, en récupérant la lampe et en se dirigeant vers les profondeurs de l'édifice. Le jour où vous comprendrez que le commerce des livres c'est malheur et compagnie, et où vous déciderez d'apprendre comment on cambriole une banque ou, ce qui revient au même, comment on en fonde une, venez me voir et je vous expliquerai deux ou trois choses sur les serrures.
Je le suivis le long des couloirs dont je me rappelais
qu'ils
étaient
décorés
de
fresques
représentant des anges et des chimères. Isaac tenait la lampe à bout de bras, projetant par intervalles des bulles de lumière rougeâtre et évanescente. Il boitait vaguement, et son manteau de flanelle effiloché ressemblait à un linceul. L'idée me vint que ce personnage, à mi-chemin entre Charon et le bibliothécaire d'Alexandrie, se sentirait chez lui dans les pages de Julián Carax.
– Vous savez quelque chose de Carax ? lui demandai-je.
Isaac s'arrêta au bout d'une galerie et me jeta un regard indifférent.
– Pas grand-chose. Ce qu'on m'a raconté.
– Qui ça ?
– Quelqu'un qui l'avait bien connu, ou qui croyait bien le connaître.
Mon cœur battit plus fort.
– Ça remonte à quand ?
– A l'époque où j'avais des cheveux, dit-il. Vous deviez encore porter des couches et, à vrai dire, je n'ai pas l'impression que vous ayez beaucoup évolué depuis. Voyez plutôt : vous tremblez.
– C'est à cause de mes vêtements mouillés, et du froid qu'il fait ici.
L’ombre du vent
90
– La prochaine fois vous me préviendrez, et j'allumerai le chauffage central pour vous recevoir comme il se doit, petite fleur fragile. Venez, suivez-moi. Mon bureau est par là, avec un poêle et quelque chose à vous mettre sur le dos, le temps que nous fassions sécher vos vêtements. Un peu de mercurochrome et d'eau oxygénée ne seraient pas non plus de trop, car avec votre dégaine vous avez l'air de sortir du commissariat de la rue Layetana.
– Je ne veux pas vous déranger.
– Vous ne me dérangez pas. Je le fais pour moi, pas pour vous. Passé ces portes, c'est moi qui fixe les règles, et ici les seuls morts sont les livres. Il ne manquerait plus que vous attrapiez une pneumonie et que je doive appeler la morgue. Nous nous occuperons du livre plus tard. En trente-huit ans, je n'en ai encore jamais vu un prendre la poudre d'escampette.
– Je ne sais comment vous remercier...
– Trêve de politesses. Si je vous ai permis d'entrer, c'est par respect pour votre père, sinon je vous aurais laissé à la rue. Veuillez me suivre. Et si vous vous conduisez correctement, je vous raconterai peut-être ce que je sais de votre ami Julián Carax.
Il croyait que je ne pouvais le voir, mais j'avais remarqué en l'observant à la dérobée qu'il n'avait pu s'empêcher d'esquisser un sourire de vieux filou.
Isaac jouissait, c'était évident, de son rôle de cerbère sinistre. Moi aussi je souriais intérieurement. Je savais désormais à qui appartenait le visage du diablotin du heurtoir.
Trompeuses apparences
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4
Isaac jeta deux minces couvertures sur mes épaules et me donna un bol d'une mixture fumante qui sentait le chocolat et le ratafia.
– Vous me disiez que Carax...
– Ça se résume à peu de chose. La première personne qui m'a parlé de Carax est Toni Cabestany, l'éditeur. Cela remonte à une vingtaine d'années, quand sa maison existait encore. Chaque fois qu'il revenait d'un de ses voyages à Londres, Paris ou Vienne, Cabestany passait ici et nous faisions un brin de causette. Nous étions tous deux veufs, et il se plaignait que nous soyons à présent mariés avec les livres, moi les livres anciens, lui les livres de comptes.
Nous étions bons amis. Lors d'une de ses visites, il m'a raconté qu'il venait d'acquérir pour quatre sous les droits en langue espagnole des romans d'un certain Julián Carax, un Barcelonais vivant à Paris.
Ce devait être en 1928 ou 1929. Apparemment, Carax était pianiste la nuit dans un lieu mal famé de Pigalle, et il écrivait le jour dans une mansarde misérable du quartier Saint-Germain. Paris est la seule ville du monde où mourir de faim est encore considéré comme un art. Carax avait publié en France quelques romans qui avaient été un fiasco total. Personne n'aurait misé un sou sur lui, et Cabestany a toujours aimé acheter à bas prix.
L’ombre du vent
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– Mais Carax écrivait-il en espagnol ou en français ?
– Allez savoir. Probablement les deux. Sa mère était française, professeur de musique, je crois, et il vivait à Paris depuis l'âge de dix-neuf ou vingt ans.
Cabestany disait que les manuscrits qu'il recevait de Carax étaient en espagnol. Traduction ou texte original, il ne faisait pas la différence. La langue préférée de Cabestany était la peseta, le reste il s'en fichait. Il pensait qu'avec peu de chance il arriverait peut-être à placer quelques milliers d'exemplaires sur le marché espagnol.
– Et il y est parvenu ?
Isaac fronça les sourcils et me reversa un peu de son breuvage réparateur.
– Il me semble bien que sa meilleure vente, La Maison rouge, a atteint quatre-vingt-dix exemplaires.
– Pourtant il a continué à publier Carax, en perdant de l'argent.
– C'est vrai. Je ne sais vraiment pas pourquoi Cabestany n'était pas précisément un romantique.
Mais tout homme a ses secrets... Entre 1928 et 1936, il a édité huit romans de Carax. En réalité, Cabestany faisait son beurre avec les catéchismes et une série feuilletons à l'eau de rose où sévissait une héroïne de province, Violeta LaFleur, qui se vendait très bien dans les kiosques. Je suppose qu'il publiait Carax pour le plaisir, ou pour faire mentir Darwin.
– Qu'est devenu M. Cabestany ?
Isaac soupira et leva les yeux au plafond.
