CHAPITRE XI L’INVINCIBLE

Les deux premières jeeps descendirent la rampe à l’aube. Les courbes des dunes, du côté du levant, étaient encore sombres de l’obscurité de la nuit. Le champ s’ouvrit pour laisser passer les machines et se referma, dans un étincellement de lumières bleues. Sur la marche arrière de la troisième jeep, tout près de la poupe du croiseur, Rohan était assis, en combinaison, sans casque ni lunettes protectrices, avec seulement l’embout du petit masque à oxygène dans la bouche ; il serrait ses genoux de ses mains croisées, car c’était le plus commode pour suivre le sautillement de l’aiguille des secondes.

Dans la poche de poitrine gauche de sa combinaison, il avait quatre ampoules pour piqûres, dans la droite, des tablettes de concentré nutritif extra-plates, tandis que les poches au-dessus des genoux étaient pleines de petits instruments : détecteur de rayonnement, petit détecteur magnétique, boussole, ainsi qu’une carte microphotogrammétrique de la région, guère plus grande qu’une carte postale, qu’il fallait examiner avec une forte loupe. Il avait enroulé six fois autour de son torse la plus fine corde en plastique qu’on avait pu trouver. Enfin, tous ses vêtements ne comportaient pour ainsi dire pas de parties métalliques. Il ne sentait absolument pas le filet en minces fils de fer dissimulé sous ses cheveux, à moins de remuer exprès la peau de son crâne ; il ne sentait pas non plus la présence du courant, mais il pouvait contrôler le fonctionnement de la pile minuscule cousue dans son col simplement en mettant le doigt à cet endroit : ce petit cylindre dur battait en effet rythmiquement et l’on pouvait sentir ce pouls au toucher.

Une traînée rouge se dessina à l’orient et le vent se leva, coupant les sommets sablonneux des dunes. La ligne légèrement dentelée du cratère, qui formait la ligne de l’horizon, semblait fondre peu à peu dans l’afflux d’écarlate. Rohan releva la tête : il devait être privé d’une liaison dans les deux sens avec le vaisseau, car un émetteur en fonctionnement aurait immédiatement trahi sa présence. Mais il avait, dans le pavillon de l’oreille, un appareil récepteur pas plus gros qu’un pois ; L’invincible pouvait donc — du moins jusqu’à un certain moment — lui envoyer ses signaux. Et justement l’appareil venait de parler ; c’était presque comme si une voix s’était fait entendre à l’intérieur même de sa tête.

— Attention, Rohan, ici Horpach … les détecteurs de la proue relèvent un accroissement de l’activité magnétique. Sans doute les jeeps sont-elles déjà sous le nuage … j’envoie une sonde …

Rohan regardait le ciel qui s’éclaircissait. Il ne remarqua pas le moment exact du départ de la fusée qui fonça verticalement, entraînant derrière elle une fine traînée de fumée blanche qui enveloppa le sommet du vaisseau, puis partit à une vitesse vertigineuse vers le nord-est. Les minutes passaient. Déjà, la moitié du disque gonflé du vieux soleil se trouvait comme à califourchon sur le rebord du cratère.

— Un nuage de dimensions moyennes attaque la première jeep … (La voix dans sa tête se fit soudain entendre.) Pour l’instant, la seconde avance sans problème … la première approche de la porte rocheuse … attention ! nous venons à l’instant de perdre le contrôle de la première voiture. Tout contrôle optique aussi — le nuage vient de la dissimuler. La seconde arrive au tournant qui annonce le septième rétrécissement … elle n’est pas attaquée … ça commence ! Nous avons perdu le contrôle de la seconde. Les nuages viennent de la recouvrir … Rohan ! Attention ! Ta jeep prend le départ dans quinze secondes. Désormais tu agiras comme tu le jugeras bon. Je branche l’appareil automatique donnant le départ. Bonne chance …

La voix de Horpach s’éloigna soudainement. Un tic-tac métallique, le décompte des secondes, la remplaça. Rohan s’assit plus confortablement, cala ses jambes, passa le bras dans la boucle du conduit électrique fixé au dossier de la jeep. La légère machine tressaillit soudain et démarra en souplesse.

Horpach avait gardé tous les hommes à l’intérieur du vaisseau et Rohan lui en était presque reconnaissant, car il n’aurait pu supporter les moindres adieux. Si bien qu’à présent, accroché au siège sautillant de la jeep, il ne voyait que l’immense colonne de L’Invincible qui diminuait lentement. L’éclair bleu qui, un instant, clignota sur les flancs des dunes, lui apprit que sa machine franchissait à présent la limite du champ de force. Tout de suite après, la vitesse augmenta et un nuage roux, soulevé par les roues ballons, lui cacha le paysage ; c’était tout juste s’il distinguait au-dessus le ciel de l’aurore. Ce n’était pas particulièrement heureux : il pouvait se trouver attaqué, tout à fait à l’improviste. C’est pourquoi, au lieu de rester assis, comme il avait été prévu, il pivota, se souleva et, se tenant au dossier, se maintint debout sur la marche. Grâce à cela, il pouvait voir par-dessus le dos aplati de la machine vide et observer le désert qui accourait vers lui. La jeep roulait à sa vitesse maximum, sautant et cahotant par moments, tant et si bien que Rohan devait se cramponner de toutes ses forces. On n’entendait pour ainsi dire pas le moteur, seul le vent sifflait autour de sa tête, des grains de sable lui blessaient les yeux, tandis que, de part et d’autre de la machine, de véritables fontaines de sable jaillissaient, formant un mur impénétrable, si bien qu’il ne sut pas quand il se trouva bien au-delà des pentes du cratère. Sans doute la jeep était-elle passée par l’un des cols sablonneux de son versant nord.

Soudain, Rohan entendit un signal chantant qui se rapprochait : c’était l’émetteur en activité de la télésonde envoyée à une altitude telle qu’il ne pouvait l’apercevoir dans le ciel, même en aiguisant son regard. Elle avait dû monter très haut pour ne pas attirer l’attention du nuage ; en même temps, sa présence était indispensable, sinon L’Invincible n’aurait pas pu diriger les déplacements de la jeep. Sur la paroi arrière de la voiture, on avait intentionnellement installé un compteur kilométrique, pour lui permettre de s’orienter plus facilement. Il en avait déjà fait dix-neuf et il s’attendait, d’un instant à l’autre, à voir apparaître les premiers rochers. Mais le disque bas du soleil, qui jusqu’à présent était à sa droite, rougeoyant à peine derrière la poussière soulevée, glissa légèrement vers l’arrière. La jeep tournait donc à gauche. Rohan essaya en vain d’apprécier si l’ampleur de cette manœuvre était conforme au tracé établi au préalable ou si la boucle était plus considérable : cela signifierait que, dans le poste de pilotage, on avait détecté une manœuvre inattendue du nuage et qu’on désirait l’en éloigner. Le soleil disparut peu après derrière une première barre rocheuse à pente faible. Puis il réapparut. Dans l’éclairage oblique, le paysage avait un aspect sauvage et ne ressemblait pas à celui dont il se souvenait lors de sa dernière expédition. Mais alors il l’avait observé d’une hauteur plus considérable, puisqu’il se tenait dans la tourelle du transporteur. La jeep commença à cahoter de façon si terrible qu’il se heurta plusieurs fois douloureusement la poitrine contre le blindage. Il lui fallait à présent bander tous ses muscles pour que la violence de ces secousses ne le jetât pas à bas de son étroite marche, puisque même les roues ballon n’arrivaient pas à amortir les cahots. Les roues dérapaient sur les pierres, rejetaient des graviers en gerbes hautes ; tandis que la voiture descendait bruyamment la pente, elles patinaient par moments avec un chuintement aigu. Rohan avait l’impression que cette course infernale devait être audible à des kilomètres à la ronde, aussi commençait-il sérieusement à se demander s’il ne fallait pas arrêter la machine — un peu plus bas que son épaule, il avait la poignée du frein à main que l’on avait prolongé hors du blindage — et sauter à terre. Mais alors, il aurait eu des kilomètres et des kilomètres à faire à pied, et la durée de cette marche aurait diminué ses chances déjà minimes d’arriver rapidement au but. Serrant les dents, les mains convulsivement cramponnées aux poignées qui ne lui semblaient plus du tout si sûres, il se contentait donc de regarder, de ses yeux plissés, par-dessus le capot plat de la voiture, vers le haut de la pente. Le chant de la radiosonde cessait par moments, mais l’engin se trouvait certainement toujours au-dessus de lui, car la jeep manœuvrait adroitement, évitant les amoncellements d’éboulis rocheux, penchait par moments, ralentissait et repartait à toute vitesse vers le haut de la pente.

