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* CONFEDERATION NATIONALE DU TRAVAIL, SYNDICAT (CLANDESTIN A L'EPOQUE) DE TENDANCE ANARCHISTE.
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L’ombre du Vent
– Ici, l'expert est M. Romero de Torres. Tu peux lui faire confiance.
– Alors je prends celui de l'île, si vous me faites un paquet. Qu'est-ce que je vous dois ?
– C'est la maison qui vous l'offre, dis-je.
– Ah non, certainement pas...
– Madame, si vous m'y autorisez, vous ferez de moi l'homme le plus heureux de Barcelone en acceptant ce cadeau de Fermín Romero de Torres.
Bernarda nous regarda, interdite.
– Écoutez, moi je paye toujours ce que j'achète, et c'est un cadeau que je veux faire à ma nièce...
– Alors vous me permettrez, en manière de troc, de vous inviter à goûter, lança Fermín en se lissant les cheveux.
– Accepte, Bernarda, dis-je pour l'encourager. Tu verras que ça te plaira. Je te fais le paquet pendant que Fermín va prendre sa veste.
Fermín se précipita dans l'arrière-boutique et en profita pour se donner un coup de peigne et se parfumer. Je lui remis quelques billets pris dans la caisse afin qu'il puisse inviter Bernarda.
– Où puis-je l'emmener ? me chuchota-t-il, nerveux comme un gosse.
– Moi, j'irais au café d'Els Quatre Gats. Je sais qu'il porte bonheur dans les affaires de cœur.
Je tendis le livre empaqueté à Bernarda et lui fis un clin d'œil.
– Qu'est-ce que je vous dois, monsieur Daniel ?
Je mentis :
– Je ne sais pas. Je te le dirai plus tard. Il n'y avait pas de prix sur le livre et il faut que je demande à mon père.
Je les vis s'éloigner bras dessus, bras dessous et disparaître dans la rue Santa Ana, et me dis qu'il se trouvait Malheur & Compagnie
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peut-être au ciel un être de garde qui avait décidé d'accorder à ces deux-là trois ou quatre gouttes de bonheur.
J'accrochai le panneau FERMÉ sur la vitrine. Je passai un moment dans l'arrière-boutique à consulter le livre où mon père notait les commandes, et j'entendis la clochette de la porte. Je pensai que Fermín avait oublié quelque chose, ou que mon père était peut-être déjà de retour d'Argentona.
– Qui est là ?
Plusieurs secondes s'écoulèrent sans réponse. Je continuai de feuilleter le registre.
J'entendis des pas lents dans la boutique.
– Fermín ? Papa ?
Toujours pas de réponse. Je crus percevoir un rire étouffé et posai le livre. Probablement un client, qui n'avait pas tenu compte de l'écriteau FERMÉ. Je me disposais à aller m'occuper de lui quand me parvint le bruit de plusieurs volumes tombant par terre. J'avalai ma salive.
J'attrapai un coupe-papier et me dirigeai avec précaution vers la porte de l'arrière-boutique. Je n'osai pas appeler encore une fois. Puis j'entendis les pas s’éloigner. La clochette retentit de nouveau, et je sentis le courant d'air venant de la rue. J'entrai dans la boutique. Il n'y avait personne. Je respirai profondément, en me sentant ridicule et lâche. J'allais retourner dans l'arrière-boutique quand j'aperçus le bout de papier laissé sur le comptoir. En m'approchant,
je
constatai
qu'il
s'agissait
d'une
photographie, une vieille épreuve de studio, de celles qu'on avait l'habitude d'imprimer sur du carton épais. Les bords étaient brûlés et l'image, enfumée, semblait labourée par des traces de doigts salis de cendres. Je l'examinai sous une lampe. On y voyait un jeune couple, souriant pour l'objectif. Lui ne semblait pas avoir plus de dix-sept ou dix-huit ans, ses cheveux étaient clairs et ses traits aristocratiques, fragiles. Elle paraissait un peu plus jeune que lui, d'un ou deux ans au plus. Elle avait le teint pâle et 134
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un visage ciselé, cerné par une chevelure noire, courte, qui accentuait son regard ravi et rayonnant de joie. Il avait passé le bras autour de sa taille, et elle semblait lui chuchoter quelque chose d’un air moqueur. Il se dégageait de l'image une chaleur m'arracha un sourire, comme si, dans ces deux inconnus, j'avais reconnu de vieux amis.
Derrière eux s’étalait la devanture d'un magasin, pleine de chapeaux démodés. Je me concentrai sur le couple. Leur habillement semblait indiquer que la photo datait d'au moins vingt-cinq ou trente ans. C'était une image de lumière et d'espoir, qui promettait des choses qui n'existent que dans les regards tout neufs. Les flammes avaient dévoré presque tout le bord de la photo, mais on devinait un visage sévère derrière le présentoir vétuste, une silhouette fantomatique à travers les lettres gravées sur la devanture :
ANTONI FORTUNY & FILS
Maison fondée en 1888
La nuit où j'étais retourné au Cimetière des Livres Oubliés, Isaac m'avait raconté que Carax utilisait le nom de sa mère, jamais celui de son père, Fortuny, et que celui-ci tenait une chapellerie sur le boulevard San Antonio. Je scrutai de nouveau le portrait du couple et j'eus la certitude que le jeune homme était Julián Carax, qui me souriait des profondeurs du passé, incapable de voir les flammes qui se refermaient sur lui.
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Ville d'ombres
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Le lendemain matin, Fermín arriva au travail porté par les ailes de Cupidon, tout sourire et sifflotant
des
airs
de
boléro.
En
d'autres
circonstances, je me serais informé du goûter avec Bernarda, mais, ce jour-là, je n'avais pas l'esprit au lyrisme. Mon père s'était engagé à livrer une commande à onze heures chez le professeur Javier Velázquez dans son bureau de la faculté, place de l'Université. Comme la seule mention d'un titre universitaire provoquait chez Fermín une crise d'urticaire, je proposai de m'y rendre.
– Cet individu est un cuistre, une crapule et un lèche-cul fasciste, proclama Fermín en levant le poing d'une manière qui ne laissait pas d'équivoque, comme chaque fois qu'il était pris du prurit justicier. Avec le pouvoir que lui donnent sa chaire et les examens de fin d'année, ce type aurait même pu se taper la Pasionaria, si elle avait fait partie de ses élèves.
– N'exagérez pas, Fermín. Velázquez nous règle toujours rubis sur l'ongle et même d'avance, et il fait notre éloge à qui veut l'entendre, lui rappela mon père.
– Cet argent est souillé du sang de vierges innocentes, protesta Fermín. Grâce à Dieu, je n'ai 140
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jamais couché avec une mineure, et ce n'est pas faute d'en avoir eu l'envie et l'occasion. Tel que vous me voyez aujourd'hui je ne suis pas dans ma meilleure forme mais il y eut un temps où, question présentation et vigueur, je me posais là : eh bien ! ça ne m'empêcha pas, si je flairais en elles le moindre dévergondage précoce, d'exiger, pour ne pas manquer à l'éthique, la carte d'identité ou, à défaut, l'autorisation paternelle. Mon père leva les yeux au ciel.
– Il est impossible de discuter avec vous, Fermín.
– C'est que quand j'ai raison, j'ai raison.
Je pris le paquet que j'avais moi-même préparé la veille au soir, quelques Rilke et un essai apocryphe attribué à Ortega y Gasset sur les manifestations et la profondeur du sentiment national, et laissai Fermín et mon père débattre des bonnes et mauvaises mœurs.
La journée était splendide, avec un ciel bleu vif et une brise pure et fraîche qui sentait l'automne et la mer. Ma Barcelone préférée a toujours été celle d'octobre lorsque nous prennent des envies de promenades et que nous nous sentons mieux rien que d'avoir bu l'eau de la fontaine des Canaletas qui, ces jours-là, miracle, ni même plus le goût de chlore. Je marchais d'un pas rapide, évitant les cireurs de chaussures, les gratte-papier qui revenaient de leur pause-café, les vendeurs de billets de loterie et un ballet de balayeurs qui se semblaient nettoyer la ville au pinceau, sans hâte et par petites touches pointillistes. A l'époque, Barcelone commençait à se remplir de voitures, et à la hauteur du feu de la rue Balmes j'observai sur les deux trottoirs des quadrilles de bureaucrates en gabardine grise couver de leurs yeux faméliques une Studebaker comme s’il s’agissait 141
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d'une diva au saut du lit. Je remontai la rue Balmes jusqu'à la Gran Via, en affrontant les feux de croisement, les tramways, les voitures et même des side-cars. Dans une vitrine, je vis un placard publicitaire de la maison Philips qui annonçait la venue d'un nouveau messie, la télévision, dont il était dit qu'elle changerait notre vie et nous transformerait tous en créatures du futur, à l'image des Américains.
Fermín R omero de Torres, toujours au courant des inventions, avait déjà prophétisé la suite.
– La télévision est l'Antéchrist, mon cher Daniel, et je vous dis, moi, qu'il suffira de trois ou quatre générations pour que les gens ne sachent même plus lâcher un pet pour leur compte et que l'être humain retourne à la caverne, à la barbarie médiévale et à l'état d'imbécillité que la limace avait déjà dépassé au Pléistocène. Ce monde ne mourra pas d'une bombe atomique, comme le disent les journaux, il mourra de rire, de banalité, en transformant tout en farce et, de plus, en mauvaise farce.
Le bureau du professeur Velázquez se situait au deuxième étage de la Faculté des Lettres, au fond d'une galerie au carrelage noir et blanc, éclairée par des baies vitrées poussiéreuses donnant sur le côté sud de la cour. Je trouvai le professeur à la porte d'une salle, faisant semblant d'écouter une étudiante aux formes spectaculaires moulées dans un tailleur grenat qui lui enserrait la taille et laissait dépasser une paire de mollets hellènes dans des bas de fine soie. Le professeur Velázquez avait une réputation de don Juan, et beaucoup prétendaient que l'éducation sentimentale d'une jeune fille à la page ne pouvait être complète sans un ces week-ends légendaires passés dans un hôtel discret de la promenade de Sitges, à réciter des alexandrins en tête à tête avec l'éminent enseignant. Mû par mon instinct du 142
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commerce, je me gardai bien d'interrompre leur entretien, et décidai de tuer le temps en me livrant à une radiographie de l'heureuse élue. Je ne sais si ma balade primesautière m'avait excité, ou si c'était le fait d'avoir dix-huit ans et de passer plus de temps en compagnie des muses surprises dans de vieux volumes qu'en celle de jeunes filles en chair et en os qui me semblaient toujours à des années-lumière du fantôme de Clara Barceló, toujours est-il qu'à force de lire chaque pli de l'anatomie de cette étudiante que je voyais seulement de dos mais que j'imaginais en trois dimensions et en perspective cavalière, je me mis à saliver comme devant un baba au rhum.
– Tiens, mais c'est Daniel, s'exclama le professeur Velázquez. Eh bien, je préfère que ce soit toi et non pas cet olibrius qui est venu la dernière fois, celui qui porte un nom de toréador, parce que j'ai eu la nette impression qu'il avait bu ou qu'il était bon pour le cabanon. Figure-toi qu'il a eu le culot de me demander l'étymologie du mot gland, sur un ton ironique parfaitement déplacé.
– C'est que son docteur lui a prescrit un traitement très fort. Il souffre du foie.
– Il peut bien prendre ce qu'il veut, grogna le professeur. Moi, à votre place, j'appellerais la police.
Il doit être fiché. Et il pue des pieds, bon Dieu. Encore un de ces salauds de rouges qui ne se sont pas lavés depuis la fin de la République.
Je m'apprêtais à inventer une excuse acceptable pour disculper Fermín, quand l'étudiante qui s'était entretenue avec le professeur se tourna vers moi. La stupéfaction me foudroya sur place.
En la voyant me sourire, je rougis jusqu'aux oreilles.
– Bonjour, Daniel, dit Beatriz Aguilar.
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Je la saluai de la tête, muet à l'idée d'avoir bavé de concupiscence sans savoir qu'elle était la sœur de Tomás, la Bea qui me faisait si peur.
– Ah ! ça, mais vous vous connaissez ? s'enquit le professeur Velázquez, intrigué.
– Daniel est un vieil ami de la famille, expliqua Bea. Et il est le seul qui ait eu le courage de me dire un jour que je suis snob et prétentieuse.
Velázquez me regarda, perplexe.
– Ça remonte à dix ans, nuançai-je. Et je ne parlais pas sérieusement.
– En tout cas, j'attends encore que tu me fasses des excuses.
Le professeur Velázquez rit de bon cœur et me prit le paquet des mains.
– Je crois bien que je suis de trop, dit-il en l'ouvrant. Ah, magnifique ! Dis-moi, Daniel, préviens ton père que je cherche un livre intitulé : Saint Jacques le Tueur de Maures, lettres de jeunesse de Ceuta, de Francisco Franco Bahamonde, avec préface et notes de Pemán.
– C'est comme si c'était fait. Nous vous donnerons des nouvelles dans une quinzaine.
– Je te prends au mot et je file, car j'ai trente-deux esprits en friche qui m'attendent.
Le professeur m'adressa un clin d'œil et disparut à l’intérieur de la salle de cours, me laissant seul avec Bea. Je ne savais où me mettre.
– Ecoute, Bea, pour l'insulte, c'est vrai que...
– Je te faisais marcher, Daniel. Je sais bien que c'était une histoire de gamins, et Tomás t'a suffisamment tapé dessus pour ça.
– J'en ai encore mal.
Bea me souriait d'un air qui semblait annoncer la paix, ou du moins une trêve.
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– D'ailleurs tu avais raison, je suis un peu snob, et parfois un peu prétentieuse, dit-elle. Tu ne m'aimes pas beaucoup, n'est-ce pas, Daniel ?
La question me prit au dépourvu, désarmé, ahuri de constater avec quelle facilité l'antipathie que l'on ressent pour son ennemi peut disparaître dès que celui-ci cesse de se comporter comme tel.
– Non, ce n'est pas vrai.
– Tomás dit qu'en réalité ce n'est pas moi que tu n'aimes pas. Tu ne peux pas supporter mon père, et c'est à moi que tu le fais payer, parce qu'avec lui tu n'oses pas. Je ne t'en veux pas. Personne n'ose, avec mon père.
Je restai d'abord interloqué, mais, en quelques secondes, je me retrouvai à sourire et acquiescer.
– Si je comprends bien, Tomás me connaît mieux que moi-même.
– Ne t'en étonne pas. Mon frère sait juger son monde, seulement il ne dit jamais rien. Mais le jour où il ouvrira la bouche, ça fera tomber les murs. Il t'apprécie énormément.
Je haussai les épaules en baissant les yeux.
– Il parle tout le temps de toi, de ton père, de la librairie, et de cet ami qui travaille avec vous et dont il dit que c'est un génie méconnu. On dirait parfois qu’il vous considère plus comme sa vraie famille que celle qu'il a à la maison.
Je croisai son regard, dur, ouvert, sans crainte.
Je ne sus que lui répondre et me bornai à sourire. Je me sentis acculé par sa sincérité et détournai les yeux vers la cour.
– Je ne savais pas que tu étais étudiante ici.
– C'est ma première année.
– En lettres ?
– Mon père trouve que les sciences ne sont pas faites pour le sexe faible.
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Ville d'ombres
– C'est vrai. Il y a trop de chiffres.
– Ça m'est égal, parce que moi, ce que j'aime, c'est lire, et puis ici on rencontre des gens intéressants.
– Comme le professeur Velázquez ?
Bea eut un sourire en coin.
– J'ai beau n'être qu'en première année, j'en sais déjà assez pour les voir venir de loin, Daniel. Et surtout ceux dans son genre.
Je me demandai dans quel genre elle me classait, moi.
– Et puis le professeur Velázquez est un ami de mon père. Ils sont tous les deux au conseil de l'Association pour la protection et la promotion de l'opérette et de l'art lyrique espagnols.
Je fis mine d'être impressionné.
– Et comment va ton fiancé, l'aspirant Cascos Buendia ?
Son sourire s'effaça.
– Pablo vient en permission dans trois semaines.
– Tu dois être contente.
– Oui. C'est un garçon formidable, même si j'imagine ce que tu dois penser de lui.
J'en doute, me dis-je. Bea m'observait, vaguement tendue. J'allais changer de sujet, mais ma langue fut plus rapide.
– Tomás dit que vous allez vous marier et partir vivre à El Ferrol.
Elle acquiesça sans sourciller.
– Dès que Pablo aura terminé son service militaire,
– Tu dois être impatiente, dis-je en sentant le relent d'amertume de ma propre voix, une agressivité dont je ne savais d'où elle venait.
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– A vrai dire, ça m'est égal. Sa famille possède des propriétés là-bas, plusieurs chantiers navals, et Pablo va en diriger un. Il est très doué pour commander.
– Ça se voit.
Bea eut un sourire pincé.
– D'ailleurs, je n'ai plus rien à faire à Barcelone après tant d'années...
Je vis que son regard était las, triste.
– J'ai entendu dire qu'El Ferrol était une ville fascinante. Pleine de vie. Et les fruits de mer, il paraît qu'ils sont sublimes. Surtout les araignées.
Bea soupira en hochant la tête. Je crus qu'elle allait pleurer de rage, mais elle était trop fière. Elle rit tranquillement.
– Au bout de dix ans, tu n'as toujours pas perdu l'envie de m'insulter, n'est-ce pas, Daniel ? Eh bien vas-y, vide ton sac. C'est ma faute, j'ai cru que nous pourrions peut-être devenir amis, ou faire semblant de l'être, mais je suppose que je ne vaux pas mon frère, Pardonne-moi de t'avoir fait perdre ton temps.
Elle me tourna le dos et partit dans le couloir qui conduisait à la bibliothèque. Je la vis s'éloigner, marchant sur les carreaux noirs et blancs, son ombre fendant le rideau de lumière qui tombait des baies vitrées.
