CHAPITRE V LE NUAGE

Ils commençaient déjà à s’habituer à la planète — à son aspect de désert immuable, où couraient les rares ombres des nuages qui semblaient toujours en train de se dissiper, nuages d’une clarté manquant de naturel et à travers lesquels, même en plein jour, brillaient les étoiles ; au bruissement du sable qui s’enfonçait sous les roues et sous les pas ; au soleil rouge et pesant dont les rayons étaient incomparablement plus légers que ceux du Soleil éclairant la Terre, si bien que lorsqu’on exposait son dos, au lieu de chaleur, on ne sentait qu’une sorte de présence silencieuse. Le matin, les équipes partaient sur le terrain, chacune dans sa direction, les ergorobots disparaissaient parmi les dunes, vacillant comme des barques lourdaudes, la poussière retombait et ceux qui restaient près de L’Invincible parlaient du menu du déjeuner, de ce que le bosco des radars avait dit à celui des transmissions ou encore s’efforçaient de se rappeler comment s’appelait le pilote de liaison qui avait perdu une jambe sur le satellite de navigation Terra 5. Ils bavardaient de la sorte, assis sur des jerrycans vides à l’ombre de la coque qui, telle l’aiguille d’un gigantesque cadran solaire, tournait en s’allongeant jusqu’à atteindre la ligne des ergorobots. Alors, ils se relevaient et cherchaient du regard ceux qui ne tarderaient pas à rentrer. Quant à ces derniers, lorsqu’ils apparaissaient, affamés et fatigués, ils perdaient brusquement toute l’animation due au travail clans les décombres métalliques de la « ville ». Même l’équipe du Condor, au bout d’une semaine, ne ramenait plus d’informations sensationnelles qui se réduisaient en définitive au fait que l’on avait réussi à reconnaître un tel ou un tel parmi les dépouilles découvertes. Ainsi, tout ce qui, les premiers jours, avait été symbole de danger, fut soigneusement emballé (car comment appeler autrement le procédé qui consistait à disposer soigneusement toutes les dépouilles dans des récipients hermétiques que l’on descendait tout en bas du vaisseau ?) et disparut de la vue de l’équipage. Alors, au lieu d’une impression de soulagement, à laquelle on aurait peut-être dû s’attendre, ce qu’éprouvèrent les hommes qui continuaient à tamiser le sable autour de la poupe du Condor et à fureter dans ses entrailles, ce fut un tel sentiment d’ennui et de lassitude qu’on aurait juré qu’ils avaient oublié le sort qui avait frappé l’équipage. Ils se mirent à collectionner des objets futiles dont on ne savait à qui ils avaient appartenu naguère — tout ce qui restait de leurs propriétaires disparus. C’est ainsi qu’ils se mirent à rapporter, au lieu des documents qui auraient expliqué le mystère mais qui faisait défaut, qui un harmonica, qui un casse-tête chinois, et ces objets, comme dépouillés de l’étrangeté mythique de leur origine, devinrent un peu la propriété commune de l’équipage.

Rohan qui n’aurait jamais cru que pareille chose était possible, au bout d’une semaine, se conduisait comme les autres. Et ce n’était que parfois, lorsqu’il était seul, qu’il se demandait pourquoi au juste il était là ; il avait alors l’impression que toute leur activité, tout cet affairement consciencieux, ces méthodes compliquées de recherches, de radiographies, de collecte d’échantillons, de forage de couches rocheuses — tout cela pénible à cause de la nécessité de respecter le troisième degré, avec ouverture et fermeture des champs de force, avec les canons des lasers dont l’angle de tir était soigneusement calculé, avec le contrôle optique constant, le dénombrage incessant des hommes, les transmissions effectuées sur plusieurs canaux simultanés — que tout cela ne revenait à rien d’autre qu’à se tromper soi-même, et dans les grandes largeurs. Qu’à bien y réfléchir, ils n’attendaient qu’un nouvel accident, un nouveau malheur, et qu’ils faisaient seulement semblant qu’il n’en était pas ainsi.

Au commencement, tous les matins, les hommes se massaient devant l’infirmerie de L’Invincible pour avoir des nouvelles de Kertelen. Il leur paraissait être non pas tant la victime d’une attaque énigmatique qu’une créature n’ayant plus rien d’humain, différente d’eux tous, absolument comme s’ils s’étaient pris à croire à des contes fantastiques et pensaient qu’il était possible de transformer un homme — l’un d’entre eux — en un monstre, sous l’action des forces hostiles de la planète. En réalité, Kertelen n’était qu’un infirme ; il apparut du reste que son esprit, nu comme celui d’un nouveau-né, et tout aussi vide, recevait les connaissances que les médecins lui donnaient et qu’il apprenait peu à peu à parler — tout à fait comme un petit enfant, justement. On n’entendait plus, parvenant de l’infirmerie, des glapissements affreux qui n’avaient rien d’humain, mais des balbutiements sans signification de nourrisson, qui sortaient de la gorge d’un adulte. Au bout d’une semaine, Kertelen commençait à prononcer ses premières syllabes et reconnaissait déjà ses médecins, sans pouvoir toutefois les appeler par leur nom.

Alors, au début de la seconde semaine, on s’intéressa de moins en moins à sa personne, d’autant plus que les médecins expliquèrent qu’il ne pourrait rien dire des circonstances de l’accident, même une fois revenu, éventuellement, à un état normal, ou plutôt lorsque son étrange mais indispensable éducation serait achevée.

