5

Les cinq minutes qui ont suivi, Illyria m’est revenue, comme si je n’étais jamais parti. À travers les brumes de la forêt filtraient les rayons roses et ambre du soleil ; sur les feuilles et l’herbe scintillaient des gouttes de rosée ; l’air frais sentait l’odeur de la terre humide et de la végétation pourrissante. Un petit oiseau jaune a voleté autour de ma tête et est venu se percher sur mon épaule avant de reprendre son vol. Je me suis arrêté pour couper une branche qui me servirait de badine, et le parfum du bois tendre m’a ramené à mon enfance dans l’Ohio, avec le ruisseau au bord duquel je coupais des branches de saule pour en faire des sifflets, en les laissant tremper toute une nuit et en tapant l’écorce avec le manche d’un couteau pour la détacher. J’ai trouvé des baies sauvages, rouges et renflées, que j’ai pressées entre mes doigts pour les faire éclater et en lécher le jus à la saveur piquante. Un lézard pourvu d’une crête, couleur de tomate mûre, a bougé paresseusement sur son rocher pendant ce temps, pour venir enfin s’installer sur ma botte. J’ai caressé sa crête et l’ai poussé de côté avant de me remettre en marche. Je me suis retourné pour rencontrer le regard de ses yeux gris. Je marchais sous des arbres hauts d’une quinzaine de mètres et de temps à autre j’étais aspergé de gouttelettes. Les oiseaux s’éveillaient, ainsi que les insectes. Un siffleur entonnait un chant, auquel un autre se joignait bientôt. Six fleurs-cobras se sont levées du sol en sifflant et en se balançant sur leurs tiges, leurs pétales agités comme des drapeaux, et elles ont éjecté leur parfum avec l’efficacité d’une bombe. Même cela ne m’a pas surpris. Tout était comme avant.

Je poursuivais ma route et l’herbe se raréfiait. Les arbres étaient plus grands maintenant ; ils atteignaient une vingtaine de mètres, et de gros rochers s’entassaient entre leurs troncs. C’était l’endroit rêvé pour une embuscade ; l’endroit rêvé aussi pour passer inaperçu.

Les ombres étaient profondes, et j’entendais au-dessus de moi les cris des parasinges, tandis que se massait à l’ouest une légion de nuages. Le soleil bas effleurait leurs rangs de ses flammes et projetait à travers les feuillages des javelots de lumière. Aux arbres géants s’accrochaient des plantes grimpantes dont les fleurs ressemblaient à des candélabres d’argent, et l’air environnant faisait penser à des temples et à l’odeur de l’encens. J’ai traversé à gué une rivière couleur de nacre, et des serpents aquatiques ont nagé à mes côtés en hululant comme des chouettes. Ils étaient très venimeux mais extrêmement amicaux.

Sur l’autre rive, le sol se mettait à monter ; en continuant de marcher, j’ai aperçu un changement subtil dans le monde qui m’entourait. Rien d’objectif, simplement la notion que l’ordre des choses avait été légèrement dérangé.

La fraicheur matinale, au lieu de se dissiper à mesure qu’avançait le jour, semblait au contraire augmenter. Il y avait quelque chose de glacé dans l’air, comme une humidité gluante. Mais le ciel était maintenant à demi couvert de nuages, et l’ionisation qui précède un orage donne parfois naissance à de tels symptômes.

En m’arrêtant au pied d’un arbre pour manger, j’ai effrayé un pandrilla qui fouillait le sol entre ses racines. En le voyant s’enfuir, j’ai aussitôt su qu’il y avait une anomalie.

J’ai rempli ma pensée du désir qu’il revienne et je l’ai dirigée vers lui.

Il s’est interrompu dans sa fuite et a fait demi-tour pour me regarder. Lentement il est revenu vers moi. Je lui ai tendu un cracker et j’ai tenté de lire dans ses yeux pendant qu’il le mangeait.

La peur, la reconnaissance de ce que j’étais, encore la peur… Et ce moment de panique hors de propos.

Ce n’était pas naturel.

J’ai relâché mon emprise mentale et il est resté près de moi, heureux de manger mes crackers. Mais je ne pouvais éluder sa réaction initiale. Je craignais ce qu’elle suggérait.

Je pénétrais en territoire ennemi.

Après avoir mangé, je me suis remis en marche. Mes pas m’ont conduit vers une vallée embrumée ; en la quittant, j’avais toujours la brume avec moi. Le ciel s’était couvert presque entièrement. De petits animaux se sauvaient à mon approche, et je n’essayais pas d’agir sur leur esprit. L’humidité de mon haleine maintenant se condensait. Je me suis tenu à l’écart de deux nœuds énergétiques, de crainte que leur usage ne trahisse ma position auprès d’un quelconque récepteur.

Un nœud énergétique est partie constituante de tout ce qui possède un champ électromagnétique. Chaque planète présente dans sa matrice gravitationnelle de nombreux points de jonction, sur lesquels peuvent se brancher certaines machines ou certains individus dotés de facultés spéciales, afin d’opérer comme relais de transmission, batteries ou condensateurs. C’est ce qu’on appelle des nœuds énergétiques. Pour ma part, je ne voulais pas utiliser l’un d’eux avant d’être assuré de la nature de l’ennemi, car tous les porteurs de Noms détiennent normalement cette capacité.

J’ai donc laissé le brouillard humecter mes vêtements et ternir le lustre de mes bottes, alors que j’aurais pu tout assécher. J’avançais avec ma badine à la main gauche, la droite prête à dégainer et à faire feu.

Mais rien ne m’attaqua et, au bout d’un temps, je ne vis plus aucun être vivant.

J’ai marché jusqu’au soir, et à la fin de la journée j’avais parcouru peut-être une trentaine de kilomètres. L’humidité était pénétrante mais il n’y avait pas de pluie. J’ai repéré une petite caverne dans les collines que j’avais commencé à gravir et j’y suis entré. J’ai étalé par terre mon plastique – une feuille de trois mètres sur trois, de trois molécules d’épaisseur – pour me protéger de la poussière et de l’humidité, et, après avoir dîné, je me suis endormi, mon arme à portée de la main.


Le lendemain matin, le brouillard s’était épaissi. Soupçonnant une intention derrière ce phénomène, j’ai commencé ma route avec précaution. Tout cela était un peu trop mélodramatique. S’il pensait me faire peur avec les ombres, la brume, le froid et la désaffection de certaines de mes créatures, il se trompait. Irrité par l’inconfort qui en résultait, je n’en étais que plus déterminé à remonter à sa source et à en finir le plus vite possible.

Ce second jour, j’ai achevé l’ascension des collines et, une fois le sommet atteint, j’ai entamé la redescente. Vers le soir, je me suis trouvé pourvu d’un compagnon de route.

À ma gauche était apparue une lumière qui se déplaçait parallèlement à moi. Elle était en suspension au-dessus du sol, à une hauteur qui pouvait aller de un à trois mètres, et sa couleur variait du jaune pâle au blanc en passant par l’orangé. Elle pouvait être à cinq mètres de moi aussi bien qu’à trente. Parfois elle disparaissait mais finissait toujours par revenir. Un feu follet expédié vers moi pour m’attirer dans une crevasse ou un marécage ? Peut-être. En tout cas cette compagnie m’amusait ; j’en admirais la persistance et elle excitait ma curiosité.