– Bea, attends.
Je me traitai de tous les noms et me lançai à sa poursuite. J’ m’arrêtai au milieu du couloir en l'attrapant par le bras. Elle me jeta un regard incendiaire.
– Excuse-moi. Mais tu te trompes. Ce n'est pas ta faute, c'est la mienne. C'est moi qui ne vous vaux pas, ton frère et toi. Et si je me suis montré désagréable, c'est parce que j'étais jaloux de cet imbécile que tu as pour fiancé, et que j'enrage à l'idée 147
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que quelqu'un comme toi puisse s'exiler à El Ferrol ou au Congo, juste pour le suivre.
– Daniel...
– Tu te trompes sur mon compte : nous pouvons vraiment être amis si tu me laisses ma chance. Et tu te trompes aussi sur Barcelone, parce que, même si tu crois que tu n'as plus rien à y faire, moi je te garantis que ce n'est pas vrai et que, si tu me laisses te guider, je te le prouverai.
Je vis son visage s'éclairer et une larme silencieuse glisser lentement sur sa joue.
– Tu as intérêt à être sincère, répondit-elle.
Sinon, je le dirai à mon frère et il t'arrachera la tête sans avoir besoin de tire-bouchon.
Je lui tendis la main.
– Ça ne serait que justice. Amis ?
Elle me donna la sienne.
– A quelle heure finissent les cours, le vendredi ? demandai-je.
Elle hésita un instant.
– A cinq heures.
– Je t'attendrai dans la cour à cinq heures précises. Et avant la tombée de la nuit, je te démontrerai que tu as encore des choses à découvrir à Barcelone et que tu ne peux pas t'en aller à El Ferrol avec cet idiot dont je ne puis croire que tu l'aimes, parce que, si tu fais ça, la ville te poursuivra et tu en mourras de chagrin.
– Tu parais très sûr de toi, Daniel.
Moi qui n'étais jamais sûr de rien, même de l'heure, j'acquiesçai avec la conviction de l'ignorant.
Je la regardai s'éloigner dans cette galerie infinie, jusqu'à ce que sa silhouette se fonde dans la pénombre, et je me demandai ce que je venais de faire.
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La chapellerie Fortuny, ou ce qui en restait, languissait au bas d'un étroit immeuble noirci par la suie, d'aspect misérable sur le boulevard San Antonio, tout près de la place Goya. On pouvait encore lire les lettres gravées sur les vitres encrassées, et une enseigne en forme de chapeau melon continuait de se balancer, accrochée à la façade, promettant des couvre-chefs sur mesure et les dernières nouveautés de Paris. La porte était bouclée par un cadenas qui semblait être là depuis au moins dix ans. Je collai mon front à la vitrine en essayant de percer les ténèbres.
– Si vous venez pour louer, vous arrivez trop tard dit une voix dans mon dos. L'administrateur est parti.
La femme qui m'adressait la parole devait avoir la soixantaine et portait l'uniforme national des veuves éplorées. Des bigoudis dépassaient d'un foulard rose qui lui couvrait les cheveux, et ses pantoufles ouatinées s'accordaient à des mi-bas couleur chair. Je compris tout de suite qu'il s'agissait de la concierge.
– Donc le magasin est à louer ?
– Vous ne veniez pas pour ça ?
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Ville d'ombres
– En principe, non, mais on ne sait jamais, je serais peut-être intéressé.
La concierge fronça les sourcils, ne sachant si elle devait me classer dans la catégorie des fumistes ou m'accorder le bénéfice du doute. J'adoptai mon sourire le plus angélique.
– Ça fait longtemps que le magasin est fermé ?
– Au moins douze ans. Depuis la mort du vieux.
– M. Fortuny ? Vous l'avez connu ?
– Je tiens cet immeuble depuis quarante-huit ans, jeune homme.
– Dans ce cas, vous avez probablement aussi connu le fils de M. Fortuny.
– Julián ? Bien sûr.
Je tirai la photo brûlée de ma poche et la lui montrai.
– Peut-être pourrez-vous me dire si le garçon qui figure sur la photographie est Julián Carax ?
Je lus de la méfiance dans son regard. Elle prit la photo et la scruta.
– Vous le reconnaissez ?
– Carax était le nom déjeune fille de sa mère, corrigea la concierge, sur un ton où perçait la réprobation. Oui, c'est bien Julián. Je me souviens qu'il était très blond, même si, là-dessus, ses cheveux semblent plus foncés.
– Pourriez-vous me dire qui est la jeune fille à côté de lui ?
– Et vous, pourriez-vous me dire qui vous êtes ?
– Excusez-moi, mon nom est Daniel Sempere, et j’essaie de recueillir des informations sur M. Carax, sur Julián.
– Julián est parti pour Paris, en 1918 ou 1919.
Son père voulait qu'il s'engage dans l'armée. Je crois que la mère l'a emmené pour le libérer, le pauvre 150
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garçon. Et donc M. Fortuny est resté seul, au dernier étage.
– Savez-vous si Julián est revenu à Barcelone ?
La concierge me jeta un long regard avant de répondre.
– Vous n'êtes pas au courant ? Julián est décédé la même année, à Paris.
– Pardon ?
– Je dis que Julián est mort. A Paris. Peu après sont arrivée. Il aurait mieux valu qu'il fasse l'armée.
–Puis-je vous demander comment vous savez cela ?
– C'est bien simple. Parce que son père me l'a dit.
Je hochai lentement la tête.
– Je comprends. Il vous a dit de quoi il est mort ?
– A vrai dire, le vieux ne donnait pas beaucoup de détails. Un jour, quelque temps après son départ, une lettre est arrivée pour son fils, et, quand je l'ai que questionné, il m'a dit que celui-ci était mort et que s'il en arrivait d'autres je n'avais qu'à les jeter.
Pourquoi faite vous cette tête ?
– M. Fortuny vous a menti. Julián n'est pas mort 1919.
– Quoi ?
– Julián a vécu à Paris, au moins jusqu'en 1935, puis il est revenu à Barcelone.
Le visage de la concierge s'éclaira.
– Alors Julián est ici, à Barcelone ? Où ça ?
Sainte Vierge... Eh bien, vous pouvez dire que vous m’apportez une sacrée bonne nouvelle, parce que c'était enfant très affectueux, un peu bizarre et fantaisiste, c’est vrai, mais avec un je ne sais quoi qui vous allait droit au cœur. Il était incapable d'être soldat, ça se voyait de loin. Mon Isabelita était folle 151
Ville d'ombres
de lui. Figurez-vous que j'ai même cru, un temps, qu'ils finiraient par se marier et tout ça, des histoires de gosses, quoi... Vous me montrez encore une fois la photo ?
Ce que je fis. Elle la contempla comme si c'était un talisman, un billet de retour pour sa jeunesse.
– C'est incroyable, vous savez, c'est comme si je le voyais maintenant... Et ce vilain bonhomme qui le disait mort ! C'est quand même vrai qu'on voit de tout, dans ce monde. Et qu'est-ce qu'il est devenu, Julián, à Paris ? Je suis sûr qu'il a fait fortune. J'ai toujours eu l'idée que Julián serait riche.
– Pas exactement. Il est devenu écrivain.
– Il écrivait des histoires ?
– C'est à peu près ça. Des romans.
– Pour la radio ? C'est merveilleux. Mais je ne suis pas du tout étonnée, vous savez. Tout petit, il passait son temps à raconter des histoires aux enfants du quartier. Parfois, les soirs d'été, mon Isabelita et ses cousines montaient sur la terrasse pour l'écouter.
Elles disaient qu'il ne racontait jamais deux fois la même chose. Et c'était toujours des histoires de morts et de fantômes. Je vous l'ai dit, c'était un enfant un peu bizarre. Il faut dire qu'il a eu de la chance de ne pas devenir maboul, avec le père qu'il avait. Ça ne m'étonne pas que sa femme l'ait quitté, car c'était vraiment un vilain bonhomme. Remarquez que je ne me mêle jamais de ce qui ne me regarde Pas. Moi, je laisse les gens vivre comme ils l'entendent. Mais cet homme-là, il était méchant. Il la battait, vous savez.
On entendait tout le temps des cris dans l'escalier et à plusieurs reprises j'ai dû appeler la police. Je comprends bien qu'il y a des fois où un mari doit battre sa femme pour se faire respecter, parce qu'il y a beaucoup de dévergondées et que les filles d'aujourd'hui ne sont plus comme dans le temps, 152
L’ombre du vent
mais lui, il aimait vraiment cogner sur elle, vous comprenez ? La seule amie qu'elle avait, la pauvre, c'était une jeunesse, Viçenteta, qui habitait au deuxième. La malheureuse se réfugiait parfois chez Viçenteta pour que son mari arrête de dérouiller. Et elle lui racontait des choses...
– Par exemple ?
La concierge prit un air confidentiel. Elle haussa un sourcil et jeta autour d'elle des regards soupçonneux
– Par exemple, que l'enfant n'était pas du chapelier.
– Julián ? Vous voulez dire que Julián n'était pas le fils de M. Fortuny ?
– C'est ce que la Française a confié à Viçenteta, mais peut-être juste par dépit, allez savoir. La fille me l'a raconté des années plus tard, quand ils n'habitaient plus ici.
– Et qui était le véritable père de Julián ?
– La Française n'a jamais voulu le dire. Peut-
être qu'elle ne le savait pas elle-même. Ces étrangers…
– Et vous croyez que c'est pour ça que son mari la battait ?
– Allez savoir. Trois fois, il a fallu l'emmener à l'hôpital, vous m'entendez, trois fois. Et ce porc avait le culot de dire que c'était une pocharde et qu'elle se cognait toute seule dans l'appartement à force de picoler. Vous vous rendez compte ? Il faisait tout le temps des procès aux voisins. Mon défunt mari, que Dieu le garde, il l'a dénoncé en prétendant qu'il lui avait va des choses dans le magasin, parce que selon lui tous les Murciens étaient des bons à rien et des voleurs, et comme nous étions d'Úbeda, vous comprenez...
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Ville d'ombres
– Vous m'avez dit que vous reconnaissiez la jeune fille qui est avec Julien sur la photo ?
– Je ne l'avais jamais vue. Elle est très mignonne.
– D'après la photo, il semble qu'ils étaient fiancés, suggérai-je, pour tenter de lui rafraîchir la mémoire
Elle me la rendit en hochant la tête.
– Moi, les photos, c'est pas mon truc. Et, à ce que je sais, Julián n'avait pas de fiancée. Mais j'imagine que s’il en avait eu une, il ne me l'aurait pas dit. J'ai déjà eu assez de mal à m'apercevoir que mon Isabelita avait le béguin pour lui... Vous les jeunes, vous ne racontez jamais rien. C'est nous, les vieux, qui ne savons pas nous arrêter de parler.
– Vous vous souvenez de ses amis, de quelqu'un de particulier qui venait le voir ?
La concierge haussa les épaules.
– Mon Dieu, ça fait si longtemps. Et puis, les derniers temps, Julián ne restait plus beaucoup ici, vous savez. Il s'était fait un ami au collège, un garçon d'une bonne famille, les Aldaya, je ne vous dis pas.
Aujourd'hui on ne parle plus d'eux, mais à l'époque c'était comme qui dirait la famille royale. Une montagne de fric. Je le sais, parce qu'ils envoyaient parfois une voiture chercher Julián. Vous auriez dû la voir, cette bagnole. Même Franco n'en a pas de pareille, je vous jure. Avec un chauffeur, et des chromes partout. Mon Paco, qui s'y connaissait, m'a dit que c'était une rols-roi, ou quelque chose comme ça. C'était pas du toc.
– Vous rappelez-vous le prénom de cet ami ?
– Oh ! avec un nom de famille comme Aldaya, on n’a pas besoin de prénom, si vous voyez ce que je veux dire. Je me souviens aussi d'un autre garçon, un peu écervelé, un certain Miquel. Je crois que c'était 154
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également un camarade de classe. Je ne me rappelle pas la tête qu'il avait ni son nom de famille.
J'eus l'impression que nous avions épuisé le sujet et, craignant de perdre tout intérêt au yeux de la concierge je décidai de donner un nouvel élan à la conversation.
– Quelqu'un habite aujourd'hui l'appartement des Fortuny ?
– Non. Le vieux est mort sans testament, et sa femme, si je suis bien informée, vit toujours à Buenos Aires et elle n'est pas venue à l'enterrement.
– Pourquoi Buenos Aires ?
– A mon avis, c'est parce qu'elle n'a pas pu trouves plus loin. Remarquez, c'est pas moi qui le lui reprocherais. Elle a tout laissé entre les mains d'un avocat, un type plutôt étrange. Je ne l'ai jamais vu, mais ma fille Isabelita, qui habite au cinquième étage, juste au-dessous, dit qu'il vient des fois la nuit, vu qu'il a la clef, et qu'il passe des heures à déambuler dans l'appartement après quoi il s'en va. Un jour, elle m'a même dit qu'on entendait comme des talons de femme. Vous vous rendez compte !
– C'étaient peut-être des échasses, suggérai-je.
Elle me regarda sans comprendre. De toute évidence il n'y avait pas là matière à plaisanterie.
– Et personne d'autre n'a visité l'appartement pendant toutes ces années ?
– Un jour, un individu sinistre s'est présenté, du genre qui sourit tout le temps... Ça vous fait des risettes, mais on les voit venir de loin. Il a dit qu'il était de la Brigade Criminelle. Il voulait voir l'appartement.
–Il vous en a donné la raison ?
La concierge fit non de la tête.
– Et vous vous souvenez de son nom ?
155
Ville d'ombres
– Inspecteur Machinchose. Je ne suis même pas sure qu'il était de la police. Son histoire ne paraissait pas claire, si vous voyez ce que je veux dire. Comme une affaire personnelle. Je l'ai envoyé balader en lui disant que je n'avais pas les clefs, mais qu'il n'avait qu’à appeler l'avocat. Il m'a assuré qu'il reviendrait, mais je ne l'ai pas revu. Et c'est tant mieux.
– Vous n'auriez pas, par hasard, le nom et l'adresse de cet avocat ?
– Vous devrez demander ça à l'administrateur, M. Molins. Son bureau est tout près, 28 rue Floridablanca, à l'entresol. Dites-lui que vous venez de la part de Mme Aurora : c'est moi.
– Je vous remercie beaucoup. Et dites-moi, madame Aurora, l'appartement des Fortuny est donc vide ?
– Vide, non, parce que personne n'a rien enlevé depuis la mort du vieux. Même que, parfois, ça pue.
Pour moi, ça m'étonnerait pas qu'il y ait des rats et un tas de vermine.
– Croyez-vous qu'il serait possible d'y jeter un coup d'œil ? Peut-être y trouverons-nous quelque chose qui nous indiquera ce qu'est devenu Julián...
– Mon Dieu, je ne peux pas faire ça. Il faut que vous parliez avec M. Molins, c'est lui qui a les clefs.
Je lui adressai un sourire malicieux.
– Mais vous avez un passe-partout, je suppose.
Même si vous avez dit le contraire à cet individu... Ne prétendez pas que vous ne mourez pas d'envie de savoir ce qu'il y a là-dedans.
Mme Aurora m'adressa un regard en coulisse.
– Vous êtes un démon.
La porte céda comme la dalle d'un tombeau, avec brusque grincement, en libérant l'haleine fétide et viciée de l'intérieur. Je poussai le battant, qui révéla un couloir s'enfonçant dans l'obscurité. L'air 156
L’ombre du vent
sentait le renfermé et l'humidité. Des amas de saleté et de poussière couronnaient les angles des corniches et pendaient comme des cheveux blancs. Je remarquai ce qui me parut être des traces de pas.
– Sainte Vierge, murmura la concierge. Il y a plus de merde ici que sous le perchoir d'un poulailler.
– Si vous préférez, je peux entrer seul, proposai-je.
– Vous aimeriez bien, pas vrai ? Allez, en avant !
je vous suis.
Nous refermâmes la porte derrière nous. Nous restâmes un instant dans l'entrée, pour laisser nos yeux s'accoutumer à la pénombre. J'entendis la respiration angoissée de la concierge et perçus l'odeur acre de sueur qu'elle dégageait. Je me sentis comme un pilleur de tombes, l'âme empoisonnée de désir et de convoitise.
– Eh là, c'est quoi ce bruit ? s'inquiéta la concierge.
Quelque chose voletait dans l'obscurité, dérangé notre intrusion. Il me sembla voir une forme pâle s'agiter au fond du couloir.
– Des pigeons. Ils ont dû se glisser par un carreau cassé et faire leur nid ici.
– C'est que, voyez-vous, ces sales oiseaux me donnent envie de vomir, dit la concierge. C'est pas croyable, la quantité de crottes qu'ils peuvent faire.
– N'ayez pas peur, madame Aurora, ils n'attaquent que quand ils ont faim.
Nous avançâmes de quelques pas pour atteindre le bout du couloir et déboucher dans une salle à manger qui donnait sur le balcon. On devinait le contour d'une table déglinguée couverte d'une nappe effilochée semblable à un linceul. Elle était flanquée de quatre chaises et de deux vitrines voilées par la crasse, qui contenaient la vaisselle, une collection de 157
Ville d'ombres
verres et un service à thé. Dans un coin, le vieux piano de la mère de Carax restait fidèle au poste. Les touches avaient noirci et les jointures étaient à peine visibles sous la couche de poussière. Devant le balcon languissait un fauteuil aux jupes raides. A côté se dressait une table à café sur laquelle reposaient des lunettes de lecture et une bible reliée en cuir blafard avec des filets dorés, le genre cadeau de première communion. Le signet, un ruban écarlate, marquait encore une page.
