6

Il allait falloir tout recommencer. C’était irritant, et ça me faisait peur. Shandon avait cédé à ses émotions une fois. Il ne recommencerait pas la même erreur. Il avait toujours été dangereux, et maintenant il détenait apparemment quelque chose qui le rendait plus dangereux encore. En outre il était averti de ma présence sur Illyria, depuis le message télépathique que j’avais envoyé à Vert Vert la veille au soir.

— Tu as compliqué mon problème, ai-je dit. Tu vas donc m’aider à le résoudre.

— Je ne comprends pas, a répondu Vert Vert.

— Tu m’as tendu un piège, et il a plus de dents que tu ne le soupçonnais. Mais l’appât que tu as utilisé opère toujours. Je continue de le suivre, et tu m’accompagnes.

Il s’est mis à rire :

— Désolé, mais ma route va dans une autre direction. Je n’irai pas de mon plein gré, et comme prisonnier je ne te servirais à rien. Je te serais même une charge supplémentaire.

— J’ai le choix entre trois solutions, ai-je repris. Je peux te tuer, ou te laisser partir, ou t’emmener avec moi. La première est exclue pour l’instant, car une fois mort, tu ne me serais d’aucune utilité. Si je te laisse partir, je poursuivrai mon entreprise et, en cas de victoire, je retournerai sur Megapei où je raconterai à tout le monde comment tu as échoué dans une vengeance contre un Terrien après des siècles de préparatifs. Je dirai que tu as abandonné ton plan pour t’enfuir par peur d’un autre Terrien. Si tu veux prendre des femmes, il faudra que tu ailles les chercher sur d’autres mondes, et même là il se pourra que la nouvelle soit répandue. Personne ne t’appellera plus Dra, en dépit de ta richesse. À ta mort Megapei refusera tes os. Tu n’entendras plus jamais les cloches des marées en sachant qu’elles sonnent pour toi.

— Puissent les animaux aveugles qui vivent au fond de la grande mer, et dont le ventre est un cercle de lumière, a-t-il répondu, se rappeler avec plaisir la saveur de ta moelle.

— Et si je poursuis mon entreprise et que je me fasse tuer, ai-je continué, crois-tu que tu serais à l’abri ? N’as-tu pas lu dans l’esprit de Mike Shandon tout en le combattant ? Tu l’as blessé, m’as-tu dit. Il n’est pas homme à l’oublier. Il n’a pas la subtilité d’un Pei’en. Il ne juge pas utile de procéder avec finesse. Il te cherchera, et après t’avoir trouvé il t’anéantira. Donc, que je gagne ou que je perde, ce sera la mort ou la disgrâce pour toi.

— Et si je décide de t’accompagner et de te venir en aide ? a-t-il demandé.

— En ce cas j’oublierai la vengeance que tu as menée contre moi. Je te montrerai qu’il n’existait pas de pai’badra, pas d’objet d’affront, afin que ton honneur soit sauf. Je n’exigerai pas de dédommagement, et nous suivrons chacun notre route sans plus nous tendre d’embûches.

— Non. Il y a bien eu un pai’badra dans ton accession au rang de porteur de Nom. Je ne puis accepter ce que tu proposes.

J’ai haussé les épaules :

— Très bien, mais vois les choses en face. Puisque je connais tes sentiments et tes intentions, le schéma classique de la vengeance n’a plus de sens pour nous deux. Ce moment final superbe, où l’ennemi découvre d’un seul coup l’instrument de la vengeance, son auteur et son mobile, et s’aperçoit que sa vie entière n’a été que la préface à cette ironie – ce moment serait amoindri, sinon complètement détruit.

» Je t’offre donc la satisfaction plutôt que le pardon, ai-je ajouté. Aide-moi, et je te donnerai ensuite une occasion loyale de me détruire. Bien entendu, je revendique une chance égale d’en finir avec toi. Qu’en dis-tu ?

— Quel mode de combat envisages-tu ?

— Aucun pour le moment. Celui qui résultera de notre accord mutuel.

— Quelle assurance ai-je de ta bonne foi ?

— J’en fais le serment par le Nom que je porte.

Après un moment de silence, il a dit enfin :

— J’accepte tes conditions. Je t’accompagnerai et je t’aiderai.

— Alors, allons nous installer à mon campement. J’aimerais en savoir davantage.

J’ai réalimenté le feu et nous nous sommes assis à côté. Le sol s’est mis à trembler légèrement.

— C’est toi qui as déclenché ça ? ai-je questionné en désignant le nord-ouest.

— En partie.

— Pourquoi ? Pour m’effrayer ?

— Pas toi.

— Et Shandon n’avait pas peur non plus ?

— Loin de là.

— Si tu me disais en détail ce qui s’est passé ?

— Auparavant, en ce qui concerne notre accord, je viens de songer à une contre-proposition qui pourrait t’intéresser.

— Je t’écoute.

— Tu vas là-bas pour sauver tes amis. Suppose qu’il soit possible de le faire sans danger, en évitant Mike Shandon. Ne préférerais-tu pas cette solution ? Tiens-tu à verser son sang immédiatement ?

