CHAPITRE VI L’HYPOTHÈSE DE LAUDA

Le docteur Lauda frappa à la porte de la cabine de l’astronavigateur. En entrant, il vit que celui-ci dessinait quelque chose sur une carte photogrammétrique.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Horpach sans lever la tête.

— Je voudrais vous dire quelque chose.

— Est-ce urgent ? Nous prenons le départ dans un quart d’heure.

— Je ne sais pas. Il me semble que je commence à comprendre ce qui se passe ici, dit Lauda.

L’astronavigateur reposa son compas. Leurs yeux se rencontrèrent. Le biologiste n’était pas plus jeune que le commandant. Il était étrange qu’on lui permît encore de voler. Sans doute y tenait-il tout particulièrement. Il avait davantage l’air d’un chef mécanicien que d’un savant.

— C’est ce qu’il vous semble, docteur ? Je vous écoute.

— Dans l’océan, la vie existe, dit le biologiste. Elle existe dans l’océan, mais non sur la terre ferme.

— Pourquoi ? Sur la terre ferme, la vie a existé aussi ; Ballmin en a trouvé des traces.

— Oui. Mais des vestiges d’il y a cinq millions d’années. Ensuite, tout ce qui vivait sur la terre ferme a été détruit. Ce que je vais dire semble fantastique, Commandant, et je n’ai à vrai dire presque aucune preuve, mais … c’est ainsi. Je vous demande d’admettre que jadis, il y a des millions d’années de cela, une fusée provenant d’un autre système a atterri ici. Il se peut qu’elle soit venue de la région de la nova.

Il parlait plus vite à présent, mais de façon calme.

— Nous savons qu’avant l’explosion de Zêta de la Lyre, la sixième planète du système était habitée par des créatures douées de raison. Elles avaient une civilisation hautement développée, de type technologique. Supposons qu’un vaisseau-éclaireur des Lyriens ait atterri ici et qu’une catastrophe se soit produite. Ou un autre accident malheureux, à la suite de quoi tout l’équipage a péri. Une explosion du réacteur, disons, une réaction en chaîne … tant et si bien que l’épave qui s’est posée sur Régis n’avait plus à bord la moindre créature vivante. Seuls ont survécu … les automates. Et pas des automates comme les nôtres. Ils n’avaient pas forme humaine. Les Lyriens non plus, sans doute, ne ressemblaient pas aux hommes. Donc, les automates étaient sains et saufs et ils ont quitté le vaisseau. C’étaient des mécanismes homéostatiques hautement spécialisés, capables de subsister dans les conditions les plus difficiles. Ils n’avaient plus personne au-dessus d’eux qui leur donnât des ordres. Ceux d’entre eux qui, sous l’angle du système intellectuel, ressemblaient le plus aux Lyriens, s’efforcèrent peut-être bien de réparer le vaisseau, bien que cela n’eût pas le moindre sens dans cette situation. Mais vous savez ce qu’il en est. Un robot réparateur réparera ce qu’il lui appartient de réparer, que cela serve à quelqu’un ou non. Ensuite, ce sont d’autres automates qui ont eu l’avantage. Ils se sont rendus indépendants des premiers. Peut-être que la faune locale a essayé de les attaquer. Il existait ici des reptiles semblables aux sauriens ; il y avait donc aussi des rapaces, et certain type de rapace attaque tout ce qui bouge. Les automates ont commencé à les combattre et ils les ont vaincus. Ils ont dû s’adapter pour cette lutte. Ils se transformaient de façon à s’adapter au mieux aux conditions régnant sur la planète. La clef de tout — à mon avis — était que ces automates avaient la capacité d’en produire d’autres, en fonction des besoins. Donc, à mon avis, pour combattre les sauriens volants, des mécanismes volants étaient nécessaires. Je ne connais évidemment aucun détail concret. Je dis ça comme ça, comme si j’imaginais une situation analogue dans les conditions de l’évolution naturelle. Peut-être n’y avait-il pas ici de sauriens volants ; peut-être y avait-il des reptiles rongeurs, vivant sous terre. Je n’en sais rien. Le fait est qu’au fur et à mesure que le temps s’est écoulé, ces mécanismes qui existaient sur la terre ferme se sont parfaitement adaptés aux conditions existantes et qu’ils sont parvenus à exterminer toutes les formes de vie animale sur la planète. Et végétale aussi.

