CHAPITRE SEPT

Vers minuit, Snevar et moi partageâmes les dernières gouttes de la cruche où refroidissait le vin chaud. Nous venions de débattre sur la meilleure manière de porter à la connaissance des clients de l’hôtel cette nouvelle donnée de leur existence — le fait qu’ils étaient emmurés vivants. Nous en avions profité pour résoudre quelques problèmes ayant valeur plus universelle, et entre autres : l’humanité était-elle condamnée à s’éteindre ? (oui, elle l’était, mais nous-mêmes ne serions pas témoins de l’extinction) ; se rencontrait-il dans la nature des phénomènes inaccessibles aux efforts cognitifs de l’homme ? (oui, il s’en rencontrait, mais nous n’en avions pas connaissance) ; le saint-bernard nommé Lel était-il une créature douée de raison ? (oui, il l’était, bien que fût nulle la possibilité d’en convaincre les savants crétinisés) ; l’Univers se trouvait-il sous la menace de la célèbre mort thermique ? (non, la menace était écartée, il suffisait de se souvenir que dans la grange attenante à l’hôtel reposaient les moteurs à mouvement perpétuel de la première, et même de la seconde génération) ; quel était le sexe de Brunn ? (je restai fort perplexe sur le sujet, et quant à Snevar, il défendit une idée étrange — Brunn était un zombi, c’est-à-dire un cadavre asexué, animé par des procédés magiques)…

Kaïssa avait fini de mettre de l’ordre dans la salle à manger, et maintenant que les montagnes de vaisselle s’étaient évanouies elle se présentait pour demander la permission d’aller se coucher. Nous l’y autorisâmes. Le patron l’accompagna des yeux au moment où elle sortait, et se plaignit de sa solitude et du fait que sa femme l’avait quitté. Enfin, quitté… façon de parler… rien n’était jamais aussi simple… bref, il se retrouvait à présent sans femme. Je lui répondis que je ne lui conseillais pas d’épouser Kaïssa. En premier lieu, cela nuirait au bon fonctionnement de l’établissement. Et, deuxième point, Kaïssa aimait beaucoup trop les hommes pour devenir une bonne épouse. Le patron en convint aisément ; il y avait beaucoup pensé et était parvenu à des conclusions similaires. Mais, remarqua-t-il, à qui d’autre pouvait-il bien se marier dans les conditions où nous nous trouvions, tous emmurés dans cette vallée jusqu’à la fin des temps ? Formuler un nouveau conseil à ce moment de la discussion dépassait mes faibles forces. Je me contentai d’exprimer mon repentir ; par mon mariage de ce soir j’avais en quelque sorte épuisé l’unique possibilité qui eût pu encore s’offrir au patron. Cette pensée était insupportable, et bien que Snevar m’eût généreusement absous de tous mes péchés, je continuai à me voir sous les espèces d’un type égoïste, peu scrupuleux de léser les intérêts de son prochain. Fouetté donc par cette révélation intime des répugnantes facettes de ma personne, et inspiré par l’espoir qu’ainsi je les compenserais, je décidai de confier au patron toutes les subtilités techniques liées à la confection de faux billets de loterie. Le patron me prêtait une oreille attentive, mais cela me sembla insuffisant, et je lui ordonnai de tout prendre en note. « Autrement vous allez oublier ! répétai-je avec désespoir. Vous vous réveillerez à jeun et vous aurez tout oublié !…» Le patron fut saisi d’une peur bleue à l’idée de ces secrets qui menaçaient de s’évaporer en quelques heures, et il m’ordonna à son tour de réaliser sur-le-champ des exercices pratiques, afin de commencer son entraînement. Je crois que c’est à ce moment exact que Lel le saint-bernard se dressa brusquement sur ses pattes et aboya, en une brève et sourde émission de voix. Le patron lui décocha un regard interrogateur.

« Comment ? » dit-il sévèrement.

Lel aboya deux fois de suite et se dirigea vers le hall.

« Ah ! dit le patron en quittant son fauteuil. Nous avons un visiteur. »

Nous partîmes sur les traces de Lel, irradiant l’hospitalité jusqu’au bout des ongles. Lel s’était arrêté devant la porte d’entrée. De l’autre côté du panneau on entendait des sons étranges : quelque chose comme un mélange de raclements et de pleurnichement aigus. J’agrippai le patron par le bras.

« Un ours ! murmurai-je. Un grizzly ! Vous avez un fusil ? vite !

— J’ai bien peur que ce ne soit pas un ours », estima le patron, retrouvant sa fameuse voix étouffée. « J’ai bien peur que ce ne soit LUI, finalement. Il faut ouvrir.