– Vous voyez ce fauteuil ? C'est là que le vieux a été retrouvé mort. Le docteur a dit qu'il y était depuis deux jours. C'est triste de mourir comme ça, seul comme un chien. Il est vrai qu'il l'avait bien cherché, mais ça me fait quand même de la peine.
Je m'approchai du fauteuil mortuaire de M.
Fortuny. Près de la bible, une petite boîte contenait des photos en noir et blanc, de vieux portraits de studio. Je m'agenouillai pour les examiner, hésitant un peu à les toucher. Je me dis que j'étais en train de profaner les souvenirs d'un pauvre homme, mais la curiosité l'emporta. La première image représentait un jeune couple avec un enfant qui n’avait pas plus de quatre ans. Je le reconnus à ses yeux.
– Ah ! les voilà : M. Fortuny quand il était jeune, et sa femme...
– Julián était enfant unique ?
La concierge haussa les épaules en soupirant.
– On racontait qu'elle avait fait une fausse couche après avoir été battue par son mari, mais je ne sais pas. Les gens sont tellement médisants. Une fois, Julián a raconté aux gosses de l'escalier qu'il avait une sœur que lui seul pouvait voir, qu'elle sortait des miroirs comme si elle était un nuage et qu'elle habitait avec Satan en personne dans un palais au fond d'un lac. Mon Isabelita a eu des cauchemars 158
L’ombre du vent
pendant un mois entier. Faut avouer que, des fois, ce gamin avait de drôles d'idées.
Je jetai un coup d'œil dans la cuisine. La vitre d'une petite fenêtre qui donnait sur une courette était cassée, et on entendait de l'autre côté les battements d'ailes nerveux et hostiles des pigeons.
– Tous les étages ont la même distribution ?
demandai-je.
– Ceux qui donnent sur la rue, c'est-à-dire ceux de la deuxième porte, oui, mais celui-là, vu que c'est le dernier, est un peu différent, expliqua la concierge, c'est la cuisine et une buanderie qui donnent sur la courette. Dans ce couloir, il y a trois chambres et, fond, une salle de bain. Bien arrangé, c'est très confortable, je vous assure. Cet appartement-là est pareil celui de mon Isabelita, mais bien sûr, tel qu'il est maintenant, il ressemble à une tombe.
– Vous savez où était la chambre de Julián ?
– La première porte est celle de la grande chambre à coucher. La deuxième est celle d'une chambre plus petite. Je crois que ça devait être celle-là.
Je pénétrai dans le couloir. La peinture des cloisons s'écaillait. Au fond du corridor, la porte de la sale de bain était entrouverte. Un visage m'observait dans le miroir. Ce pouvait être le mien, comme ce pouvait être celui de la sœur qui vivait dans les miroirs. J'essayai d’ouvrir la deuxième porte.
– Elle est fermée à clef.
La concierge me regarda, stupéfaite.
– Ces portes n'ont pas de serrure, dit-elle.
– Celle-là, si.
– Alors c'est le vieux qui a dû la poser, parce qu'aux autres étages...
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Ville d'ombres
Je baissai les yeux et remarquai que les traces de pas dans la poussière arrivaient jusqu'à la porte fermée.
– Quelqu'un est entré dans cette chambre, dis-je. Récemment.
– Ne me faites pas peur, protesta la concierge.
J'allai à l'autre porte, qui n'avait pas de serrure.
Elle s'ouvrit dès que je la touchai et pivota avec un grincement rouillé. Au centre de la pièce s'étendait un vieux lit à baldaquin, défait. Les draps étaient jaunis comme des suaires. Un crucifix trônait au-dessus. Il y avait une petite glace sur une commode, une cuvette ainsi qu'un pot à eau. Contre le mur, une armoire entrouverte. Je contournai le lit pour atteindre la table de nuit, couverte d'une plaque de verre qui emprisonnait des portraits de famille, des faire-part d'enterrement et des billets de loterie. Sur cette table de nuit étaient placées une boîte à musique en bois ouvragé et une pendule de voyage arrêtée pour toujours sur cinq heures vingt. J'essayai de remonter la boîte à musique, mais la mélodie s'interrompit net après six notes. J'ouvris le tiroir et trouvait un étui à lunettes vide, des ciseaux à ongles, une blague à tabac et une médaille de la Vierge de Lourdes. Rien d’autre.
– La clef de l'autre chambre doit bien être quelque part, dis-je.
– C'est l'administrateur qui doit l'avoir. Écoutez, je crois qu'on ferait mieux de partir et...
Mon regard revint sur la boîte à musique. Je soulevai le couvercle et aperçus une clef dorée qui bloquait le mécanisme. Je la pris, et la boîte à musique se remit à égrener les notes. Je reconnus une mélodie de Ravel.
– Ça doit être la clef, dis-je à la concierge en souriant.
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L’ombre du vent
– Écoutez, si on a fermé la chambre, il doit bien y avoir une raison... Ne serait-ce que par respect pour 1 mémoire de...
– Si vous préférez, vous pouvez m'attendre da votre loge, madame Aurora.
– Vous êtes un démon. Allez, ouvrez-la, et qu'on en finisse.
3
Un souffle d'air glacé s'échappa en sifflant par le trou de la serrure et vint me lécher les doigts pendant j'introduisais la clef. M. Fortuny avait fait poser un verrou sur la porte de la chambre abandonnée par son fils, au-dessus de la poignée. Mme Aurora me regardait avec appréhension, comme si nous étions sur le point d’ouvrir la boîte de Pandore.
– Est-ce que cette chambre donne sur la rue ?
demandai-je.
La concierge fit signe que non.
– Elle a une petite fenêtre qui donne sur la courette.
Je poussai la porte. Une obscurité profonde, impénétrable, se présenta à nous. La mince clarté venant du couloir nous précéda comme un halo qui ne faisait qu’effleurer les ombres. La fenêtre était masquée par des pages de journal jaunies. J'arrachai 161
Ville d'ombres
le papier et un rai de lumière trouble traversa les ténèbres.
– Doux Jésus ! murmura la concierge près de moi.
La chambre était infestée de crucifix. Ils pendaient du plafond, se balançant au bout de ficelles, ou étaient cloués aux murs. Il y en avait des dizaines. On pouvait en deviner dans tous les coins, gravés sur le bois des meubles, griffonnés sur les dalles, peints en rouge sur les miroirs. Les marques de pas qui allaient jusqu'au seuil traçaient un sentier dans la poussière autour du lit où ne restait que le sommier, à peine une carcasse de fer et de bois vermoulu. D'un côté de la chambre, sous la fenêtre, un secrétaire fermé était surmonté de trois crucifix en métal. Je l'ouvris avec mille précautions. Il n'y avait pas de poussière dans les jointures de l'abattant en bois, ce qui laissait supposer que quelqu'un l'avait ouvert récemment. Les serrures des six tiroirs avaient été forcées. J'inspectai ceux-ci un à un. Vides.
Je m'accroupis devant le secrétaire. Je passai les doigts sur les éraflures du bois. J'imaginai les mains de
Julián
Carax
traçant
ces
griffonnages,
hiéroglyphes dont le temps avait emporté le sens. Au fond, on devinait une pile de cahiers et un petit pot avec des crayons et des porte-plume. Je pris un cahier pour le feuilleter. Des dessins, des mots sans suite.
Des exercices de calcul. Des phrases isolées, des citations de livres. Des vers inachevés. Tous les cahiers semblaient identiques. Certains dessins se répétaient de page en page, avec différentes variantes. Mon attention fut attirée par le croquis d’un homme qui semblait être fait de flammes. Un autre décrivait ce qui aurait pu être un ange, ou encore un, reptile lové sur une croix. Il y avait des esquisses
d'une
demeure
extravagante,
une
162
L’ombre du vent
accumulation de donjons et d'arcs de cathédrales. Le trait était ferme et témoignait d'un instinct sûr. Le jeune Carax semblait avoir été un apprenti dessinateur non dénué de talent, mais tous ses dessins restaient à l'état d'ébauches.
J'allais remettre le dernier cahier à sa place sans l’inspecter, quand quelque chose s'échappa de ses pages et tomba à mes pieds. C'était une photographie de la jeune fille qui avait posé avec Julián Carax devant l'immeuble. Là, elle était dans un somptueux jardin et, entre les cimes des arbres, on apercevait les contours de la maison qu'avait esquissée Carax. Je la reconnus tout de suite. La tour du Frare Blanc dans l'avenue du Tibidabo. Au dos de la photographie, il y avait ces simples mots :
Elle t'aime, Penélope
Je la glissai dans ma poche, fermai le secrétaire et souris à la concierge.
– Ça y es ? demanda-t-elle, impatiente de quitter les lieux.
– Presque. Vous m'avez dit tout à l'heure que, peu après le départ de Julián pour Paris, une lettre était arrivée pour lui, mais que son père vous avait dit de la jeter...
La concierge hésita un instant, puis hocha la tête.
– J'ai mis la lettre dans le tiroir de la commode l'entrée, au cas où la Française reviendrait. Elle encore y être...
Nous allâmes à la commode et ouvrîmes le tiroir du haut. Une enveloppe brune languissait au milieu d’une collection de montres arrêtées, de boutons et de 163
Ville d'ombres
pièces monnaie qui n'avaient plus cours depuis vingt ans. Je pris l'enveloppe et l'examinai.
– Vous l'avez lue ?
– Dites donc ! Pour qui me prenez-vous ?
– Ne vous offusquez pas. C'aurait été normal étant donné les circonstances, puisque vous croyiez que le pauvre Julián était mort...
La concierge haussa les épaules, baissa les yeux et battit en retraite vers la porte d'entrée. J'en profitai pour mettre la lettre dans la poche intérieure de ma veste et fermer le tiroir.
– Écoutez, je ne voudrais pas que vous vous fassiez de fausses idées sur mon compte, dit la concierge.
– Mais non, voyons. Qu'y avait-il dans la lettre ?
– C'était une lettre d'amour. Comme celles qu'on entend à la radio mais en plus triste, ça oui, parce qu'on voyait bien qu'elle disait la vérité. Même qu'en la lisant, j'ai eu envie de pleurer.
– Vous avez un cœur d'or, madame Aurora.
– Et vous, vous êtes un démon.
Cette même après-midi, après avoir pris congé de Mme Aurora en lui promettant de la tenir informée de mes recherches sur Julián Carax, je me rendis au bureau de l'administrateur. M. Molins avait connu des temps meilleurs et végétait maintenant dans un local crasseux, au fond d'un entresol de la rue Floridablanca. C'était un personnage souriant et ventru collé à un cigare à demi fumé qui semblait avoir pris racine dans sa moustache. J’eus du mal à déterminer s'il était endormi ou éveillé, car il respirait comme d'autres ronflent. Avec ses cheveux gras collés sur le front, il avait un air porcin et rusé. Il portait un costume dont on ne lui aurait pas donné dix pesetas 164
L’ombre du vent
au marché aux puces, mais le compensait par une cravate flamboyante aux coloris tropicaux. A. juger par l'aspect du bureau, on n'y administrait guère que des nids à rats et les catacombes d'une Barcelone d'avant la Restauration.
– Nous sommes en travaux, dit Molins, en guise d'excuse.
Pour briser la glace, je laissai tomber le nom Mme Aurora comme s'il s'agissait d'une vieille amie de la famille.
– Vous savez, quand elle était jeune, elle n'avait pas un pouce de graisse, commenta Molins.
Évidemment, avec les années, elle a pris du poids, mais c'est vrai que moi non plus je ne suis plus celui que j'étais. Tel que vous me voyez, à votre âge j'étais un Adonis. Les filles se mettaient à genoux pour que je leur fasse une faveur, quand ce n'était pas un enfant. Le XXe siècle est une merde. Enfin, en quoi puis-je vous aider, jeune homme ?
Je lui servis une histoire plus ou moins plausible sur une lointaine parenté avec les Fortuny. Après minutes de bavardage, Molins se traîna jusqu'à son classeur et me donna l'adresse de l'avocat chargé des affaires de Sophie Carax, la mère de Julián.
– Voyons... José Maria Requejo. Rue Léon-XII, n° 59. Nous lui envoyons le courrier tous les semestres à une boîte postale de la rue Layetana.
– Vous connaissez Me Requejo ?
– J'ai dû parler une ou deux fois au téléphone à sa secrétaire. A vrai dire, toutes nos relations avec lui se font par correspondance, et c'est ma secrétaire qui s’en occupe, mais là, elle est chez le coiffeur. Les avocats d'aujourd'hui n'ont plus de temps à perdre avec les formes comme jadis. Il n'y a plus de gentlemen dans la profession.
165
Ville d'ombres
Apparemment, pas d'adresses fiables non plus.
Un simple coup d'œil à l'annuaire des rues qui se trouvait sur le bureau de l'administrateur confirma mes soupçons : l’adresse du supposé Me Requejo n'existait pas. J'en fis aussitôt part à M. Molins, qui reçut la nouvelle comme une bonne blague.
– Vous voyez ? s'esclaffa-t-il. Qu'est-ce que je vous disais. Tous des coquins.
– Auriez-vous le numéro de la boîte postale ?
– D'après la fiche, c'est le 2837, mais je ne suis pas sûr de bien lire les chiffres de ma secrétaire, parce que, vous savez, les femmes ne sont pas faites pour les mathématiques, elles sont surtout faites pour...
– Vous me permettez de regarder la fiche ?
– Mais comment donc. Voyez vous-même.
Il me la tendit pour que je l'examine. Les chiffres étaient parfaitement lisibles : 2321. Je fus consterné en pensant à la fiabilité de la comptabilité dans ce bureau.
– Vous avez bien connu M. Fortuny, de son vivant ? demandai-je.
– Assez bien, oui. Un homme très austère. Je me souviens que, lorsque j'ai appris que la Française l'avait quitté, je lui ai proposé d'aller visiter les putes avec quelques copains, dans un endroit fabuleux que je connais du côté de la Paloma. Juste histoire de se changer un peu les idées, vous comprenez ? Eh bien, rendez-vous compte, il a cessé de m'adresser la parole et de me saluer dans la rue, comme si j'étais devenu invisible. Qu'est-ce que vous en dites ?
– Sidérant ! Que pouvez-vous me raconter encore de la famille Fortuny ? Vous vous en souvenez bien ?
– C'était une autre époque, soupira-t-il, nostalgique En tout cas, j'ai connu le grand-père Fortuny, celui qui a fondé la chapellerie. Du fils, que 166
L’ombre du vent
puis-je vous dire ? Elle ça oui, elle était fantastique.
Quelle femme ! Et honnête hein ? Malgré toutes les rumeurs et les médisances qui ont couru sur son compte...
– Comme celle selon laquelle Julián ne serait pas l'enfant légitime de M. Fortuny ?
– Et où avez-vous entendu ça ?
– Je vous l'ai dit, je suis de la famille. Tout se sait.
– On n'a jamais rien pu prouver.
– Mais on en a parlé, insistai-je.
– Les gens caquettent à qui mieux mieux.
L'homme ne descend pas du singe, il descend de la poule.
– Et que disaient les gens ?
– Vous prendrez bien un petit verre de rhum ? Il est d'Igualada, mais il a un petit goût antillais... je ne vous dis que ça !
– Non merci, mais je vous tiendrai compagnie.
Et pendant ce temps-là, vous me raconterez...
Antoni Fortuny, que tout le monde appelait le chapelier, avait rencontré Sophie Carax en 1899 sur le parvis de la cathédrale de Barcelone. Il venait de faire un vœu à saint Eustache, lequel, parmi tous les saints jouissant d'une chapelle particulière, avait la réputation d'être le plus diligent et le moins exigeant quand il s'agissait d'accomplir des miracles en matière d'amour. Antoni Fortuny, qui avait déjà trente ans passés et n’en pouvait plus de solitude, voulait une épouse et l'aimait déjà. Sophie était une Française qui vivait dans un foyer de jeunes filles de la rue Riera Alta et donnait des cours particuliers de solfège et de piano aux rejetons des familles les plus huppées de Barcelone. Elle n 'avait ni patrimoine ni 167
Ville d'ombres
parents, juste sa jeunesse et la formation musicale que son père, pianiste dans un théâtre de Nîmes, avait pu lui donner avant de mourir de tuberculose en 1886. Antoni Fortuny, en revanche, était un homme à qui l’avenir souriait. Il avait hérité récemment du commerce de son père, une chapellerie réputée sur le boulevard San Antonio où il avait appris le métier qu'il rêvait d'enseigner un jour à son propre fils. Sophie Carax lui parut fragile, belle, jeune, docile et fertile. En exauçant son vœu, saint Eustache avait été à la hauteur de sa réputation. Après quatre mois de cour pressante, Sophie accepta la demande en mariage. M. Molins, qui avait été l'ami du grand-père Fortuny, fit remarquer à Antoni qu'il se mariait avec une inconnue, que Sophie avait l'air d'une brave fille, mais qu'un tel hymen arrangeait peut-être un peu trop ses affaires et qu'il ferait mieux d'attendre au moins un an... Antoni Fortuny répliqua qu'il en savait suffisamment sur sa future épouse. Le reste ne l'intéressait pas. Ils se marièrent à la basilique d'El Pino et allèrent passer les trois jours de leur lune de miel dans un hôtel sur la plage de Mongat. La veille de leur départ, le chapelier demanda en toute confidence à M. Molins comment procéder dans les mystères de l'alcôve. Molins, sarcastique, lui répondit de demander à sa femme. Le ménage Fortuny rentra à Barcelone deux jours après. Les voisins dirent que Sophie pleurait en montant l'escalier. Des années plus tard, Viçenteta devait jurer que Sophie lui avait que le chapelier ne l'avait même pas touchée et que, quand elle avait tenté de lui faire les premières avances, il l’avait traitée de roulure en exprimant son dégoût pour l'obscénité de ses propositions. Au bout de six mois, Sophie 168
L’ombre du vent
annonça à son mari qu'elle portait un enfant dans ses entrailles. L'enfant d'un autre homme.
