CHAPITRE VIII LA CATASTROPHE

Comme toute histoire vraie, le récit de Rohan était bizarre et incohérent. Pourquoi le nuage ne les avait-il pas attaqués, lui et Jarg ? Pourquoi n’avait-il pas touché non plus Terner, tant que celui-ci n’avait pas quitté l’amphibie ? Pourquoi Jarg s’était-il sauvé, pour revenir ensuite ? Il était relativement facile de répondre à cette dernière question. Il était revenu, supposa-t-on, parce qu’il avait repris son sang-froid après un moment de panique et s’était rendu compte qu’il était à environ cinquante kilomètres de la base — distance qu’il ne pourrait parcourir à pied avec les réserves d’oxygène dont il disposait.

Les questions précédentes demeuraient des énigmes. Y répondre pourrait avoir pour tous les hommes une importance réellement vitale. Mais les considérations et les hypothèses devaient céder le pas à l’action.

Horpach apprit le sort du groupe de Rohan à minuit passé ; une demi-heure plus tard, il décollait.

Déplacer un croiseur cosmique d’un endroit à un autre, distant d’à peine deux cents kilomètres, est une tâche ingrate. Il faut conduire constamment le vaisseau suspendu verticalement au-dessus du feu de ses tuyères, à une vitesse relativement réduite, ce qui entraîne une consommation considérable de carburant. Les propulseurs, non adaptés à ce genre de travail, exigeaient l’intervention constante des automates électriques, et même ainsi, le colosse métallique se mouvait dans la nuit avec un faible roulis, comme s’il était porté sur la surface d’une mer légèrement houleuse. C’eût été assurément un spectacle extraordinaire pour un observateur resté sur Régis III, que cette forme peu distincte dans le reflet des flammes qu’elle projetait, qui avançait dans les ténèbres, telle une colonne de feu.

Il n’était pas facile non plus de se maintenir dans la bonne direction. Il fallut s’élever au-dessus de l’atmosphère puis y rentrer de nouveau, la poupe la première.

Tout cela absorba entièrement l’attention de l’astronavigateur, d’autant que le cratère recherché était dissimulé par un léger voile de nuages. À la fin, avant l’aube encore, L’Invincible se posait au lieu voulu, à deux kilomètres de l’ancienne base de Regnar. Le supercoptère, les machines et les baraquements furent pris alors dans le périmètre de protection du croiseur. Un groupe de secours, fortement armé, ramena ensuite, vers midi, tous les hommes du groupe de Rohan qui avaient été sauvés, en bonne santé, mais inconscients. Il fallut adjoindre à l’infirmerie deux nouvelles cabines, car la salle d’hospitalisation proprement dite était déjà comble. Ce ne fut qu’une fois tout cela terminé que les savants entreprirent de sonder le secret qui avait sauvé Rohan et qui aurait sauvé Jarg, sans le tragique accident du lance-flammes entre les mains du fou.

C’était incompréhensible, car tous deux, tant par leurs vêtements, leur armement que leur aspect, ne différaient en rien des autres. Cela ne signifiait sans doute rien, non plus, le fait qu’ils se trouvaient à trois, avec Terner, dans le petit véhicule tout terrain.

Horpach se trouvait en outre placé devant le dilemme suivant : que faire à présent ? La situation était suffisamment claire pour qu’il puisse rentrer à la Base avec les données qu’il possédait, qui justifiaient le retour et expliquaient en même temps la fin tragique du Condor. Ce qui intriguait le plus les savants, a savoir les pseudo-insectes métalliques, leur symbiose avec les « plantes » de fer enracinées sur les rochers, enfin la question du « psychisme » du nuage (alors qu’on ne savait même pas s’il en existait un ou plusieurs ou enfin si des nuages de petite taille pouvaient s’assembler et se fondre pour ne former plus qu’un seul nuage homogène) — tout cela ne l’aurait pas incité à rester sur Régis III même une heure de plus, sans le fait qu’il y avait quatre manquants de l’équipe de Regnar, ce dernier inclus.

Les traces laissées par les égarés avaient entraîné le groupe de Rohan dans la gorge. Il était incontestable que ces hommes sans défense y mourraient, même si les habitants inanimés de Régis les laissaient tranquilles. Il fallait donc fouiller les terrains avoisinants, car privés de toute capacité d’agir de façon raisonnée, les malheureux ne pouvaient compter que sur l’aide de L’Invincible.

La seule chose que l’on réussit à établir avec une approximation raisonnable, ce fut le rayon dans lequel mener les recherches, étant donné que les égarés, dans cette contrée de grottes et de ravins, n’avaient pas pu s’éloigner du cratère de plus d’une vingtaine ou d’une trentaine de kilomètres. Ils n’avaient déjà plus beaucoup d’oxygène dans leurs appareils, mais les médecins assuraient que respirer l’atmosphère de la planète ne comportait assurément pas de risque mortel et que, dans l’état où ces hommes se trouvaient, les vertiges provoqués par le méthane dissous dans le sang n’avaient guère d’importance.