Le compteur indiquait qu’il avait parcouru vingt-sept kilomètres. La route tracée sur la carte en comptait soixante, mais en réalité elle devait certainement être plus longue, ne serait-ce qu’en raison des zigzags et des virages incessants. À présent, il n’y avait plus trace des sables. Le soleil, énorme, ne chauffait presque pas ; il était suspendu lourdement, de façon quasi menaçante, continuant à toucher de son disque les dentelures rocheuses. La machine, tirée en tous sens par des secousses fiévreuses, se frayait furieusement un chemin à travers les éboulis, parfois dévalant la pente avec une avalanche de pierres grinçante ; les pneus émettaient un hurlement sifflant en heurtant en vain les pierres sur la pente de plus en plus raide. Vingt-neuf kilomètres. Hormis le signal chantant de la sonde, on n’entendait rien. L’Invincible gardait le silence. Pourquoi ? Il avait l’impression que la faille vaguement distincte, dessinée par des lignes noirâtres qu’il devinait juste sous le soleil rouge, était le rebord supérieur du ravin dans lequel il devait descendre, mais pas ici, bien plus loin, vers le nord. Trente kilomètres. En tout cas, il ne voyait pas trace du nuage noir. Sans doute était-il en train de régler leur compte aux deux autres machines. Ou les aurait-il tout simplement abandonnées, s’étant contenté de les couper du vaisseau en bloquant les transmissions ? La jeep fonçait de tout son poids, comme un animal aux abois ; parfois le halètement du moteur tournant au maximum le prenait à la gorge. La vitesse décroissait régulièrement, bien que l’engin avançât avec une surprenante efficacité. Peut-être aurait-il mieux valu utiliser un véhicule à coussin d’air ? Mais c’était là une machine trop grosse et trop lourde ; et puis, ça ne valait pas la peine d’y songer, puisqu’on ne pouvait plus rien y changer …

Il voulut regarder sa montre. Il ne réussit pas à le faire — il ne parvint pas, même l’espace d’une seconde, à lever son poignet jusqu’à ses yeux. Il essayait, en pliant les genoux, de réduire les effroyables secousses qui lui tordaient les entrailles. La machine se souleva brusquement par l’avant, le capot relevé, pencha de côté tout en dévalant brusquement la pente, les freins gémirent, mais déjà les pierrailles volaient de tous côtés, des galets résonnèrent sur les tôles du léger blindage, la jeep tourna sur place, avec de furieux cahots, glissa un moment vers le côté à travers une traînée d’éboulis, puis ce mouvement se ralentit …

Lentement, la machine prit un virage et se remit à grimper obstinément la pente. À présent, il voyait déjà la gorge. Il la reconnaissait aux masses noirâtres, ressemblant à des taillis de pins, des horribles buissons qui recouvraient les roches abruptes. Un demi-mille le séparait sans doute des bords du ravin. Trente-quatre kilomètres …

La pente qu’il fallait encore gravir semblait n’être qu’une mer d’éboulis chaotiquement accumulés. Il semblait impossible qu’une machine pût trouver un chemin là-dedans. Rohan avait cessé de chercher du regard les passages possibles, puisqu’il n’avait pas le pouvoir de commander la manœuvre. Il s’efforçait plutôt de ne pas perdre des yeux les rochers qui cernaient le précipice. À chaque instant, le nuage noir pouvait en surgir.

— Rohan … Rohan …, entendit-il soudain.

Son cœur battit plus fort. Il avait reconnu la voix de Horpach.

La jeep ne pourra probablement pas te conduire jusqu’à destination. Nous ne pouvons pas, d’ici, apprécier la pente du versant avec une précision suffisante, mais il nous semble que tu n’as plus à parcourir en voiture que cinq ou six kilomètres. Lorsque la jeep tombera en panne, il faudra que tu continues à pied … Je répète …

Horpach redit la même chose une seconde fois. « Au maximum quarante-deux, quarante-trois kilomètres … il m’en restera environ dix-sept — sur ce terrain, ça représente au moins quatre heures, sinon davantage, calcula en un éclair Rohan. Mais peut-être qu’ils se trompent et que la jeep passera … »

La voix se tut ; de nouveau, on n’entendait que la voix chantante de la sonde qui se répétait rythmiquement. Rohan mordit l’embout de son masque, car il lui blessait les muqueuses à l’intérieur des lèvres, à chaque secousse un peu brutale. Le soleil ne touchait plus la montagne la plus proche, mais ne montait pas. Il avait devant les yeux des pierres plus ou moins grosses, des dalles qui l’enveloppaient parfois de leur ombre froide ; la machine avançait à présent bien plus lentement. Levant les yeux, il aperçut de légers nuages floconneux qui se dispersaient dans le ciel. On voyait les étoiles au travers.

Brusquement, quelque chose de bizarre arriva à la jeep. Son arrière sembla se coucher, tandis que l’avant se relevait … l’espace d’un instant, elle resta à se balancer ainsi, comme un cheval se dressant sur ses pattes de derrière … une seconde, et sans doute serait-elle tombée, en ensevelissant Rohan, si ce dernier n’avait sauté. Il se laissa tomber sur les genoux et les mains, sentit un choc douloureux à travers ses gants de protection épais et ses leggins, glissa de deux bons mètres dans les éboulis avant de parvenir à s’arrêter. Les roues de la jeep eurent encore un grincement aigu avant qu’elle ne tombât en panne.

— Attention … Rohan … trente-neuf kilomètres de parcourus … la machine ne pourra pas passer, plus loin … Tu dois aller à pied … tu te guideras sur la carte … la jeep restera ici, au cas où tu ne pourrais pas rentrer autrement … tu es à l’intersection des coordonnées 46 et 192 …

Lentement, Rohan se mit debout. Tout son corps le faisait souffrir. Mais seuls les premiers pas furent difficiles ; ses muscles commencèrent à obéir. Il voulait s’éloigner le plus possible de la jeep immobilisée entre deux seuils rocheux. Il s’assit sous un grand obélisque, sortit la carte de sa poche et chercha à s’orienter. Ce n’était pas chose facile. À la fin, il parvint à déterminer où il se trouvait. Un kilomètre environ, à vol d’oiseau, le séparait du bord supérieur du ravin, mais en cet endroit, il n’était absolument pas question de descendre ; les versants étaient recouverts d’un manteau ininterrompu de buissons métalliques. Il se dirigea donc vers le haut, se demandant tout le temps s’il devait essayer de descendre dans le fond de la gorge avant l’endroit choisi. Pour y accéder, il lui faudrait au bas mot quatre heures de marche. Même s’il réussissait à rentrer en jeep, il fallait compter cinq autres heures pour le retour, et combien de temps pour descendre dans le fond du ravin, sans parler des recherches elles-mêmes ? Du coup, tout le plan lui sembla privé de la moindre once de bon sens. C’était tout simplement là un geste tout aussi vain qu’héroïque par lequel Horpach, en le sacrifiant, pouvait calmer sa propre conscience. Il fut, pendant quelque temps, saisi d’une telle rage — car il s’était laissé manœuvrer comme un gamin, et l’astronavigateur avait tout combiné d’avance — qu’il ne vit presque plus rien de ce qui l’entourait. Peu à peu, il se calma. « Impossible de rebrousser chemin, se répétait-il. le vais essayer. Si je ne parviens pas à descendre, si je ne trouve personne d’ici trois heures, je rentre. » Il était sept heures un quart.

Il s’efforçait de marcher d’un pas long et régulier, mais pas trop vite, car la consommation d’oxygène augmentait très rapidement en cas d’effort. Il fixa la boussole à son poignet droit, pour ne pas dévier de la direction choisie. Il lui fallut pourtant, à plusieurs reprises, contourner des éboulements aux bords abrupts. La pression atmosphérique était, sur Régis III, bien moindre que sur la Terre, ce qui laissait au moins une relative liberté de mouvement, même sur un terrain aussi difficile. Le soleil avait monté dans le ciel. Son ouïe, habituée à la présence constante de tous les sons qui, telle une barrière protectrice, l’avaient accompagné et entouré dans toutes les expéditions précédentes, était en quelque sorte nue et particulièrement acérée. De temps en temps, seulement, il entendait le chant rythmique de la sonde, mais bien plus faiblement que précédemment ; en revanche, le moindre souffle de vent heurtant des arêtes rocheuses mobilisait son attention, car il lui semblait entendre un faible bourdonnement, ce bourdonnement qu’il connaissait et dont il se souvenait si bien. Peu à peu, il s’habitua à cette marche et se sentit plus libre pour réfléchir, tout en posant automatiquement les pieds sur une pierre puis une autre. Il avait dans sa poche un compte-pas ; il ne voulait pas en consulter le cadran trop tôt et décida donc de ne le faire qu’au bout d’une heure. Il ne résista pas, pourtant, et sortit l’instrument semblable à une montre avant qu’elle ne se fût écoulée. Ce fut pour lui une douloureuse désillusion : i ! n’avait pas fait trois kilomètres. Il lui avait fallu gagner de l’altitude, ce qui avait ralenti sa marche. « Ce n’est donc pas trois ou quatre heures, mais pour le moins six … », se dit-il. Il prit la carte et s’étant agenouillé, se repéra pour la seconde fois. Le bord supérieur du ravin était visible à sept ou huit cents mètres de là, à l’est ; il avait tout le temps marché plus ou moins parallèlement à cette ligne. En un endroit, des taillis noirs de la pente étaient séparés par une menue traînée qui serpentait : probablement le lit desséché d’un ruisseau. Il s’efforça de mieux examiner cet endroit. Agenouillé, tandis que des rafales de vent soufflaient autour de sa tête, il vécut un instant d’hésitation. Comme s’il ne savait pas encore ce qu’il faisait, il se leva, remit machinalement la carte dans sa poche et commença à marcher en angle droit par rapport à la direction qu’il avait suivie jusque-là, se dirigeant donc vers les versants abrupts de la gorge.


