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L'orage n'attendit pas la nuit pour montrer les crocs. Les premiers éclairs me surprirent au moment où j'allai prendre un autobus de la ligne 22. Le temps de faire le tour de la place Molina et de commencer à remonter la rue Balmes, la ville s'effaçait déjà sous des nappes de velours liquide en me rappelant que je n'avais même pas pris la précaution élémentaire de me munir d'un parapluie.
– Faut être courageux, murmura le conducteur quand je lui demandai de s'arrêter à la prochaine.
Il était déjà quatre heures dix quand l'autobus me déposa à un arrêt perdu au bout de la rue Balmes, livré à la tourmente. Devant moi, je devinais à peine l'avenue du Tibidabo, fantomatique sous la pluie et le ciel de plomb. Je comptai jusqu'à trois et me mis à courir sous l'averse. Quelques minutes plus tard, transpercé jusqu'aux os et grelottant de froid, je m'arrêtai sous un porche pour reprendre haleine.
J'observai le trajet qui me restait à faire. Le souffle glacé de la bourrasque charriait un voile gris qui masquait le contour spectral des villas et des hôtels particuliers noyés dans la brume. Au centre se dressait le donjon noir et solitaire de la villa Aldaya, échouée dans son bouquet d'arbres ployés sous le vent. Je relevai les mèches mouillées qui me 304
L’ombre du vent
rentraient dans les yeux et courus le long de l'avenue déserte.
Le vent faisait battre la petite porte de la grille.
Au-delà s'ouvrait un sentier qui serpentait jusqu'à la villa. Je me glissai dans la propriété. Çà et là parmi les broussailles, on devinait des socles de statues impitoyablement jetées à bas. En approchant de la villa, je vis que l'une d'elles, l'effigie d'un ange purificateur, avait été abandonnée dans le bassin d'une fontaine qui dominait le jardin. La silhouette de marbre noirci lui-même comme un spectre sous la surface de l'eau qui débordait du bassin. La main de l'ange de feu émergeait ; un doigt accusateur, effilé comme une baïonnette, indiquait la porte principale.
Le battant de chêne sculpté était entrouvert. Je le poussai et fis quelque pas dans un hall caverneux dont les murs oscillaient sous la caresse de la flamme d'une bougie.
– J'ai cru que tu ne viendrais pas, dit Bea.
Sa silhouette se profilait dans un couloir obscur, découpée par la clarté blafarde d'une galerie qui s'ouvrait au fond. Elle était assise sur une chaise, contre le mur, la bougie à ses pieds.
– Ferme la porte, dit-elle sans se lever. La clef est dans la serrure.
J'obéis. La serrure grinça et un écho sépulcral lui répondit. J'entendis les pas de Bea derrière moi et la sentis frôler mes vêtements mouillés.
– Tu trembles. C'est de peur ou de froid ?
– Je n'ai pas encore décidé. Pourquoi sommes-nous ici ?
Elle sourit dans l'ombre et me prit la main.
– Tu ne sais pas ? Je croyais que tu aurais deviné...
305
Ville d'ombres
– C'est la maison Aldaya, voilà tout ce que je sais. Comment as-tu fait pour y entrer et comment savais-tu… ?
– Viens, nous allons allumer du feu pour te réchauffer.
Elle me guida le long du couloir jusqu'à la galerie qui donnait sur la cour intérieure. Dans le salon s'élevaient des colonnes de marbre et des murs nus du sol aux lambris du plafond crevassé. On devinait les marques de tableaux et de miroirs qui avaient jadis décoré les murs, de même que les traces de meubles sur le dallage de marbre. A un bout du salon, des bûches avaient été préparées dans la cheminée. Une pile de vieux journaux s'entassait à côté du tisonnier. L'air qui venait de la cheminée sentait le feu récent et le bois brûlé. Bea s'accroupit devant le foyer et plaça des journaux sous les bûches.
Elle gratta une allumette, et une couronne de flammes jaillit rapidement. Les mains de Bea disposaient les bûches avec habileté et expérience.
J'imaginais qu'elle méjugeait mort de curiosité et d'impatience, mais je décidai de me composer un air flegmatique destiné à montrer que, si elle voulait faire la mystérieuse avec moi, elle en serait pour ses frais. Elle arborait un sourire triomphant. Peut-être le tremblement de mes mains ne me rendait-il pas vraiment crédible.
– Tu viens souvent ici ? demandai-je.
– C'est la première fois. Ça t'intrigue ?
– Vaguement.
Elle s'agenouilla devant le feu et étala une couverture propre qu'elle sortit d'un sac en toile. La couverture sentait la lavande.
– Allons, viens t'asseoir devant le feu, je ne veux pas que tu attrapes une pneumonie par ma faute.
306
L’ombre du vent
La chaleur du foyer me rendit à la vie. Bea contemplait les flammes en silence, fascinée.
– Tu vas me dire le secret ? demandai-je enfin.
Bea soupira et alla s'asseoir sur une chaise. Je restais tout près du feu, regardant la vapeur s'échapper de mes vêtements comme une âme qui monte au ciel.
– Cette maison que tu appelles la villa Aldaya a en réalité un autre nom. Elle s'appelle « L'Ange de la brume », mais presque personne ne le sait. Cela fait quinze ans que le bureau de mon père essaie de vendre cette propriété sans y parvenir. L'autre jour, pendant que tu m'expliquais l'histoire de Julián Carax et de Penélope Aldaya, je n'ai pas fait le rapprochement. Puis le soir, à la maison, j'y ai repensé, et je me suis souvenue d'avoir entendu mon père parler de la famille Aldaya, et en particulier de cette maison. Hier, je suis allée à son bureau, et son secrétaire, Casasús, m'a raconté l'histoire de la villa.
Savais-tu que ce n'était pas, au départ, le domicile principal des Aldaya, mais une de leurs maisons d'été ?
Je fis signe que non.
– La vraie maison des Aldaya était un hôtel particulier qui a été démoli en 1925 pour faire place à un immeuble sis au coin des actuelles rues Bruch et Mallorca. Cet hôtel avait été dessiné par Puig i Cadafalch à la demande du grand-père de Penélope et de Jorge, Simon Aldaya, en 1896, alors qu'il n'y avait à cet endroit que des champs et des ruisseaux. Le fils aîné du patriarche Simón, Ricardo Aldaya, a acheté la villa dans les dernières années du XIXe siècle à un personnage extravagant et pour un prix dérisoire parce qu'elle avait mauvaise réputation. Casasûs m'a dit qu'elle était maudite et que les vendeurs eux-307
Ville d'ombres
mêmes n'osaient pas la faire visiter et prenaient le premier prétexte venu se défiler...
15
Cette
après-midi-là,
tandis
que
je
me
réchauffais, Bea me raconta comment « L'Ange de brume » était devenu la propriété des Aldaya. Le récit composait un mélodrame scabreux qui aurait très bien pu naître sous la plume de Julián Carax. La villa avait
été
construite
en
1899
par
l'atelier
d'architecture Naulí, Martorell i Bergadà sous les auspices d'un financier prospère et extravagant nommé Salvador Jausà, qui n'y avait vécu qu'un an.
Le magnat, orphelin à six ans et d'humble origine, avait amassé la plus grande partie de son argent à Cuba et à Porto Rico. On disait qu'il avait, comme bien d'autres, profité de la perte de Cuba et de la guerre contre les États-Unis qui nous a privés de nos dernières colonies. Du Nouveau Monde, il n'avait pas seulement ramené une fortune : il était flanqué d'une épouse nord-américaine, une jeune femme pâle et fragile de la bonne société de Philadelphie ne parlant pas un mot d'espagnol, et d'une domestique mulâtre qui le servait depuis ses premières années à Cuba et qu'accompagnaient sept malles et un singe en cage habillé en Arlequin, Ils s'installèrent provisoirement à 308
L’ombre du vent
l'hôtel Colón, sur la place de Catalogne, dans l'attente d'acquérir une résidence qui réponde aux goûts et aux envies de Jausà.
Nul n'avait le moindre doute que la servante –
une beauté d'ébène dont les yeux et les formes, au dire des chroniqueurs mondains, déclenchaient des tachycardies – était en réalité sa maîtresse et son guide dans des plaisirs illicites et innombrables.
Qu'elle fur en outre sorcière et jeteuse de sorts allait de soi. Son nom était Marisela, ou du moins était-ce ainsi que l'appelait Jausà, et son allure, ses airs énigmatiques ne tardèrent pas à constituer le scandale favori des dames de la société dans les réunions qu'elles organisaient pour des déguster des petits fours en tuant le temps et les suffocations automnales. Au cours de ces cinq-à-sept, la rumeur, bien entendu non confirmée, ne tarda pas à circuler que cette femelle africaine, par l’inspiration directe des enfers, forniquait debout sur le mâle, c'est-à-dire en le chevauchant comme une furie en rut, ce qui ne représentait pas moins de cinq ou six péchés capitaux. Il s'en trouva même pour écrire à l'évêque en sollicitant une bénédiction spéciale aux fins de protéger de pareille influence l'âme pure et immaculée des bonnes familles de Barcelone. Pour comble, Jausà poussait l'impudence jusqu'à se promener en calèche le dimanche matin avec sa femme et Marisela, offrant ainsi le spectacle babylonien de la dépravation à toute la jeunesse innocente qui déambulait sur le Paseo de Gracia pour se rendre à la messe de onze heures. Même les journaux se faisaient les échos du regard hautain et orgueilleux de la négresse, qui toisait le public barcelonais « comme une reine de la jungle regarderait une bande de Pygmées ».
309
Ville d'ombres
A cette époque, la fièvre moderniste s'était déjà emparée de Barcelone, mais Jausà fit clairement savoir aux architectes engagés pour construire sa maison qu'il attendait quelque chose de différent.
Dans son vocabulaire, l'adjectif « différent » avait valeur de superlatif. Pendant des années, Jausà était passé devant la file de demeures néogothiques que les magnats de l'ère industrielle américaine s'étaient fait édifier dans la partie de la Cinquième Avenue située entre les cinquante-huitième et soixante-douzième rues, face à la lisière est de Central Park. Pris dans ses rêves américains, le financier refusa d'écouter tout argument en faveur d’une construction à la mode du jour, de la même manière qu'il avait refusé d'avoir sa loge au Liceo comme l'imposaient les convenances, en le qualifiant de Babel de sourds et de ramassis d'indésirables. Il désirait une maison à l'écart de la ville, dans les parages encore passablement désolés de l'avenue du Tibidabo. Il disait vouloir contempler Barcelone d'en haut. Pour seul voisinage, il ne souhaitait qu'un jardin peuplé de statues d'anges qui, selon ses instructions (transmises par Marisela), devaient être disposées à chaque pointe du tracé d'une étoile à sept branches, pas une de plus ni de moins. Bien décidé à réaliser son projet, et les coffres assez remplis pour satisfaire son caprice, Salvador Jausà expédia ses architectes passer trois mois à New York afin d'étudier les structures métalliques délirantes
qui
hébergeaient
le
commodore
Vanderbilt, John Jacob Astor, Andrew Carnegie et le reste des cinquante familles en or. Il leur donna pour instructions d'assimiler le style et les techniques architecturales de l'école de Stanford, White & McKim, et prévint qu'il n'accepterait jamais un projet du genre de ceux qui faisaient les délices de ceux qu'il 310
L’ombre du vent
appelait « les charcutiers et les marchands de boutons ».
Un an plus tard, les trois architectes se présentèrent dans la suite somptueuse de l'hôtel Colon pour lui soumettre leur projet. Jausà, en compagnie de la mulâtre Marisela, les écouta en silence et, au terme de leur exposé, demanda quel serait le prix à payer pour effectuer les travaux en six mois. Frédéric Martorell, l’associé principal de l'atelier d'architecture, toussota et, pour ne pas perdre la face, nota un chiffre sur un bout de papier qu’il tendit au potentat. Celui-ci, sans sourciller, signa sur-le-champ un chèque représentant le montant total et congédia le trio d'un geste absent. Sept mois plus tard, en juillet 1900, Jausà, son épouse et la servante Marisela s’installaient dans la maison. En août de la même année, la police trouvait les deux femmes mortes et Salvador Jausà agonisant, nu et ligoté au fauteuil de son bureau. Le rapport du sergent chargé de l'affaire indiquait que les murs de toute la maison étaient couverts de sang, que les statues des anges qui entouraient le jardin avaient été mutilées – leurs visages peints à la manière de masques tribaux – et qu'on avait découvert des traces de cierges noirs sur les piédestaux. L'enquête dura huit mois. Pendant tout ce temps, Jausà ne prononça pas un mot.
Les recherches de la police aboutirent aux conclurions suivantes : tout semblait indiquer que Jausà et son épouse avaient été empoisonnés avec un extrait végétal administré par Marisela, dans les affaires de qui l'on découvrit plusieurs flacons de cette substance. Pour une raison inconnue, Jausà avait survécu au poison, mais les séquelles étaient terribles : ayant perdu momentanément l'usage de la parole et de l'ouïe, en partie paralysé, il était 311
Ville d'ombres
condamné à vivre le reste de ses jours dans une perpétuelle agonie. Mme Jausà avait été trouvée dans sa chambre, étendue sur le lit sans autre vêtement que ses bijoux et un bracelet en diamants. La police supposait que Marisela, une fois le crime accompli, s'était ouvert les veines avec un couteau et avait parcouru la maison en répandant son sang sur les murs des couloirs et des pièces, jusqu'au moment où elle était tombée morte dans la chambre du dernier étage. Le mobile, selon la police, était la jalousie. Au moment de sa mort, la femme du potentat était enceinte. On disait que Marisela avait dessiné un crâne sur le ventre nu de celle-ci avec de la cire rouge fondue. Quelques mois plus tard, le dossier fut clos, comme l'avaient été les lèvres de Salvador Jausá. Le commentaire de la bonne société de Barcelone fut que jamais, dans l'histoire de la ville, il ne s'était produit chose pareille, et que cette racaille de sauvages et de gens venus d'Amérique était en train de ruiner la solide fibre morale du pays. Beaucoup, dans l'intimité de leur foyer, se réjouirent de la fin des excentricités de Salvador Jausà. Comme toujours, ils se trompaient : elles ne faisaient que commencer.
La police et les avocats de Jausà avaient classé le dossier, mais Jausà, l'émigré, était décidé à continuer. C'est alors qu'il rencontra M. Ricardo Aldaya, qui était déjà un industriel prospère, jouissant d'une réputation de don Juan et d'un tempérament léonin. Celui-ci lui proposa d'acheter la maison dans l'intention de la démolir et de la revendre à prix d'or, car la valeur du terrain dans cette zone montait à la vitesse du lait en ébullition.
Jausà n'accepta pas de vendre, mais invita Aldaya à visiter les lieux pour lui montrer ce qu'il appelait une expérience scientifique et spirituelle. Ce que vit Aldaya
à
l'intérieur
le
glaça.
Jausà
avait
312
L’ombre du vent
complètement perdu la raison. Personne n'était entré dans la propriété depuis la fin de l'enquête. L'ombre noire du sang de Marisela couvrait toujours les murs.
Jausà avait fait appel à un inventeur et pionnier de la curiosité
technologique
de
l'époque,
le
cinématographe. Son nom était Fructúos Gelabert, et il avait accédé aux demandes de Jausà en échange de fonds pour construire des studios de cinéma dans le Vallès, certain que le XXe siècle verrait les images animées se substituer à la religion et à ses rites. Il semble que Jausà était convaincu que l’esprit de la négresse Marisela demeurait encore dans la maison.
Il affirmait percevoir sa présence, sa voix, son odeur et même sentir son contact dans l'obscurité. La domesticité, en entendant ces histoires, s'était enfuie au galop pour chercher les emplois exigeant moins de tension nerveuse dans la localité voisine de Sarriá, où ne manquaient ni les villas ni les familles incapables de remplir une cuvette d'eau ou de raccommoder des chaussettes.
Jausà était donc resté seul avec son obsession et ses fantômes invisibles. Il avait bientôt décidé que la solution consistait à surmonter cette invisibilité.
L'émigré avait eu l'occasion de voir à New York certains résultats de l'invention du cinématographe, et il partageait avec la défunte Marisela cette idée que la caméra vampirisait les âmes, celle du sujet filmé comme celle du spectateur. En suivant ce raisonnement, il avait chargé Fructúos Gelabert de tourner des centaines de mètres de pellicule dans les couloirs de « L'Ange de brume » à la recherche de signes et de visions de l'au-delà. Longtemps ces tentatives, malgré le prénom de l'opérateur, étaient restées infructueuses.
Tout avait changé quand Gelabert avait annoncé qu'il avait reçu de la fabrique de Thomas Edison à 313
Ville d'ombres
Menlo Park, New Jersey, un nouveau modèle de support sensible qui permettait de filmer des scènes avec un éclairage précaire, chose impossible jusque-là. Le procédé n'a jamais été élucidé, et l'on sait seulement qu'un aide du laboratoire de Gelabert avait répandu un vin mousseux de la famille des xérès originaire de Penedés dans le bac du révélateur, et que la réaction chimique avait fait apparaître des formes étranges sur la pellicule impressionnée.
C'était cette pellicule que Jausà voulait projeter à M.
Ricardo Aldaya, le soir où il l'invita dans la sinistre villa du 32 de l'avenue du Tibidabo.