La zone à explorer n’était pas très étendue ; mais exceptionnellement difficile et impénétrable. Passer au peigne fin tous les culs-de-sac, toutes les crevasses, les cryptes et les cavernes, même dans les conditions les plus favorables, pouvait prendre des semaines. Sous les rochers des ravins et des vallées, ne communiquant avec eux que de place en place, se dissimulait un second système de couloirs et de grottes creusés par les eaux. Il était parfaitement possible que les égarés séjournassent dans l’une de ces cachettes. En outre, on ne pouvait même pas espérer les retrouver tous en un seul et même endroit. Privés de mémoire, ils étaient plus démunis que des enfants puisque ceux-ci, du moins, fussent restés ensemble. Et, en plus de tout cela, cette région était le siège des nuages noirs. Le puissant armement de L’Invincible et ses moyens techniques ne pouvaient être d’un grand secours dans les recherches. La protection la plus sûre — le champ de force — ne pouvait absolument pas être utilisée dans les corridors souterrains de la planète. Ainsi donc, restait l’alternative : ou bien repartir immédiatement, ce qui équivalait à condamner les hommes perdus à la mort, ou bien entreprendre des recherches risquées. Elles ne pourraient laisser d’espoir qu’au cours des tout prochains jours, une semaine au maximum. Horpach savait que des recherches poursuivies au-delà de ce délai ne permettraient de découvrir que les dépouilles de ces hommes.

Le lendemain, de bon matin, l’astronavigateur convoqua les spécialistes, leur exposa la situation et leur communiqua qu’il comptait sur leur aide. Ils se trouvaient en possession d’une poignée d’« insectes métalliques » que Rohan avait rapportés dans la poche de son blouson. Ils avaient consacré près de vingt-quatre heures à les étudier. Horpach voulait savoir s’il existait la moindre chance de rendre ces objets radicalement inoffensifs. Une question fut de nouveau posée : qu’était-ce donc qui avait préservé Jarg et Rohan de l’attaque du « nuage » ?

Les « prisonniers » occupaient, pendant la conférence, la place d’honneur, dans un récipient en verre hermétiquement bouché, au centre de la table. Il n’en restait qu’une quinzaine, les autres ayant été détruits pendant les examens. Ces produits, à triple symétrie parfaite, rappelaient par leur forme la lettre Y, avec trois embranchements terminés en pointe acérée et réunis au centre par un renflement. Ils étaient noirs comme du charbon sous la lumière directe mais, sous la lumière réfléchie, ils prenaient des opalisations grises et olivâtres, comme les abdomens de certains insectes terrestres aux écailles faites de très petites surfaces, comme un diamant taillé en rose ; chacun renfermait une construction microscopique, toujours la même. Ses éléments, plusieurs centaines de fois plus petits qu’un grain de sable, formaient une sorte de système nerveux autonome, au sein duquel il avait été possible de distinguer des systèmes partiellement indépendants les uns des autres.

La partie la plus petite, occupant l’intérieur des jambages de la lettre Y, constituait le système gouvernant les mouvements de l’ « insecte » qui, dans la structure microcristalline de ses jambages, possédait quelque chose qui ressemblait à un accumulateur universel qui serait en même temps un transformateur d’énergie. Selon la façon dont les microcristaux entraient en contact, ils créaient soit un champ électrique, soit un champ magnétique, soit encore des champs de force alternatifs qui pouvaient porter à une température relativement élevée la partie centrale. Alors, la chaleur accumulée rayonnait vers l’extérieur dans une seule direction. Le mouvement d’air ainsi produit, une sorte de jet, permettait à l’organisme de s’élever dans n’importe quelle direction. Un petit cristal isolé ne volait pas, mais voletait plutôt, et il n’était pas capable — du moins pendant les expériences en laboratoire — de diriger son vol avec précision. En revanche, lorsqu’il se joignait à d’autres par contact entre l’extrémité de leurs jambages, il donnait naissance à un agrégat dont les capacités aérodynamiques étaient d’autant plus grandes que le nombre des composants était plus considérable.

Chaque petit cristal pouvait s’unir à trois autres ; en outre, il pouvait aussi entrer en contact avec la partie centrale d’un autre par l’extrémité de l’un de ses jambages ; cela permettait une construction en couches multiples des ensembles ainsi constitués. L’assemblage ne devait pas se faire obligatoirement par contact réel ; il suffisait que les extrémités se rapprochassent pour que chaque champ magnétique ainsi formé maintînt le tout en équilibre. Pour une quantité déterminée d’« insectes », l’agrégat commençait à faire montre de nombreuses propriétés : il pouvait en effet, en fonction de l’ « excitation » par des stimulants extérieurs, modifier la direction de son mouvement, sa forme, la fréquence des impulsions vibratoires internes. Si les stimulants se modifiaient de certaine façon, les signes du champ s’inversaient et, au lieu de s’attirer, les cristaux métalliques se séparaient, passant à l’état de « dissémination individuelle ».

Outre le système dirigeant ces mouvements, chacun des petits cristaux noirs comportait à l’intérieur un autre système de connexion ou plutôt un fragment d’un tel système, qui semblait bien être une partie d’un ensemble plus considérable. Ce tout d’ordre supérieur, apparaissant sans doute seulement lorsqu’une énorme quantité d’éléments s’assemblaient, était le véritable moteur régissant les activités du nuage. Mais là s’arrêtaient les connaissances des savants. Ils ne savaient rien des possibilités de croissance des systèmes d’ordre supérieur ; ce qui, en outre, restait particulièrement obscur pour eux, c’était le problème de leur « intelligence ». Kronotos supposait que plus le nombre d’éléments s’unissant entre eux était considérable, et plus grande était la capacité à résoudre un problème. Cela semblait assez convaincant, mais ni les cybernéticiens, ni les informaticiens ne connaissaient l’équivalent d’une telle construction, à savoir d’un « cerveau croissant à volonté » et adaptant ses dimensions à l’importance de ses intentions.