Pendant ce temps, les travaux suivaient leur cours. Les plans de la « ville » affluaient, ainsi que les détails de la construction de ses « pyramides en buisson », dont la destination demeurait toujours aussi mystérieuse, pourtant. Considérant que des recherches plus poussées auprès du Condor ne donneraient rien, l’astronavigateur les fit interrompre. Il fallait abandonner le vaisseau lui-même, car les réparations de la coque dépassaient les possibilités des ingénieurs, surtout compte tenu d’autres travaux, bien plus urgents. On se contenta de ramener auprès deL’Invincible quantité d’ergorobots, des transporteurs, des jeeps, et toutes sortes d’appareils, tandis que l’épave — car c’était littéralement devenu une épave une fois vidée de son contenu — fut hermétiquement fermée ; ils se consolaient à l’idée qu’eux-mêmes ou une expédition suivante finiraient par ramener le croiseur à son port d’attache. Horpach, alors, envoya l’équipe du Condor vers le nord ; elle rejoignit ainsi, en tant que « groupe de Regnar », le groupe de Gallagher ; quant à Rohan, il était à présent le coordinateur en chef de toutes les recherches et il ne s’éloignait des abords immédiats de L’Invincible que pour de courts instants et, en outre, pas tous les jours.

Dans un système de failles creusées par les eaux souterraines, les deux groupes firent des trouvailles peu ordinaires.

Les couches d’argile apportées par les alluvions étaient séparées par des strates d’une substance roux noirâtre d’une origine qui n’était ni géologique ni planétaire. Les spécialistes ne pouvaient guère en dire plus. Tout semblait indiquer qu’il y avait des millions d’années de cela, à la surface de la vieille calotte basaltique, de la couche inférieure de l’écorce, des quantités énormes de chutes métalliques avaient été dispersées — peut-être tout simplement des débris de métal (une hypothèse fut avancée : à cette époque lointaine, dans l’atmosphère de Régis, un gigantesque météore de fer et de nickel aurait volé en éclats, et sa pluie de feu se serait répandue sur la roche) — débris qui, s’oxydant peu à peu, entrant en réaction chimique avec leur entourage, auraient fini par se transformer en ces dépôts disposés en couches d’un brun noirâtre, virant par endroits au pourpre et au roux.

Les découvertes ne portaient pour l’instant que sur une faible partie des couches du sol ; leur structure géologique, par sa complexité, pouvait faire tourner la tête au planétologue le plus expérimenté. Lorsqu’on eut foré jusqu’au basalte, vieux de milliards d’années, il apparut que les roches qui se superposaient au-dessus, malgré une recristallisation très poussée, présentaient des traces de carbone organique. Tout d’abord, on estima que cela avait été alors le fond de l’océan. Mais dans les couches de houille véritable, on découvrit les empreintes de nombreuses espèces végétales qui n’avaient pu pousser que sur la terre ferme. Peu à peu, le catalogue des formes continentales ayant vécu sur la planète se complétait et augmentait. On savait déjà que, trois cents millions d’années plus tôt, des reptiles primitifs avaient circulé dans les jungles. Les savants rapportèrent triomphalement les restes de la colonne vertébrale et les maxillaires cornés de l’un d’entre eux, mais l’équipage ne partagea pas cet enthousiasme. On avait l’impression que l’évolution s’était manifestée à deux reprises sur la terre ferme ; la première extinction du monde vivant se situait à environ cent millions d’années de cela. Alors, les plantes et les animaux avaient dépéri de façon brutale, ce qui, sans doute, avait été provoqué par l’explosion toute proche d’une nova. La vie avait néanmoins repris le dessus et avait abondé en formes nouvelles : toutefois, ni la quantité ni l’état des restes retrouvés ne permettaient une classification de quelque rigueur. La planète n’avait jamais produit de formes semblables aux mammifères. Quatre-vingt-dix millions d’années plus tôt, il s’était produit une seconde éruption stellaire, mais à une distance cette fois très éloignée ; ses traces, sous forme d’isotopes d’atomes divers, avaient pu être retrouvées. Selon des calculs approximatifs, l’intensité du rayonnement dur n’avait pas été alors d’une force suffisante pour provoquer une hécatombe d’êtres vivants. il n’en était que plus incompréhensible qu’à dater de cette époque, les fossiles des végétaux et les animaux deviennent de plus en plus rares dans les couches rocheuses plus jeunes. En revanche, on y trouvait en quantité croissante cette « argile » compressée, à savoir des sulfures d’antimoine, des oxydes de molybdène, des oxydes de fer, des sels de nickel, de cobalt et de titane.

Ces couches métalliques, vieilles de huit à six millions d’années, relativement plates, renfermaient par endroits de puissants foyers de radioactivité, mais c’était là une radioactivité de courte durée — comparée à la vie de la planète. En outre, tout semblait indiquer que quelque chose avait provoqué, pendant cette ère, une série de réactions nucléaires violentes mais bien localisées, dont les produits reposaient dans les « argiles métalliques ». En plus de l’hypothèse du « météore ferroradioactif », d’autres furent avancées, des plus fantaisistes, qui rattachaient ces foyers de « rayonnement chaud » à la catastrophe du système planétaire de la Lyre et à la disparition de sa civilisation.

On supposait donc que, pendant des tentatives en vue de coloniser Régis III, des confrontations atomiques avaient opposé les vaisseaux envoyés par le système menacé. Mais cela n’expliquait pas les étranges strates métalliques que l’on avait découvertes au cours des forages de prospection dans d’autres régions éloignées. En tout cas, un tableau aussi énigmatique qu’évident s’imposait à l’esprit : la vie sur les continents de la planète s’était éteinte au cours des millions d’années pendant lesquelles les strates métalliques avaient commencé à se former. La cause de la destruction des formes vivantes ne pouvait être d’ordre radioactif : la quantité globale du rayonnement avait été calculée en unités d’explosions nucléaires. Or, elle s’élevait à peine à vingt ou trente mégatonnes ; échelonnées sur des centaines de milliers d’années, de telles explosions (si c’était bien là des explosions atomiques et non d’autres formes de réactions nucléaires) n’auraient pas pu menacer sérieusement l’évolution des formes biologiques.