– L'âge finit toujours par nous présenter sa facture. Il est tombé malade et a eu des problèmes d'argent. En 1936, son fils aîné a pris la direction des éditions, il était du genre à ne pas savoir lire la taille de son caleçon. L'entreprise a sombré en moins d'un an. Heureusement, Cabestany n'a pas vu ce que ses Trompeuses apparences
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successeurs faisaient des fruits de toute une vie de travail, ni ce que la guerre infligeait au pays. Il a été emporté par une embolie la nuit de la Toussaint, un havane à la bouche et une jeunette de vingt-cinq ans sur les genoux. Le fils n’était pas fait de la même étoffe. Arrogant comme seuls peuvent l'être les imbéciles. Sa première grande idée a été d'essayer de vendre tout le stock des livres figurant au catalogue de la maison d'édition, l'héritage de son père pour le transformer en pâte à papier, ou quelque chose comme ça. Un ami, un autre benêt avec villa à Caldetas et Bugatti, l'avait convaincu que les romans-photos d'amour et Mein Kampf se vendraient comme des petits pains et qu'ils auraient besoin d'un énorme tas de cellulose pour satisfaire la demande.
– Il l'a fait ?
– Il n'en a pas eu le temps. Il venait juste de prendre la direction de la maison quand un individu s'est présenté avec une offre très généreuse. Il voulait acquérir tout le stock des romans de Julián Carax qui existaient encore et en offrait trois fois le prix du marché.
– Inutile de m'en dire plus. C'était pour les brûler ? murmurai-je.
– C'est bien ça. Et vous qui faisiez l'idiot, en posant des questions et en faisant semblant de ne rien savoir...
– Qui était cet individu ? demandai-je.
– Un certain Aubert, ou Coubert, je ne me souviens Pas bien.
– Laín Coubert ?
– Ça vous rappelle quelque chose ?
– C’est le nom d'un personnage de L'Ombre du Vent, le dernier roman de Carax.
Isaac fronça de nouveau les sourcils.
– Un personnage de fiction ?
L’ombre du vent
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– Dans le roman, Laín Coubert est le nom qu'emprunte le diable.
– Un peu théâtral, à mon avis. En tout cas, il avait le sens de l'humour, estima Isaac.
Moi qui gardais encore tout frais le souvenir de ma rencontre avec ce personnage, je ne voyais là rien de plaisant, mais je gardai mon opinion pour plus tard.
– Cet individu, Coubert, ou quel que soit son nom, il avait le visage brûlé, il était défiguré ?
Isaac m'observa avec un sourire mi-ironique mi-inquiet.
– Je n'en ai pas la moindre idée. La personne qui m'a rapporté l'histoire ne l'a pas vu. Elle ne l'a apprise que parce que Cabestany fils a tout raconté le lendemain à sa secrétaire. Il n'a pas parlé de visage brûlé. Vous voulez dire que tout ça ne sort pas d'un roman-feuilleton ?
Je hochai la tête, comme si c'était sans importance.
– Comment cela s'est-il terminé ? Le fils de l'éditeur a vendu les livres à Coubert ? demandai-je.
– Ce crétin a voulu faire le malin. Il a demandé plus cher que ce que proposait Coubert, et celui-ci a retiré son offre. Quelques jours plus tard, l'entrepôt des éditions Cabestany à Pueblo Nuevo était réduit en cendres, un peu après minuit. Et gratuitement.
Je soupirai.
– Qu'est-il arrivé aux livres de Carax ? Ils ont disparu dans l'incendie ?
– Presque tous. Par chance, la secrétaire de Cabestany, en entendant la proposition, avait eu un pressentiment : à ses risques et périls, elle était allée à l'entrepôt et avait emporté chez elle un exemplaire de chaque roman de Carax. C'était elle qui s'occupait de toute la correspondance avec lui et, au fil des ans, une Trompeuses apparences
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certaine amitié s'était développée entre eux. Elle s'appelait Nuria, et je crois que c'était la seule personne aux éditions et probablement dans tout Barcelone qui lisait les romans de Carax. Nuria a une faiblesse pour les causes perdues. Toute petite, déjà, elle recueillait des animaux égarés dans la rue et les ramenait à la maison. Avec le temps, elle s'est mise à adopter des romanciers maudits, peut-être parce que son père avait voulu en être un et n'y est jamais arrivé.
– On dirait que vous la connaissez bien. Isaac adoucit son sourire de diable boiteux.
– Mieux qu'elle ne le croit elle-même. C'est ma fille.
Je restai silencieux et dubitatif. Plus j'en apprenais, plus je me sentais perdu.
– D'après ce que j'ai compris, Carax est revenu à Barcelone en 1936. Certains disent qu'il y est mort.
Avait-il encore de la famille ? Quelqu'un qui saurait quelque chose à son sujet ?
Isaac soupira.
– Allez savoir. Les parents de Carax étaient séparés depuis longtemps, je crois. La mère avait émigré en Amérique du Sud, où elle s'était remariée.
D'après mes informations, il ne parlait plus à son père depuis qu'il était parti pour Paris.
– Pourquoi ?
– Comment le saurais-je ? Les gens se compliquent la vie, comme si elle ne l'était pas déjà assez comme ça.
– Savez-vous s'il est toujours vivant ?
– Je l'espère. Il était plus jeune que moi. Mais je sors peu, et cela fait des années que je ne lis plus les notices nécrologiques, parce que les connaissances tombent comme des mouches et, pour tout dire, ça me donne le cafard. A propos, Carax était le nom de L’ombre du vent
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la mère. Le père s'appelait Fortuny. Il avait un magasin de chapeaux sur le boulevard San Antonio et, à ce que je sais, il ne s'entendait guère avec son fils.
– Il se pourrait donc que, de retour à Barcelone, Carax ait essayé de voir votre fille Nuria, puisqu'ils entretenaient une certaine amitié, alors qu'il n'était pas en bons termes avec son père ?
Isaac eut un rire amer.
– Je suis probablement la personne la moins bien. placée pour le savoir. Après tout, je suis son père. Je sais qu'une fois, en 1932 ou 1933, Nuria est allée à Paris pour les affaires de Cabestany et qu'elle a logé une quinzaine de jours chez Julián Carax. C'est Cabestany qui me l'a dit, car elle m'avait raconté qu'elle était descendue à l'hôtel. A l'époque, ma fille était célibataire, et j'avais dans l'idée que Carax s'était un peu amouraché d'elle. Ma Nuria est de ces filles qui brisent les cœurs rien qu'en entrant dans un magasin.
– Vous voulez dire qu'ils étaient amants ?
– Toujours le roman-feuilleton, hein ? Écoutez, je ne me suis jamais mêlé de la vie privée de Nuria, parce que la mienne n'est pas non plus un modèle. Si un jour vous devez avoir une fille, bénédiction que je ne souhaite à personne car la loi de la vie veut qu'elle vous brise tôt ou tard le cœur... bref... qu'est-ce que je disais ? Ah oui : si un jour vous devez avoir une fille, vous commencerez sans vous en rendre compte, à classer les hommes deux catégories : ceux que vous soupçonnez de coucher avec elle et les autres.