Antoni Fortuny, qui avait vu son propre père battre sa mère un nombre infini de fois, fit ce qu'il pensait correspondre à la situation. Il ne s'arrêta que lorsqu’il lui sembla que la frapper encore ou même seulement l'effleurer la tuerait. Même alors, Sophie refusa de révéler l'identité du père du bébé.
Antoni Fortuny, appliquant sa logique particulière, décida qu'il s'agissait du démon, puisqu'il ne pouvait être que l'enfant du péché et que le péché n'a qu'un père : le Malin. Ainsi convaincu que le diable s'était glissé dans son foyer et entre les cuisses de sa femme, le chapelier n'eut de cesse d'accrocher des crucifix partout : sur les murs, aux portes des chambres et au plafond. Lorsque Sophie le vit semer des croix dans la chambre où il l'avait confinée, elle prit peur et lui demanda, larmes dans la voix, s'il était devenu fou. Aveuglé par la rage, il se retourna et la gifla. « Une catin, comme les autres », cracha-t-il en la jetant sur le palier après l'avoir consciencieusement étrillée avec sa ceinture. Le lendemain, quand Antoni Fortuny ouvrit sa porte pour descendre à la chapellerie, Sophie n'avait pas bougé, couverte de sang séché et grelottant de froid.
Les médecins ne purent réparer tout à fait les fractures sa main droite. Sophie Carax ne devait plus jamais jouer du piano, mais elle donna le jour à un garçon qu'elle appela Julián en souvenir du père qu'elle avait perdu trop tôt, comme tout le reste.
Fortuny pensa la chasser de la maison, mais il se dit que le scandale serait mauvais pour son commerce.
Personne n’achèterait un chapeau à un homme qui portait des cornes : c'aurait été un contresens.
Sophie avait dû s 'installer dans la chambre du fond, obscure et froide. C'est là qu'elle mit son enfant au 169
Ville d'ombres
monde avec l'aide de deux voisines. Antoni ne revint que trois jours plus tard. « Voici le fils que Dieu t'a donné, lui annonça Sophie. Si tu veux punir quelqu’un, punis-moi, mais pas cette créature innocente. L'enfant a besoin d'un foyer et d'un père.
Il n’est pas responsable de mes péchés. Je le supplie d'avoir pitié de nous. »
Les premiers mois furent difficiles pour tous deux. Antoni avait décidé de rabaisser sa femme au rang de boniche. Ils ne partageaient plus ni le lit ni la table, et échangeaient rarement une parole, sauf pour régler des questions d'ordre domestique. Une fois par mois, le plus souvent à la pleine lune, Antoni Fortuny faisait, au petit matin, acte de présence sous les draps de Sophie et, sans prononcer un mot, se ruait sur celle qui avait été son épouse avec autant d'impétuosité que d'incompétence. Profitant de l'intimité de ces rares moments de paix armée, Sophie tentait de se réconcilier en lui murmurant des mots d'amour et en lui prodiguant des caresses expertes. Le chapelier n'était pas homme à céder aux futilités, et les égarements du désir s'évaporaient en quelques minutes, voire quelques secondes. Ces assauts en chemise retroussée ne produisirent aucun enfant. Après quelques années, Antoni Fortuny cessa de visiter le lit de Sophie et prit l'habitude de lire les Saintes écritures jusqu'à l'aube, en y cherchant la consolation de ses tourments.
Avec l'aide des Évangiles, le chapelier faisait des efforts pour susciter dans son cœur un amour pour cet enfant au regard profond qui aimait se moquer de tout et inventer des ombres là où il n'y en avait pas. Il avait beau se forcer, il n'arrivait pas à considérer le petit Julián comme le fils de son sang, et ne se reconnaissait pas en lui. De son côté, l'enfant ne semblait guère s'intéresser aux chapeaux, et pas 170
L’ombre du vent
davantage aux enseignements du catéchisme. Quand venait Noël, Julián s'amusait à composer les personnages de la crèche et à imaginer des aventures au cours desquelles l'Enfant Jésus était enlevé par les Rois mages à des fins scabreuses. Il prit vite la manie de dessiner des anges avec des dents de loup, et inventait des histoires d'esprits cagoulés qui sortaient des murs pour manger les idées des gens pendant leur sommeil. Avec le temps, le chapelier perdit tout espoir de conduire ce garçon dans le droit chemin. L'enfant n'était pas un Fortuny et ne le serait jamais. Il prétendait qu'il s'ennuyait au collège et revenait avec tous ses cahiers couverts de griffonnages représentant des êtres monstrueux, des serpents ailés et des maisons vivantes qui marchaient et dévoraient les imprudents. Il était déjà
clair
que
la
fantaisie
et
l'invention
l'intéressaient infiniment plus que la réalité quotidienne qui l'entourait. De toutes les déceptions qu'Antoni Fortuny accumula dans sa vie, aucune ne le fit davantage souffrir que cet enfant envoyé par le démon pour se moquer de lui.
A dix ans, Julián annonça qu'il voulait devenir peintre, comme Vélasquez, car, argumentait-il, il rêvait de réaliser les toiles que le maître n'avait pas eu le temps de peindre au cours de sa vie parce qu'on l'avait obligé à faire le portrait des débiles mentaux de la famille royale. En plus, Sophie, peut-être pour tuer le temps et entretenir la mémoire de son père, eut l’idée de lui donner des leçons de piano. Julián, qui adorait la musique, la peinture et toutes les matières dépourvues d'utilité et de profit dans la société des hommes.
Il apprit vite les rudiments de l'harmonie et décida
qu'il
préférait
inventer
ses
propres
compositions plutôt que de continuer à jouer les 171
Ville d'ombres
partitions du livre de solfège, ce qui était contre nature. Antoni Fortuny croyait encore qu’une une partie des déficiences du garçon venait de son régime, trop marqué par les habitudes culinaires françaises de sa mère. Il était bien connu que l'excès de beurre conduisait à la ruine morale et abrutissait l'entendement. Sophie se vit interdire à tout jamais de cuisiner au beurre. Les résultats ne furent pas exactement ceux qu'il espérait.
A douze ans, Julián commença de perdre son intérêt fébrile pour la peinture et pour Vélasquez, mais les espoirs qu'en conçut le chapelier furent de courte durée. Julián abandonnait ses rêves de Prado pour un autre vice, bien plus pernicieux. Il avait découvert la bibliothèque de la rue du Carmel et consacrait chaque trêve que son père lui accordait dans la chapellerie pour se précipiter dans ce sanctuaire des livres et dévorer des volumes de romans, de poésie et d'histoire. La veille de ses treize ans, il annonça qu'il voulait devenir quelqu'un nommé Robert Louis Stevenson, de toute évidence un étranger. Fortuny annonça qu'il aurait du mal à devenir balayeur. Il eut alors la certitude que son fils n'était qu'un incapable.
Souvent, Antoni Fortuny se retournait dans son lit sans pouvoir trouver le sommeil, en proie à la rage et à la frustration. Dans le fond de son cœur, se disait-il, il aimait cet enfant. Et même si elle ne le méritait pas, il aimait aussi cette femme trop légère qui l'avait trahi dès premier jour. Il l'aimait de toute son âme, mais à sa manière, qu’il estimait la bonne.
Il demandait seulement à Dieu de lui monter le chemin pour qu'ils soient heureux tous les trois, de préférence aussi à sa manière. Il implorait le Seigneur de lui envoyer un signe, une minuscule manifestation de sa présence. Dieu, dans son infinie 172
L’ombre du vent
sagesse, et peut-être débordé par l'avalanche de suppliques de tant d'âmes tourmentées, ne répondait pas. Tandis qu'Antoni Fortuny se perdait en remords et en cuisants regrets, Sophie, de l'autre côté du mur, s'éteignait lentement, voyant sa vie faire naufrage dans les flots de ses erreurs, de sa solitude et de sa faute. Elle n'aimait pas cet homme qu'elle servait, mais elle restait son épouse, et elle ne concevait pas de le quitter et d'emmener son fils ailleurs. Elle se souvenait avec amertume du véritable père de Julián et, avec le temps, apprit à le haïr et à détester tout ce qu'il représentait, qui était aussi tout ce qu'elle désirait ardemment. A défaut de conversation, le ménage commença d'échanger des hurlements. Insultes et récrimination volaient dans l'appartement comme des couteaux, atteignant quiconque osait se mettre sur leur trajectoire, le plus souvent Julián. Après, le chapelier ne se rappelle plus exactement pourquoi il avait battu sa femme. Il se souvenait seulement de la colère et de la honte.
Alors il se jurait que cela n'arriverait plus, qu'il se livrerait si nécessaire aux autorités pour qu'elles l'enferment derrière des barreaux.
Antoni Fortuny avait la certitude de pouvoir parvenir, avec l'aide de Dieu, à être un homme meilleur que ne l'avait été son propre père. Tôt ou tard, cependant ses poings rencontraient la chair tendre de Sophie et, avec le temps, Fortuny comprit que s'il ne pouvait être convenablement son mari, il serait au moins son bourreau. C'est ainsi que, dans le secret, la famille Fortuny laissa passer les années, imposant le silence aux cœurs et aux âmes, à tel point que, à force de tant se taire, ils oublièrent les mots capables d'exprimer leurs véritables sentiments et devinrent des étrangers qui vivaient sous le même toit, un parmi d'autres dans la ville infinie.
173
Ville d'ombres
Il était deux heures et demie passées quand je revins à la librairie. En me voyant entrer, Fermín me lança un regard sarcastique du haut de l'échelle où il astiquait une collection des Episodes nationaux de l'illustre Benito.
– Ô heureuse vision ! Je vous croyais parti pour les Amériques, Daniel.
– Je me suis amusé en route. Et mon père ?
– Comme vous ne reveniez pas, il est allé faire les autres livraisons. Il m'a chargé de vous dire qu'il irait cette après-midi à Tiana pour estimer la bibliothèque privée d'une veuve. Votre père n'a pas l'habitude de faire des discours. Il a juste dit que vous ne l'attendiez pas pour fermer.
– Il était fâché ?
Fermín fit signe que non en descendant de l'échelle avec l'agilité d'un chat.
– Allons donc. Votre père est un saint. Et puis il était très content de voir que vous vous êtes trouvé une petite amie.
– Quoi ?
Fermín me fit un clin d'œil, tout réjoui.
– Ah ! garnement, on peut dire que vous êtes un petit cachottier. Et quelle fille, dites donc. Pas du genre à passer inaperçue dans la rue. Et bien élevée, avec ça. On voit tout de suite qu'elle est allée dans les bons collèges. Mais quand même, elle avait quelque chose de coquin dans le regard... Vous savez, si mon cœur n’était pas pris par Bernarda... Parce que je ne vous ai pas raconté notre goûter... Ça a fait des étincelles, oui, des étincelles, comme dans la nuit de la Saint-Jean…
Je l'interrompis :
174
L’ombre du vent
– Fermín, de quoi diable êtes-vous en train de parler ?
– De votre petite amie.
– Je n'ai pas de petite amie, Fermín.
– D'accord. Aujourd'hui, vous les jeunes, vous appelez ça autrement, « gueurlifrend » ou...
– Fermín, on rembobine le film. De quoi parlez-vous ?
Fermín Romero de Torres me regarda, déconcerté, et leva une main, doigts joints, pour gesticuler à la mode sicilienne.
– Eh bien, cette après-midi, entre une heure et heure et demie, une demoiselle du tonnerre est passé par ici et a demandé si vous étiez là. Votre père et votre serviteur étaient présents, sains de corps et d'esprit, je puis vous assurer que la jeune personne n'avait rien d'un fantôme. Je pourrais même vous décrire son parfum. Lavande, mais en plus doux.
Comme un petit pain tout frais sorti du four.
– Et cette chose qui sortait tout juste du four a dit qu'elle était ma petite amie ?
– Comme ça, en toutes lettres, non, mais elle a eu un de ces sourires en coin, vous voyez ce que je veux dire, pour annoncer qu'elle vous attendait vendredi après-midi. Nous, on s'est bornés à additionner deux et deux.
– Bea... murmurai-je.
– Ergo, elle existe, triompha Fermín.
– Oui, mais ce n'est pas ma petite amie.
– Alors je ne sais pas ce que vous attendez qu'elle le devienne.
– C'est la sœur de Tomás Aguilar.
– Votre ami l'inventeur ?
Je fis signe que oui.
175
Ville d'ombres
– Raison de plus. Même si elle était l'amie de Gil Robles, qu'est-ce que ça peut faire ? Elle est formidable. Moi, à votre place, je n'hésiterais pas.
– Bea est fiancée. Avec un aspirant qui fait son service militaire.
Fermín soupira, contrarié.
– Ah ! l'armée, fléau et refuge tribal du corporatisme simiesque. Tant mieux : vous pourrez lui poser des cornes sans remords, à cet individu.
– Vous délirez, Fermín. Bea se mariera dès que l'aspirant aura terminé son service.
Fermín eut un sourire rusé.
– Eh bien, pensez-en ce que vous voulez, moi j'ai comme l'impression qu'elle ne l'épousera pas.
– Qu'est-ce que vous en savez ?
– J'en sais plus que vous sur les femmes et sur le monde. Comme nous l'enseigne Freud, la femme désire l'opposé de ce qu'elle pense ou déclare, ce qui, à bien y regarder, n'est pas si terrible, car l'homme, comme nous l'enseigne monsieur de La Palice, obéit, au contraire, aux injonctions de son appareil génital ou digestif.
– Laissez tomber les discours, Fermín, vos ficelles sont trop grosses. Si vous avez quelque chose à dire, synthétisez.
– Eh bien, pour aller à l'essentiel : elle n'avait pas une tête à se marier avec le troufion.
– Ah non. Et quelle tête elle avait, alors ?
Fermín se pencha vers moi d'un air confidentiel.
– La tête de quelqu'un qui est gravement atteint, asséna-t-il, mystérieux. Et notez bien que je le comme un compliment.
Comme toujours, Fermín était dans le vrai.
Vaincu, je décidai de lui renvoyer la balle.
176
L’ombre du vent
– A propos de personnes gravement atteintes, parlez-moi donc de Bernarda. Vous l'avez embrassée, ou non ?
– Ne m'offensez pas, Daniel. Je vous rappelle que vous vous adressez à un professionnel de la séduction, et le baiser c'est bon pour les amateurs et les dilettantes en pantoufles. La femme se conquiert petit à petit. Tout est affaire de psychologie, comme dans une bonne passe de torero.
– Dites plutôt qu'elle vous a envoyé promener.
– On n'envoie pas promener Fermín Romero de Torres. Le problème, c'est que l'homme, pour en revenir à Freud et utiliser une métaphore, fonctionne comme une ampoule électrique : il s'allume d'un coup et refroidit aussi vite. La femme, elle, c'est scientifiquement prouvé, s'échauffe comme une casserole, vous comprenez ? Peu à peu, à feu lent, comme la bonne fricassée. Mais quand elle est enfin chaude, personne ne peut plus l'arrêter. Comme les hauts-fourneaux de Biscaye.
Je soupesai les théories thermodynamiques de Fermín.
– Et c'est ce que vous faites avec Bernarda ?
Vous mettez la casserole sur le feu ?
Fermín me fit un clin d'œil.
– Cette femme est un volcan au bord de l'éruption, avec une libido de magma en fusion et un cœur de sainte – dit-il en se passant la langue sur les lèvres. Pour établir un parallèle crédible, elle me rappelle ma petite mulâtresse de La Havane, qui pratiquait fort dévotement les rites afro-cubains.
Mais vu qu'au fond je suis un gentleman comme on n'en fait plus, je n'en ai pas profité et me suis contenté d'un baiser sur la joue. Je ne suis pas pressé, vous comprenez ? Les bonnes choses se font toujours attendre. Il y a des rustres qui s'imaginent que s'ils 177
Ville d'ombres
mettent la main au cul d'une femme et qu'elle ne proteste pas, l'affaire est dans le sac. Ce sont des ignares. Le cœur de la femme est un labyrinthe de subtilités qui défie l'esprit grossier du mâle à l'affût.
Si vous voulez vraiment posséder une femme, il faut d'abord penser comme elle, et la première chose à faire est de conquérir son âme. Le reste, le réduit douillet et chaud qui vous fait perdre les sens et la vertu, vous est donné de surcroît.
J'applaudis solennellement cette harangue.
– Fermín, vous êtes un poète.
– Non, je suis comme Ortega y Gasset, un pragmatique, car la poésie ment, même si elle le fait joliment, et ce que j'affirme est plus vrai que le pain à la tomate. Comme disait le maître, montrez-moi un don Juan et je vous prouverai que c'est un pédé déguisé. Ce qui compte pour moi, c'est la permanence, la pérennité. Je vous prends à témoin : je ferai de Bernarda une femme, sinon honnête, car elle l'est déjà, du moins heureuse.
Je lui adressai un sourire approbateur. Son enthousiasme était contagieux et sa prosodie invincible.
– Prenez bien soin d'elle, Fermín. Bernarda a trop de cœur et elle a connu trop de déceptions.
– Vous croyez que je ne m'en rends pas compte ?
Allons donc, c'est comme si elle portait sur le front la médaille des veuves de guerre. Puisque je vous dis que j’en connais un bout, sur les vacheries de la vie : et cette femme, je la comblerai de bonheur, même si ça doit être la dernière chose que je ferai en ce monde.
– Promis ?
Il me tendit la main avec la superbe d'un chevalier du Temple. Je la serrai.
– Parole de Fermín Romero de Torres.
178
L’ombre du vent
Le temps dans la boutique passa lentement, avec juste quelques flâneurs. Au vu de la situation, je suggérai à Fermín de prendre son après-midi.
– Allez donc chercher Bernarda et emmenez-la au cinéma ou faire du lèche-vitrines rue Puertaferrisa bras dessus, bras dessous, elle adore ça.