En entendant cela, Aldaya supposa que Gelabert, craignant de voir disparaître les fonds que lui prodiguait Jausà, avait recouru à cette ruse byzantine pour entretenir l'intérêt de son patron.
Cependant Jausà ne doutait pas de la véracité de ses dires. Mieux, là où d'autres voyaient des formes et des ombres, il apercevait des âmes. Il jurait qu'il distinguait la silhouette de Marisela matérialisée sur un suaire, et qu'elle se transformait en loup et marchait debout. A la projection, Ricardo Aldaya ne vit que de grosses taches, affirmant en outre que tant la pellicule que l'opérateur empestaient le vin et divers spiritueux. Ce qui n'empêcha pas l'industriel, en bon homme d'affaires, de deviner tout le parti qu'il pourrait tirer de la situation. Un millionnaire fou, seul et obsédé par la capture d'ectoplasmes constituait une proie idéale. Il lui donna donc raison et l'encouragea à poursuivre son entreprise. Durant des semaines, Gelabert et ses hommes tournèrent des kilomètres de pellicule qui étaient ensuite révélés dans différents bacs avec des solutions chimiques additionnées d'Aromas de Montserrat, un vin rouge religieusement élevé dans la paroisse du Ninot et toutes sortes de caves de la région de Tarracón. Entre 314
L’ombre du vent
les projections, Jausà donnait des pouvoirs, signait des autorisations et confiait le contrôle de ses réserves financières à Ricardo Aldaya.
Jausà disparut au cours d'un orage, une nuit de novembre de la même année. Personne ne sut ce était devenu. Il semble qu'un accident se soit produit pendant la projection d'une bobine de la pellicule spéciale de Gelabert. M. Ricardo Aldaya chargea de dernier de récupérer ladite bobine et, après l'avoir visionnée, y mit personnellement le feu et suggéra au technicien de tout oublier en appuyant sa demande d'un chèque d'une indiscutable générosité. A ce moment-là, Aldaya était déjà propriétaire de la plupart des biens du disparu. Certains dirent que la défunte Marisela était revenue emporter celui-ci en enfer. D'autres prétendirent qu'un mendiant qui ressemblait beaucoup au millionnaire défunt avait été aperçu pendant plusieurs mois aux abords de la citadelle jusqu'à ce qu'une voiture noire, rideaux baissés, l'écrase en plein jour sans s'arrêter. Mais il était trop tard : la légende noire de la villa était établie et l'invasion de la musique nègre dans les salles de bal de la ville déjà irréversible.
Quelques mois plus tard, M. Ricardo Aldaya installa sa famille dans la maison de l'avenue du Tibidabo où, au bout de deux semaines, naquit la cadette du couple, Penélope. En l'honneur de cet événement, Aldaya rebaptisa la maison « Villa Penélope ». Mais cette nouvelle appellation n'eut pas de succès. La maison avait son caractère et restait imperméable à l'influence de ses nouveaux maîtres.
Les occupants se plaignaient de bruits et de coups sur les murs, la nuit, de subites odeurs de putréfaction et de courants d'air glacés qui semblaient circuler dans la maison comme des sentinelles errantes. La villa était un concentré des mystères. Elle avait un double 315
Ville d'ombres
sous-sol, avec une sorte de crypte au niveau inférieur et une chapelle au niveau supérieur, dominée par un grand christ en croix polychrome auquel les domestiques trouvaient une ressemblance inquiète avec Raspoutine, personnage très en vogue à époque.
Les livres de la bibliothèque étaient constamment dérangés, ou retournés. Au troisième étage, une chambre à coucher restait inhabitée à cause des taches d’humidité qui sourdaient des murs et semblaient composer des visages brouillés ; les fleurs y fanaient en quelques minutes et l’on y entendait constamment des mouches bourdonner sans qu'on puisse jamais les voir.
Les cuisinières assuraient que certaines denrées, le sucre par exemple, disparaissaient comme par magie de la réserve et que le lait se teintait de rouge à la première lune de chaque mois. On rencontrait des oiseaux morts devant la porte de certaines chambres, ou des petits rongeurs. D'autres fois, des objets disparaissaient, en particulier des parures et des boutons de vêtements rangés dans les armoires et les tiroirs. Il arrivait que les objets perdus se matérialisent comme par enchantement quelques mois plus tard dans un coin quelconque de la maison, ou enterrés dans le jardin. Mais en général on ne les retrouvait pas. Pour M. Ricardo, tout cela n'était qu'attrape-nigauds et enfantillages de gens trop riches. Il était convaincu qu'une bonne semaine de jeûne aurait guéri la famille de ses peurs. Cependant, il ne prenait pas les vols des bijoux de son épouse avec autant de philosophie. Plus de cinq bonnes furent renvoyées après la disparition de plusieurs joyaux du coffret de leur maîtresse, bien que toutes aient clamé leur innocence en pleurant à chaudes larmes. Les plus perspicaces pensaient plutôt que, sans chercher tant de mystère, cette situation était 316
L’ombre du vent
due à la déplorable habitude qu’avait M. Ricardo de se glisser à minuit dans les chambres des jeunes servantes à des fins ludiques et extraconjugales. Sur ce
chapitre,
sa
réputation
semblait
aussi
impressionnante que sa fortune, et beaucoup affirmaient que les bâtards qu'il semait derrière lui pourraient bientôt former un syndicat. Il est certain, en tout cas, que tout ne se limitait pas à la disparition de bijoux. Avec le temps, ce fut la joie de vivre de la famille qui s'évanouit.
La famille Aldaya ne fut jamais heureuse dans cette maison acquise grâce aux talents d'homme d'affaires peu scrupuleux de M. Ricardo. Mme Aldaya ne cessait de supplier son mari de vendre la propriété et de s'installer en ville, ou même de retourner dans l'hôtel particulier construit par Puig i Cadafalch pour le grand-père de Simón, patriarche du clan. Ricardo Aldaya refusait catégoriquement Il passait le plus clair de son temps en voyage ou dans les usines de la famille, et la maison ne lui posait aucun problème.
Une fois, le petit Jorge disparut pendant huit heures à l'intérieur même de la villa. Sa mère et les domestiques le cherchèrent désespérément, sans succès. Quand l’enfant fit sa réapparition, pâle et hébété, il dit qu'il avait passé tout ce temps dans la bibliothèque en compagnie de la mystérieuse dame noire qui lui avait montré de vieilles photos et lui avait dit que toutes les femmes de la famille devaient mourir dans cette maison pour expier les péchés des mâles. La mystérieuse dame avait même dévoilé au petit Jorge la date à laquelle mourrait sa mère : le 12
avril 1921. Inutile de préciser que l'on ne retrouva jamais la prétendue dame noire, même si, des années plus tard, à l'aube du 12 avril 1921, Mme Aldaya fut découverte sans vie sur le lit de sa chambre. Tous ses bijoux avaient disparu. En curant le puits de la cour, 317
Ville d'ombres
un domestique les y repêcha, avec une poupée qui avait appartenu à Penélope.
Une semaine après cet événement, M. Ricardo Aldaya décida de se débarrasser de la maison. A ce moment-là, son empire financier était déjà blessé à mort, et plus d'un insinuait que cette demeure maudite portait malheur à ses habitants. D'autres, plus prudents, se bornaient à prétendre qu'Aldaya n'avait jamais rien compris aux transformations du marché et qu'il n'avait réussi qu'une chose dans sa vie : ruiner l'entreprise érigée par le patriarche Simón. Ricardo Aldaya annonça qu'il quittait Barcelone pour s'installer avec sa famille en Argentine, où ses industries textiles étaient florissantes. Nombreux furent ceux qui assurèrent qu'il fuyait la faillite et le déshonneur.
En 1922, « L'Ange de brume » fut mis en vente à un prix dérisoire. Au début, beaucoup se montrèrent intéressés, mus autant par le goût du morbide que par la valeur croissante du quartier, mais aucun des acheteurs potentiels ne maintint son offre après avoir visité la maison. En 1923, la villa fut fermée. Le titre de propriété fut transféré à une société de gérance à laquelle Aldaya devait de l'argent, pour qu'elle s'occupe de sa vente, de sa démolition ou de toute autre solution qui se présenterait. Elle resta en vente durant des années, sans que la société parvienne à trouver un acheteur. Celle-ci, Botelli Llofré SARL, fit faillite en 1939 du fait de l'emprisonnement des deux titulaires sous des charges jamais tirées au clair et de leur décès tragique dans un accident au pénitencier de San Viçens en 1940. La société fut absorbée par un consortium financier de Madrid qui comptait parmi ses associés trois généraux, un banquier suisse et le président-directeur général, M. Aguilar, père de mon ami Tomás et de Bea. Malgré tous les efforts 318
L’ombre du vent
promotionnels, aucun des vendeurs de M. Aguilar ne réussit à placer la maison, même en l'offrant à un prix très au-dessous de sa valeur. Pendant plus de dix ans, personne n'entra dans la propriété.
– Jusqu'à aujourd'hui, dit Bea, avant de s'enfermer à nouveau dans un de ses silences.
Je devrais avec le temps m'habituer à ceux-ci, à la voir se réfugier très loin, le regard perdu et la voix en retrait.
– Je voulais te montrer cet endroit, tu comprends ? Je voulais te faire une surprise. En écoutant Casasús, je me suis dit que je devais t'y mener, parce que ça fait partie de ton histoire, celle de Carax et de Penélope. J'avais la clef du bureau de mon père. Personne ne sait que nous sommes ici.
C'est notre secret. Je souhaitais que nous le partagions. Et je me demandais si tu viendrais.
– Tu savais que oui.
Elle sourit en manière d’assentiment.
– Tu vois, je crois que rien n'arrive par hasard.
Qu’au fond les choses suivent un plan caché, même si ne nous le comprenons pas. De la même façon que tu as trouvé ce roman de Julián Carax dans le Cimetière des Livres Oubliés, ou que nous sommes ici, dans cette maison qui a appartenu aux Aldaya, tout fait partie de quelque chose que nous ne pouvons deviner, mais qui nous tient à sa merci.
Pendant que Bea parlait, ma main s'était déplacée maladroitement le long de sa cheville et remontait vers son genou. Elle l'observa comme s'il s'agissait d'un insecte. Je me demandai ce qu'aurait fait Fermín en cet instant. Où était sa science quand j'en avais le plus besoin ?
– Tomás dit que tu n'as jamais eu d'amie, dit Bea, comme si cela expliquait tout.
319
Ville d'ombres
Je retirai ma main et baissai les yeux, interdit.
J'eus l'impression que Bea souriait, mais je préférai ne pas m'en assurer.
– Pour un taciturne, ton frère semble être un sacré bavard. Que disent encore de moi les Actualités ?
Elles disent que tu as été amoureux d'une file plus âgée que toi pendant des années et que cette expérience t'a blessé au cœur.
– Tout ce qui a été blessé dans cette histoire ce sont mes lèvres et mon amour-propre.
– Tomás m'a dit que tu n'es plus sorti avec aucune fille parce que tu les compares toutes à elle.
Le bon Tomás et ses coups en douce !
– Son nom est Clara, précisai-je.
– Je sais. Clara Barceló.
– Tu la connais ?
– Tout le monde connaît une Clara Barceló. Le nom ne compte pas.
Nous restâmes un moment silencieux, en regardant le feu crépiter.
– Hier soir, après t'avoir quitté, j'ai écrit une lettre à Pablo, dit Bea.
J'avalai ma salive.
– A ton fiancé l'aspirant ? Pourquoi ?
Bea sortit une lettre de son chemisier et me la montra. L'enveloppe était fermée et timbrée.
– Je lui dis que je veux qu'on se marie très vite, dans un mois si possible, et qu'on quitte Barcelone pour toujours.
J'affrontai son regard impénétrable, presque en tremblant.
– Pourquoi me racontes-tu ça ?
– Parce que je veux que tu me dises si je dois ou non l'envoyer. C'est pour ça que je t'ai fait venir, Daniel.
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L’ombre du vent
J'observai la lettre qu'elle agitait comme un cornet à dés.
– Regarde-moi, dit Bea.
Je levai les yeux et soutins son regard. Elle baissa le sien et partit à l’autre bout de la galerie. Une porte conduisait à la balustrade de marbre donnant sur la cour. Je vis sa silhouette prête à se fondre dans la pluie. Je la rejoignis, l'arrêtai et lui arrachai la lettre des mains. La pluie lui fouettait le visage, balayant ses larmes et sa rage. Je lui fis regagner l’intérieur de la villa et l’entraînai devant la chaleur du foyer. Elle fuyait mon regard. Je pris l'enveloppe et la jetai dans les flammes. Nous contemplâmes la lettre qui se fendillait dans les braises, et les pages qui s'évaporaient en volutes de fumée bleue, une à une.
Bea s'agenouilla près de moi, des larmes dans les yeux. Je la serrai dans les bras et sentis son haleine dans mon cou.
– Ne m'abandonne pas, Daniel, murmura-t-elle.
L'homme le plus sage que j'aie jamais connu, Fermín Romero de Torres, m'avait expliqué un jour qu'il n'existait pas dans la vie d'expérience comparable à celle de la première fois où l'on déshabille une femme. Dans sa sagesse, il ne m'avait pas menti, mais il ne m'avait pas dit non plus toute la vérité. Il ne m'avait rien dit de cet étrange tremblement des mains qui transformait chaque bouton, chaque fermeture, en travail de titan. Il ne m'avait rien dit de la magie de la chair pâle et frémissante, du premier frôlement des lèvres, ni du mirage qui semblait flamber dans chaque pore de la peau. Il ne m'avait rien mentionné de tout cela, parce qu'il savait qu'en le faisant il parlerait un langage de secrets qui, à peine dévoilés, s'enfuiraient à tout jamais. Mille fois j'ai voulu retrouver cette première après-midi avec Bea dans la villa de l'avenue du 321
Ville d'ombres
Tibidabo où la rumeur de la pluie effaçait le monde.
Mille fois j'ai voulu revenir en arrière et me perdre dans un souvenir dont je peux tout juste sauver une image dérobée à la lueur des flammes. Bea, nue et luisante de pluie, allongée devant le feu, m'offrant un regard qui m’a poursuivi toute ma vie. Je me penchai sur elle et parcourus son ventre du bout des doigts.
Bea ferma les yeux et me sourit, sûre et forte.
– Fais-moi ce que tu veux, Daniel, murmura-telle.
J'avais dix-sept ans et la vie à fleur de lèvres.
16
La nuit était tombée quand nous quittâmes la villa enveloppés d'ombres bleues. L'orage avait laissé un souffle de bruine froide. Je voulus rendre la clef à Bea mais, d'un regard, elle me signifia de la garder.
Nous descendîmes jusqu'au cours San Gervasio dans l'espoir de trouver un taxi ou un autobus. Nous marchions en silence, nous tenant par la main sans nous regarder.
– Je ne pourrai pas te revoir avant mardi, dit Bea d'une voix mal assurée, comme si, soudain, elle doutait de mon désir d'être de nouveau près d'elle
– Je t'attendrai au même endroit, dis-je.
322
L’ombre du vent
Je tins pour acquis que toutes mes rencontres avec Bea auraient lieu entre les murs de cette vieille demeure, que le reste de la ville ne nous appartenait pas. Il me sembla même que sa main dans la mienne devenait moins ferme, que sa force et sa chaleur diminuaient à chaque pas. En arrivant sur le cours, nous constatâmes que les rues étaient pratiquement désertes.
– Nous ne trouverons rien ici, dit Bea. Il vaut mieux descendre la me Balmes.
Nous prîmes la rue Balmes en marchant sous les arbres pour éviter la pluie fine et, peut-être, ne pas avoir à nous regarder. Il me sembla que Bea hâtait par moments le pas et qu'elle se détachait presque de moi. Je crus même un instant que, si je lâchais sa main, elle allait se mettre A courir. Mon imagination, pleine encore du contact et du goût de son corps, brûlait du désir de la faire asseoir sur un banc, de l'embrasser, de lui réciter la litanie des fadaises qui auraient fait mourir de rire n’importe qui d’autre que moi. Mais Bea était absente. Quelque chose chose la rongeait, et tout en elle criait silencieusement.
– Qu'est-ce qu'il y a ? murmurai-je.
Elle m'adressa un sourire las où se lisaient la peur et la solitude. Je me vis alors dans ses yeux : un garçon transparent qui croyait avoir conquis le monde en une heure et qui ne savait pas encore qu'il pouvait le perdre en une minute. Je continuai de marcher, sans attendre de réponse. Me réveillant enfin. Bientôt, on entendit le grondement de la circulation et l'air sembla s'embraser comme une bulle de gaz à la chaleur des réverbères et des feux de croisement qui me firent penser à une muraille invisible.
– Il vaut mieux que nous nous quittions ici, dit Bea, en libérant sa main.
323
Ville d'ombres
On apercevait les lumières d'une station de taxis au coin de la rue, comme une file de vers luisants.
– Comme tu voudras.
Bea se pencha et posa un baiser léger sur ma joue. Ses cheveux sentaient la cire.
– Bea, commençai-je, presque sans voix, je t’aime.
D'un signe elle me fit taire, scellant mes lèvres de la main, comme si mes paroles la blessaient.
– Mardi a six heures, d’accord ? demanda-t-elle.