J’ai réfléchi. Si je le laissais en vie, tôt ou tard il me retrouverait. D’un autre côté, si j’arrivais à m’en sortir maintenant sans avoir à le combattre, j’aurais ensuite toutes les chances de me débarrasser de lui sans danger. Pourtant j’étais venu sur Illyria prêt à affronter en face un ennemi mortel. Quelle différence s’il avait un autre nom et un autre visage ?

— J’attends ta proposition.

— Si les gens que tu cherches sont ici, a-t-il dit, c’est uniquement parce que je les ai rappelés à la vie. Tu sais comment : en utilisant les bandes. Ces bandes sont intactes, et je suis le seul à connaître leur cachette. Je t’ai dit de quelle manière je me les suis procurées. Ce que j’ai fait, je peux le refaire. Je peux transférer les bandes ici sur-le-champ, si tu me le demandes. Alors nous partirons, et tu pourras rappeler ces gens à ta guise. Une fois que nous serons à bord de ton vaisseau, je peux te montrer l’endroit à bombarder pour détruire Mike Shandon sans risque. N’est-ce pas plus simple et plus sûr ? Nous pourrons nous entendre plus tard pour régler notre différend.

— Il y a deux failles, ai-je répondu. D’abord Ruth Laris est bien vivante, elle n’existe pas à l’état de bande. D’autre part, ça reviendrait quand même à abandonner les autres, même s’il est possible de les rappeler plus tard sous une nouvelle forme.

— Ces nouveaux rappelés n’auront aucun souvenir de ces événements.

— Là n’est pas la question. Ils existent en ce moment. Ils sont aussi réels que toi et moi. Ça ne change rien que je puisse en tirer des duplicata. Ils sont sur l’Ile des Morts, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors, si je dois la détruire pour venir à bout de Shandon, je liquiderai tout le monde ?

— C’est inévitable. Mais…

— Je refuse.

— Tu en as le droit.

— As-tu d’autres suggestions ?

— Non.

— Bien. Maintenant que tu as fait tout ce que tu pouvais pour changer de sujet, raconte-moi ce qui s’est passé là-bas entre toi et Shandon.

— Il porte un Nom.

— Quoi ?

— L’ombre de Belion est derrière lui.

— C’est impossible. Ça ne se produit pas comme ça. Ce n’est pas un faiseur de mondes…

— Patiente un moment, Frank, car je sais que la chose exige une explication. Il y a apparemment certains points dont Dra Marling n’a pas jugé bon de t’informer. Mais c’est compréhensible, puisque c’était un révisionniste.

» Tu sais, a-t-il continué, il n’est pas indispensable d’être un porteur de Nom pour être capable de façonner et d’édifier des mondes…

— Bien sûr que si. C’est l’artifice psychologique nécessaire pour libérer les pouvoirs subconscients qui permettent d’accomplir certaines phases du travail. Il faut se sentir un dieu pour agir comme tel.

— Alors pourquoi puis-je y parvenir ?

— Je n’en ai jamais entendu parler avant que tu mettes ta vengeance à exécution. Je ne t’ai jamais vu à l’œuvre, sinon ici. Et si ce que tu as greffé sur ma création est représentatif, je dirai que tu es un bien médiocre artisan.

— Il n’en est pas moins vrai que je peux manipuler les forces voulues.

— Tout le monde peut apprendre à le faire. Mais il était question du processus créateur. Je n’en vois pas de signe chez toi.

— Je parlais du panthéon de la religion strantriste. Il existait avant qu’il y ait des faiseurs de mondes, tu le sais.

— Je le sais. Et alors ?

— Les révisionnistes, comme Dra Marling et ses prédécesseurs, se servaient de la religion dans leur métier. Ils ne la prenaient pas pour ce qu’elle apportait, mais simplement en tant qu’artifice psychologique, comme tu le disais. Ta confirmation au rôle de Semeur de Tonnerre n’était qu’un moyen de coordonner ton subconscient. Aux yeux d’un fondamentaliste, c’est-là un blasphème.

— Tu es un fondamentaliste ?

— Oui.

— Alors pourquoi as-tu fait l’apprentissage d’un métier que tu considères comme un péché ?

— Afin d’être confirmé par un Nom.

— Je ne te suis plus.

— C’était le Nom que je voulais, pas le commerce qui s’y rattache. Mes raisons étaient religieuses et non économiques.

— Mais s’il ne s’agit que d’un artifice psychologique…

— Justement ! Ce n’est pas le cas. Il s’agit d’une authentique cérémonie, dont les résultats – le contact personnel avec le dieu – sont authentiques. C’est le rite d’ordination des grands prêtres du strantrisme.

— Pourquoi n’es-tu pas entré dans les ordres au lieu de choisir le façonnage des mondes ?

— Parce que seul un Nom peut célébrer le rite, et que les vingt-sept Noms vivants sont tous des révisionnistes. Ils ont dépouillé le rite de sa signification ancienne.

— Vingt-six, ai-je rectifié.

— Vingt-six ?

— Dra Marling est sous la montagne, et Lorimel aux Nombreuses Mains réside dans le néant bienheureux.

Il a baissé la tête et s’est recueilli un instant.

— Un de moins, a-t-il fini par dire. Je me rappelle le temps où ils étaient quarante-trois.

— Ceci est triste.

— Oui.