Fermín s'empressa de me prendre au mot et courut se faire beau dans l'arrière-boutique, où il gardait toujours un costume de rechange impeccable et toutes sortes d'eaux de Cologne et de pommades dans un nécessaire que lui eût envié la célèbre cantatrice Concha Piquer. Quand il en ressortit, il ressemblait à un jeune premier de films de série B, avec trente kilos de moins. Il portait un complet qui avait appartenu à mon père et un feutre trop grand de deux tailles, problème qu'il résolvait en y fourrant du papier journal.
– Parfait, Fermín. Avant que vous partiez... je voudrais vous demander un service.
– C'est comme si c'était fait. Commandez, je suis ici pour obéir.
– Mais je veux que tout ceci reste entre nous.
Pas un mot à mon père, d'accord ?
Il sourit d'une oreille à l'autre.
– Ah ! garnement. Ça concerne cette fille époustouflante, pas vrai ?
– Non. Il s'agit d'une enquête et d'une affaire compliquée. C'est dans vos cordes, non ?
– Ah ! bon, mais les histoires de filles aussi, c'est mes cordes. Je vous dis cela au cas où vous auriez besoin un jour d'un conseil technique, vous comprenez. Vous pouvez me faire confiance, comme au médecin . Sans faire de manières.
179
Ville d'ombres
– Je m'en souviendrai. Pour l’heure, j'ai besoin de savoir à qui appartient une boîte postale de la Poste centrale de la rue Layetana. Numéro 2321. Et si possible, qui prend le courrier adressé là. Vous croyez que vous pourrez m'aider ?
Fermín nota le numéro sur son cou-de-pied, sous la chaussette, au stylo.
– C'est du gâteau. Il n'y a pas d'organisme officiel qui me résiste. Donnez-moi quelques jours, et je vous livrerai un rapport détaillé.
– Et pas un mot à mon père, hein ?
– Soyez sans crainte. Rappelez-vous que je suis le Sphinx de Gizeh.
– Je vous en remercie. Et maintenant, allez-y, et prenez du bon temps.
Je lui fis le salut militaire et le regardai s'en aller, gaillard comme un coq qui se rend au poulailler.
Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées quand j'entendis la clochette de la porte et levai les yeux des colonnes de chiffres. Un individu engoncé dans une gabardine grise et coiffé d'un feutre de même couleur venait d'entrer. Il arborait un sourire de camelot, faux et forcé. Je regrettai que Fermín ne soit plus là, car il était expert dans l'art de se débarrasser des vendeurs de camphre, naphtaline et autres articles de ménage qui s'introduisaient de temps en temps dans la librairie. Le visiteur m'adressa son rictus gras et fourbe, et prit un volume sur une pile près de l'entrée, en attente d'estimation. Tout en lui respirait le mépris. Tu ne me vendras rien, pas même un bonsoir, pensai-je.
– Ça en fait des pages, hein ? dit-il.
– C'est un livre : ordinairement, les livres ont un certain nombre de pages. En quoi puis-je vous aider, mon sieur ?
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L’ombre du vent
L'individu remit le volume à sa place et acquiesça d'un air écœuré, en ignorant ma question.
– C'est bien ce que je dis. Lire, c'est pour les gens qui ont beaucoup de loisirs et rien à faire.
Comme les femmes. Quand on doit travailler, on n'a pas de temps pour la faribole. Dans la vie, faut trimer.
Vous n'êtes pas d'accord ?
– C'est une opinion. Vous cherchiez quelque chose ?
– Non, c'est pas une opinion, c'est un fait. Le problème, dans ce pays, c'est que les gens ne veulent pas travailler. C'est plein de branleurs partout, pas vrai ?
– Je ne sais pas, monsieur. Ici, comme vous voyez, nous vendons seulement des livres.
L'individu s'approcha du comptoir, son regard continuant de balayer la boutique et rencontrant parfois le mien. Son aspect et ses gestes me semblaient vaguement familiers, sans pour autant savoir où je les avais vus. Quelque chose en lui me faisait penser à ces figures que l'on voit sur les cartes à jouer, chez les antiquaires ou les extralucides, un personnage échappé des illustrations d'un incunable.
Son allure avait quelque chose de funèbre et de dangereux, comme une malédiction en costume du dimanche.
– Si vous me dites en quoi je peux vous être utile…
– C'est plutôt moi qui suis venu vous rendre un service.
Êtes-vous
le
propriétaire
de
cet
établissement ?
– Non. C'est mon père.
– Prénom ?
– Lequel, le mien ou celui de mon père ?
L'individu m'adressa un sourire narquois. Le voilà qui me fait des risettes, pensai-je.
181
Ville d'ombres
– J'en déduis que l'enseigne Sempere & fils vous joigne tous les deux.
– Vous êtes très perspicace. Puis-je vous demander le motif de votre visite, si vous ne cherchez pas un livre ?
– Le motif de ma visite, qui est une visite de politesse, est de vous prévenir que mon attention a été attirée par les rapports que vous entretenez avec des gens de mauvais aloi, et en particulier des invertis et des voyous.
Je l'observai, ahuri.
– Pardon ?
L'individu me fusilla du regard.
– Je parle de pédés et de voleurs. Ne me dites pas que vous ne savez pas de quoi il s'agit.
– Je crains de ne pas en avoir la moindre idée, ni aucun intérêt à continuer de vous écouter.
Il hocha la tête d'un air hostile et méprisant.
– Alors va falloir vous mettre les points sur les i.
Je suppose que vous êtes au courant des activités du citoyen Federico Flaviá.
– M. Federico est l'horloger du quartier, une excellente personne, et je doute qu'il soit un voyou.
– Je vous parlais de pédés. J'ai été averti que cette vieille guenon fréquentait votre établissement, sans doute pour acheter des bouquins libertins et pornographiques.
– Et puis-je savoir en quoi cela vous regarde ?
Pour toute réponse, il sortit son portefeuille et le posa ouvert sur le comptoir. Je reconnus une carte de la police, crasseuse, portant la photo de l'individu nettement
plus
jeune.
Je
lus
au-dessous :
« Inspecteur-chef
Francisco
Javier
Fumero
Almuñiz ».
182
L’ombre du vent
– Jeune homme, parlez-moi avec respect, ou je vous mets au trou, vous et votre père, pour vente de cochonneries bolcheviques. Compris ?
Je voulus répliquer, mais les paroles gelèrent sur mes lèvres.
– Mais bon, c'est pas pour le pédé que je viens aujourd'hui. Tôt ou tard, il finira au commissariat,
comme tous ses congénères, et je le moucherai.
Présentement, l'objet de ma préoccupation, ce sont les rapports que j'ai reçus : vous employez un vulgaire filou, un indésirable de la pire espèce.
– Je ne vois pas de qui vous parlez, inspecteur.
Fumero émit son petit rire servile et gluant, d'un air entendu et complice.
– Dieu sait sous quel nom il vit aujourd'hui. Il y a des années, il se faisait appeler Wilfredo Camagüey, le roi du mambo, et disait être expert en vaudou, professeur de danse de don Juan de Bourbon et amant de Mata Hari. D'autres fois, il adopte des noms d'ambassadeurs, d'artistes de variétés ou de toreros.
Nous en avons perdu le compte exact.
– Je regrette de ne pouvoir vous aider, mais je ne connais personne du nom de Wilfredo Camagüey.
– Bien sûr que non, mais vous savez de qui je veux. parler. Pas vrai ?
– Non.
Fumero s'esclaffa de nouveau. Ce rire forcé et maniéré le définissait et le résumait comme un doigt accusateur.
– Vous voulez faire le malin, c'est ça ? Écoutez, je suis venu ici en ami, vous mettre en garde et vous prévenir que toute personne qui installe un indésirable à son domicile finit par se faire échauder, et vous me traitez de menteur !
183
Ville d'ombres
– Absolument. Je vous remercie de votre visite et de votre avertissement, mais je vous assure qu'il n'y a pas…
– Ne me racontez pas de conneries, parce que si vous me cassez les couilles, je vous fous une paire de baffes et je ferme votre taule, compris ? Vous avez de la chance que je sois de bonne humeur aujourd'hui, donc ce n'est qu'un avertissement. A vous de choisir votre camp. Si vous aimez les pédés et les voleurs, c'est que vous êtes un peu les deux. Les choses sont claires. Ou vous êtes avec moi, ou vous êtes contre moi. C'est ça, la vie. Alors,
Je ne dis rien. Fumero hocha encore la tête et émit on autre petit rire.
– Très bien, Sempere. Vous l'aurez voulu. Ça commence mal, vous et moi. Si vous cherchez les ennuis, vous les aurez. La vie, c'est pas comme dans les romans, sachez-le. Dans la vie, faut choisir de quel côté on est. Et il est clair que vous avez choisi : celui de ceux qui perdent par bêtise.
– Je vous prierai de sortir, s'il vous plaît.
– On se reverra sûrement. Et dites à votre ami que l'inspecteur Fumero le tient à l'œil et qu'il lui envoie son meilleur souvenir.
La visite du sordide inspecteur et l'écho de ses paroles me gâchèrent la fin de l'après-midi. Après m’être agité une quinzaine de minutes derrière le comptoir, les tripes nouées, je décidai de fermer la librairie avant l'heure et d'aller me promener au hasard. Je ne pouvais m'ôter de l'esprit les insinuations et les menaces de ce sbire de bas étage.
Je me demandais si je devais parler de cette visite à mon père et à Fermín, mais je supposai que l'intention de Fumero était justement de semer le doute, l'inquiétude, la peur et l'incertitude parmi nous. J'en conclus que je n'avais pas à entrer dans 184
L’ombre du vent
son jeu. D'un autre côté, ses insinuations sur le passé de Fermín m'inquiétaient. Quand je me rendis compte que, pendant un instant, j'avais accordé du crédit aux propos du policier, j'eus honte de moi.
Après avoir retourné le problème en tous sens, j'optai pour enterrer l'épisode dans un coin de ma mémoire et en ignorer les implications. En revenant à la maison, je passai devant l'horlogerie du quartier.
Derrière la vitrine, M. Federico me fit signe d'entrer.
L'horloger était une personne affable et souriante qui n'oubliait jamais de vous souhaiter votre anniversaire et à qui l'on pouvait s'adresser quand on s'estimait dans l'embarras, sûr qu'il trouverait la solution. Je ne pus éviter de frissonner à l'idée qu'il figurait sur la liste noire de l'inspecteur Fumero et me demandai si je devais l'en avertir, tout en ne sachant pas comment le faire sans m'immiscer dans des questions qui n'étaient guère de ma compétence. Plus troublé que jamais, je pénétrai dans l'horlogerie et lui souris.
– Comment vas-tu, Daniel ? Tu en fais, une tête !
– Je suis dans un mauvais jour, dis-je. Et vous, monsieur Federico, comment allez-vous ?
– A merveille. Les montres sont de plus en mal fabriquées, et je suis débordé de travail. Si ça continue, je serai forcé d'engager un aide. Ton ami l'inventeur serait peut-être intéressé ? Il a sûrement une bonne main pour ça.
Je n’eus aucun mal à imaginer comment réagirait le père de Tomás Aguilar à la perspective de voir son fils accepter un emploi dans la boutique de M. Federico, homosexuel officiel du quartier.
– Je lui en parlerai.
– C'est ça, Daniel. A propos, j'ai dans mon atelier le réveil que ton père m'a confié il y a quinze jours. Je ne sais pas ce qu'il lui a fait, mais ça lui 185
Ville d'ombres
coûtera moins cher d’en acheter un neuf que de le réparer.
Je me rappelai que parfois, les nuits où l'on étouffait mon père dormait sur le balcon.
– Il est tombé dans la rue, dis-je.
– C'est ce qu'il me semblait. Demande-lui quel modèle il préfère. Je peux lui fournir un Radiant à très bon prix. Tiens, prends-le, il pourra l'essayer. S'il lui plaît, il me le paiera, sinon, tu me le rendras.
– Merci beaucoup, monsieur Federico.
L'horloger commença d'empaqueter l'ustensile en question.
– Haute technologie, disait-il, tout content. A propos, j'ai été ravi du livre que Fermín m'a vendu l'autre jour. Un roman de Graham Greene. Ce Fermín est une remarquable recrue.
J'acquiesçai.
– Oui, il vaut de l'or.
– Je me suis aperçu qu'il ne portait jamais de montre. Qu'il passe me voir, et nous arrangerons ça.
– Comptez sur moi. Merci, monsieur Federico.
En me remettant le réveil, l'horloger m'observa attentivement et fronça les sourcils.
– Tu es sûr que tout va bien, Daniel ? Juste un mauvais jour ?
– Tout va bien, monsieur Federico. Prenez soin de vous.
– Toi aussi, Daniel.
De retour à la maison, je trouvai mon père endormi sur le canapé, le journal lui couvrant la poitrine. Je posai le réveil bien en vue avec un mot :
« De la part de M. Federico, le vieux est bon pour la casse. » Je gagnai ma chambre en silence, me couchai sans allumer et sombrai dans le sommeil en pensant à l'inspecteur, à Fermín et à l'horloger. Quand je rouvris les yeux, il était deux heures du matin. Je 186
L’ombre du vent
sortis dans le couloir et vis que mon père s'était retiré dans
sa
chambre
avec
le
nouveau
réveil.
L'appartement était plongé dans le noir, et le monde me semblait plus obscur et plus sinistre qu'il ne m'était jamais apparu jusque-là. Je compris qu'au fond je n'avais jamais cru que l'inspecteur Fumero fut réel. Désormais, je le voyais comme un homme parmi des milliers. J'allai dans la cuisine et me servis un verre de lait froid. Je me demandai si Fermín était sain et sauf dans sa pension.
Une fois dans ma chambre, je tentai de chasser l'image du policier de mon esprit et de retrouver le sommeil, mais j'avais loupé le coche. J'allumai et décidai d'examiner l'enveloppe adressée à Julián Carax que j'avais dérobée le matin à Mme Aurora et qui était restée dans la poche de ma veste. Je la posai sur mon bureau, sous la lumière de la lampe. C'était une enveloppe en papier parcheminé, rugueuse, aux bords froissés et jaunis. Le tampon, presque effacé, indiquait : « 18 octobre 1919 ». Le cachet en cire était décollé, probablement par les bons offices de Mme Aurora. A la place s'étalait une tache carmin, comme si du rouge à lèvres avait effleuré le dos de l'enveloppe sur lequel pouvait lire : Penélope Aldaya
Avenue du Tibidabo, n° 32, Barcelone J’ouvris l'enveloppe pour en extraire la lettre, une feuille de couleur ocre pliée en deux. L'écriture à l'encre bleue courait avec nervosité, pâlissant par moments pour recouvrer son intensité au bout de quelques mots. Tout, sur cette feuille, évoquait des temps révolus : le trait esclave de l'encrier, la plume qui égratignait le papier épais en traçant les mots, la 187
Ville d'ombres
texture rugueuse du papier lui-même. Je lissai la lettre sur le bureau et la lus en retenant ma respiration :
Cher Julián.
J'ai appris ce matin par Jorge que tu as réellement quitté Barcelone et que tu es parti à la recherche de tes rêves. J'ai toujours craint que ces rêves ne t'empêchent d'être jamais à moi, ni à personne. J'aurais aimé te voir une dernière fois, pouvoir te regarder dans les yeux et te dire ce que je me sens incapable de confier à une lettre. Rien ne s'est passé comme nous l'avions espéré. Je te connais trop bien et je sais que tu ne m’écriras pas, que tu ne m'enverras même pas ton adresse, que tu voudras être un autre. Je sais que tu me haïras pour ne pas avoir été au rendez-vous comme je te l'avais promis.
Que tu croiras que j’ai manqué à ma parole. Que je n'ai pas eu 'e courage.
Je t'ai si souvent imaginé seul dans ce train, convaincu que je t’avais trahi. J'ai bien des fois essayé de te joindre à travers Miquel, mais il m'a dit que tu ne voulais plus rien savoir de moi. Quels mensonges t'ont-ils racontés, Julián ? Que t'ont-ils dit de moi ? Pourquoi les as-tu crus ?
Maintenant je sais que je t'ai perdu, que j'ai tout perdu. Et même ainsi, je ne peux admettre que tu t’en ailles pour toujours et que tu m'oublies, sans que tu saches que je ne t'en veux pas, que je le savais depuis le début, que je savais que je te perdrais et que tu ne verrais jamais en moi ce que je voyais en toi. Je veux que tu saches que je t'ai aimé depuis le premier jour 188
L’ombre du vent
et que je continue de t'aimer, plus que jamais, que cela te plaise ou non.
Je t'écris en cachette, à l'insu de tout le monde.
Jorge a juré que s'il vient à te revoir il te tuera. On ne me laisse pas sortir de la maison, ni même me montrer à la fenêtre. Je crois qu'ils ne me pardonneront jamais. Une personne de confiance m'a promis de t'envoyer cette lettre. Je ne mentionne pas son nom pour ne pas la compromettre. Je ne sais si ces lignes te parviendront. Mais s'il en était ainsi et si tu décidais de revenir me chercher, tu trouveras ici le moyen de le faire. Tandis que j'écris, je t'imagine dans ce train, plein de rêves et l'âme brisée par la trahison, nous fuyant tous et te fuyant toimême. Il y a tant de choses que je ne puis te dire, Julián. Des choses que nous ne savions pas et qu'il vaut mieux que tu ne saches jamais.
Je ne désire rien d'autre en ce monde que te savoir heureux, Julián, que tout ce à quoi tu aspires devienne réalité et que, même si tu m'oublies avec le temps, tu puisses comprendre un jour combien je t ai aimé.
Pour toujours,
Penélope.