J'acquiesçai de nouveau. Je la vis partir et s'engouffrer dans un taxi, presque une inconnue. Un des chauffeurs, qui avait suivi notre échange d'un œil de juge de ligne, m'observait avec curiosité.
– Alors ? On rentre à la maison, chef ?
Je montai dans le taxi sans réfléchir. Les yeux du chauffeur m'examinaient dans le rétroviseur. Les miens perdaient de vue la voiture qui emportait Bea, deux points lumineux s'enfonçant dans un gouffre obscur.
Je ne parvins pas à trouver le sommeil jusqu'à ce que l'aube répande cent tonalités de gris sur la fenêtre de ma chambre. Je fus réveillé par Fermín qui, posté sur la place de l'église, lançait des petits cailloux sur mes volets. Fermín affichait son insupportable enthousiasme des lundis matin. Nous enlevâmes les grilles et accrochâmes l'écriteau OUVERT.
– Vous avez de sacrés cernes sous les yeux, Daniel. On pourrait y construire une maison. Sûr que vous avez décroché la timbale.
J'allai dans l'arrière-boutique, endossai ma blouse bleue et lui tendis la sienne, ou plutôt la lui 324
L’ombre du vent
lançai rageusement. Fermín l'attrapa au vol avec un large sourire moqueur.
– C'est plutôt la timbale qui m'a décroché, rectifiai-je.
– Laissez les aphorismes au sieur Ramón Gómez de la Serna, les vôtres souffrent d'anémie. Racontez-moi plutôt.
– Que voulez-vous que je vous raconte ?
– Je vous laisse le choix. Le nombre d'estocades ou les tours triomphaux dans l'arène.
– Je ne suis pas d'humeur, Fermín.
– Ah, jeunesse, crème de la jobardise ! En tout cas, vous ne vous formaliserez pas si je vous donne des nouvelles fraîches de notre enquête sur votre ami Julián Carax.
– Je suis tout ouïe.
Il me lança son regard d'espion international : un sourcil levé, l'autre froncé.
– Eh bien, hier, après avoir laissé Bernarda rentrer chez elle, sa vertu intacte mais avec quelques bleus aux fesses, je fus victime d'une crise d'insomnie du fait des perturbations atmosphériques qui ont affecté la soirée, circonstance que je mis à profit pour me transporter dans l'un des centres d'information des bas-fonds barcelonais, à savoir la taverne d'Eliodoro Salfumán, alias « Bitefroide », sis en un local insalubre mais haut en couleur de la rue Sant Jeroni, orgueil et âme du quartier du Raval.
– Abrégez, Fermín, pour l'amour de Dieu.
– J'y venais. Donc, une fois là, après avoir dûment célébré mes retrouvailles avec quelques habitués, vieux compagnons de temps moins fastes, je me mis en devoir d'enquêter sur le dénommé Miquel Moliner, époux de votre Mata Hari, Nuria Monfort, et hôte supposé des établissements pénitentiaires de la municipalité.
325
Ville d'ombres
– Supposé ?
– C'est bien le mot qui convient, car il faut dire qu’en l'occurrence les faits ne correspondent pas du tout. Je sais d'expérience que, s’agissant du recensement et du décompte de la population carcérale, les informateurs du boui-boui de Bitefroide sont autrement crédibles que les vampires assoiffés de sang du Palais de Justice, or je puis vous le certifier, mon cher Daniel, personne n'a entendu parler depuis au moins dix d'un Miquel Moliner dans les geôles de Barcelone, que ce soit en qualité de prisonnier, de visiteur ou de tout autre être vivant
– Il est peut-être dans une autre prison.
– Alcatraz, Sing Sing ou la Bastille. Daniel, cette femme vous a menti.
– Je suppose que oui.
– Ne supposez pas. Admettez.
– Et alors, que faire ? La piste de Miquel Moliner ne conduit nulle part.
– C'est plutôt cette Nuria qui nous mène en bateau.
– Que suggérez-vous ?
– D'explorer d'autres voies. Il ne serait pas malvenu de rendre visite à cette petite vieille, la bonne nounou de l'histoire que nous a servie le révérend père d'hier matin.
– Ne me dites pas que vous soupçonnez aussi la gouvernante d'être un fantôme.
– Non, mais je crois que l'heure n'est plus à faire des politesses et à frapper à la grande porte comme si nous demandions l'aumône. Dans cette affaire, il faut entrer par la porte de service. Vous êtes d'accord ?
– Fermín, vous parlez d'or.
– Dans ce cas, sortez de l'armoire votre costume d'enfant de chœur car, cette après-midi, nous fermerons et nous irons rendre une visite charitable à 326
L’ombre du vent
la vieille dans son asile de Santa Lucia. Et maintenant, racontez-moi comment ça s'est passé avec votre pouliche. Ne restez pas hermétique, sinon ce que vous ne voulez pas me raconter vous ressortira sous forme de pustules.
Je soupirai, vaincu, et me confessai de A à Z. Au terme de mon récit et du décompte de mes angoisses existentielles de collégien attardé, Fermín me fit la surprise d’une soudaine et puissante accolade.
– Vous êtes amoureux, murmura-t-il, ému, en me tapant dans le dos. Pauvre petit.
L'après-midi, nous quittâmes la librairie à l'heure de la plus grande affluence, ce qui nous valut un regard assassin de mon père qui commençait à soupçonner que nous tramions quelque chose de louche. Fermín bafouilla une excuse incohérente à propos de rendez-vous urgents, et nous nous éclipsâmes. Je me dis que, tôt ou tard, il faudrait révéler à mon père une partie au moins de ce sac d'embrouilles : laquelle exactement, c'était une autre affaire.
En chemin, avec son habituelle prédilection pour le folklore feuilletonesque, Fermín me mit au fait des antécédents du lieu où nous nous rendions.
L'asile de Santa Lucia était une institution mythique qui survivait dans les entrailles d'un ancien palais en ruine de la me Moncada. La légende qui l'entourait le situait à mi-chemin entre un purgatoire et une morgue aux conditions sanitaires abyssales. Son histoire était pour le moins singulière. Depuis le XIe siècle, il avait hébergé, entre autres, plusieurs familles de noble extraction, une prison, un salon de courtisanes, une bibliothèque de livres mis à l'index, un atelier de sculpture, un hospice pour pestiférés et un couvent. Au milieu du XIXe siècle, alors qu'il tombait pratiquement en ruine, le palais avait été 327
Ville d'ombres
transformé en musée des difformités et des phénomènes de foire par un imprésario extravagant qui se faisait appeler Laszlo de Vicherny, duc de Parme et alchimiste privé de la maison de Bourbon, mais dont le vrai nom était Baltasar Deulofeu i Carallot, natif d'Esparraguera, gigolo et aigrefin professionnel.
Le susdit s'enorgueillissait de posséder la collection la plus exhaustive de fœtus humanoïdes aux différents stades de malformation conservés dans des bocaux de formol, pour ne pas parler de sa collection plus complète encore de mandats d'amener délivrés par les polices de la moitié de l'Europe et de l'Amérique. Le Tenebrarium (car c'est ainsi que Deulofeu l'avait rebaptisé à sa création) offrait, entre autres
attractions,
séances
de
spiritisme,
nécromancie, combats de coqs, de rats, de chiens, de femmes à barbe, de culs-de-jatte, ensemble ou séparément, où il n'était pas interdit de parier, un bordel spécialisé en infirmes et en monstres, un casino, un cabinet de conseils juridiques et financiers, une fabrique de philtres d'amour, une salle de spectacle de folklore régional, de marionnettes et de danseuses exotiques. A Noël, on y mettait en scène, en faisant appel au personnel du musée et du lupanar, une crèche vivante, les Pastorets, dont la renommée avait atteint les confins les plus reculés de la province.
Durant quinze ans, le Tenebrarium avait connu un succès mérité, jusqu'au jour où l'on avait découvert que Deulofeu avait séduit en une seule semaine la femme, la fille et la belle-mère du gouverneur militaire de la province. Du coup, la plus noire ignominie s’était abattue sur le centre récréatif et son fondateur. Avant que Deulofeu ait pu s'enfuir de la ville et revêtir une autre de ses multiples 328
L’ombre du vent
identités, une bande de justiciers masqués lui avait donné la chasse dans les ruelles du quartier de Santa Maria et avait fini par le pendre et le brûler dans la Citadelle, abandonnant ensuite ses restes aux chiens sauvages qui rôdaient dans les parages. Après être resté inoccupé pendant deux décennies sans que personne se soucie d'enlever la collection d'horreurs de l’infortuné Laszlo, le Tenebarium avait été transformé en institution de charité publique et confié à un ordre de religieuses.
– Les Dames du Dernier Supplice, ou une incongruité morbide de ce genre, dit Fermín. L'ennui, c'est qu'elles veillent jalousement sur le secret de leurs activités (par mauvaise conscience, j'imagine), ce qui nous oblige à inventer un subterfuge pour nous glisser à l'intérieur.
De nos jours, les pensionnaires de l'asile étaient recrutés dans les rangs des vieillards moribonds abandonnés, déments, indigents, voire déséquilibrés qui hantaient les bas-fonds pléthoriques de Barcelone. Fort heureusement pour eux, une fois admis, la plupart ne faisaient pas de vieux os : l'état des locaux et l'environnement n'invitaient pas à la longévité. Selon Fermín, les défunts étaient enlevés peu avant l'aube et accomplissaient leur dernier voyage à la fosse commune dans un chariot, don d'une entreprise d'Hospitalet de Llobregat spécialisée dans les produits de boucherie-charcuterie de réputation douteuse qui, quelques années plus tard devait être impliquée dans un sombre scandale.
– Tout cela sort de votre imagination, protestai-je, accablé par ce tableau dantesque.
– Mes facultés inventives ne vont pas jusque-là, Daniel. Attendez et vous verrez. J'ai visité la maison en de tristes circonstances il y a dizaine d'années, et je peux vous dire qu'elle paraissait avoir eu votre ami 329
Ville d'ombres
Julián Carax pour décorateur. Dommage que nous ne nous soyons pas munis de feuilles de laurier pour atténuer les parfums qui s'en dégagent Mais nous allons avoir assez de travail comme ça pour obtenir qu’on nous laisse entrer.
Méditant ces inquiétantes perspectives, nous abordâmes la rue Moncada qui, à cette heure-là, n’était déjà plus qu'un passage ténébreux bordé d'antiques demeures transformées en entrepôts et en ateliers. La litanie des cloches de Santa María del Mar scandait l’écho de nos pas. Bientôt, des effluves amers et pénétrants s’infiltrèrent dans le vent froid de l’hiver.
– Quelle est cette odeur ?
– Nous sommes arrivés, annonça Fermín.
17
Nous franchîmes un portail en bois pourri et débouchâmes dans une cour éclairée de lampes à gaz qui projetaient des taches sur des gargouilles et des anges de pierre rongée aux traits décomposés. Des marches conduisaient au premier étage, où un rectangle de clarté vaporeuse dessinait l'entrée principale de l'asile. La lumière qui émanait de cette ouverture teintait d'ocre le brouillard de miasmes qui s'échappait de l'intérieur. Une silhouette anguleuse et rapace nous observait de sous le porche. On pouvait 330
L’ombre du vent
distinguer dans la pénombre son regard perçant, de la même couleur que l'habit Elle portait un seau en bois qui fumait et répandait une puanteur indescriptible.
–
Je-vous-salue-Marie-pleine-de-grâce-le-Seigneur-est-avec-vous !
clama
Fermín
avec
enthousiasme et sans reprendre son souffle.
– Et la caisse, où est-elle ? répliqua d'en haut une voix de rogomme.
– Quelle caisse ? répondîmes-nous à l'unisson.
– Vous n'êtes pas des pompes funèbres ?
s'enquit la bonne sœur d'un ton las.
Je me demandai si c'était un commentaire sur notre aspect ou s'il s'agissait seulement d'une question innocente. Le visage de Fermín s'illumina devant cette chance providentielle.
– La caisse est dans la fourgonnette. Nous voulions d'abord reconnaître le client. Simple problème technique.
Je sentis monter une nausée.
– Je croyais que M. Collbató viendrait lui-même, dit la sœur.
– M. Collbató vous prie de l'excuser, mais il a dû exécuter un embaumement de dernière minute très compliqué : un hercule de foire.
– Vous travaillez avec M. Collbató aux pompes funèbres ?
– Nous sommes respectivement son bras droit et son bras gauche. Wilfredo Velludo pour vous servir, et je vous présente mon apprenti, le jeune Sansón Carrasco.
– Enchanté, complétai-je.
La bonne sœur procéda à une inspection sommaire de nos personnes et acquiesça, indifférente à la paire d'épouvantails à moineaux qui se reflétait dans ses yeux.
331
Ville d'ombres
– Bienvenue à Santa Lucia. Je suis sœur Hortensia, c'est moi qui ai appelé. Suivez-moi.
Nous suivîmes sœur Hortensia sans desserrer les dents le long d'un corridor caverneux dont l'odeur me rappela les tunnels du métro. Il était flanqué de cadres sans portes par lesquels on devinait des salles éclairées de bougies, occupées par des rangées de lits disposés contre les murs et surmontés de moustiquaires qui ondulaient comme des suaires. On entendait des gémissements venant de formes allongées derrière les rideaux.
– Par ici, indiqua sœur Hortensia qui nous précédait de quelques mètres.
Nous pénétrâmes sous une large voûte, et je n'eus pas de grands efforts à faire pour admettre que le décor du Tenebrarium était bien tel que me l'avait décrit Fermín. La pénombre voilait ce qui, à première vue, me parut être une collection de figures de cire, assises ou abandonnées dans des coins, avec des yeux morts et vitreux qui luisaient comme des monnaies de cuivre à la lueur des bougies. Je pensai qu'il s'agissait peut-être de mannequins ou de débris du vieux musée. Puis je m'aperçus qu'elles bougeaient, mais très lentement et en silence. Elles n'avaient ni âge ni sexe discernables. Leurs loques étaient couleur de cendre.
– M. Collbató nous a dit de ne toucher à rien et de ne pas nettoyer, précisa sœur Hortensia, comme si elle tenait à s'excuser. Nous nous sommes bornées à mettre le pauvre dans une caisse, parce qu'il commençait à couler, mais c'est tout.
– Vous avez bien fait. On ne prend jamais assez de précautions, la rassura Fermín.
Je lui lançai un regard désespéré. Il l'ignora sereinement, en me faisant comprendre que je devais le laisser maître de la situation. Sœur Hortensia nous 332
L’ombre du vent
conduisit dans ce qui semblait être une cellule sans ventilation ni lumière au fond d'un étroit couloir. Elle prit une lampe à gaz accrochée au mur et nous la tendit.
– Vous en avez pour longtemps ? J'ai à faire.
– Ne vous mettez pas en retard à cause de nous.
Allez-y, nous nous en occupons. Soyez sans inquiétude.
– Bien. Au cas où vous auriez besoin de moi, je serai au sous-sol, dans la galerie des grabataires. Si ce n'est pas trop vous demander, sortez-le par-derrière.
Que les autres pensionnaires ne le voient pas. C'est mauvais pour leur moral.
– Nous nous chargeons de tout, dis-je d'une voix éteinte.
Un instant, sœur Hortensia me dévisagea avec une vague curiosité. En l'observant de près, je me rendis compte que c'était une femme âgée, presque une vieillarde. Peu d'années la séparaient de ses locataires.
– Dites-moi, il n'est pas un peu jeune pour ce travail, votre apprenti ?
– Les réalités de la vie ne connaissent pas d'âge, ma sœur, assura Fermín.
La sœur hocha la tête avec un doux sourire. Il n'y avait pas de méfiance dans ce regard, seulement de la tristesse.
– Tout de même... murmura-t-elle.
Elle s'éloigna dans l'obscurité, portant toujours son seau et traînant son ombre comme un voile nuptial. Fermín me poussa à l'intérieur de la cellule.
C'était un réduit misérable, une grotte aux murs suintants d'humidité. Des chaînes terminées par des crochets pendaient du plafond, et un trou d'écoulement grillagé s'ouvrait dans le sol disjoint. Au centre, une caisse d'emballage industriel en 333
Ville d'ombres
contreplaqué reposait sur une table de marbre grisâtre. Fermín leva la lampe et nous discernâmes la silhouette du défunt enfouie dans la paille de la garniture. Une figure de parchemin, impassible, burinée et sans vie. La peau boursouflée était cramoisie. Les yeux, blancs comme des coquilles d'œuf cassées, étaient ouverts.
Mon estomac se souleva et je détournai la vue.
– Et maintenant, au travail, décréta Fermín.
– Vous êtes fou ?
– Je veux dire que nous devons trouver la dénommée Jacinta avant que notre ruse ne soit mise au jour.
– Et comment ?
– Comment ? En posant des questions.
Nous inspectâmes le corridor pour nous assurer que sœur Hortensia avait disparu. Puis, sans bruit, nous nous faufilâmes jusqu'à la salle par où nous étions
venus.
Les
formes
misérables
nous
observaient, avec des regards qui allaient de la curiosité à la peur et, parfois, l'envie.
– Faites attention car certains, s'ils pouvaient sucer votre sang pour retrouver leur jeunesse, se jetteraient sur votre cou, dit Fermín. L'âge fait qu'ils ont tous l'air doux comme des agneaux, mais les salopards sont aussi nombreux ici que dehors, voire plus. Parce que ceux-là font partie du lot qui a duré et enterré les autres. Ne vous apitoyez pas. Allez, commencez par ceux du bout, ils n'ont pas l'air d'avoir de dents pour mordre.