Quiconque prétend que ce n'est pas vrai est un fieffé menteur. Moi, j'avais dans l'idée que Carax faisait partie de la première catégorie, alors vous vous doutez bien que ça m'était égal qu'il soit un génie ou Trompeuses apparences
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un minable, vu que je l'ai toujours considéré comme un vil suborneur.
– Mais peut-être vous trompiez-vous ?
– Sans vouloir vous offenser, vous êtes encore très jeune, et vous vous y connaissez autant en femmes que moi dans l'art de confectionner des choux à la crème.
– C'est vrai, admis-je. Et que sont devenus les livres rapportés de l'entrepôt par votre fille ?
– Ils sont ici.
– D'où aurait pu provenir le livre que vous avez choisi le jour où votre père vous a amené ?
– Je ne comprends pas.
– C'est pourtant bien simple. Une nuit, quelques jours après l'incendie de l'entrepôt de Cabestany, Nuria s'est présentée ici. Elle semblait nerveuse. Elle m'a dit qu'elle était suivie et qu'elle craignait que le dénommé Coubert ne veuille s'emparer des livres pour les détruire. Puis elle m'a expliqué qu'elle venait cacher les livres de Carax. Elle est entrée dans la grande salle et les a déposés dans le labyrinthe des rayons comme on enterre des trésors. Je ne lui ai pas demandé où elle les avait mis, et elle ne me l'a pas dit.
Avant de repartir, elle m'a assuré qu'elle viendrait les chercher dès qu'elle aurait retrouvé Carax. J'ai pensé qu'elle était encore amoureuse de lui, mais je n'ai rien dit. Je lui ai demandé si elle l'avait vu récemment, si elle avait des nouvelles de lui. Elle m'a répondu que ça faisait des mois qu'elle n'en avait pas : pratiquement depuis qu'il avait envoyé, de Paris, les ultimes corrections du manuscrit de son dernier livre.
Elle mentait peut-être, impossible d'en être sûr. Je sais seulement que, depuis ce jour-là, Nuria n'a plus jamais eu de nouvelles de Carax et que les livres sont restés ici, à se couvrir de poussière.
L’ombre du vent
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– Croyez-vous que votre fille accepterait de me parler de tout ça ?
– Eh bien, quand il s'agit de parler, ma fille est toujours partante, mais j’ignore si elle pourra vous en raconter davantage. Rappelez-vous que cela s'est passé il y a très longtemps. Et, en fait, nous ne nous entendons pas aussi bien que je le voudrais. Nous nous voyons une fois par mois. Nous allons manger près d'ici, et elle repart comme elle est venue. Je sais qu'elle s'est mariée il y a des années avec un brave garçon. Un journaliste, un peu écervelé, il est vrai, toujours fourré dans des histoires politiques, mais bon cœur. Elle l'a épousé à la mairie, sans invitations.
Je l'ai su un mois après. Elle ne m'a jamais présenté son mari. Il s'appelle Miquel ou quelque chose comme ça. Je suppose qu'elle n'est pas très fière de son père, et je ne le lui reproche pas. Aujourd'hui c'est une autre femme. Elle a même appris à broder et on m'a dit qu'elle ne s'habille plus en Simone de Beauvoir. Un de ces jours, je découvrirai que je suis grand-père depuis longtemps. Cela fait des années qu'elle travaille chez elle, comme traductrice du français et de l'italien. J'ignore où elle a pris ce talent.
En tout cas, pas chez son père. Je vais vous donner son adresse, mais je ne sais si c'est une bonne idée de dire que vous venez de ma part
Isaac gribouilla quelques lignes sur le coin d'un vieux journal qu'il déchira pour me le tendre.
– Je vous remercie. On ne sait jamais, peut-être qu'elle se rappellera quelque chose...
Isaac sourit tristement.
– Quand elle était petite, elle se souvenait de tout. Tout. Et puis les enfants grandissent, et on ne sait plus ce qu'ils pensent ni ce qu'ils éprouvent. Ainsi va la vie, je suppose. Vous ne répéterez pas à Nuria ce Trompeuses apparences
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que je vous ai expliqué, hein ? Tout cela doit rester entre nous.
– Soyez sans crainte. Vous croyez qu'elle pense toujours à Carax ?
Isaac soupira en baissant les yeux.
– Qu'en sais-je, moi ? L'a-t-elle même vraiment aimé ? Ces choses-là restent dans le cœur de chacun, et elle est maintenant une femme mariée. Moi, à votre âge, j'avais une petite amie. Elle s'appelait Teresita Boadas, et elle cousait des tabliers aux ateliers des textiles Santamaria de la rue Comercio.
Elle avait seize ans, deux de moins que moi, et c'était la première femme dont je tombais amoureux. Ne faites pas cette tête, je sais que vous, les jeunes, vous vous imaginez que les vieux n'ont jamais été amoureux. Le père de Teresita vendait de la glace sur une petite charrette au marché du Borne, et il était muet de naissance. Vous ne pouvez pas savoir la peur que j'ai eue le jour où je lui ai demandé la main de sa fille, quand il est resté cinq minutes à me dévisager fixement, sans détourner le regard, et le pic à glace à la main. J'économisais déjà depuis deux ans pour acheter une alliance, quand Teresita est tombée malade. On m'a dit que c'était quelque chose qu'elle avait attrapé à l'atelier. En six mois, la tuberculose me l'a
emportée.
Je
me
souviens
encore
des
gémissements du muet, le jour où nous l'avons enterrée au cimetière de Pueblo Nuevo.
Isaac se réfugia dans un profond silence. Je n'osais même pas respirer. Après un temps, il releva les yeux et me sourit.
– Je vous parle de choses qui remontent à cinquante-cinq ans, et ça ne devrait plus rien me faire. Mais pour être sincère, je me souviens d'elle chaque jour, des promenades que nous faisions jusqu'aux vestiges de l'Exposition universelle de L’ombre du vent
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1888, et de la manière dont elle se moquait de moi quand je lui lisais les poèmes écrits dans l'arrière-boutique de la charcuterie-épicerie de mon oncle Leopoldo. Je me rappelle même le visage d'une gitane qui nous a lu les lignes de la main sur la plage du Bogatell et nous a annoncé que nous resterions ensemble toute notre vie. A sa manière, elle ne mentait pas. Que puis-je vous dire ? Eh bien oui, je crois que Nuria se souvient de cet homme, même si elle ne l'avoue pas. Et la vérité, c'est que je ne le pardonnerai jamais à Carax. Vous, vous êtes encore jeune, mais je sais, moi, combien ces choses font souffrir. Si vous voulez mon opinion, Carax était un voleur de cœurs, et il a emporté celui de ma fille dans la tombe ou en enfer. Je vous demande seulement une faveur, si vous la rencontrez et si vous parlez avec elle : vous me direz comment elle va. Voyez si elle est heureuse. Et si elle a pardonné à son père.