Une partie des cristaux apportés par Rohan était abîmée. Les autres, toutefois, avaient des réactions caractéristiques. Un cristal isolé pouvait voleter, s’élever en restant presque stable, retomber, se rapprocher de la source des stimulants ou s’en éloigner ; en outre, il était absolument inoffensif, et n’émettait, même lorsqu’il était sur le point d’être détruit — or les savants avaient essayé d’en détruire à l’aide de moyens chimiques, par la chaleur, en recourant à des champs de force et divers rayonnements — , et n’émettait donc alors aucune sorte d’énergie. Il était parfaitement possible de l’écraser, comme le plus faible hanneton sur la Terre — à cette seule différence près que sa carapace cristallo-métallique n’était pas facile à briser. En revanche, lorsqu’ils s’assemblaient pour former un agrégat, même de dimensions relativement faibles, les « insectes » commençaient, exposés à l’action d’un champ magnétique, à produire un autre champ qui annulait le premier ; chauffés, ils s’efforçaient de se débarrasser de la chaleur à l’aide d’un rayonnement infrarouge. Les expériences ne pouvaient être poussées plus avant, puisque les savants ne disposaient que d’une poignée de cristaux.

Aux questions de l’astronavigateur, ce fut Kronotos qui répondit au nom de tous les « en chef ». Les savants demandaient qu’on leur donnât le temps de poursuivre leurs recherches, mais avant tout ils souhaitaient se procurer une grande quantité de ces petits cristaux. Ils proposaient donc que l’on envoyât dans le fond du ravin une expédition qui, cherchant les disparus, pourrait en même temps leur procurer pour le moins quelques dizaines de milliers de pseudo insectes.

Horpach y consentit. Il considérait toutefois qu’il n’avait plus le droit de risquer la vie de ses hommes. Il décida donc d’envoyer dans le ravin une machine qui, jusqu’à présent, n’avait participé à aucune action.

C’était un véhicule de quatre-vingts tonnes, automoteur, d’affectation spéciale, utilisé d’ordinaire uniquement dans des conditions de pollution grave par rayonnement ou encore de pression ou de température considérable. Cette machine, vulgairement surnommée Le Cyclope, se trouvait tout au fond de la cale du croiseur, solidement arrimée à l’aide des poutrelles du panneau de charge. En principe, on ne l’utilisait jamais à la surface des planètes et, à vrai dire, L’Invincible n’avait jamais encore eu recours à son Cyclope. On aurait pu compter sur les doigts d’une seule main les circonstances exigeant le recours à cette extrémité — et ceci, en prenant en considération l’ensemble de la flotte dont disposait la Base.

Envoyer Le Cyclope faire quelque chose, cela signifiait, dans l’argot des équipages, confier la tâche au diable en personne : jamais on n’avait entendu dire que Le Cyclope eût connu un échec.

La machine, hissée à l’aide de grues, fut disposée sur la plate-forme supérieure de la rampe, où les techniciens et les programmateurs s’affairèrent, pour la préparer à sa mission. Elle possédait, outre le système habituel des Dirac produisant les champs de force, un lance-antimatière sphérique qui lui permettait donc de tirer des antiprotons dans n’importe quelle direction ou dans toutes à la fois. Une rampe de lancement construite à l’intérieur de son ventre blindé permettait au Cyclope, grâce à l’interférence des champs de force, de s’élever de quelques bons mètres au-dessus du sol et de n’être donc pas tributaire d’un socle ou de la présence de roues ou de chenilles. Sur l’avant, s’ouvrait un groin blindé par l’ouverture duquel pouvait émerger une sorte de « main » télescopique, capable de procéder sur place à des forages, de prélever à l’extérieur des échantillons de minéraux et d’exécuter divers autres travaux. Bien sûr, Le Cyclope était équipé d’un puissant émetteur radio et d’un émetteur de télévision, mais il n’en avait pas moins été conçu pour des activités indépendantes, grâce à un cerveau électronique qui le commandait. Les techniciens du groupe opérationnel de l’ingénieur Petersen introduisirent dans ce cerveau un programme préparé en vue de l’expédition : l’astronavigateur prévoyait en effet qu’il perdrait tout contact avec la machine une fois que celle-ci serait entrée dans la gorge. Ce programme comportait la recherche des hommes égarés, que Le Cyclope devait introduire dans ses entrailles en procédant de la façon suivante : tout d’abord il les protégerait ainsi que lui-même à l’aide d’un second champ de force, extérieur au sien propre, et ce n’est qu’alors qu’il ouvrirait un passage dans cette enveloppe protectrice interne. En outre, la machine devait attraper une grande quantité de petits cristaux parmi ceux qui l’attaqueraient. Le lance-antimatière ne devait être utilisé qu’en dernier recours, si le champ de force protecteur courait le risque d’être écrasé — étant donné que la réaction d’annihilation devait, par la force des choses, polluer par rayonnement radioactif toute la région, ce qui constituerait un danger pour la vie des hommes égarés qui se trouvaient peut-être non loin de l’endroit de l’affrontement.

De bas en haut, Le Cyclope mesurait huit mètres, et il était « trapu » en proportion, puisque le diamètre de la coque était de quatre mètres. Si un passage entre les rochers lui semblait infranchissable, il lui serait possible de l’élargir soit en utilisant sa « main de fer », soit en repoussant et en écrasant les roches à l’aide de son champ de force. Même s’il déconnectait ce champ, il ne risquait guère, puisque son blindage de céramique au vanadium avait la dureté du diamant.