189
Ville d'ombres
4
Les mots de Penélope Aldaya, que je lus et relus cette nuit-là jusqu'à les connaître par cœur, effacèrent d'un trait de plume le goût acre que m'avait laissé la visite de l'inspecteur Fumero. Après avoir passé le reste de la nuit sans pouvoir me rendormir, obsédé par cette lettre et par la voix que j'y devinais, je sortis très tôt. Je m'étais habillé en silence et avais laissé un mot à mon père sur la commode de l'entrée, pour le prévenir que j’allais faire quelques courses et serais de retour à la librairie vers neuf heures et demie. Quand je passai le porche de l'immeuble, les rues
sommeillaient
encore
dans
l'obscurité,
recouvertes d'un manteau bleuté qui flottait sur les ombres et les flaques laissées par la bruine de la nuit.
Je boutonnai ma veste jusqu'au col et me dirigeai d'un pas rapide vers la place de Catalogne. Les escaliers du métro exhalaient des volutes de vapeur chaude, lumineuse et cuivrée. Au guichet des chemins de fer catalans, j'achetai un billet de troisième classe pour la station de Tibidabo. Je fis le trajet dans un wagon plein de sous-fifres de l'armée, de femmes de ménage et d'ouvriers, tous nantis de sandwiches de la taille d'une brique enveloppés dans du papier journal.
Je me réfugiai dans la noirceur des tunnels et appuyai ma tête contre la fenêtre, fermant à demi les yeux 190
L’ombre du vent
pendant que le train parcourait les entrailles de la ville jusqu'au pied du Tibidabo. Quand j'émergeai dans la rue, j'eus l'impression de découvrir une autre Barcelone. Le jour se levait, un filet pourpre griffait les nuages et effleurait les façades des villas et des maisons de maître qui flanquaient l’avenue du Tibidabo. Le tramway bleu rampait paresseusement à travers des lambeaux de brumes. Je courus derrière et réussis à me hisser sur la plate-forme, sous le regard sévère du contrôleur. Le wagon en bois était pratiquement désert. Un duo de moines et une dame en deuil au teint cendreux somnolaient en dodelinant de la tête au rythme de l’attelage de chevaux invisibles.
– Je vais seulement au numéro 32, dis-je au contrôleur, en lui offrant mon meilleur sourire.
– Vous irez jusqu’au cap Finisterre que ce serait la même chose. Même les soldats du Christ ont payé leur ticket. Ou vous casquez, ou vous débarquez. Et je vous fais payer la rime.
Les frères, qui portaient des sandales et une robe de bure marron d’une austérité franciscaine, approuvèrent en exhibant leurs tickets roses à titre de preuve.
– Dans ce cas, je descends, dis-je. Je n’ai pas de monnaie sur moi.
– Comme vous voulez. Mais attendez l’arrêt, je ne veux pas d’accidents.
Le tramway montait presque au pas, en frôlant les frondaisons des arbres et en longeant les murs et les jardins en demeures aux ambitions de châteaux que j’imaginais peuplées de statues, de fontaines, d’écuries et de chapelles secrètes. Je me postai sur un bord de la plate-forme et distinguai la silhouette de la tour du Frare Blanc qui se découpait entre les arbres.
En arrivant au coin de la rue Román Macaya, le 191
Ville d'ombres
tramway ralentit encore et finit par s’arrêter tout à fait. Le conducteur fit sonner sa clochette et le contrôleur me lança un regard comminatoire.
– Allez-y, petit matin. Grouillez-vous. Le numéro 32 est tout près.
Je descendis et écoutai le ferraillement du tramway bleu se perdre dans la brume. La résidence de la famille Aldaya se trouvait au carrefour, gardée par un portail en fer forgé, envahi de lierre et de ronces. On devinait, découpée entre les barreaux, une petite porte fermée par un cadenas. Sur la grille, des chiffres tarabiscotés en fer noir annonçaient le numéro 32. J’essayai d’apercevoir l’intérieur de la propriété, mais on distinguait tout juste les arêtes et les arcs d’une grosse tour noire. Une traînée de rouille saignait du trou de la serrure de la petite porte. Je m’accroupis et tentai d’avoir une vue de la cour. J’entrevis un fouillis d’herbes folles et le contour de ce qui me parût être une fontaine ou un bassin d’où émergeait une main tendue vers le ciel. Je mis quelques instants à comprendre qu’il s’agissait d’une main de pierre, et qu’il y avait d’autres membres et d’autres formes invisibles immergés dans la fontaine. Plus loin, derrière le rideau de broussailles, s’amorçait un escalier de marbre brisé, couvert de décombres et de feuilles mortes. La fortune et la gloire des Aldaya avaient tourné depuis longtemps. Cet endroit était un tombeau.
Je revins sur mes pas pour jeter un coup d’œil sur l’aile sud de la maison. De là, je pouvais obtenir une vision plus claire d’une des tours de la villa. A cet instant, j’avisai la silhouette d’un individu à l’air famélique affublé d’une blouse bleue, qui brandissait un balai avec lequel il martyrisait les feuilles mortes du trottoir ; il m’observait d’un œil méfiant, et je supposai qu’il s’agissait du concierge d’une des 192
L’ombre du vent
propriétés avoisinantes. Je lui souris comme seul sait le faire quelqu'un qui a passé d'innombrables heures derrière le comptoir d'une boutique.
– Bonjour cher monsieur, commençai-je cordialement. Savez-vous si la maison des Aldaya est fermée depuis longtemps ?
Le petit homme me regarda comme si je l'avais interrogé sur la quadrature du cercle. Il porta à son menton deux doigts dont la couleur jaune laissait supposer une faiblesse pour les Celtas sans filtre. Je regrettai de ne pas en avoir un paquet sur moi pour me ménager ses bons offices. Je fouillai mes poches à la recherche d'une offrande propitiatoire.
– Depuis au moins vingt ou vingt-cinq ans, et pourvu que ça continue, dit le concierge du ton neutre et docile des gens condamnés à servir en courbant l'échine.
– Vous êtes ici depuis longtemps ?
Le petit homme hocha la tête affirmativement.
– Je suis au service des Miravell depuis 1920.
– Vous n'auriez pas une idée de ce qu'est devenue la famille Aldaya ?
– Eh bien, comme vous devez le savoir, ils ont eu plein de problèmes sous la République. Qui sème le vent... Moi, je sais seulement ce que j'ai entendu dire chez les Miravell qui, avant, étaient des amis de la famille. Je crois que le fils aîné, Jorge, est parti à l'étranger, en Argentine. On dit qu'ils avaient des usines, là-bas. Des gens pleins de fric. Ceux-là retombent toujours sur leurs pattes. Vous auriez pas une sèche, par hasard ?
– Malheureusement non, mais je peux vous offrira Sugus, dont il est prouvé qu'il contient autant de nicotine qu'un Montecristo, et en plus un tas de vitamines.
193
Ville d'ombres
Le concierge fronça les sourcils, quelque peu incrédule, mais accepta. Je lui tendis le Sugus au citron que m’avait donné Fermín une éternité plus tôt et que je venais de découvrir dans la doublure de ma veste. J'espérai qu'il n'avait pas ranci.
– C'est bon, apprécia le concierge en savourant le caramel caoutchouteux.
– Vous mastiquez l'orgueil de l'industrie nationale de la confiserie. Le Généralissime en mange toute la journée. Et dites-moi, avez-vous entendu parler de la fille des Aldaya, Penélope ?
Le concierge s'appuya sur son balai pour prendre la posture du penseur de Rodin debout.
– Vous devez faire erreur. Les Aldaya n'avaient pas de filles. Seulement des garçons.
– Vous en êtes sûr ? On m'a dit que vers 1919
vivait dans cette maison une jeune fille nommée Penélope Aldaya, probablement la sœur de ce Jorge.
– C'est possible, mais comme je vous l'ai dit, moi je ne suis ici que depuis 1920.
– Et à qui appartient la maison, aujourd'hui ?
– D'après ce que je sais, elle est toujours à vendre. On a bien parlé de la démolir pour construire un collège... A mon avis, c'est la meilleure solution. La raser jusqu'aux fondations.
– Pourquoi dites-vous ça ?
Le concierge prit un air confidentiel. Son sourire révéla qu'il lui manquait au moins quatre dents du haut
– Ces gens, les Aldaya... Ils étaient pas clairs Vous êtes sûrement au courant.
– Je crains que non. Au courant de quoi ?
– Bah, des ragots, et tout ça. Moi, je ne crois pas à ce genre d'histoires, bien sûr, mais paraît-il que là-
dedans, y en a plus d'un qui a fait dans son froc.
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L’ombre du vent
– Ne me dites pas que la maison est hantée, rétorquai-je en réprimant un sourire.
– Vous pouvez rigoler. Seulement il n'y a pas de fumée sans feu.
– Vous avez vu quelque chose ?
– Ce qu'on appelle vu, non. Mais j'ai entendu.
– Vous avez entendu ? Quoi ?
– Eh bien, il y a longtemps, une nuit que j'accompagnais Joanet à l'intérieur, parce qu'il avait insisté, bien sûr, vu que moi j'avais rien à y faire... j'ai entendu, comme je vous ai dit, quelque chose d'étrange. Des espèces de gémissements.
Le concierge m'offrit une imitation du bruit en question, qui me parut ressembler au halètement d'un phtisique tentant de chanter une tyrolienne.
– Ca devait être le vent, suggérai-je.
– Que vous dites ! Mais moi, ça m'a donné la chaire de poule, j’vous jure. Dites donc, vous auriez pas un autre caramel ?
– Acceptez une pastille Juanola. C’est très tonifiant, après un bonbon.
– Donnez toujours, se résigna le concierge en ouvrant la main.
Je lui donnai toute la boîte. Le coup de fouet du réglisse vint à point pour lui humecter la langue et faciliter le récit de cette rocambolesque histoire de la villa Aldaya.
– De vous à moi, c'est une drôle d'affaire. Un jour Joanet, le fils aîné des Miravell, un malabar deux fois grand comme vous (il est dans la sélection nationale de handball, c’est tout dire)… enfin, des copains à lui avaient entendu parler de la maison des Aldaya, et ils lui monté le bourrichon. Et lui, à son tour, il m’a embobiné et m'a persuadé de l'accompagner, parce ce qu’il avait beau causer et causer, il osait pas y entrer seul. Vous les connaissez, 195
Ville d'ombres
ces gosses de riches. Il voulait absolument aller là-
dedans la nuit pour faire le faraud devant sa petite amie, mais c'est tout juste s'il m'a pas fait pipi dessus.
Parce que vous voyez la maison de jour, mais la nuit c'est une autre paire de manches. Toujours est-il que Joanet dit qu'il est monté au deuxième étage (vu que moi, j'avais refusé d'entrer, vous comprenez, ça n'était pas légal, même si la maison était abandonnée depuis au moins dix ans) et qu'il y avait quelque chose là-haut. Il lui a semblé entendre comme une voix dans une chambre, mais quand il a voulu y entrer, la porte lui a claqué au nez. Vous imaginez ?
– C'était peut-être un courant d'air ?
– Ou autre chose, assura le concierge, en baissant la voix. Ils l'ont dit l'autre jour à la radio : le monde est plein de mystères. Figurez-vous qu'ils ont découvert le vrai saint suaire en plein centre de Sardanyola. Il était cousu derrière un écran de cinéma, pour le cacher aux musulmans qui veulent s’en servir pour prouver que Jésus-Christ était un nègre. Vous vous rendez compte ?
– Ça me laisse sans voix.
– C'est bien ce que je disais. Un tas de mystères.
On devrait démolir cette maison et répandre de la chaux sur le terrain.
Je r emerciai M. Remigio pour tous ces renseignements et m'apprêtai à redescendre l'avenue jusqu'à San Gervasio. Je levai les yeux et vis que la colline du Tibidabo émergeait de la nuit au milieu de nuages noirs. J’eus soudain envie de prendre le funiculaire pour monter jusqu’au parc d’attractions qui se trouve au sommet et me perdre au milieu de ses manèges et de ses stands d'automates, mais j'avais promis d'être à l'heure à la librairie. En retournant à la station de métro, j'imaginai Julián Carax descendant le même trottoir, contemplant les 196
L’ombre du vent
mêmes façades solennelles à peine changées parle le temps, avec leurs escaliers et leurs jardins ornés de statues, attendant peut-être le même tramway bleu qui se hissait vers le ciel. Parvenu au bas de l'avenue, je sortis la photographie de Penélope Aldaya souriant dans la cour de la demeure familiale. Dans ses yeux on pouvait lire une âme pure. Ils annonçaient déjà l'époque où elle écrirait : « Elle t'aime, Penélope. »
J'imaginai Julián Carax à mon âge, tenant cette photo dans ses mains, peut-être à l'ombre de l'arbre qui m'abritait en ce moment. Je crus presque le voir, contemplant un avenir aussi vaste et clair que cette avenue, et je pensai un instant que les seuls fantômes qui rôdaient en ce lieu étaient ceux de l'absence et de la disparition, que cette clarté qui me souriait était factice et ne durerait que le temps de mon regard, quelques secondes à peine.
5
A mon retour, je constatai que Fermín ou mon père avait déjà ouvert la librairie. Je montai à l'appartement pour manger rapidement un morceau.
Mon père avait laissé du pain grillé, de la confiture et un thermos de café sur la table de la salle à manger.
Je me servis largement et redescendis au bout de dix minutes. J’entrai dans la librairie par la porte de 197
Ville d'ombres
l’arrière-boutique qui donnait dans le vestibule de l'immeuble et pris dans mon placard la blouse que je portais pendant mes heures de travail pour protéger mes vêtements de la poussière des cartons et des étagères. Dans le fond du placard, je conservais une boîte de fer-blanc qui sentait encore les biscuits de Camprodón. J'y rangeais toutes sortes de bricoles inutiles mais dont j'étais incapable de me séparer : montres et porte-plume hors d'usage, monnaies sans valeur, figurines de plomb, billes, douilles de balles ramassées dans le parc du Labyrinthe et vieilles cartes postales de la Barcelone du début du siècle. Au milieu de tout ce fatras surnageait le coin de journal sur lequel Isaac Monfort m'avait noté l'adresse de sa fille Nuria, la nuit où je m'étais rendu au Cimetière des Livres Oubliés pour y cacher L'Ombre du Vent. Je l'étudiai à la lumière poussiéreuse qui passait entre les étagères et les cartons empilés. Je refermai le couvercle et glissai l'adresse dans la poche de mon porte-monnaie. J'entrai dans la boutique, décidé à m'occuper l'esprit et les mains au premier travail banal qui se présenterait.
– Bonjour, annonçai-je.
Fermín classait le contenu de plusieurs cartons envoyés par un collectionneur de Salamanque, et mon père se décarcassait à déchiffrer le catalogue allemand d’une apocryphe luthérienne qui portait un nom de charcuterie fine.
– Et meilleure après-midi encore, fredonna en écho Fermín, allusion voilée à mon rendez-vous avec Bea.
Je ne lui donnai pas le plaisir d'une réponse et résolus d'affronter l'inévitable corvée mensuelle qui consistait à mettre à jour le livre de comptes, en comparant reçus et bordereaux d'expédition, recettes et dépenses. La radio berçait notre paisible 198
L’ombre du vent
monotonie en nous gratifiant d'une sélection des meilleures chansons qui avaient marqué la carrière d'Antonio Machin, très en vogue à l'époque. Les rythmes des Caraïbes énervaient passablement mon père, mais il les supportait parce que Fermín y retrouvait sa Cuba tant regrettée. La scène se répétait chaque semaine : mon père faisait la sourde oreille, et Fermín se dandinait au rythme du danzón, ponctuant les intermèdes publicitaires d'anecdotes sur ses aventures à La Havane. La porte de la boutique était ouverte et laissait entrer une suave odeur de pain frais et de café qui invitait à l'optimisme. Un moment passa, et notre voisine Merceditas, qui revenait du marché de la Boqueriá, s'arrêta devant la vitrine et passa la tête.
– Bonjour, monsieur Sempere, chantonna-t-elle.
Mon père lui sourit en rougissant. J'avais l'impression que la Merceditas lui plaisait, mais que son éthique d'ermite l'obligeait à garder un silence inébranlable. Fermín l'observait à la dérobée, visage réjoui, continuant à se trémousser en douceur, comme si un chou à la crème venait d'apparaître à la porte. Merceditas ouvrit un sac en papier et nous offrit trois pommes luisantes. Je me dis qu'elle devait avoir en tête l'idée de travailler, elle aussi, à la librairie, et qu'elle ne faisait pas beaucoup d'efforts pour cacher l'antipathie que Fermín, l'usurpateur, semblait lui inspirer.
– Regardez comme elles sont belles. En les voyant, je me suis dit : ça, c'est pour les messieurs Sempere, minauda-t-elle. Parce que je sais que vous autres intellectuels, vous adorez les pommes, comme Isaac Poirier.
– Isaac Newton, petit bouton de giroflée, s'empressa de rectifier Fermín.
Merceditas lui lança un coup d'œil assassin.
199
Ville d'ombres
– Celui-là, faut toujours qu'il fasse l'intéressant.
Vous devriez plutôt me remercier d'en avoir aussi apporté une pour vous, parce que tout ce que vous mériteriez, c'est un citron...
– Ah ! l'offrande du fruit du péché originel que me font vos mains pures m'enflamme comme de l'étoupe...
– Fermín, je vous en prie, coupa mon père.
– Oui, monsieur Sempere, obéit Fermín en battant en retraite.
Merceditas allait répliquer à Fermín quand un grand remue-ménage se fit entendre dehors. Aussitôt en alerte; nous nous tûmes. Des cris d'indignation s'élevaient, et un flot de protestations confuses se répandait
dans
la
rue.
Merceditas
regarda
prudemment à l'extérieur. Nous vîmes courir plusieurs commerçants effrayés, blêmes. Ils furent bientôt suivis de M. Anacleto Olmo, locataire de l'immeuble et porte-parole officieux de l'Académie Royale de la Langue à tous les étages. M. Anacleto était professeur de lycée, licencié en littérature espagnole et humanités, et partageait le premier appartement du deuxième étage avec sept chats.