Peu avant l'aube, à la seule lumière d'une lampe à huile, je pénétrai de nouveau dans le Cimetière des Livres Oubliés. Ce faisant, j'imaginais la fille d'Isaac parcourant
ces
mêmes
couloirs
obscurs
et
interminables avec une détermination pareille à celle qui me guidait : sauver le livre. Au début, je crus que je me souvenais de la route que j'avais suivie lors de ma première visite ma main dans celle de mon père, mais je compris vite que les détours du labyrinthe se perdaient en volutes qui défiaient toute mémoire.
Trois fois je tentai de suivre un trajet que je croyais me rappeler, et trois fois le labyrinthe me ramena à mon point de départ. Isaac m'y pendait, un sourire aux lèvres.
– Vous pensez venir le reprendre un jour ?
questionna-t-il
Trompeuses apparences
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– Bien sûr.
– Dans ce cas, vous devriez peut-être employer une petite ruse.
– Une ruse ?
– Jeune homme, vous êtes un peu dur de la comprenette, non ? Souvenez-vous du Minotaure.
Je mis quelques secondes à comprendre sa suggestion. Isaac sortit un vieux canif de sa poche et me le tendit.
– Gravez une petite marque à chaque tournant, une encoche que vous serez seul à connaître. La boiserie est ancienne, et elle a tant de griffures et de stries que personne ne s'en apercevra, à moins de savoir ce qu'il cherche...
Je suivis son conseil et entrai derechef dans le cœur de la structure. Chaque fois que mon chemin tournait, je m'arrêtais pour marquer d'un C et d'un X
les rayons du corridor que j'empruntais. Vingt minutes plus tard, j'étais complètement perdu dans les entrailles de la tour, et l'endroit où j'allais enfouir le roman se révéla à moi par hasard. J'aperçus sur ma droite une rangée de volumes traitant des biens inaliénables, dus à la plume du célèbre Jovellanos. A mes yeux d'adolescent, semblable camouflage devait dissuader les esprits les Plus retors. J'en sortis plusieurs et inspectai la seconde rangée cachée derrière ces remparts de prose granitique. Dans des nuages de poussière, diverses comédies de Moratin et un superbe Curial & Güelfa alternaient avec le Tractatus theologico-politicus de Spinoza. En guise d'ultime pied de nez, je choisis de faire reposer le Carax entre un annuaire de 1901 des jugements des tribunaux civils de Gerona et une collection de romans de Juan Valera. Pour gagner de l'espace, je décidai d'emporter le livre de poésies du Siècle d'or qui les séparait, et glissai L'Ombre du Vent à sa place.
L’ombre du vent
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J'adressai un clin d'œil d'adieu au roman et remis devant lui l'anthologie de Jovellanos, formant rempart.
Sans plus de cérémonie, je repartis en me fiant aux repères laissés à l'aller. Tandis que je traversais des tunnels entiers de livres dans l'obscurité, je ne pus éviter une sensation de tristesse et de découragement. Je pensais que si j'avais découvert tout un univers dans un seul livre inconnu au sein de cette nécropole infinie, des dizaines de milliers resteraient inexplorés, à jamais oubliés. Je me sentis entouré de millions de pages abandonnées, d'univers et d'âmes sans maître, qui restaient plongés dans un océan de ténèbres pendant que le monde qui palpitait au-dehors perdait la mémoire sans s'en rendre compte, jour après jour, se croyant plus sage à mesure qu'il oubliait.
Les premières lueurs du matin pointaient quand je revins à l'appartement de la rue Santa Ana. J'ouvris la porte en silence et me faufilai sans allumer de lampe. De l'entrée, je pouvais voir la salle à manger au fond du couloir, la table encore mise pour la fête.
Le gâteau était là, intact, et la vaisselle attendait le dîner. La silhouette de mon père se découpait, immobile, dans le gros fauteuil tourné vers la fenêtre.
Il était éveillé et portait toujours son costume du dimanche. Des volutes de fumée montaient lentement de la cigarette qu'il tenait entre l'index et le majeur, comme un stylo. Cela faisait des années que je n'avais pas vu mon père fumer.
– Bonjour, murmura-t-il en éteignant sa cigarette dans un cendrier débordant de mégots à demi consumés.
Trompeuses apparences
103
Je le contemplai sans savoir que dire. A contre-jour, son regard était invisible.
– Clara a appelé plusieurs fois cette nuit, deux heures après ton départ, dit-il. Elle avait l'air très inquiète. Elle a demandé que tu la rappelles, à n'importe quelle heure.
– Je n'ai pas l'intention de revoir Clara, ni de lui parler, dis-je.
Mon père se borna à acquiescer en silence. Je me laissai choir sur une chaise de la salle à manger.
Je fixai le sol.
– Vas-tu me dire où tu es allé ?
– Je me suis promené.
– Tu m'as causé une peur affreuse.
Il n'y avait pas de colère dans sa voix, presque pas, même, de reproche, seulement de la fatigue.
– Je sais. Et je te demande pardon, répondis-je.
– Qu'est-ce que tu t'es fait à la figure ?
– J'ai glissé à cause de la pluie et je suis tombé.
– Cette pluie devait avoir un sacré direct du droit. Tu devrais mettre quelque chose.
Je mentis :
– Ce n'est rien. Je ne le sens même pas. J'ai surtout besoin de dormir. Je ne tiens plus debout.
– Ouvre au moins ton cadeau avant d'aller au lit, dit mon père.
Il désigna le paquet enveloppé de cellophane qu'il avait posé la veille sur la table de la salle à manger. J’hésitai un instant. Il m'encouragea d'un signe de tête. Je pris le paquet et le soupesai. Je le tendis à mon père sans l’ouvrir.
– Il vaut mieux que tu le rendes. Je ne mérite aucun cadeau.
– Les cadeaux sont donnés pour le plaisir de celui qui les offre, pas pour les mérites de celui qui les L’ombre du vent
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reçoit, répondit-il. Et puis, on ne peut plus le rendre.