On introduisit à l’intérieur du Cyclope un automate qui devait prendre soin des hommes retrouvés, pour qui des lits avaient été préparés. Enfin, une fois toutes les installations contrôlées, la coque blindée glissa avec une surprenante légèreté le long de la rampe et, comme soulevée par une force invisible — car elle ne projetait absolument pas de poussière, même en se déplaçant à la plus grande vitesse — elle passa par l’ouverture du champ de L’Invincible, signalé par les lumières bleues, pour disparaître rapidement aux yeux des hommes massés contre la poupe.

Pendant une heure environ, la liaison par radio et télévision entre Le Cyclope et le poste de pilotage fut parfaite. Rohan reconnut l’entrée du ravin où s’était produite l’attaque au grand obélisque, semblable à une tour d’église à moitié effondrée, qui fermait partiellement le passage entre les parois rocheuses. La vitesse du Cyclope diminua considérablement lorsqu’il aborda les premiers éboulis au pied des gros rochers. Les hommes debout devant les écrans entendaient jusqu’au clapotis du ruisseau caché sous les amoncellements de pierres — tant était silencieux le moteur atomique du monstre.

Les techniciens des transmissions maintinrent l’image et le son jusqu’à deux heures quarante, au moment où, après avoir franchi une partie plate et praticable du ravin, Le Cyclope s’engagea dans le labyrinthe des taillis rouillés. Grâce aux efforts des radiotechniciens, on réussit encore à échanger de part et d’autre quatre messages ; mais le cinquième parvint si déformé qu’on ne pouvait qu’essayer d’en deviner le contenu : le cerveau électronique du Cyclope informait qu’il poursuivait sa route sans ambages.

Conformément au plan établi, Horpach envoya alors une sonde volante dotée d’un relais de télévision. S’élevant droit dans le ciel, elle disparut en quelques secondes. Ses signaux commencèrent à parvenir au central, tandis qu’apparaissait, filmé d’une hauteur de plusieurs milles, un paysage pittoresque, plein de rocs déchiquetés et couverts de buissons couleur de rouille et d’encre. Au bout d’une minute, sans la moindre difficulté, ils aperçurent Le Cyclope, tout en bas, qui avançait dans le fond d’une gorge profonde et étincelait comme un poing d’acier, Horpach, Rohan et les chefs des groupes spécialisés se tenaient près des écrans. La réception était bonne, mais ils n’en prévoyaient pas moins qu’elle pourrait se détériorer ou s’interrompre ; c’est pourquoi d’autres sondes qui prendraient éventuellement le relais attendaient, prêtes au départ. L’ingénieur en chef estimait qu’en cas d’attaque, le contact avec Le Cyclope serait certainement coupé, mais qu’on pourrait du moins, alors, observer son comportement.

Les yeux électroniques du Cyclope ne pouvaient le voir ; en revanche, ceux qui se tenaient devant les écrans, grâce à l’étendue de l’image transmise par la télésonde qui volait en altitude, remarquaient parfaitement que quelques centaines de mètres seulement séparaient le monstre des transporteurs barrant la route, abandonnés dans l’étranglement. Le Cyclope devait, après s’être acquitté de ses autres tâches, prendre en remorque les deux véhicules qui s’étaient emboutis.

Les transporteurs vides, vus d’en haut, ressemblaient à de petites boîtes verdâtres ; devant l’un d’eux, on apercevait une silhouette partiellement carbonisée : le cadavre de l’homme que Rohan avait atteint de son lance-flammes.

Juste avant le tournant derrière lequel pointaient les arêtes rocheuses du défilé, Le Cyclope s’arrêta. Il s’approcha d’une touffe de végétation métallique qui atteignait presque le fond du ravin. Tous suivirent ses mouvements avec une attention tendue. Il avait dû ouvrir par l’avant son champ de force, pour pouvoir faire sortir, par l’étroite ouverture de son groin, sa « main » semblable à un très long canon de fusil terminé par une paume crochue. Elle émergea du corps de l’appareil, saisit une touffe de végétation minérale et, apparemment sans effort, l’arracha de son socle rocheux. Après quoi, la machine redescendit à reculons dans le fond de la gorge.

Toute l’opération s’était parfaitement déroulée. Grâce à la sonde qui surplombait le ravin, un contact radio fut établi avec le cerveau du Cyclope ; celui-ci les informa que l’ « échantillon » fourmillant d’« insectes » noirs avait été enfermé dans un réceptacle.

Le Cyclope était parvenu à cent mètres de l’endroit de la catastrophe. Se trouvait là, appuyé contre le rocher, l’ergorobot de queue du groupe de Rohan ; dans l’étranglement du ravin, étaient arrêtés les deux transporteurs soudés l’un à l’autre et, plus loin en avant, le second ergorobot. Un frémissement à peine perceptible de l’air prouvait qu’ils continuaient à émettre le champ de force que Rohan avait établi après la catastrophe qui s’était abattue sur son groupe. Le Cyclope interrompit à distance l’action des Dirac des ergorobots, puis, augmentant la force de son réacteur, il s’éleva dans les airs, survola adroitement les carcasses des transporteurs inclinés et se posa enfin sur les pierres, au-delà de l’étranglement.