Soupçonnant quelque lien entre les couches métalliques et les ruines de la « ville », les savants insistaient sur la nécessité de poursuivre leurs recherches. Cela entraînait de nombreuses difficultés, puisque les travaux exploratoires exigeaient que l’on remuât de grandes quantités de terre. La seule solution était de forer une galerie, mais les hommes qui auraient travaillé sous terre ne se seraient plus trouvés sous la protection du champ de force. On poursuivit les travaux malgré tout. En effet, on avait découvert, à une profondeur de deux cents et quelques mètres, dans une couche où abondaient les oxydes de fer, des débris plus ou moins rouillés, de forme plus que particulière, et qui n’allaient pas sans ressembler à ce qui resterait de mécanismes fort compliqués, rongés par la corrosion et en pièces détachées.

Dix-neuf jours après l’atterrissage, des nuages épais et plus sombres que jamais se massèrent dans la région où travaillaient les équipes minières. Vers midi, un orage éclata, aux déflagrations électriques bien plus violentes que sur la Terre. Le ciel et les rochers furent reliés par un réseau embrouillé d’éclairs tonnants. Les eaux grossies, se précipitant le long des ravins sinueux, commencèrent à inonder les galeries creusées par les hommes. Ceux-ci durent les abandonner et chercher refuge, avec les automates, sous la calotte du champ de force, sur laquelle tombaient des éclairs longs de kilomètres. L’orage se déplaça lentement vers l’ouest et alors le mur noir, cerné d’éclairs, barra tout l’horizon au-dessus de l’océan. Sur le chemin du retour, les équipes des mines découvrirent une quantité assez considérable de petites gouttes minuscules de métal noir, disséminées sur le sable. On les prit tout d’abord pour les fameuses « mouches ». Elles furent soigneusement ramassées et rapportées au vaisseau où elles excitèrent l’intérêt des savants ; mais il était hors de question que ce puissent être là des débris d’insectes. Une nouvelle conférence de spécialistes, qui dégénéra à plusieurs reprises en âpres disputes, fut convoquée. Enfin, on décida d’envoyer une expédition en direction du nord-est, au-delà de la région des ravins tortueux et des couches de composés ferreux, parce que l’on avait découvert, sur les chenilles des véhicules du Condor, de faibles quantités de minéraux intéressants dont on n’avait pas trouvé trace dans les périmètres déjà étudiés.

Une colonne parfaitement équipée, dotée d’ergorobots, du lance-antimatière mobile récupéré à bord du Condor, de transporteurs et de robots, et notamment de douze arcticiens, équipée de pelles et de foreuses automatiques, s’ébranla le lendemain ; on avait embarqué vingt-deux hommes, des réserves d’oxygène, de vivres et de carburant atomique, sous la conduite de Regnar. L’Invincible resta en contact ininterrompu avec elle, par radio et télévision, jusqu’au moment où la convexité de la planète interrompit l’arrivée des ondes ultra-courtes en ligne droite. L’Invincible mit alors sur orbite un relais de télévision automatique fixe, qui permit de rétablir la liaison. La colonne avança pendant une journée entière. La nuit, après s’être disposée en cercle, elle s’entoura d’un champ de force ; elle reprit sa marche le lendemain. Vers midi, Regnar fit savoir à Rohan qu’il s’arrêtait au pied de ruines presque entièrement enfouies dans le sable, situées au centre d’un cratère plat et de faibles dimensions qu’il avait l’intention d’examiner de plus près. Une heure plus tard, la qualité de la réception radio commença à baisser, en raison de forts brouillages dus à de l’électricité statique. Les techniciens des transmissions passèrent donc à une bande d’ondes plus courtes dont la réception était meilleure. Bientôt, tandis que les coups de tonnerre d’un orage lointain qui se dirigeait vers l’est — c’est-à-dire là où s’était rendue l’expédition — commençaient à faiblir, le contact fut brusquement coupé. Auparavant, il y avait eu une douzaine de fadings de plus en plus forts ; le plus étrange était que, simultanément, la réception télévisée était devenue mauvaise, alors que, transmise par un satellite volant au-dessus de l’atmosphère, elle n’était pas tributaire de l’état de l’ionosphère. À une heure de l’après-midi, la liaison était complètement interrompue. Aucun des techniciens ni même des physiciens appelés en aide ne comprenait ce phénomène. On aurait dit qu’un mur de métal s’était abaissé quelque part dans le désert, coupant L’Invincible du groupe distant de 170 kilomètres. Rohan qui, pendant tout ce temps, n’avait pas quitté l’astronavigateur, remarqua son inquiétude. Elle lui sembla tout d’abord injustifiée. Il estimait que le nuage orageux pouvait présenter des propriétés particulières, le transformant en écran ; ne se dirigeait-il pas justement dans la direction où était partie l’expédition ? Toutefois, les physiciens, interrogés sur les possibilités de formation d’une masse aussi considérable d’air ionisé, se montrèrent sceptiques. Aux environs de six heures du soir, l’orage se tut, mais il ne fut pas possible de rétablir la liaison. Alors, après avoir répété sans relâche des signaux auxquels il n’obtenait pas de réponse, Horpach envoya deux appareils, du type disque volant, pour jouer le rôle d’éclaireurs.

