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De part et d’autre de la table où s’entassaient les reliefs du repas, nous nous dévisagions, Lewis Briggs et moi. Ses papiers attestaient qu’il était un agent du Bureau d’Espionnage Central terrien. Il avait l’air d’un singe rasé de frais. C’était un petit bonhomme ratatiné au regard en alerte, qui devait avoir dépassé l’âge de la retraite. Il avait un peu bredouillé en se présentant, mais le dîner l’avait détendu et il était maintenant plus à l’aise.

— Excellent repas, Mr Sandow, a-t-il reconnu. Maintenant, si vous le permettez, j’aimerais que nous parlions de l’affaire qui m’amène.

— En ce cas, montons prendre l’air sur la terrasse, nous serons mieux pour discuter.

Nous avons quitté la table en emportant nos verres et je l’ai mené à l’ascenseur. Cinq secondes plus tard, celui-ci nous déposait au niveau du toit-terrasse aménagé en jardin. J’ai désigné deux fauteuils sous un marronnier :

— Ici ?

Avec un signe d’approbation, il s’est installé. Nous avons humé un moment la brise fraîche du crépuscule.

— J’admire, a-t-il remarqué, cette faculté que vous avez de satisfaire vos moindres caprices.

— Ce caprice où nous sommes installés, ai-je répondu, est un camouflage qui rend les bâtiments indécelables par voie aérienne.

— Oh ! je n’y avais pas songé.

Il a refusé le cigare que je lui offrais. J’ai allumé le mien en lui demandant :

— Bon, que me voulez-vous ?

— Consentirez-vous à m’accompagner sur Terre pour parler à mon chef ?

— Non. J’ai déjà répondu par lettre à cette question une douzaine de fois. La Terre me porte sur les nerfs, elle me rend malade. C’est pour cette raison que je vis ici. La Terre est surpeuplée, bureaucratique, malsaine, elle est en proie aux psychoses de masse. Vous pouvez parler à la place de votre chef et vous lui transmettrez ma réponse.

— Normalement, ce sont des questions qu’on règle à l’échelon divisionnaire.

— Désolé. Si vous voulez, je peux envoyer d’ici un câble chiffré.

— La réponse nous coûterait trop cher. Notre budget est serré, vous savez.

— Bon Dieu, je paierai la réponse ! N’importe quoi pour arrêter ce flot de courrier.

— Oh ! non, surtout pas, a-t-il déclaré sur un ton de panique. Ça ne s’est jamais fait, et avec les heures qu’il faudrait pour calculer comment vous imputer les frais, ça ne serait pas rentable.

Intérieurement j’ai pleuré sur toi, ma Terre maternelle, et sur les prodiges qui ont été accomplis à ta surface. Un gouvernement voit le jour, il devient florissant, il fortifie son nationalisme et agrandit ses frontières, puis vient le temps de la solidification, de la division du travail en spécialisations, du morcellement des responsabilités, des courroies de transmission. Max Weber a parlé de tout cela. Il a vu la nécessité de la bureaucratie dans l’évolution de toutes les institutions, et il a vu que c’était un bien. Oui, il a vu que la bureaucratie était bonne et nécessaire. Nécessaire, peut-être, à condition d’ajouter à ce mot une virgule, puis la mention « grand Dieu » suivie d’un point d’exclamation. Car dans l’histoire de toute bureaucratie il arrive une époque où elle se met à parodier ses propres fonctions. Il n’y a qu’à voir ce que la désagrégation de la grande machinerie austro-hongroise a fait à ce pauvre Kafka, et celle de la russe à Gogol. Ça les a fait sortir de leur cocon, les pauvres diables, et voilà maintenant que j’avais devant moi un homme qui avait survécu à quelque chose de bien plus profond sans que la durée de ses jours en soit raccourcie. Cela m’indiquait que son niveau d’intelligence était légèrement inférieur à la moyenne, qu’il présentait des conflits émotionnels, un sentiment d’insécurité ou une moralité douteuse, à moins qu’il ne fût un masochiste à tous crins. Car ces machineries neutres où se combinent, dans ce qu’elles ont de pire, les images paternelle et maternelle – à savoir la chaleur du sein et l’autorité du maître omniscient – sont un pôle d’attraction rêvé pour les êtres faibles. Et c’est pourquoi, ma Terre maternelle, j’ai pleuré sur toi intérieurement à cet instant de l’immense parade qu’on nomme le Temps : les clowns défilent, et chacun sait qu’au fond d’eux ils ont le cœur brisé.