Il était tout près déjà de rochers silencieux et éboulés comme si, à chaque instant, la terre devait céder sous son poids. Une peur affreuse lui poignait le cœur. Il avançait tout de même, en agitant des mains qui n’avaient rien à tenir. Il s’arrêta brusquement et regarda vers la vallée, vers le désert où se trouvait L’Invincible. Le vaisseau était invisible, caché derrière l’horizon. Il le savait, ce qui ne l’empêcha pas de fixer longuement l’horizon où le ciel avait des coloris virant au roux et où montaient lentement des nuages floconneux. Le chant des signaux de la sonde était devenu si faible qu’il n’était pas sûr que ce fût là plus qu’une illusion. Pourquoi L’Invincible se taisait-il ?

« Parce qu’il n’a plus rien à me dire », se répondit-il. Les roches du sommet, semblables à des statues grotesques rongées par l’érosion, étaient tout près. Le ravin s’ouvrit devant lui comme un énorme fossé, plein d’ombre, car les rayons du soleil ne parvenaient pas encore à mi-hauteur de ses parois recouvertes de végétation noire. De place en place, pointaient hors des fourrés broussailleux des aiguilles blanches, du calcaire semblait-il. Il embrassa du regard tout l’immense espace, jusqu’au fond caillouteux, à une profondeur de quinze cents mètres et il se sentit alors si exposé aux coups, si vulnérable qu’il s’agenouilla instinctivement, pour adhérer aux pierres et devenir en quelque sorte l’une d’elles. Cela n’avait pas le moindre sens, car il ne risquait pas d’être aperçu. Ce qu’il devait craindre n’avait pas d’yeux. Couché sur la dalle pierreuse que le soleil chauffait vaguement, il regardait en bas. La carte photogrammétrique lui transmettait une vérité absolument inutilisable, car elle montrait le terrain vu à vol d’oiseau, dans un effrayant raccourci vertical. Or il n’était pas question de descendre le long de l’étroite ligne dénudée entre les deux coulées de végétation noire. Il lui faudrait non pas vingt-cinq, mais au moins cent mètres de corde et, en outre, il aurait besoin d’un crochet, d’un piolet, alors qu’il n’avait rien de tel, qu’il n’était pas équipé pour faire de la varappe. Au commencement, cette étroite ravine descendait en pente assez douce, mais elle était coupée plus bas, disparaissait au regard sous la bosse en surplomb de la paroi rocheuse et ne réapparaissait que très loin, tout au fond, à travers une brume grisâtre. Une idée stupide lui passa par la tête : s’il avait eu un parachute …

Il examinait avec obstination les pentes de part et d’autre de l’endroit où il s’était couché, s’étant glissé sous une grosse roche en forme de champignon. Ce ne fut qu’alors qu’il sentit que du grand vide qui s’ouvrait sous lui montait un léger courant d’air chaud. C’était pourquoi le dessin de la ligne de faîte, en face, tremblait délicatement. Les broussailles jouaient le rôle d’un accumulateur des rayons solaires. Il retrouva, en regardant vers le sud-ouest, les sommets des pics dont la base constituait !a porte rocheuse où s’était produite la catastrophe. Il ne les aurait pas reconnus si, contrairement aux autres rocs, ils n’avaient été tout à fait noirs et n’avaient brillé comme s’ils étaient recouverts d’une épaisse couche d’émail — leur surface avait certainement fondu pendant la bataille entre Le Cyclope et le nuage … Mais il ne put distinguer ni les transporteurs ni même les traces de l’explosion atomique dans le fond du ravin, de l’endroit où il se trouvait. Il était couché de la sorte et fut brusquement pris de désespoir : il devait descendre tout en bas, et il n’y avait aucun chemin. Au lieu d’être soulagé, de se dire qu’il pouvait rentrer et expliquer à l’astronavigateur qu’il avait fait tout son possible, il prit une résolution.

Il se leva. Un mouvement, dans les profondeurs de la gorge, à peine entr’aperçu, le rejeta à genoux sur les pierres, mais il se redressa. « Si je tombe à plat ventre à tout instant, je ne ferai pas grand-chose », se dit-il. Il marchait à présent sur le faîte, cherchant un passage ; tous les deux ou trois cents pas, il se penchait vers le vide et à chaque fois il voyait le même tableau : là où la pente était douce, elle était tapissée de buissons noirs, là où il n’y en avait pas, elle tombait verticalement. Une fois, une pierre bougea sous son pied et roula en bas. Elle en entraîna d’autres ; la petite avalanche, en grondant, frappa la paroi velue à quelque cent pas plus bas ; en sortit une traînée de fumée étincelant dans le soleil, qui se déploya dans les airs et y resta un moment suspendue, comme si elle examinait les alentours, et alors il s’immobilisa ; au bout d’une minute ou plus, la fumée se dispersa et fut absorbée sans bruit par les taillis miroitants.

Il allait bientôt être neuf heures lorsque, ayant regardé en bas en s’appuyant contre un rocher, il aperçut tout au fond de la vallée — le ravin, en cet endroit, s’élargissait considérablement — une petite tache qui bougeait. D’une main tremblante, il tira de sa poche une petite longue-vue pliante qu’il braqua …

C’était un homme. La lorgnette était trop faible pour qu’il puisse en distinguer le visage — mais il voyait parfaitement le mouvement régulier des jambes. Cet homme marchait lentement, en boitant légèrement, comme s’il traînait une jambe blessée. Devait-il l’appeler ? Il n’en eut pas le courage. En réalité, il essaya : sa gorge ne laissa pas passer le moindre son. Il se prit à se haïr à cause de cette maudite peur. Il ne savait qu’une chose : à présent, c’était certain, il ne rebrousserait certainement plus chemin. Il grava bien dans sa mémoire l’endroit où l’autre se dirigeait — il remontait la vallée qui allait en s’élargissant, en direction des pyramides blanchâtres d’éboulis — et il se mit à courir dans la même direction, le long du faîte, sautant par-dessus les pierres, les crevasses béantes, jusqu’à ce que son cœur se mît à battre la chamade. « C’est de la folie, je ne puis pas continuer comme ça … », se dit-il, ne sachant que faire. Il ralentit et, alors justement, s’ouvrit devant lui de façon engageante une large ravine. Plus bas, elle était prise entre deux massifs de végétation noire. La pente était plus forte tout en bas-peut-être y avait-il là un surplomb ?

Ce fut sa montre qui décida : il était presque neuf heures et demie. Il se mit à descendre, tout d’abord face au vide, puis face à la paroi, lorsque la pente devint trop raide ; il descendait, pas à pas, s’aidant des mains, les buissons noirs étaient tout près, ils semblaient brûler d’une chaleur immobile et silencieuse. Le sang lui battait les tempes. Il s’arrêta sur une arête rocheuse en biseau, cala son pied gauche entre cette arête et la suivante, puis regarda en bas. À quelque quarante mètres, il vit une large plate-forme dont descendait une bande de roche nue, très nette, surplombant les rameaux morts des buissons noirs.

Mais le vide le séparait de cette plate-forme, vraie planche de salut. Il regarda en l’air : il avait déjà descendu deux cents mètres ou peut-être davantage. Les battements de son cœur lui semblaient secouer l’air ambiant. Il cligna des yeux à plusieurs reprises. Très lentement, avec des mouvements d’aveugle, il commença à dérouler sa corde. « Tu ne seras pas assez fou pour … », dit quelque chose en lui-même. Avançant de côté à petits pas, il descendit jusqu’au buisson le plus proche. Ses excroissances pointues étaient couvertes d’une rouille qui s’effritait au toucher. Il le saisit, s’attendant Dieu sait à quoi. Il n’entendit qu’un bruissement sec ; il tira plus fort, le buisson était bien enraciné ; il l’entoura de la corde à la base, tira une fois de plus … dans une brusque poussée de courage, il entoura le pied d’un deuxième, puis d’un troisième buisson, il s’arc-bouta et tira de toutes ses forces. Les buissons tenaient bien, enracinés dans les fentes de la pierre. Il commença à se laisser glisser, tout d’abord il put encore transférer une partie de son poids sur le rocher grâce au frottement de ses semelles, mais tout à coup il tournoya sur lui-même et resta suspendu. Il laissa glisser de plus en plus rapidement la corde sous le genou, freinant son mouvement d’une torsion de sa main droite, tout en regardant attentivement en bas, pour atterrir enfin sur la plate-forme. Il essaya alors de dégager la corde, en tirant sur l’une de ses extrémités. Les buissons ne cédaient pas. Il tira à plusieurs reprises. Elle s’était coincée. Il s’assit alors à califourchon sur la plate-forme et commença à tirer de toute sa force jusqu’à ce que, brusquement, la corde cédât, fouettât l’air avec un sifflement aigu et lui cinglât la nuque. Il fut pris de tremblements. Il resta assis quelques minutes, car il avait les jambes trop molles pour oser s’aventurer plus loin. C’est alors qu’il revit la silhouette de celui qui marchait en bas. Elle était déjà un peu plus grande. Cela lui sembla étrange qu’elle fût si claire ; il y avait aussi quelque chose d’étrange dans la forme de la tête, ou plutôt de la coiffure de cet homme.