Si ces paroles avaient pour objet de me donner du courage, elles échouèrent lamentablement.
J'observai le groupe de déchets humains qui gisaient là et leur souris. Leur simple vue me suggéra que l'on pourrait s'en servir pour faire la propagande du vide moral de l'univers et de la brutalité mécanique avec 334
L’ombre du vent
laquelle celui-ci détruisait les pièces devenues inutiles. Fermín parut lire ces pensées profondes, car il hocha gravement la tête.
– Mère Nature est une grande putain, voilà la triste vérité, dit-il. Hardi, et sus au taureau !
Ma première tournée d'interrogatoires ne m'apporta
que
regards
vides,
gémissements,
éructations et jurons de la part de tous ceux que je questionnai sur l'endroit où se trouvait Jacinta Coronado. Quinze minutes plus tard, je baissai pavillon et allai retrouver Fermín pour vérifier s'il avait eu plus de chance. Le découragement s'était emparé de lui.
–
Comment
allons-nous
trouver
Jacinta
Coronado dans cette tanière ?
– Je ne sais pas. Ils sont complètement gâteux.
J'ai essayé le coup des Sugus, mais ils les prennent pour des suppositoires.
– Et si nous demandions à sœur Hortensia ?
Nous lui dirons la vérité, voilà tout.
– La vérité, on ne la dit qu'en dernier recours, Daniel, et encore moins quand on s'adresse à une bonne sœur. Nous n'avons pas tiré nos dernières cartouches. Regardez ceux-là, ils ont l'air très éveillés.
Ça doit être des malins. Allez les interroger.
– Et vous, pendant ce temps ?
– Moi, je surveillerai l'arrière-garde, au cas où le pingouin reviendrait. Exécution !
Sans guère d'espoir de réussite, je me dirigeai vers le groupe de pensionnaires qui occupait le coin de la salle.
– Bonsoir, leur dis-je, en comprenant l'absurdité de mon salut, car il n'y avait chez eux ni matin ni soir, ni jour ni nuit. Je cherche Mme Jacinta Coronado.
Co-ro-na-do. Est-ce que l'un de vous la connaît ou peut me dire où la trouver ?
335
Ville d'ombres
Face à moi, quatre regards avides. Ils donnent encore signe de vie, pensai-je. Tout n'est peut-être pas perdu. J'insistai :
– Jacinta Coronado ?
Les quatre pensionnaires échangèrent des coups d'oeil. L'un d'eux, bouffi et sans un poil visible sur le corps, semblait être le chef. Son visage et sa corpulence, à la lumière de ce terrarium scatologique, me firent penser à un Néron heureux jouant de la harpe pendant que Rome s'effondrait à ses pieds.
Pétri de majesté, l'empereur me sourit d'un air farceur. Je lui rendis son sourire, rempli d'espoir.
L'intéressé me fît signe d'approcher, comme s'il voulait me parler à l'oreille. J'hésitai, mais obtempérai,
– Pouvez-vous me dire où trouver Mme Jacinta Coronado ? demandai-je une dernière fois.
Je collai mon oreille contre les lèvres du pensionnaire, et je pus sentir son odeur fétide et chaude sur ma peau. Je crus qu'il allait me mordre mais, sans crier gare, il lâcha un vent d'une puissance formidable. Ses compagnons éclatèrent de rire et battirent des mains. Je reculai de quelques pas, mais l'odeur de la flatulence m'avait déjà atteint sans remède. C'est alors que j'avisai près de moi vieillard ratatiné sur lui-même, doté d'une barbe de prophète, d'un crâne dégarni et d'un regard de feu, qui s'appuyait sur un bâton et les contemplait avec mépris.
– Vous perdez votre temps, jeune homme.
Juanito ne sait que lâcher des pets, et eux, tout ce qu'ils savent faire, c'est en rire et les inhaler. Comme vous voyez, ici, la structure sociale n'est pas. très différente de celle du monde extérieur.
336
L’ombre du vent
Le vieux philosophe parlait d'une voix grave avec une diction parfaite. Il me regarda de bas en me jaugeant.
– J'ai cru entendre que vous cherchiez Jacinta ?
J'acquiesçai, interloqué par cette apparition d'une vie intelligente au milieu d'un tel antre d'horreurs.
– Et pourquoi la cherchez-vous ?
– Je suis son petit-fils.
– Et moi le marquis de Matoimel. Un fichu menteur, voilà ce que vous êtes. Dites-moi pourquoi, ou je fais l'idiot. Ici, c'est facile. Et si vous pensez continuer à interroger un à un ces misérables, vous ne tarderez pas à en être convaincu.
Juanito et sa cour d'amateurs d'odeurs suaves riaient toujours comme des bossus. Le soliste exécuta alors un bis, plus amorti et plus prolongé que le morceau précèdent, en forme de sifflement qui évoquait un pneu qui se dégonfle et démontrait clairement que Juanito possédait un contrôle de son sphincter proche de la virtuosité. Je me rendis à l'évidence.
– Vous avez raison. Je ne suis pas de la famille de Mme Jacinta Coronado, mais j'ai besoin de lui parler, il s'agit d'une affaire d'une extrême importance.
Le vieillard se rapprocha de moi. Il avait un sourire félin d'enfant gâté, et la ruse brillait dans ses yeux.
– Vous pouvez m'aider ? le suppliai-je.
– Oui, mais à condition que vous m'aidiez, vous aussi.
– Si c'est dans mes possibilités, j'en serai heureux. Voulez-vous que je fasse parvenir un message à votre famille ?
Le vieil homme éclata d'un rire amer.
337
Ville d'ombres
– Ma famille ? C'est elle qui m'a relégué dans ce trou. Un sacré nid de sangsues, capables de vous voler jusqu'à vos chaussettes avant même qu'elles aient refroidi. Ceux-là, que l'enfer ou la mairie s'en chargent. Je les ai suffisamment supportés et entretenus pendant des années. Non, ce que je veux, c'est une femme.
– Pardon ?
Le vieillard me regarda avec impatience.
– Votre âge tendre n'excuse pas votre lenteur d'esprit, jeune homme. Une femme, une femelle pouliche de bonne race. Jeune, bien sûr, moins de cinquante-cinq ans, et saine, sans escarres ni rien de bousillé.
– Je ne suis pas sûr de comprendre...
– Vous comprenez parfaitement. Avant de partir pour l'autre monde, je veux m'envoyer une femme qui ait toutes ses dents et ne se pisse pas dessus. Ça m'est égal qu'elle ne soit pas une beauté ; je suis à demi aveugle et, à mon âge, n'importe quelle garce est une Vénus, pourvu qu'elle ait ce qu'il faut là où il faut. Me suis-je bien expliqué ?
– Comme un livre ouvert. Mais je ne vois pas comment je vais vous trouver une femme...
– Quand j'avais votre âge, il existait une institution, dans le secteur des services, qui s'appelait les dames de petite vertu. Je sais que le monde change, mais jamais pour les choses essentielles.
Trouvez-m'en une, bien gironde et bien chaude, et nous ferons affaire. Et si vous vous posez des questions sur ma capacité à honorer une dame, sachez que je me contente de lui caresser l’arrière-train et de lui soupeser les protubérances. Ce sont les avantages de l'expérience.
338
L’ombre du vent
– Le côté technique ne me regarde pas, mais je ne peux pas vous amener une femme comme ça, tout de go.
– Je suis peut-être un vieux cochon, mais je ne suis pas un imbécile. Je le sais très bien, et il me suffit d'avoir votre promesse.
– Et si je vous répondais oui uniquement pour que vous me disiez où est Jacinta Coronado ?
Le petit vieux eut un sourire roublard.
– Donnez-moi votre parole, et laissez les problèmes de conscience pour moi.
Je regardai autour de moi. Juanito enchaînait la deuxième partie de son récital. Chez tous, la vie était en train de s'éteindre.
Dans ce purgatoire, la requête de ce grand-père libidineux était l'unique recours qui me parut avoir un sens.
– Je vous donne ma parole de faire mon possible.
Un sourire fendit d'une oreille à l'autre le visage du vieillard. Je comptai trois dents.
– Blonde, même si elle est oxygénée. Avec une bonne paire de nichons et une voix bien salope, si vous pouvez, vu que de tous les sens, c'est l'ouïe que j'ai le mieux conservée.
– Je verrai ce que je peux faire. En attendant, dites-moi où trouver Jacinta Coronado.
339
Ville d'ombres
18
– Qu'avez-vous promis à ce Mathusalem ?
– Vous avez entendu.
– J'espère que vous n'étiez pas sérieux.
– Je ne mens pas à un grand-père sur son lit de mort, même s'il frétille encore comme un gardon.
– C'est tout à votre honneur, Daniel, mais comment pensez-vous introduire une femme dans cette sainte demeure ?
– En payant le triple, je suppose. Pour ces détails là, vous êtes plus compétent que moi.
Résigné, Fermín haussa les épaules.
– Enfin, un pacte est un pacte. Nous trouverons bien un moyen. En tout cas, la prochaine fois que vous aurez à mener une négociation de cette nature, laissez-moi m'occuper.
– Accordé.
Exactement comme me l'avait indiqué le vieux paillard, nous trouvâmes Jacinta Coronado dans une mansarde à laquelle on ne pouvait accéder que par un escalier partant du troisième étage. Selon le grand-père luxurieux, le dernier étage était le refuge des rares pensionnaires que la Parque n'avait pas eu la décence de priver de raison, état qui, d'ailleurs, ne se prolongeait guère. On disait que cette aile secrète 340
L’ombre du vent
avait hébergé en son temps les appartements de Baltasar Deulofeu, alias Laszlo de Vicherny, et qu'il présidait de là aux activités du Tenebrarium tout en cultivant les arts amoureux récemment importés d'Orient, dans les vapeurs et les huiles parfumées. De toute cette douteuse splendeur ne subsistaient que les vapeurs et les parfums, encore que d'un autre genre.
Jacinta Coronado, enveloppée dans une couverture, était prostrée sur une chaise en osier.
– Madame Coronado ? demandai-je en haussant la voix, craignant que la pauvre ne soit sourde, gâteuse, ou les deux à la fois.
La vieille m'examina posément et sans sortir de sa réserve. Son regard était brouillé, et seules quelques mèches de cheveux blanchâtres lui couvraient le crâne, Je vis qu'elle m'observait avec étonnement, comme si elle m'avait déjà vu et ne se rappelait pas où. J'eus peur que Fermín ne s'empresse de me présenter comme le fils de Carax ou ne se livre à quelque autre incongruité du même genre, mais il se borna à s'agenouiller devant elle et à prendre sa main fanée qui tremblait,
– Jacinta, je suis Fermín, et ce gentil garçon qui avec moi est mon ami Daniel. Nous sommes envoyés par votre ami le père Fernando qui n'a pu venir parce qu'il a douze messes à dire, et vous savez le temps que ça prend de lire le commun des saints, mais il vous envoie tous ses meilleurs souvenus. Comment allez-vous ?
La vieille sourit doucement à Fermín. Mon ami lui caressa la figure et le front La vieille goûtait la caresse comme un chat de salon. Je sentis ma gorge se serrer.
– Quelle question idiote, n'est-ce pas ?
poursuivit Fermín. Ce que vous aimeriez, c'est être 341
Ville d'ombres
dehors et danser le chotis. Parce que vous avez une taille de danseuse, tout le monde doit vous le répéter.
Je ne l'avais jamais vu traiter personne avec une telle délicatesse, pas même Bernarda. Ses paroles n'étaient que de simples flatteries, mais le ton et l'expression de son visage étaient sincères.
– Quelles jolies choses vous dites, murmura-telle d'une voix éteinte à force de n'avoir personne à qui parler ou de n'avoir rien à dire.
– Beaucoup moins jolies que vous, Jacinta. Vous croyez que nous pourrions vous poser quelques questions ? Vous savez, comme dans les concours de la radio ?
Pour toute réponse, la vieille battit des paupières.
– Je prends ça pour un oui. Vous vous souvenez de Penélope, Jacinta ? Penélope Aldaya ? C'est sur elle que nous aimerions vous interroger.
Le regard de Jacinta s'éclaira subitement
– Ma petite fille, dit-elle, et nous crûmes qu'elle allait éclater en sanglots.
– Oui. Vous vous en souvenez, n'est-ce pas ?
Nous sommes des amis de Julián. Julián Carax. Celui qui racontait des histoires de fantômes, vous vous en souvenez aussi ?
Les yeux de la vieille brillaient, comme si les paroles de Fermín et sa main sur sa peau lui rendaient la vie pour quelques instants.
– Le père Fernando du collège San Gabriel nous a dit que vous aimiez beaucoup Penélope. Lui aussi vous aime beaucoup, et il pense tous les jours à vous, vous savez ? S'il ne vient pas plus souvent, c'est parce que le nouvel évêque ne lui laisse pas une minute, il le bombarde de messes qui le laissent aphone.
– Vous mangez bien ? demanda soudain la vieille avec inquiétude.
342
L’ombre du vent
– Je mange comme un ogre, Jacinta. Seulement j'ai un métabolisme très masculin et je brûle tout.
Mais tel que vous me voyez, sous ces vêtements, je ne suis que muscles. Touchez, touchez. Comme Charles Atlas, mais en plus poilu.
Jacinta parut rassurée. Elle n'avait d'yeux que pour Fermín. Elle m'avait complètement oublié.
– Que pouvez-vous nous dire de Penélope et de Julián ?
– Ils me l'ont prise, dit-elle. Tous. Ma Penélope.
Je fis mine de prendre la parole, mais Fermín me jeta un regard qui signifiait : tais-toi.
– Qui vous a pris Penélope, Jacinta ? Vous vous rappelez ?
– Lui, dit-elle, en levant des yeux apeurés, comme si elle craignait que quelqu'un ne nous entende.
Fermín sembla mesurer la valeur dramatique de l'expression de la vieille et suivit son regard vers les hauteurs, en envisageant toutes les éventualités.
–
Voulez-vous
dire
Dieu
tout-puissant,
empereur des cieux ? Ou bien le père de Mlle Penélope, M. Ricardo
– Comment va Fernando ? demanda la vieille.
– Le prêtre ? Comme un charme. Un jour ou l'autre, on le fera pape, et il vous installera dans la chapelle Sixtine. Il vous envoie ses meilleurs souvenirs.
– C'est le seul qui vient me voir, vous savez ? Il vient parce qu'il sait que je n'ai personne d'autre.
Fermín me lança un coup d'œil, comme s'il pensait la même chose que moi. Jacinta Coronado était bien plus lucide que ne le suggérait son apparence. Le corps s'éteignait, mais l'esprit et l'âme continuaient de brûler dans cet abîme de misère. Je me demandai combien d'autres comme elle et comme 343
Ville d'ombres
le petit vieux licencieux avaient été pris au piège de cette maison.
– Il vient parce qu'il vous aime beaucoup, Jacinta. Parce qu'il se rappelle comme vous vous êtes occupé de lui, comme vous l'avez bien nourri quand il était gamin. Il nous a tout raconté. Vous vous souvenez, Jacinta ? Vous vous souvenez du temps où vous alliez chercher Jorge au collège, de Fernando et de Julián ?
– Julián...
Sa voix se traînait dans un souffle, mais le sourire la trahissait.
– Vous vous souvenez de Julián Carax, Jacinta ?
– Je me souviens du jour où Penélope m'a dit qu'elle se marierait avec lui...
Nous nous regardâmes, Fermín et moi, interdits.
– Se marier ? Quand était-ce, Jacinta ?
– Le jour où elle l'a vu pour la première fois.
Avait treize ans et ne savait ni qui il était, ni comment il s'appelait.
– Comment savait-elle, alors, qu'elle se marierait avec lui ?
– Parce qu'elle l'avait vu. En rêve»
Enfant,
Maria
Jacinta
Coronado
était
convaincue que le monde s'arrêtait aux faubourgs de Tolède et qu'il n'y avait par-delà que ténèbres et océans de feu. Cette idée avait germé dans sa tête à la suite d'un rêve qu'elle avait fait lors d'une maladie où la fièvre avait failli l'emporter. Les rêves avaient commencé avec cette fièvre mystérieuse, dont certains attribuaient l’origine à un énorme scorpion rouge qui était apparu un jour dans la maison et qu'on n'avait jamais revu, et d'autres à une bonne sœur folle qui se glissait la nuit chez les gens pour 344
L’ombre du vent
empoisonner les enfants et qui, des années plus tard, devait mourir sur l'échafaud en récitant le Notre Père à l'envers, les yeux exorbités, tandis qu'un nuage pourpre se répandait sur la ville et faisait pleuvoir des scarabées morts. Dans ses rêves, Jacinta voyait le passé, l'avenir et, parfois, entr'apercevait les secrets et les mystères des vieilles rues de Tolède. L'un des personnages principaux en était Zacarías, un ange vêtu de noir, accompagné d'un chat de même couleur et aux yeux jaunes dont l'haleine sentait le soufre. Zacarías savait tout : il lui avait prédit le jour et l'heure de la mort de son oncle Benancio, le vendeur d'onguents et d'eau bénite. Il lui avait révélé l'endroit où sa mère, vraie punaise de sacristie, cachait une liasse de lettres d'un ardent étudiant en médecine aux ressources économiques limitées
mais
aux
solides
connaissances
anatomiques, dans le lit duquel, du côté de Santa María elle n'avait pas attendu l'heure fixée pour découvrit les portes du paradis. Il lui avait annoncé qu'elle portait cloué dans son ventre, quelque chose de mauvais, un esprit mort qui lui voulait du mal, et qu'elle ne connaîtrait qu'un seul amour, un amour vide et égoïste qui briserait l'âme des deux amants. Il lui avait prophétisé qu'elle verrait, au cours de sa vie, périr tout ce qu'elle aimait et qu'avant d'arriver au ciel elle visiterait l'enfer. Le jour de ses premières règles, Zacarías et son chat sulfureux disparurent de ses rêves mais, des années plus tard, Jacinta devait se souvenir avec des larmes dans les yeux des visites de l'ange en noir, car toutes ses prédictions s'étaient accomplies.