— Pourquoi désirais-tu un Nom ?

— Afin de devenir prêtre et non faiseur de mondes.

Mais les révisionnistes ne voulaient pas de quelqu’un comme moi parmi eux. Ils m’ont laissé finir mon apprentissage, puis m’ont exclu. Et, pour m’insulter encore davantage, ils ont ensuite confirmé un homme d’une autre race.

— Je vois. C’est pourquoi tu m’as choisi comme objet de ta vengeance ?

— Oui.

— Mais tu sais que je n’y étais pour rien. C’est la première fois que j’entends cette histoire. J’avais toujours cru que les différences de dénomination ne comptaient guère à l’intérieur du strantrisme.

— Maintenant tu es mieux renseigné. Tu dois aussi comprendre que je ne te porte aucun ressentiment personnel. À travers toi, ce sont les blasphémateurs que vise ma vengeance.

— Pourquoi pratiques-tu le façonnage de mondes, si tu considères que c’est une activité immorale ?

— Elle n’est pas immorale. C’est contre l’usage de la religion à une telle fin que je m’élève. Je ne porte pas un Nom au sens orthodoxe du terme, et le travail que je fais me rapporte. Pourquoi refuserais-je de le faire ?

— Si quelqu’un est prêt à te payer pour ça, je ne vois pas en effet pourquoi. Mais quel rapport entre toi et Belion, et entre Belion et Mike Shandon ?

— Le châtiment du péché, je suppose. J’ai entrepris moi-même le rite de la confirmation, une nuit au temps de Prilbei. Tu connais la cérémonie : quand le sacrifice est accompli et que les prières sont prononcées, on se déplace le long du mur du temple en rendant hommage à chaque dieu, jusqu’au moment où une tablette s’éclaire devant vous et où l’on sent la puissance qui vous pénètre, et c’est le Nom de ce dieu qu’on portera.

— Oui.

— La chose m’est arrivée devant l’image de Belion.

— Alors tu t’es confirmé toi-même.

— C’est lui qui m’a confirmé. Il m’a donné son Nom. Ce n’est pas lui que je voulais être, car il est un destructeur et non un créateur. J’avais espéré que Kirwar aux Quatre Visages, le Père des Fleurs, viendrait à moi.

— Chacun doit obéir à sa disposition.

— C’est vrai, mais la mienne n’a pas été acquise comme il le fallait. Belion me fait agir même quand je ne l’invoque pas. J’ignore même si ce n’est pas lui qui m’a insufflé l’idée de me venger de toi, car tu portes le Nom de son ancien ennemi. Je sens mes pensées changer en ce moment rien qu’à t’en parler. Oui, ce n’est pas impossible. Depuis qu’il m’a quitté, les choses ont été si différentes…

— Comment t’a-t-il quitté ? Une fois qu’on possède la disposition, on la garde pour la vie.

— Mais la nature de ma confirmation ne le liait pas à moi. Il est parti maintenant.

— Shandon…

— Oui. C’est l’un des rares de ta race qui puisse communiquer sans mots, comme toi.

— Je ne l’ai pas toujours pu. Cette faculté m’est venue peu à peu, pendant que j’étudiais avec Marling.

— Quand je l’ai rappelé à la vie, j’ai d’abord lu dans son esprit l’angoisse de périr de ta main. Puis, très rapidement, il a rejeté ce souvenir et sa pensée s’est réorientée. Ses processus mentaux m’intéressaient, et je lui ai réservé un traitement de faveur par rapport aux autres qui restaient mes prisonniers. Je lui parlais souvent et je lui enseignais des choses. Il m’a aidé à préparer les lieux pour ta visite.

— Depuis combien de temps est-il ici ?

— Depuis environ un splanth. (Un splanth correspond à huit mois et demi de la Terre.) Je les ai tous rappelés en même temps.

— Pourquoi as-tu enlevé Ruth Laris ?

— Je pensais que tu ne croyais peut-être pas que tes morts avaient été rappelés. Tu n’avais entrepris aucune recherche après avoir commencé à recevoir les photos. J’aurais aimé que tu cherches longtemps avant de découvrir où je t’attendais. Mais, comme tu ne réagissais pas, j’ai décidé d’agir plus ouvertement. J’ai enlevé l’une des personnes qui comptaient à tes yeux. Si tu n’avais toujours rien fait, bien que j’aie pris la peine de t’envoyer un message, j’en aurais enlevé une autre, puis encore une autre – jusqu’à ce que tu te décides.

— Donc Shandon est devenu ton protégé. Tu lui faisais confiance.

— Certainement. C’était un élève et un assistant plein de bonne volonté. Il est intelligent et ses manières sont agréables. Il était de bonne compagnie.

— Il ne l’est pas resté.

— Malheureusement non. Il est dommage que j’aie mal interprété son intérêt et son souci de coopération. Il partageait, c’était normal, mon désir de vengeance à ton égard. Tes autres ennemis aussi bien sûr, mais ils n’étaient pas aussi intelligents, et aucun d’eux n’était télépathe. Il me plaisait d’avoir quelqu’un avec qui communiquer directement.

— Et qu’est-ce qui a gâché cette amitié idyllique ?