Il se serait trompé s’il avait pensé que le pire appartenait au passé. En vérité, il ne l’avait jamais pensé. Il avait pourtant eu un espoir qui se révéla erroné. Techniquement, le chemin qui lui restait à faire était beaucoup plus facile, mais les buissons morts, croissants de rouille, cédaient la place à d’autres, d’un noir brillant et apparemment gras, dont les fils de fer noirs contorsionnés étaient parsemés de renflements semblables à des petits fruits, qu’il reconnut immédiatement.

De temps en temps s’en échappaient des petites fumées qui bourdonnaient doucement, tournoyaient dans les airs et alors il s’immobilisait, pas pour longtemps d’ailleurs, sinon il n’aurait jamais le temps de parvenir jusqu’au fond de la gorge. Il progressa pendant un certain temps à califourchon, comme à cheval, puis la bande rocheuse s’élargit et devint moins abrupte, si bien qu’il pouvait déjà descendre en restant debout, non sans mal, non sans s’aider des mains. Il se rendait à peine compte de sa progression au long de son interminable descente, car son attention était totalement dédoublée, fixée à la fois d’un côté et de l’autre ; parfois, il lui fallut passer si près des buissons fourmillant de cristaux, que leurs fils de fer frottaient contre sa combinaison. Et pourtant pas une seule fois les traînées qui volaient très haut, faisant des étincelles dans la lumière, ne s’approchèrent de lui. Lorsqu’il se tint enfin tout en haut de l’éboulis qui n’était séparé que de quelques centaines de pas du lit du ravin, où s’entassaient des galets blancs secs comme des os, il était près de midi. Il avait déjà dépassé la zone des buissons noirs ; la pente par laquelle il était descendu était éclairée jusqu’à mi-hauteur par le soleil, à présent haut dans le ciel. Il aurait pu, maintenant, mesurer du regard la distance parcourue, mais il ne se retourna pas. Il se mit à descendre en courant, s’efforçant de porter son poids tantôt sur une jambe tantôt sur l’autre, d’une pierre à l’autre, le plus vite possible, mais, malgré cela, l’énorme masse de débris rocheux en équilibre instable commença en grondant à glisser en même temps que lui, tandis que te bruit s’amplifiait. Tout à coup, alors qu’il était tout près du ruisseau desséché, la pierraille céda sous lui et, jeté si violemment par terre que son masque à oxygène fut déplacé, il dévala pendant une quinzaine de mètres. Il était sur le point de se relever pour se remettre à courir, sans se soucier de ses meurtrissures, tant il craignait que celui qu’il avait vu d’en haut ne disparût à ses yeux — les deux versants, en effet, et surtout l’opposé, étaient pleins de grottes, dont il distinguait les entrées noires et béantes — , lorsqu’il eut comme un avertissement, si bien qu’avant même de comprendre ce que c’était, il se laissait retomber sur les pierres coupantes, pour y rester immobile, les bras étendus.

Une ombre légère, projetée de très haut, tomba sur lui. Puis, avec un bourdonnement croissant et monotone qui embrassait tout le registre des sons, de l’aigu aux notes les plus graves, une volute noire et informe l’enveloppa. Peut-être aurait-il dû fermer les yeux, mais il ne le fit pas. Sa dernière pensée fut pour se demander si le petit appareil cousu dans sa combinaison n’avait pas souffert de sa chute brutale. Puis il s’abandonna à une inertie qu’il s’était sans doute imposée lui-même. Même ses pupilles ne bougeaient pas, ce qui ne l’empêchait pas de voir le nuage fourmillant planer au-dessus de lui, projeter un tentacule qui se contorsionnait paresseusement ; il en distingua l’extrémité ; c’était comme l’orifice d’un tourbillon mouvant, d’un noir d’encre. Il sentit sur la peau du crâne, des joues, de tout son visage le contact tiède de l’air, un attouchement qui semblait morcelé en millions d’éléments. Quelque chose effleura sa combinaison à la hauteur de la poitrine, il fut plongé dans une obscurité presque complète. Tout de suite après, ce tentacule qui continuait à se contorsionner comme une trombe d’air miniature, réintégra le nuage. Le bourdonnement passa à l’aigu. Cela le faisait grincer des dents, il le sentait quelque part, à l’intérieur de sa tête. Le bourdonnement s’atténua. Le nuage montait presque verticalement, devenait un brouillard noir déployé entre les deux versants ; il se décomposa en des volutes tournoyant sur elles-mêmes, se glissa dans la fourrure immobile de la végétation et y disparut. Il resta un long moment encore immobile, comme mort. Il lui passa par la tête que c’était peut-être déjà fait. Que peut-être il n’allait plus savoir ni qui il était, ni comment il s’était trouvé ici, ni ce qu’il devait faire, et à cette pensée, il fut pris d’une telle frayeur qu’il s’assit d’un seul coup. Brusquement, il eut envie de rire. Du moment qu’il avait pu penser de la sorte, c’était le signe qu’il était sauvé. Que le nuage ne lui avait rien fait et que lui, il l’avait trompé. Il s’efforçait de maîtriser les hoquets de rire qui lui montaient à la gorge et qui le secouaient tout entier. « C’est tout simplement de l’hystérie », se dit-il, en se relevant sur les genoux. Il était presque calme, à présent, du moins il en avait l’impression. Il rajusta son masque à oxygène et regarda autour de lui.

L’homme qu’il avait vu d’en haut n’était pas là. Mais il entendait ses pas. L’autre était sans doute déjà passé ici et avait dépassé un rocher renversé qui barrait à moitié le fond du ravin. Il se mit à courir après lui. L’écho des pas était de plus en plus proche et étonnamment fort. Comme si l’autre était chaussé de bottes de fer. Il courait, sentant des aiguilles douloureuses lui transpercer le tibia de la cheville au genou. « J’ai dû me fouler le pied … », se dit-il, en cherchant désespérément à garder l’équilibre à l’aide de ses bras étendus ; il manquait à nouveau d’air, et commençait presque à étouffer lorsqu’il l’aperçut. L’autre allait d’un pas mécanique droit devant lui, par longues enjambées, d’une pierre sur une autre. Les parois rocheuses toutes proches amplifiaient en échos répétés le bruit de ces pas. Et alors, tout espoir s’effondra en Rohan. C’était un robot — et non un homme. Un arcticien. Il n’avait jamais pensé à ce qu’ils avaient pu devenir après la catastrophe ; ils se trouvaient dans le transporteur central lorsque le nuage les avait attaqués. Il n’en était plus qu’à une quarantaine de pas. Il remarqua alors que le bras gauche du robot pendait, inerte, écrasé, et que son blindage, naguère brillant et arrondi, était zébré et enfoncé par endroits. La déception fut grande, et pourtant il se sentit ragaillardi au bout d’un moment, à la pensée qu’il aurait du moins un compagnon de ce genre pendant ses recherches. Il voulut appeler le robot d’un cri, mais quelque chose le retint ; aussi se contenta-t-il de hâter le pas ; il le dépassa et, se plantant sur son chemin, se mit à attendre, mais le géant haut de deux mètres cinquante semblait ne pas le remarquer le moins du monde. De près, Rohan nota que la partie de l’antenne de son radar, qui ressemblait un peu à une oreille en forme d’assiette, était brisée, et qu’à l’endroit où se trouvait précédemment l’objectif de l’œil gauche, béait une ouverture aux bords irréguliers. Il avançait pourtant d’un pas assuré sur ses pieds gigantesques, simplement en traînant la jambe gauche. Rohan l’interpella lorsque la distance qui les séparait ne fut plus que de quelques pas, mais la machine fonçait droit sur lui, apparemment aveugle, et il dut, au dernier moment, lui céder la place. Il s’approcha une seconde fois du robot et essaya de le saisir par sa main de métal, mais l’autre la lui arracha d’un mouvement indifférent et souple, sans s’arrêter. Rohan comprit alors que cet arcticien, lui aussi, avait été victime de l’attaque et qu’il ne pouvait compter sur lui. Mais il lui était tout de même pénible d’abandonner la machine impuissante à son sort ; en outre, il était aussi curieux de savoir où le robot se dirigeait en définitive, car il avançait en choisissant un terrain aussi plat que possible, comme s’il s’était fixé un but. Après quelques instants de réflexion au cours desquels l’autre s’éloigna d’une quinzaine de mètres, il finit par le suivre. Le robot parvint enfin au pied de l’éboulement et commença à le gravir, sans prêter la moindre attention à la traînée de pierres qui dévalait de sous ses larges plantes. Il grimpa ainsi peut-être à mi-hauteur de l’amoncellement de galets, puis tomba brusquement, glissa jusqu’en bas, agitant les jambes en l’air, ce qui, dans d’autres circonstances, eût peut-être porté à rire le spectateur. Puis il se releva et recommença son escalade.