Aussi, quand les médecins diagnostiquèrent qu'elle ne pourrait jamais avoir d'enfants, Jacinta ne fut-elle pas surprise. Elle ne le fut pas non plus, même si elle faillit en mourir de chagrin, quand 345
Ville d'ombres
l'homme qu'elle avait épousé trois ans plus tôt lui annonça qu'il la quittait pour une autre, parce qu'elle était comme un champ inculte et stérile qui ne donnait pas de fruit, parce qu'elle n'était pas une femme. En l'absence de Zacarías (qu'elle prenait pour un émissaire du ciel, car, vêtu de noir ou pas, il était un ange de lumière – et l'homme le plus beau qu'elle eût jamais vu ou rêvé), Jacinta parlait directement à Dieu, en cachette, sans le voir ni espérer qu'il se donne le mal de lui répondre car il y avait beaucoup de malheur dans monde, et le sien, en fin de compte, était infime à côté. Ses monologues avec Dieu portaient tous sur le même thème : elle ne désirait qu'une chose dans la vie, être mère, être femme.
Un jour parmi tant d'autres où elle priait dans la cathédrale, elle vit venir à elle un homme en qui elle reconnut Zacarías. Il était habillé comme à son ordinaire et serrait contre lui le chat maléfique. Il n'avait pas pris une ride et possédait toujours les mêmes ongles magnifiques, des ongles de duchesse, longs et effilés. L'ange lui expliqua qu'il était venu parce que Dieu n'avait pas l'intention de répondre à ses prières. Il lui dit de ne pas s'en inquiéter car, d'une manière ou d'une autre, il lui enverrait un enfant. Il se pencha sur elle, chuchota le mot Tibidabo , et l'embrassa très tendrement sur les lèvres. Au contact de ces lèvres fines au goût de caramel, Jacinta eut une vision : elle aurait une fille sans avoir besoin de connaître un homme (ce qui lui fut plutôt un soulagement, au souvenir de son expérience de trois ans de lit commun avec un mari qui ne pouvait la besogner qu'en lui mettant un oreiller sur la tête et en grognant : « Ne regarde pas, salope »). Cette enfant se présenterait à elle dans une ville très lointaine coincée entre une lune de 346
L’ombre du vent
montagnes et une mer de lumière, une ville où s'élevaient des édifices comme il en existe seulement dans les songes. Après coup, Jacinta ne put dire si la visite de Zacarías avait été encore un de ses rêves ou si l'ange était vraiment venu à elle dans la cathédrale de Tolède, avec son chat et ses ongles écarlates tout droit sortis de chez la manucure. Mais elle ne douta pas un instant de la véracité de ses prédictions. Le soir même, elle consulta le diacre de la paroisse, un homme cultivé qui avait vu le monde (on disait qu'il était allé jusqu'à Andorre et baragouinait le basque). Le diacre qui prétendit ne pas avoir entendu parler d'un ange Zacarías parmi les légions ailées du ciel, écouta attentivement la vision de Jacinta. Après en avoir bien pesé les termes et s'être arrêté à la description d'une sorte de cathédrale qui, selon les mots de la visionnaire, ressemblait à un grand peigne de mantille en chocolat fondu, cet homme expérimenté lui dit :
« Jacinta, ce que tu as vu est Barcelone, la grande magicienne, et le temple expiatoire de la Sagrada Familia... »Deux semaines plus tard, armée d'un ballot, d'un missel et de son premier sourire depuis cinq ans, Jacinta partit pour Barcelone, convaincue que la description donnée par l'ange viendrait réalité.
Des mois de dures vicissitudes devaient s'écouler avant que Jacinta trouve enfin un emploi stable dans des ateliers d'Aldaya & fils, près de l'ancienne Exposition universelle de la Citadelle. La Barcelone de ses rêves s'était transformée en une ville hostile et ténébreuse, faite de riches demeures fermées et d'usines qui soufflaient une haleine de brume imprégnant la peau de charbon et de soufre.
Jacinta sut dès le premier jour que cette ville était une femme, vaniteuse et cruelle ; apprit à la 347
Ville d'ombres
craindre et à ne jamais la regarder dans les yeux.
Elle vivait seule dans une pension du quartier de la Ribera, où son salaire lui permettait à peine de payer une chambre misérable, sans fenêtre et sans autre lumière que celle des cierges qu'elle dérobait dans la cathédrale et laissait allumés toute la nuit pour tenir à distance les rats qui avaient grignoté les oreilles et les doigts du bébé de Ramoneta, une prostituée occupant la chambre voisine, seule amie qu'elle avait réussi à se faire en onze mois. Cet hiver-là, il plut presque tous les jours, une pluie noire, chargée de suie et d'arsenic. Bientôt, Jacinta commença de craindre que Zacarías ne l'ait trompée, qu'elle ne soit venue dans cette ville que pour y mourir de froid, de misère et d'oubli.
Décidée à survivre, Jacinta se rendait chaque matin à l'atelier avant le lever du soleil et n'en repartait qu'à la nuit tombée. C'est là qu'elle rencontra par hasard M. Ricardo Aldaya, qui s'occupait de la fille d'un contremaître frappée de consomption. En voyant le dévouement et la douceur dont cette jeune femme faisait preuve, il décida de l'emmener chez lui pour prendre soin de sa femme, laquelle était enceinte de l'enfant devait qui être leur premier-né. Ses prières avaient été entendues. Cette nuit-là, Jacinta vit de nouveau Zacarías en rêve.
L'ange n'était plus vêtu de noir, Il était nu, et des écailles recouvraient sa peau. Il n'était plus accompagné de son chat, mais d'un serpent blanc enroulé autour de son torse. Ses cheveux avaient poussé et lui descendaient à la ceinture, et son sourire, le sourire de caramel qui lui avait donné un baiser dans la cathédrale de Tolède, laissait voir des dents triangulaires et serrées comme celles qu'elle avait vues chez certains poissons de haute mer battant de la queue dans la halle aux marées. Des 348
L’ombre du vent
années plus tard, la jeune femme devait décrire cette vision à un Julián Carax de dix-huit ans, en se souvenant que le soir même du jour où elle avait quitté la pension de la Ribera pour s'installer dans l'hôtel particulier des Aldaya, elle avait appris que son amie Ramoneta avait été assassinée à coups de couteau devant l'entrée et que son bébé était mort de froid dans les bras du cadavre. En apprenante nouvelle, les locataires de la pension s'étaient précipités pour se disputer les quelques affaires laissées par la défunte, avec force cris, coups de poing et de griffes. La seule chose qu'ils négligèrent était ce qui avait constitué son trésor le plus précieux : un livre. Jacinta le reconnut, car souvent, la nuit, Ramoneta lui demandait de lui en lire une ou deux pages. Ramoneta n’avait jamais appris à lire.
Quatre mois plus tard naissait Jorge Aldaya, et bien que Jacinta lui donnât toute la tendresse que ne sut jamais lui accorder la mère, une dame éthérée qui lui semblait toujours prise au piège de sa propre image dans le miroir, la nounou comprit que ce n'était pas là l'enfant que Zacarías lui avait promis.
Ces années-là, Jacinta dit adieu à sa jeunesse et se mua en une autre femme qui ne gardait de la précédente que le nom et le visage. La Jacinta d'autrefois était restée dans la pension du quartier de la Ribera, morte comme Ramoneta. Elle vivait désormais à l'ombre de la splendeur des Aldaya, loin de cette ville sinistre qu'elle avait appris à tant haïr et dans laquelle elle ne s'aventurait même pas lors de son jour libre, une fois par mois. Elle apprit à exister à travers les autres, à travers cette famille qui possédait une fortune dont elle pouvait à peine se faire une idée. Elle vivait dans l'attente de cet enfant, qui serait une fille, comme la ville, et à qui elle donnerait tout l'amour que Dieu avait insufflé dans 349
Ville d'ombres
son âme. Parfois Jacinta se demandait si cette paix somnolente qui dévorait ses jours, cette nuit de la conscience, étaient ce que certains appelaient le bonheur, et elle voulait croire que, dans son infini silence, Dieu avait à sa manière répondu à ses prières.
Penélope Aldaya vit le jour au printemps de 1903. A cette époque, M. Ricardo Aldaya avait déjà acquis la maison de l'avenue du Tibidabo, cette villa dont les autres domestiques étaient convaincus qu'elle se trouvait sous l'influence de quelque puissant maléfice, mais que Jacinta ne craignait pas, car elle savait que ce qu'ils prenaient pour un sortilège n'était rien d'autre qu'une présence qu'elle seule pouvait voir en rêve : l'ombre de Zacarías, qui ne ressemblait plus guère à l'homme dont elle se souvenait, car il se manifestait désormais sous les traits d'un loup dressé sur ses pattes de derrière.
Penélope était une enfant fragile, pâle et délicate. Jacinta la voyait grandir comme une fleur en plein hiver. Des années durant, elle la veilla toutes les nuits, prépara personnellement ses repas, cousit ses robes, resta à ses côtés quand elle attrapa mille et une maladies, quand elle prononça ses premiers mots, quand elle devint femme. Mme Aldaya n'était qu'un élément du décor, un personnage secondaire qui entrait et sortait selon les indications de la mise en scène. Avant d'aller se coucher, elle allait souhaiter bonne nuit à sa fille et lui assurait qu'elle l'aimait plus que tout au monde, qu'elle était ce qu'il y avait de plus important dans l'univers. Jacinta ne dit jamais à Penélope qu'elle l’aimait. La gouvernante savait qu'aimer vraiment c'est aimer en silence, avec des actes et non des mots.
Secrètement, Jacinta méprisait Mme Aldaya, cette créature vaniteuse et vide qui vieillissait dans les 350
L’ombre du vent
couloirs de la villa sous le poids des bijoux avec lesquels son époux, qui courait la prétentaine depuis des années, la faisait taire. Elle la détestait parce que, entre toutes les femmes, Dieu l'avait choisie pour donner le jour à Penélope, tandis que son propre ventre, le ventre de la véritable mère, restait stérile. Avec le temps, comme si les paroles de son mari avaient été prophétiques, Jacinta perdit jusqu'aux apparences d'une vraie femme. Elle avait maigri et pris l'aspect que donne la peau flétrie sur les os. Ses seins avaient fondu pour devenir de simples plis, ses hanches ressemblaient à celles d'un garçon, et ses formes dures et anguleuses n'attiraient même plus le regard de M. Ricardo Aldaya, dont on savait pourtant qu'il lui suffisait de flairer un peu de chair fraîche pour se précipiter comme un taureau furieux, expérience dont toutes les servantes de la maisonnée et celles de ses connaissances avaient fait les frais. C'est mieux ainsi se disait Jacinta. Elle n'avait pas de temps à perdre avec des bêtises.
Tout son temps, elle le réservait à Penélope. Elle lui faisait la lecture, l'accompagnait à chaque pas, lui donnait son bain, l'habillait, la déshabillait, la menait promener, la couchait et la réveillait. Tout le monde la prenait pour une nounou un peu maniaque, une vieille fille sans autre vie que son emploi, mais nul ne connaissait la vérité : Jacinta n'était pas seulement la mère de Penélope, elle était sa meilleure amie. Dès que la petite fille put parler et lier deux pensées entre elles, ce qui arriva beaucoup plus tôt que chez aucun bébé dont Jacinta se souvenait, toutes deux partagèrent leurs secrets, leurs rêves et leurs vies.
Cette union ne fit que croître avec le temps.
Quand Penélope atteignit l'adolescence, elles étaient 351
Ville d'ombres
devenues
inséparables.
Jacinta
vit
Penélope
s'épanouir pour devenir une femme dont la beauté et le rayonnement n'étaient pas seulement évidents à ses yeux amoureux. Penélope était la lumière. Dès le premier moment où ce garçon énigmatique prénommé Julián entra dans la maison, elle sentit qu'un courant s'établissait entre lui et Penélope. Un lien les unissait, semblable à celui qui l'unissait ellemême à Penélope, et pourtant différent. Plus intense.
Dangereux. Au début, elle crut qu'elle parviendrait à haïr le jeune homme, mais très vite elle comprit qu'elle ne détestait pas Julián Carax et qu'elle ne pourrait jamais le détester. A mesure que Penélope cédait au charme de Julián, Jacinta se laissa également entraîner et, bientôt, elle ne désira plus que ce que désirait Penélope. Nul n'y avait prêté attention, mais, comme toujours, l’essentiel avait été décidé avant même que commence l’histoire, et désormais il était trop tard.
Bien des mois de regards et de vains soupirs devaient s'écouler avant que Julián Carax et Penélope puissent se retrouver seuls. Ils vivaient au gré des hasards. Ils se rencontraient dans les couloirs, s'observaient, chacun à une extrémité de la table, se frôlaient en silence, se devinaient dans l'absence. Ils échangèrent leurs premières paroles dans la bibliothèque de la maison de l'avenue du Tibidabo, un soir d'orage où la « Villa Penélope »
baignait dans la lueur de bougies, à peine quelques secondes volées à la pénombre, durant lesquelles Julián crut lire dans les yeux de la jeune fille la certitude que tous deux ressentaient la même émotion, qu'ils étaient dévorés par le même secret.
Personne ne semblait s'en apercevoir. Personne à part Jacinta, qui voyait avec une inquiétude grandissante le jeu des regards que Penélope et 352
L’ombre du vent
Julián tissaient à l’ombre des Aldaya. Elle craignait pour eux.
A cette époque, Julián passait déjà des nuits blanches à écrire de minuit au petit jour des récits où il épanchait son âme pour Penélope. Ensuite, sous un prétexte quiconque, il allait avenue du Tibidabo, où il attendait le moment propice pour se glisser en catimini dans la chambre de Jacinta et lui confier les feuilles afin qu'elle les remette à la jeune fille. Parfois Jacinta lui donna son tour un billet de Penélope qu'il lisait et relisait sa fin. Ce jeu devait durer des mois.
Pendant ce temps dérobé au destin, Julián faisait l'impossible pour être près de Penélope. Jacinta l'aidait, elle voulait voir Penélope heureuse, maintenir cette lumière vivante. Julián, quant à lui, sentait que l'innocence sans gravité du début disparaissait et qu'il devenait nécessaire de céder du terrain. C'est ainsi qu'il mentit à M. Ricardo sur ses projets d'avenir, afficha un enthousiasme feint pour la banque et les finances, simula envers Jorge Aldaya une affection et un attachement qu'il ne ressentait pas afin de justifier sa présence quasi constante dans la maison, dit seulement ce que les autres souhaitaient lui entendre dire, lut dans leurs regards et leur désirs, mit son honnêteté et sa sincérité à la merci de ses imprudences, comprit qu'il vendait son âme par morceaux, tout en craignant, s'il parvenait un jour à mériter Penélope, que plus rien ne reste du Julián qui l'avait vue pour la première fois. Il lui arrivait de se réveiller à l'aube, bouillant de rage, avec l'envie de déclarer au monde ses vrais sentiments, d'affronter M. Ricardo Aldaya et de lui avouer qu'il n'éprouvait aucun intérêt pour sa fortune, ses plans d'avenir et sa compagnie, qu'il ne voulait que Penélope et qu'il avait l'intention l’emmener très loin de ce monde vide et fermé où son 353
Ville d'ombres
père la retenait prisonnière. La lumière du jour dissipait son courage.
Julián se confiait parfois à Jacinta, qui s'attachait à ce garçon plus qu'elle ne l'eût voulu.
Souvent, Jacinta s'éloignait momentanément de Penélope et, sous prétexte d'aller chercher Jorge à la sortie du collège, elle rencontrait Julián et lui remettait des messages. C'est ainsi qu'elle connut Fernando qui, des années plus tard, quand elle attendrait dans l'enfer de Santa Lucia la mort que lui avait prophétisée l'ange Zacarías, devait rester son seul ami. D'autres fois, la gouvernante se débrouillait pour emmener Penélope avec elle et faciliter une brève rencontre entre les deux jeunes gens, voyant grandir un amour qu'elle n'avait pas connu, qui lui avait toujours été refusé. Ce fut aussi à cette époque que Jacinta prit conscience de la présence sombre et inquiétante de ce garçon silencieux que tout le monde appelait Francisco Javier. Elle le surprenait en train de les espionner de loin, de lire sur leurs visages et de dévorer Penélope des yeux. Jacinta conservait une photographie que le portraitiste officiel des Aldaya, Recasens, avait faite de Penélope et de Julián devant la porte de la chapellerie du boulevard San Antonio. C'était une image innocente, prise à midi en présence de M.