— Bonsoir, ai-je dit. Je suis venu tuer celui qui t’envoie, tu sais.

« Mais si tu n’es qu’un simple gaz des marais, ai-je ajouté, fais comme si je n’avais rien dit.

« En tout cas, ai-je poursuivi, je ne tiens pas à me fourvoyer en te suivant. Tu peux t’en aller.

Je me suis mis à siffler It’s a long way to Tipperary. La lumière continuait de m’accompagner. Je me suis arrêté sous un arbre pour allumer une cigarette, et je suis resté sur place pour la fumer. La lumière demeurait immobile à une quinzaine de mètres de moi, comme en attente. J’ai cherché à l’atteindre mentalement mais n’ai senti que le néant. J’ai sorti mon pistolet puis, me ravisant, l’ai remis dans son étui. Ma cigarette était terminée ; j’ai écrasé le mégot et repris mon chemin.

La lumière s’était ébranlée en même temps que moi.

Une heure plus tard, je faisais halte dans une clairière. Le dos contre un rocher, enveloppé dans ma feuille de plastique, j’ai allumé un petit feu pour me chauffer du potage. Par une telle nuit, les flammes ne s’apercevraient pas de loin.

Le feu follet flottait à quelque distance. Je lui ai demandé :

— Tu veux du café ?

Pas de réponse, ce qui valait mieux. Je n’avais qu’une tasse avec moi.

Après mon repas, j’ai regardé le feu se réduire en cendres tout en fumant un cigare. J’aurais voulu qu’il y ait des étoiles. La nuit était silencieuse et le froid commençait à me glacer les os. Je regrettais de ne pas avoir emporté une gourde de brandy.

Mon compagnon de voyage veillait là-bas sans bouger. S’il ne s’agissait pas d’un phénomène naturel, il était là pour m’espionner. Est-ce que j’oserais dormir ? Je décidai de prendre le risque.

À mon réveil, je vis à ma montre qu’une heure et quart avait passé. Rien n’avait changé. Au bout de quarante minutes non plus, et il en était de même deux heures dix minutes plus tard quand je me suis éveillé à nouveau.

J’ai dormi le restant de la nuit, et le lendemain matin la lumière était toujours là.

Comme la précédente, cette journée était froide et embrumée. Je me suis mis en route. Je devais avoir accompli le tiers de mon trajet.

Soudain quelque chose s’est modifiée. Le feu follet a quitté ma gauche pour dériver lentement vers l’avant. Puis il a obliqué à droite avant de s’immobiliser à une vingtaine de mètres devant moi. Quand j’eus franchi cette distance, il s’était déplacé d’autant et continuait de me précéder.

Il y avait là une intention qui ne me plaisait pas. Comme si l’intelligence qui m’épiait avait décidé de guider mes pas tout en me narguant. Résultat appréciable : je me sentais dans la peau d’un imbécile. J’avais plusieurs moyens à ma disposition pour parer à la situation, mais je ne tenais pas encore à les employer.

J’ai donc suivi docilement la lumière jusqu’à l’heure du déjeuner, où elle a stoppé poliment pour me laisser manger, et jusqu’à celle du dîner, où elle a fait de même.

Mais, peu de temps après, son comportement changeait une fois de plus. Elle s’est éloignée sur la gauche avant de disparaître. Je m’étais si bien habitué à elle que j’ai interrompu ma marche. Était-il prévu que je me conditionne à la suivre, sous l’effet de la fatigue et de l’habitude, au point de dévier de mon trajet normal pour ne pas la quitter ?

Et dans ce cas, jusqu’où me mènerait-elle ?

J’ai décidé de l’attendre et de me laisser guider pour une vingtaine de minutes.

Quand elle est revenue et a répété son indication, j’ai à mon tour bifurqué à gauche pour la suivre. Elle a continué sa progression, en s’arrêtant de loin en loin pour m’attendre.

Cinq minutes plus tard, une pluie fine se mettait à tomber. La pénombre s’épaississait, mais j’y voyais encore sans faire usage de ma torche. Peu après, j’étais trempé, et je pataugeais en frissonnant et en étouffant des jurons.

Trois ou quatre cents mètres plus loin, j’étais seul. La lumière s’était éclipsée, et c’est en vain que je guettai son retour. La pluie augmentait, il faisait de plus en plus sombre et froid, un sentiment croissant d’étrangeté me gagnait.

Je suis revenu à pas comptés vers l’endroit où j’avais vu la lumière pour la dernière fois, en fouillant du regard et de l’esprit les alentours.

J’ai heurté une branche d’arbre et l’ai sentie se casser.

— Non ! Bon Dieu ! Attention !

Je me suis plaqué au sol en roulant sur moi-même.

Le cri avait retenti juste à ma droite. Pourtant je n’apercevais rien de ce côté, alors que la visibilité s’étendait à quatre mètres.

Un cri ? Mais s’agissait-il d’un son purement physique ou d’une chose née de mon cerveau ? J’hésitais à répondre.

J’ai attendu.

Si faiblement que je n’étais pas sûr de l’entendre, m’est parvenu un bruit de sanglots étouffés. Il est difficile de localiser un son de faible intensité, aussi tournais-je la tête de droite à gauche, avec incertitude, sans rien distinguer.

— Qui est là ? ai-je murmuré.

Pas de réponse. Mais les sanglots continuaient. J’ai envoyé une sonde mentale et j’ai perçu de la confusion et de la souffrance, rien de plus.

— Qui est là ? ai-je répété.

Un silence, puis une voix a dit :

— Frank ?

J’avais décidé d’attendre. J’ai laissé une minute s’écouler, puis j’ai répété mon nom.

— Aide-moi, m’a-t-on répondu.

— Qui me parle ? Où êtes-vous ?

— Ici…

Alors mon esprit a capté les réponses, et des frissons m’ont parcouru la nuque tandis que ma main se resserrait sur la crosse de mon arme.

— Dango ! Dango la Fine Lame !

J’avais compris ce qui était arrivé mais je n’avais pas le courage d’allumer ma torche pour le vérifier. Le retour du feu follet, d’ailleurs, m’évita d’avoir à le faire.

Il est passé près de moi en s’élevant de plus en plus haut, et sa luminosité croissait jusqu’à un degré jamais atteint. Il s’est enfin stabilisé à une trentaine de mètres en l’air, en répandant une lumière aveuglante. Et au-dessous de lui se tenait Dango, qui n’avait d’autre choix que de rester là où il se trouvait.

Car il était enraciné au sol.

Je voyais son visage maigre et triangulaire, avec une longue barbe noire et des cheveux flottants qui s’enroulaient à ses branches et à ses feuilles. Ses yeux noirs et enfoncés avaient une expression désespérée. L’écorce qui faisait partie de lui était taraudée par les insectes, souillée par les fientes d’oiseaux, carbonisée à la base par des traces de feu. Puis j’ai vu que, de la branche brisée par moi en passant, coulait du sang.

Je me suis lentement relevé en disant :

— Dango…

— Je les sens qui me rongent les pieds, poursuivait-il.

— Je suis désolé, ai-je déclaré en abaissant mon arme.

— Pourquoi est-ce qu’on ne m’a pas laissé rester mort ?