— Végétale aussi ? Comment l’expliquez-vous ?

— Cela, je ne le sais pas bien. Je pourrais proposer plusieurs hypothèses différentes, mais je préfère m’en abstenir. Du reste, je n’ai pas encore dit l’essentiel. Au cours de leur existence sur la planète, ces mécanismes de la seconde génération, ou je ne sais quelle génération suivante, ont cessé d’être semblables à ceux qui étaient à leur origine, autrement dit aux produits de la civilisation lyrienne. Vous me suivez ? Cela signifie qu’une évolution inorganique a commencé. Une évolution d’appareils mécaniques. Quel est le principe fondamental de l’homéostat ? Subsister tandis que les conditions se modifient, même dans les conditions les plus défavorables, les plus dures. Le danger principal, pour les formes ultérieures de cette évolution des systèmes métalliques s’auto-organisant, ne provenait nullement des animaux ou des plantes d’ici. Il leur fallait se procurer des sources d’énergie et des matériaux pour produire des pièces de rechange et des organismes issus d’eux-mêmes. Leurs lointains ancêtres, ceux qui étaient venus ici sur ce vaisseau hypothétique, étaient incontestablement mus à l’aide d’énergie rayonnante. Mais sur Régis III, il n’existe pas d’éléments radioactifs. Cette source d’énergie leur était donc interdite. Ils durent en chercher une autre. Cela a dû aboutir à une crise grave dans le ravitaillement en énergie ; je pense que c’est alors que ces mécanismes en sont venus à se battre entre eux. À lutter pour survivre, tout simplement, pour exister. C’est en cela que consiste l’évolution, nous le savons. En une sélection. Des mécanismes situés en haut de l’échelle du point de vue intellectuel, mais incapables de survivre — en raison, disons, de leurs dimensions et qui par conséquent exigeaient des quantités considérables d’énergie — , ne pouvaient soutenir la concurrence avec d’autres, moins développés à cet égard, mais plus économiques et énergétiquement plus productifs …

— Attendez ! Peu importe l’aspect fantastique de la chose ; mais dans l’évolution, dans le jeu évolutif, c’est toujours l’être au système nerveux le plus développé qui gagne, n’est-ce pas ? Dans le cas envisagé, au lieu d’un système nerveux, il s’agissait — disons — d’un quelconque système électrique, mais le principe demeure toujours le même.

— C’est vrai, Commandant, mais seulement pour ce qui a trait à des organismes homogènes, apparus sur une planète de façon naturelle, et non venus d’autres systèmes.

— Je ne comprends pas.

— Tout simplement, les conditions biochimiques du fonctionnement des créatures vivantes sur la Terre sont et ont presque toujours été les mêmes. Les algues, les amibes, les plantes, les animaux inférieurs et supérieurs sont faits de cellules presque identiques, ont le même métabolisme — celui de l’albumine ; c’est pourquoi, comme le point de départ est si semblable, le facteur de différenciation devient ce à quoi vous avez fait allusion. Ce n’est pas le seul facteur, mais incontestablement l’un des plus importants. Ici, il en a été autrement. Les mécanismes les plus évolués qui ont débarqué sur Régis puisaient l’énergie nécessaire dans leurs propres réserves radioactives, mais des systèmes plus simples, des petits systèmes réparateurs, disons, pouvaient posséder une batterie se rechargeant à l’aide de l’énergie solaire. Ils auraient alors été extraordinairement privilégiés par rapport aux autres.

— Mais ceux qui étaient plus complexes pouvaient parfaitement les dépouiller de leurs batteries solaires …

— Au juste, à quoi nous mène cette controverse ? Cela ne vaut pas la peine de discuter à ce sujet, Lauda.