Ce fut précisément en cet instant que l’un des spectateurs poussa un cri d’avertissement qui retentit dans le poste de pilotage de L’Invincible, distant de soixante kilomètres du ravin : du pelage noir des versants, une sorte de fumée commençait à s’échapper, qui se dirigeait par vagues sur le véhicule, avec une impétuosité telle qu’en un instant, celui-ci disparut complètement, dissimulé par une suie noire qui l’enveloppait comme d’un manteau. Immédiatement, l’épaisseur du nuage parti à l’attaque fut traversée d’une lueur en bouquet. Le Cyclope n’avait pas utilisé son arme effroyable : c’étaient seulement les champs de force émis par le nuage qui se heurtaient à son enveloppe protectrice. Celle-ci semblait s’être brusquement matérialisée, enveloppée d’une épaisse couche d’un noir fourmillant. Tantôt cela se gonflait comme une immense boule de lave, tantôt cela se rétractait, et ce jeu singulier dura un bon moment. Ceux qui regardaient avaient l’impression que la machine, dissimulée à leur vue, s’efforçait de repousser des myriades d’assaillants dont le nombre grossissait sans cesse, car à chaque instant, de nouveaux nuages déferlaient vers le fond de la gorge. On ne voyait plus l’éclat de la sphère du champ de force. Seul, dans le silence absolu, se poursuivait l’affrontement de deux forces sans vie, mais gigantesques. Enfin, l’un des hommes debout devant l’écran poussa un soupir : le bouclier noir tremblant venait de disparaître sous un entonnoir sombre ; le nuage venait de se transformer en une sorte de tourbillon qui s’éleva au-dessus des sommets des rocs les plus élevés ; accroché en bas à son adversaire invisible, en haut il tournoyait en cercles fous sur un bon kilomètre, tel un maelstrom aux opalescences bleuâtres. Personne ne dit mot, tous comprenaient que le nuage tentait de la sorte d’écraser le bouclier protecteur dans lequel, comme un grain dans son écorce, se tenait la machine.

Rohan remarqua du coin de l’œil que l’astronavigateur ouvrait déjà la bouche pour demander à l’ingénieur en chef si le champ de force supporterait cette pression, mais il ne dit rien. Il n’en eut pas le temps.

Le tourbillon noir, les parois du ravin, la végétation, tout cela disparut en une fraction de seconde. Le spectacle était tel qu’on aurait dit qu’un volcan, crachant le feu, s’était ouvert au fond du précipice. Ce fut d’abord une colonne de fumée et de lave brûlante, des fragments de roches, enfin une grande nuée traînant des volutes de vapeur et s’élevant de plus en plus haut, jusqu’à ce que cette vapeur — provenant certainement de l’eau du ruisseau bouillonnant — eût atteint une hauteur d’un kilomètre et demi, là où planait le relais de télévision. Le Cyclope venait d’actionner son lance-antimatière. Aucun des hommes ne bougea ni ne dit mot, mais aucun ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment de satisfaction vengeresse ; qu’elle fût déraisonnable ne l’empêchait pas d’être intense. On aurait pu penser que le nuage avait enfin trouvé un adversaire digne de lui. Tout contact avec Le Cyclope fut coupé dès l’attaque ; désormais ils ne voyaient que ce que leur transmettaient les ondes ultra-courtes de la sonde volante, à travers les soixante-dix kilomètres d’atmosphère vibrante. Les hommes qui se trouvaient en dehors du poste de pilotage furent informés du combat qui se déroulait dans le ravin fermé. La partie de l’équipage qui s’affairait à démonter le baraquement d’aluminium, abandonna le travail. Le rebord nord-est de l’horizon s’éclaircit comme si un deuxième soleil allait s’y lever, plus puissant que celui qui se trouvait au zénith, puis cette lueur fut dissimulée par une colonne de fumée qui forma lentement un champignon gigantesque.

Les techniciens qui surveillaient la télésonde durent l’écarter du champ de bataille et la faire monter de quatre kilomètres. Ce ne fut qu’à cette altitude qu’elle sortit de la zone des violents courants atmosphériques provoqués par les explosions incessantes. On ne voyait plus les pics enserrant le ravin, les pentes velues ni même le nuage noir qui s’y était engouffré. L’écran était rempli par des pans bouillonnants de feu et de fumée, cernés par les paraboles des débris incandescents. Les micros acoustiques de la sonde transmettaient sans interruption un grondement tantôt faible, tantôt fort, comme si une grande partie du continent était secouée par un tremblement de terre.

Que ce combat insensé ne prît pas fin était stupéfiant. Au bout d’une quarantaine de secondes, le fond du ravin et tout le pourtour du Cyclope avaient dû atteindre la température de fusion ; les rochers s’affaissaient, s’écroulaient, se transformaient en laves et l’on voyait déjà nettement le torrent d’un écarlate brillant qui commençait à se frayer un chemin vers le débouché du ravin, à quelques kilomètres du centre du combat. Horpach se demanda un instant si les interrupteurs électroniques du lance-antimatière ne s’étaient pas coincés, car il semblait impossible que le nuage continuât d’attaquer un adversaire qui l’anéantissait à un tel point. Ce qui apparut sur l’écran prouva qu’il se trompait, lorsque, à la suite d’un nouvel ordre, la sonde s’éleva plus haut encore, atteignant ainsi la limite de la troposphère.

À présent, le champ de vision embrassait environ quarante kilomètres carrés. Dans le terrain labouré du ravin, un étrange mouvement commençait. À un rythme apparemment lent — ce qui était uniquement dû à la distance du point d’observation — émergeaient sans cesse des pentes rocheuses recouvertes de coulures noires, des affaissements et des cavernes, des volutes et des volutes sombres qui montaient verticalement, se rejoignaient et se dirigeaient vers le cœur du combat. Pendant plusieurs minutes, on put croire que les avalanches sombres se précipitant sans arrêt vers ce centre, écraseraient le feu atomique, l’étoufferaient et l’anéantiraient sous leur poids. Mais Horpach connaissait les réserves énergétiques du monstre que la main de l’homme avait construit.