— Parce que tu as été mon ami, puis mon ennemi. Parce que tu m’as bien connu.

— C’est à cause de toi ?

L’arbre s’est balancé comme pour m’attraper. Il s’est mis à m’injurier, et je suis resté à l’écouter pendant que son sang mêlé à la pluie coulait jusqu’au sol détrempé. Dango et moi avions été associés jadis, et il avait essayé de me doubler. Je l’avais fait traduire en justice, mais il avait été acquitté et avait ensuite cherché à me tuer. En me défendant, je l’avais envoyé à l’hôpital, et il était mort d’un accident d’auto une semaine après en être sorti. Il m’aurait tué à la première occasion – avec un couteau, je le savais. Mais je ne lui ai pas donné cette occasion. On peut dire que j’ai un peu contribué à son accident. Je n’avais pas le choix : je savais que ce serait ma peau ou la sienne, et je ne tenais pas à y rester.

Sous la lumière verticale, ses traits étaient sinistres. Il avait le teint terreux, des yeux de chat sauvage. Ses dents étaient cassées, une plaie suppurante se voyait sur sa joue gauche. Sa nuque était accolée à l’arbre et ses épaules se confondaient avec celui-ci ; deux des branches pouvaient renfermer ses bras. À partir de la taille, il n’était plus qu’arbre.

— Qui a fait ça ? lui ai-je demandé.

— Un salaud de Pei’en à peau verte, a-t-il dit. Je me suis retrouvé tout d’un coup ici. Je n’y comprends rien. J’avais eu un accident…

— Je l’aurai, ai-je affirmé. C’est après lui que je suis. Je vais le tuer. Et après je te tirerai de là…

— Non, ne t’en va pas !

— C’est le seul moyen, Dango.

— Tu ne sais pas ce que c’est. Je ne peux pas attendre… Je t’en prie.

— Ça ne prendra peut-être que quelques jours, Dango.

— Et c’est peut-être lui qui t’aura. Alors tu ne reviendras jamais. Bon Dieu ! Ce que j’ai mal ! Je regrette pour cette histoire entre nous, Frank. Je t’assure… S’il te plaît !

J’ai regardé le sol, puis la lumière qui nous dominait. Ma main armée s’est levée et rabaissée.

— Je ne peux plus te tuer maintenant, ai-je dit.

Il s’est mordu la lèvre, et le sang s’est répandu sur son menton et sa barbe, tandis que des larmes coulaient de ses yeux. J’ai détourné mon regard.

J’ai reculé en trébuchant et me suis mis à marmonner des imprécations en pei’en. Alors seulement j’ai su que j’étais à proximité d’un nœud énergétique. Subitement j’en sentais la présence. Et je grandissais de plus en plus, tandis que Francis Sandow ne cessait de rapetisser, et quand j’ai cambré les épaules le tonnerre a grondé. Il a rugi quand j’ai dressé la main gauche. Et quand je l’ai ramenée vers mon épaule, un éclair aveuglant a surgi et, sous le choc, mes cheveux se sont hérissés sur mon crâne.

… J’étais seul au milieu des senteurs d’ozone et de fumée, devant les restes foudroyés de ce qui avait été Dango la Fine Lame. Même le feu follet avait disparu. La pluie tombait à torrents, amortissant les odeurs.

J’ai repris en chancelant la direction d’où j’étais venu. Mes bottes faisaient un bruit de succion dans la boue, mes vêtements contre ma peau étaient comme des choses rampantes.

Quelque part, je ne me rappelle plus où ni quand, j’ai dormi.


De toutes les choses que peut faire un homme, c’est probablement le sommeil qui contribue le plus à sauvegarder sa raison. Il permet de mettre chaque journée entre parenthèses. Si l’on a connu aujourd’hui une expérience ridicule ou pénible, on est irrité de l’entendre mentionner par quelqu’un le jour même. Mais si la chose a eu lieu la veille, on hoche la tête ou l’on rit, selon les cas. Car on a navigué sur l’océan du néant ou du rêve pour aborder à une autre Ile du Temps. Combien de souvenirs peut-on évoquer en un seul instant ? Beaucoup, semble-t-il. Et pourtant ce n’est là qu’une faible fraction de tous ceux que recèle la mémoire. Et plus longtemps on a vécu, plus on a de souvenirs. C’est pourquoi je peux puiser dans le sommeil de multiples réconforts lorsque je veux anesthésier mes réactions face à un événement donné. Ce n’est pas de l’insensibilité. Je ne veux pas dire que je n’éprouve jamais ni douleur ni regret. J’ai simplement développé un réflexe mental au cours des siècles. Quand je suis saturé émotionnellement, je dors. En m’éveillant j’ai la tête remplie de pensées liées aux jours anciens. Et au bout d’un moment la mémoire descend en cercle comme un vautour, elle fond sur l’objet de ma peine, le démembre et le dévore, avec le passé pour témoin. C’est une affaire de perspective. J’ai vu mourir de nombreuses personnes, de bien des façons. Je ne suis jamais resté impassible. Mais le sommeil donne à ma mémoire une chance de tourner rond et de m’apporter le soutien de chaque jour. Car j’ai aussi vu des gens vivre, et j’ai regardé les couleurs de la joie, du chagrin, de l’amour, de la haine, de la satiété, de la paix.

Je l’avais découverte dans les montagnes un matin, à des kilomètres de toute habitation ; elle avait les lèvres bleuies par le froid et les doigts presque gelés. Elle portait un pantalon rayé imitation peau de tigre et elle était roulée en boule près d’un buisson rabougri. Je mis ma veste autour d’elle, en abandonnant sur un rocher mon sac à échantillons et mes outils de géologue que je ne devais jamais récupérer. Elle délirait, et plusieurs fois je crus l’entendre prononcer le nom « Noël » tout en la portant à ma voiture. Elle avait de vilaines ecchymoses, et diverses plaies superficielles et contusions. Je la conduisis à une clinique où on la soigna jusqu’au lendemain. En revenant la voir j’appris qu’elle avant refusé de donner son identité. Elle était en outre démunie d’argent. Après avoir réglé sa note, je lui demandai ce qu’elle comptait faire. Elle l’ignorait. Je lui offris de venir habiter la maison de campagne que je louais et elle accepta. La première semaine, ce fut comme de vivre dans une maison hantée. Elle ne parlait jamais sauf pour répondre à une question. Elle préparait mes repas et faisait le ménage ; le reste du temps elle ne bougeait pas de sa chambre. La deuxième semaine, elle m’entendit tripoter les cordes d’une vieille mandoline – pour la première fois depuis des mois – et elle vint s’asseoir à l’autre bout du living pour écouter. Je continuai de jouer pendant des heures pour qu’elle reste là, puisque c’était la seule chose depuis le début qui eût évoqué en elle une réaction. Quand je reposai l’instrument, elle me demanda si elle pouvait s’en servir, et je lui dis que oui. Elle traversa la pièce pour venir le prendre et se mit à en jouer. Elle était loin d’être une virtuose, mais moi aussi. Après l’avoir écoutée, je lui portai une tasse de café et lui dis bonsoir, et ce fut tout. Mais le lendemain elle était devenue différente. Elle avait peigné et brossé ses cheveux noirs emmêlés. Ses yeux pâles n’étaient plus bouffis. Elle me parla au cours du petit déjeuner, abordant tous les sujets : le temps qu’il faisait, les informations, ma collection de minéraux, la musique, les antiquités, les poissons exotiques. Elle parlait de tout sauf d’elle-même. À la suite de cela je l’emmenai au restaurant, au spectacle, à la plage – partout sauf dans les montagnes. Quatre mois s’écoulèrent ainsi. Puis un jour je réalisai que je tombais amoureux d’elle. Je n’en disais rien mais elle devait s’en apercevoir. J’étais mal à l’aise et gêné de ne rien savoir d’elle. Après tout elle pouvait avoir quelque part un mari et six gosses. Un soir elle me demanda de l’emmener danser. Ce que je fis, et nous dansâmes sur une terrasse sous les étoiles jusqu’à la fermeture de l’endroit, à 4 heures du matin. Mais en me réveillant le lendemain à midi, j’étais seul. Sur la table de la cuisine il y avait un billet ainsi rédigé : Merci. S’il vous plaît, ne cherchez pas à me retrouver. Il faut que je rentre maintenant. Je vous aime. Et c’est tout ce que je sais de la fille sans nom.