— Pardon, c’est essentiel, Commandant. C’est un point très important, étant donné qu’il s’est produit ici une évolution inorganique, de caractère très particulier, qui a commencé dans des conditions exceptionnelles créées par un concours de circonstances. En deux mots, voilà comment je vois ça : dans cette évolution, d’une part, ce sont les systèmes qui pouvaient le plus efficacement se miniaturiser qui ont gagné et, d’autre part, ceux qui se sont fixés. Les premiers sont à l’origine de ce que nous appelons les nuages noirs. Personnellement, j’estime que ce sont de très petits pseudo-insectes, pouvant s’assembler en cas de besoin, en quelque sorte dans l’intérêt commun, pour former des systèmes d’ordre supérieur. Sous la forme de nuages, précisément. C’est ainsi qu’ont évolué les mécanismes mobiles. Les fixes, en revanche, ont donné naissance à cette étrange espèce de végétation métallique que représentent les ruines de ce que nous avons appelé « les villes » …

— Ainsi donc, selon vous, ce ne seraient pas des villes ?

— Bien sûr que non. Ce ne sont pas des villes, mais uniquement des accumulations de mécanismes fixes, de produits inertes, capables de se multiplier, et puisant l’énergie solaire à l’aide d’organes particuliers … Je suppose que ce sont ces dalles triangulaires …

— Vous estimez donc que cette « ville » continue à avoir une vie végétative ?

— Non. J’ai l’impression que pour une raison que j’ignore, cette « ville » ou plus exactement cette « forêt métallique » a perdu le combat pour la vie et n’est plus constituée à présent que de carcasses en train de rouiller. Une seule forme a survécu : les systèmes mobiles, qui ont la maîtrise de toutes les terres de la planète.

— Pourquoi ?

— Je l’ignore. J’ai entrepris divers calculs. Il se peut qu’au cours des trois derniers millions d’années, le soleil de Régis III se soit refroidi plus vite que précédemment, tant et si bien que ces grands « organismes » fixes ne pouvaient plus y puiser une quantité suffisante d’énergie. Mais ce ne sont là que des suppositions nébuleuses.

— Admettons que ce soit comme vous dites. Supposez-vous que ces « nuages » aient un centre qui les dirige, sur la surface ou à l’intérieur de la planète ?

— Je pense que rien de semblable n’existe. Il se peut que ces micro-organismes deviennent eux-mêmes un tel centre, un « cerveau inorganique », lorsqu’ils s’assemblent d’une façon déterminée. Il peut être avantageux pour eux de se séparer. Ils forment alors des essaims sans consistance, grâce à quoi ils peuvent tout le temps être exposés au soleil ou bien suivre les nuages d’orage, car il n’est pas exclu qu’ils utilisent l’énergie des déflagrations atmosphériques. Mais dans les moments de danger ou — d’une façon plus générale — de changements brusques représentant une menace pour leur existence, ils s’unissent …

— Quelque chose doit pourtant provoquer cette réaction les poussant à se rassembler ; du reste, où se trouve, alors qu’ils sont en « essaimage », la mémoire extraordinairement compliquée de leur structure d’ensemble ? Un cerveau électronique est « plus intelligent » que ces éléments pris isolément, voyons, Lauda ! Comment ces éléments pourraient-ils, après avoir décomposé ce cerveau, se replacer d’eux-mêmes aux endroits voulus ? Tout d’abord devrait se reconstituer le plan du cerveau tout entier …

— Pas nécessairement. Il suffirait que chaque élément contienne le souvenir des éléments auxquels il s’associe directement. Supposons qu’un élément numéro un doive entrer en liaison avec six autres dans des plans déterminés. Chacun « sait » la même chose en ce qui le concerne. De la sorte, la quantité d’information contenue dans chaque élément peut être très faible et, en dehors d’elle, seul est nécessaire un certain libérateur, un certain signal du type « attention ! danger ! », auquel tous répondent en s’assemblant selon la configuration convenable. De la sorte, le « cerveau » est instantanément reconstitué. Mais ce n’est là qu’un schéma grossier, Commandant. Supposons que la chose soit plus compliquée, ne serait-ce que parce que ces éléments sont assez souvent détruits, ce qui pourtant ne doit pas se répercuter sur l’action du tout …

— Bien. Nous n’avons pas le temps d’examiner davantage de détails de ce genre. Voyez-vous des conclusions concrètes pour nous, à partir de votre hypothèse ?