L’un d’eux volait à quelques centaines de mètres au-dessus du désert, tandis que l’autre le survolait à une altitude de quatre mille mètres, tout en remplissant le rôle d’un relais de télévision pour le premier. Rohan, l’astronavigateur et Gralew, ainsi qu’une dizaine d’hommes parmi lesquels se trouvaient notamment Ballmin et Sax, se tenaient devant l’écran principal du poste de pilotage, observant directement tout ce qui était dans le champ de vision du pilote de la première machine. Au-delà de la zone des gorges tortueuses, remplies d’une ombre profonde, s’ouvrait le désert, avec ses successions interminables de dunes, rayées à présent de noir, car le soleil allait bientôt disparaître. Dans cet éclairage oblique qui donnait au paysage un aspect particulièrement lugubre, défilaient sous les machines quelques cratères de faibles dimensions, remplis de sable à ras bord. Certains n’étaient visibles que grâce au piton central du volcan éteint depuis des siècles. Le terrain se relevait peu à peu et devenait plus varié. Du sable, émergeaient de hautes bandes rocheuses qui formaient un système de chaînes montagneuses étrangement ébréchées. Des rochers pointus et isolés rappelaient des coques de navire éventrées ou d’énormes personnages. Les versants étaient indiqués par les lignes précises des ravins remplis d’éboulis en amoncellements coniques. Enfin, les sables disparurent tout à fait, laissant la place à un pays sauvage de roches abruptes et de cailloux. Çà et là serpentaient — de loin semblables à des rivières — les failles des fentes tectoniques de la carapace planétaire. Le paysage devenait lunaire. c’est à ce moment que se produisit la première aggravation de la réception télévisée : l’image bougeait et était mal synchronisée. Ordre fut lancé de renforcer l’émission, mais cela n’améliora la visibilité que pour peu de temps.

Les rochers, jusqu’alors de couleur blanchâtre, devenaient de plus en plus sombres. Les arêtes superposées qui fuyaient hors du champ de vision, avaient un reflet brunâtre, des étincellements métalliques inquiétants. Ici et là, on pouvait discerner des tables d’un bleu marine presque noir, comme si là-bas, sur la roche nue, poussait une végétation morte mais touffue. C’est alors que la phonie jusqu’alors muette de la première machine se fit entendre. Le pilote s’écriait qu’il entendait les signaux des émetteurs de position automatiques dont était équipé le véhicule de tête de l’expédition. Ceux qui se tenaient dans le poste de pilotage n’entendirent pourtant que sa seule voix, lointaine et qui commença à faiblir dès qu’il se mit à appeler le groupe de Regnar.

Le soleil, à présent, était très bas. Dans sa lumière sanglante, apparut sur la trajectoire de la machine un mur noir, qui roulait sur lui-même en volutes, tel un nuage ; il recouvrait tout, depuis le sommet des rochers jusqu’à une altitude de mille mètres. Tout ce qui se trouvait au-delà était invisible. N’avait été le mouvement lent et régulier des superpositions de cumulus de cette masse noire, par endroits aussi sombre que de l’encre de Chine et brillant ailleurs d’un violet métallique tournant à l’écarlate, on aurait pu la prendre pour une formation montagneuse hors du commun. Sous les rayons horizontaux du soleil s’ouvraient des cavernes remplies d’un éclat instantané et incompréhensible, comme si des cristaux étincelants de glace noire y tourbillonnaient rageusement. Au premier instant, les spectateurs eurent l’impression que le nuage se dirigeait vers la machine volante, mais c’était là une illusion. C’était le disque volant qui se rapprochait avec une vitesse uniforme, de cet étrange obstacle.

— D. V. 4 à la base. Dois-je pénétrer dans le nuage ? Terminé.

C’était la voix étouffée du pilote. Une fraction de seconde après, l’astronavigateur répondait :

— Commandant à D. V. 4. Stop devant le nuage !

— D. V. 4 à la base. Je stoppe, répondit immédiatement le pilote.

Rohan eut l’impression qu’il y avait eu une expression de soulagement dans sa voix. Quelques centaines de mètres seulement séparaient à présent la machine de l’étrange formation qui s’étirait sur les côtés, comme si elle atteignait l’horizon. Maintenant, presque toute la surface de l’écran était occupée par une sorte de mer gigantesque, charbonneuse, mais impossible puisque verticale. Le mouvement de la machine par rapport à cette masse s’était arrêté. Mais soudain, avant que quiconque eût le temps de dire un mot, la masse qui oscillait lourdement projeta de longs jets qui se dispersèrent et brouillèrent l’image. Simultanément, celle-ci se mit à trembler puis disparut, traversée d’un réseau de décharges électriques qui allaient s’affaiblissant.

— D. V. 4 ! D. V. 4 ! appela le radio.

— Ici D. V. 8 ! (C’était la voix du pilote du second engin qui se faisait entendre, alors que sa machine n’avait jusqu’à présent que servi de relais à la première.) D. V. 8 à la base. Dois-je transmettre l’image ? À vous !

— La base à D. V. 8 ! Transmettez l’image !

L’écran se remplit d’un chaos de courants noirs tourbillonnant furieusement. C’était la même image, mais vue d’une altitude de quatre mille mètres. On voyait que le nuage reposait, tel un long banc homogène, sur le versant de la montagne, comme pour en défendre l’accès. Sa surface se mouvait paresseusement, comme si c’était là une substance goudronneuse en train de se figer ; mais il n’était pas possible de repérer la première machine que le nuage avait engloutie à l’instant.

— La base à D. v. 8 ! Entendez-vous D. V, 4 ? Répondez !

— D. V. 8 à la base. Je n’entends pas. Je passe sur la bande des interférences. Attention ! D. V. 4, ici D. V. 8, répondez, D. V. 4, D. V. 4 ! (Ils entendirent l’appel du pilote, puis, plus distinctement :) D. V. 4 ne répond pas. Je passe sur la bande des ultra-rouges. Attention ! D. V. 4, ici D. V. 8 ! Répondez, D. V. 4 ! D. V. 4 ne répond pas. Je vais essayer de sonder le nuage au radar …

Dans le poste de pilotage plongé dans la pénombre, on n’entendait même pas le bruit des respirations. Tous s’étaient figés dans l’attente. L’image, laissée à elle-même, ne changeait pas : le dos montagneux saillait au-dessus de la mer du nuage noir, comme une île plongée dans un océan noir d’encre. Haut dans le ciel, s’éteignaient des nuages floconneux, gorgés d’or ; le disque du soleil touchait déjà l’horizon, d’ici quelques minutes, ç’allait être le crépuscule.