Quand j’avais quinze ans, j’avais trouvé un jour un bébé étourneau en tondant la pelouse dans notre jardin. Il avait les deux pattes cassées. C’est du moins ce que je supposai, car elles faisaient un angle bizarre avec son corps et il était assis sur son arrière-train, les plumes de la queue dressées en l’air. Au moment où je traversai son champ de vision, il renversa la tête en arrière en ouvrant le bec. Je me penchai et vis qu’il était recouvert de fourmis. Je le ramassai en les ôtant de la main. Cherchant ensuite où le mettre, je choisis un panier tapissé d’herbe fraîchement coupée, que je plaçai sur la table à pique-nique dans la tonnelle, à l’ombre des érables. J’essayai de le nourrir au compte-gouttes avec du lait, mais il le rejeta en s’étranglant. Je retournai tondre la pelouse, et quand je revins plus tard dans la journée, il y avait cinq ou six cafards dans le panier avec l’oisillon. Je les retirai avec dégoût. Le lendemain, quand je vins le nourrir avec du lait et le compte-gouttes, il y avait encore des cafards. Une nouvelle fois je nettoyai les lieux. Au cours de la journée, j’aperçus un grand oiseau noir perché sur le bord du panier. Il descendit à l’intérieur, puis s’envola. Je restai aux aguets et vis l’oiseau revenir trois fois dans la demi-heure qui suivit. En allant regarder le panier, j’y trouvai de nouveaux cafards. Je compris que l’oiseau les chassait pour les apporter au petit, en essayant de le nourrir. Et comme le petit ne pouvait pas manger, l’oiseau les laissait dans le panier. La nuit suivante un chat le découvrit. Il n’y avait plus dans le panier que quelques plumes et du sang parmi les cafards quand j’arrivai le lendemain matin avec mon lait et mon compte-gouttes.

Il existe un endroit. Un endroit où des rochers déchiquetés tournent autour d’un soleil rouge. Il y a des siècles, l’homme découvrit une race d’arthropodes intelligents qui furent nommés les Whilles. Il était impossible de traiter avec eux. Ils rejetaient les offres d’amitié de toutes les races connues. Ils tuaient nos émissaires et nous les renvoyaient découpés en morceaux. Quand nous les avions contactés, ils possédaient des engins pour se déplacer dans leur système solaire. Peu après ils développèrent le voyage interstellaire. Ils tuaient et pillaient partout où ils se rendaient. Ils ne réalisaient peut-être pas l’importance de la communauté interstellaire à cette époque, ou bien ne s’en souciaient pas. Ils ne se trompaient pas s’ils s’attendaient que les choses traînent en longueur quand on leur déclara la guerre. Il y a peu de précédents à une guerre interstellaire. Les Pei’ens sont à peu près les seuls à en avoir le souvenir. Donc nos attaques échouèrent, le restant de nos forces fut retiré, et nous entamâmes le bombardement de leur planète. Mais les Whilles étaient plus avancés technologiquement que nous ne l’avions prévu. Leur système de défense antimissiles approchait de la perfection. Il ne nous restait qu’à battre en retraite et à essayer de les contenir. Mais ils n’arrêtèrent pas leurs raids. Alors les Noms furent contactés, et l’on choisit trois faiseurs de mondes, Sangring de Greldei, Karth’ting de Mordei et moi, pour qu’ils mettent en usage leurs pouvoirs. Quelque temps après, dans le système des Whilles, loin de l’orbite de leur planète, une ceinture d’astéroïdes se mit à s’agglomérer et à se transformer en planétoïde. Roche après roche, celui-ci grossissait, tout en modifiant lentement sa trajectoire. Installés derrière nos machines, au delà de l’orbite de la plus lointaine planète, nous dirigions la croissance de ce nouveau monde et sa lente progression en spirale vers le cœur du système. Quand les Whilles s’aperçurent de ce qui se passait, ils voulurent le détruire. Mais il était trop tard. Ils ne sollicitèrent pas notre pitié et aucun d’eux ne tenta de s’enfuir. Ils attendirent que le dernier jour vienne. Les orbites des deux mondes entrèrent en intersection, et maintenant c’est un endroit où des rochers déchiquetés tournent autour d’un soleil rouge. Après ça je suis resté saoul une semaine.

Un jour, je m’étais effondré dans un désert, en essayant d’atteindre un avant-poste civilisé après avoir abandonné mon vaisseau endommagé. J’avais marché quatre jours, en passant les deux derniers sans boire ; ma gorge était comme du papier de verre et mes pieds étaient à un million de kilomètres de moi. Je finis par m’évanouir. J’ignore pendant combien de temps. Peut-être une journée entière. Puis je vis s’approcher et s’accroupir près de moi ce que je pris pour un produit de mon délire. Un être de couleur pourpre, avec une collerette autour du cou et trois protubérances cornées sur une tête de lézard. Son corps écailleux mesurait environ un mètre vingt. Il avait une petite queue et des griffes à chaque doigt. Ses yeux étaient des ellipses sombres avec des paupières nictitantes. Il tenait un long tube analogue à une tige de roseau et un petit sac. Je n’ai jamais su à quoi servait ce dernier. Il me regarda un moment avant de s’éloigner. Je roulai sur le côté pour l’observer. Il enfonçait le tube dans le sol, appliquait sa bouche à l’autre extrémité, puis le retirait pour aller le replanter ailleurs, et ainsi de suite. À la onzième reprise, ses joues se mirent à s’enfler comme des ballons. Il courut jusqu’à moi, laissant le tube en place, et me toucha la bouche avec son membre antérieur. Devinant ce qu’il voulait me faire comprendre, j’ouvris la bouche. Il se pencha vers moi et lentement, avec précaution, pour ne pas perdre une goutte, il laissa couler de sa bouche dans la mienne l’eau sale et chaude. Six fois de suite il retourna au tube et rapporta de l’eau qu’il me faisait boire de cette façon. Puis je m’évanouis à nouveau. Quand je m’éveillai, c’était le soir, et l’être me redonna de l’eau. Au matin je fus capable de marcher jusqu’au tube et de m’agenouiller à sa hauteur pour y puiser moi-même le liquide. L’extra-terrestre sortait paresseusement du sommeil dans le froid de l’aube. Quand il fut éveillé, je tirai de mes poches mon chronomètre, mon couteau de chasse et des pièces de monnaie et plaçai le tout devant lui. Il examina mes offrandes. Je les poussai dans sa direction, tout en désignant le sac dont il était porteur. Il les repoussa vers moi en faisant claquer sa langue. Alors je touchai son membre antérieur en lui disant merci dans tous les dialectes que je connaissais, et je ramassai mes affaires avant de reprendre ma route.

