Comme je pleurais ma lâcheté disparue, qui dans le passé m’avait si souvent sauvé la vie, elle s’est en réponse emparée à nouveau de moi, me laissant mort de peur.
J’avais vécu trop longtemps, et chaque jour qui passait diminuait mes chances de survie. De ce point de vue, l’attitude de ma compagnie d’assurances en ce qui concerne le montant de mes primes est significative. Ils me placent au même rang que les cas xénopathiques extrêmes, ce qui est réconfortant – et probablement justifié. C’était la première fois depuis longtemps que j’étais engagé dans une aventure dangereuse. Je me rendais compte que je manquais un peu d’entraînement. Même s’il remarquait que mes mains tremblaient. Vert Vert ne faisait aucun commentaire. Son sort était entre ces mains-là, et cela suffisait à le retenir. Il pouvait maintenant me tuer dès qu’il le voulait. Il le savait. Je le savais aussi. Et il savait que je le savais.
Mais il avait besoin de moi pour quitter Illyria – ce qui signifiait logiquement que son astronef était resté sur l’île. Ce qui signifiait en outre que Shandon avait cet astronef à sa disposition et pouvait nous attaquer par la voie des airs, en dépit de l’accord de nos doubles hallucinatoires concernant une confrontation. Autrement dit, il valait mieux travailler sous le couvert des arbres que sur la plage, et effectuer notre expédition de nuit. Approuvé par Vert Vert, j’ai donc décidé de transporter notre matériel à l’intérieur des terres.
Dans l’après-midi, tandis que nous assemblions le radeau, il y a eu des éclaircies et le jour est devenu un peu plus lumineux. La pluie continuait néanmoins. Dans le ciel passaient deux lunes blanches : Kattontalus et Flopsus, auxquelles il ne manquait que d’être évidées de trois trous en guise d’yeux et de bouche pour ressembler à des citrouilles de Halloween.
Tandis que la journée s’avançait, un insecte d’argent trois fois plus gros que le Model T et aussi laid qu’une larve a quitté l’île et a fait six fois le tour du lac. Nous sommes restés cachés sous les feuillages, en nous terrant là où ils étaient le plus denses, et n’en sommes sortis que lorsque l’appareil a regagné l’île. Pendant tout ce temps-là, j’avais agrippé ma vieille patte de lapin dans ma poche. Elle ne m’avait pas trahi.
Nous avons achevé le radeau deux heures avant le coucher du soleil et avons fini la journée assis le dos contre des troncs d’arbres.
— Je donnerais cher pour connaître tes pensées, ai-je dit à Vert Vert.
— Il est étrange d’offrir de l’argent en échange d’une pensée. Était-ce une coutume en usage chez ton peuple autrefois ?
— Pourquoi pas ? Tout a un prix.
— C’est un concept très intéressant, et quelqu’un comme toi pourrait fort bien y croire. Achèterais-tu un pai’badra ?
— Ce serait une tromperie. Un pai’badra est le motif d’une action.
— Mais payerais-tu quelqu’un pour abandonner sa vengeance contre toi ?
— Non.
— Pourquoi pas ?
— Tu prendrais l’argent et chercherais quand même à te venger, en espérant me bercer d’un faux sentiment de sécurité.
— Je ne parlais pas de moi. Tu sais que je suis riche et qu’aucune raison ne peut pousser un Pei’en à abandonner sa vengeance. Non, je pensais à Mike Shandon. Il est de ta race et lui aussi peut croire que tout a un prix. Si ma mémoire est bonne, il a encouru ta défaveur parce qu’il avait besoin d’argent et, en vue de l’obtenir, t’a causé des offenses. Maintenant il te hait parce que tu l’as envoyé en prison, avant de le tuer. Mais puisqu’il est de ta race et que celle-ci place plus haut que tout les valeurs monétaires, peut-être pourrais-tu le payer suffisamment cher en échange de son pai’badra pour qu’il s’en aille satisfait.
Acheter notre salut ? La pensée ne m’avait pas frappé. J’étais venu sur Illyria prêt à affronter un ennemi pei’en. Maintenant je tenais ce dernier sous ma coupe et il ne représentait plus un danger. Un Terrien l’avait remplacé, et c’était lui la plus grande menace pour le moment, si mon évaluation était correcte. Nous sommes une race vénale, pas nécessairement plus que toutes les autres, mais plus certainement que beaucoup d’entre elles. C’était à cause de ses goûts de luxe que Shandon avait été amené à descendre la pente. Les événements survenaient rapidement depuis mon arrivée sur Illyria, et chose bizarre – pour moi et mon Arbre – il ne m’était pas apparu que l’argent pourrait me tirer d’affaire.
D’un autre côté, les antécédents de Shandon indiquaient qu’il se mouvait à travers l’argent comme un poisson dans le plus liquide des éléments alchimiques. Admettons que je lui donne un demi-million en bons de crédit universel. N’importe qui d’autre investirait la somme et vivrait de ses dividendes. Mais lui, au bout de deux ans, aurait tout dépensé. Et ce serait le retour de mes difficultés. M’ayant fait cracher une fois, il penserait pouvoir recommencer. Et bien sûr je me laisserais plumer. J’avais de quoi me laisser plumer autant de fois qu’il le voudrait. Aussi peut-être ne voudrait-il pas tuer sa poule aux œufs d’or. Mais je n’en aurais jamais la certitude, et je ne pouvais pas vivre ainsi.
Donc, s’il était d’accord, je pouvais négocier avec lui maintenant. Puis, plus tard, le faire disparaître dès que possible par les soins d’une équipe de tueurs professionnels.