— D. V. 8 à la base !

La voix du pilote se faisait entendre toute changée.

— Le radar fait apparaître un reflet totalement métallique. À vous !

— La base à D. V. 8 ! Transmettez l’image donnée par les radars sur la vision. Terminé.

L’écran s’assombrit, s’éteignit, pendant un instant s’éclaira d’un blanc vide, puis vira au vert, frémissant de milliards d’étincelles.

— Ce nuage est en fer, soupira quelqu’un dans le dos de Rohan.

— Jason ! appela l’astronavigateur, Jason est-il ici ?

— Je suis là.

Le spécialiste nucléaire se détacha de la masse des hommes debout.

— Est-ce que je peux le chauffer ? … demanda d’une voix tranquille l’astronavigateur, en montrant l’écran.

Tous comprirent ce qu’il voulait dire. Jason prit son temps avant de répondre.

Il faudrait mettre D. V. 4 en garde, afin qu’il élargisse au maximum le rayon de son champ …

— Ne racontez pas de bêtises, Jason ! Nous n’avons pas la liaison …

— Jusqu’à quatre mille degrés … sans grand risque …

— Merci. Blaar, le micro ! Le commandant à D. V. 8 ! Préparez les lasers contre le nuage, avec une puissance réduite, au maximum un billion d’ergs à l’épicentre. Feu continu dans l’axe de l’azimut !

— D. V. 8, feu continu d’un billion d’ergs maximum, répondit immédiatement la voix du pilote.

Pendant une seconde environ, il ne se passa rien. Puis il y eut un éclair et le nuage central, remplissant la partie inférieure de l’écran, changea de couleur. Tout d’abord, il commença à s’étendre, puis il rougit et se mit à bouillonner ; apparut à cet endroit une sorte d’entonnoir aux parois flamboyantes, dans lequel s’abîmèrent, comme s’ils étaient aspirés, les pans des nuages les plus proches. Ce mouvement cessa soudain, le nuage forma un énorme anneau, laissant apparaître, à travers l’œil qui venait de se former, les amoncellements chaotiques des rochers, tandis que dans l’air, seule continuait à s’élever une poussière fine et sombre, en forme de cône volant.

— Le commandant à D. V. 8 ! Descendez à la distance d’efficacité maximum du feu !

Le pilote répéta l’ordre. Le nuage, entourant d’un rempart mouvant la brèche ainsi formée, s’efforçait de la combler, mais à chaque fois que ses tentacules étaient pris dans le feu insoutenable et ardent, il les ramenait. Cela dura quelques instants. La situation ne pouvait s’éterniser. L’astronavigateur n’osait frapper le nuage de toute la force du laser, puisque quelque part dans ses profondeurs, se trouvait le second véhicule volant. Rohan devinait sur quoi comptait Horpach : celui-ci espérait que l’autre machine parviendrait à s’échapper vers la partie dégagée de l’espace. Mais on ne la voyait toujours pas. D. V. 8 planait à présent, presque immobile, frappant des piqûres aveuglantes des lasers les rebords boursouflés du cercle noir. Le ciel, au-dessus, était encore relativement clair, mais les rochers, sous la machine, étaient peu à peu envahis par l’ombre. Le soleil se couchait. Brusquement, l’ombre qui épaississait dans la vallée fut illuminée par une lueur extraordinaire. Rougeâtre et sale, comme la gueule béante d’un volcan aperçue à travers le nuage de l’explosion, elle recouvrit d’un linceul tremblant tout le champ de vision. On ne voyait plus, à présent, que des ténèbres au fond desquelles bouillonnait un feu qui projetait des langues écarlates. C’était la substance du nuage, quelle que fût sa composition, qui attaquait la première machine engloutie dans sa masse et qui se consumait en dégageant une chaleur effroyable, en se heurtant au champ de force entourant le disque volant.

Rohan observait l’astronavigateur qui se tenait immobile, le visage dénué d’expression, inondé par le reflet vacillant de la lueur. Les volutes noires et l’incendie qui faisait rage dans leurs profondeurs et qui, par moments, se figeait en une sorte de buisson ardent, occupaient le centre de l’écran. Dans le lointain, on distinguait un haut sommet rocheux inondé de pourpre, baignant entièrement dans le rouge froid des dernières lueurs du couchant, en cet instant indiciblement terrestre. C’était pourquoi le spectacle qui se déroulait au sein des nuages était d’autant plus incroyable. Rohan attendait : le visage de l’astronavigateur n’exprimait rien. Mais il lui fallait prendre une décision : ou bien donner l’ordre à la machine volant à haute altitude de venir en aide à la première ou, abandonnant celle-ci à son sort, charger la machine éclaireur de poursuivre son vol vers le nord-est.

À cet instant même, quelque chose d’inattendu se produisit. Le pilote de la machine basse, enfermée dans les nuages, avait-il perdu la tête ? Ou une avarie s’était-elle produite à son bord ? Quoi qu’il en soit, le bouillonnement sombre fut traversé d’une flamme dont le centre se mit à briller de façon aveuglante, tandis que de longues traînées de nuages, que l’explosion avait déchirées, partaient en tous sens. L’onde de choc fut si puissante que toute l’image se mit à osciller au rythme des secousses imprimées à D. V. 8. Puis l’obscurité se rétablit, plus dense ; il n’y avait plus rien en dehors d’elle. L’astronavigateur se pencha et dit quelque chose à l’opérateur radio qui se tenait près des microphones, mais à voix si basse que Rohan ne put rien entendre. Le radio les répéta immédiatement, presque en criant :

— Prépare les antiprotons ! Toute la puissance sur le nuage, feu continu !