Ouvre-le.
Je défis l’emballage soigné, dans la pénombre de l’aube. Le paquet contenait une boîte en bois ouvragé, luisante, aux soins dorés. Un sourire m’éclaira avant même que je l’ouvre. La serrure fit un bruit délicieux, comme un mécanisme d’horlogerie. L’intérieur de l’étui était garni de velours bien sombre. Le fabuleux Montblanc Meisterstück de Victor Hugo reposait au centre, étincelant. Je le pris et le contemplai à la lumière provenant du balcon. Sur l’agrafe en or du capuchon était gravé :
Dani
n eil S
e
S mpe
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r , ,19
1 53
5
Je regardai mon père, bouche bée. Je ne crois pas l’avoir jamais vu aussi heureux qu’en cet instant.
Sans rien dire, il se leva du fauteuil et me prit dans ses bras avec force. Je sentis ma gorge se serrer, et je ne pus prononcer un mot.
Trompeuses apparences
69
1953
Trompeuses Apparences
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1
Cette année-là, l'automne couvrit Barcelone d'un manteau de feuilles mortes qui voltigeaient dans les rues telle une peau de serpent. Le souvenir de cette lointaine nuit d'anniversaire m'avait congelé les sens, ou peut-être la vie avait-elle décidé d'accorder une année sabbatique à mes peines de cœur pour me permettre de mûrir. Je fus moi-même surpris de ne presque plus penser à Clara Barceló, ni à Julián Carax, ni même à ce fantôme sans visage échappé des pages d'un livre. Le mois de novembre s'était passé sous le signe de l'abstinence : pas une seule fois je ne m'étais approché de la Plaza Real pour mendier une brève vision de Clara à sa fenêtre. Je dois avouer que je n'y avais guère eu de mérite. La librairie était sortie de sa léthargie, et mon père et moi n'arrivions plus à suffire à la tâche.
– Au train où vont les choses, il va falloir engager quelqu'un pour nous aider dans la recherche des livres qu’on nous commande, constata mon père. Ce qu'il nous faudrait, ce serait un oiseau rare, mi-détective, mi-poète, qui se contenterait d'un salaire modeste et que n'effraieraient pas les missions impossibles.
– Je crois connaître le candidat idéal, dis-je.
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L’ombre du Vent
Je dénichai Fermín Romero de Torres dans son repaire habituel, sous les arcades de la rue Fernando. Le clochard reconstituait la première page de La Hoja del Lunes à partir de morceaux ramassés dans une poubelle.
L'illustration du jour était consacrée aux travaux publics et au développement.
– Bon Dieu, encore un barrage ! l'entendis-je s'exclamer. Ces fascistes vont finir par nous transformer tous en une race de batraciens, du genre grenouilles de bénitier.
– Bonjour, lui dis-je doucement. Vous vous souvenez de moi ?
Le clochard leva les yeux, et un sourire éclatant illumina aussitôt son visage.
– Ô heureuse vision ! Mais pour qui me prenez-vous donc, cher ami ? Vous accepterez bien un coup de rouge, non ?
– Aujourd'hui, c'est moi qui vous invite. Vous n'avez pas faim ?
– Ça, je ne dirais pas non à une bonne portion fruits de mer, mais je suis rétamé.
Sur le chemin de la librairie, Fermín Romero Torres me raconta tous les tours et détours qu'il avait dû faire au cours des dernières semaines pour échapper aux forces de sécurité de l'État et plus particulièrement à sa Némésis, un certain inspecteur Fumero avec qui, semblait-il, il était en conflit depuis des temps immémoriaux.
– Fumero ? demandai-je, me rappelant qu'il s'agissait du nom du militaire qui avait assassiné le père de Clara au fort de Montjuïc, au début de la guerre.
Le petit homme, blême et accablé, hocha la tête. Sale et famélique, il portait sur lui l'odeur de longs mois de vie dans la rue. Le pauvre n'avait pas la moindre idée de l'endroit où je le conduisais, et je lus dans son regard Malheur & Compagnie
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comme de la peur, une anxiété grandissante qu'il s'efforçait de masquer sous un bavardage incessant. Quand nous fumes arrivés à la librairie, il me lança un regard inquiet.
– Allons, entrez donc. C'est la boutique de mon père, à qui je veux vous présenter.
Le clochard n'était plus qu'un paquet de nerfs et de crasse. Il protesta :
– Non, non, certainement pas, je ne suis pas présentable et ce magasin est trop distingué. Je vous embarrasserais...
Mon père apparut sur le seuil, inspecta le clochard, puis m'interrogea du regard.
– Papa, voici Fermín Romero de Torres.
– Pour vous servir, dit le clochard, qui tremblait presque.
Mon père eut un sourire serein et lui tendit la main.
Le clochard n'osait pas la serrer, honteux de son aspect et des loques qui le recouvraient.
– Ecoutez, je crois qu'il vaut mieux que je vous laisse, balbutia-t-il.
Mon père lui prit le bras avec délicatesse.
– Pas question, mon fils m'a dit que vous déjeuneriez avec nous.
Le clochard nous observa, interdit, atterré.
– Pourquoi ne monteriez-vous pas prendre un bon bain chaud ? proposa mon père. Et ensuite, si vous êtes d'accord, nous redescendrons pour aller à Can Solé.
Fermín Romero de Torres bafouilla quelques mots inintelligibles. Mon père, toujours souriant, le mena vers la porte de l'immeuble et dut pratiquement le traîner dans l'escalier jusqu'à notre étage pendant que je fermais la boutique. A force de prières et en employant toutes sortes de tactiques subreptices, nous réussîmes à le dépouiller de ses haillons et à le fourrer dans la baignoire. Nu, il évoquait une photo de guerre et grelottait comme un poulet 110
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plumé. Il portait des marques profondes aux poignets et aux chevilles, son torse et ses épaules étaient couverts d'atroces cicatrices qui nous faisaient mal rien qu'à les regarder. Nous échangeâmes, mon père et moi, un coup d'oeil horrifié, mais sans rien dire.
Le clochard se laissa laver comme un enfant, apeuré et tremblant. Tandis que je cherchais des vêtements propres dans le placard, j'entendais mon père qui lui parlait sans arrêt. Je trouvai un costume qu'il ne mettait jamais, une vieille chemise et des sous-vêtements Même ses chaussures étaient irrécupérables. J'en choisis qui étaient trop petites pour mon père et roulai les haillons dans du papier journal, y compris un caleçon qui avait l'odeur et la consistance du jambon fumé pour les jeter à la poubelle.