— Rien ne nous y oblige ! protestai-je.

— Si. Il avait payé pour deux semaines, et il n’a pas occupé sa chambre plus de sept jours. Nous n’avons pas le droit de le laisser dehors. Je ne veux pas que l’on me retire ma licence. »

Sur le seuil, les griffures et les couinements continuaient. Lel avait un comportement bizarre : il se tenait en face de la porte, mais de flanc, en tournant vers le panneau une tête étonnée et en reniflant bruyamment, toutes les trois ou quatre secondes. L’attitude typique d’un chien confronté pour la première fois de sa vie à un fantôme. Je me torturai la cervelle pour en extraire des justifications au fait que nous n’allions pas ouvrir ; mais le patron avait pris de son côté une décision indépendante. Il eut un geste hardi en direction du verrou et tira la targette.

La porte s’écarta, et à nos pieds vint lentement ramper un corps empêtré de neige. Nous nous précipitâmes sur lui, et avec l’aide du saint-bernard nous le traînâmes dans le hall et le retournâmes aussitôt sur le dos. L’homme couvert de neige poussa un gémissement et se déplia. Il avait les yeux fermés ; son long nez avait la couleur de la craie.

Sans perdre une seconde, le patron déploya une activité forcenée. Il alla réveiller Kaïssa, lui ordonna de faire chauffer de l’eau, déversa entre les lèvres de l’inconnu son verre de vin chaud, lui frotta le visage avec une moufle de laine, puis déclara qu’il fallait le transporter dans la salle de douche. « Peter, prenez-le sous les aisselles, dit-il, je vais le prendre par les jambes…» J’obtempérai, me baissai, et éprouvai un choc : l’inconnu était manchot et privé de son bras droit à hauteur de l’épaule. Nous portâmes le malheureux jusqu’à la salle de douche et nous l’installâmes sur le banc ; Kaïssa ensuite accourut, vêtue en tout et pour tout de sa chemise de nuit ; et le patron me dit qu’il allait se charger de la suite des opérations et que mon aide serait à présent superflue.

Je revins au salon et avalai le fond de mon verre. J’avais la tête on ne peut plus lucide, et je me sentais capable de procéder à des analyses et à des déductions avec une vitesse extraordinaire. De toute évidence, les vêtements de l’inconnu n’étaient pas conformes à la saison. Une petite veste courte, des pantalons étroits, des chaussures à la mode. Seul un automobiliste aurait pu avoir ce genre de tenue en traversant les montagnes. Il avait donc eu un problème avec son véhicule et ce problème l’avait obligé à marcher à pied jusqu’à l’hôtel. Et pour qu’il arrive ici gelé et dans un tel état d’épuisement, le chemin qu’il avait parcouru avait dû être considérable. Puis je compris. Clair comme de l’eau de roche : il venait ici en voiture et il s’était trouvé sous l’avalanche au Goulot de Bouteille. Cet homme était un ami de Heenkus ! Évidemment ! Il fallait réveiller Heenkus… Peut-être d’autres personnes étaient-elles encore dans l’auto, blessées au point de ne pouvoir se déplacer ? Ou mortes ?… Heenkus devrait pouvoir le dire…

Je bondis hors du salon et courus au premier étage. Comme je frôlais la porte de la douche, j’entendis les cataractes de l’eau, ainsi que les chuchotements furieux que le patron répandait contre la bêtise de Kaïssa. La lumière du couloir était éteinte, et il me fallut un moment avant de mettre la main sur l’interrupteur, puis pendant un moment à peu près équivalent je heurtai à la porte de Heenkus. Heenkus ne réagissait pas. Mais alors, cela signifie qu’il est toujours sur le toit ? pensai-je, horrifié. Il ne pouvait tout de même pas roupiller là-haut ! Et s’il était déjà mort gelé ? Je fonçai au grenier, escaladai les marches quatre à quatre et émergeai dehors. Oui, il était bien là, sur le toit. Assis dans sa pose habituelle, renfrogné, la tête dissimulée derrière son énorme col relevé, les mains englouties dans les poches.

« Heenkus ! » croassai-je.

Pas le moindre mouvement. Je courus à lui et lui empoignai l’épaule. Ça alors ! Heenkus soudain s’était tassé de manière bizarre, et sous ma main sa chair n’offrait aucune résistance.

« Heenkus ! » m’écriai-je, au bord de la panique. Dans un geste instinctif mon bras s’était projeté en avant, afin de l’empêcher de s’effondrer sur sa chaise.