— Oui, en un sens, mais négatives. Des millions d’années d’évolution mécanique, et ce phénomène que l’homme n’a jamais encore rencontré sur la galaxie. Je vous prie de réfléchir à la question fondamentale. Toutes les machines que nous connaissons servent non pas à elles-mêmes, mais à quelqu’un. Ainsi donc, du point de vue de l’homme, l’existence des taillis métalliques proliférants de Régis III est une absurdité, tout comme celle de son nuage de fer — il est vrai qu’on peut dire tout aussi « absurdes » les cactées qui croissent sur la Terre dans les déserts. L’essentiel, dans le cas présent, c’est qu’ils se sont parfaitement adaptés pour combattre les créatures vivantes. J’ai l’impression qu’ils ne tuaient qu’au commencement de cette lutte, lorsqu’il y avait ici, sur la terre ferme, surabondance de vie ; la dépense d’énergie nécessaire pour tuer s’est révélée être du gaspillage. C’est pourquoi ils appliquent d’autres méthodes, dont le résultat a été la catastrophe qui a frappé Le Condor, ainsi que l’accident de Kertelen et, enfin, l’extermination du groupe de Regnar …

— Quelles sont ces méthodes ?

— Je ne sais pas exactement en quoi elles consistent. Je ne puis donner que mon opinion personnelle : le cas de Kertelen, c’est la destruction de presque toute l’information contenue dans le cerveau d’un homme. Et d’un animal aussi, certainement. Ces créatures vivantes, rendues infirmes de la sorte, doivent naturellement périr. C’est là un moyen à la fois plus simple, plus rapide et plus économique de les tuer … La conclusion que j’en tire est malheureusement pessimiste. Peut-être est-ce un terme trop faible … Nous sommes dans une situation incomparablement pire que la leur, et cela, pour un certain nombre de raisons. Tout d’abord, on peut détruire une créature vivante bien plus facilement qu’un mécanisme ou une installation technique. Ensuite, ces micromachines ont évolué dans des conditions telles qu’elles ont eu à lutter à la fois contre des créatures vivantes et contre leurs « frères » métalliques : les automates doués de raison. Elles ont donc mené un combat sur deux fronts à la fois, combattant tous les mécanismes d’adaptation des systèmes vivants, ainsi que toute manifestation d’intelligence de la part des machines douées de raison. Le résultat de pareilles luttes, poursuivies pendant des millions d’années, doit être, sans doute, un rare universalisme et une perfection de l’action destructrice. Je crains que, pour les vaincre, nous ne devions en fait les anéantir toutes, or c’est là chose quasi impossible …

— C’est votre avis ?

— Oui. Ce qui signifie, évidemment, qu’en concentrant suffisamment de moyens, on pourrait détruire toute la planète … mais ce n’est pas là notre mission, sans dire déjà que nous n’en aurions pas la force. La situation est véritablement unique en son genre, puisque — ainsi que je vois les choses — c’est justement nous qui avons la supériorité intellectuelle. Ces mécanismes ne représentent pas la moindre puissance de raison, ils sont tout simplement parfaitement adaptés aux conditions de la planète, en vue de détruire tout ce qui est intelligent et tout ce qui est vivant. Eux-mêmes, en revanche, sont inanimés. C’est pourquoi ce qui pour eux est encore inoffensif, peut être mortel pour nous.

— Mais d’où cette certitude qu’ils ne sont pas doués de raison ?

— Je pourrais ici me dérober, me réfugier dans l’ignorance, mais j’ai le devoir de vous dire que si je suis certain de quelque chose, c’est précisément de cela. Pourquoi ne représentent-ils pas une force intellectuelle ? Bah ! S’ils l’avaient, ils nous auraient déjà réglé notre compte. Si vous vous remémorez tous les incidents qui se sont succédé sur Régis III depuis notre atterrissage, vous remarquerez qu’ils agissent sans le moindre plan stratégique. Ils attaquent au hasard, de temps à autre.

— Mais … La façon dont ils ont coupé la liaison entre Regnar et nous-mêmes, et ensuite l’attaque des machines parties en éclaireurs …