— Cela s’est passé hier. C’était en apparence à cause de la vengeance, mais en réalité c’est la puissance qui était l’enjeu. Il était plus fourbe que je ne le pensais. Il m’a trahi.

— De quelle manière ?

— Il a dit que ta mort telle que nous l’avions projetée ne lui suffisait pas. Il prétendait désirer une vengeance personnelle, vouloir te tuer lui-même. Nous sommes entrés en désaccord à ce sujet. Finalement il a refusé d’obéir à mes ordres et je l’ai menacé de le châtier.

Il s’est tu un moment, avant de continuer :

— Alors il m’a frappé. Il m’a attaqué de ses mains nues. Je me suis défendu, en proie à une fureur croissante, et j’ai décidé de lui faire passer un mauvais moment avant de le détruire. J’ai invoqué le Nom que j’avais pris, et Belion m’a entendu et est venu à moi. J’ai contacté un nœud énergétique et, debout dans l’ombre de Belion, j’ai fait éclater le sol à nos pieds et j’ai appelé à moi les vapeurs et les flammes qui résident au cœur du monde. C’est ainsi que j’ai failli le tuer, car il a vacillé un moment au bord de l’abîme et a été gravement brûlé, mais il a ensuite repris son équilibre. Il était parvenu à ses fins : il m’avait obligé à faire venir Belion.

— Dans quel but ?

— Il connaissait mon histoire, telle que je viens de te la raconter. Il savait comment j’avais obtenu le Nom, et il avait formé à ce propos un plan qu’il était parvenu à me dissimuler, L’eussé-je appris d’ailleurs que je n’en aurais conçu que de l’amusement, rien de plus. J’ai ri quand j’ai vu ce qu’il tentait de faire. Moi aussi je croyais que de telles choses ne peuvent se produire. Mais je me trompais. Il a fait un pacte avec Belion.

» Il avait éveillé ma colère et avait fait mine de menacer ma vie, en sachant que j’appellerais Belion si j’étais placé dans une telle situation. Il a combattu mollement, pour me laisser le temps de le faire. Puis, lorsque l’ombre est arrivée, il a projeté vers elle son esprit et est entré en communication avec elle. Il a mis sa vie en balance en échange de la puissance. Voici ce qu’il aurait dit s’il avait parlé avec des mots : « Regarde-moi. Ne suis-je pas un réceptacle supérieur à celui que Tu as choisi ? Viens mesurer les ressources de mon esprit et les pouvoirs de mon corps. Et quand Tu l’auras fait. Tu pourras décider d’abandonner le Pei’en et de marcher avec moi tout le restant de ma vie. Je T’invite. Je suis mieux armé que tout autre homme pour servir Tes desseins, qui sont, je le pense, le feu et la destruction. Celui qui se tient devant moi est faible et se serait accordé avec le Père des Fleurs s’il en avait eu le choix. Viens à moi, et cette association nous sera profitable à tous deux. »

Il s’est interrompu à nouveau.

— Et ensuite ? ai-je demandé.

— Je me suis subitement retrouvé seul.

Quelque part un oiseau a croassé. L’humidité de la nuit se répandait aux alentours. Bientôt une lumière surgirait à l’est, s’estomperait, puis réapparaîtrait. J’ai regardé le feu sans y apercevoir de visages.

— Voilà qui semble mettre un terme à la théorie du complexe autonome, ai-je remarqué. Mais j’ai entendu parler de transfert de psychoses chez des télépathes. Ce pourrait être un phénomène de ce genre.

— Non. Belion et moi étions liés par la confirmation. Il a trouvé un meilleur serviteur et m’a quitté.

— Je ne suis pas convaincu qu’il soit une entité en tant que telle.

— Toi – un porteur de Nom – tu es incrédule… ? Tu me donnes un motif de te mépriser.

— Ne va pas chercher un nouveau pai’badra. Regarde où le dernier t’a mené. Je disais seulement que je n’étais pas entièrement convaincu. Que s’est-il passé après que Shandon eut fait son pacte avec Belion ?

— Il s’est écarté lentement du gouffre ouvert entre nous et il m’a tourné le dos, comme si je n’existais plus. J’ai essayé d’atteindre son esprit, et Belion s’y trouvait. Il a levé les bras et l’île entière s’est mise à trembler. Alors j’ai fait demi-tour et me suis enfui. J’ai pris l’embarcation qui était amarrée et j’ai navigué vers le rivage. Au bout d’un moment, les eaux ont commencé à bouillonner, puis les éruptions se sont déclenchées. J’ai gagné la rive, et, quand je me suis détourné, le volcan surgissait du lac. Je voyais Shandon dans l’île, les bras toujours levés, avec autour de lui la fumée et les étincelles.

Je me suis mis à ta recherche et, quelque temps après, j’ai reçu ton message.

— Avant ces événements, était-il capable de se servir des nœuds énergétiques ?

— Non, il ne pouvait même pas déceler leur présence.

— Et les autres rappelés ?

— Ils sont restés dans l’île. J’avais administré des drogues à certains d’entre eux pour les faire tenir tranquilles.

— Je vois.

— Peut-être vas-tu maintenant changer d’avis et suivre ma suggestion ?

— Non.