Les pans de la pelisse s’écartèrent, et depuis ses profondeurs roulèrent plusieurs mottes de neige ; le bonnet de fourrure tomba ; et seulement alors je m’aperçus que je ne secouais pas Heenkus, que Heenkus avait été remplacé par un vague bonhomme de neige que l’on avait affublé de sa pelisse. Cette constatation acheva de me dégriser. Je jetai un regard circulaire. La lune, petite et brillante, venait juste d’atteindre la verticale de l’auberge, et tout était visible comme en plein jour. On distinguait une grande quantité d’empreintes qui paraissaient toutes semblables, mais il était fort difficile de déterminer qui avait été à leur origine. Près de la chaise longue la neige avait été foulée et éparpillée, elle abondait en cavités diverses ; on pouvait voir là les traces d’un corps à corps, mais aussi, tout simplement, les restes de la confection d’un bonhomme de neige. Aussi loin que pouvaient porter les yeux, la plaine était déserte, couverte d’une neige immaculée ; le ruban sombre de la route disparaissait au nord dans l’ouate d’une brume gris-bleu qui cachait l’entrée du Goulot de Bouteille.

Stop ! pensai-je, désireux de me reprendre en main. Et si j’essayais de définir la raison qui aurait pu pousser Heenkus à effectuer une telle mise en scène ? Nous faire croire qu’il était sur le toit, évidemment. Un alibi qui lui permettait d’être au même moment dans un lieu tout autre, où il accomplissait tranquillement ses petits trafics… tuberculeux de pacotille, déguisé en pauvre bougre… Mais quels petits trafics ? Et où ? J’observai à nouveau attentivement la terrasse, avec l’ambition de déchiffrer l’énigme que dévoilaient toutes ces traces ; mais je n’y comprenais goutte. Je fouillai un peu dans la neige et dénichai deux bouteilles. L’une était vide, mais l’autre contenait encore du brandy. Et ce brandy non ingurgité m’accabla. Je me rendais compte que si Heenkus avait cru possible d’abandonner à tous les diables pour au moins trois couronnes de brandy, c’est que les événements avaient vraiment pris mauvaise tournure. Je descendis lentement au premier étage et recommençai à cogner à la porte de Heenkus, avec le même insuccès. À tout hasard, j’appuyai sur la poignée ; et la porte s’ouvrit. J’étais prêt à toutes les éventualités ; j’entrai en tendant un bras devant ma figure, afin de parer une attaque surgie de l’obscurité. De l’autre main, je balayai le mur à la recherche de l’interrupteur et allumai aussitôt. Rien ne semblait avoir changé depuis ma première visite ; les valises étaient à la même place, mais toutes deux étaient grandes ouvertes. Heenkus n’était pas dans sa chambre, cela va de soi ; et d’ailleurs je ne m’étais guère attendu à l’y trouver. Je m’accroupis au-dessus des valises et une nouvelle fois en examinai soigneusement le contenu. Là encore, rien n’avait changé. Sinon ce petit détail : la montre en or s’était volatilisée, ainsi que le Browning. Si Heenkus s’était enfui, il n’aurait pas oublié son argent. Or la liasse était là, épaisse, considérable. Il ne s’était donc pas enfui. Il était donc toujours à l’intérieur de l’auberge. Et s’il avait quitté sa chambre, c’était avec l’intention d’y revenir.

Une chose désormais était évidente : il se préparait une action criminelle. Un meurtre ? Un vol à main armée ? Je chassai rapidement l’éventualité du meurtre. Je n’arrivais pas à concevoir qui parmi les habitants de l’hôtel pouvait bien être assassiné, et pour quel motif. Puis je me rappelai le billet adressé à du Barnstokr et je me sentis excessivement mal à l’aise. Pourtant, le message avait précisé que le meurtrier n’agirait que dans le cas où du Barnstokr tenterait de fuir…

J’éteignis la lampe et ressortis dans le couloir en tirant la porte derrière moi. J’atteignis la chambre de du Barnstokr et pressai légèrement la poignée. La serrure était fermée à clé. Je frappai. Personne ne répondit. Je frappai une deuxième fois et appliquai l’oreille contre le trou de la serrure. Visiblement écrasé encore de sommeil, du Barnstokr prononça d’une voix pâteuse : « Une petite seconde, j’arrive…» Ouf ! La vieil homme était bien vivant, et il ne s’apprêtait pas à fuir ! Comme je ne me sentais pas l’envie de m’expliquer avec lui, je filai sur le palier et me plaquai contre le mur, sous l’escalier qui menait au grenier. Une minute passa, puis j’entendis la clé qui tournait ; la porte grinça sur ses gonds. Puis du Barnstokr protesta avec un certain ébahissement : « C’est bien étrange, quand même…» Puis la porte grinça à nouveau et la clé pivota avec un claquement bref. De ce côté, tout était en ordre. Pour l’instant.