Le pilote répéta l’ordre. Alors, l’un des techniciens, qui suivait sur un écran latéral permettant de voir tout ce qui se passait derrière la machine, lança :

— Attention ! D. V, 8 ! Montez ! Montez ! ! Montez ! ! !

De l’espace jusqu’à présent dégagé vers l’ouest, accourait, avec la rapidité d’un ouragan, un nuage noir qui roulait sur lui-même. Pendant une fraction de seconde, il ne fut encore qu’une portion latérale du nuage principal, mais il s’en détacha et, traînant derrière soi des ramifications étirées par la vitesse de sa course, il se mit à monter presque à la verticale. Le pilote, qui avait aperçu ce phénomène une fraction de seconde avant la mise en garde, fit une chandelle verticale inversée pour gagner de la hauteur, mais le nuage le poursuivait, frappant de ses colonnes noires en direction du ciel. Le pilote dirigeait son feu, à tour de rôle, sur chacun de ces tentacules ; frappée de plein fouet, la masse nuageuse la plus proche se dédoubla et fonça. Alors, soudain, toute l’image se mit à trembler.

À ce moment-là, alors qu’une partie du nuage pénétrait déjà dans la zone de transmission des ondes radio, produisant des parasites dans la liaison entre la machine et la base, le pilote usa — sans doute pour la première fois — de son lance-antimatière. Toute l’atmosphère de la planète, sous le coup, se métamorphosa en une mer de feu ; l’éclat pourpre du couchant disparut, comme une chandelle soufflée ; pendant un instant encore, on put deviner le nuage à travers les zigzags des déflagrations et les colonnes fumantes qui les surplombaient ; le nuage gonflait et blanchissait ; alors une seconde explosion, encore plus effroyable, déploya ses cascades incandescentes au-dessus d’un chaos de roches noyées dans des volutes de vapeurs et de gaz. Mais ce fut la dernière chose qu’ils virent, car l’instant d’après, toute l’image se disloqua, traversée des éclairs des déflagrations, et disparut. Seul, l’écran blanc, vide, brillait à présent dans la pénombre du poste de pilotage, éclairant les visages d’une pâleur mortelle des hommes qui le fixaient.

Horpach donna l’ordre aux radios d’appeler sans discontinuer les deux machines et passa lui-même, en compagnie de Rohan, de Jason et des autres, dans la cabine de navigation voisine.

— À votre avis, ce nuage, qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il sans le moindre préambule.

— Il se compose de particules métalliques. Une sorte de suspension dirigée à distance depuis un centre unique, dit Jason.

— Gaarb ?

— C’est aussi mon avis.

— Avez-vous des propositions à faire ? Non ? Tant mieux. Ingénieur en chef, quel est le supercoptère en meilleur état de marche, le nôtre ou celui récupéré à bord du Condor ?

— Tous deux fonctionnent bien, Monsieur. Mais, personnellement, je miserais plutôt sur le nôtre.

— Parfait. Rohan, vous aviez envie, si je ne me trompe, de sortir du parapluie … Vous allez en avoir l’occasion. Je vous donne dix-huit hommes, un double assortiment complet d’automates, des lasers à rayon d’action circulaire et des antiprotons … Disposons-nous de quelque chose encore ? … (Personne ne répondit.) Eh oui, pour l’instant, on n’a rien découvert de plus parfait que l’antimatière … Vous partez à 4 h 31, autrement dit au lever du soleil, et vous essayez de découvrir ce cratère, au nord-est, dont Regnar parlait dans son dernier message. Là-bas, vous atterrirez dans un champ de force ouvert. En route, frappez sur tout à la distance maximum. Aucune économie de votre force de frappe. Si vous perdez le contact avec moi, continuez votre mission. Lorsque vous aurez trouvé ce cratère, atterrissez ; mais avec prudence, pour ne pas vous poser sur les hommes … Je suppose qu’ils sont quelque part par là …

Il montra un point sur la carte qui occupait tout un mur.

— Dans ce périmètre cerné de rouge. Ce n’est qu’un croquis, mais je ne dispose de rien de mieux.

— Que dois-je faire après avoir atterri, Monsieur ? Dois-je les chercher ?

— Je vous laisse le soin de décider. Je ne vous demande qu’une chose : souvenez-vous que, pour aucune raison, vous n’avez le droit de tirer dans un rayon de cinquante kilomètres autour de cet endroit, parce que nos hommes peuvent se trouver en bas.

— Sur aucun objectif terrestre ?

— Sur aucun, en général. Jusqu’à cette limite (et, d’un geste, l’astronavigateur sépara en deux parties le territoire figurant sur la carte), vous pouvez employer vos propres moyens de destruction en vue de l’attaque. À partir de cette ligne, vous n’avez plus que le droit de vous défendre à l’aide de votre champ de force. Jason ! Quelle pression le champ d’un supercoptère peut-il supporter ?

— Plus d’un million d’atmosphères par centimètre carré.

— Qu’est-ce que ça veut dire, « plus » ? Vous voulez me le vendre ? Je demande combien ? Cinq millions ? Vingt millions ?

Horpach disait tout cela du ton le plus calme ; c’était cette humeur-là du commandant que l’on craignait le plus à bord. Jason s’éclaircit la gorge.

— Le champ a été testé à deux millions et demi …

— Ça, c’est autre chose. Vous avez entendu, Rohan ? Si le nuage pèse sur vous dans ces limites-là, fuyez. En altitude, c’est le mieux.

Il regarda sa montre.

Huit heures après l’instant de votre départ, très précisément, je vous appellerai sur toutes les longueurs d’onde. Si cela ne donne rien, nous essayerons d’établir la liaison avec vous à l’aide de satellites troyens ou par voie optique. Nous enverrons des signaux laser en morse. Je n’ai jamais entendu dire que cela ne donnât pas de résultat. Mais essayons d’en prévoir plus, à partir de ce que nous venons d’entendre. Si même les lasers ne parviennent pas à brûler le nuage, au bout de trois autres heures, vous décollerez et reviendrez. Si je ne suis pas ici …

— Vous avez l’intention de décoller ?