Nous avons attendu là, et la lumière du jour est revenue toucher le monde un quart d’heure plus tard. Le brouillard commençait à se lever, mais le ciel était toujours couvert. Le soleil enflammait les nuages. Le vent était froid. J’ai pensé à mon ex-espion, jouant avec son volcan et communiant avec Belion. C’était le moment de le frapper, alors qu’il était encore intoxiqué par son nouveau pouvoir. J’aurais aimé l’attirer hors de l’île, vers une partie d’Illyria que Vert Vert n’aurait pas dénaturée, afin que tout l’environnement soit mon allié. Mais il ne tomberait pas dans un pareil piège. J’aurais voulu le détruire en épargnant les autres, mais je ne voyais pas le moyen d’y parvenir.

— Il t’a fallu combien de temps pour tout saccager ici ? ai-je demandé.

— J’ai commencé à altérer cette section il y a trente ans, a-t-il répondu.

J’ai secoué la tête, puis me suis levé, en recouvrant le feu d’une couche de poussière :

— Allons-y. Il vaut mieux partir.


D’après les mythologies scandinaves, existait au centre de l’espace à l’aube des temps le gouffre de Ginnunga, environné d’un crépuscule perpétuel. Il était au nord bordé de glaces et au sud de flammes. Au cours des âges ces forces entraient en conflit, et les fleuves coulaient, et la vie palpitait dans l’abîme. Les légendes sumériennes nous montrent En-ki triomphant à l’issue de son combat avec Tia-mat, le dragon de la mer, et séparant ainsi la terre et les eaux. En-ki, pour sa part, était plus ou moins fait de feu. Les Aztèques croyaient que les premiers hommes étaient de pierre, et qu’un ciel ardent présageait une ère nouvelle. Et il y a de nombreuses versions de la fin du monde : le Jour du Jugement, le Crépuscule des Dieux, la fusion des atomes. Pour moi qui ai vu naître et mourir bien des gens et bien des mondes, au propre et au figuré, ce sera toujours pareil : toujours l’eau et le feu.

Quelle que soit la formation scientifique qu’on a, on reste un alchimiste sur le plan émotionnel. On vit dans un monde de liquides, de solides, de gaz et de manifestations de chaleur liées aux changements d’état de ces éléments. Il y a les choses qu’on perçoit et celles qu’on sent. Et la notion qu’on a de leur véritable nature est greffée par-dessus. Aussi, quand il s’agit des sensations quotidiennes de la vie, que ce soit pour lancer un cerf-volant ou se préparer une tasse de café, en revient-on toujours aux quatre éléments idéaux des vieux philosophes : la terre, l’air, le feu et l’eau.

L’air, il faut bien le dire, n’offre guère d’attraits, quel que soit le point de vue dont on l’envisage. Bien sûr, on ne pourrait s’en passer, mais il est invisible et, tant qu’il garde ses propriétés, on ne prête pas attention à sa présence. La terre ? L’ennui avec elle, c’est sa permanence. Les objets solides ont une tendance à subsister qui confine à la monotonie.

Il en va tout autrement du feu et de l’eau. Ils sont à la fois pleins de couleurs, dénués de forme, et toujours en mouvement. Quand ils vous invitent à vous repentir, les prédicateurs annoncent rarement la colère des dieux sous forme de tornades et de tremblements de terre. Non. Ce sont les inondations et les incendies qui sont envoyés à l’homme en punition de ses fautes. Nos ancêtres savaient ce qu’ils faisaient en apprenant à allumer le feu et en ayant toujours à proximité assez d’eau pour l’éteindre. Est-ce une coïncidence si nous avons peuplé de flammes les enfers et de monstres les océans ? Je ne le pense pas. Les deux principes sont mobiles, ce qui est généralement un signe de vie. Tous deux sont mystérieux et possèdent le pouvoir de blesser ou de tuer. Il n’est pas étonnant que les créatures intelligentes aient eu face à eux les mêmes réactions dans l’univers entier. C’est le réflexe alchimique.

Entre Kathy et moi, cela s’était passé ainsi. Ç’avait été quelque chose de tempétueux, de mobile, de mystérieux, avec le pouvoir de blesser, de donner la vie et de donner la mort. Elle était ma secrétaire depuis deux ans quand nous nous sommes mariés. C’était une fille petite et brune aux jolies mains, à qui les couleurs vives allaient bien et qui adorait lancer des miettes aux oiseaux. Je l’avais engagée par l’intermédiaire d’une agence sur la planète Mael. Dans ma jeunesse, les gens se satisfaisaient d’une fille intelligente capable de prendre en sténo, de taper à la machine et de tenir des dossiers. Mais, avec la dégradation progressive de la machine académique et l’accroissement des certificats exigés dans un marché du travail en expansion et de plus en plus compétitif, je l’avais embauchée sur les conseils de mon bureau du personnel en apprenant qu’elle était titulaire d’un doctorat ès sciences secrétariales, délivré par l’université de Mael. La première année fut catastrophique. Elle me mettait tout en automation, semait la pagaille dans mon système de classement personnel et faisait prendre des mois de retard à la correspondance. Quand j’eus fait reconstruire à grands frais une machine à écrire du XXe siècle, en lui apprenant à s’en servir, et que je lui eus enseigné la sténo, elle devint aussi bonne qu’une diplômée d’études commerciales au XXe siècle. Les affaires reprirent leur cours normal, et je pense que nous étions les deux seules personnes sur place à savoir déchiffrer les sténogrammes, ce qui était utile pour les questions confidentielles et nous procurait un point commun. Je la fis pleurer bien des fois au cours de cette première année, elle la petite flamme brillante et moi la couverture mouillée. Puis elle me devint indispensable, et je m’aperçus que ce n’était pas seulement parce qu’elle était une bonne secrétaire. Nous nous mariâmes et fûmes heureux durant six ans – six et demi exactement. Elle mourut dans l’incendie de l’astroport de Miami, où elle s’apprêtait à embarquer pour me rejoindre à une conférence. Nous avions deux fils, dont l’un vit toujours. Par intervalles, auparavant et depuis, le feu m’a traqué au cours des années. L’eau a toujours été mon amie.