— Mais ils ne font tout simplement que ce qu’ils ont fait depuis des milliers d’années. Les automates supérieurs qu’ils ont annihilés communiquaient certainement entre eux à l’aide d’ondes radio. Rendre impossible ce genre d’échange d’informations, hacher les transmissions, ce fut là un de leurs premiers problèmes. La solution s’imposait d’elle-même, en quelque sorte, car un nuage métallique est un écran absolument incomparable. Et maintenant ? Que devrons-nous faire ensuite ? Nous devons nous protéger et protéger nos automates, nos machines, sans lesquels nous ne serions rien — alors qu’eux, à l’inverse, ont une entière liberté de manœuvre. Ils ont sur place des sources de régénération pratiquement illimitées ; ils peuvent se reproduire si nous en détruisons une partie et, par-dessus le marché, aucun moyen employé pour détruire la vie ne peut leur nuire. Nos moyens les plus destructeurs devront être employés nécessairement : frapper à coups d’antimatière … Mais nous ne parviendrons pas à les frapper tous de la sorte. Vous avez remarqué comment se comportent ceux qui ont été atteints ? Tout bonnement, ils se dispersent … En outre, nous devons constamment rester protégés, ce qui limite notre stratégie, alors qu’eux, ils peuvent librement se former en unités plus petites pour aller d’un endroit à un autre … Si bien que si jamais nous les battions sur un continent, ils se transporteraient sur les autres. Mais, en définitive, ce n’est pas notre affaire de les détruire tous. J’estime que nous devons décoller.

— Vraiment ?

— Oui. Puisque nous avons comme adversaires les produits d’une évolution étrangère à la vie et certainement dépourvus de psychisme, nous ne pouvons poser le problème en termes de vengeance ou de revanche pour le sort du Condor et de son équipage. Ce serait la même chose que de fustiger l’océan parce qu’il a fait sombrer un bateau corps et biens.

— Dans ce que vous dites, il y aurait beaucoup de vrai si les choses se présentaient réellement ainsi, déclara Horpach en se levant.

Il s’appuya des deux mains sur la carte zébrée de traits rouges et poursuivit :

— Mais, en fin de compte, ce n’est qu’une hypothèse, et nous ne pouvons pas rentrer avec des hypothèses. Une certitude est nécessaire. Non une vengeance, mais une certitude. Un diagnostic exact, des faits bien établis. Si nous les établissons, si j’ai, enfermés dans les réservoirs de L’Invincible, des échantillons de cette … de cette faune mécanique volante, dans la mesure où elle existe vraiment, alors, évidemment, je considérerai que nous n’avons rien de plus à faire ici. Ce sera alors l’affaire de la Base de décider le type de comportement à adopter par la suite. Entre parenthèses, il n’y a aucune garantie que ces « insectes » restent sur Régis. Ils peuvent parfaitement se multiplier et finir par représenter un danger pour la navigation cosmique dans cette région de la galaxie.

— Même s’il devait en être ainsi, cela ne se produirait pas avant des centaines de milliers ou même des millions d’années. Vous continuez à raisonner, je le crains, Commandant, comme si nous nous trouvions en face d’un adversaire pensant. Ce qui avait été jadis l’instrument de créatures douées de raison est devenu indépendant, une fois celles-ci disparues, et a constitué dorénavant réellement une partie des forces naturelles de la planète. La vie a subsisté dans l’océan, car l’évolution mécanique ne s’y attaque pas, tandis qu’elle ne laisse pas les formes de cette vie aborder sur la terre ferme. C’est ce qui explique la petite proportion d’oxygène dans l’atmosphère — elle est produite par les algues océaniques — ainsi que l’aspect de la surface des continents. C’est un désert, car ces systèmes ne construisent rien, ne possèdent aucune civilisation, n’ont rien en dehors d’eux-mêmes, ne créent aucune valeur : c’est pourquoi, aussi, nous devrions les traiter comme des forces naturelles. La nature, elle non plus, ne crée ni jugements ni valeurs. Ces produits sont tout simplement eux-mêmes, ils durent et agissent afin de continuer à durer …

— Comment expliquez-vous la destruction des machines volantes ? Un champ de force les protégeait …

— On peut écraser un champ de force à l’aide d’un autre champ de force. Du reste, Commandant, afin d’anéantir en une fraction de seconde toute la mémoire contenue dans le cerveau d’un homme, il faut en un instant créer autour de sa tête un champ électrique d’une puissance telle qu’il nous serait, même à nous, difficile de le réaliser à l’aide des moyens dont nous disposons à bord. Des convertisseurs, des transformateurs, des électro-aimants gigantesques seraient nécessaires …

— Et vous pensez qu’ils possèdent tout cela ?