Mais s’ils échouaient…
Alors j’aurais immédiatement Shandon sur le dos et ce serait à nouveau lui ou moi.
J’ai tourné et retourné le problème, en l’examinant sous toutes les faces. En fin de compte, toutes les données se ramenaient à un seul point.
Il avait eu un jour une arme en sa possession, mais il avait essayé de me tuer de ses mains.
— Ça ne marchera pas avec Shandon, ai-je dit. Il n’a pas l’esprit assez mercantile.
— Oh ! je ne voulais pas le juger mal. Je ne comprends toujours pas très bien comment réagissent les Terriens à ce genre de choses.
— Tu n’es pas le seul.
J’ai regardé le jour décroître et le rideau des nuages se refermer. Bientôt ce serait l’heure de porter le radeau jusqu’à la rive et de nous engager sur les eaux maintenant tempérées. Il n’y aurait pas de clair de lune pour nous tenir compagnie.
— Vert Vert, ai-je repris, en toi je me retrouve, ce qui veut peut-être dire que je suis devenu plus pei’en que terrien. Toutefois je ne pense pas que ce soit la véritable raison, car tout ce que je suis en ce moment n’est que l’extension de ce que j’avais déjà en moi. Moi aussi je peux tuer comme tu le ferais et m’en tenir quoi qu’il arrive à mon pai’badra.
— Je le sais, et pour cette raison je te respecte.
— Ce que je veux te dire, c’est qu’après cette aventure, si nous en réchappons tous deux, je pourrais t’offrir mon amitié. Je pourrais intercéder pour toi auprès des autres Noms, afin que tu obtiennes une nouvelle chance d’être confirmé. Il me plairait de voir un grand prêtre du strantrisme du Nom de Kirwar aux Quatre Visages, le Père des Fleurs, si telle est Sa volonté.
— Tu essaies désormais de savoir à quel prix m’acheter, Terrien.
— Non, je te fais une offre légitime. Prends-la comme tu l’entends. Jusqu’à présent, tu ne m’as pas fourni de pai’badra.
— Même en cherchant à te tuer ?
— Sous un faux pai’badra. Je n’en tiens pas compte.
— Tu sais que je peux te supprimer dès que je le désirerai ?
— Je sais que tu le penses.
— Je croyais cette pensée mieux dissimulée.
— C’est de la déduction, pas de la télépathie.
— Tu ressembles beaucoup à un Pei’en, a-t-il dit après un temps de silence. Je te promets de réserver ma vengeance tant que nous ne serons pas venus à bout de Shandon.
— Bientôt, ai-je dit. Bientôt nous partirons.
Nous avons attendu la tombée de la nuit, qui ne tarda pas. J’ai dit :
— Maintenant.
— Maintenant, a-t-il acquiescé.
Nous nous sommes levés en emportant le radeau. Nous l’avons amené jusqu’au bord et mis à l’eau.
— Allons-y.
Nous y sommes montés, l’avons stabilisé et avons commencé à nous écarter de la rive.
— Si on ne peut pas l’acheter, a repris Vert Vert, pourquoi a-t-il vendu tes secrets ?
— Il en aurait vendu encore bien plus si on l’avait payé davantage.
— Alors pourquoi ne peut-on l’acheter ?
— Parce qu’il est de ma race et qu’il me hait. Rien d’autre. On ne peut acheter ce genre de pai’badra.
Je croyais alors avoir raison.
— Il y a toujours des zones d’ombre dans l’esprit des Terriens, a observé Vert Vert. J’aimerais un jour les pénétrer.
— Moi aussi.
Une lune se levait, car on voyait un halo lumineux derrière les nuages. Elle s’est mise à monter lentement dans le ciel.
L’eau clapotait doucement à côté de nous, et de petites vagues nous arrosaient les pieds et les genoux. Une brise fraîche venue de la rive nous accompagnait.
— Le volcan est au repos, a-t-il remarqué. Quel a été l’objet de ta discussion avec Belion ?
— Rien ne t’échappe.
— J’ai essayé de te contacter plusieurs fois. Je sais ce que j’ai capté.
— Belion et Shimbo attendent, ai-je répondu. Il se produira quelques brefs mouvements rapides, et après l’un d’eux s’en ira satisfait.
L’eau était noire comme de l’encre et tiède comme du sang ; l’île était une montagne charbonneuse dans la nuit sans étoiles, couleur de perle. Nous avons avancé à la perche jusqu’à ce que nous ne touchions plus le fond, puis nous avons continué en ramant. Vert Vert avait en lui un amour tout pei’en à l’égard de l’eau. Je le sentais à sa façon de manier les rames, aux lambeaux d’émotions que je percevais chez lui.
La traversée de ces eaux sombres… C’était une sensation étrange, à cause de la signification de ces lieux pour moi, à cause de la résonance qu’ils éveillaient en moi à l’époque où je les édifiais. Le sentiment lié à la Vallée des Ombres, cette sérénité dans la mort, n’avait pas sa place ici. Cet endroit était celui du sacrifice final. Je le détestais, j’en avais peur. Je savais que je n’aurais pas les réserves spirituelles pour créer sa réplique. C’était une de ces créations que je souhaitais, une fois par siècle, n’avoir jamais exécutées. La traversée de ces eaux, pour moi, c’était la confrontation avec une chose qui était en moi, une chose que je ne comprenais pas et n’acceptais pas. Je voguais le long de la baie de Tokyo, et soudain la réponse était là, menaçante et vague, les débris amoncelés de tout ce qui coule au fond et ne revient pas sur le rivage, le dépotoir géant de la vie, le tas d’immondices qui subsiste après le passage de chaque chose, le lieu qui sert de testament à la futilité de tous les idéaux et de tous les desseins, bons ou mauvais, le roc qui écrase les valeurs, témoignage de l’inutilité ultime de l’existence qui doit un jour venir s’y fracasser sans jamais pouvoir se relever. Malgré les eaux tièdes qui se déversaient sur mes genoux, un frisson m’a saisi et j’ai cessé de ramer en mesure. Vert Vert m’a touché l’épaule, et nos mouvements sont redevenus synchrones.