Dans les moments de liberté que lui laissait son enseignement, il rédigeait des textes de couverture pour une prestigieuse maison d'édition, et la rumeur disait qu'il composait des vers érotiques décadents publiés sous le pseudonyme de Rodolfo Pitón. Dans les rapports personnels M. Anacleto était un homme affable et charmant, mais en public il se sentait obligé d'assumer le rôle du rhapsode et affectait d'employer un langage tout droit venu du Siècle d'or, qui lui avait valu le sobriquet de Gongorino.
Ce matin-là, le professeur était écarlate d'émotion, et ses mains tremblaient presque en 200
L’ombre du vent
étreignant sa canne d'ivoire. Nous le regardâmes tous les quatre, intrigués.
– Que se passe-t-il, monsieur Anacleto ?
questionna mon père.
– Dites-nous que Franco est mort ! lança Fermín, plein d'espoir.
– Taisez-vous, animal, lui intima Merceditas. Et laissez causer monsieur le professeur.
M. Anacleto inspira profondément, puis, recouvrant ses esprits, se mit en devoir de nous relater les événements avec sa majesté coutumière.
– Mes amis, la vie est un drame, et même les plus nobles créatures du Seigneur doivent goûter au fiel d'un destin capricieux et obstiné. Hier, aux petites heures de la nuit, alors que la ville dormait de ce sommeil si mérité des populations laborieuses, M.
Federico Flaviá i Pujades, cet honorable citoyen qui a tant contribué à la prospérité et au bien-être de ce quartier
dans
son
rôle
d'horloger
et
dont
l'établissement se trouve à trois portes de celui-ci, votre librairie, a été arrêté par les forces de sécurité de l'État.
Je sentis mon cœur se glacer.
– Jésus Marie Joseph ! s'exclama Merceditas.
Fermín soupira, déçu, puisque à l'évidence le chef de l'État continuait de jouir d'une excellente santé. M. Anacleto, désormais tout à son sujet, emplit ses j poumons et s'apprêta à poursuivre.
– A ce qu'il semble, et si j'en crois le récit digne de foi qui m'a été fait par des sources proches de la Direction générale de la police, deux membres de la Brigade Criminelle de haut rang et en civil ont surpris M. Federico peu après minuit déguisé en femme et en train de chanter des chansons paillardes sur la scène d’un lieu mal famé de la rue Escudillers, pour le plus grand bénéfice d'une audience composée de débiles 201
Ville d'ombres
mentaux. Ces créatures oubliées de Dieu, qui s'étaient enfuies le même soir de l'hospice d'un ordre religieux, avaient baissé leurs pantalons et, emportées par la frénésie du spectacle, se livraient à des danses obscènes, la bave aux lèvres et les parties intimes à l'air dans un état de turgescence que la décence m'interdit de décrire.
Merceditas se signa, bouleversée par la tournure scabreuse que prenait l'affaire.
– Les mères de certains de ces pauvres innocents, informées du forfait, ont porté plainte pour scandale public et attentat à la pudeur la plus élémentaire. La presse, qui se repaît du malheur et de l'opprobre, n'a pas tardé à flairer la charogne et, grâce aux procédés d'un indicateur professionnel, quarante minutes ne s'étaient pas écoulées depuis l'entrée en scène des représentants de l'autorité que Kiko Calabuig, reporter au journal El Caso et plus connu sous le nom de Fouillemerde, s'est présenté dans lesdits lieux afin de réunir le maximum de détails pour sa chronique avant le bouclage de l'édition de ce matin, chronique dans laquelle, dois-je le préciser, il qualifie, avec la plus grossière goujaterie et en titres de corps vingt-quatre, le spectacle ainsi offert de dantesque et répugnant.
– C'est incroyable, dit mon père. Il semblait pourtant que M. Federico s'était amendé.
Don Anacleto acquiesça avec une véhémence pastorale.
– C'est vrai, mais n'oubliez pas le proverbe, patrimoine et porte-parole de nos sentiments les plus profonds : la caque sent toujours le hareng et l'homme ne vit pas salement de bromure. Mais vous n'avez pas encore entendu le pire.
202
L’ombre du vent
– Abrégez, je vous en prie, protesta Fermín, parce qu'avec tous vos envols métaphoriques vous allez par me donner la colique.
– Ne faites pas attention à cet animal, monsieur le professeur, s'interposa Merceditas, moi j'aime beaucoup comme vous causez. On dirait les Actualités du cinéma.
– Merci, ma fille, mais je ne suis qu'un humble enseignant. Donc je vais au fait, sans détour, préambule ni fioritures. Il semble que l'horloger, qui au moment de son arrestation se produisait sous le nom de scène de La Niña de los Peines, a déjà été arrêté dans des circonstances similaires en plusieurs occasions qui figurent dans les annales criminelles des gardiens de la paix.
– Dites plutôt des malfrats galonnés, cracha Fermín.
– Je ne me mêle pas de politique. Mais je puis vous dire qu'après l'avoir descendu de scène à coups de bottes bien ajustés, ils l'ont conduit au commissariat de la rue Layetana. En d'autres circonstances et la chance aidant, les choses ne seraient probablement pas allées plus loin que quelques claques et/ou vexations sans gravité, mais un funeste coup du sort a fait que, hier soir, le célèbre inspecteur Fumero se trouvait là.
– Fumero, murmura Fermín, qui, à la seule, mention de sa Némésis, fut pris d'un tremblement nerveux.
– Lui-même. Comme je le disais, le champion de la sécurité de cette cité, revenant tout juste d'une rafle
triomphale dans un tripot illégal de paris sur les course de cafards sis rue Vigatans, a été mis au courant des faits par la mère éplorée D'un des dévoyés de l'hospice, cerveau présumé de leur fugue, Pepet Guardiola. Là-dessus, le célèbre inspecteur, 203
Ville d'ombres
qui, semble-t-il, s'était envoyé derrière la cravate douze cafés arrosés d'anis depuis le dîner, a décidé de prendre l'affaire en main. Après avoir étudié les circonstances aggravantes du délit, Fumero a notifié au sergent de garde qu'une telle (et malgré la présence D'une demoiselle, je cite le vocable dans sa plus stricte littéralité à cause de sa valeur documentaire dans mon exposé des faits) tantouzerie méritait un châtiment exemplaire et que l'horloger (entendez M. Federico Flaviá i Pujades, célibataire et natif de la localité de Ripollet) devait, pour son bien et celui de l'âme immortelle des garnements mongoloïdes dont la présence dans l'affaire était accessoire mais déterminante, passer la nuit dans la cellule commune des sous-sols de l'institution en compagnie d'une assemblée choisie de voyous.
Comme vous le savez probablement, ladite cellule est célèbre dans l'élément criminel pour ses conditions sanitaires inhospitalières et précaires, et l'intrusion d'un citoyen respectable au milieu DE ses hôtes habituels y est toujours un motif d'allégresse par ce qu'elle comporte de ludique et d'inédit dans la monotonie de la vie carcérale.
Arrivé à cet endroit de son récit, M. Anacleto procéda à une brève mais saisissante description du caractère de LA victime, par ailleurs bien connu de tous.
– Point n'est nécessaire de vous le rappeler, M.
Flaviá i Pujades est doté d'une personnalité fragile et délicate, pétrie de bonté et de charité chrétienne. Si une mouche vient à se glisser dans l'horlogerie, il ne la tue pas à coups de tapette, mais ouvre grandes les fenêtres pour que l’insecte, créature du Seigneur, soit restitué par le courant d'air à l'écosystème. M.
Federico, je l'atteste, est un homme de foi, pieux et très présent dans les activités de la paroisse, mais qui, 204
L’ombre du vent
hélas, a dû affronter toute sa vie un ténébreux appel du vice qui l'a jeté plus d'une fois dans la rue déguisé en femme. Son habileté à réparer aussi bien les montres que les machines à coudre a toujours été proverbiale, et sa personne était appréciée de tous ceux qui le connaissaient, même si certains ne voyaient pas d'un bon œil ses occasionnelles escapades nocturnes avec perruque, peignes et robes à pois.
– Vous parlez de lui comme s'il était mort, risqua Fermín, consterné.
– Mort, non, grâce à Dieu.
Je respirai, soulagé. M. Federico vivait avec une mère octogénaire et sourde comme un pot, connue dans le quartier sous le nom de La Pépita et célèbre pour ses flatuosités qui faisaient chuter de son balcon les moineaux étourdis par leur force cyclonique.
– La Pépita, poursuivit le professeur, était loin d'imaginer que son Federico avait passé la nuit dans une cellule immonde, où un orphéon de maquereaux et de virtuoses du couteau lui avait arraché un à un ses falbalas de cocotte pour lui faire subir les derniers outrages pendant que les autres prisonniers chantaient joyeusement en chœur : « Pédé, pédé, bouffe ta merde de pédé. »
Un silence sépulcral s'installa entre nous.
Merceditas sanglotait. Fermín voulut la consoler en la prenant dans ses bras, mais elle se cabra sauvagement.
205
Ville d'ombres
6
– Imaginez le tableau, conclut M. Anacleto à la consternation générale.
L’épilogue n'était pas plus réconfortant. A la mi-journée, un fourgon gris de la préfecture avait jeté M.
Federico devant la porte de son domicile.
Ensanglanté, les vêtements en loques, il avait perdu sa perruque et tous ses bijoux fantaisie. On lui avait uriné dessus, et son visage était couvert d'hématomes et de plaies. Le fils de la boulangère l'avait trouvé recroquevillé contre le portail, tremblant et pleurant comme un enfant.
– On n'a pas le droit de faire ça, non monsieur !
commenta Merceditas plantée sur le seuil de la librairie, loin des mains de Fermín. Le pauvret, lui qui est bon comme le pain blanc et qui ne se mêle jamais des affaires des autres. Et si ça lui plaît de s'habiller en pharaone et d'aller pousser la chansonnette ? Qui ça gêne ? Les gens sont vraiment méchants.
M. Anacleto se taisait, les yeux baissés.
– Méchants, non, rectifia Fermín. Imbéciles, ce qui n’est pas la même chose. La méchanceté suppose une détermination morale, une intention et une certaine réflexion. L'imbécile, ou la brute, ne s'attarde pas à réfléchir ou à raisonner. Il agit par instinct, comme un boeuf de labour, convaincu qu'il fait le bien, qu'il a toujours raison, et fier d'emmerder, sauf 206
L’ombre du vent
votre respect, tout ce qu'il voit différer de lui, que ce soit par la couleur, la croyance, la langue, la nationalité ou, comme dans le cas de M. Federico, la manière de se distraire. En fait, le monde aurait besoin de plus de gens vraiment méchants et de moins de simples crétins...
– Ne dites pas de sottises, l’interrompit Merceditas. Le monde, il a surtout besoin d'un peu plus de charité chrétienne et de moins d'hypocrites.
On dirait que ce pays est peuplé de cafards. C'est tout le temps fourré à la messe, mais ça se fiche bien de Notre-Seigneur Jésus.
– Merceditas, laissons de côté l'industrie du missel, elle est une partie du problème, pas sa solution.
– Dites voir, monsieur l'athée, vous qui êtes si savant : qui c'est donc qui vous a fait, hein ?
– Allons, ne vous battez pas, intervint mon père.
Et vous, Fermín, allez plutôt faire un tour chez M.
Federico, pour voir s'il a besoin de quelque chose, s'il veut qu'on aille à la pharmacie ou qu'on lui fasse des courses.
– Oui, monsieur Sempere. J'y vole. Vous me connaissez, argumenter a toujours été mon point faible.
– Votre point faible, c'est votre absence de vergogne et votre grossièreté, rétorqua Merceditas.
Blasphémateur. Faudrait qu'on vous nettoie l'âme à l'eau de Javel.
– Écoutez, Merceditas, c'est bien parce que je vous considère comme une bonne personne (même si vous êtes un peu limitée côté intelligence et d'une ignorance crasse) et parce que nous devons mobiliser tous nos efforts face à une urgence sociale prioritaire dans le quartier, sinon je vous aurais éclairée sur quelques points importants.
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Ville d'ombres
– Fermín ! clama mon père.
Fermín se tut et sortit en courant. Merceditas le suivit des yeux d'un air réprobateur.
– Un jour ou l'autre, cet homme vous causera des ennuis, croyez-moi. Il doit être au moins anarchiste, franc-maçon et même juif. Avec le pif qu'il a...
– Ne le prenez pas au sérieux. Il a seulement l'esprit de contradiction.
Merceditas, butée, hocha négativement la tête.
– C'est pas tout ça, faut que je vous quitte, je suis débordée, moi, et j'ai pas de temps à perdre. A la prochaine.
Nous acquiesçâmes avec déférence et la regardâmes l'éloigner, martelant la rue de ses talons vengeurs. Mon père respira profondément, comme s'il voulait s'imprégner de la paix retrouvée. Près de lui, M. Anacleto était blême et défait, le regard triste et automnal.
– Ce pays est foutu, dit-il, abandonnant d'un coup toute faconde oratoire.
– Allons, reprenez-vous, monsieur Anacleto. Les choses ont toujours été comme ça, ici et partout. Il y a des hauts et des bas, et quand on est en bas on voit tout en noir. Mais M. Federico va se remettre, il est bien plus solide qu'on ne le croit.
Le professeur refusait de se rendre.
– C'est comme la marée, disait-il, effondré. Je parle de la barbarie. Elle s'en va et on se croit sauvé, mais elle revient toujours, oui, toujours... Et elle vous submerge. Je constate cela sans arrêt au lycée. Grand Dieu ! Des singes, oui, voilà ce que j'ai dans mes cours. Darwin était un rêveur, je vous assure. Ni évolution, ni extinction. Pour un qui raisonne, je dois me taper neuf orangs-outangs.
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L’ombre du vent
Nous
nous
contentâmes
d'approuver
docilement. Le professeur nous adressa un salut et partit, tête basse et cinq ans plus vieux que quand il était entré. Mon père soupira. Nous nous regardâmes un instant, sans savoir que dire. Je me demandai si je devais lui parler de la visite de l'inspecteur Fumero.
Ce devait être un avertissement, un coup de semonce.
Fumero s'était servi du pauvre M. Federico comme d'un télégramme.
– Quelque chose ne va pas, Daniel ? Tu es blanc comme un linge.
Je soupirai et, les yeux au sol, j'entrepris de lui conter l'incident de la veille et les insinuations de l'inspecteur Fumero. Mon père m'écoutait en refoulant la colère qui brûlait dans son regard.
– C'est ma faute, dis-je. J'aurais dû en parler avant...
– Non. Tu ne pouvais pas savoir, Daniel.
– Pourtant...
– Sors-toi ça de la tête. Et pas un mot à Fermín.
Dieu sait comment il réagirait, s'il savait que cet individu est de nouveau sur sa trace.
– Mais nous devons agir.
– Nous devons faire en sorte qu'il ne se jette pas dans la gueule du loup.
J’acquiesçai, guère convaincu, et me disposai à poursuivre la tâche commencée par Fermín, tandis que mon père retournait à sa correspondance. Entre deux paraphes, il me lançait des regards à la dérobée.
Je fis semblant de ne pas m'en apercevoir.
– Comment ça s'est passé hier, avec le professeur
Velázquez ?
Bien ?
questionna-t-il,
soucieux de changer de sujet
– Oui. Il a été satisfait des livres. Il m'a dit qu'il cherchait un recueil de lettres de Franco.
209
Ville d'ombres
– Le Tueur de Maures. Mais il est apocryphe…
Une farce de Madariaga. Qu'est-ce que tu lui as dit ?
– Que nous nous en occupions et lui donnerions des nouvelles avant quinze jours.
– Tu as bien fait. Nous mettrons Fermín sur l'affaire et le lui vendrons à prix d'or.
J'approuvai.
Nous
poursuivîmes
notre
apparente routine. Mon père continuait de me regarder. Nous y voilà, pensai-je.
– Hier, une jeune fille très sympathique est passée. Fermín dit que c'est la sœur de Tomás Aguilar ?
– Oui.
Mon père hocha la tête d'un air entendu. Il m'accorda une minute de répit avant de revenir à l'attaque, en semblant, cette fois, se rappeler soudain quelque chose.
– Écoute, Daniel, la journée s'annonce calme, et tu as peut-être envie de te libérer pour t'occuper de toi et de tes affaires. D'ailleurs, je trouve que, depuis quelque temps, tu travailles trop.
– Ne t'inquiète pas pour moi, merci.
– Je pensais même laisser la boutique à Fermín et aller au Liceo avec Barceló. Cette après-midi on joue Tannhäuser, et il m'a invité, parce qu'il a plusieurs fauteuils d'orchestre.
Il affectait de lire le courrier. C'était un très mauvais acteur.
– Et depuis quand aimes-tu Wagner ?
Il haussa les épaules.
– A cheval donné... Et puis, avec Barceló, l’opéra qu’on joue n'a pas d'importance, vu qu'il passe toute la représentation à commenter le jeu des acteurs et critiquer les costumes et le tempo. Il me parle souvent de toi. Tu devrais passer le voir à son magasin.
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L’ombre du vent
– J'irai un de ces jours.
– Alors, si tu es d'accord, nous laisserons Fermín à la barre, et nous irons nous distraire un peu, ça ne nous fera pas de mal. Et si tu as besoin d'un peu d'argent...
– Papa, Bea n'est pas ma petite amie.
– Et qui parle de petite amie ? Personne à part toi. Donc, si tu en as besoin, puise dans la caisse, mais laisse une note pour que Fermín n'ait pas de mauvaise surprise à la fin de la journée.
Sur ces mots, feignant de s'intéresser à autre chose, il disparut dans l'arrière-boutique en souriant d'une oreille à l'autre. Je consultai la pendule. Il était dix heures et demie du matin. J'avais rendez-vous avec Bea dans la cour de l'Université à cinq heures, et, bien malgré moi, la journée menaçait d'être aussi longue que Les Frères Karamazov.