Une fille, un oiseau, un monde, une gorgée d’eau, et Dango la Fine Lame foudroyé de la tête aux pieds. L’après-midi suivant j’étais à la base.

Les cycles du souvenir placent la peine au même rang que la pensée, la vue, le sentiment et le perpétuel qui-quoi-pourquoi ? Le sommeil, conducteur de la mémoire, sauvegarde ma raison. Je n’en sais pas plus. Mais je ne pensais pas faire preuve de dureté ou d’indifférence en me levant le lendemain plus préoccupé de regarder devant moi que derrière.


Ce qui s’étendait devant moi, c’était une centaine de kilomètres de terrain qui devenait progressivement difficile. Le sol était plus aride et plus rocheux. Les feuilles avaient des bords dentelés et acérés.

Les arbres étaient différents, les animaux aussi. C’étaient des parodies, des créations dont j’avais été si fier. Ici mes fauvettes de minuit émettaient des croassements discordants, tous les insectes piquaient et les fleurs avaient une odeur nauséabonde. Il n’y avait pas de grands arbres élancés. Ils étaient tous tordus ou rabougris. Mes léogahs au corps de gazelle ressemblaient à des infirmes. Les petits animaux montraient les crocs et se sauvaient à mon approche. Les plus grands manifestaient de l’hostilité, et je devais les regarder fixement pour qu’ils s’écartent.

L’altitude croissante me faisait bourdonner les oreilles et j’étais toujours environné de brouillard, mais je continuais de progresser régulièrement, et à la fin de la journée je devais avoir couvert une quarantaine de kilomètres de plus.

Plus que deux jours pour arriver, pensais-je. Peut-être moins. Et un autre pour accomplir le travail.

Cette nuit-là une explosion épouvantable m’a tiré du sommeil. Je me suis levé, prêtant l’oreille aux échos de la déflagration – qui n’étaient peut-être que la vibration de mes tympans. J’ai attendu sous un arbre, l’arme à la main.

Au nord-ouest, malgré le brouillard, je distinguais une lumière : une tache orange qui grossissait.

La seconde explosion a été moins forte que la première. De même que la troisième et la quatrième. Mais à cet instant j’avais d’autres sujets de pensée.

Car sous moi la terre se mettait à trembler.

Je suis resté à la même place. L’intensité des secousses augmentait.

À en juger par la lumière qui se répandait maintenant dans le ciel, le quart de la planète était en feu.

Je ne pouvais rien faire pour le moment. J’ai rengainé mon pistolet et me suis assis sous l’arbre en allumant une cigarette. Tout cela était vraiment un peu gros. Vert Vert se donnait un mal fou pour m’affoler, mais il aurait dû savoir que je ne me laissais pas intimider pour si peu. Est-ce qu’il cherchait à me dire : « Regarde, Sandow, je mets ton monde en pièces. Qu’est-ce que tu vas faire ? » Est-ce qu’il faisait une démonstration de la puissance de Belion dans le but de mieux m’effrayer ?

Un moment j’ai caressé l’idée de chercher un nœud énergétique et de déclencher sur toute la surface du globe le plus terrifiant des orages, afin de lui faire voir à quel point j’étais impressionné. Mais j’y ai renoncé. Je ne tenais pas à le combattre à distance. Je voulais le rencontrer face à face et lui dire ce que je pensais de lui. Je voulais l’affronter en me montrant à lui et en lui demandant pourquoi il se comportait à ce point comme un imbécile – pourquoi le fait que je sois un homo sapiens avait suscité en lui tant de haine et un tel désir de vengeance.

Il savait certainement que j’étais arrivé, sinon le feu follet ne m’aurait pas conduit à Dango. Je ne courais donc pas le risque de me trahir en agissant comme je l’ai fait. J’ai fermé les yeux et incliné la tête, et j’ai appelé à moi la puissance. Je l’ai imaginé près de l’Ile des Morts, savourant son triomphe, regardant l’éruption de son volcan, la projection des cendres comme des feuilles noires, le bouillonnement de la lave, la reptation des serpents de soufre à travers les cieux – et de toute la force de ma haine je lui ai envoyé ce message :

« Patience, Vert Vert. Patience, Vervair-tharl. Patience. Dans quelques jours, je serai avec toi pour peu de temps. Pour très peu de temps. »

Il n’y a pas eu de réponse, mais je n’en attendais pas.

Le lendemain matin, ma marche est devenue encore plus malaisée. Une pluie de cendres se mêlait au brouillard et de temps en temps la terre tremblait encore. Je croisais des animaux qui fuyaient dans la direction opposée. Ils m’ignoraient complètement et j’essayais de les ignorer.

Le nord tout entier semblait embrasé. Si je n’avais possédé un sens absolu de l’orientation sur chacun de mes mondes, j’aurais juré que je me dirigeais vers le soleil levant. Toute cette affaire était bien décevante.

Dire que j’avais en face de moi un Pei’en, presque un porteur de Nom, un membre de la plus subtile race de vengeurs qui ait Jamais existé ; et il se conduisait comme un bouffon devant l’abominable homme de la Terre. D’accord, il me haïssait et il voulait me supprimer. Mais ce n’était pas une raison pour commettre un tel gâchis et oublier les traditions de sa race. Le volcan était une manifestation enfantine de la puissance que j’espérais combattre. J’en avais presque honte pour lui : se livrer à une exhibition d’aussi mauvais goût à ce stade de la partie. Même au cours de mon bref apprentissage, j’en avais assez appris sur l’art de la vengeance pour en savoir plus que lui. Je commençais à comprendre pourquoi il avait échoué à son examen final.

J’ai mangé du chocolat en marchant, pour retarder l’heure du repas et couvrir le plus de distance possible auparavant. Je voulais n’avoir plus que quelques heures de route le lendemain matin. La lumière se faisait plus intense et les cendres plus denses à mesure que j’avançais, et le sol tremblait à peu près une fois toutes les heures.

Vers midi, j’ai été attaqué par un ours. Après avoir tenté de le contrôler sans y parvenir, j’ai dû le tuer, tout en maudissant celui qui avait ainsi dénaturé son comportement.

Le brouillard s’était un peu dissipé, mais la pluie de cendres le remplaçait avantageusement. Je marchais en toussant au milieu d’un perpétuel crépuscule, et cela retardait ma progression.

Quand je me suis arrêté à la nuit tombée, j’avais quand même parcouru pas mal de terrain. Je savais que j’atteindrais le lac Achéron avant midi le lendemain.

J’ai établi mon campement au sommet d’une petite éminence, au milieu d’un nid de rochers. Après avoir nettoyé mon équipement, sorti mon plastique protecteur, allumé un feu et absorbé quelques rations alimentaires, j’ai fumé l’un de mes derniers cigares afin de contribuer pour ma modeste part à la pollution de l’atmosphère, et je me suis couché.