Un grondement assourdissant qui ne s’atténua pas un seul instant remplit le poste de pilotage tandis que des flammes hautes de trois kilomètres foudroyaient le corps du nuage à l’attaque et commençaient à tourner lentement, formant une espèce de moulin incandescent ; l’air tremblait par masses entières et ployait sous la chaleur dont le foyer commença alors à se déplacer.

Le Cyclope, pour des raisons inconnues, s’était mis en marche à reculons et, sans cesser un instant le combat, il reculait lentement vers l’entrée de la gorge. Peut-être son cerveau électronique tenait-il compte de la possibilité d’un effondrement des parois rocheuses sur la machine, sous l’action des explosions atomiques ; cela aurait gêné sa liberté de manœuvre, bien qu’elle eût pu sortir indemne de dessous un pareil poids. Le fait était là : Le Cyclope, tout en combattant, s’efforçait de gagner un terrain plus dégagé, on ne voyait plus, dans les remous bouillonnants, ce qui était le feu de son arme, ou la fumée de l’incendie, ou des lambeaux de nuage, ou les décombres des pics rocheux qui s’effondraient.

Il semblait que le cataclysme avait atteint son point culminant. L’instant suivant, il se produisit pourtant quelque chose d’incroyable. L’image s’enflamma, devint d’une blancheur à blesser les yeux, se recouvrit d’une éruption de milliards d’explosions et, dans un nouvel apport d’antimatière, tout fut anéanti de ce qui constituait le milieu où se mouvait Le Cyclope : l’air, les débris, la vapeur, les gaz et les fumées ; tout cela, transformé en rayonnement le plus dur, après avoir fendu en deux le ravin, enferma le nuage, sur un rayon de deux kilomètres, dans les tenailles de l’annihilation et s’éleva dans les airs, comme projeté par une catastrophe qui aurait ravagé le cœur même de la planète.

L’Invincible, qui était distant de soixante-dix kilomètres de l’épicentre de cette effroyable explosion, oscilla sur sa base ; les vagues sismiques passèrent sur le désert, les transporteurs et les ergorobots de l’expédition, groupés sous la rampe, furent déplacés ; quelques minutes plus tard, un vent hurlant descendit des montagnes, brûla de sa chaleur le visage de ceux qui cherchaient un abri sous les machines, et, après avoir soulevé un mur de sable tourbillonnant, s’éloigna dans le grand désert.

Un débris avait sans doute frappé la sonde de télévision, bien qu’elle se trouvât alors à treize kilomètres du centre du cataclysme. Le contact ne fut pas coupé, mais l’image devint nettement moins bonne, brouillée par de nombreux parasites. Une minute s’écoula. Lorsque les fumées se furent un peu dissipées, Rohan, aiguisant le regard, devina la phase suivante de la lutte.

Elle n’était pas achevée, comme il avait été prêt à le croire à l’instant. Si les attaquants avaient été des créatures humaines, le massacre qu’ils subissaient aurait sans doute contraint les rangs suivants à s’arrêter au seuil de l’enfer déchaîné. Mais le mort combattait le mort, le feu atomique ne s’était pas éteint, il avait simplement changé de forme et modifié la direction de l’attaque principale.

C’est alors que Rohan comprit pour la première fois — ou plutôt devina sans le formuler — à quoi avait dû ressembler jadis l’affrontement qui avait eu lieu sur la surface désertique de Régis III, lorsque certains robots en écrasaient et en mettaient d’autres en pièces ; quelles étaient les formes que revêtait l’évolution de ces espèces inanimées et ce que signifiaient au juste les mots de Lauda, lorsqu’il avait dit que les pseudo-insectes avaient vaincu parce qu’ils étaient les mieux adaptés. En même temps, quelque chose lui traversa l’esprit : dans le temps, quelque chose d’analogue avait dû se passer ici ; la mémoire inerte, indestructible, perpétuée grâce à l’énergie solaire dans chacun des petits cristaux, la mémoire du nuage comptant des billions d’éléments, devait comporter la connaissance de heurts semblables ; c’était précisément contre de pareils adversaires — des géants isolés, lourdement cuirassés, des mammouths atomiques de la famille des robots, que ces grains inanimés avaient dû combattre il y avait des centaines de siècles de cela — ces grains inanimés qui apparemment n’étaient rien face aux flammes qui détruisaient tout, aux explosions qui, en un instant, mettaient le feu aux roches. Ce qui leur avait permis de subsister et ce qui avait fait que les blindages des énormes monstres avaient été déchiquetés comme des chiffons rouillés, traînés à travers l’immense désert, ainsi que les squelettes des mécanismes électroniques jadis précis, enfouis à présent dans le sable, c’était — il en avait l’intuition — un courage incroyable, inqualifiable — si toutefois on pouvait parler de courage à propos des petits cristaux du nuage titanesque. Mais quel autre mot possédait-il pour qualifier cela ? … Car, malgré lui, il ne pouvait s’empêcher d’admirer le nuage, en voyant qu’il continuait à combattre, en pensant à l’hécatombe qui l’avait décimé …

Car le nuage continuait d’attaquer. À présent, sur toute l’étendue visible de la hauteur de la sonde, c’était à peine si quelques pics — les plus hauts — émergeaient au-dessus de sa surface. Tout le reste, toute cette contrée de ravins, avait disparu, noyé sous des vagues noires qui affluaient concentriquement de tous les points de l’horizon, pour s’engouffrer dans les profondeurs de l’entonnoir de feu dont le centre était Le Cyclope, invisible sous le bouclier de chaleur frémissante. Cet assaut, payé apparemment de pertes immenses et insensées, n’était pourtant pas dépourvu de chances de succès.