— Pourquoi l’as-tu construite, si tu la hais tellement ? m’a-t-il demandé.
— Parce que mes clients m’ont bien payé, ai-je répondu. (Puis j’ai dit :) Vire à gauche. Nous passons par-derrière.
Notre direction s’est modifiée en obliquant vers l’ouest, tandis qu’il forçait davantage sur les rames.
— Par-derrière ? a-t-il répété.
— Oui, ai-je dit, sans insister.
En arrivant à proximité de l’île, j’ai interrompu mes réflexions et suis devenu une machine, comme je le fais toujours quand j’ai trop de choses en tête. Nous dérivions dans la nuit, et bientôt l’île s’est trouvée à tribord, avec des lumières mystérieuses parsemant sa face sombre. Le cône brillant au sommet du volcan projetait sur les falaises un faible éclat rougeâtre et se reflétait sur l’eau.
Nous avons dépassé l’île pour l’approcher par sa face nord. À travers la nuit, je voyais celle-ci par les yeux de la mémoire comme en plein jour. Mes souvenirs me retraçaient chacun de ses escarpements, chacune de ses arêtes ; j’avais encore la texture de la pierre au bout des doigts.
Nous sommes parvenus en bordure de la muraille à pic que je pouvais toucher du bout de ma rame. Après avoir regardé vers le haut, j’ai dit :
— Plus à l’est.
Plusieurs centaines de mètres plus loin, nous avons atteint l’endroit où se dissimulait mon accès secret. C’était une fissure oblique à flanc de roche, une étroite cheminée d’une douzaine de mètres de long, par où l’on pouvait monter en s’arc-boutant du dos et des pieds jusqu’à une corniche. En empruntant cette dernière, on pouvait parcourir une vingtaine de mètres, avant d’arriver à une série de prises et d’appuis permettant de se hisser vers le sommet.
Après avoir expliqué cela à Vert Vert, j’ai commencé l’ascension pendant qu’il me maintenait le radeau. Il m’a suivi sans protester, bien que son épaule dût le faire souffrir.
En gagnant le haut de la cheminée, j’ai jeté un coup d’œil en bas sans pouvoir distinguer le radeau. J’ai mentionné le fait à Vert Vert qui s’est contenté de grommeler. J’ai attendu qu’il me rejoigne sur la corniche et lui ai tendu la main pour l’aider à se dégager de la fissure. Nous avons alors suivi la corniche, en progressant lentement vers l’est.
Il nous a fallu un quart d’heure pour nous rendre au point d’où l’on pouvait entamer l’escalade. Je suis à nouveau passé le premier, en précisant à mon compagnon qu’il faudrait grimper pendant cent cinquante mètres avant d’aboutir à une autre corniche. Le Pei’en a grommelé une fois de plus et m’a suivi.
J’ai eu bientôt les bras endoloris, et une fois sur la corniche je me suis étendu en fumant une cigarette. Nous sommes repartis dix minutes plus tard. Vers minuit, nous étions parvenus au sommet sans encombre.
Nous marchions depuis dix minutes quand nous l’avons aperçu.
Silhouette sombre, il errait au hasard, sans doute drogué jusqu’à la moelle. Mais peut-être pas. On ne peut jamais être sûr.
Je suis allé jusqu’à lui, j’ai mis une main sur son épaule et je lui ai fait face :
— Courtcour, qu’es-tu devenu ?
Il m’a regardé, les paupières lourdes. Vêtu de blanc (ce devait être une idée de Vert Vert), il pesait dans les cent cinquante kilos ; il avait les yeux bleus, le teint clair et la voix douce. Il zézayait un peu en me répondant :
— Je crois que j’ai toutes les informations.
— Bravo ! ai-je répondu. Tu sais que je suis venu ici pour rencontrer cet homme – Vert Vert – dans une sorte de duel. Mais nous nous sommes récemment alliés contre Mike Shandon.
— Laisse-moi le temps de réfléchir, a-t-il dit. (Puis il a repris :) Oui. Tu as perdu.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Shandon te tue dans trois heures dix minutes.
— Non. C’est impossible.
— S’il ne le fait pas, c’est parce que tu l’auras tué. Alors c’est ce Vert Vert qui te tuera dans cinq heures vingt minutes.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— Vert Vert est le faiseur de mondes qui a fabriqué Korrlyn.
— C’est toi ? ai-je demandé en me tournant vers lui.
— Oui.
— Alors il te tuera, a repris Courtcour.
— Comment ?
— Sans doute à l’aide d’un instrument contondant. Si tu peux l’éviter, tu auras peut-être la possibilité de venir à bout de lui à mains nues. Tu as toujours été un peu plus fort que tu n’en as l’air, ça trompe les gens. Mais je ne crois quand même pas que ça t’aidera beaucoup cette fois-ci.
— Merci, ai-je dit. Que ça ne t’empêche pas de dormir.
— À moins, a-t-il ajouté, que vous n’ayez tous les deux des armes secrètes, ce qui n’est pas impossible.
— Où est Shandon ?
— Dans le chalet.
— Je veux sa tête. Comment l’avoir ?