Je rêvais quand la chose s’est produite. Ce rêve maintenant m’échappe, à part l’impression qu’il était agréable au début, avant de se transformer en cauchemar. Je me revois m’agitant sur ma couche puis reprenant pleinement conscience. J’ai gardé les yeux fermés tout en me retournant comme si je bougeais dans mon sommeil. Ma main s’est refermée sur mon pistolet. Je suis resté là, à l’écoute du danger, l’esprit pleinement ouvert aux sensations qui pourraient l’effleurer.

J’avais sur la langue le goût de fumée et de cendre dont l’air était rempli. Je sentais sous moi l’humidité du sol. J’avais l’impression que quelqu’un, quelque chose, était à proximité, aux aguets. Quelque part sur ma droite j’ai entendu bouger une pierre. Puis le silence.

Mon doigt a affleuré la détente. J’ai pointé l’arme dans cette direction.

Alors, aussi délicatement qu’un oiseau-mouche qui visite une fleur, un contact s’est établi dans la demeure sombre où je vivais : ma tête.

Quelque chose semblait me dire : Tu es endormi, tu ne t’éveilles pas encore. Pas avant que je le permette. Tu dors et tu peux m’entendre. Il n’y a pas de raison que tu t’éveilles. Dors profondément pendant que je m’adresse à toi. Il est très important qu’il en soit ainsi…

Le message se poursuivait. Je continuais de feindre la somnolence tout en restant à l’affût d’un autre bruit révélateur.

Au bout d’une minute où j’avais dû donner la certitude que j’étais bien endormi, j’ai perçu un mouvement dans la même direction que plus tôt.

J’ai ouvert les yeux et, sans remuer la tête, j’ai scruté les ombres.

Près d’un rocher, à une dizaine de mètres, se trouvait une forme qui n’était pas là quand je m’étais endormi. Je l’ai guettée jusqu’au moment où j’ai décelé un mouvement. Quand j’ai été certain de sa position, j’ai levé le cran de sûreté de mon arme, j’ai visé soigneusement et j’ai pressé la détente. Une ligne de flammes s’est élevée sur le sol à deux mètres de la forme embusquée, et en raison de l’angle de l’impact un nuage de gravier et de poussière a été projeté en arrière.

Si tu fais un geste, je te coupe en deux, ai-je annoncé.

Puis je me suis levé pour lui faire face, en le tenant en joue. J’ai pris la parole en pei’en, car j’avais vu à la lueur des flammes que c’était bien un Pei’en qui se tenait à côté du rocher.

— Vert Vert, tu es le Pei’en le plus maladroit que j’aie jamais rencontré.

— J’admets que j’ai fait quelques erreurs, a-t-il reconnu.

J’ai ricané.

— Je ne te le fais pas dire.

— Mais il y a des circonstances atténuantes.

— Mauvaise excuse. Tu n’as pas appris correctement la leçon du rocher : il a l’air immobile mais il bouge imperceptiblement. (J’ai secoué la tête.) Comment veux-tu que tes ancêtres dorment en paix avec une vengeance sabotée à ce point ?

— Si nous devons en finir là, je crains bien qu’ils ne trouvent plus le repos.

— Pourquoi n’en finirait-on pas là ? Tu ne vas pas nier que tu m’as attiré ici dans le seul but de causer ma mort ?

— Pourquoi nierais-je l’évidence ?

— En ce cas pourquoi ne ferais-je pas ce qui est logique ?

— Réfléchis, Francis Sandow, Dra Sandow. Crois-tu qu’il soit logique que je t’approche ainsi, alors que j’aurais pu rester dans une situation de force et te laisser venir à moi ?

— Je t’ai peut-être fait peur hier soir.

— Ne me juge pas aussi instable. J’étais venu pour te placer sous mon contrôle.

— Et tu as échoué.

— Et j’ai échoué.

— Pourquoi es-tu ici ?

— J’ai besoin de tes services.

— Pour quel motif ?

— Il nous faut partir d’ici rapidement. Tu possèdes un moyen de locomotion ?

— Naturellement. De quoi as-tu peur ?

— Au cours des années, tu t’es fait quelques amis et beaucoup d’ennemis, Francis Sandow.

— Apelle-moi Frank. Il me semble te connaître depuis longtemps.

— Tu n’aurais pas dû envoyer ce message, Frank. Maintenant ta présence ici est connue. Si tu ne m’aides pas à fuir, tu devras affronter une vengeance pire que la mienne.

Un coup de vent m’a apporté l’odeur douceâtre et moisie de ce qui tient lieu de sang aux Pei’ens. J’ai allumé ma torche et l’ai braquée sur lui :

— Tu es blessé.

— Oui.

J’ai lâché la torche et j’ai été fouiller de la main gauche dans mon sac. J’en ai sorti la trousse à pharmacie que je lui ai lancée.

— Tiens, panse tes blessures, ai-je dit en reprenant la torche. Elles sentent mauvais.

Il a déroulé un pansement dont il a entouré son épaule droite et son avant-bras assez endommagés. Il a négligé une série de blessures plus superficielles sur sa poitrine.

— On dirait que tu t’es battu.

— En effet.

— Et ton adversaire est dans quel état ?

— J’ai eu de la chance. Je l’ai blessé. J’ai même failli le tuer. Mais maintenant il est trop tard.

J’avais vu qu’il n’était pas armé ; j’ai rengainé mon pistolet et me suis avancé vers lui :

— Delgren de Dilpei t’envoie ses salutations.

Il a grogné avec mépris :

— Il devait être le suivant, après toi.

— Tu ne m’as toujours pas donné de bonne raison de te laisser la vie sauve.

— Mais j’ai réussi à éveiller ta curiosité.

— Ma patience s’écoule comme le sable qui passe à travers un tamis.

— Alors c’est que tu n’as pas appris la leçon du rocher.

— Je suis dans une position qui me permet de choisir mes proverbes. Pas toi.

Il achevait ses bandages :

— Je veux te proposer un marché.

— Je t’écoute.

— Tu as un vaisseau caché quelque part. Emmène-moi à son bord.

— En échange de quoi ?

— De ta vie.

— Tu n’es pas en situation de me menacer.

— Il ne s’agit pas de menace. Je t’offre de te sauver la vie pour le moment si tu fais de même pour moi.

— Me sauver de quoi ?

— Tu sais que je peux ramener certaines personnes à la vie.

— Oui, tu as volé des bandes de rappel… Comment t’y es-tu pris, au fait ?

— La téléportation. C’est un de mes pouvoirs. Je peux transporter de petits objets d’un endroit à un autre. Il y a des années, quand j’avais commencé à te surveiller et à préparer ma vengeance, je me rendais sur Terre chaque fois qu’un de tes amis ou de tes ennemis y mourait. J’ai attendu d’avoir réuni suffisamment de fonds pour acheter cette planète, qui me paraissait l’endroit rêvé pour ce que je projetais. Il n’est pas difficile à un faiseur de mondes d’apprendre l’emploi des bandes.

— Mes amis, mes ennemis… tu leur as rendu la vie ici ?

— C’est exact.

— Pourquoi ?