Rohan et tous les hommes qui contemplaient, à présent déjà sans réagir, le spectacle que leur présentait l’écran, s’en rendaient compte. Les réserves énergétiques du Cyclope étaient pratiquement inépuisables, mais plus le feu ininterrompu de l’annihilation se prolongeait, plus, malgré ses protections puissantes, malgré les puissants miroirs de réflexion, une petite partie des températures stellaires se communiquait aux armes, revenait à sa source ; aussi devait-il faire de plus en plus chaud à l’intérieur de la machine. C’était pourquoi l’attaque était menée avec un acharnement qui ne faiblissait pas, c’était pourquoi elle était menée de partout à la fois, puisque plus les heurts successifs de l’antimatière et de la grêle des cristaux volant à leur perte se produisaient près des blindages de la machine, et plus fortement s’échauffaient tous les appareils. Aucun homme, depuis longtemps, n’aurait plus tenu à l’intérieur du Cyclope ; peut-être bien que son armure de céramique avait déjà viré au rouge cerise. Les hommes, dans le poste de pilotage, ne voyaient pourtant qu’une seule chose sous le dôme des fumées : le tourbillon bleu du feu palpitant qui, pas après pas, reculait vers l’entrée de la gorge, tant et si bien que l’endroit de la première attaque du nuage se dégageait, trois kilomètres plus au nord, révélant son sol grillé, effrayant, recouvert de couches de scories et de laves, avec, pendants, des rochers effrités, des touffes arrachées de buissons gris de cendres et, emprisonnés à l’intérieur, fondus en tas métalliques, les petits cristaux frappés par l’onde de chaleur.

Horpach fit débrancher les micros qui, jusqu’à présent, emplissaient le poste de pilotage d’un tonnerre assourdissant, et demanda à Jason ce qui se produirait lorsque la température, à l’intérieur du Cyclope, dépasserait le degré de résistance du cerveau électronique.

Le savant n’eut pas un instant d’hésitation :

— L’action du lance-antimatière sera arrêtée.

— Et les champs de force ?

— Non.

La bataille de feu s’était déjà déplacée dans la plaine, juste à l’entrée du ravin. L’océan d’encre bouillonnait, fumait, tourbillonnait et, avec des sauts infernaux, tombait dans l’entonnoir flamboyant.

— Ça ne va sans doute plus tarder …, dit Kronotos, dans le silence du spectacle tempétueusement agité mais privé de son, qui se déroulait sur les écrans.

Une minute s’écoula. Brusquement, l’éclat de l’entonnoir de feu baissa fortement. Le nuage le recouvrit.

— À soixante kilomètres de nous, répondit le technicien des transmissions à la question de Horpach.

L’astronavigateur fit sonner l’alarme. Tous les hommes furent appelés à leur poste. L’Invincible rentra la rampe, l’ascenseur et ferma ses sas. Un nouvel éclair apparut à l’horizon. L’entonnoir de feu était réapparu. Cette fois-ci le nuage ne l’attaqua pas ; à peine ses bords, saisis par le feu, s’embrasaient-ils que tout le reste commença à reculer en direction de la contrée des gorges, S’enfonçant dans leur labyrinthe plein d’ombres. Alors Le Cyclope, apparemment intact, apparut aux hommes qui regardaient. Il continuait à rouler à reculons, très lentement, tout en tirant sans discontinuer sur tout ce qui l’entourait : les pierres, le sable et les dunes.

— Pourquoi n’a-t-il pas arrêté son lance-antimatière ? s’écria quelqu’un.

Comme si elle avait entendu ces mots, la machine éteignit la flamme des explosions, tourna sur elle-même et se mit à rouler dans le désert avec une vitesse croissante. La sonde volante l’accompagnait d’en haut. À un certain moment, ils virent quelque chose : comme un fil de feu, se précipitant à une vitesse incroyable droit sur leurs visages ; avant d’avoir compris que Le Cyclope venait de tirer sur la sonde, et que ce qu’ils voyaient était la traînée des particules d’air annihilées sur la trajectoire du projectile, ils reculèrent instinctivement, tremblant comme s’ils craignaient que l’explosion ne jaillît hors de l’écran et n’explosât à l’intérieur du poste de pilotage. Immédiatement après, l’image disparut et l’écran se remplit d’une lumière grise.

— Il a démoli la sonde ! cria le technicien qui se tenait au pupitre de commande. Commandant ! !

Horpach fit lancer une seconde sonde. Le Cyclope était déjà si près de L’Invincible qu’ils le virent immédiatement, à peine la sonde avait-elle pris de l’altitude. Un nouvel éclair, et elle aussi fut détruite. Avant que l’image ne disparût, ils eurent le temps de distinguer leur propre vaisseau dans le champ de vision de l’appareil : Le Cyclope n’était plus qu’à dix kilomètres d’eux.

— Il est devenu fou ou quoi ? dit d’une voix nerveuse le second technicien.

Ces mots semblèrent ouvrir une porte dans l’esprit de Rohan. Il regarda le commandant et comprit que celui-ci pensait de même. Il avait l’impression que ses membres, sa tête, tout son corps étaient remplis d’un rêve de plomb, insensé et bourbeux. Mais des ordres furent donnés : le commandant fit lancer d’abord une troisième, puis une quatrième fusée. Le Cyclope les détruisit à tour de rôle, comme un tireur d’élite s’amusant à faire tomber des quilles.

— J’ai besoin de toute la puissance, dit Horpach, sans détourner la tête de l’écran.