— Tu es une sorte d’agent du démon. Tu possèdes cette faculté que je n’ai jamais pu pleinement mesurer.
— Oui. Je sais.
— Ne t’en sers pas.
— Pourquoi ?
— Il la possède également.
— Je le sais aussi.
— Si tu arrives à le tuer, ce sera sans ça.
— D’accord.
— Tu ne me fais pas confiance.
— Je ne me fie à personne.
— Tu te rappelles le soir où tu m’as engagé ?
— Vaguement.
— Un sacré dîner. Tu te souviens de ce carré de porc au gingembre ?
— Oui, ça me revient.
— Tu m’as parlé de Shimbo ce jour-là. Si tu l’invoques, Shandon invoquera l’autre. Il y a trop de facteurs variables. Le résultat pourrait être fatal.
— C’est peut-être Shandon qui t’a demandé de me dire ça.
— Non. Je mesure simplement les probabilités.
— Est-ce que Yarl le Tout-Puissant pourrait créer une pierre qu’il ne pourrait pas soulever ? lui a demandé Vert Vert.
— Non, a répondu Courtcour.
— Pourquoi pas ?
— Parce que.
— Ce n’est pas une réponse.
— Je n’en vois pas d’autres. Et vous, vous le pourriez ?
— Je me méfie de lui, a dit Vert Vert. Il était normal quand je l’ai ramené à la vie, mais j’ai l’impression que Shandon le manœuvre.
— Non, a protesté Courtcour. Je cherche à vous aider.
— En racontant à Shandon qu’il va mourir ?
— C’est parce qu’il va mourir.
Vert Vert a levé la main. Il était soudain armé de mon pistolet, qu’il avait dû téléporter de son étui jusqu’à lui, selon la méthode qui lui avait servi à se procurer les bandes. Il a fait feu à deux reprises et m’a rendu l’arme.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Il te mentait, il essayait de te troubler l’esprit. De détruire ta confiance.
— Il a été jadis un de mes plus proches associés. Il s’était entraîné à penser comme un ordinateur. Je crois qu’il essayait simplement d’être objectif.
— Avec la bande de rappel tu pourras le ressusciter.
— Viens. Je n’ai plus que deux heures cinquante-huit minutes.
Nous nous sommes remis en marche.
— Je n’aurais pas dû faire ça ? m’a-t-il demandé au bout d’un moment.
— Non.
— Je suis désolé.
— N’en parlons plus. En tout cas ne t’amuse plus à tuer les gens sans me demander mon avis.
— D’accord. Mais toi, Frank, tu en as tué beaucoup, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— C’était eux ou moi, et j’aimais mieux que ce soit eux.
— Alors ?
— Tu n’étais pas forcé de tuer Bodgis.
— Je pensais…
— Bon, tais-toi.
Nous nous sommes engagés dans une fissure entre deux pans rocheux. Des vrilles de brume serpentaient jusqu’à nous et se déposaient sur nos vêtements. De l’autre côté, nous avons abouti à une piste descendante, au bord de laquelle se tenait encore une silhouette.
— … Venu chercher ta mort, disait-elle.
Je me suis arrêté en la regardant :
— Dame Karle.
— Passe ton chemin, continuait-elle. Hâte-toi vers ton destin funeste. Tu ne peux savoir ce que ça signifie pour moi.
— Autrefois je t’ai aimée, ai-je dit, ce qui n’était pas très approprié.
Elle a secoué la tête :
— Tu n’as jamais aimé que toi et l’argent. Pour l’obtenir et pour maintenir ton empire, tu as tué plus de gens que je ne peux le savoir, Frank. Maintenant, enfin, un homme est là pour t’abattre. Je suis fière d’assister à ta destruction.
J’ai allumé la torche en la dirigeant vers elle. Ses cheveux si roux et son visage si blanc… Son visage en forme de cœur, avec des yeux verts, tel que j’en avais gardé le souvenir. En la voyant, j’ai eu mal.
— Et si c’est moi qui le tue ?
— Alors je serai sans doute une fois de plus à toi, pour quelque temps. Mais je ne l’espère pas. Tu es un être mauvais et je souhaite que tu meures. Si tu dois m’avoir à nouveau, c’est moi qui te supprimerai.
— Il suffit, a dit Vert Vert. Je t’ai ramenée d’entre les morts. J’ai fait venir cet homme ici pour le tuer. Mais mon rôle a été usurpé par un autre humain qui, par chance ou malchance, est animé des mêmes intentions envers Shandon. Mais Frank et moi avons désormais notre sort lié. Toi que j’ai ressuscitée, aide-nous à venir à bout de notre ennemi et tu en seras récompensée.
Elle a reculé en sortant du cercle de lumière et son rire a flotté jusqu’à nous :
— Non. Non merci.
— Autrefois je t’ai aimée, ai-je répété.
Un silence, puis :
— Tu pourrais m’aimer encore ?
— Je n’en sais rien, mais tu représentes quelque chose à mes yeux. Quelque chose d’important.
— Eloigne-toi. Toutes les dettes doivent être payées. Va jusqu’à Shandon et trouve la mort.
— Écoute-moi, ai-je dit. Autrefois, quand je t’aimais, pour moi c’était ce qui comptait le plus. Je n’ai jamais cessé de tenir à toi, même après ton départ. Et ce n’est pas moi qui ai causé la ruine des Dix d’Algol, malgré ce qu’on a souvent prétendu.
— C’était toi.
— Je crois que je pourrais te convaincre du contraire.
— Inutile d’essayer. Va-t’en.
— C’est entendu. Mais je ne cesserai pas pour autant.
— De quoi faire ?