— Pour qu’avant de mourir tu voies souffrir à nouveau ceux que tu avais aimés ; et pour que tes ennemis assistent à ta douleur.

— Pourquoi as-tu réservé un pareil traitement à celui qui s’appelait Dango ?

— Parce qu’il m’ennuyait. Tout en étant pour toi un exemple et un avertissement, ce traitement l’ôtait de ma présence et lui fournissait le maximum de souffrance. En ce sens, il avait trois utilités.

— Quelle était la troisième ?

— Mon amusement, bien entendu.

— Je vois. Mais pourquoi ici ? Pourquoi sur Illyria ?

— Après Terre Libre, qui est inaccessible, ce monde n’est-il pas ta création favorite ?

— Oui.

— Alors, quel meilleur endroit choisir ?

Je n’ai rien répondu et il a ajouté :

— Tu es plus fort que je ne pensais, Frank, car toi tu l’as tué, tandis que moi il m’a battu, tout en m’enlevant une chose sans prix…

Subitement je me suis revu sur Terre Libre, dans mon jardin sur le toit-terrasse, assis à côté d’un singe rasé de frais nommé Lewis Briggs. Je venais d’ouvrir une enveloppe, et mes yeux parcouraient une liste de noms.

Ce n’était donc pas de la télépathie. Simplement de la mémoire et de l’appréhension.

J’ai dit doucement :

— Mike Shandon.

— Oui. Je ne savais pas ce qu’il était, sinon je ne l’aurais pas rappelé.

J’aurais dû y penser plus tôt. J’aurais bien dû me douter qu’il les avait tous rappelés. Mais j’avais été trop obnubilé par Kathy.

— Pauvre imbécile, ai-je dit. Espèce de pauvre imbécile…


Au siècle de ma naissance, le métier d’espion était auréolé aux yeux du public d’un prestige incomparable. C’était dû en partie sans doute à un mécanisme romantique de défense face aux tensions internationales. Mais l’image devint excessive, comme doivent l’être toutes les choses qui marquent leur époque. Dans la longue histoire des héros populaires, qui va des princes de la Renaissance aux types pauvres et méritants qui travaillent dur et épousent la fille du patron, l’homme à la capsule de cyanure entre les dents, qui couche avec une adorable traîtresse et part pour des missions impossibles où le sexe et la violence sont la sténographie de l’amour et de la mort, cet homme-là atteignit son apogée dans la septième décennie du XXe siècle, et on se souvient certainement de lui avec une bonne dose de nostalgie, comme de la fête de Noël dans l’Angleterre médiévale. Bien sûr il était une abstraction par rapport à la réalité. Et les vrais espions sont encore plus ternes aujourd’hui qu’autrefois. Ils passent leur temps à récolter des détails anodins pour les transmettre à quelqu’un qui les fournit, en même temps que des milliers d’autres, à un ordinateur, et on obtient ainsi un petit fait mineur qui fait l’objet d’un obscur mémo, lequel est aussitôt répertorié pour sombrer dans l’oubli. Comme je l’ai mentionné plus haut, il y a fort peu de précédents à la guerre interstellaire, alors que l’espionnage classique a principalement trait aux questions militaires. Lorsqu’une telle extension de la politique devient pratiquement impossible en raison des problèmes de logistique, l’importance de cette fonction diminue. Les seuls réels espions de notre temps sont les espions industriels. L’homme qui remettait à la General Motors les plans microfilmés du dernier modèle Ford ou la fille qui dessinait à l’intérieur de son soutien-gorge la nouvelle ligne de Dior, les espions de ce genre se remarquaient peu au XXe siècle. Maintenant ce sont les seuls qui comptent. Le commerce interstellaire entraîne des rivalités énormes. Tout ce qui peut donner un avantage sur le concurrent – un nouveau procédé de fabrication, une formule de distribution inédite – vaut son pesant d’or. Et les services d’un véritable espion sont indispensables pour se procurer ce type de renseignement.

Mike Shandon était un véritable espion, le meilleur que j’aie jamais employé. Je ne repense jamais à lui sans une certaine envie. Il était tout ce que j’avais souhaité être.

Il avait environ cinq centimètres de plus que moi et pesait une dizaine de kilos de plus. Il possédait des yeux d’acajou poli, des cheveux noirs comme de l’encre. Il était séduisant, avec une voix bien timbrée, et il s’habillait à la perfection. Malgré ses origines (il était né sur le monde rural de Wava), il manifestait des goûts de luxe. C’était un autodidacte qui s’était façonné lui-même pendant le temps de sa réhabilitation après des actes antisociaux. Dans ma jeunesse, on aurait dit qu’il avait passé son temps à la bibliothèque de la prison après avoir été incarcéré pour des délits de droit commun. Maintenant les termes ont changé, mais cela revient à peu près au même. Cette réhabilitation fut un succès, si l’on considère qu’il mit très longtemps avant de se faire reprendre. En fait il avait presque tout pour lui, au point que c’était surprenant qu’il ait jamais pu faire un faux pas. Il était télépathe, il était doté d’une mémoire quasi photographique. Il était fort, résistant, intelligent ; il tenait bien l’alcool et les femmes lui tombaient dans les bras. Le petit élancement que je ressens en songeant à lui n’est donc pas sans fondement.

Il travaillait déjà pour moi depuis des années quand je le rencontrai pour la première fois. Découvert par l’un de mes recruteurs, il avait été envoyé à l’école spéciale d’entraînement des Entreprises Sandow (section espionnage). Il en était sorti second de sa promotion l’année suivante. En vertu de quoi il ne tarda pas à se distinguer en matière de recherche productive, comme nous appelions la chose, si bien qu’un jour je décidai de l’inviter à dîner.

Franchise et bonnes manières, c’est la seule impression qu’il me donna. Cela faisait partie de la panoplie du parfait escroc.

Les télépathes doués sont rares, c’est pourquoi Shandon valait cher. Malgré cela, il posait un problème : quels que fussent ses gains, il dépensait toujours davantage. Ce ne fut que des années après sa mort que l’on découvrit que le chantage était une de ses sources de revenus. Mais ce qui le fit épingler fut le double jeu.

Il y avait des fuites importantes aux Entreprises Sandow. Cinq ans s’écoulèrent avant qu’on sache d’où elles venaient, et à cette époque la solidité du groupe commençait à être singulièrement ébranlée.

Shandon fut donc démasqué. Ce ne fut pas facile, et il ne fallut pas moins de quatre autres télépathes pour le coincer. Il passa en justice, fut condamné et expédié sur une autre planète pour une nouvelle réhabilitation. Je signai des contrats pour la création de trois mondes, afin d’aider à remettre en selle les Entreprises Sandow. Nous arrivâmes ensuite à remonter la pente, mais non sans quelques vicissitudes.

L’une de celle-ci fut l’évasion de Shandon, quelques années plus tard. La nouvelle se répandit vite, car son procès avait fait du bruit. On se mit à le rechercher, mais l’univers est vaste.

Cette année-là j’avais choisi Coos Bay, dans l’Oregon, pour séjourner au bord de la mer à l’occasion de mon passage sur Terre. Je comptais y rester deux ou trois mois, afin de superviser la fusion de notre groupe avec deux firmes nord-américaines.