Rohan fit rapidement demi-tour et s’éloigna, mais longtemps encore il fut poursuivi par le grondement des éboulis et les lourds claquements métalliques que les parois rocheuses répercutaient en échos multipliés. Il avançait vite à présent, car le chemin sur les galets plats qui tapissaient le lit du ruisseau était relativement égal et descendait légèrement. Il n’y avait pas trace du nuage ; parfois seulement, un léger frémissement de l’air au-dessus des versants témoignait d’une activité fébrile au sein des taillis sombres. Ce fut ainsi qu’il parvint à la partie la plus large du ravin qui se transformait ici en vallée cernée de pentes rocailleuses. À quelque deux kilomètres de là, se trouvait le défilé rocheux, le lieu de la catastrophe. Ce fut alors seulement qu’il comprit combien un détecteur olfactif allait lui faire défaut, qui l’aurait aidé à rechercher les traces des disparus, mais c’était là un appareil trop lourd pour un piéton. Il lui fallait donc se débrouiller sans cela. Il s’arrêta et examina tour à tour toutes les roches. Il n’était pas question que quelqu’un ait pu chercher refuge dans les taillis métalliques. Ne restaient donc que les grottes, les cavernes et les criques rocheuses au nombre de quatre, lui semblait-il, de l’endroit où il se tenait ; l’intérieur en était dissimulé à sa vue par des seuils élevés aux parois verticales, ce qui annonçait une escalade particulièrement difficile. C’est pourquoi il décida d’examiner tout d’abord les grottes, à tour de rôle.

Précédemment déjà, à bord, il avait examiné avec les médecins et les psychologues où il convenait de chercher les disparus, autrement dit où ils pouvaient bien se trouver. Mais en définitive, cette consultation ne lui avait pas apporté grand-chose, car le comportement d’un homme frappé d’amnésie est imprévisible. Le fait que les disparus se fussent éloignés des autres hommes de l’équipe de Regnar indiquait une activité qui les différenciait des autres ; dans une certaine mesure, le fait que les traces laissées par ces quatre hommes jusqu’à l’endroit où on avait pu les suivre, ne s’étaient pas séparées, permettait aussi de supposer qu’on les retrouverait tous ensemble. Évidemment, s’ils étaient encore en vie et si, une fois passé la porte rocheuse, ils ne s’étaient pas éloignés, chacun dans sa direction.

Rohan visita successivement deux petites et quatre grandes grottes dont l’entrée était assez facilement accessible et n’exigeait que quelques minutes d’escalade sans danger sur des dalles rocheuses inclinées. Dans la dernière, il trouva des débris métalliques partiellement noyés, qu’il prit tout d’abord pour le squelette du second arcticien ; mais ils étaient très, très vieux et ne rappelaient en rien les assemblages qu’il connaissait. Dans une mare peu profonde, visible parce qu’un peu de lumière était reflétée par la voûte lisse et comme laquée, reposait une étrange forme oblongue, un peu semblable à une croix de cinq mètres de long ; les tôles qui l’avaient recouverte s’étaient détachées depuis longtemps et avaient formé, au fond de la mare, mêlées à de la fange, un dépôt d’un rouge de rouille. Rohan ne put se permettre d’examiner plus longuement cette découverte peu banale qui représentait peut-être tout ce qui restait de l’un des macro-automates détruits par le nuage qui avait remporté la victoire. Il garda simplement présent à la mémoire sa forme, le tracé à demi disparu de soudures et de tiges qui avaient dû servir plutôt à voler qu’à marcher. Mais sa montre lui ordonnait de se hâter ; aussi sans insister, il entreprit d’explorer les cavernes restantes.

Il y en avait tellement, visibles parfois du fond de la vallée sous l’aspect de fenêtres pleines d’ombre dans les hautes parois rocheuses, et les couloirs et encorbellements souterrains, souvent inondés, conduisant parfois à des puits verticaux et à des conduits communiquant par des siphons, avec des ruisseaux glacés, faisaient tant de tours et de détours, qu’il n’osait pas s’engager trop avant. Il n’avait du reste qu’une petite lampe électrique qui donnait une lumière relativement faible, absolument inefficace, surtout dans de vastes grottes à la voûte élevée et à plusieurs niveaux, comme il en trouva plusieurs. Enfin, tombant littéralement de fatigue, il s’assit sur une énorme pierre chauffée par le soleil, à l’entrée de la caverne qu’il venait d’explorer ; il se mit alors à mâcher des tablettes de concentré alimentaire dont il arrosait chaque bouchée d’eau puisée au ruisseau. Il lui sembla à plusieurs reprises entendre le bourdonnement du nuage qui approchait, mais ce n’étaient probablement là que les échos des vains efforts de Sisyphe du grand arcticien qui lui parvenaient du haut de la vallée. Après avoir mangé ses maigres provisions, il se sentit réconforté. Le plus étonnant, pour lui-même, était le fait qu’il se souciait de moins en moins du dangereux voisinage ; en effet, des fourrés noirs s’accrochaient à toutes les pentes sur lesquelles il posait les yeux.

Il redescendit du monticule où il s’était arrêté devant la grotte et c’est alors qu’il remarqua quelque chose qui avait la forme d’une fine raie rousse sur les galets secs, de l’autre côté de la vallée. S’étant approché, il reconnut dans ces taches des traces de sang. Elles étaient tout à fait sèches, déjà, avaient changé de couleur et, si ce n’avait été la blancheur exceptionnelle de ce rocher, d’un blanc de chaux, il ne les aurait certes pas remarquées. Il essaya pendant un moment d’établir dans quelle direction s’était dirigé l’homme en sang, mais il ne put y parvenir. C’est pourquoi, au petit hasard, il se mit à remonter la vallée en se tenant le raisonnement suivant : il s’agissait peut-être là d’un homme blessé pendant le combat du Cyclope et du nuage, qui s’éloignait du lieu de l’affrontement. Les traces se croisaient, disparaissaient en plusieurs endroits, mais finirent par le conduire tout près de l’une des premières cavernes qu’il avait explorées. C’est pourquoi son étonnement fut d’autant plus grand lorsqu’il vit qu’à côté de son entrée béait un gouffre étroit, semblable à un puits, qu’il n’avait pas remarqué précédemment. C’était justement là que menait la piste sanglante. Rohan s’agenouilla et se pencha sur l’ouverture plongée dans la pénombre. Il avait beau être préparé au pire, il ne put retenir un cri étouffé, car il venait de reconnaître, le regardant de ses orbites vides, les dents découvertes dans un rictus, la tête de Bennigsen : il le reconnut à la monture dorée des lunettes dont les verres, par une aveugle ironie du sort, n’avaient pas été cassés et brillaient clair dans le reflet qu’une plaque de calcaire inclinée projetait sur ce cercueil de pierre. Le géologue était suspendu entre les pierres, et c’était pourquoi son corps était resté droit, coincé par les épaules dans le cuvelage naturel du puits. Rohan ne voulut pas laisser en cet état ces débris humains mais lorsque, à contrecœur, il essaya de soulever la dépouille, il sentit que les chairs s’affaissaient sous l’épais tissu de la combinaison. La décomposition avait fait son œuvre, hâtée par l’action du soleil qui tous les jours avait éclairé cet endroit. Rohan se contenta donc d’ouvrir la fermeture éclair de la poche de poitrine et d’en retirer la plaque d’identité du savant ; avant de s’en aller, il tira une des dalles voisines et en recouvrit le tombeau de pierre.

C’était le premier à être retrouvé. Ce n’est qu’une fois éloigné de cet endroit que Rohan se dit qu’il aurait dû étudier la radioactivité du cadavre, puisque, dans une certaine mesure, son intensité pouvait fournir quelque lumière sur ce qui était arrivé à Bennigsen lui-même et aux autres : une forte augmentation du rayonnement aurait prouvé que le mort s’était trouvé à proximité du combat atomique. Mais il avait oublié de le faire, et à présent rien n’était en mesure de lui faire rebrousser chemin et dégager le tombeau. C’est alors que Rohan remarqua le rôle joué par le hasard dans ses recherches ; n’avait-il pas précédemment exploré très à fond, à ce qu’il lui semblait, les alentours de cet endroit ?