Quand je revins dans salle de bain, mon père rasait Fermín Romero de Torres dans la baignoire. Pâle et sentant le savon, celui-ci paraissait avoir vingt ans de moins. Je constatai qu'ils étaient déjà amis. Fermín Romero de Torres, peut-être sous l'effet des sels de bain, s'était ressaisi.
– Voyez-vous, monsieur Sempere, je n'avais jamais pensé faire carrière dans le monde des intrigues internationales, parce que moi, mon cœur me portait vers les humanités. Dès l'enfance j'ai senti l'appel de la poésie et j'ai voulu être Sophocle ou Virgile, car les tragédies en langues mortes me donnent la chair de poule. Mais mon père, qu'il repose en paix, était un butor qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez et voulait à tout prix qu'un de ses enfants entre dans la Garde Civile. Or aucune de mes sept sœurs n'a réussi à entrer dans la Maréchaussée, malgré la pilosité faciale exubérante qui a toujours affecté les femmes de ma famille du côté de ma mère. Sur son lit de mort, mon géniteur m'a fait jurer que si je ne parvenais pas à coiffer le tricorne, je me ferais au moins fonctionnaire et abandonnerais toute prétention à suivre ma Malheur & Compagnie
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vocation pour la lyre. Je suis de la vieille école, vous comprenez, et obéir à son père, même s'il est un âne, c'est sacré. Mais ne croyez pas que j'aie négligé de me cultiver l'esprit dans mes années d'aventure. J'ai beaucoup lu, et je pourrais vous réciter de mémoire des morceaux choisis de La vie est un songe.
– Allez, chef, faites-moi le plaisir de mettre ces vêtements, car nous ne doutons pas un instant de votre érudition, dis-je pour venir au secours de mon père.
Le regard de Fermín Romero de Torres débordait de gratitude. Il sortit de la baignoire, rayonnant. Mon père l'enveloppa dans une serviette. Le clochard riait aux anges de sentir le linge propre sur sa peau. Je l'aidai à Passer les vêtements deux fois trop grands. Mon père ôta sa ceinture et me la tendit pour que je l'ajuste sur le mendiant.
– Vous voilà beau comme une image, disait mon Père. N'est-ce pas, Daniel ?
– On le prendrait pour un acteur de cinéma.
– Taisez-vous donc, je ne suis plus ce que j'étais. J'ai perdu ma musculature herculéenne en prison, et depuis...
– Eh bien, moi, je trouve que vous avez l'allure de Charles Boyer, objecta mon père. Ce qui me fait penser que je voulais vous faire une proposition.
– Pour vous, monsieur Sempere, je suis prêt à tuer s'il le faut. Il suffit que vous me disiez un nom, et j'expédie le quidam sans douleur.
– Je ne vous en demande pas tant. Ce que je voulais vous proposer, c'est un emploi à la librairie. Il s'agit de rechercher des livres rares pour nos clients. C'est une sorte de travail d'archéologie littéraire, il faut connaître aussi bien les classiques que les techniques de base du marché noir. Je ne peux pas vous payer beaucoup pour le moment, mais vous mangerez à notre table et, si cela vous va, vous logerez chez nous jusqu'à ce que nous vous trouvions une bonne pension.
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Le clochard nous regarda tous les deux, muet.
– Qu'en dites-vous ? demanda mon père. Vous entrez dans l'équipe ?
Je crus que Fermín Romero de Torres allait dire quelque chose, mais au lieu de cela, il éclata en sanglots.
Avec sa première paye, Fermín Romero de Torres s'acheta un chapeau d'artiste, des chaussures pour la pluie, et décida de nous inviter, mon père et moi, à manger du filet de taureau que l'on servait tous les lundis dans un restaurant situé à deux rues de la Plaza Monumental. Mon père lui avait trouvé une chambre dans une pension de la rue Joaquin Costa où, grâce à l'amitié qui liait notre voisine Merceditas à la patronne, on put éviter d'avoir à remplir la fiche de police, et garder ainsi Fermín Romero de Torres à l'abri du flair de l'inspecteur Fumero et de ses acolytes. Parfois me revenait en mémoire l'image des terribles cicatrices dont son corps était couvert. J'avais envie de lui poser des questions, appréhendant peut-être que l'inspecteur Fumero n'y fut pas étranger, mais quelque chose dans le regard du pauvre homme suggérait qu'il valait mieux ne pas aborder ce sujet. Un jour ou l'autre, quand il jugerait le moment venu, il nous le dirait de lui-même. Tous les matins à sept heures tapantes, Fermín nous attendait devant la porte de la librairie, impeccable et le sourire aux lèvres, prêt à travailler douze heures ou plus sans faire de pause. Il s'était découvert une passion pour le chocolat et les gâteaux à la crème dits « bras de gitan », au moins égale à son enthousiasme pour les grands de la tragédie grecque, moyennant quoi il avait repris un peu de poids. Il se rasait avec un soin de dandy, se coiffait en arrière avec de la brillantine et se laissait pousser une petite moustache pour être à la mode. Un mois après avoir émergé de la baignoire, le clochard était méconnaissable.
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Mais le plus spectaculaire dans cette stupéfiante transformation de Fermín Romero de Torres était sa conduite sur le champ de bataille. Son instinct de détective, que j'avais attribué à des affabulations enfiévrées, était d'une précision chirurgicale. Entre ses mains, les commandes les plus insolites étaient satisfaites en quelques jours, voire quelques heures. Aucun titre ne lui était inconnu, et il n'y avait pas de ruse qu'il ne sût employer pour l'acquérir à bon prix. Grâce à son bagout, il se glissait dans les bibliothèques particulières des duchesses de l'avenue Pearson et des dilettantes du cercle hippique, toujours sous de fausses identités, et obtenait qu'on lui fasse cadeau des livres ou qu'on les lui vende pour quatre sous.
La métamorphose du clochard en citadin exemplaire semblait miraculeuse : une histoire du genre de celles que les curés se plaisaient à narrer pour illustrer l'infinie miséricorde du Seigneur, mais qui sont trop belles pour être vraies, comme les réclames de lotions pour faire repousser les cheveux affichées dans les tramways. Trois mois et demi après les débuts de Fermín à la librairie, je fus réveillé un dimanche à deux heures du matin par la sonnerie du téléphone. La patronne de la pension où il logeait nous appelait pour expliquer d'une voix entrecoupée que M. Fermín Romero del Torres s'était enfermé à clef dans sa chambre, qu'il criait comme un fou, cognait aux murs et jurait que si quelqu'un entrait, il se trancherait la gorge avec un tesson de bouteille.