Bien que je me sente plus proche de l’eau que du feu, mes mondes sont nés de ces deux éléments. Cocytus, New Indiana, Saint-Martin, Buningrad, Mercy, Illyria et toutes mes autres créations ont été engendrées à travers les flammes, les eaux et la vapeur. Et maintenant je marchais à travers les bois d’Illyria – un monde que j’avais édifié comme un parc d’agrément, comme un lieu de villégiature – je marchais à travers les bois de cette planète acquise par l’ennemi qui s’avançait à mon côté, désertée par ceux pour qui elle avait été conçue : les privilégiés, les vacanciers, les gens épris de repos, ceux qui croyaient encore aux arbres, aux lacs et aux montagnes jalonnées de sentiers. Ils étaient partis, et les arbres devant lesquels je passais étaient tordus, le lac dont je m’approchais était pollué, le sol avait subi des blessures et le feu qui constituait son sang jaillissait au loin, en attente comme le feu l’est toujours, en attente de ma venue. Les nuages pesaient au ciel, et entre leur masse blanche et la noirceur de la terre voletaient les particules de suie qu’avait envoyées le feu, comme autant de messagers funèbres. Kathy aurait aimé Illyria, si elle l’avait vue en un autre temps et avec un autre décor. Penser à elle ici en ce-moment, avec Shandon pour régler la mise en scène, il y avait de quoi être malade. Je prononçai des imprécations entre mes dents tout en poursuivant ma route, et ceci met un terme à mes pensées sur l’alchimie.


Nous avons marché une heure et Vert Vert a commencé à se plaindre de sa douleur à l’épaule et de sa fatigue. Je lui ai répondu que ma sympathie lui était acquise tant qu’il continuait de mettre un pied devant l’autre. Apparemment l’argument l’avait convaincu car il ne revint pas à la charge. Une heure plus tard, je l’ai laissé se reposer pendant que je montais au sommet d’un arbre pour examiner le terrain. Nous étions près du but, et le sol descendrait en pente douce pendant le reste du trajet. Le jour était devenu plus clair et le brouillard s’était presque entièrement dissipé. Il faisait déjà plus chaud qu’à aucun moment depuis mon atterrissage. J’avais les flancs trempés de sueur et la paume de mes mains commençait à s’écailler. Chaque fois que je heurtais une branche, je soulevais un nuage de cendre et de poussière. J’éternuais et les yeux me cuisaient, au bord des larmes.

Par-dessus la crête éloignée des arbres, j’apercevais le sommet de l’île. Et à sa gauche, un peu en retrait, le haut d’un cône de roche volcanique en fusion. J’ai à nouveau marmonné des jurons pour me soulager, tout en entamant la descente de la pente.

Deux heures après, nous arrivions au bord du lac Achéron.

Seul le feu se reflétait sur la surface lisse de mon lac. La lave et les rochers brûlants crachaient et sifflaient en atteignant le niveau de l’eau. Je me sentais sale, poisseux, en nage, en jetant les yeux sur ce qui subsistait de mon chef-d’œuvre. Sur la rive, de petites vagues laissaient des franges d’écume et de débris noirâtres, et l’eau en bordure était pareillement souillée. Des poissons morts flottaient le ventre en l’air, et une odeur d’œufs pourris empuantissait l’atmosphère. Je me suis assis sur un rocher en allumant une cigarette pour observer le spectacle.

À un peu plus d’un kilomètre se dressait mon Ile des Morts toujours intacte : hérissée, menaçante comme une ombre que rien ne projette. Me penchant en avant, j’ai plongé mon doigt dans l’eau. Elle était chaude. Loin du côté de l’est, apparaissait une seconde lumière, comme si un cône plus petit commençait à surgir.

— Mon embarcation a touché la rive à environ quatre cents mètres à l’ouest d’ici, a annoncé Vert Vert.

Avec un hochement de tête, j’ai continué mon examen. C’était encore le matin, et j’avais envie de m’attarder à cette contemplation. La face sud de l’île – celle que j’avais sous les yeux – possédait une bande de plage étroite épousant les contours d’une petite baie. De là partait un sentier d’origine apparemment naturelle qui montait en zigzaguant vers le sommet des éperons rocheux.

— Où penses-tu qu’il soit ? ai-je demandé.

— Dans le chalet qui est de ce côté, aux deux tiers de la distance jusqu’au sommet, a répondu Vert Vert. C’est là que se trouvait mon laboratoire.