L’ingénieur en chef, tel un pianiste plaquant un accord, frappa des deux mains sur les touches du tableau de commande.

— Puissance de départ dans six minutes, annonça-t-il.

— J’ai besoin de toute la puissance, répéta Horpach, toujours sur le même ton.

Alors, dans le poste de pilotage, un tel silence s’établit qu’on n’entendait plus que le ronronnement des transmissions derrière les cloisons émaillées, comme si un essaim d’abeilles y sortait de son sommeil.

— Le revêtement de la pile est trop froid …, commença à dire l’ingénieur en chef.

Mais alors Horpach lui fit face et, pour la troisième fois, sans élever davantage la voix, répéta :

— J’ai besoin de TOUTE la puissance.

Sans un mot, l’ingénieur tendit le bras vers l’interrupteur principal. Dans les profondeurs du vaisseau, les courts mugissements de la sirène d’alarme se faisaient entendre et, comme un lointain tambour, lui répondaient les pas des hommes courant à leur poste de combat. Horpach regardait de nouveau l’écran. Personne ne disait mot, mais à présent tous avaient compris que l’impossible s’était produit : l’astronavigateur se préparait à combattre son propre Cyclope.

Les voyants, en s’allumant, se mettaient en rangs tels des soldats. L’indicateur de la puissance dont disposait le vaisseau fit apparaître successivement sur le cadran des nombres de cinq, puis de six chiffres. Quelque part, une étincelle avait jailli d’un fil — on sentait dans l’air une odeur d’ozone. Dans la partie arrière du poste de pilotage, les techniciens communiquaient entre eux par signes convenus, montrant des doigts quel système de contrôle il fallait à présent mettre en marche.

La sonde suivante, avant d’être annihilée, montra le groin allongé du Cyclope qui se frayait un passage entre des alignements de rochers ; l’écran redevint vide une fois de plus, blessant les yeux de sa blancheur d’argent. D’un instant à l’autre, la machine allait apparaître en vision directe ; le bosco des radaristes attendait déjà près de son appareil dont la télécaméra extérieure avait été — sortie au-dessus de la proue du vaisseau, ce qui permettait d’agrandir le champ de vision. Le technicien des transmissions lança la sonde suivante. Le Cyclope ne semblait pas se diriger droit sur L’Invincible qui attendait, hermétiquement fermé, prêt au combat, sous le bouclier de son champ de force. De son sommet, à des intervalles réguliers, des télésondes s’envolaient. Rohan savait que le vaisseau pourrait supporter le choc de la charge d’antimatière, mais qu’il lui faudrait en absorber l’énergie, au détriment de ses réserves. La tactique la plus raisonnable, dans ces conditions, lui semblait être la mise de la fusée en orbite stationnaire. Il s’attendait à un tel ordre d’un instant à l’autre, mais Horpach se taisait, comme s’il comptait que, d’une façon incompréhensible, le cerveau électronique du Cyclope « reprendrait ses esprits ». De fait, tout en observant de dessous ses lourdes paupières les mouvements de cette forme sombre qui se mouvait sans bruit parmi les dunes, il demanda :

— Vous l’appelez ?

— Oui. Il n’y a pas possibilité d’établir le contact.

— Envoyez-lui un grand stop.

Les techniciens s’agitaient à leur pupitre. Deux, trois, quatre fois, des ruisselets de lumière coururent sous leurs doigts.

— Il ne répond pas, Commandant.

« Pourquoi ne décolle-t-il pas ? se demandait Rohan qui ne parvenait pas à comprendre cela. Ne veut-il pas admettre son échec ? Horpach ! ! Quelle absurdité ! Mais il a bougé … À présent ! À présent il va donner l’ordre ! »

Mais l’astronavigateur n’avait fait que reculer d’un pas.

— Kronotos ?

Le cybernéticien s’approcha.

— Je suis là, Monsieur.

— Qu’ont-ils pu lui faire ?

Rohan fut frappé par cette façon de parler : « ils », avait dit Horpach, comme s’il avait vraiment eu affaire à un adversaire pensant.

— Les circuits automatiques comportent des cryotrons, dit Kronotos. (Et l’on sentait que ce qu’il allait dire ne serait que simple supposition) La température s’est élevée, ils ont perdu leur supraconductivité …

— Vous le savez, docteur, ou vous cherchez à deviner ? demanda l’astronavigateur.

C’était une étrange conversation, car tous continuaient à fixer l’écran, devant eux, où l’on voyait déjà, sans l’intermédiaire de la sonde, Le Cyclope qui se déplaçait d’un mouvement coulé, pas tout à fait sûr pourtant, car il déviait parfois de sa route, comme s’il ne savait pas quelle direction suivre. Plusieurs fois de suite, il tira sur la sonde qui ne servait plus à rien, avant de parvenir à l’atteindre. Ils la virent tomber comme une fusée brillante.

— La seule chose que je puisse supposer, c’est que c’est une question de résonance, dit après une courte hésitation le cybernéticien. Si leur champ a coïncidé avec la tendance auto-excitatrice du cerveau …

— Et le champ de force ?

— Le champ de force ne fait pas écran à un champ électromagnétique.

— Dommage, remarqua sèchement l’astronavigateur.

La tension diminuait lentement, car à présent il était déjà clair que Le Cyclope ne se dirigeait pas vers le vaisseau mère. La distance entre eux, très faible l’instant d’avant, commençait à croître. La machine échappée au contrôle des hommes partait dans l’immense étendue du désert septentrional.

— L’ingénieur en chef me remplace, dit Horpach. Quant à vous, messieurs, je vous prie de descendre avec moi.

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