— Mais absolument pas ! Ils n’ont rien. Ils sont tout simplement comme de petites briques dont la nécessité du moment construit ce qui est indispensable. Un signal parvient : « Danger ! » Quelque chose est apparu, décelable par des modifications révélatrices, par exemple une modification du champ électrostatique … Immédiatement, l’essaim volant forme cette espèce de « cerveau-nuage » dont la mémoire collective s’éveille : des créatures de ce genre ont déjà été ici, on a agi avec elles de telle et telle façon, après quoi elles ont été détruites … et elles répètent ce mode de comportement …

— Bien, dit Horpach qui, depuis un assez long moment, n’écoutait plus ce que disait le vieux biologiste. Je retarde le départ. Je vais convoquer une conférence ; je préférerais ne pas le faire, car ça va dégénérer en une de ces discussions ! Les passions scientifiques vont s’échauffer, mais je ne vois pas d’autre issue. Dans une demi-heure, dans la grande bibliothèque, docteur Lauda …

— Qu’ils arrivent à me convaincre que je me trompe, et alors vous aurez à bord un homme vraiment satisfait … dit lentement le biologiste, et il sortit aussi doucement qu’il était entré.

Horpach se redressa, s’approcha de l’informateur mural et, ayant appuyé sur le bouton commandant le réseau des micros intérieurs, appela à tour de rôle tous les savants.

Il apparut que la plupart des spécialistes avaient fait des suppositions semblables à celles de Lauda ; celui-ci était tout simplement le premier à avoir formulé son hypothèse en termes aussi catégoriques. Les discussions ne tournèrent qu’autour d’un problème : savoir si le « nuage » était doté ou non de psychisme. Les cybernéticiens étaient plutôt enclins à le considérer comme un système pensant, doté de la capacité de recourir à des actions stratégiques. Lauda fut violemment attaqué ; Horpach se rendait compte que la virulence de ces attaques était moins provoquée par l’hypothèse du biologiste que par le fait qu’au lieu d’en avoir discuté avec ses confrères, il en avait tout d’abord parlé à lui-même. Malgré tous les liens qui les unissaient au reste de l’équipage, les savants n’en constituaient pas moins une sorte d’État dans l’État, et ils respectaient un certain code de comportement non écrit.

Kronotos, le cybernéticien en chef, demanda de quelle façon, selon Lauda, le « nuage », bien que dépourvu d’intelligence, avait appris à attaquer les hommes.

— Mais c’est bien simple, repartit le biologiste. Il n’a rien fait d’autre pendant des millions d’années. Je pense à la lutte contre les habitants autochtones de Régis III. C’étaient des animaux possédant un système nerveux central. Ils ont appris à les attaquer, exactement comme un insecte, sur Terre, attaque sa proie. Ils le font avec une précision analogue à celle avec laquelle une guêpe est capable d’instiller son venin dans le système nerveux d’une sauterelle ou d’un hanneton. Ce n’est pas de l’intelligence, c’est de l’instinct …

— Et comment ont-ils su la façon de s’attaquer aux machines volantes ? Ils n’en avaient pas rencontré jusqu’à présent …

— Cela, nous ne pouvons pas le savoir, cher confrère. Comme je l’ai déjà dit, ils avaient jadis combattu sur deux fronts. Contre les habitants de Régis, tant contre les vivants que contre les morts, c’est-à-dire les autres automates. Ces automates, forcément, devaient utiliser diverses sortes d’énergie pour se défendre et attaquer …

— Mais s’il n’y en avait pas parmi eux qui volaient …

— Je devine ce que le docteur veut dire, remarqua Saurahan, l’adjoint du cybernéticien en chef.

— Ces grands automates, ces macro-automates communiquaient entre eux afin de coopérer, et il était plus facile de les détruire si on les isolait, si on les séparait les uns des autres ; le meilleur moyen, par conséquent, c’était de bloquer les transmissions …

— Il ne s’agit pas de savoir si l’on peut expliquer les différentes façons dont se comporte le « nuage » sans avoir à recourir à l’hypothèse de l’intelligence, répondit Kronotos, puisque nous ne sommes pas tenus de prendre en considération le « rasoir d’Occam ». Ce n’est pas notre affaire, pour l’instant du moins, de bâtir une hypothèse qui expliquerait tout avec les moyens les plus économiques ; il nous faut en revanche en édifier une qui nous permette d’agir avec le maximum de sécurité. C’est pourquoi il vaut mieux supposer que le « nuage » est peut-être doué de raison, car nous n’en serons que plus circonspects. Et nous agirons plus prudemment. Si, à l’inverse, nous admettions avec Lauda que le nuage ne possède pas d’intelligence alors qu’il en posséderait une en réalité, nous pourrions facilement payer une telle faute un prix terrible … Je ne parle pas en théoricien, mais avant tout en stratège.