Résider face à une vaste étendue d’eau a des vertus toniques pour l’esprit le plus fatigué. Les odeurs de l’océan, les oiseaux de mer, le varech, le sable alternativement frais et chaud, sec et humide, le goût de l’air salé, la présence des eaux bleues, vertes et grises avec leur perpétuel balancement : tout cela a pour effet de susciter les émotions, d’élargir les perspectives, de laver la conscience. Chaque matin avant le petit déjeuner je me promenais au bord de la mer, et chaque soir avant de me coucher. Je m’appelais Carlos Palermo, au cas où quelqu’un s’en fût soucié. Au bout de six semaines, ce lieu m’avait revigoré et remis à neuf, sentiment agréable accru par le fait qu’avec ce projet de fusion mon empire financier retrouvait son équilibre.

J’habitais une villa blanche au toit rouge, juste au bord de la mer dans une petite baie. Le jardin donnait directement sur la plage enclose entre une falaise escarpée au sud et un amas d’arbres et de buissons au nord. Tout était paisible et j’éprouvais la même paix.

La nuit était fraîche, presque froide. La lune presque pleine dérivait à l’ouest et projetait sa lumière sur la mer. Les étoiles étaient exceptionnellement brillantes, et je voyais se profiler contre le ciel les silhouettes lointaines de huit derricks au-dessus de l’océan. Occasionnellement la surface lisse d’une île flottante renvoyait les reflets du clair de lune.

Je ne l’entendis pas arriver. Il avait dû venir par le nord à travers les buissons et attendre que je m’approche, afin de bondir sur moi avant que je sois averti de sa présence.

Il est plus facile qu’on ne pense pour un télépathe d’en surveiller un autre sans que celui-ci le sache. C’est une affaire de « blocage » : on imagine autour de soi un bouclier et on demeure aussi inerte que possible sur le plan émotionnel.

Mais il faut admettre que c’est assez difficile quand on déteste l’autre et qu’on est venu pour le tuer. C’est probablement ce qui me sauva la vie.

Je ne me rendis pas vraiment compte qu’une présence hostile était à proximité. Mais, tout en marchant le long du rivage et en respirant l’air nocturne, je ressentis une subite appréhension. Ces pensées sans nom qui parfois vous font passer des frissons dans la nuque et vous éveillent sans raison apparente au beau milieu d’une chaude nuit d’été, et vous restez là à vous demander ce qui a bien pu vous tirer du sommeil, et puis tout d’un coup vous entendez dans la pièce à côté un bruit insolite, amplifié par le silence, intensifié par votre inexplicable retour à une lucidité pleine de tension et d’attente – ces pensées me traversèrent en un instant, et mes doigts et mes orteils (vieux réflexe anthropoïde) me picotèrent, et la nuit me parut plus sombre, et la mer le réceptacle de toutes les terreurs aux tentacules mêlés aux vagues déferlant vers moi ; et dans le ciel au-dessus de moi la traînée brillante d’un transport aérien en haute atmosphère signifiait que l’appareil pouvait, à la suite d’une quelconque avarie, cesser brutalement de répondre aux commandes et fondre sur moi comme un météore.

Aussi, quand j’entendis derrière moi un pas faire crisser le sable, l’adrénaline m’avait déjà envahi.

Je fis brusquement demi-tour en m’accroupissant. Mon pied droit glissa en arrière et je me retrouvai sur un genou.

Un coup de poing sur le bord du visage me fit perdre l’équilibre du côté droit. Il avait sauté sur moi, et nous roulâmes dans le sable en nous empoignant. Inutile de crier car il n’y avait personne aux alentours et j’aurais perdu mon souffle pour rien. J’essayai de l’aveugler avec du sable, de lui donner un coup de genou dans l’entrecuisse, de l’atteindre en une douzaine d’autres points sensibles. Mais il était bien entraîné, et il était plus lourd que moi et avait de meilleurs réflexes.

Aussi étrange que cela puisse paraître, cinq minutes passèrent sans que je sache de qui il s’agissait. Nous étions dans le sable mouillé, au bord des vagues, et il m’avait déjà cassé le nez d’un coup de tête et déchiqueté deux doigts entre ses dents quand j’avais essayé de lui faire une prise à la gorge. La lune éclaira son visage luisant de sueur, et je vis que c’était Shandon, et je sus qu’il faudrait le tuer pour lui échapper. L’assommer ne suffirait pas. L’envoyer à l’hôpital ou en prison ne servirait qu’à reculer une prochaine rencontre. Il fallait qu’il meure si je voulais vivre. J’imagine qu’il se tenait le même raisonnement.

Quelques instants plus tard, je sentis quelque chose de dur et d’acéré me meurtrir le dos. Je me tortillai vers la gauche. Si un homme décide qu’il veut me tuer, peu m’importe de quelle façon je lui rends la pareille. Le principal est d’être le premier.

Une vague déferla sur moi et Shandon me repoussa la tête en arrière pour la maintenir dans l’eau. Au même moment ma main droite se refermait en tâtonnant sur le quartier de roc que j’avais senti.

Le premier coup le toucha à l’avant-bras qu’il avait levé pour se défendre. Les télépathes ont un certain avantage dans un combat, car ils devinent souvent les intentions de leur adversaire.

Mais c’est terrible de savoir ce qui va se passer et de ne pas être en mesure de l’empêcher. Mon second coup l’atteignit dans l’orbite de l’œil gauche, et il dut voir sa mort venir car il se mit alors à hurler comme un chien, juste avant que je lui réduise la tempe en bouillie. Je le frappai encore deux fois pour faire bonne mesure, puis je le repoussai et roulai sur le côté, lâchant le quartier de roc qui tomba en clapotant parmi les vagues.

Je restai longtemps sur le dos à contempler en clignant des yeux les étoiles, le corps lavé par les vagues, pendant que le cadavre de mon ennemi oscillait doucement à un mètre de moi.

En reprenant mes esprits, je le fouillai, et dans ses poches je trouvai entre autres un pistolet, chargé et prêt à fonctionner.

Autrement dit il avait préféré me tuer de ses mains. Il s’en était jugé capable, il avait choisi ce risque plutôt que de m’abattre de loin, dans l’ombre. Il avait eu le courage de suivre ce que lui dictait sa haine. S’il s’était servi de son intelligence, il aurait pu être le plus dangereux de tous mes adversaires. J’en éprouvais pour lui du respect. Si j’avais été à sa place, j’aurais choisi le moyen le plus facile. Seules mes émotions me poussaient occasionnellement à la violence, mais je ne les laissais pas me tracer ma conduite.

Je signalai l’agression, et Shandon fut enterré sur Terre. Quelque part à Dallas, il était devenu une bande magnétique qu’on tient dans la paume de la main : un objet de quelques dizaines de grammes, rassemblant tout ce qu’il avait jamais été ou espéré être. Et au bout de trente jours, cette bande aussi serait détruite.

Des semaines plus tard, la veille de mon départ, je me tenais à ce même endroit, de l’autre côté de la grande mare face à la baie de Tokyo, et je pensais qu’une fois qu’on y a été englouti, on ne revient plus. Le reflet des étoiles était tordu et déformé, comme dans le subespace, et quelque part, sans que je le sache, un homme vert était en train de rire. Il était allé à la pêche au fond de la baie.

— Espèce de pauvre imbécile, ai-je dit.

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