— Ne m’interrogez pas, Rohan. Non. Je n’ai pas l’intention de décoller, mais tout ne dépend pas de nous. Si je ne suis pas ici, vous vous mettrez en orbite circumplanétaire. Vous l’avez déjà fait avec un supercoptère ?

— Oui, deux fois, sur Delta de la Lyre.

— Très bien. Vous savez donc que c’est un peu compliqué, mais parfaitement faisable. L’orbite doit vous permettre d’être stationnaire ; Strœm vous en communiquera les données exactes juste avant votre départ. Vous m’attendrez sur cette orbite trente-six heures durant. Si je ne donne pas signe de vie pendant ce temps, vous reviendrez sur la planète. Vous volerez jusqu’au Condor, que vous essayerez de remettre en marche. Je sais que ça se présente mal. Il n’en reste pas moins que vous n’aurez plus alors d’autre possibilité. Si vous réussissez ce tour de force, rentrez alors à la base avec Le Condor et faites un rapport sur les péripéties de l’expédition. Avez-vous d’autres questions ?

— Oui. Est-ce que je puis essayer d’entrer en communication avec eux — je veux dire avec ce centre qui dirige le nuage, dans le cas où je réussirais à le découvrir ?

— Je vous en fais seul juge, dans ce cas-là également. Quoi qu’il en soit, le risque doit rester raisonnable. Je ne sais rien, évidemment, mais à mon avis ce centre de commandement ne se trouve pas à la surface de la planète. En outre, son existence même me semble problématique …

— Qu’entendez-vous par là ?

— Nous captons toutes les ondes électromagnétiques vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si quelque chose — n’importe quoi — dirigeait ce nuage à l’aide d’ondes, nous aurions enregistré les signaux correspondants.

— Ce centre pourrait se trouver dans le nuage lui-même …

— Possible. Je ne sais pas. Jason, est-il possible qu’il existe un moyen de liaison à distance autre qu’électromagnétique ?

— Vous me demandez mon avis, Monsieur ? Non, il n’existe pas de tels moyens.

— Votre avis ? Et que pourrais-je vous demander d’autre ?

— Ce que je sais n’est pas synonyme de ce qui existe. De ce qui est possible. Nous ne connaissons pas de tels moyens. C’est tout.

— La télépathie … fit remarquer quelqu’un qui se tenait dans le fond.

— À ce sujet, je n’ai rien à dire, rétorqua sèchement Jason. En tout cas, on n’a rien découvert de semblable dans la partie explorée du Cosmos.

— Messieurs, nous ne pouvons pas perdre notre temps en discussions stériles. Prenez vos hommes, Rohan, et préparez le supercoptère. Les données de l’écliptique de l’orbite vous seront fournies dans une heure par Stroem. Strœm, veuillez calculer une orbite stationnaire ayant un apogée de cinquante-cinq kilomètres.

— Bien, Monsieur.

L’astronavigateur entrouvrit la porte du poste de pilotage.

— Terner, quoi de neuf ? Rien ?

— Rien, Monsieur. C’est-à-dire de la friture. Beaucoup de parasites provoqués par l’électricité statique, mais rien de plus.

— Aucune trace d’un spectre d’émission ?

— Pas la moindre …

« Ce qui veut dire qu’aucune des machines volantes n’utilise plus son arme, qu’elles ont cessé le combat, se dit Rohan. Si elles avaient combattu à l’aide du feu de leurs lasers ou seulement au moyen d’un lance-flammes inductif, les détecteurs de L’Invincible l’auraient décelé à une distance de centaines de kilomètres. »

Rohan était trop fasciné par le caractère dramatique de la situation pour s’inquiéter de la mission dont l’astronavigateur l’avait chargé. Il n’en avait pas le temps, du reste.

Cette nuit-là, il ne ferma pas l’œil. Il fallait vérifier toutes les installations du coptère, le charger de tonnes supplémentaires de carburant, embarquer les vivres et les armes, tant et si bien que ce fut tout juste s’ils réussirent à partir à l’heure dite.

La machine de soixante-dix tonnes, à deux niveaux, s’éleva dans les airs en faisant jaillir des nuages de sable, et se dirigea droit vers le nord-est, au moment même où le disque rouge du soleil émergeait de derrière l’horizon. Tout de suite après l’envol, Rohan monta à quinze mille mètres ; à l’altitude de la stratosphère, il pouvait développer sa vitesse maximum ; en outre, la probabilité d’y rencontrer le nuage était moindre. Du moins, c’est ce qu’il pensait. Peut-être avait-il eu raison ou peut-être ne fut-ce qu’un heureux hasard, toujours est-il qu’au bout d’une heure à peine, ils se posaient, sous les rayons obliques du soleil levant, à l’intérieur d’un cratère envahi par le sable, dont le fond était encore dans la pénombre.

Avant même que les jets de gaz brûlants n’aient lancé dans les airs des nuages de poussière, les opérateurs de vision alertèrent la cabine de navigation : ils apercevaient quelque chose de suspect dans la partie nord du cratère. La lourde machine volante s’arrêta, frémissant légèrement, comme si elle était suspendue à l’extrémité d’un ressort invisible et détendu ; on procéda alors, d’une hauteur de cinquante mètres, à une observation plus détaillée de cet endroit.

Sur l’écran agrandisseur, on pouvait distinguer, sur un fond gris roussâtre, des petits rectangles disposés avec une grande régularité géométrique autour d’un rectangle plus grand, d’un gris acier. Au même instant que Gaarb et Ballmin — qui étaient avec lui aux commandes — , Rohan reconnut les véhicules de l’expédition conduite par Regnar.