Frappé par une nouvelle idée, il partit d’un bon pas, suivant les traces de sang, à la recherche de l’endroit où elles commençaient. Cela le conduisit presque en ligne droite dans le fond de la vallée, comme si la piste le menait à l’endroit du combat atomique. Mais à quelques centaines de pas de là, il dut brusquement tourner. Le géologue avait perdu une énorme quantité de sang et il n’en était que plus stupéfiant qu’il ait pu marcher si loin. Les pierres, que depuis la catastrophe pas une goutte de pluie n’avait touchées, étaient abondamment éclaboussées. Rohan grimpa sur un amoncellement de grandes roches branlantes et se trouva bientôt dans une vaste cuvette, située sous une paroi rocheuse nue. La première chose qu’il vit fut la semelle, d’une dimension au-dessus de la normale, du pied d’un robot. Il était couché sur le côté, presque coupé en deux par une série de coups, le plus vraisemblablement tirés au moyen d’un lance-flammes. Un peu plus loin, se trouvait à moitié assis, presque plié en deux, contre des galets, un homme coiffé d’un casque noirci par la suie. Il était mort. Le lance-flammes pendait encore à ses doigts, effleurant le sol de son canon brillant. Rohan n’osa pas, tout d’abord, toucher le mort ; il s’efforça seulement, en s’agenouillant, de voir le visage qui était pourtant dans le même état de décomposition que celui de Bennigsen. C’est alors qu’il reconnut le sac large et plat de géologue fixé à des épaules qui semblaient rétrécies. Le mort assis était Regnar, le chef de l’expédition attaquée dans le cratère. En mesurant la radioactivité, il eut la confirmation que l’arcticien avait été abattu par une décharge de l’arme : l’indicateur enregistrait la présence caractéristique d’isotopes de terres rares. Rohan voulut, une fois encore, prendre la plaque d’identité du géologue, mais cette fois-ci, il n’en eut pas le courage, il se contenta de déboucler le sac, car il ne devait pas toucher le corps pour cela. Mais il ne contenait que des éclats de minéraux. Après une brève hésitation, il ne fit que détacher à l’aide d’un couteau le monogramme du géologue, fixé au cuir du sac, le mit dans sa poche et, regardant une fois encore, perché sur une haute pierre, la scène figée, il essaya de comprendre ce qui avait bien pu se passer. Tout semblait indiquer que Regnar avait tiré sur le robot, mais celui-ci l’aurait-il attaqué, lui ou Bennigsen ? Du reste, un homme frappé d’amnésie aurait-il été capable de se défendre contre une attaque ? Il voyait bien qu’il ne parviendrait pas à résoudre l’énigme, et d’autres recherches l’attendaient encore. Il regarda sa montre une fois de plus : il allait bientôt être cinq heures. S’il ne lui fallait compter que sur ses propres réserves d’oxygène, il lui faudrait rentrer immédiatement. C’est alors qu’il eut l’idée de débrancher les bouteilles de gaz fixées à l’appareil de Regnar. Il enleva donc tout l’appareil du dos du mort, constata qu’une des bouteilles était encore pleine et, s’étant débarrassé d’une des siennes, vide, entreprit de recouvrir la dépouille avec des pierres. Cela lui prit presque une heure, mais il estimait que le mort l’avait payé de sa peine en lui donnant ses propres réserves d’oxygène. Lorsque le petit tertre fut terminé, Rohan pensa qu’il aurait été bon de se munit d’une arme, en l’occurrence du lance-flammes certainement encore chargé. Mais, une fois de plus, l’idée lui en était venue trop tard et il dut s’éloigner les mains vides.


Il allait être six heures ; il était si fatigué qu’il remuait à peine les jambes. Il possédait encore quatre tablettes d’amphétamine ; il en prit une et se releva au bout d’une minute, sentant un afflux de force. Il n’avait pas la moindre idée par où entreprendre la suite des recherches, aussi partit-il tout simplement droit devant lui, en direction de la porte rocheuse. Un kilomètre environ l’en séparait encore, lorsque le cadran du détecteur de radiation l’avertit que la pollution radioactive commençait à croître. Pour l’instant, elle était encore assez faible, aussi poursuivit-il son chemin, regardant attentivement autour de lui. Comme le ravin était sinueux, seules certaines parois de rochers avaient été touchées et portaient des traces de fusion ; au fur et à mesure qu’il avançait, ces craquelures caractéristiques des roches étaient de plus en plus fréquentes ; enfin il aperçut d’énormes galets ressemblant à des bulles figées, car leur surface était parvenue à la température d’ébullition sous le coup des explosions thermiques. En réalité, il n’avait que faire ici, et pourtant il continuait à avancer ; le détecteur fixé à son poignet émettait un tic-tac léger, de plus en plus fort, l’aiguille sautait le long de l’échelle, affolée. Il vit enfin de loin ce qui restait de la porte rocheuse, effondrée en forme de cuvette, faisant penser à un petit lac qui se serait figé de façon invraisemblable tandis que ses eaux s’agitaient furieusement ; la base des rocs s’était transformée en une épaisse couche de lave, tandis que la fourrure noire de la végétation métallique n’était plus que lambeaux couverts de cendres ; dans le lointain, se dessinaient vaguement, entre les murs rocheux, d’énormes déchirures d’un coloris plus clair. Rohan fit demi-tour en hâte.

Une fois de plus, le hasard lui vint en aide, alors qu’il parvenait à la porte rocheuse suivante, bien plus large, plus haut dans la vallée : non loin d’un endroit qu’il avait dépassé précédemment, son regard fut attiré par le scintillement d’un objet métallique. C’était le détendeur en aluminium d’un appareil à oxygène ; dans une crevasse horizontale entre le roc et le lit desséché du torrent, il vit un dos noir dans une combinaison barbouillée de suie. Le cadavre n’avait plus de tête. La force terrible du souffle de l’explosion l’avait projeté sur un amoncellement de galets et écrasé contre les pierres. Non loin de là, gisait un étui intact, contenant une arme étincelante, comme si elle venait d’être nettoyée à l’instant. Rohan se l’appropria. Il voulut identifier le cadavre, mais cela lui fut impossible. Il repartit vers le haut du ravin, mais la lumière qui tombait sur son versant oriental devenait rouge et, comme un rideau volant, montait de plus en plus, au fur et à mesure que le soleil descendait derrière l’arête montagneuse. Il était presque sept heures moins le quart. Rohan se trouvait placé devant un véritable dilemme. Jusqu’à présent, tout lui avait réussi, en ce sens du moins qu’il avait exécuté la lâche qui lui avait été fixée, qu’il était sain et sauf et pouvait regagner la base. Que le quatrième homme fût mort, cela était hors de doute, il en était convaincu ; déjà à bord de L’Invincible, cela avait paru plus que probable. Il était venu ici pour acquérir une certitude. Avait-il donc le droit de rentrer ? La réserve d’oxygène que lui avait procurée l’appareil de Regnar suffisait pour six heures encore. À présent une nuit entière l’attendait, pendant laquelle il ne pourrait rien faire, non tant à cause du nuage que tout simplement parce qu’il était à peu près totalement épuisé.

Il prit une seconde tablette d’amphétamine et, tandis qu’il attendait qu’elle fît de l’effet, il essaya d’établir un plan relativement raisonnable de ce qu’il allait faire.

Les taillis noirs, très haut au-dessus de lui, sur les sommets des rocs, étaient inondés de la rougeur de plus en plus éclatante du couchant qui donnait aux tiges acérées des buissons des tonalités changeantes, opalescentes, virant au violet le plus profond.

Rohan ne parvenait toujours pas à se décider. Alors qu’il était assis de la sorte, sous une grosse pierre éboulée, il entendit le lourd bourdonnement du nuage, qui arrivait de loin. Chose étrange, il n’eut absolument pas peur. Son attitude à l’égard du nuage s’était étonnamment modifiée au cours de cette seule journée. Il savait — ou du moins, il lui semblait qu’il savait — ce qu’il pouvait se permettre, tout comme un alpiniste qui ne craint pas la mort tapie dans les crevasses des glaciers. Il est vrai qu’il ne se rendait pas tout à fait compte de ce changement qui s’était produit en lui, car il n’avait pas noté dans sa mémoire l’instant où, pour la première fois, il avait pris conscience de la sombre beauté des buissons noirs qui, sur les rochers, prenaient tour à tour toutes les nuances du violet. Mais à présent, alors qu’il apercevait déjà les nuages noirs — il en arrivait deux qui étaient sortis des versants opposés de la montagne — , il ne bougea pas de place, il ne chercha plus à se protéger en collant son visage aux pierres. En définitive, la position qu’il occupait ne pouvait avoir d’importance, à condition toutefois que le petit appareil dissimulé dans ses vêtements continuât à fonctionner. Il toucha du bout des doigts son petit couvercle rond, de la taille d’une pièce de monnaie, et sentit nettement la légère pulsation. Il ne voulait pas provoquer le danger, aussi s’installa-t-il plus confortablement, pour ne pas avoir à bouger.