– S'il vous plaît, n'appelez pas la police. Nous arrivons tout de suite.
Nous nous précipitâmes rue Joaquin Costa. La nuit était froide, le vent cinglant et le ciel de poix. Nous passâmes au galop devant la Maison de la Miséricorde et la Maison de la Pitié, sans nous soucier des regards et des murmures qui nous suivaient depuis les porches obscurs 114
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puant les ordures et le charbon. Nous arrivâmes au coin de la rue Ferlandina. La rue Joaquin Costa formait comme une brèche ouverte dans les alvéoles d'une ruche noire, s'enfonçant dans les ténèbres du Raval. Le fils aîné de la patronne nous attendait dans la rue.
– Vous avez appelé la police ? demanda mon père.
– Pas encore, répondit le fils. Nous grimpâmes les escaliers quatre à quatre. La pension était au deuxième étage, et l'escalier formait une spirale noire de crasse, à peine éclairée par la lueur ocre d'ampoules qui pendaient d'un fil dénudé. Mme Encarna, veuve d'un caporal de la Garde Civile et propriétaire de la pension, nous accueillit sur le seuil de l'appartement drapée dans un peignoir bleu ciel et la tête hérissée de bigoudis.
– Écoutez, monsieur Sempere, ici c'est une maison comme il faut. Ce ne sont pas les offres qui me manquent, et je n'ai aucune raison de tolérer ce genre de scandales, dit-elle en nous guidant le long d'un couloir obscur qui empestait le moisi et l'ammoniaque.
– Bien sûr, bien sûr, marmonnait mon père.
Venant du fond du couloir, les cris de Fermín Romero de Torres faisaient trembler les cloisons. Aux portes entrouvertes apparaissaient des visages hâves et affolés, marqués par des années de pension et de soupe claire.
– Retournez dans vos lits, bon Dieu, ce n'est pas un cirque, ici ! s'exclama Mme Encarna, furieuse.
Nous nous arrêtâmes devant la porte de la chambre de Fermín. Mon père frappa doucement.
– Fermín ? Vous êtes là ? C'est moi, Sempere.
Le hurlement qui traversa la porte me glaça le sang.
Même Mme Encarna perdit soudain sa superbe d'impératrice et porta les mains à son cœur, caché sous les plis abondants de son opulente poitrine.
Mon père appela encore une fois.
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– Fermín ? Allons, ouvrez-moi.
Fermín hurla derechef, en se jetant contre les murs et en criant des obscénités à s'en rompre les cordes vocales.
Mon père soupira.
– Vous avez la clef de la chambre ?
– Naturellement.
– Donnez-la-moi.
Mme Encarna hésita. Les voisins avaient de nouveau passé la tête dans le couloir, blêmes de terreur. Les cris devaient s'entendre à l'autre bout de la ville.
– Et toi, Daniel, cours chercher le docteur Baró, il habite à côté, au 12 de la rue Riera Alta.
– Dites-moi, ne vaudrait-il pas mieux appeler prêtre ?
proposa Mme Encarna. Parce que, pour moi, il serait plutôt possédé par le démon.
– Non, c'est du ressort d'un médecin. Va, Daniel, cours. Et vous, s'il vous plaît, donnez-moi la clef.
Le docteur Baró était un célibataire insomniaque pour combattre l'ennui, passait ses nuits à lire Zola contempler des images stéréoscopiques de danoise court-vêtues. C'était un habitué de la boutique de père, et lui-même se qualifiait de morticole de second rang, mais la moitié des docteurs chics tenant cabinet dans la rue Muntaner n'avaient pas son coup d’oeil quand il s'agissait de donner un diagnostic. Une grande partie de sa clientèle consistait en vieilles prostituées quartier et en malheureux à peine capables de le payer mais il ne faisait pas la différence avec les autres. Je l'avais souvent entendu dire que le monde était un pot de chambre et qu'il attendait seulement, pour mourir paix, que le Barcelona gagne enfin la coupe de la ligue. Il m'ouvrit en robe de chambre, empestant le vin, un mégot éteint aux lèvres.
– Daniel ?
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– C'est mon père qui m'envoie. Pour une urgence.
A notre arrivée à la pension, nous trouvâmes Mme Encarna en sanglots, terrorisée, les voisins couleur de cire fondue et mon père soutenant Fermín Romero de Torres à bout de bras dans un coin de la chambre. Fermín était nu, pleurait et tremblait de peur. La chambre était dévastée, les murs tachés de quelque chose dont je ne saurais dire si c'était du sang ou des excréments. Un rapide coup d'œil suffit au docteur Baró pour prendre la mesure de la situation et, d'un geste, il indiqua à mon père qu'ils devaient étendre Fermín sur le lit. Le fils de Mme Encarna, qui voulait Fermín boxeur, les y aida. Fermín gémissait et se contorsionnait comme si un fauve lui dévorait les entrailles.
– Mon Dieu, mais qu'est-ce qu'il a, le pauvre homme ? Qu'est-ce qu'il a ? se lamentait Mme Encarna le seuil de la chambre, en hochant la tête.
Le docteur lui prit le pouls. Il observa ses pupilles avec une lampe et, sans prononcer un mot, prit un flacon dans la mallette et s'apprêta à lui faire une piqûre.
– Tenez-le fermement. Ça l'aidera à dormir. Daniel, donne-nous un coup de main.
A quatre nous immobilisâmes Fermín, qui sursauta avec violence quand il sentit l'aiguille s'enfoncer dans sa fesse. Ses muscles se tendirent comme des câbles d'acier, mais au bout de quelques secondes ses yeux se voilèrent et son corps retomba, inerte.
– Eh là, faites attention. Cet homme est tellement mal en point qu'un rien peut le tuer, dit Mme Encarna.
– Ne vous inquiétez pas. Il est seulement endormi, la rassura le docteur, tout en examinant les cicatrices qui couvraient le corps famélique de Fermín.
Je le vis soupirer en silence.
– Fils députa, murmura-t-il.
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– D’où viennent ces cicatrices ? demandai-je. De coupures ?
Le docteur fit signe que non, sans lever les yeux. Il trouva une couverture dans le fouillis et la mit sur son patient.
– De brûlures. Cet homme a été torturé, expliqua-t-il.
Ces marques-là sont celles d'une lampe à souder.