— Alors dites-moi ce que vous voulez et je vous répondrai, ai-je repris.

D’une poche il a sorti une enveloppe cachetée qu’il m’a tendue sans que j’y accorde une attention extrême.

— Si vous ne consentiez pas à venir sur Terre avec moi, je devais vous remettre ceci.

— Et si j’avais accepté de venir, qu’en auriez-vous fait ?

— Je l’aurais rendu à mon chef.

— Pour qu’il puisse me le donner lui-même ?

— Sans doute, a-t-il reconnu.

Déchirant l’enveloppe, j’en ai tiré une simple feuille de papier. Je l’ai regardée de près dans la lumière incertaine. C’était une liste de six noms. Je l’ai lue en conservant un visage impassible.

Tous ces noms appartenaient à des gens que j’avais aimés ou haïs, et qui reposaient chacun quelque part dans une tombe.

Et tous avaient fait l’objet d’une photographie récemment tombée sous mes yeux.

Tout en exhalant un nuage de fumée, j’ai replié la liste, l’ai remise dans l’enveloppe, et j’ai jeté celle-ci sur la table qui nous séparait.

— Qu’est-ce que ça signifie ? ai-je demandé au bout d’un moment.

— Ils sont tous potentiellement vivants, a-t-il répondu. Je vous demande de détruire cette liste le plus tôt possible.

— D’accord. Mais pourquoi sont-ils potentiellement vivants ?

— Parce que leurs bandes de rappel ont été volées.

— Comment ?

— Nous l’ignorons.

— Pourquoi ?

— Nous ne le savons pas non plus.

— Et vous êtes venu me voir… ?

— Parce que vous êtes le seul lien à notre connaissance. Toutes ces personnes étaient de vos intimes.

Ma première réaction était l’incrédulité, mais je la dissimulais. Les bandes de rappel sont la seule chose de l’univers que j’aie toujours considérée comme inviolable, inaccessible, durant leurs trente jours d’existence que suit une destruction définitive. J’avais essayé une fois de m’emparer de l’une d’elles, et j’avais échoué. Elles sont protégées par des gardiens incorruptibles et des chambres fortes impénétrables.

C’est en partie à cause d’elles que je ne visite plus guère la Terre. Je n’aime pas l’idée de porter, même temporairement, une plaque de rappel. Les Terriens d’origine en ont une implantée à la naissance, et la loi exige qu’ils la portent aussi longtemps qu’ils demeurent sur la planète. Les gens qui viennent sur Terre pour y résider doivent obligatoirement en recevoir une. Et on en fait porter même aux simples visiteurs pour la durée de leur séjour.

Leur action consiste à fournir la matrice électromagnétique du système nerveux. Elles enregistrent le flux changeant de chaque individu, aussi unique en son genre qu’une empreinte digitale. Leur fonction est de transmettre le tracé de ce flux au moment de la mort. La mort est le doigt qui presse la détente, le projectile est la psyché, et la cible est une machine. C’est une énorme machine, dont le rôle est de graver le résultat de cette transmission sur une bande magnétique qu’on tient dans la paume de la main : un objet de quelques dizaines de grammes, rassemblant tout ce qu’un homme a jamais été ou espéré être. Et au bout de trente jours, la bande est détruite. C’est prévu ainsi.