Ricardo et de Sophie Carax. Jacinta la portait toujours sur elle.
Un jour, tandis qu'elle attendait Jorge à la sortie du collège, la gouvernante oublia son sac près de la fontaine et, en revenant le prendre, elle vit le jeune Fumero rôder dans les parages en l'observant avec nervosité. Ce soir-là, quand elle chercha la photo et ne la trouva pas, elle fut certaine que le garçon l'avait volée. Quelques semaines plus tard, Francisco Javier s'approcha de la gouvernante et lui 354
L’ombre du vent
demanda si elle pouvait faire parvenir à Penélope quelque chose de sa part. Jacinta demanda de quoi il s'agissait, et le garçon sortit un mouchoir dans lequel il avait enveloppé ce qui semblait être une statuette en bois de pin. Jacinta reconnut Penélope et eut un frisson. Avant qu'elle ait pu prononcer un mot, le garçon s'éloigna. En revenant à la maison de l'avenue du Tibidabo, Jacinta jeta la statuette par la fenêtre de la voiture, comme un morceau de viande avariée. Plus d'une fois, elle devait se réveiller à l'aube, couverte à sueur, poursuivie par des cauchemars où le garçon au regard trouble se jetait sur Penélope avec la brutalité froide et indifférente d'un insecte.
Certains soirs, quand Jacinta allait chercher Jorge et q ue celui-ci était en retard, elle bavardait avec Julián. Lui aussi commençait à aimer cette femme à l'apparence dure, et à lui faire plus confiance qu'à soi-même. Bientôt, quand un problème ou une ombre quelconque venait assombrir sa vie, elle et Miquel Moliner furent les premiers, et parfois les seuls, à le savoir. Un jour, Julián conta à Jacinta qu'il avait vu sa mère et M.
Ricardo semble dans la cour des fontaines, en train d'attendre la sortie des élèves. M. Ricardo semblait prendre plaisir à la compagnie de Sophie, et Julián s'en était ému, car il connaissait la réputation de don Juan de l'industriel et son appétit vorace pour les délices de la gent féminine sans distinction de caste ou de condition, appétit auquel se ule semblait échapper sa sainte épouse.
– J'expliquais à ta mère à quel point tu te sentais en dans ton nouveau collège.
En prenant congé, M. Ricardo leur avait fait un clin l'œil et s'était éloigné avec un petit rire. Sa mère avait gardé le silence pendant tout le trajet de 355
Ville d'ombres
retour, manifestement choquée par les propos que lui avait tenus M. Ricardo Aldaya.
Sophie n'était pas seule à voir avec méfiance Julián s'attacher de plus en plus aux Aldaya et négliger ses anciens amis du quartier et sa famille.
Là où sa mère exprimait silencieusement sa tristesse, le chapelier manifestait sa rancœur et son dépit L'enthousiasme initial qui avait marqué l'extension de sa clientèle au gratin de la société barcelonaise s'était vite évaporé. Son fils n'était presque plus jamais là, et Antoni For tuny dut engager Quimet, un garçon du quartier, ancien ami de Julián, comme aide et apprenti. Cet ho mme se sentait incapable de parler d'autre chose que de chapeaux. Il refoulait ses sentiments dans un coin de son âme pendant des mois, jusqu'au moment où ils explosaient. De jour en jour, il devenait plus hargneux et plus irritable. Tout lui semblait mal, que ce soient les efforts du pauvre Quimet, qui suait sang et eau pour apprendre son métier, ou les tentatives de sa femme pour relativiser l'oubli apparent auquel Julián les avait condamnés.
– Ton fils se croit quelqu'un parce que ces riches le traitent comme un singe de cirque, soupirait-il d'un air sombre, empoisonné par l'amertume.
Presque trois ans s'étaient déjà écoulés depuis que M. Ricardo Aldaya était entré pour la première fois dans la boutique de Fortuny & fils quand, un beau jour, le chapelier laissa Quimet seul au magasin en lui annonçant qu'il reviendrait à midi. Il se présenta sans crier gare dans les bureaux que le consortium Aldaya occupait sur le Paseo de Gracia et demanda à voir M. Ricardo.
– Qui dois-je annoncer ? demanda un larbin d’un air hautain.
– Son chapelier.
356
L’ombre du vent
M. Ricardo le reçut, vaguement surpris mais dans d'excellentes dispositions, croyant que Fortuny lui apportait une facture. Les petits commerçants n'arrivaient jamais à apprendre les bonnes manières dans les questions d'argent.
– Que puis-je faire pour vous, mon cher Fortuné ?
Sans vains préambules, Antoni Fortuny se mit en devoir d'expliquer à M Ricardo qu'il se trompait du tout au tout sur le compte de son fils Julián,
– Mon fils, monsieur Ricardo, n'est pas ce que vous croyez. Tout au contraire, c'est un garçon ignorant, un fainéant, sans autre talent que les sornettes dont sa mère lui a bourré le crâne. Croyez-moi, il n'arrivera jamais à rien. Il n'a ni ambition, ni caractère. Vous ne le connaissez pas, il peut être très habile quand il s’agit d'embobiner les étrangers, de faire croire qu’il est très savant, mais il ne sait rien de rien. C'est un médiocre. Moi qui le connais mieux que personne, j’ai jugé nécessaire de vous prévenir.
M. Ricardo avait écouté ce discours en silence y presque sourciller.
– C'est tout, Fortuné ?
L'industriel appuya sur un bouton posé sur son bureau et, presque aussitôt, le secrétaire qui avait reçu le chapelier se présenta à la porte du bureau.
– Mon ami Fortuné s'en va, Balcells, annonça-t-il. Ayez l'obligeance de le reconduire.
Le ton glacial de l'industriel ne fut pas au goût du chapelier.
– Permettez, monsieur Ricardo : Fortuny, pas Fortuné.
– Comme vous voudrez. Vous êtes un homme sinistre, Fortuny. Je vous serai reconnaissant de ne plus remettre les pieds ici.
357
Ville d'ombres
Dans la rue, Fortuny se sentit plus seul que jamais, convaincu que le monde entier se liguait contre lui. Bientôt, les clients huppés que lui avaient valus ses relations avec Aldaya commencèrent à annuler leurs commandes et à solder leurs comptes.
Quelques semaines s'étaient à peine écoulées qu'il dut renvoyer Quimet, parce qu'il n'y avait plus de travail pour deux au magasin. De toute manière, ce garçon était un incapable, médiocre, un fainéant, comme les autres.
C'est à cette époque que les habitants du quartier se mirent à raconter que M. Fortuny paraissait plus vieux, plus seul, plus aigri. Il ne parlait à personne et restait de longues heures enfermé dans son magasin, sans faire, à regarder passer les gens de l’autre côté de sa vitrine avec un sentiment de mépris, et parfois de jalousie. Puis il se dit que les modes changeaient, que les jeunes ne portaient plus de chapeau et que ceux qui le faisaient préféraient s'adresser à d'autres maisons où on les vendait en prêt-à-porter, avec des formes plus actuelles et meilleur marché. La chapellerie Fortuny
& fils s'enfonça lentement dans une léthargie d'ombre et de silence.
– Vous attendez que je meure, se disait-il Ne vous inquiétez pas, je vous donnerai probablement bientôt cette satisfaction.
Il ignorait qu'il avait commencé à mourir depuis longtemps.
Après
cet
incident,
Julián
se
tourna
définitivement vers le monde des Aldaya, Penélope et l'unique avenir qu'il pouvait concevoir. Ainsi s'écoulèrent presque deux années de corde raide, vécues dans le secret. Zacarías, à sa façon, l'avait averti. Des ombres rôdaient autour de lui et resserraient le cercle. Le premier signe se manifesta 358
L’ombre du vent
un jour d'avril 1918. Jorge Aldaya atteignit l'âge de dix-huit ans, et M. Ricardo, jouant au grand patriarche, avait décidé d'organiser (ou plutôt de donner
l'ordre
qu'on
organise)
une
fête
monumentale que son fils ne désirait pas et d'où lui-même, arguant d'affaires importantes, serait absent, car il se trouverait dans la suite bleue de l'hôtel Colón en compagnie d’une délicieuse personne tout juste
débarquée
de
Saint-Pétersbourg
et
opportunément disponible. La maison de l'avenue du Tibidabo fut transformée en pavillon de foire : on installa dans les jardins des centaines de lampions, des girandoles et des buffets pour accueillir les invités.
Presque tous les condisciples de Jorge au collège San Gabriel avaient été conviés. Sur la suggestion de Julián, Jorge avait inclus parmi eux Francisco Javier Fumero. Miquel Moliner les prévint que le fils du concierge de San Gabriel se sentirait mal à l'aise dans cette ambiance prétentieuse et guindée de jeunes gens de bonne famille. Francisco Javier reçut le carton mais, réagissant comme l'avait supposé Miquel Moliner, décida de s'abstenir.
Lorsque Mme Yvonne sa mère, apprit que son fils avait l'intention de refuser une invitation dans la fastueuse maison des Aldaya, elle faillit l'écorcher vif. N'était-ce pas le signe qu'elle-même allait bientôt faite son entrée dans haute société ? Le pas suivant.ne pouvait être qu'une invitation à prendre le thé et à se gaver de petits fours avec Mme Aldaya et d'autres dames d'une suprême distinction. Aussi Mme Yvonne réunit-elle les économies qu'elle avait réussi à gratter sur le salaire de son mari, afin d'acheter un costume marin à son fils.
Francisco Javier avait déjà dix-sept ans, et ce costume bleu avec des culottes courtes, s'il 359
Ville d'ombres
correspondait parfaitement à l'exquise sensibilité de Mme Yvonne, lui paraissait, à lui, grotesque et humiliant. Il céda devant l'insistance de sa mère et passa une semaine à sculpter un coupe-papier qu'il comptait offrir à Jorge. Le jour de la fête, Mme Yvonne tint à escorter son fils jusqu'au seuil de la maison des Aldaya. Elle voulait humer l'odeur princière et savourer la gloire de voir son fils franchir les portes qui s'ouvriraient bientôt pour elle.
Au moment de revêtir l'épouvantable costume marin, Francisco découvrit qu'il était trop petit.
Yvonne décide de procéder à des rajustements de dernière minute. Ils arrivèrent tard. Entre-temps, profitant du tumulte de la fête et de l'absence de M.
Ricardo parti honorer le nec plus ultra de la race slave, Julián s'était éclipsé. Penélope et lui s'étaient donné rendez-vous dans la bibliothèque, où ils ne couraient aucun risque de se retrouver face à quelque membre de cette haute et distinguée société.
Trop occupés à se dévorer mutuellement les lèvres, ni Julián ni Penélope ne virent le couple délirant qui s'approchait de la maison. Francisco Javier, cramoisi de honte dans son costume marin de premier communiant, marchait presque en rampant derrière Mme Yvonne qui, pour l’ occasion, avait extrait de son armoire une capeline et une robe toute en plis et festons qui la faisait ressembler à un étalage de pâtisserie, ou selon l'expression de Miquel Moliner qui les repérait loin, à un bison déguisé en Mme Récamier. Deux domestiques étaient postés à la porte. Ils ne parurent guère impressionnés par les visiteurs. Mme Yvonne annonça que son fils, M.
Francisco Javier Fumero à Sotoceballos, faisait son entrée. Les deux larbins risquèrent ironiquement que ce nom ne leur disait ris Outrée, mais toujours grande dame, Mme Yvonne ordonna à son fils de 360
L’ombre du vent
montrer le carton d'invitation. Hélas, lors des rajustements de dernière minute, le carton était resté sur la table de couture.
Francisco Javier tenta de s'expliquer, mais il bafouillait, et les ricanements des deux domestiques n’aidaient pas à dissiper le malentendu. Ils furent priés de prendre le large. Mme Yvonne, ivre de rage, leur annonça qu’ils ignoraient à qui ils avaient affaire. Les larbins répliquèrent qu'on n'avait besoin de personne à la cuisine pour la plonge. De sa fenêtre, Jacinta vit Francisco Javier s'éloigner, puis s'arrêter brusquement et se retourner. Par-delà le spectacle de sa mère s'époumonant contre les arrogants larbins, il aperçut, dans l'encadrement de la fenêtre de la bibliothèque, Julián qui embrassait Penélope. Ils s'éteignaient avec la fougue de ceux qui se donnent tout entiers, étrangers au reste du monde.
Le lendemain, pendant la récréation, Francisco Javier fit soudain son apparition. La nouvelle du scandale de la veille avait déjà circulé parmi les élèves, les rires ne se firent pas attendre, ni les questions relatives à ce qu'il était advenu de son costume marin. Les rires se turent d'un coup quand les collégiens découvrirent que le garçon tenait à la main le fusil de son père. La plupart s'écartèrent en silence. Seul le groupé formé par Aldaya, Moliner, Fernando et Julián fit face, frappé de stupeur, pour contempler leur camarade. Sans hésiter, Francisco Javier leva le fusil et le pointa vers eux. Les témoins devaient raconter par la suite qu'il n'y avait sur son visage ni colère ni rage. Il exprimait la même froideur mécanique que quand il se livrait au nettoyage du jardin. La première balle frôla la tête de Julián. La seconde lui aurait traversé la gorge si Miquel Moliner ne s'était jeté sur le fils du concierge 361
Ville d'ombres
et ne lui avait arraché le fusil en le rouant de coups de poing. Julián Carax avait contemplé la scène avec stupéfaction, paralysé Tous crurent que les coups de feu avaient visé Jorge Aldaya, comme une vengeance de l'humiliation subie la veille. Ce ne fut que plus tard, alors que la Garde Civile emmenait déjà Francisco Javier et que le couple de concierges était quasiment chassé à coups de pied, que Miquel Moliner s’approcha de Julián et lui dit, sans la moindre fierté, qu’il lui avait sauvé la vie. Il n’imaginait guère que cette vie, ou du moins la partie qu’il voulait en vivre, était déjà si proche de sa fin.
Cette année-là était la dernière que Julián et ses camarades devaient passer au collège San Gabriel.
Chacun parlait de ses projets pour l'année suivante, ou des projets que sa famille avait formés pour lui.
Jorge Aldaya savait déjà que son père l'enverrait étudier en Angleterre, et Miquel Moliner donnait pour acquise son inscription à l'Université de Barcelone. Fernando Ramos avait fait plus d'une fois état de son entrée probable au séminaire de la Compagnie de Jésus, perspective que ses maîtres considéraient comme la plus sage, compte tenu de sa situation particulière. Quant à Francisco Javier Fumero, on savait seulement que, sur l'intervention de M. Ricardo Aldaya, le garçon avait été placé dans une maison de redressement perdue dans le val d'Aran où l'attendait un long hiver. En voyant ses camarades prendre chacun une direction précise, Julián se demandait ce qu'il allait devenir. Ses rêves et ses ambitions littéraires lui semblaient plus lointains et plus irréalisables que jamais. Une seule chose comptait : rester près de Penélope.
Tandis qu'il s'interrogeait sur son avenir, d'autres le programmaient pour lui. M. Ricardo 362
L’ombre du vent
Aldaya lui préparait déjà un poste dans sa société pour l'initier aux affaires. Le chapelier, de son côté, avait décidé que si son fils ne voulait pas prendre sa suite dans le commerce familial, il n'était pas question de le laisser à ses crochets. Il avait donc entrepris en secret les démarches pour expédier Julián à l'armée, où quelques années de vie militaire le guériraient de sa folie des grandeurs. Julián ignorait ces plans et, le jour où il se rendit compte de leur existence, il était déjà trop tard. Penélope seule occupait ses pensées, et la distance feinte, les rencontres furtives de jadis ne lui suffisaient plus. Il insistait pour la voir plus souvent, prenant de plus en plus le risque que sa relation avec la jeune fille soit découverte. Jacinta faisait son possible pour les protéger : elle mentait comme une arracheuse de dents, complotait des rencontres secrètes et ourdissait mille stratagèmes pour leur ménager quelques
instants
de
tête-à-tête.
Mais
elle
comprenait, elle aussi, que cela ne suffisait plus, que chaque minute passée ensemble soudait davantage Julián
et
Penélope.
Depuis
longtemps,
la
gouvernante avait appris à reconnaître dans leurs regards le défi et l'arrogance du désir : une volonté aveugle d'être découverts, de voir leur secret se terminer par un violent esclandre, de ne plus avoir à se cacher dans les coins et les cagibis pour s'aimer à tâtons. Parfois, quand Jacinta aidait Penélope à sa toilette, la jeune fille fondait en larmes et lui avouait son désir de s'échapper avec Julián, de prendre le premier train et de fuir là où personne ne les reconnaîtrait. Jacinta, se souvenant des vicissitudes du monde qui s'étendait au-delà des grilles de la villa Aldaya, s'affolait et la dissuadait. Penélope était un esprit docile, et la peur qu'elle lisait sur le visage de 363
Ville d'ombres
Jacinta suffisait à la calmer. Pour Julián, c'était une autre affaire.
Au cours de ce dernier printemps à San Gabriel, Julián découvrit avec inquiétude que M. Ricardo Aldaya et sa mère se retrouvaient régulièrement en cachette. Au début, il craignit que l'industriel n'eût décidé que Sophie était une conquête appétissante à ajouter à sa collection, mais il comprit bientôt que ces rencontres, qui avaient toujours lieu dans des cafés du centre et se déroulaient dans le respect le plus strict des bonnes manières, se limitaient à des conversations. Sophie gardait le silence sur ces rendez-vous. Quand Julián finit par se décider à aborder M. Ricardo pour lui demander ce qui se passait entre lui et sa mère, l'industriel rit.