Une approche de front était presque obligatoire, puisque l’autre face de l’île était entièrement escarpée et plongeait à pic dans l’eau du lac.

Presque, mais pas tout à fait.

Ni Vert Vert, ni Shandon, ni personne d’autre ne devait savoir qu’en réalité on pouvait escalader la face nord. Je l’avais conçue pour qu’elle ait l’air inaccessible, mais ce n’était pas exactement le cas. J’avais procédé ainsi parce que j’aime bien qu’il y ait partout une entrée de derrière en plus de l’entrée principale. Pour utiliser cette voie, il fallait que je fasse l’ascension jusqu’en haut et que je redescende ensuite jusqu’au chalet.

J’ai pris la résolution de passer par là, tout en décidant de ne le révéler à Vert Vert qu’au dernier moment. Après tout il était télépathe, et rien ne me prouvait qu’il ne m’avait pas raconté des bobards. Il pouvait très bien faire équipe avec Shandon, ou peut-être même que le Shandon dont il m’avait entretenu n’existait pas. Je n’avais en lui aucune confiance.

— Viens, ai-je dit en me levant et en jetant ma cigarette dans le cloaque qu’était devenu mon lac. Montre-moi où tu as laissé l’embarcation.

Nous avons longé la rive dans la direction qu’il m’avait indiquée. Mais l’embarcation n’était plus là.

— Tu es sûr que c’était bien à cet endroit ?

— Oui.

— Eh bien, je ne vois rien.

— Le tremblement de terre a peut-être détaché les amarres.

— Pourras-tu nager jusqu’à l’île, avec ton épaule et tout le reste ?

— Je suis un Pei’en, a-t-il répondu, ce qui voulait dire qu’il pouvait aussi bien faire la traversée de la Manche dans les deux sens avec les deux épaules en compote.

J’avais seulement dit ça pour l’irriter.

Puis il a ajouté :

— Mais nous ne pourrons pas faire ce parcours à la nage.

— Pourquoi pas ?

— Il y a des courants chauds qui viennent du volcan. Loin de la rive, ils sont plus forts.

— Alors nous allons construire un radeau. Je couperai le bois au pistolet et tu chercheras de quoi lier les rondins.

— Quoi, par exemple ?

— C’est toi qui as fabriqué cette forêt. Maintenant tu la connais mieux que moi. Il me semble avoir vu des plantes grimpantes qui avaient l’air solides.

— Elles sont coriaces. Il me faudrait ton couteau.

J’ai hésité un instant :

— D’accord. Prends-le.

— L’eau peut passer par-dessus les bords d’un radeau. Elle sera peut-être très chaude.

— Alors il faut qu’elle soit refroidie.

— Comment ?

— Bientôt il se mettra à pleuvoir.

— Les volcans…

— Il n’y aura pas tant d’eau que ça.

Il a haussé les épaules en signe d’assentiment et est parti tailler les plantes grimpantes. J’ai entrepris d’abattre les arbres et de les découper en tronçons d’environ quinze centimètres de diamètre et trois mètres de long, tout en surveillant avec le plus d’attention possible ce qui se passait derrière moi.

Bientôt il s’est mis à pleuvoir.

Pendant plusieurs heures la pluie froide et régulière est tombée du ciel, nous trempant jusqu’aux os, troublant la surface du lac et nettoyant un peu les arbustes de la saleté qui s’était accumulée sur eux. J’avais façonné deux larges rames et coupé deux perches en attendant que Vert Vert rapporte ce qui nous servirait de cordage. Pendant que je continuais à l’attendre, une violente secousse a soulevé le sol et une éruption terrifiante a fendu en deux le haut du cône. Par la fissure s’est déversé un flot couleur de ciel embrasé. Le bruit de l’explosion a fait bourdonner mes oreilles pendant plusieurs minutes. Puis, sous l’effet d’un raz de marée miniature, la surface du lac s’est soulevée en se précipitant vers moi. Je n’ai eu que le temps de me sauver et d’escalader l’arbre le plus proche.

L’eau est venue lécher la base de l’arbre, à une trentaine de centimètres de hauteur. Trois autres vagues de fond se sont succédé au cours des vingt minutes suivantes, puis les eaux ont reflué, en ne laissant à la place de mes rondins et de mes rames qu’un épais dépôt de boue.

J’ai vu rouge. Je savais bien que ma pluie ne pouvait pas éteindre ce sale volcan et qu’elle risquait même d’aggraver les choses… Mais ça me rendait fou furieux de voir ainsi tout mon travail balayé et emporté par l’eau.

Je me suis mis à prononcer à haute voix la formule. Quelque part j’entendais la voix du Pei’en qui m’appelait mais je n’en tenais pas compte. Après tout, je n’étais déjà plus tout à fait Francis Sandow.

En me penchant vers le sol, j’ai perçu la force d’attraction d’un nœud énergétique qui s’exerçait à plusieurs centaines de mètres sur ma gauche. J’ai pris cette direction, en escaladant une petite éminence pour arriver à mon but. De là, j’avais un champ de vision qui s’étendait, par-delà les eaux agitées, jusqu’à l’île elle-même. Peut-être mon acuité visuelle s’était-elle accrue. J’apercevais distinctement le chalet. Il me sembla même voir quelque chose bouger près de la balustrade, au bord de la terrasse qui dominait le lac. Vert Vert, lui, avait dit qu’après sa traversée il voyait encore nettement Shandon. Les yeux des Pei’ens portent plus loin que ceux des humains.