Au cours des siècles passés, il y a eu pourtant un petit nombre d’exceptions dans des cas bien déterminés. Car la raison d’être de cette étrange et coûteuse organisation est la suivante : certains individus importants, quand ils meurent subitement sur Terre à un moment crucial de leur existence, quittent cette vallée de larmes en possession d’informations vitales pour les intérêts économiques ou technologiques de la planète. Tout le système du rappel est conçu pour que ces renseignements ne soient pas perdus. Mais, si perfectionnée soit-elle, la machine ne peut pas tirer l’information de la seule matrice enregistrée. C’est pourquoi, pour chaque porteur de plaque, il y a aussi quelque part une culture tissulaire congelée provenant d’un prélèvement effectué sur lui. Cette culture, associée à la bande, est également maintenue pendant les trente jours qui suivent la mort, avant d’être détruite elle aussi. Mais si le rappel se révèle nécessaire, un nouveau corps tout entier est fabriqué à partir de la culture, dans un CCA (un caisson de croissance accélérée), et ce corps reproduit l’original fidèlement dans les moindres détails, excepté pour le cerveau qui est une cire vierge. Sur ce dernier on superpose alors la matrice enregistrée, ce qui fait que l’individu rappelé possède chaque pensée et chaque souvenir de son prototype au moment de sa mort. Il est donc en état de fournir les informations que le Congrès mondial a jugées suffisamment précieuses pour autoriser le rappel. Une installation de sécurité à toute épreuve protège l’ensemble du système, qui est abrité dans une forteresse de cinq cents mètres carrés de superficie à Dallas.

— Vous pensez que c’est moi qui ai volé les bandes ? ai-je demandé.

Il a décroisé les jambes sans me regarder :

— Vous admettrez qu’il y a un rapport entre ces noms et vous.

— Oui. Mais je ne suis pas l’auteur des vols.

— Vous admettrez aussi que vous avez jadis été accusé de tentative de corruption d’un fonctionnaire gouvernemental en vue d’obtenir la bande de votre première femme, Katherine.

— Je n’ai pas à m’en cacher, puisque l’affaire a été de notoriété publique. Mais elle s’est terminée par un non-lieu.

— Exact… parce que vous pouviez vous offrir les meilleurs avocats, et que votre plan avait échoué. Mais ça n’a pas empêché le vol de la bande d’avoir lieu ensuite, et il s’est passé des années avant que nous découvrions qu’elle n’avait pas été détruite comme prévu. On ne peut rien prouver contre vous, je sais, ni rien tenter à votre égard puisque cette planète ne relève pas de notre juridiction. Il n’y a aucun moyen de vous atteindre.

J’ai souri de sa façon de prononcer le mot atteindre. Moi aussi j’ai mon installation de sécurité.

— Et que pensez-vous que j’aurais fait de la bande si je l’avais obtenue ?

— Vous êtes riche, Mr Sandow. Vous êtes l’un des rares à avoir les moyens de reproduire la machine de rappel. Et votre formation…

— J’avoue avoir entretenu ce projet. Mais je n’ai pas eu la bande, donc je ne l’ai jamais mis à exécution.

— Dans ce cas comment expliquez-vous les autres vols ? Ces vols échelonnés sur des siècles et concernant toujours vos amis ou vos ennemis.

— Je n’ai rien à expliquer car je ne vous dois aucune explication. Je vous répète simplement que je n’en suis pas l’auteur. Je ne possède pas ces bandes, je ne les ai jamais possédées. J’ignorais jusqu’à maintenant qu’on les avait prises.

Prises, grand Dieu ! Les bandes renfermant la personnalité de ces six êtres !

— En admettant que ce soit vrai, a-t-il dit, auriez-vous un indice qui nous mette sur la piste ?

— Je n’en ai pas, ai-je répondu, tout en voyant en imagination l’Ile des Morts et en sachant ce que j’avais à découvrir.

— Je dois vous faire remarquer, a repris Briggs, que nous ne refermerons pas le dossier avant d’avoir éclairci l’affaire.