– Rien ne t'échappe, hein, Julián ? D'ailleurs j'avais l'intention de t'en parler. Ta mère et moi, nous discutons de ton avenir. Elle est venue me trouver il y a quelques semaines : elle s'inquiétait du projet de ton père de t'envoyer l'an prochain à l'armée. Ta mère, c'est tout naturel, désire pour toi ce qu'il y a de mieux, et elle s'en adressée à moi afin de voir si, à nous deux, nous pouvions faire quelque chose. Ne te bile pas, parole de Ricardo Aldaya : tu ne serviras pas de chair à canon. Ta mère et moi, nous avons de grands projets. Fais-nous confiance.
Julián voulait bien faire confiance, mais M.
Ricardo ne lui en inspirait guère. Il consulta Miquel Moliner, qui fut d'accord avec lui.
– Si ce que tu veux, c'est t'enfuir avec Penélope, que Dieu te protège, tu as besoin d'argent.
C'était bien ce dont Julián était le plus dépourvu.
– Cela peut s'arranger, lui expliqua Miquel : les amis riches sont là pour ça.
364
L’ombre du vent
C'est ainsi que Miquel et Julián commencèrent à projeter la fuite des amants. La destination, sur la suggestion de Moliner, serait Paris. Quitte à devenir un artiste bohème crevant de faim, que cela se passe au moins avec la Ville lumière pour décor. Penélope parlait un peu français et, pour Julián, grâce à sa mère, c'était une seconde langue.
– Et puis Paris est assez grand pour y disparaître, mais assez petit pour y tenter sa chance, estimait Miquel.
Son ami réunit une petite fortune, en ajoutant à ses économies personnelles tout ce qu'il put tirer de son père sous les prétextes les plus fallacieux. Seul Miquel saurait où ils allaient.
– Et j'ai bien l'intention de devenir muet dès que mis serez montés dans le train.
Le soir même, après avoir fixé les derniers détails mec Moliner, Julián se rendit avenue du Tibidabo pour expliquer le plan à Penélope.
– Tu ne dois raconter à personne ce que je vais te dire, commença-t-il. A personne. Pas même à Jacinta.
La jeune fille l’écouta, interdite et fascinée. Le plan de Moliner était impeccable. Miquel achèterait les billets sous un faux nom en engageant un inconnu pour que celui-ci les prenne au guichet de la gare. Si, d'aventure, la police le repérait, tout ce qu'elle pourrait donner, c'était la description d'un individu qui ne ressemblait pas à Julián. Julián et Penélope se retrouveraient dans le train. Ils ne s'attendraient pas sur le quai, pour ne pas risquer d'être vus. La fugue aurait lieu un dimanche, à midi.
Julián se rendrait seul à la gare de France. Là, Miquel l'attendrait avec les billets et l'argent.
La partie la plus délicate concernait Penélope.
Elle devait tromper Jacinta et lui demander 365
Ville d'ombres
d'inventer un prétexte pour venir la chercher pendant la messe de onze heures et la ramener à la maison. En chemin, Penélope lui demanderait de la laisser aller au rendez-vous avec Julián, en lui promettant d'être rentrée avant le retour de la famille. Tous deux savaient que si elle disait la vérité, Jacinta ne les laisserait pas partir. Elle les aimait trop.
– Ton plan est parfait, Miquel, avait dit Julián, après avoir écouté la stratégie imaginée par son ami.
Miquel avait acquiescé tristement.
– A un détail près. La peine que vous allez causer à de nombreuses personnes en partant pour ne plus revenir.
Julián avait hoché la tête, en pensant à sa mère et à Jacinta. Il ne lui vint pas à l’idée que Miquel Moliner parlait de lui-même.
Le plus ardu fut de convaincre Penélope de la nécessité de laisser Jacinta dans l'ignorance du projet. Seul Miquel savait la vérité. Le train partait à une heure de l'après-midi. Le temps que l'on se rende compte de l'absence de Penélope, ils auraient déjà passé
la
frontière.
Une
fois
à
Paris,
ils
s'installeraient dans un hôte comme mari et femme, en usant d'un faux nom. Ils enverraient alors à Miquel Moliner une lettre destinée à leurs familles, en confessant leur amour, en disant qu'ils allaient bien, qu'ils les aimaient, en annonçant leur mariage à l'église et en implorant leur pardon et leur compréhension. Miquel Moliner glisserait la lettre dans une nouvelle enveloppe pour éliminer le tampon postal de Paris et se chargerait de la réexpédier d’une localité des environs.
– Quand ? s'enquit Penélope.
– Dans six jours, lui dit Julián. Dimanche.
366
L’ombre du vent
Miquel estimait que, pour ne pas attirer les soupçons le mieux serait que Julián ne rende plus visite à Penélope jusqu'au moment où ils se retrouveraient dans le train de Paris. Six jours sans la voir, sans la toucher, c'était interminable. Ils scellèrent le pacte, un mariage secret, avec leurs lèvres.
Ce fut alors que Julián conduisit Penélope dans la chambre de Jacinta au troisième étage de la maison. Il n'y avait à cet étage que les chambres de bonnes, et Julián voulut croire que personne ne les y trouverait. Ils se déshabillèrent en silence, haletants, fiévreux, comme pris de rage, en se griffant la peau.
Ils apprirent leurs corps par cœur et noyèrent ces six jours de séparation dans leur sueur et leur salive.
Julián la pénétra furieu sement, la clouant à même le parquet. Penélope le recevait les yeux ouverts, les jambes serrant sa taille et les lèvres entrouvertes de désir. Il n'y avait pas la moindre trace de fragilité ni d'enfance dans son regard, dans son corps brûlant qui réclamait toujours davantage. Puis, le visage encore collé à son ventre et les mains sur les seins blancs qui frémissaient, Julián sut qu'il devait partir. Juste au moment où il se relevait, la porte de la chambre s 'ouvrit lentement et la silhouette d'une femme se profila dans l'encadrement. Une seconde, Julián crut que c 'était Jacinta, mais il comprit qu'il s'agissait de Mme Aldaya qui les observait, pupilles dilatées, partagé entre la fascination et le dégoût.
Lorsqu'elle réussit à parler, ce fut pour balbutier :
« Où est Jacinta ? » Sur ce, elle fit demi-tour et s'éloigna sans ajouter un mot, tandis que Penélope se recroquevillait sur le parquet dans une agonie muette et que Julián sentait le monde s'effondrer autour d'eux.
367
Ville d'ombres
– Pars tout de suite, Julián. Va-t'en avant que mon père ne vienne.
– Mais...
– Va-t'en.
Julián se résigna.
– Quoi qu'il arrive, je t'attends dimanche dans le train.
Penélope réussit à s'arracher un demi-sourire.
– J'y serai. Mais va-t'en. Je t'en prie...
Elle était encore nue quand il la laissa pour se glisser par l'escalier de service vers les remises et, de là, dans la nuit glacée.
Les jours qui suivirent jurent atroces. Julián avait passé la nuit sans dormir, pensant à chaque instant voir arriver les hommes de main de M.
Ricardo. Ils ne vinrent pas plus que le sommeil. Le lendemain, au collège San Gabriel, il ne remarqua aucun changement dans l'attitude de Jorge Aldaya.
Dévoré par l'angoisse, Julián avoua tout à Miquel Moliner. Celui-ci, avec son flegme habituel, hocha la tête en silence.
– Tu es fou, Julián, mais ce n'est pas une nouveauté. Ce qui m'étonne le plus, c'est qu'il n'y ait pas eu de révolution chez les Aldaya. Encore qu'à bien y réfléchir ce ne soit pas tellement surprenant.
Si, comme tu me le dis, Mme Aldaya vous a découverts, il reste l'éventualité qu'elle-même ne sache pas que faire. J'ai eu trois conversations avec elle dans ma vie, et j'en ai tiré deux conclusions : la première est que Mme Aldaya a un âge mental de douze ans ; la seconde, qu'elle souffre d'un narcissisme chronique qui l'empêche à comprendre tout ce qui n'est pas ce qu'elle veut voir ou croire, surtout quand il s'agit d'elle-même.
– Épargne-moi ton diagnostic, Miquel.
368
L’ombre du vent
– Cela signifie qu'elle doit être encore en train de réfléchir à ce qu'il faut dire, et comment, quand et à qui le dire. Elle doit d'abord penser aux conséquences que cela implique pour elle-même : le scandale prévisible, la fureur de son mari... Le reste, j'oserai dire qu'elle s'en fiche.
– Alors tu crois qu'elle ne parlera pas ?
– Elle va peut-être attendre un jour ou deux.
Mais je ne crois pas non plus qu'elle soit capable de garder un secret de cette taille à l'insu de son mari.
Où en sommes- nous de notre plan ? Il tient toujours ?
– Plus que jamais.
– Je suis heureux de te l'entendre dire. Parce que maintenant, je crois qu'il n'y a plus de recul possible.
La semaine s 'écoula dans une lente agonie.
Julián allait tous les jours au collège San Gabriel, l'incertitude lui collant aux talons. Il passait son temps à faire semblant d' être là, tout juste capable d'échanger des regards avec Miquel Moliner, qui commençait à être aussi inquiet que lui, voire davantage. Jorge Aldaya ne soufflait mot. Il se montrait aussi aimable qu'à l'ordinaire. Jacinta avait réapparu pour venir chercher Jorge. Le chauffeur de M. Ricardo se présentait toutes les après-midi. Julián se sentait mourir, finissant par souhaiter que ce qui devait arriver arrive, pourvu que l'attente se termine. Le jeudi après-midi, à la fin des cours, Julián commença de penser que le sort était en sa faveur. Mme Aldaya n'avait rien dit, peut-être par honte, peut-être par bêtise, ou pour l'une ou l'autre des raisons imaginées par Miquel.
Mais peu importait. Tout ce qui comptait, c'était qu'elle garde le secret jusqu'au dimanche. Cette nuit-369
Ville d'ombres
là, pour la première fois depuis plusieurs jours, il parvint à trouver le sommeil.
Le vendredi matin, quand il se présenta au collège, le père Romanones l'attendait devant la grille.
– Julián, j'ai à te parler.
– A votre disposition, mon père.
– J'ai toujours su que ce jour viendrait et, je dois t'avouer, je me réjouis d'avoir été choisi pour t'annoncer la nouvelle.
– Quelle nouvelle, mon père ?
Julián Carax ne faisait plus partie des élèves collège San Gabriel II était interdit de séjour dans son enceinte, salles de classe ou jardins. Ses affaires, livres de classe et objets personnels, étaient confisquées et devenaient propriété de l'institution.
– Le terme technique est : expulsion immédiate, résuma le père Romanones.
– Puis-je vous en demander la raison ?
– J'en aurais une douzaine à te donner, mais je suis sûr que tu sauras choisir toi-même la plus appropriée. Bien le bonjour, Carax. Bonne chance dans la vie. Tu vas en avoir besoin.
A une trentaine de mètres de là, dans la cour des fontaines, un groupe d'élèves l'observait.
Certains ricanaient, en faisant un geste d'adieu de la main. D'autre le regardaient avec étonnement et pitié. Un seul souriait tristement : son ami Miquel Moliner, qui se bornait hocher la tête et à murmurer des paroles inaudibles dans lesquelles Julián crut discerner :
« A
dimanche. »
En
revenant
à
l'appartement du boulevard San Antonio, Julián vit que la Mercedes de M. Ricardo Aldaya stationnait devant la porte de la chapellerie. Il s'arrêta au coin de la rue et attendit. Peu après, M. Ricardo sortit du magasin de son père et monta dans la voiture.
370
L’ombre du vent
Julián se dissimula sous un porche jusqu'à ce qu'elle eût disparu en direction de la place de l'Université.
Alors seulement, il se précipita dans l'escalier de son immeuble. Sa mère Sophie l'attendait en haut, ruisselante de larmes.
– Qu'as-tu fait, Julián ? murmura-t-elle, sans colère.
– Pardonnez-moi, mère...
Sophie étreignit son fils avec force. Elle avait maigri et vieilli, comme si le monde entier lui avait dérobé sa vie et sa jeunesse.
«Et moi plus que tous les autres», pensa Julián.
–Écoute-moi bien, Julián. Ton père et M.
Ricardo Aldaya ont tout arrangé pour t'envoyer à l'armée dans les jours qui viennent. Aldaya a des relations... Il faut que tu partes, Julián. Il faut que tu partes là où ni l'un ni l'autre ne pourront te trouver...
Julián crut voir dans les yeux de sa mère une ombre qui la consumait de l'intérieur.
– Il y a autre chose, mère ? Autre chose que vous ne m'avez pas dit ?
Sophie le contempla, les lèvres tremblantes.
– Tu dois partir. Nous devons partir tous les deux d'ici pour toujours.
Julián la serra étroitement dans ses bras et lui chuchota à l'oreille :
– Ne vous inquiétez pas pour moi, mère. Ne vous inquiétez pas.
Julián passa le samedi enfermé dans sa chambre, entre ses livres et ses cahiers de dessin. Le chapelier était descendu dans sa boutique dès potron-minet et ne revint qu'à la fin de la matinée.
« Il n'a pas le courage de me l'annoncer en face », pensa Julián. Cette nuit-là, les yeux brouillés par les larmes, il fit ses adieux aux années qu'il avait 371
Ville d'ombres
passées dans cette chambre obscure et froide, perdu dans des rêves dont il savait désormais qu'il ne les réaliserait jamais. Le dimanche à l'aube, muni seulement d’un sac contenant un peu de linge et quelques livres, il baisa le front de Sophie qui dormait recroquevillée sous des couvertures dans la salle à manger, et partit.
Les rues étaient nimbées d'une brume bleutée, et des éclats cuivrés luisaient sur les terrasses de vieille ville. Il chemina lentement en disant adieu à chaque porche, chaque coin de trottoir, et en se demandant si le temps qui guérit tout saurait faire son œuvre et s’il serait capable un jour de n'avoir que des bons souvenirs, d'oublier la solitude qui tant de fois l'avait suivi dans ces rues.
La gare de France était déserte, les quais incurvés tels des sabres étincelaient dans le petit jour et se perdaient dans la brume. Julián s'assit sur un banc sous la verrière et sortit son livre. Il laissa s'écouler deux heures, immergé dans la magie des mots, en se sentait devenir un autre, comme s'il changeait de peau et de nom. Entraîné par les rêves de personnages d'ombre, il avait l'impression qu'il ne lui restait plus d'autre sanctuaire, d'autre refuge, que celui-là. Il savait déjà que Penélope ne serait pas au rendez-vous. Quand, plus tard dans la matinée, Miquel Moliner apparut dans la gare et lui remit son billet et tout l'argent qu’il avait pu réunir, les deux amis s'étreignirent en silence. Julián n'avait jamais vu Miquel Moliner pleurer. L'horloge les traquait, égrenant la fuite des minutes.
– Il reste encore du temps, murmurait Miquel, le regard fixé sur l'entrée de la gare.
A une heure cinq, le chef de gare appela une dernière fois les voyageurs pour Paris. Le train glissait déjà le long du quai, quand Julián se 372
L’ombre du vent
retourna pour faire ses adieux à son ami. Sur le quai, Miquel Moliner le regardait, les mains enfoncées dans les poches.
– Écris, dit-il.
– Je t'écrirai dès mon arrivée.
– Non. Pas à moi. Ecris des livres. Pas des lettres. Écris-les pour moi. Pour Penélope.
Julián fit signe que oui et, à cet instant seulement, se rendit compte de ce qu'allait représenter pour lui l'absence de son ami.
– Et garde tes rêves, cria Miquel. Tu ne peux jamais savoir à quel moment tu en auras besoin.
–Toujours,
murmura
Julián,
mais
le
rugissement du train avait couvert ses paroles.
– Penélope m'a raconté ce qui s'était passé le soir même où Madame les avait surpris dans ma chambre. Le lendemain, Madame m'a fait appeler et m'a demandé ce que je savais de Julián. Je lui ai répondu que je ne savais rien, juste que c'était un brave garçon, ami de Jorge... Elle m'a donné l'ordre de consigner Penélope dans sa chambre jusqu'à ce qu'elle lui donne la permission d'en sortir. M. Ricardo était en voyage à Madrid et n'est rentré que le vendredi. Dès son retour, Madame lui a tout raconté.
J'étais là. M. Ricardo a bondi de son fauteuil et donné à Madame une gifle qui l'a projetée par terre. Puis, en criant comme un fou, il lui a dit de répéter ce qu'elle venait de dire. Madame était terrorisée. Nous n'avions jamais vu Monsieur dans cet état. Jamais.
C’était comme s'il était possédé de tous les démons.
Rouge de fureur, il est monté dans la chambre de Penélope et l'a sortie du lit en la tirant par les cheveux. J’ai voulu m'interposer, et il m'a écartée à coups de pied. La nuit même, il a fait venir le médecin 373
Ville d'ombres
de la famille pour qu'il examine Penélope. Son examen terminé, le docteur a discuté avec Monsieur.
Ils ont enfermé Penélope à clef dans sa chambre, et Madame m'a dit de rassembler mes affaires.