— De tenir à toi.
— Passe ton chemin. Je t’en prie !
Et nous sommes repartis.
Durant tout ce temps, nous avions parlé sa langue – le dralmin – sans même que je remarque le changement. Bizarre.
— Tu as aimé beaucoup de femmes, Frank, n’est-ce pas ? a questionné Vert Vert.
— Oui.
— Tu lui mentais en affirmant que tu tenais à elle ?
— Non.
Nous avons suivi la piste jusqu’à ce que nous apercevions les lumières du chalet, devant nous en contrebas. Nous avons continué dans cette direction, et une dernière silhouette est apparue, se rapprochant de nous.
— Nick !
— Oui. Qui me demande ?
— C’est moi, Frank.
— Bon Dieu, c’est bien toi ? Viens plus près.
— Tiens, j’ai une lumière.
J’ai braqué vers moi le faisceau de ma torche pour qu’il puisse me voir.
— Ça alors ! Toi ici ! Tu sais, le type là-bas est un dingue, et il veut ta peau.
— Je sais.
— Il voulait que je l’aide à te coincer, alors je lui ai dit d’aller se branler. Il a piqué une de ces crises ! On s’est bagarrés. Je lui ai esquinté le nez et je me suis tiré. Il n’a pas essayé de me suivre. En tout cas c’est un dur.
— Je sais.
— Je vais t’aider à l’avoir.
— D’accord.
— Mais je n’aime pas le bonhomme qui est avec toi.
Nick, surgi du passé et de la tempête… C’était bon.
— Pourquoi ?
— C’est lui qui a tout manigancé. Il m’a rappelé, avec les autres. C’est un enfant de pute. Si j’étais toi, je le virerais sans tarder.
— Nous sommes alliés maintenant, lui et moi.
Nick a craché par terre.
— Toi, mon vieux, je te ferai la peau, a-t-il dit à Vert Vert. Quand tout le reste sera fini, ça sera ta fête. Tu te rappelles les jours où tu me posais des questions ? C’était tout sauf marrant. Eh bien, ça va être à toi.
— Très bien.
— Non, pas très bien ! Tu m’as traité de demi-portion, ou l’équivalent pei’en, espèce de saloperie de légume ! Quand ça sera mon tour, je te rôtirai à petit feu. Ça me fait plaisir de me retrouver vivant, et je suppose que c’est grâce à toi. Mais je te descendrai, salaud ! Tu peux t’y attendre. Je te buterai avec tout ce qui me tombera sous la main.
— J’en doute, petit homme, a répondu Vert Vert.
— Attendons et nous verrons bien, ai-je dit.
Nick s’est donc joint à nous, en se rangeant près de moi du côté opposé à Vert Vert.
— Il est dans le chalet en ce moment ? ai-je demandé.
— Oui. Tu as une bombe ?
— Oui.
— Ça sera sans doute le meilleur moyen. Tu t’assures qu’il est bien là et tu la jettes par la fenêtre.
— Il est seul ?
— Euh… non. Mais ça ne sera pas vraiment un meurtre. Quand tu auras récupéré les bandes, tu pourras ressusciter la fille.
— Quelle fille ?
— Elle s’appelle Kathy. Je ne la connais pas.
— C’était ma femme, ai-je dit.
— Ah bon. Alors ça flanque notre idée par terre. Il faudra entrer dans le chalet.
— Peut-être. Si on fait ça, je m’occuperai de Shandon pendant que tu mettras Kathy à l’abri.
— Il ne lui ferait pas de mal.
— Ah ?
— Ça fait des mois qu’on a été réveillés, Frank. On ne savait pas où on était ni pourquoi on était là. Et ce bonhomme vert racontait qu’il n’en savait pas plus que nous. Pour ce qu’on en savait, on pouvait se croire toujours morts. On a seulement entendu parler de toi quand Mike et lui se sont bagarrés. Ce jour-là il ne s’est pas méfié et Mike lui a piqué le contrôle, je suppose. Bref, maintenant Mike et cette fille – oui, Kathy – il y a quelque chose entre eux. Tu vois ce que je veux dire.
— Vert Vert, pourquoi ne m’avais-tu pas dit ça ?
— Je ne pensais pas qu’il le fallait. C’est important ?
Je n’ai pas répondu car je l’ignorais. Le dos appuyé à un rocher, je m’étais mis hâtivement à réfléchir. J’étais venu ici tuer un ennemi qui désormais combattait à mes côtés contre un autre. Et voilà que je découvrais que ce dernier partageait sa couche avec l’épouse ressuscitée que je comptais sauver. Je ne savais pas trop en quoi, mais ça changeait la situation. Si Kathy était amoureuse de lui, je n’allais pas faire irruption et le tuer sous ses yeux. Même s’il se servait d’elle sans rien éprouver à son égard, je ne pouvais pas faire ça. Il ne restait que la suggestion faite antérieurement par Vert Vert : entrer en contact avec lui, essayer de négocier pour faire la paix. Il avait pour lui une puissance nouvelle et une belle fille. Si on y ajoutait une confortable somme, il pouvait se laisser fléchir. Mais je restais troublé par le souvenir de sa décision, le jour où il avait cherché à me tuer, de le faire de ses mains.
J’aurais pu tout laisser tomber. Remonter à bord du Model T et regagner Terre Libre. Elle voulait Shandon, qu’elle l’ait. Je n’avais qu’à régler mon différend avec Vert Vert et retourner dans ma forteresse.
— Oui, c’est important, ai-je dit.
— Cela change tes plans ? a demandé Vert Vert.
— Oui.
— À cause de la femme ?