— Je vois. Au fait pouvez-vous me dire combien de cas non résolus figurent à vos dossiers ?

— Là n’est pas la question. Le principe demeure : nous ne les enterrons jamais.

— C’est simplement que j’avais entendu dire qu’il y en avait pas mal, dont certains qui commencent à sentir fortement le moisi.

— Donc vous refusez de coopérer ?

— Je ne refuse pas. Je ne peux pas. Je n’ai rien à vous offrir.

— Et vous ne regagnez pas la Terre avec moi ?

— Pour entendre votre chef répéter ce que vous venez de me dire ? Très peu pour moi. Dites-lui que je suis désolé, que je l’aiderais si je pouvais, mais que je ne vois pas comment.

Il s’est levé :

— Bon. Je crois que je vais partir. Merci pour le dîner.

— Restez pour la nuit, lui ai-je proposé. Autant dormir dans un lit confortable avant de vous en aller.

Il a secoué la tête :

— Je vous remercie, mais c’est impossible. Je suis payé à la journée et je dois justifier de mon emploi du temps en détail.

— Comment arrivent-ils à vous payer à la journée quand vous voyagez dans le subespace ?

— C’est un calcul très compliqué, a-t-il répondu.


J’ai attendu le courrier. Il est distribué par une grande machine qui capte les messages émis à destination de Terre Libre, les transforme en lettres et transmet celles-ci au secrétaire automatique, lequel les trie et les expédie dans les corbeilles de réception. Et cette attente, je l’ai mise à profit en préparant mon départ pour Illyria. Sans lâcher Briggs d’une semelle, je l’avais accompagné à son vaisseau et j’en avais surveillé l’envol de mes écrans d’observation. Je serais peut-être amené à le revoir un jour, lui ou son chef, si je découvrais la vérité et décidais de la révéler. De toute évidence, celui qui avait projeté de m’amener sur Illyria ne faisait pas ça pour organiser une simple réunion amicale. C’est pourquoi mes préparatifs incluaient notamment le choix des armes. Tout en sélectionnant les plus petites et les plus meurtrières de mon arsenal, je réfléchissais au vol des bandes.

Briggs avait raison. Il fallait être très riche pour se permettre de reproduire l’équipement enfermé à Dallas. Sans compter que la chose nécessitait des travaux de recherches, car certaines des techniques employées restaient protégées par des brevets. J’ai cherché parmi mes concurrents. Douglas ? Non. Il avait beau me haïr, il n’aurait pas été imaginer un moyen aussi compliqué de me nuire, à supposer qu’il ait décidé que cela en valait la peine. Krellson ? Il l’aurait fait s’il avait pu, mais je le surveillais de si près qu’il n’aurait jamais eu l’occasion de réaliser un plan de cette envergure. Dame Quoil de Rigel ? Elle devait être maintenant au bord de la sénilité. Ses filles, qui dirigeaient son empire, ne se seraient pas payé le luxe d’une revanche aussi coûteuse, j’en suis persuadé. Qui, alors ?

J’ai fouillé dans mes archives ; il n’y avait aucune trace de transaction récente. Pour plus ample information, j’ai envoyé un câble à l’Office d’Enregistrement Central pour ce secteur stellaire. Mais, avant que la réponse arrive, j’ai reçu celle de Marling à mon message expédié de Driscoll.

Viens sur Megapei immédiatement : telle était sa teneur. Rien d’autre, aucune des formules fleuries caractéristiques de la langue écrite pei’enne. Simplement cette injonction dont la sécheresse dénotait le caractère d’urgence. Ou l’état de Marling avait empiré plus vite qu’il ne le prévoyait, ou j’avais mis dans le mille avec ma demande de renseignement.

J’ai laissé des instructions pour faire suivre la réponse de l’OEC à Megapei, Megapei, Megapei, et j’ai décollé sur-le-champ.

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