« Ils ne m'ont pas permis de revoir Penélope, pas même de lui dire adieu. M. Ricardo m'a menacé de me dénoncer à la police si je parlais à quelqu'un de ce qui s'était passé. Ils m'ont chassée à coups de pied la nuit même, sans que je sache où aller, après dix-huit ans de bons et loyaux services. Deux jours plus tard dans une pension de la rue Muntaner, j'ai reçu la visite de Miquel Moliner qui m'a expliqué que Julián était parti pour Paris. Il voulait que je lui raconte ce qui était arrivé : pourquoi Penélope n'était-elle pas venue au rendez-vous de la gare ? Pendant des semaines je suis retournée à la villa, en les suppliant de me laisser voit Penélope, mais ils ne m'ont pas laissée franchir les grilles. Je me postais des jours entiers au coin de la rue, en espérant la voir sortir. Je ne l'ai jamais vue, Elle ne quittait pas la maison.
Après ça, M, Aldaya appelé la police et, avec l'aide de ses amis haut placés, il a obtenu qu'on m'interne à l'asile psychiatrique de Horta, en prétendant que personne ne me connaissait et que j'étais une folle qui poursuivait sa famille et ses enfants. J'y ai passé deux ans, enfermée comme un animal. La première chose que j'ai faite en sortant a été d'aller à la villa de l'avenue du Tibidabo pour voir Penélope.
– Vous avez réussi ? demanda Fermín.
– La maison était fermée et à vendre. Personne n'y habitait. On m'a dit que les Aldaya étaient partis en Argentine. J'ai écrit à l'adresse qu'on m'a donnée.
Les lettres sont revenues sans avoir été ouvertes...
– Qu'est devenue Penélope ? Vous le savez ?
Jacinta fit signe que non, l'air désespérée.
– Je ne l'ai jamais revue.
374
L’ombre du vent
La vieille femme gémissait, en pleurant à chaudes larmes.
Fermín la prit dans ses bras et la berça. Le corps de Jacinta Coronado s'était réduit à la taille d'une petite fille et, près d'elle, Fermín semblait un géant.
Mille questions se bousculaient dans ma tête, mais mon ami fit un geste qui signifiait clairement la fin de l'entretien. Je le vis contempler le réduit sordide et glacial où Jacinta Coronado finissait ses dernières heures.
– Venez, Daniel. On s'en va. Partez devant.
Je fis ce qu'il me disait. En m'éloignant, je me retournai et vis que Fermín s'agenouillait devant la vieille femme et l'embrassait sur le front. Elle eut un sourire édenté. J'entendis Fermín dire :
– Dites-moi, Jacinta, vous aimez sûrement les Sugus ?
Dans notre périple pour gagner la sortie, nous croisâmes le fossoyeur légitime et deux aides à l'aspect simiesque chargés d'un cercueil en pin, d'une corde et de loques à la destination incertaine. Le cortège répandait une sinistre odeur de formol et d'eau de Cologne bon marché, et arborait, sur des faces blafardes, des rictus canins. Fermín se contenta d'indiquer la cellule où les attendait le défunt et procéda à la bénédiction du trio qui répondit à ce geste en se signant respectueusement.
– Allez en paix, murmura Fermín en m'entraînant vers la sortie, où une sœur qui portait une lampe à huile nous adressa un regard funèbre et réprobateur en guise d'adieu.
Une fois dehors, la sinistre tranchée de pierre et d'ombre de la rue Moncada m'apparut comme une vallée de gloire et d'espérance. A côté de moi, Fermín 375
Ville d'ombres
respirait profondément, libéré, et je sus que je n'étais pas le seul à me réjouir d'avoir laissé derrière ce capharnaüm de ténèbres. L'histoire que nous avait racontée Jacinta pesait plus sur nos conscience nous n'aurions aimé l'admettre.
– Écoutez, Daniel : et si on se payait quelque croquettes au jambon, bien arrosées, ici, au Xampañet, pour faire passer le mauvais goût qui nous reste dans la bouche.
– A vrai dire, je ne serais pas contre.
– Vous n'avez pas rendez-vous avec la demoiselle ?
– Non. C'est demain.
– Ah, petit garnement. Vous vous faites désirer hein ? On apprend vite...
Nous n'avions pas fait dix pas en direction de la bruyante taverne, à peine quelques numéros plus bas dans la rue, que trois silhouettes obscures se détachèrent de l'ombre et nous emboîtèrent le pas.
Deux sbires se collèrent derrière nous, si près que je pus sentir leur haleine sur ma nuque. Le troisième homme, plus petit mais infiniment plus sinistre, nous barra le passage. Il portait la même gabardine, et son sourire
huileux
semblait
dégouliner
aux
commissures.
– Ça alors, qui vois-je là ? Mais c'est mon vieil ami, l'homme aux mille visages, dit l'inspecteur Fumero.
Je crus entendre tous les os de Fermín s'entrechoquer de terreur devant cette apparition. Sa loquacité coutumière se trouva réduite à un gémissement étouffé. Déjà, les deux durs, que je supposai être des agents de la Brigade Criminelle, nous avaient immobilisés par la nuque et le poignet droit, prêts à nous tordre le bras au moindre mouvement.
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L’ombre du vent
– Je vois, à ta tête d'ahuri, que tu pensais m'avoir semé depuis longtemps, hein ? Tu croyais peut-être qu'un étron comme toi pouvait sortir du ruisseau et se faire passer pour un respectable citoyen ? D'accord, tu es débile, mais pas à ce point.
En plus, je me suis laissé dire que tu mets ton gros nez dans un tas d'affaires qui ne te regardent pas.
Mauvais signe... Qu'est-ce que tu es allé fricoter chez les bonnes sœurs ? Tu t'en tapes une ? Combien elles prennent, maintenant ?
– Je respecte les culs que je ne connais pas, monsieur l'inspecteur, spécialement quand ils sont sous clôture. Si vous vous décidiez à faire comme moi, ça vous ferait faire des économies de pénicilline, et vous grossiriez moins.
Fumero émit un ricanement méchant et rageur.
– Ça c'est parler. Des couilles de taureau.
Comme je te dis. Si toutes les canailles étaient comme toi, mon travail serait un plaisir. A propos, comment te fais-tu appeler en ce moment, crapule ? Gary Cooper ? Allez, tu me racontes pourquoi tu es allé fourrer ton groin dans l'asile de Santa Lucia, et peut-
être que je te laisserai filer avec juste une paire de gnons. Vas-y, lâche morceau. Qu'est-ce qui vous amène ici ?
– Une affaire privée. Nous sommes venus rendre visite à une personne de la famille.
– A ta putain de mère, oui. Écoute, tu as de la chance que je sois de bonne humeur, sinon je t'emmènerais sur-le-champ au commissariat et je te ferais de nouveau tâter du chalumeau. Allez, sois bon bougre, et dis la vérité à ton ami l'inspecteur Fumero : qu'est-ce-que vous foutez ici, toi et ton copain ? Collabore un peu, merde, et tu m'éviteras de faire une tête toute neuve à ce gamin que tu as pris comme mécène.
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Ville d'ombres
– Touchez à un seul de ses cheveux et je vous garantis que...
– Tu me files la trouille, je te jure. J'en ai chié mon pantalon.
Fermín avala sa salive et parut faire appel courage qui s'enfuyait par tous ses pores.
– Est-ce que ce ne serait pas le pantalon du costume marin que vous a fait mettre votre auguste mère, l’illustre souillon ? Ça serait dommage, parce qu'on m'a dit qu’il vous allait à ravir.
Le visage de l'inspecteur Fumero blêmît, et toute expression quitta son regard
– Qu'est-ce que ta as dit, salopard ?
– J’ai dit que vous sembliez avoir hérité du goût et de la grâce de Mme Yvonne Sotoceballos. dame de !
société...
Fermín n'était pas costaud, et le premier coup suffit à le balayer comme une plume. Il était encore roulé en boule dans la flaque où il avait atterri quand Fumero lui expédia une volée de coups de pied au ventre, aux reins et à la figure. A partir du cinquième, je cessai de les compter. Un instant plus tard, Fermín avait perdu le souffle et toute capacité de bouger un doigt ou de se protéger des coups. Les deux policiers qui me tenaient riaient par politesse ou par devoir, tout en m'immobilisant d'une main de fer.
– Toi, t'en mêle pas, me chuchota l'un d’eux. J’ai pas envie de te casser le bras.
J'essayai de me libérer de leur prise, mais en vain et en me détenant, je vis dans un éclair le visage de celui qui m'avait parié. Je le reconnus tout de suite. C’était l'homme à la gabardine et au journal du café de la place de Sarriá, celui qui nous avait suivis dans l’autobus en riant des plaisanteries de Fermín.
– Tu vois, moi, ce qui me fait le plus chier au monde c'est les gens qui fouillent dans la merde du 378
L’ombre du vent
passé, hurlait Fumero en tournant de Fermín. Le passé, il faut le laisser là ou il est, t'as compris ? Ça vaut pour toi et ton crétin d'ami. Et toi, moustique, ouvre bien l’œil et apprends, parce que tu ne perds rien pour attendre.
J'assistai à la manière dont l'inspecteur démolissait Fermín à coups de pied sous la lumière oblique d'un réverbère. Tout le temps que dura la séance, je fus incapable d'ouvrir la bouche. Je me souviens du choc sourd, terrible, des coups tombant sans pitié sur mon ami. Ils me font encore mal. Je ne pus que me réfugier dans la paralysie où me maintenaient opportunément les policiers, en pleurant de silencieuses larmes de lâcheté.
Lorsque Fumero fut fatigué de secouer un poids mort, il déboutonna sa gabardine, ouvrit sa braguette et urina sur Fermín. Mon ami ne bougeait plus, dessinant tout juste le contour d'un ballot de vieux vêtements dans une flaque. Tandis que Fumero déchargeait un torrent abondant et mousseux sur Fermín, je restai incapable d'émettre un son. Quand il eut terminé, l’inspecteur referma sa braguette et se dirigea vers moi, haletant et la face en sueur. Un des agents lui tendit un mouchoir avec lequel il s'essuya la figure et le cou. Il s’approcha jusqu'à ce que son visage soit à quelques centimètres à peine du mien et me fusilla du regard.
– Tu ne valais pas cette rossée, moustique. Ça ne concerne que ton ami : il joue toujours la mauvaise carte. La prochaine fois, je le baiserai à fond, comme jamais, et je suis sûr que ça sera ta faute.
Je crus qu'il allait me frapper, que mon tour était venu. Étrangement, j'en fus content Je voulus croire que les coups me guériraient de ma honte d'avoir été incapable de bouger le petit doigt pour 379
Ville d'ombres
aider Fermín, de n'avoir rien fait d'autre qu'essayer de me protéger, comme toujours.
Mais aucun coup ne vint. Juste le fouet de ces yeux débordants de mépris. Fumero se borna à me tapoter la joue.
– T'inquiète pas, mon garçon. Je ne me salis pas la main sur des lâches.
Les deux policiers émirent un ricanement obséquieux soulagés de voir que le spectacle était terminé. Leur envie de quitter la scène était tangible.
Lorsque je pus me porter à son secours, Fermín luttait en vain pour se relever et retrouver les dents qu'il avait perdues dans l'eau sale de la flaque. Sa bouche, son nez, ses oreilles et ses paupières saignaient. En me voyant sain et sauf, il esquissa une sorte de sourire, et je crus qu'il allait mourir sur-le-champ. Je m'agenouillai et le pris dans mes bras. La première pensée qui me passa par la tête fut qu'il pesait moins que Bea.
– Oh mon Dieu, Fermín, il faut aller tout de l'hôpital.
Fermín refusa énergiquement.
– Menez-moi chez elle. Chez qui, Fermín ?
– Chez Bernarda. Si je dois casser ma pipe que ce soit au moins dans ses bras.
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19
Ce soir-là, je revins donc à l'appartement de la Plaza Real dans lequel j'avais juré, des années auparavant de ne plus jamais remettre les pieds.
Deux clients du Xampañet qui, du seuil, avaient assisté au passage à tabac, me proposèrent leur aide pour transporter Fermín jusqu'à la station de taxis de la rue Princesa, pendant qu'un serveur de l'établissement appelait le numéro que je lui avais donné pour prévenir de notre venue. Le trajet en taxi me parut interminable. Fermín avait perdu connaissance avant même que nous démarrions. Je le tenais dans mes bras, en le serrant contre ma poitrine et en essayant de lui communiquer un peu de chaleur.
Je pouvais sentir son sang mouiller mes vêtements.
Je lui chuchotais à l'oreille que nous étions presque arrivés, que tout allait s'arranger. Ma voix tremblait.
Le chauffeur me lançait des regards furtifs dans son rétroviseur.
– Dites donc, moi je ne veux pas d'histoires, hein ? Si ce type meurt, je vous fais descendre tous les deux.
– Foncez et taisez-vous.
Rue Fernando, Gustavo Barceló et Bernarda nous attendaient déjà à la porte de l'immeuble en compagnie du docteur Soldevila. Quand elle nous vit, 381
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couverts de sang et de boue, Bernarda se mit à pousser des cris hystériques. Le docteur prit en hâte le pouls de Fermín et assura que le patient était vivant A nous quatre, nous parvînmes à hisser Fermín dans l'escalier et à le porter dans la chambre de Bernarda, où une infirmière amenée par le docteur avait déjà tout préparé. Une fois le patient déposé sur le lit, l’infirmière commença de le déshabiller. Le docteur Soldevila insista pour que nous sortions de la chambre. Il nous ferma la porte au nez avec un succinct : « Il s'en tirera. »
Dans le couloir, Bernarda pleurait, inconsolable, en gémissant que pour une fois qu'elle rencontrait un brave homme, Dieu le lui arrachait en le passant à tabac
M. Gustavo Barceló la prit dans ses bras et l'emmena à la cuisine où il se mit en devoir de l'abreuver de brandy jusqu'à ce que la pauvre puisse à peine tenir debout. Quand les paroles de la bonne devinrent incompréhensibles, le libraire se servit un verre et le vida d'un trait.
– Je suis désolé. Je ne savais où aller... risquai-je.
– Ne t'inquiète pas. Tu as bien fait. Soldevila est le meilleur traumatologue de Barcelone, dit-il, sans s'adresser à personne en particulier.
– Merci, murmurai-je.
Barceló soupira et me versa une copieuse rasade. Je refusai le verre, qui passa de ses mains à celles de Bernarda puis à ses lèvres, entre lesquelles le brandy disparut instantanément.
– Fais-moi le plaisir de prendre une douche et de te mettre quelque chose de propre sur le dos, indiqua Barceló. Si tu reviens chez toi avec cette dégaine, ton père en mourra de peur.
– Ce n'est pas la peine... je me sens bien, dis-je.
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– Alors arrête de trembler. Allons, vas-y, tu peux te servir de ma salle de bain, il y a un chauffe-eau. Tu connais le chemin. Pendant ce temps, j'appellerai ton père et je lui dirai... enfin bon, je ne sais pas ce que je lui dirai. Je trouverai bien quelque chose.
J'acquiesçai.
– Cette maison est toujours la tienne, dit Barceló, tandis que je m'éloignais dans le couloir. On t'a regretté.
Je fus capable de trouver la salle de bain de Gustavo Barceló, mais pas l’interrupteur. Je me dis que, tout compte fait, je préférais me doucher dans le noir. J’enlevai mes vêtements souillés de sang et de boue, et me hissai dans la baignoire impériale du maître des lieux. Une obscurité perlée filtrait par la fenêtre qui donnait sur la cour intérieure de l'immeuble, en dessinant vaguement les contours de la pièce et les carreaux de céramique du sol et des murs. Par comparaison avec notre modeste salle de bain de la rue Santa Ana, je trouvai l'eau brûlante et sa pression dignes d'hôtels de luxe où je n'avais jamais mis les pieds. Je restai plusieurs minutes immobile dans la vapeur, sous le jet de la douche.
L'écho des coups s'abattant sur Fermín continuait de me marteler les oreilles. Je ne pouvais m'ôter de la tête les paroles de Fumero, ni le visage du policier qui m'avait immobilisé, probablement pour me protéger. Au bout d'un moment, je sentis que l'eau refroidissait et supposai que la réserve du chauffe-eau de mon hôte tirait à sa fin. J'en laissai couler les dernières gouttes et fermai le robinet. La vapeur montait le long de ma peau comme des écheveaux de soie. A travers le rideau, je devinai une silhouette figée devant la porte. Son regard vide brillait comme celui d'un chat.
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– Tu peux sortir sans crainte, Daniel. En dépit de toutes mes méchancetés, je ne peux toujours pas te voir.
– Bonjour, Clara.
Elle tendit une serviette propre dans ma direction. J'allongeai le bras et la saisis. Je m'en ceignis avec une pudeur de collégienne et, malgré la pénombre vaporeuse, je pus voir que Clara souriait en devinant mes mouvements.
– Je ne t'ai pas entendue entrer.
– Je n'ai pas frappé. Pourquoi te douches-tu dans le noir ?
– Et toi, comment sais-tu que je n'ai pas allumé ?
– Le bourdonnement de l'ampoule, dit-elle. Tu n'es jamais revenu me dire adieu.
Mais si, je suis revenu, pensai-je, mais tu étais trop occupée. Les mots moururent sur mes lèvres : leur rancœur et leur amertume étaient soudain ridicules.