— Oui, à cause d’elle.
— Tu es un homme étrange, Frank. Avoir fait tout ce chemin pour changer d’avis simplement à cause d’une femme qui n’est qu’un ancien souvenir.
— J’ai une très bonne mémoire.
Laisser l’ennemi de mon Nom habiter le corps d’un homme qui m’en voulait à mort, c’était une perspective qui ne me réjouissait pas. Mais à quoi sert-il de tuer une poule aux œufs d’or (ou un pigeon) ? C’est drôle, dès qu’on vit longtemps, amis, ennemis, tout ça défile autour de vous comme dans un grand bal masqué, et de temps en temps il y en a qui changent de masque.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? a interrogé Nick.
— Je vais lui parler. Conclure un marché si c’est possible.
— Tu disais qu’il refuserait de vendre son pai’badra, a observé Vert Vert.
— Je le pensais en le disant. Mais cette histoire avec Kathy me force à essayer.
— Je ne comprends pas.
— Ne cherche pas. Il vaut peut-être mieux que vous restiez ici tous les deux, au cas où il y aurait du grabuge.
— S’il te tue, que devons-nous faire ? a demandé Vert Vert.
— Ce sera ton problème, pas le mien. À tout à l’heure, Nick.
Je me suis approché du chalet, en rampant parmi les rochers pour me dissimuler et en maintenant mon bouclier mental dressé. Je me suis finalement retrouvé à plat ventre à l’abri de deux énormes roches, à une cinquantaine de mètres du chalet. J’ai appuyé mon pistolet sur mon avant-bras et l’ai braqué vers la porte.
— Mike ! ai-je appelé. C’est Francis Sandow !
Et j’ai attendu.
Au bout de trente secondes, il s’est décidé à répondre :
— Oui ?
— Je veux te parler.
— Vas-y.
Brusquement les lumières se sont éteintes.
— Est-ce que c’est vrai pour Kathy et toi ?
Il a hésité, puis :
— Je pense, oui.
— Elle est avec toi ?
— Peut-être. Pourquoi ?
— Je veux qu’elle me le dise elle-même.
Alors, après tout le reste, sa voix que je réentendais :
— C’est vrai, Frank. Nous ne savions plus où nous étions ni rien… Et je revoyais cet incendie… Je ne sais pas comment te…
Je me suis mordu la lèvre :
— Tu n’as pas à t’excuser. C’était il y a longtemps. Je n’en mourrai pas.
Mike a ricané :
— Tu as l’air bien sûr de toi.
— En effet. J’ai décidé de simplifier les choses.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Combien veux-tu ?
— De l’argent ? Tu as peur de moi, Frank ?
— Je suis venu pour te tuer, mais si Kathy t’aime, j’y renonce. Et puisqu’elle le dit, je laisse tomber. Mais si tu dois continuer à vivre, je ne veux plus t’avoir sur le dos. Combien te faut-il pour ramasser tes billes et t’en aller ?
— Quelles billes ?
— Bon, ça va. Combien ?
— Comme je n’avais pas prévu ton offre, je n’y ai pas réfléchi. Mais sûrement un sacré paquet. Je veux une rente garantie pour la vie. Et puis des achats faits à mon nom… Il faudrait que j’établisse une liste. Ça n’est pas du baratin ? Tu ne cherches pas à me doubler ?
— Nous sommes tous deux télépathes. Je propose que nous abaissions nos écrans. J’y insiste même comme condition.
— Kathy m’avait demandé de ne pas te tuer, et elle m’en voudrait sans doute si je le faisais. Bon, d’accord. Je préfère la garder. Je prends ta femme et l’argent et je m’en vais.
— Je te remercie.
Il s’est mis à rire :
— On dirait que la chance est de mon côté. Comment veux-tu traiter ça ?
— Si tu veux, je te donne une somme globale, et mes hommes d’affaires t’ouvriront un crédit.
— Ça me va. Je veux que tout soit fait dans les règles. Il me faut un million, plus cent mille par an.
— C’est beaucoup.
— Pas pour toi.
— Je faisais simplement une remarque en passant. C’est bon, je suis d’accord.
Je me demandais ce que Kathy pensait de tout ça. En quelques mois, elle n’avait tout de même pas changé au point de ne pas être un peu écœurée de ce marchandage.
— Deux choses, ai-je repris. Le Pei’en, Vervair-tharl… il reste avec moi maintenant. Nous avons un compte à régler.
— Tu peux le garder. Qui a besoin de lui ?… Et l’autre chose ?
— Nick, le nain, s’en va avec moi… et en bon état.
— Ce petit… (Il s’est mis à rire :) Mais oui. Je l’aime bien, d’ailleurs. C’est tout ?
— C’est tout.
Les premiers rayons du soleil chatouillaient le ciel et, au-dessus de l’eau, les volcans flamboyaient comme les torches de Titan.
— Et maintenant ? a-t-il demandé.
— Attends que je transmette un message aux autres.
Vert Vert, il accepte. J’ai racheté son pai’badra. Dis-le à Nick. Nous partons dans quelques heures. Mon astronef viendra me chercher dans le courant de la journée.
Je t’entends, Frank. Nous serons bientôt avec toi.
Il ne me restait plus qu’à régler l’affaire avec le Pei’en. Ça paraissait presque trop facile. Je me demandais encore si on me tendait un piège. Il aurait fallu qu’il soit terriblement compliqué. Je doutais qu’il y ait collusion entre Vert Vert et Mike. Mais je le saurais dans quelques instants, quand Mike et moi abaisserions nos écrans psychiques.