Fermín dormit deux jours. Quand il ouvrit les yeux, il ne se souvenait de rien, sauf qu'il avait cru se réveiller dans un cachot obscur, puis le vide total. Il eut tellement honte de sa conduite qu'il implora à genoux le pardon de Mme Encarna. Il lui promit de repeindre toute la pension et, comme il la savait très pieuse, de faire dire dix messes pour elle à l'église de Belén.
– La seule chose que vous avez à faire, c'est de vous rétablir et de ne plus me causer de frayeurs pareilles, je suis trop vieille pour ce genre d'émotions.
Mon père paya les dégâts et demanda à Mme Encarna de donner une seconde chance à Fermín. Elle accepta di bonne grâce. La plupart de ses pensionnaires étaient de pauvres gens seuls au monde, comme elle. Une fois passée sa peur, elle fut prise d'un regain d'affection pour Fermín et lui fît promettre de prendre les pilules prescrites par le docteur.
– Pour vous, madame Encarna, je suis prêt à avaler une brique s'il le faut.
Avec le temps, nous affectâmes d'avoir oublié l'incident, mais je n'eus plus envie de me moquer des histoires de l'inspecteur Fumero. Pour ne pas le laisser seul, nous emmenions Fermín Romero de Torres presque chaque dimanche casser la croûte au café Novedades Nous remontions ensuite jusqu'au cinéma Fémina, au coin de la rue Diputación et du Paseo de Gracia. L’un des contrôleurs était un ami de mon père, et il nous laissait nous faufiler par l'issue de secours, au milieu des Actualités, toujours au 118
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moment où le Généralissime coupait le cordon inaugural d'un nouveau barrage, ce qui mettait les nerfs de Fermín Romero de Torres en pelote.
– Quelle honte ! disait-il, indigné.
– Vous n'aimez pas le cinéma, Fermín ?
– Si vous voulez le fond de ma pensée, le cinéma, ça n'est que des fariboles. Pour moi, il s'agit seulement d'un moyen d'abrutir la plèbe, pire encore que le football ou les taureaux. Le cinématographe a été inventé pour amuser les masses analphabètes, et cinquante ans après sa naissance il n'a pas beaucoup évolué.
Toutes les réticences de Fermín Romero de Torres tombèrent d'un coup le jour où il découvrit Carole Lombard.
– Quel buste, Jésus, Marie, Joseph, quel buste !
s'exclama-t-il fasciné, en pleine projection. C'est pas une paire de nichons, c'est deux caravelles !
– Fermez-la, espèce de cochon, où j'appelle le contrôleur, protesta, deux rangées derrière nous, une voix qui semblait sortir tout droit d'un confessionnal. C'est honteux. Quel pays de porcs !
– Il vaudrait mieux parler moins fort, conseillai-je à Fermín.
Fermín Romero de Torres ne m'écoutait pas. Il était perdu dans le doux balancement de cette poitrine miraculeuse, un sourire ravi aux lèvres, les yeux saturés de Technicolor. Plus tard, en remontant le Paseo de Gracia, j’observai que notre détective bibliographique n'était pas sorti de sa transe.
Je crois que nous allons devoir vous chercher une compagne, dis-je. Vous verrez qu'une femme mettra de la gaieté dans votre vie.
Fermín Romero de Torres soupira, son esprit continuant de rembobiner les merveilles de la loi de la gravité.
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– Vous parlez d'après votre expérience, Daniel ?
questionna-t-il innocemment.
Je me bornai à sourire, sachant que mon père m'observait du coin de l'œil.
A partir de ce jour, Fermín Romero de Torres devint un habitué du cinéma dominical. Mon père préférait rester lire à la maison, mais Fermín Romero de Torres ne manquait pas une séance. Il achetait un gros sac de chocolats et s'asseyait à la rangée numéro dix-sept pour les dévorer en attendant l'apparition stellaire de la diva de service. Il se moquait complètement de l'histoire et n'arrêtait de parler qu'au moment où une dame venait remplir l'écran de ses attributs considérables.
– J'ai réfléchi à ce que vous m'avez dit l'autre jour : qu'il fallait me chercher une femme, dit Fermín Romero de Torres. Vous devez avoir raison. A la pension, il y a un nouveau locataire, un ex-séminariste de Séville plutôt déluré, et il amène de temps en temps des filles dotées d'un châssis du tonnerre. C'est fou ce que la race s'est améliorée. Je ne sais pas comment s'y prend ce garçon, car il n'a rien d'un Adonis. Peut-être qu'il les étourdit à force d'Ave et de Pater. Comme ma chambre est contiguë à la sienne, je n'en perds pas une miette, et à en juger par ce qu'on entend, le cureton doit être un virtuose. Ou alors c'est le prestige de l'uniforme. Et vous, les femmes, vous les aimez comment, Daniel ?
– A vrai dire, je n'y connais pas grand-chose.
– Personne n'y connaît rien, ni Freud ni elles-mêmes, mais c'est comme l'électricité, pas besoin de savoir comment ça fonctionne pour recevoir une secousse. Allez, racontez-moi. Comment les aimez-vous ? Moi, excusez-moi, je pense qu'une femme doit avoir tout ce qu'il faut là où il faut, pour qu'on ait par où la prendre, mais vous, vous avez une tête à préférer les maigres, point de vue que je 120
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respecte parfaitement, ne vous méprenez surtout pas, hein ?
– Pour être tout à fait sincère, je n'ai pas beaucoup d'expérience. Je n'en ai même aucune.
Fermín Romero de Torres me regarda attentivement, intrigué par cette manifestation d'ascétisme.
– Je croyais que cette fameuse nuit... vous savez, celle où vous avez reçu ce gnon...
– Ce n'est pas une simple gifle qui m'aurait fait tant souffrir...
Il sembla lire dans mes pensées et eut un sourire de solidarité.
– Eh bien, ce n'est pas plus mal, parce que le meilleur, avec les femmes, c'est de les découvrir. Il n'y a rien qui vaille la première fois. On ne sait pas ce qu'est la vie avant d'en avoir déshabillé une pour la première fois.
Bouton après bouton, comme si vous peliez une patate bien chaude par une nuit d'hiver. Aaaaah... !
Quelques secondes plus tard, Veronica Lake faisait son entrée en scène, et Fermín avait sauté d'une dimension dans une autre. Profitant d'une séquence où l'actrice se reposait, Fermín m'annonça qu'il allait rendre visite au stand de confiseries du hall pour se réapprovisionner.