— Je ne sais pas qui tu veux convaincre, le nuage ou moi, répondit calmement Lauda. Je ne suis pas partisan d’une insuffisance de précautions, mais le nuage ne possède pas un type d’intelligence autre que celui des insectes et, plus précisément, que celui, non pas d’un insecte isolé, mais, disons, d’une fourmilière. Car s’il en était autrement, nous serions tous morts.

— Prouve-le.

Nous n’avons pas été, pour le « nuage », son premier adversaire du type homo, puisqu’il a déjà eu affaire à d’autres, semblables : je rappelle qu’avant nous, le Condor est venu ici. Or, pour pénétrer à l’intérieur du champ de force, il aurait suffi, à ces « mouches » microscopiques, de s’enterrer dans le sable. Elles connaissaient le champ de force du Condor, elles auraient donc pu apprendre cette méthode d’attaque. Or, elles n’ont rien fait de semblable. Donc, ou bien le « nuage » est un imbécile ou bien il agit instinctivement …

Kronotos ne voulut pas s’avouer vaincu, mais ici intervint Horpach, proposant de remettre à plus tard la suite de la discussion. Il demanda que l’on fît des propositions concrètes, découlant de ce qui avait été établi avec une grande probabilité. Nygren demanda si l’on ne pouvait pas protéger les hommes à l’aide d’un écran, en les coiffant de ces casques métalliques qui empêchent toute action du champ magnétique. Les physiciens n’en conclurent pas moins que ce ne serait pas efficace, puisqu’un champ très violent crée dans le métal des courants tourbillonnants qui porteraient le casque à une très haute température. Dès qu’il commencerait à sentir la brûlure, celui qui le porterait n’aurait qu’une solution : le retirer au plus vite.

La nuit était tombée. Horpach parlait, dans un coin de la salle, avec Lauda et les médecins. Les cybernéticiens formaient un cercle à part.

— Il est tout de même extraordinaire que des créatures dotées d’une intelligence supérieure, autrement dit ces macro-automates, n’aient pas eu le dessus, remarqua l’un d’eux. Ce serait là une exception qui confirme la règle qui veut que l’évolution aille dans le sens de la complication, du perfectionnement de l’homéostase … les questions de l’information, de son utilisation …

— Ces automates n’avaient pas la moindre chance précisément parce que, dès le début, ils étaient si hautement développés et si compliqués, répondit Saurahan. Comprends donc : ils étaient hautement spécialisés afin de pouvoir collaborer avec leurs constructeurs, les Lyriens. Et lorsque ceux-ci ont disparu, ils se sont retrouvés en quelque sorte amputés, privés de commandement. En revanche, les formes qui ont donné naissance aux « mouches » d’aujourd’hui (je n’affirme nullement que celles-ci existaient déjà alors, je considère même que c’est exclu, elles ont dû apparaître bien plus tard), ces formes, donc, étaient relativement élémentaires, et, pour cette raison même, avaient bien des voies d’évolution possibles.

— Il y a peut-être même un facteur plus important encore, ajouta le docteur Sax qui venait de se joindre à eux. Nous avons affaire à des mécanismes, or les mécanismes ne font jamais preuve de cette tendance à se réparer eux-mêmes que possèdent les animaux : un tissu vivant qui se régénère de lui-même s’il a été blessé. Un macro-automate, même s’il peut en réparer d’autres, a besoin pour cela d’outils, de tout un parc de machines. Il suffirait donc de les couper de ces outils pour les rendre aveugles. Ils sont alors devenus une proie quasi désarmée pour les créatures volantes qui étaient bien moins exposées à la détérioration …

— C’est extraordinairement intéressant, dit soudain Saurahan. Il en découle que nous devons construire nos automates d’une façon tout à fait différente de ce que nous faisons, afin qu’ils soient véritablement universels : il faut partir de petites pièces élémentaires, de pseudo-cellules pouvant être interchangeables.