En tout cas, après tous ces préparatifs, enterrer toute cette histoire par une simple discussion d’affaires…
Je ne savais pas s’il fallait saluer la chose d’un ricanement sarcastique ou d’un grognement de mépris. Les deux à la fois, sans doute.
Mais j’ai senti soudain que quelque chose sonnait faux. C’était une impression que je ne pouvais définir, un instinct qui devait remonter aussi loin que les cavernes ou les arbres, ou peut-être même les océans. Flopsus brillait à travers le brouillard, la cendre et la fumée, et elle était de la couleur du sang.
La brise se calmait, tout semblait se figer. Et cette vieille peur que je connaissais si bien recommençait à me nouer les tripes, mais je la combattais. Une grande main venue du ciel s’apprêtait à m’écraser, mais je ne bougeais pas. J’avais conquis l’Ile des Morts, et la baie de Tokyo brûlait en moi. Et maintenant mes yeux plongeaient au fond de la Vallée des Ombres. J’ai toujours facilement tendance à être morbide, et cette fois tout m’y incitait. Cependant j’ai réprimé mon tremblement. Il ne fallait pas que Shandon décèle de la peur dans mon cœur.
Finalement, ne pouvant attendre plus longtemps, j’ai dit :
— Shandon, j’abaisse mes défenses. Tu peux en faire autant.
— Entendu.
… Et nos esprits se sont rencontrés, et ils sont entrés l’un à l’intérieur de l’autre.
Tu es sincère…
Toi aussi…
Alors marché conclu.
Oui.
Et dans nos esprits a résonné comme un coup de cymbales le « Non ! » tonitruant qui, en réponse, montait des recoins souterrains du monde et se répercutait contre les tours du ciel. À travers mon corps passait un éclair de chaleur rougeoyant. Et je me redressais lentement, les membres fermes comme des montagnes. Entre des lignes de couleur rouge et verte, je voyais aussi clairement qu’en plein jour. Je voyais Mike Shandon émerger du chalet et lever la tête pour balayer du regard les hauteurs. Enfin nos yeux se sont croisés, et j’ai su que tout ce qui avait été dit, en ce lieu où je m’étais tenu avec un éclair dans les mains, était vrai : Alors il y aura une confrontation. Flammes… Qu’il en soit ainsi. Ténèbres. Depuis mon départ de Terre Libre jusqu’à cet instant, les événements s’étaient enchaînés selon un plan qui ne tenait aucun compte des arrangements des hommes. Nos conflits avaient été subsidiaires, et leur aboutissement était sans importance aux yeux de ceux qui nous contrôlaient.
Qui nous contrôlaient. Oui.
J’avais toujours jugé Shimbo comme une création artificielle, un conditionnement inculqué à mon esprit par les Pei’ens, une personnalité alternée que j’assumais pour concevoir des mondes à fabriquer. Il n’y avait jamais eu conflit de volontés. Il venait quand je l’invoquais et me quittait une fois son rôle rempli.
Il ne s’était jamais emparé spontanément de moi, ne m’avait jamais soumis à une emprise quelconque. Peut-être au fond de moi désirais-je qu’il soit un dieu, parce que je souhaitais l’existence d’un principe divin quelque part ; et peut-être ce désir était-il la force qui m’animait, et que mes pouvoirs paranormaux mettaient en œuvre. Je n’en sais rien. Je n’en sais rien… Il y a eu une explosion de lumière quand il est arrivé, si brillante que j’ai crié sans comprendre pourquoi. Non, il n’existe pas de réponse. Je ne sais rien, voilà tout.
Nous nous tenions l’un face à l’autre, deux ennemis manipulés par deux autres ennemis plus anciens. J’imaginais la surprise de Mike devant la tournure prise par les événements. J’essayais de le contacter, mais ma faculté télépathique était entièrement bloquée. Je supposais toutefois qu’il se souvenait lui aussi de cette étrange confrontation qui avait eu lieu auparavant.
Puis j’ai vu les nuages s’amasser dans le ciel, et j’ai compris ce que cela voulait dire. Sous mes pieds le sol a été agité par une légère secousse. De cela aussi je connaissais la signification.
L’un de nous deux allait mourir, alors qu’aucun ne le souhaitait.
J’ai ait intérieurement : Shimbo, Shimbo, Seigneur de la Tour de l’Arbre Noir, doit-il en être ainsi ?
Et, tout en formulant ces mots, je savais qu’il n’y avait pas de réponse – pas d’autre réponse que ce qui allait suivre.
Le roulement long du tonnerre était comme un lointain tambour.
La lumière s’intensifiait sur les eaux.
Nous étions debout aux deux extrémités d’un champ clos en enfer, au milieu des vagues de lumière, des nuées de brume, des mouchetures de cendre ; et Flopsus à la face dissimulée teintait de sang les nuages.
Il faut aux puissances le temps de s’ébranler, une fois que le moment de leur déchaînement est atteint. Je les sentais passer en moi comme un flot et me balayer. Je ne pouvais remuer un muscle et j’étais incapable de détourner mes yeux du regard de l’autre. Dans la lumière dénaturée qui baignait ma vision, je voyais par instants les contours de sa silhouette se diluer, pour laisser paraître à la place celui que je savais être Belion.