Sans plus attendre, ils atterrirent non loin d’elle, respectant toutes les règles de sécurité. Les pieds télescopiques du coptère n’avaient pas encore fini de travailler, de se replier en mesure, qu’ils ouvraient déjà la trappe et envoyaient deux machines en éclaireurs, protégées par un champ de force mobile. L’intérieur du cratère rappelait un plat aux rebords ébréchés. Le piton volcanique central était recouvert d’une carapace de laves d’un brun noir.

Il ne fallut que quelques minutes aux véhicules pour parcourir un kilomètre et demi — telle était approximativement la distance. La liaison radio était excellente. Rohan parlait avec Gaarb qui se trouvait dans la première machine.

— La montée s’achève, nous allons les voir tout de suite, répéta Gaarb à plusieurs reprises.

Au bout d’un instant, il s’écria :

— Ils sont ici ! Je les vois !

Puis, plus calmement :

— On dirait que tout va bien. Une, deux, trois, quatre, toutes les machines sont à leur place, mais pourquoi sont-elles arrêtées en plein soleil ?

— Et les hommes ? Voyez-vous les hommes ? insistait Rohan, debout, les yeux plissés, devant le micro.

— Oui. Quelque chose remue … ce sont deux hommes … Oh ! Un encore … et quelqu’un est couché à l’ombre … Je les vois, Rohan !

La voix s’éloigna. Rohan l’entendit dire quelque chose à son chauffeur. Il entendit un bruit étouffé, signe que l’on avait lancé une fusée fumigène. La voix de Gaarb revint sur les ondes :

— Je les salue … la fumée se dirige légèrement dans leur direction … elle va tout de suite se dissiper … Jarg … qu’y a-t-il ? Quoi ? Comment ? … Hello, vous autres, là-bas !

Son cri remplit toute la cabine puis fut coupé net. Rohan discernait les échos de plus en plus assourdis des moteurs qui finirent par se taire ; on entendait à présent des pas pressés, des appels lointains, indistincts, une exclamation puis une autre ; ensuite, ce fut le silence.

— Allô ! Gaarb ! Gaarb ! répétait-il de ses lèvres desséchées.

Les pas sur le sable se rapprochaient, il y eut de la friture dans le micro.

— Rohan ! (La voix de Gaarb était toute changée, essoufflée.) Rohan ! C’est la même chose qu’avec Kertelen ! Ils sont inconscients, ne nous reconnaissent pas, ne disent rien … Rohan, vous m’entendez ?

— J’entends … Tous dans le même état ? …

— On dirait … Je ne sais pas encore. Jarg et Terner vont de l’un à l’autre.

— Comment ça ? Et le champ ?

— Débranché. Pas de champ. Je ne sais pas. Ils l’ont sans doute déconnecté.

— Des traces de combat ?

— Non, rien. Les machines sont arrêtées, intactes, sans la moindre avarie — et eux, ils sont couchés, assis, on peut les secouer … Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Un faible bruit de voix parvint jusqu’à Rohan, interrompu par un glapissement interminable. Il serra les mâchoires, mais il ne put dominer la nausée qui lui nouait l’estomac.

— Dieu tout puissant, c’est Gralew ! entendit-il crier Gaarb. Gralew, mon vieux ! Tu ne me reconnais pas ?

Son souffle, amplifié, emplit soudain toute la cabine.

— Lui aussi, exhala-t-il.

Il se tut un instant, comme pour reprendre des forces.

— Rohan, je ne sais pas si nous nous en sortirons tout seuls … Il faut tous les emmener d’ici. Envoyez-nous d’autres hommes.

— Sur-le-champ. Une heure plus tard, un cortège cauchemardesque s’arrêtait sous la coque métallique du supercoptère. Sur les vingt-deux hommes qui étaient partis, il n’en restait que dix-huit ; le sort des quatre manquants restait inconnu. La plupart s’étaient laissé conduire sans opposer de résistance ; mais il avait fallu en ramener cinq de force, qui ne voulaient pas quitter l’endroit où on les avait trouvés. Cinq brancards prirent le chemin de l’infirmerie improvisée au niveau inférieur du coptère. Les treize hommes restants, qui produisaient une impression terrible, tant leur visage ressemblait à un masque, furent introduits dans un autre local où ils se laissèrent étendre sans résistance sur des couchettes. Il fallut les déshabiller, leur retirer leurs bottes, car ils étaient aussi désarmés que des nourrissons. Rohan, témoin muet de cette scène, debout entre les séries de lits, remarqua alors que la majorité des rescapés gardait un calme passif, tandis que certains — ceux avec qui il avait fallu recourir à la force — se plaignaient et pleuraient d’une voix étrange.

Il les laissa tous sous la garde du médecin et envoya à la recherche des disparus tout l’équipement dont il disposait. Il avait à présent une quantité considérable de matériel, puisqu’il avait fait mettre en marche par ses hommes les machines abandonnées. Il venait d’envoyer la dernière patrouille, lorsque l’informateur l’appela à la cabine ; le contact était établi avec L’Invincible.

Il ne fut même pas étonné. Il ne semblait plus capable de s’étonner de quoi que ce fût. Il transmit brièvement à Horpach des informations sur tout ce qui s’était passé.

— Qui sont les manquants ? voulut savoir l’astronavigateur.

— Regnar en personne, Bennigsen, Korotko et Mead. Y a-t-il des nouvelles des disques volants ? demanda à son tour Rohan.

— Je n’en ai aucune.

— Et le nuage ?

— J’ai envoyé ce matin une patrouille de trois appareils. Elle vient de rentrer. Il n’y a pas trace, là-bas, du nuage.

— Rien ? Absolument rien ?

— Rien.

— Ni des machines volantes ?

— Rien.

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