Peu de temps après, Fermín revint de chez l'horloger. Il nous informa qu'un commando de voisines avait organisé une garde permanente pour s'occuper du pauvre M. Federico, à qui le docteur avait trouvé trois côtes cassées, des contusions multiples et une déchirure rectale digne de figurer dans un manuel de médecine.
– Il a fallu acheter quelque chose ? s'enquit mon père.
– Elles avaient déjà assez de médicaments et de pommades pour ouvrir une boutique, aussi me suis-je permis d'apporter des fleurs, un flacon d'eau de Cologne Nenuco et trois bouteilles de jus d'abricot, dont M. Federico est particulièrement friand.
– Vous avez bien fait, approuva mon père. Vous me direz ce que je vous dois. Et lui, comment l'avez-vous trouvé ?
– Réduit à un petit tas de caca, pour ne rien vous cacher. Sachez que, rien qu'à le voir recroquevillé sur 211
Ville d'ombres
son lit en gémissant qu'il voulait mourir, j'ai été pris d’une envie de tuer. Je voulais me précipiter, armé jusqu'aux dents, à la Brigade Criminelle et nettoyer à coups de tromblon une demi-douzaine de poulets, en commençant par cette pustule suppurante de Fumero.
– Fermín, l'heure n'est pas à faire des bêtises. Je vous interdis catégoriquement de bouger.
– C'est vous qui commandez, monsieur Sempere.
– Et la Pépita, comment prend-elle ça ?
– Avec une présence d'esprit exemplaire. Les voisines l'ont dopée à coups de brandy et, quand je l'ai vue, elle gisait inerte sur le canapé, où elle ronflait comme un marteau-piqueur et expulsait des vents qui trouaient la tapisserie.
– Les apparences sont parfois trompeuses.
Fermín, je vais vous demander de garder la boutique aujourd'hui, car je veux rendre visite à M. Federico, et j'ai rendez-vous ensuite avec Barceló. Et Daniel a à faire de son côté.
Je levai les yeux à temps pour surprendre le regard complice qu'échangeaient Fermín et mon père.
– Jolie paire de mères maquerelles, dis-je.
Ils riaient encore quand je sortis en crachant du feu par les naseaux.
Une brise froide et mordante balayait la rue en soulevant des traînées de vapeur. Un soleil éclatant arrachait des reflets cuivrés à l'horizon de toits et de clochers du quartier gothique. Plusieurs heures me séparaient encore du rendez-vous avec Bea, et je décidai de tenter ma chance en rendant visite à Nuria 212
L’ombre du vent
Monfort, à supposer qu’elle soit encore vivante et habite toujours à l'adresse indiquée par son père.
La place San Felipe Neri, cachée derrière les antiques murailles romaines, n'est qu'un simple répit dans le labyrinthe de rues dont est tissé le quartier gothique Les impacts de balles de mitrailleuses datant de la guerre criblaient les murs de l'église. Ce matin-là, une bande de gamins jouaient aux soldats, insouciants de la mémoire des pierres. Une jeune femme à la chevelure marquée de mèches argentées, assise sur un banc, un livre entrouvert dans les mains, les contemplait avec un sourire absent.
L'adresse de Nuria Monfort correspondait à un immeuble situé à l'entrée de la place. On pouvait encore lire la date de sa construction sur l’arc de pierre noircie qui couronnait le porche : 1801.
L'ombre dans laquelle était plongé le vestibule laissait deviner un escalier en colimaçon. Je consultai les boîtes aux lettres en fer-blanc alignées comme des alvéoles dans une ruche. Les noms des habitants figuraient sur des bouts de carton jaunâtres insérés dans des rainures.
Miquel Moliner/Nuria Monfort
3e ét. Apt a
Je montai lentement, craignant presque que tout l'immeuble ne s'écroule si je posais trop fermement les pieds sur ces marches minuscules de maison de poupée. Il y avait deux portes à chaque palier, sans numéro ni indication. Arrivé au troisième, j'en choisis une au hasard et frappai.
L'escalier sentait le moisi, la pierre en décomposition et la terre. Je frappai plusieurs fois sans obtenir de réponse. Je décidai d'essayer l'autre porte, que je heurtai trois fois du poing. A l'intérieur, on pouvait 213
Ville d'ombres
entendre une radio réglée à plein volume sur l’émission «Moments de Réflexion avec le père Martin Calzado».
La porte me fut ouverte par une dame en robe de chambre rembourrée à carreaux turquoise, des pantoufles aux pieds et un casque de bigoudis sur la tête. Dans la pénombre, j'eus l'impression de voir un scaphandrier. Derrière elle, la voix de velours du père Martin Calzado consacrait quelques commentaires aux produits de beauté Aurorín qui parrainaient l'émission, produits particulièrement appréciés des pèlerins de Lourdes et souverains contre les boutons et autres bourgeonnements disgracieux.
– Bonjour. Je cherche Mme Monfort.
– Nurieta ? Vous vous trompez de porte, jeune homme. C'est en face.
– Excusez-moi. J'ai frappé, mais personne n'a répondu.
– Vous n'êtes pas un créancier ? demanda abruptement la voisine, avec la méfiance due à une longue expérience.
– Non. Je viens de la part du père de Mme Monfort.
– Ah bon ! Nurieta est en bas, elle lit. Vous ne l'avez pas aperçue en montant ?
Redescendu dans la rue, je vis que la femme aux cheveux argentés qui avait un livre dans les mains était toujours à la même place, sur le banc. Je l'observai avec attention. Nuria Monfort était une femme plus que séduisante, dont les formes semblaient modelées pour des gravures de mode et des photos artistiques, et dont les yeux restaient pleins de jeunesse. Je lui donnai la quarantaine, en me fondant sur les mèches de cheveux argentées et les lignes altérant un visage qui, dans la pénombre, aurait pu passer pour avoir dix ans de moins.
214
L’ombre du vent
– Madame Monfort ?
Elle me regarda comme si elle se réveillait d’une transe, sans me voir.
– Mon nom est Daniel Sempere. Votre père m’a donné votre adresse il y a quelques jours et m'a dit que vous pourriez peut-être me parler de Julián Carax En entendant ces mots, toute expression de rêverie disparut de son visage. Je devinai qu'il eût été habile de ne pas mentionner son père.
– Qu'est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle d'un air soupçonneux.
Je sentis que si je ne gagnais pas sa confiance sur-le-champ, je perdrais toutes mes chances. La seule carte que je pouvais jouer était de dire la vérité.
– Permettez-moi de m'expliquer. Il y a huit ans, presque par hasard, j'ai trouvé dans le Cimetière des Livres Oubliés un roman de Julián Carax que vous y aviez caché dans le but d'éviter qu'un homme qui se fait appeler Laín Coubert ne le détruise.
Elle me regarda fixement, immobile, comme si elle craignait que le monde ne s'écroule autour d'elle.
– Je ne vous prendrai que quelques minutes, ajoutai-je. Je vous le promets.
Elle acquiesça, résignée.
– Comment va mon père ? demanda-t-elle, en fuyant mon regard.
– Bien. Il vieillit. Vous lui manquez beaucoup.
Nuria Monfort laissa échapper un soupir que je ne sus pas déchiffrer.
– Il vaut mieux que vous montiez chez moi. Je ne veux pas parler de ça dans la rue.
215
Ville d'ombres
7
Nuria Monfort vivait dans l'ombre. Un étroit couloir amenait à une salle de séjour qui servait à la fois de cuisine, de bibliothèque et de bureau. Au passage, je pus entrevoir une chambre à coucher modeste, sans fenêtres. C'était tout. Le reste du logis se limitait à un cabinet de toilette minuscule, sans douche ni robinet, par lequel pénétraient toutes sortes d'odeurs, de celles des cuisines du bar situé sous l'appartement aux relents de tuyauteries et de canalisations vieilles d'environ un siècle. Ce logement demeurait dans une perpétuelle pénombre, îlot d'obscurité entre des murs dont la peinture s'était effacée. Il sentait le tabac brun, le froid et l'absence.
Nuria Monfort m'observait tandis que je feignais de ne pas prêter attention à l’état d’abandon de son gîte.
– Je descends lire dehors parce qu'il n'y a presque pas de lumière ici. Mon mari m'a promis de m'offrir une lampe quand il rentrera.
– Votre mari est en voyage ?
– Miquel est en prison.
– Pardonnez-moi, je ne savais pas...
– Vous n'aviez aucune raison de savoir. Je n'ai pas honte de le dire, parce que mon mari n'est pas un criminel. La dernière fois qu'ils l'ont emmené, c'était pour avoir imprimé des tracts du syndicat de la 216
L’ombre du vent
métallurgie. Ça fait maintenant deux ans. Les voisins le croient en Amérique. Mon père ne sait rien non plus, et je n'aimerais pas qu'il soit au courant.
– Soyez tranquille. Ce n'est pas de moi qu'il l’apprendra, la rassurai-je.
Un silence tendu s'installa, et je pensai qu'elle voyait en moi un espion d'Isaac.
– Ce doit être dur de tenir le coup toute seule, dis-je bêtement, pour remplir ce vide.
– Ce n'est pas facile. Je m'en sors comme je peux grâce aux traductions, mais avec un mari en prison, ça ne suffit pas. Les avocats m'ont saignée à blanc et je suis endettée jusqu'au cou. Traduire rapporte presque aussi peu qu'écrire.
Elle m'observa comme si elle attendait une réponse. Je me bornai à sourire docilement.
– Vous traduisez des livres ?
– Non, plus maintenant. Je traduis des formulaires, des contrats et des documents de douane, c'est beaucoup mieux payé. Traduire de la littérature rapporte des clopinettes, même si c'est un peu plus rémunérateur que d'en écrire. Les voisins ont tenté de me faire partir à plusieurs reprises. Sous prétexte que je suis en retard pour payer les charges.
Pensez donc, je parle plusieurs langues et je porte un pantalon. Il y en a qui m'accusent de tenir ici une maison de rendez-vous. Si au moins c'était vrai...
J'espérai que, dans l'ombre, elle ne me verrait pas rougir.
– Excusez-moi. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. Je vous choque.
– C'est ma faute. C'est moi qui vous ai questionnée.
Elle éclata d'un rire nerveux. La solitude qui se dégageait de cette femme était dévorante.
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Ville d'ombres
– Vous ressemblez un peu à Julián, dit-elle soudain. Dans la manière de regarder et de se tenir. Il faisait comme vous. Il se taisait, en vous regardant sans qu'on puisse savoir ce qu'il pensait, et moi, comme une idiote, je lui racontais des choses que j'aurais mieux fait de garder pour moi... Je peux vous offrir quelque chose ? Un café au lait ?
– Non, merci. Je ne veux pas vous déranger.
– Vous ne me dérangez pas. J'allais en faire un pour moi.
Quelque chose me fit subodorer que ce café au lait constituait tout son repas de midi. Je déclinai de nouveau l'invite, et je la vis se diriger vers un coin de la pièce où se trouvait un petit réchaud électrique.
– Installez-vous confortablement, dit-elle, dos tourné.
Je regardai autour de moi et me demandai comment procéder. Nuria Monfort travaillait sur un bureau qui occupait l'angle de la pièce près du balcon.
Une machine à écrire Underwood était posée à côté d'une petite applique et d'une étagère pleine de dictionnaires et de manuels. On ne voyait aucune photo de famille, mais le mur faisant face au bureau était tapissé de cartes postales, représentant toutes un pont que je me rappelais avoir vu quelque part, mais sans pouvoir l’identifier, peut-être à Paris ou à Rome. Devant ce mur, le bureau respirait une propreté et une méticulosité quasi obsessionnelles.
Les crayons étaient taillés et alignés à la perfection.
Les feuilles de papier et les dossiers étaient disposés en trois rangées symétriques. Quand je me retournai, je me rendis compte que Nuria Monfort m'observait depuis le seuil du couloir. Elle me contemplait en silence, comme on regarde des étrangers dans la rue ou le métro. Elle alluma une cigarette et resta immobile, le visage voilé par les volutes de fumée 218
L’ombre du vent
bleue. Je pensai que Nuria Monfort distillai, bien malgré elle, des effluves de femme fatale, du genre de celles qui enflammaient Fermín quand elles lui apparaissaient dans le brouillard d'une gare de Berlin, nimbées des halos d'une lumière impossible ; et que, peut-être, cette allure la déprimait.
– Il n'y a pas grand-chose à raconter, commença, t-elle. J'ai connu Fermín à Paris, il y a plus de vingt ans. Je travaillais alors pour les éditions Cabestany, M. Cabestany avait acquis les droits des romans de Julián pour quatre sous. J'avais d'abord été affectée au service administratif, mais quand M.
Cabestany a appris que je parlais français, italien et un peu allemand, il m'a chargée des contrats et a fait de moi sa secrétaire particulière. Mes fonctions incluaient la correspondance des auteurs et des éditeurs étrangers avec lesquels la maison entretenait des relations, et c'est ainsi que je suis entrée en contact avec Julián Carax.
– Votre père m'a dit que vous étiez bons amis.
– Mon père a dû vous dire que nous avons eu une aventure, ou quelque chose comme ça, non ?
D'après lui, je cours après le premier pantalon venu comme une chienne en chaleur.
La sincérité et la désinvolture de cette femme me laissèrent sans voix. Je perdis trop de temps à composer une réponse acceptable. Pendant ce temps, Nuria Monfort souriait pour elle-même en hochant la tête.
– N'y accordez pas d'importance. Mon père s'est mis cette idée dans le crâne à cause d'un voyage que j'ai dû faire à Paris en 1933 pour régler diverses affaires de M. Cabestany avec Gallimard. J'y ai passé une semaine durant laquelle j'ai logé dans l'appartement de Julián, pour la simple raison que M.
Cabestany préférait économiser l'hôtel. Vous voyez 219
Ville d'ombres
comme c'est romantique. Jusque-là, mes relations avec Julián Carax avaient été strictement épistolaires, le plus souvent pour régler les questions de droits d'auteur, d'épreuves, et autres problèmes éditoriaux.
Ce que je savais ou imaginais de lui, je l'avais tiré de la lecture des manuscrits qu'il nous envoyait.
– Il vous parlait de sa vie à Paris ?
– Non. Julián n'aimait parler ni de ses livres, ni de lui-même. Je n'ai pas eu le sentiment qu'il était heureux dans cette ville, mais il faut dire aussi qu'il m'a fait l'effet d'être de ces personnes qui ne peuvent être heureuses nulle part. A dire vrai, je ne suis jamais parvenue à le connaître à fond. Il ne se laissait pas faire. C'était un garçon très réservé, et j'avais parfois l'impression que le monde et les gens ne l'intéressaient plus. M. Cabestany pensait qu'il était très timide et un peu lunatique, mais moi je me disais que Julián se consacrait au passé, enfermé dans ses souvenirs. Julián vivait toutes portes fermées, pour et dans ses livres, comme un prisonnier de luxe.
– Vous en parlez comme si vous le jalousiez.
– Il y a des prisons pires que les mots, Daniel !
Je me bornai à acquiescer, sans bien comprendre le sens de cette réflexion.
– Est-ce que Julián évoquait quelquefois ces souvenirs, ses années à Barcelone ?
– Très peu. Au cours de la semaine que j'ai passée chez lui à Paris, il m'a dit deux ou trois choses de sa famille. Sa mère était française, professeur de musique. Son père tenait une chapellerie ou quelque chose comme ça. Je sais que c'était un homme très religieux, très strict.
– Julián vous a-t-il expliqué quel genre de relations il entretenait avec lui ?
– Je sais qu'elles étaient très mauvaises. Ça remontait loin. En fait, si Julián était parti pour Paris, 220
L’ombre du vent
c'était afin d'éviter que son père ne le mette à l'armée.
Sa mère lui avait promis de l'emmener loin de cet homme avant que ce projet ne se concrétise.
– Mais cet homme était quand même son père.
Nuria Monfort sourit. Un léger pli aux commissures des lèvres, accompagné d'une lueur triste et lasse dans le regard.
– Même s'il l'était, il ne s'est jamais comporté comme tel, et Julián ne l'a jamais considéré ainsi.
Une fois, il m'a confessé que sa mère, avant son mariage, avait eu une relation avec un inconnu dont elle n'avait jamais voulu révéler le nom. Cet homme était le vrai père de Julián.
– Cela ressemble au début de L'Ombre du Vent.
Vous croyez qu'il vous a dit la vérité ?
Nuria Monfort hocha la tête.
– Julián m'a expliqué que, toute son enfance, il a vu le chapelier, car c'est ainsi qu'il l'appelait, insulter et battre sa mère. Après quoi il entrait dans la chambre de Julián pour lui dire qu'il était l'enfant du péché, qu'il avait hérité du caractère faible et misérable de sa mère et qu'il serait toute sa vie un minable, un raté, quoi qu'il entreprenne...
– Julián éprouvait-il de la rancœur envers son père ?
– Le temps permet de relativiser. Je n'ai jamais eu l'impression que Julián le haïssait. Ça aurait peut-
être mieux valu. Mon sentiment est qu'il avait perdu tout respect pour le chapelier, après tant d'avanies.
Julián en parlait comme s'il ne lui accordait aucune importance, comme s'il faisait partie d'un passé qu'il avait laissé derrière lui, mais ces choses-là ne s'oublient jamais. Les mots avec lesquels on empoisonne le cœur d'un enfant, par petitesse ou ignorance, restent enkystés dans sa mémoire et, tôt ou tard, lui brûlent l'âme.
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Ville d'ombres
Je me demandai si elle parlait en se référant à sa propre expérience, et l'image de mon ami Tomás Aguilar écoutant stoïquement les exhortations de son auguste géniteur me revint à l'esprit.