J’avais l’impression de diminuer et de grandir tout à la fois ; de longs moments passèrent avant que je me rende compte que c’était moi. Sandow, qui devenait de plus en plus inerte, passif et minuscule. Et je sentais en même temps les éclairs prendre racine au bout de mes doigts, tandis que leurs faisceaux se balançaient au-dessus de moi dans le ciel, prêts à basculer pour être projetés vers la terre avec fracas. Moi : Shimbo de l’Arbre Noir, le Semeur de Tonnerre…
À ma gauche le cône gris du volcan se renversait de côté, et le sang orange s’écoulait dans l’Achéron en faisant crépiter les eaux bouillonnantes, et les doigts de flamme se tordaient en rougeoyant dans la nuit. Alors j’ai fendu la paroi du ciel avec mes lignes de chaos et je les ai précipitées sous moi dans un déluge de lumière, pendant que tonnaient les canons du ciel et que déferlaient la pluie et le vent.
Il n’était qu’une ombre, un néant, il était encore là quand la lumière disparut, mon ennemi. Le chalet flambait derrière lui et une voix criait :
— Kathy !
— Frank ! Reviens ! criait l’homme vert.
Le nain s’accrochait à mon bras, mais, le repoussant, j’ai fait le premier pas vers mon ennemi.
Une conscience a touché la mienne, puis celle de Belion – car je percevais le réflexe de ce dernier. L’homme vert a entraîné le nain à l’écart tout en poursuivant ses cris.
Mon ennemi lui aussi a effectué son premier pas, et le sol a tremblé, en se fissurant et s’effondrant par endroits.
Le vent l’a assailli lors de son second pas, et il est tombé à terre dans un étoilement de fissures ouvertes autour de lui. J’ai fait à mon tour un second pas, et le sol en cédant sous moi m’a également renversé.
Puis tout le pan de rocher sur lequel nous étions couchés a vacillé en s’affaissant, tandis que des fumerolles sortaient des fentes qui se creusaient à sa surface.
Nous nous sommes relevés, et notre troisième pas nous a amenés en terrain presque plat. J’ai fracassé les rocs autour de lui avec mon quatrième pas ; et avec le sien, il les a fait crouler au-dessus de ma tête. Le cinquième de mes pas fut le vent et le sixième la pluie ; et les siens furent le feu et la terre.
Les volcans illuminaient le bas du ciel et, dans sa partie supérieure, luttaient avec mes éclairs. Les vents fouettaient les eaux vers lesquelles nous continuions de glisser à chaque secousse de l’île. J’entendais leur clapotis, parmi le vent, le tonnerre, les explosions, le flic flac de la pluie. Derrière mon ennemi, le chalet à demi effondré brûlait toujours.
À mon douzième pas, les cyclones se sont levés ; et au sien, l’île entière s’est mise à tanguer et à craquer, au milieu des fumées de plus en plus denses et délétères.
Puis j’ai ressenti un contact qui n’aurait pas dû avoir lieu, et j’ai cherché quelle était son origine.
L’homme vert était debout au flanc d’un rocher, une arme à la main. Cette arme, un moment plus tôt, pendait à mon côté, inutile dans un pareil combat.
Il l’a d’abord braquée vers moi. Puis sa main a hésité et, avant que j’aie pu le frapper, elle a dévié vers la droite.
Un trait lumineux a fusé, et mon ennemi est tombé.
Mais le mouvement de l’île l’avait sauvé. Car une secousse avait renversé l’homme vert en lui faisant lâcher l’arme. Mon ennemi s’est relevé, en laissant sa main droite par terre derrière lui. Tenant dans la main gauche son poignet sectionné, il s’est avancé vers moi.
Des crevasses s’ouvraient tout autour de nous. Et, derrière l’une d’elles, j’ai aperçu soudain Kathy.
Elle avait quitté le chalet en flammes et avait assisté, pétrifiée, à notre lente progression l’un vers l’autre. Maintenant, en la voyant devant ce gouffre béant, je sentais brusquement ma poitrine se nouer, car je savais qu’il m’était impossible de la sauver.
Alors la crevasse s’est élargie. Avec un frisson d’horreur je me suis élancé en avant, car Shimbo n’était plus avec moi.
J’ai hurlé : « Kathy ! » tandis qu’elle chancelait au bord du gouffre et s’inclinait pour y tomber.
Au même instant, surgi de nulle part, Nick bondissait sur le rebord pour la retenir par le poignet. J’ai cru un moment qu’il arrêterait sa chute.
Un moment seulement.
Non qu’il n’eût pas la force nécessaire. C’était une question de poids, d’élan et d’équilibre.
J’ai entendu le juron de Nick au moment où ils s’enfonçaient ensemble.
J’ai relevé la tête en me tournant vers Shandon, possédé par une fureur de mort qui me brûlait l’épine dorsale. J’ai voulu dégainer mon pistolet et me suis rappelé, comme en rêve, ce qu’il était devenu.
Puis une chute de pierres s’est abattue sur moi pendant qu’il faisait un autre pas, et je me suis retrouvé cloué au sol avec l’impression d’avoir une jambe cassée. J’ai dû m’évanouir un instant, mais la douleur m’a fait reprendre conscience. J’ai vu qu’il s’était encore avancé d’un pas. Il était très près de moi désormais, et le monde alentour se déchaînait. J’ai regardé le moignon au bout de son bras, et ses yeux de forcené, et sa bouche qui s’ouvrait pour jeter une parole ou un rire. Alors j’ai levé la main gauche en prenant appui sur la droite et j’ai fait le geste qu’il fallait. J’ai crié en ressentant la brûlure qui m’incendiait l’extrémité du doigt et j’ai vu sa tête, détachée de ses épaules, rebondir en roulant sur elle-même – avec ses yeux toujours grands ouverts – avant de suivre ma femme et mon meilleur ami dans le précipice. Le reste du corps s’est effondré auprès de moi sur le sol, et j’ai gardé longtemps les yeux fixés sur le cadavre, jusqu’à ce que les ténèbres m’engloutissent.