— Ce n’est pas si nouveau que ça, fit remarquer Sax en souriant. L’évolution des formes vivantes se fait de cette façon, et ce n’est pas par hasard … C’est pourquoi le fait que le « nuage », lui aussi, se compose de tels éléments interchangeables n’est certainement pas dû au hasard … C’est affaire de matériau : un macro-automate endommagé a besoin de pièces de rechange que seule une industrie hautement développée peut produire, tandis qu’un système constitué de quelques cristaux ou d’autres éléments simples — un tel système peut être détruit, et cela n’entraîne aucun dommage, car il sera immédiatement remplacé par l’un des milliards de systèmes semblables.

Voyant qu’il ne pouvait en attendre beaucoup, Horpach quitta les savants qui, plongés dans leur discussion, n’y prêtèrent guère attention. Le commandant se rendit au poste de pilotage, afin d’informer l’équipe de Rohan de l’hypothèse de « l’évolution inorganique » Il faisait déjà sombre lorsque L’Invincible établit la liaison avec l’hypercoptère qui se trouvait dans le cratère. Ce fut Gaarb qui prit le micro.

— Je n’ai que sept hommes ici, dit-il, dont deux médecins auprès de ces malheureux. Tous dorment en ce moment, à part le radio qui est assis à côté de moi. Mais Rohan n’est pas encore de retour.

— Pas encore de retour ? Quand est-il parti ?

— Vers six heures de l’après-midi. Il a pris six machines et tous les autres hommes … Nous étions convenus qu’il rentrerait après le coucher du soleil. C’était il y a dix minutes.

— Et vous êtes en liaison radio avec lui ?

— Elle a été coupée il y a environ une heure.

— Gaarb ! Pourquoi ne m’avez-vous pas alerté immédiatement ?

— Rohan m’a déclaré avec assurance que la liaison radio serait interrompue pendant un certain temps, car ils allaient s’enfoncer dans l’une de ces profondes gorges, vous savez, Monsieur … Leurs pentes sont envahies de cette saloperie métallique qui donne de tels échos qu’il est pratiquement impossible d’entendre les signaux …

— Veuillez m’informer immédiatement du retour de Rohan … il aura à répondre de cela … de la sorte, nous pouvons perdre très vite tous nos hommes.

L’astronavigateur parlait encore lorsqu’il fut interrompu par une exclamation de Gaarb :

— Ils arrivent, Commandant ! Je vois les lumières, ils remontent la pente, c’est Rohan … une, deux, non, ce n’est qu’une seule machine … je vais tout savoir immédiatement.

— J’attends.

Gaarb, voyant les lumières de projecteurs se balancer à ras du sol, éclairer à tout instant le campement pour de nouveau disparaître dans les replis du terrain, se saisit d’un lance-fusée qui gisait non loin sur le plancher et tira deux fois en l’air. L’effet fut excellent. Tous les hommes endormis sautèrent à bas de leur lit, tandis que la machine décrivait une boucle et que le radio qui montait la garde au poste central ouvrait un passage dans le champ de force. Le véhicule à chenilles, couvert de poussière, s’engagea entre les lumières bleues, afin de gagner la dune où s’était posé le supercoptère. Avec effroi, Gaarb reconnut dans le véhicule le petit amphibie de patrouille, à trois places — un véhicule pour les liaisons radio. Avec tous les autres, il courut au-devant de la machine en marche. Avant qu’elle ne s’arrêtât, un homme en combinaison déchirée en sauta, le visage tellement barbouillé de boue et de sang que Gaarb ne le reconnut pas tant que l’autre ne se fit pas entendre.

Gaarb, gémit-il, attrapant le savant par l’épaule, tandis que ses jambes pliaient sous lui.

Les autres se précipitèrent, le soutinrent, tout en criant :

— Qu’est-il arrivé ? Où sont les autres ?

— Il — n’y — a — plus — personne … parvint à articuler Rohan avant de glisser inerte entre leurs bras, évanoui.

Vers minuit, les médecins parvinrent à le ranimer. Couché sous l’auvent en aluminium de la baraque, dans une tente à oxygène, il raconta ce que, une demi-heure plus tard, Gaarb transmit par radio à L’Invincible.

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