Debout devant l’emplacement du nœud énergétique, je sentais le pouls de la planète à cet endroit où affleurait l’une de ses plus grosses veines, et la puissance pénétrait en moi, et je la relayais vers le ciel.

La pluie s’est transformée en déluge, et quand j’ai abaissé ma main dressée les éclairs et le tonnerre se sont déchaînés. Un vent subit s’est levé, aussi vif qu’un chat sauvage, aussi froid que les souffles de l’Arctique, et s’est engouffré autour de moi.

Quelque part sur ma droite, Vert Vert m’appelait toujours.

Les cieux tout entiers se fondaient en pluie. Le chalet disparaissait à ma vue et l’île se réduisait à un vague contour gris. Au-dessus de l’eau, le sommet du volcan ne brillait plus que comme une faible étincelle. Les hurlements du vent se mêlaient aux grondements du tonnerre pour créer un perpétuel vacarme. Les rives du lac s’élargissaient, les eaux reprenaient leur place. Je n’entendais plus la voix de Vert Vert.

La pluie ruisselait sur ma nuque et mon visage, en obscurcissant mon regard. Mais je n’avais pas besoin d’yeux pour voir. La puissance me baignait, la température devenait de plomb. Les rideaux de pluie claquaient maintenant comme des fouets ; le jour était aussi noir que la nuit. J’ai éclaté de rire, et les eaux ont jailli en trombes qui dansaient comme des génies, et les éclairs ont continué inlassablement de jeter leur gant, mais jamais la machine ne faisait « tilt ».

Arrête, Frank ! Il va savoir que tu es ici ! C’était la pensée de Vert Vert, adressée à cette partie de moi qu’il souhaitait atteindre.

Il le sait déjà, n’est-ce pas ? aurais-je pu répondre. Cache-toi jusqu’à ce que ce soit fini et attends-moi !

Et, au milieu de l’eau qui déferlait et du vent qui tournoyait, j’ai senti une fois de plus le sol trembler sous mes pieds. Face à moi l’étincelle du volcan grossissait et brillait comme un soleil enseveli. Autour d’elle se déhanchaient les éclairs qui couronnaient le sommet de l’île ; ils inscrivaient des noms sur le chaos, et l’un de ces noms était le mien.

Une nouvelle secousse sismique m’a fait perdre l’équilibre ; je me suis redressé et j’ai levé les deux bras.

… Et je me suis retrouvé en un lieu qui n’était ni solide, ni liquide, ni gazeux. Il n’y régnait ni lumière ni ténèbres. Il n’y faisait ni chaud ni froid. Peut-être cette contrée gisait-elle à l’intérieur de mon esprit, peut-être ailleurs.

Nous nous regardions, lui et moi. Je tenais un éclair dans mes mains vertes.

Il ressemblait à un large pilier gris et son corps était recouvert d’écailles. Il avait une mâchoire de crocodile et la férocité habitait son regard. Ses six bras adoptaient des postures variées pendant que nous conversions. Le reste de sa personne était immobile.

Vieil ennemi, vieux camarade… me déclarait-il.

Oui, Belion. Je suis ici.

… Ton cycle a pris fin. Épargne-toi l’ignominie d’être détruit de mes mains. Retire-toi maintenant, Shimbo ; préserve ce monde que tu as créé.

Je ne pense pas que ce monde soit condamné, Belion.

Un silence.

Puis : Alors il doit y avoir une confrontation.

… À moins que tu ne choisisses toi-même de te retirer.

Je ne le ferai pas.

Alors il y aura une confrontation.

Il a exhalé un soupir de flamme.

Qu’il en soit ainsi.

Et il a disparu.

… J’étais toujours debout au sommet de l’éminence. J’ai abaissé lentement les deux bras, car la puissance m’avait quitté.

C’était une étrange expérience, telle que je n’en avais jamais connu. Un rêve éveillé, si l’on veut. Mais plus qu’un simple fantasme né de la tension d’esprit et de la peur.

La pluie tombait toujours, mais avec moins d’intensité. Le vent aussi avait décru. Les éclairs et les tremblements de terre avaient cessé. Et le volcan, dont l’activité avait diminué, n’était plus surmonté que d’une étroite calotte orange.

Les yeux fixés sur ce qui m’environnait, je sentais à nouveau le froid, l’humidité, la fermeté du sol sous mes pieds. Notre combat à longue distance avait été interrompu et nos pouvoirs annulés. Je n’en étais pas fâché toutefois. L’eau du lac semblait plus fraîche et l’île aux contours gris moins menaçante.

Le soleil a soudain percé les nuages et un arc-en-ciel s’est déroulé au milieu des gouttelettes brillantes, en encadrant dans l’air clarifié le lac, l’île et le volcan, comme un paysage en réduction à l’intérieur d’un presse-papier de verre.

J’ai quitté les lieux où je me trouvais pour regagner la rive. La construction du radeau m’attendait.

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