Les nuages occupaient à présent les deux côtés du ravin ; un courant ordonnateur semblait parcourir leurs sombres volutes, car ils épaississaient aux extrémités, formant des colonnes presque verticales, alors que les parties intérieures devenaient ventrues, et se rapprochaient de plus en plus l’une de l’autre. C’était tout à fait comme si un sculpteur, de la taille d’un titan, les avait modelés à une incroyable vitesse à l’aide de gestes invisibles. Quelques brèves déflagrations zébrèrent l’air entre les points les plus rapprochés des deux nuages qui, apparemment, se ruaient l’un vers l’autre, alors qu’en réalité ils restaient chacun de son côté, en agitant tout simplement à un rythme de plus en plus violent leurs noyaux centraux. L’éclat de ces éclairs était étrangement sombre ; les deux nuages en étaient momentanément éclairés, comme des milliards de cristaux d’un argent noir, immobilisés dans leur vol. Ensuite — après que les rochers eurent répercuté plusieurs fois le grondement des coups de tonnerre, écho faible et atténué, comme si une étoffe étouffant les sons les avait soudain recouverts — les deux parties de la mer noire, tremblantes et tendues au maximum, se rejoignirent et s’entre pénétrèrent. En dessous, tout s’assombrit, comme si le soleil venait de se coucher, tandis qu’apparaissaient dans le nuage des lignes incompréhensibles qui se poursuivaient. Il fallut pas mal de temps à Rohan pour comprendre que c’étaient là les reflets grotesquement déformés du fond rocheux de la vallée. Et ces miroirs aériens, sous le plafond du nuage, ondulaient et se dilataient ; alors, brusquement, il aperçut une immense silhouette humaine, dont le sommet de la tête atteignait les ténèbres, et qui le regardait, absolument immobile, bien que l’image tremblât et dansât sans arrêt, comme si elle s’éteignait et était de nouveau reconstituée par un rythme mystérieux. Une fois de plus, une seconde s’écoula avant qu’il n’y reconnût son propre reflet, suspendu dans le vide entre les coulées latérales du nuage.

Il fut si stupéfait, à un tel point paralysé par l’action incompréhensible du nuage, qu’il en oublia tout le reste. Une idée le frappa, l’espace d’un éclair : peut-être le nuage connaissait-il son existence, savait la présence microscopique du dernier homme vivant parmi les rocs et les pierres tapissant le ravin ; mais cette idée ne lui fit pas peur, non parce qu’elle était par trop incroyable — il ne tenait plus rien pour impossible — mais, tout simplement, parce qu’il voulait participer à ce mystère dont la signification — cela, il en était certain — ne lui serait jamais donnée. Son gigantesque reflet, à travers lequel se distinguaient vaguement les lointaines parois de la partie supérieure de la vallée, que l’ombre du nuage ne noyait pas, se dissipait. Alors, des tentacules innombrables sortirent du nuage ; lorsqu’il en aspirait un, d’autres prenaient sa place. Une pluie noire, de plus en plus dense, commença à tomber. Des petits cristaux tombaient, sur lui aussi, le frappaient légèrement au visage, glissaient sur sa combinaison, s’y accumulaient dans les plis ; la pluie continuait à tomber, et la voix du nuage, ce grondement qui semblait à présent remplir non plus seulement la vallée, mais toute l’atmosphère de la planète, allait grossissant. Des tourbillons, des fenêtres apparurent par endroits dans le nuage, par lesquels Rohan apercevait le ciel ; la masse noire se déchira en son milieu et, en deux volutes, roula lourdement, comme de mauvais gré, vers les taillis où elle s’enfonça dans leur immobilité et disparut.

Rohan était toujours assis, immobile. Il ne savait pas s’il pouvait se débarrasser des petits cristaux dont il était couvert. Il y en avait tant sur les galets que le lit du torrent, jusqu’alors d’une blancheur d’os, semblait éclaboussé d’encre. Il saisit délicatement l’un des petits cristaux triangulaires qui alors sembla revivre, lui souffla doucement de la chaleur sur la paume et s’éleva dans les airs lorsque Rohan, par un geste réflexe, ouvrit la main. Alors, comme à un signal donné, tout, alentour, se mit à fourmiller. Ce mouvement ne fut chaotique que pendant les premières secondes. Puis les points noirs formèrent une sorte de couche de fumée à ras du sol, se rapprochèrent les uns des autres, formèrent une masse qui monta en colonnes vers le ciel. C’était comme si les rochers eux-mêmes fumaient, hérissés de flambeaux de sacrifice gigantesques, sans flamme ni lueur. Ce n’est qu’alors que se produisit quelque chose d’incroyable : tandis que l’essaim volant restait suspendu sous la forme d’un nuage presque sphérique au centre même de là vallée, sur un fond de ciel qui fonçait lentement, tel un énorme et léger ballon noir, les autres nuages émergèrent de nouveau des buissons et se précipitèrent sur lui avec une impétuosité étourdissante. Rohan eut l’impression d’entendre le son grinçant et étrange du heurt, dans les airs, mais ce ne fut sans doute qu’une illusion. Il se dit qu’il était en train d’observer une lutte, que les nuages avaient rejeté et projeté au fond du ravin des « insectes » morts dont ils voulaient se débarrasser ; mais alors il vit que ce n’était qu’une apparence de lutte. Les nuages se dissipèrent et il ne resta plus trace du ballon léger. Les nuages l’avaient absorbé. Un instant encore, et de nouveau il n’y avait plus que les sommets des pics qui saignaient du dernier éclat du soleil, alors que le large fond de la vallée reposait dans le silence et le vide.

Rohan se leva, sur des jambes plutôt molles. Il se sentit ridicule avec le lance-flammes qu’il avait pris avec tant d’empressement au mort ; bien plus, il se sentait inutile dans ce pays de la mort parfaite où ne pouvaient se perpétuer victorieusement que des formes inertes qui se livraient à des activités mystérieuses qu’aucun œil vivant ne devait regarder. Ce n’avait pas été avec terreur, mais avec une admiration éblouie qu’il avait participé à l’instant à ce qui était survenu. Il savait qu’aucun des savants ne serait capable de partager ses sentiments, mais à présent il voulait rentrer non seulement pour annoncer la mort des disparus, mais aussi en tant qu’homme qui allait faire tout en son pouvoir pour que l’on ne touche plus à la planète dans l’avenir. « L’univers entier ne nous est pas destiné et notre place n’est pas partout », se prit-il à penser tandis qu’il redescendait lentement.

La lueur du ciel lui permit d’atteindre rapidement le champ de bataille. Là, il lui fallut hâter le pas, car le rayonnement émanant des roches vitrifiées, dont il devinait les silhouettes cauchemardesques dans le crépuscule de plus en plus profond, croissait rapidement. Il se mit enfin à courir ; l’écho de ses pas se répétait, répercuté par une paroi rocheuse qui le renvoyait à une autre, et dans cet écho incessant, que sa hâte amplifiait encore, sautant dans un dernier effort d’une pierre à l’autre, il dépassa les vestiges des machines, méconnaissables tant ils étaient fondus, et se trouva enfin sur un talus. Mais là aussi, le voyant du détecteur restait au rubis.

Il n’avait pas le droit de s’arrêter, bien qu’il commençât à étouffer ; aussi, sans presque réduire sa vitesse, il dévissa à fond le détendeur de la bouteille. Même si la réserve d’oxygène devait être épuisée à la sortie du ravin, s’il allait lui falloir respirer l’air de la planète, cela valait certes mieux que de rester plus longtemps en cet endroit où chaque centimètre carré de rocher projetait un rayonnement mortel. L’oxygène afflua à sa bouche en un flot glacé. Il courait aisément, car la surface du torrent de lave figée que Le Cyclope avait laissé derrière lui sur le chemin de son recul et de sa défaite, était lisse, par endroits presque à l’égal du verre. Heureusement, les semelles de ses chaussures de marche étaient crantées, aussi ne glissait-il pas. À présent une obscurité telle était tombée, que seules des pierres plus claires, qui demeuraient visibles sous l’enveloppe vitreuse, le guidaient plus bas, toujours plus bas. Il savait qu’il avait encore trois kilomètres au moins à parcourir de la sorte. Il lui était impossible, à la vitesse à laquelle il courait, de se livrer au moindre calcul, mais il lui arrivait de jeter tout de même un coup d’œil, de temps en temps, sur le voyant rouge du détecteur. Il pouvait rester ici une heure au plus, parmi les rochers tordus et effrités par le feu nucléaire — la quantité de radiations à laquelle il aurait été exposé ne dépasserait pas alors deux cents röntgens. Une heure et quart, au grand maximum — s’il n’était pas alors parvenu à l’entrée du désert, il n’aurait plus aucune raison de se hâter.

Au bout de vingt minutes environ, survint la crise. Il sentait son propre cœur comme une présence cruelle et infatigable qui lui faisait éclater la poitrine, qui l’écrasait de l’intérieur ; l’oxygène lui brûlait la gorge et le larynx d’un feu vivant, des étincelles dansaient sous ses paupières, et le pire était qu’il commençait à trébucher. Le rayonnement était devenu plus faible, il était vrai, le détecteur ne brillait pas plus qu’une braise sur le point de s’éteindre, mais il savait qu’il lui fallait courir, courir encore, alors que ses jambes refusaient de lui obéir. Chaque cellule de son corps en avait assez, tout criait en lui : Arrête-toi, arrête-toi et même laisse-toi tomber sur ces dalles si froides et apparemment si inoffensives de verre craquelé. Il voulut regarder les étoiles, tout en haut, et alors il trébucha et tomba en avant, les bras étendus. Il reprenait son souffle en grandes respirations convulsives. Il se releva, se mit debout, parcourut quelques mètres en vacillant de droite et de gauche, puis retrouva la cadence, se laissa emporter par la course. Il avait perdu toute notion du temps. Comment du reste parvenait-il à s’orienter dans ce noir absolu ? Il avait oublié les morts qu’il avait découverts, le sourire de squelette de Bennigsen, Regnar reposant sous les pierres à côté de l’arcticien déchiqueté, l’homme sans tête, il avait même oublié le nuage. L’obscurité l’avait fait se replier sur lui-même, ses yeux injectés de sang cherchaient en vain le grand ciel étoilé du désert dont le vide sablonneux lui semblait le salut ; il courait sans rien voir, la sueur coulait, salée, sur ses paupières, il courait, porté par une force dont la présence permanente en lui parvenait encore par moments à le stupéfier. Cette course, cette nuit, lui semblait ne jamais devoir finir.

Il ne voyait réellement plus rien lorsque ses pieds, brusquement, commencèrent à patauger de plus en plus lourdement, à s’enfoncer ; il sentit une dernière bouffée de désespoir l’envahir, leva la tête et comprit d’un seul coup qu’il se trouvait dans le désert. Il eut encore le temps de voir les étoiles au-dessus de l’horizon, puis, tandis que ses jambes cédaient sous lui, il chercha des yeux le détecteur à son poignet, mais n’en vit pas le cadran : il était sombre, l’appareil silencieux. Il avait laissé la mort invisible derrière lui, dans les profondeurs de la coulée de lave figée ; ce fut sa dernière pensée, car lorsqu’il sentit contre sa joue le froid raboteux du sable, il tomba non dans le sommeil, mais dans un engourdissement où tout son corps continuait encore à travailler désespérément, les côtes à se soulever, le cœur à battre la chamade ; de cet anéantissement de l’épuisement total, il passa à un autre, plus profond encore, et finit par perdre conscience.

Il reprit d’un seul coup ses esprits, ne sachant plus où il était. Il remua les mains, sentit le froid du sable qui s’écoula entre ses doigts, s’assit et gémit sans le vouloir. Il étouffait. Il retrouva le sens des réalités : l’aiguille phosphorescente du manomètre était à zéro. Il y avait encore une pression de dix-huit atmosphères dans la seconde bouteille. Il en dévissa la valve et se leva. Il était une heure du matin. Les étoiles, très visibles, brillaient dans le ciel noir. Il retrouva sur sa boussole la bonne direction et partit droit devant lui. À trois heures, il prit sa dernière pastille d’amphétamine. Juste avant quatre heures, il n’avait plus d’oxygène. Il se débarrassa alors de son appareil et s’en fut, respirant tout d’abord avec méfiance, mais quand l’air froid des heures d’avant l’aube lui remplit les poumons, il commença à avancer d’un pas plus vif, s’efforçant de ne penser à rien d’autre qu’à cette marche à travers les dunes dans lesquelles il enfonçait parfois jusqu’aux genoux. Il était comme ivre, mais il ignorait si c’était là l’action des gaz de l’atmosphère ou, tout simplement, la fatigue. Il calcula que s’il parvenait à faire quatre kilomètres à l’heure, il parviendrait au vaisseau à onze heures, en plein jour.

Il essaya de contrôler sa vitesse au compte-pas, mais cela ne donna rien. La Voie Lactée séparait en deux parties inégales la voûte céleste, en y traçant une immense traînée blanchâtre. Il s’était si bien accoutumé déjà à la faible lumière des étoiles, qu’il parvenait à éviter les dunes les plus hautes. Il pataugeait sans discontinuer dans le sable ; enfin, tout à l’horizon qui formait une surface régulière et sans étoiles, il distingua une forme angulaire. Il ne s’était pas encore rendu compte de ce que c’était, que déjà il se dirigeait vers elle, qu’il se mettait à courir, en enfonçant de plus en plus sans même le sentir, jusqu’à ce que ses mains tendues comme chez un aveugle heurtassent un métal dur. C’était une jeep, vide, abandonnée, peut-être l’une de celles que, la veille, Horpach avait envoyées, peut-être une autre, abandonnée par le groupe de Regnar ; il n’y pensait pas ; tout simplement il restait debout, appuyé à la voiture, haletant, serrant le capot aplati de ses deux mains. La fatigue l’attirait vers le sol. Tomber à côté de la machine, s’endormir à côté d’elle et le matin, avec le soleil, repartir …

Lentement, il se hissa sur le blindage, trouva à tâtons la poignée de la trappe, l’ouvrit. Le tableau de bord s’alluma. Il se laissa glisser sur le siège. Oui, à présent il savait qu’il était tout étourdi, assurément empoisonné par le gaz respiré, car il était incapable de trouver le contact, ne se souvenait plus où il était, ne savait plus rien … Sa main trouva d’elle-même le levier, le poussa, le moteur miaula légèrement et se mit à tourner. Il ouvrit les soupapes du gyrocompas, il ne connaissait avec certitude qu’un seul chiffre, celui qui indiquait le chemin du retour ; pendant un certain temps, la jeep roula dans l’obscurité, Rohan avait oublié l’existence des phares …

À cinq heures du matin, c’était encore l’obscurité. Il vit alors, droit devant lui, parmi des étoiles blanches et bleuâtres, une étoile, suspendue bas au-dessus de l’horizon, de couleur rubis. Il cligna des yeux avec difficulté. Une étoile rouge … ? Ça n’a jamais existé … Il lui semblait que quelqu’un, très certainement Jarg, était assis à côté de lui, et il voulut lui demander ce que cela pouvait bien être comme étoile. Alors il eut un éclair de lucidité, comme s’il avait reçu un coup. C’était la lumière de proue du croiseur. Il roulait à présent droit sur cette goutte de rubis, brillant dans les ténèbres ; elle s’éleva lentement jusqu’à devenir une boule brillante qui faisait miroiter sous son reflet la surface du blindage. Sur le tableau de bord, un œil écarlate se mit à clignoter et une vibration se fit entendre, signalant la proximité du champ de force. Rohan arrêta le moteur. La machine roula en bas de la dune et s’arrêta. Il n’était pas sûr de pouvoir remonter dans la jeep s’il en descendait. Aussi plongea-t-il le bras dans un compartiment, en retira le lance-fusées ; comme il tremblait dans sa main, il cala son coude contre le volant, maintint son poignet de l’autre main et pressa sur la détente. Une traînée orange éclata dans l’obscurité. Sa courte trajectoire se transforma à l’improviste en une gerbe d’étoiles, parce qu’elle venait de heurter la paroi du champ de force, comme si c’était une vitre transparente. Il tira coup sur coup, jusqu’à ce que le percuteur rendît un son creux. Il n’avait plus de munitions. On l’avait déjà aperçu, les premières fusées avaient certainement déclenché l’alarme et mobilisé les hommes de quart au poste de pilotage ; très vite, au sommet du vaisseau, deux grands projecteurs s’allumèrent et, après avoir léché le sable de leurs faisceaux blancs, croisèrent leurs feux sur la jeep. En même temps, la rampe fut inondée de lumière et les ampoules électriques, telle une flamme froide, éclairèrent de bas en haut la cage de l’ascenseur. Les échelles, en un clin d’œil, se peuplèrent de silhouettes qui dévalaient les marches, tandis que sur les dunes, non loin du vaisseau, des projecteurs s’allumaient, avançaient en cahotant, ce qui faisait danser des colonnes de lumière. Enfin, des feux bleus en alignement apparurent à leur tour, indiquant que l’entrée dans l’intérieur du périmètre était ouverte.

Rohan, qui avait laissé échapper le lance-fusées, ne devait jamais savoir par la suite quand il se laissa glisser en bas de la machine ; à pas chancelants, exagérément allongés, dressé de toute sa taille, serrant les poings pour maîtriser le tremblement de ses doigts, il avançait droit sur le vaisseau haut de vingt étages qui se profilait sur le ciel pâlissant, si majestueux dans son immobilité qu’il semblait réellement invincible.


Zakopane, juin 1962-juin 1963.

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