Non ; décidément, je n’arrivai pas à me faire à cette idée. Un meurtre ? Non, ce n’était pas sérieux ; on avait envoyé le message à du Barnstokr par pure plaisanterie, ou alors dans le but de détourner l’attention. Et cette hypothèse de vol avec menaces ? Voyons, qui aurait-on pu choisir comme objectif valable ? À ma connaissance, seules deux personnes étaient riches parmi les habitants de l’hôtel : Moses et le directeur. Bien. Parfait. Tous deux logeaient au rez-de-chaussée. Les chambres des Moses à l’aile sud, le coffre du directeur à l’aile nord. Entre les deux, le hall. Si je montais la garde dans le hall… Mais on pouvait aussi rejoindre le bureau du directeur par le haut, en empruntant l’escalier de service qui reliait la salle à manger à la cuisine, et ensuite en traversant l’office. Bon, il suffirait de bloquer la porte de l’office de l’extérieur… Voilà, c’était décidé : je passerais la nuit dans le hall, quitte à aviser plus tard, au début de la matinée. Soudain je me souvins du manchot inconnu. Hum… Tout indiquait qu’il s’agissait d’un ami de Heenkus ; et donc d’un complice. Il avait peut-être vraiment été victime d’une panne dans les montagnes ; mais peut-être aussi jouait-il la comédie ? Peut-être participait-il à une mise en scène, complétant celle du bonhomme de neige ?… Non, messieurs, nous n’allions pas tomber dans votre piège !

Je descendis dans le hall. Il n’y avait plus personne dans la salle de douche. Au centre du hall se tenait Kaïssa ; sa physionomie exprimait toute l’hébétude dont elle était capable ; le bas de sa chemise de nuit était mouillé et elle serrait sur sa poitrine une brassée d’habits froissés, trempés, les affaires de l’inconnu. À l’aile sud, les lampes étaient allumées ; la chambre vide située en face du salon avait porte close, mais on y entendait le chuchotement grave du patron. Il était facile d’en déduire que l’inconnu avait été transporté là, solution qui semblait être la meilleure, la plus sage en tout cas : on voyait mal comment un homme à moitié mort aurait supporté d’être traîné jusqu’à l’étage…

Kaïssa venait de recouvrer ses esprits. Elle s’ébranlait en direction de la partie privée de l’hôtel, mais je la retins. Je lui ôtai des mains sa brassée de vêtements et me mis à en fouiller les poches. Et là, nouvelle bouffée de stupeur : les poches se révélaient vides. Totalement vides. Je ne trouvai ni argent, ni papiers, ni cigarettes, ni mouchoir. Rien.

« Qu’est-ce qu’il a sur lui en ce moment ? demandai-je.

— Sur qui donc ? » s’informa-t-elle à son tour, et je la laissai tranquille.

Je lui restituai les vêtements et partis me rendre compte par moi-même. L’inconnu était allongé dans le lit, la couverture ramenée sous le menton. Le patron lui versait entre les lèvres de petites cuillerées d’un liquide fumant et répétait avec une grande force de conviction : « Il le faut, monsieur, c’est nécessaire… Il faut transpirer, maintenant… Il va falloir bien transpirer…» Aucun doute : l’aspect de l’inconnu était effrayant. Son visage était bleu sombre, avec la pointe du nez blanche comme neige ; l’œil gauche se crispait douloureusement, tandis que son homologue droit restait fermé. Il râlait faiblement à chaque inspiration. S’il s’agissait là d’un complice, il ne valait pas grand-chose. Je devais malgré tout lui poser quelques questions. Au cas où.

« Vous êtes seul ? » dis-je.

Il me regarda sans répondre à travers les paupières presque rejointes de son œil le moins abîmé ; il ne cessait de gémir tout bas.

« Quelqu’un était-il avec vous dans la voiture ? dis-je, en articulant le mieux possible. Ou bien êtes-vous venu seul ? »

L’inconnu entrouvrit la bouche, souffla un peu et referma les lèvres.

« Il est très faible, commenta le patron. Son corps ressemble à un chiffon.

— Bon sang de bon sang ! grommelai-je. Il faut que quelqu’un aille voir ce qui s’est passé au Goulot de bouteille.

— Très juste, approuva le patron. Il y a peut-être des gens coincés là-bas… À mon avis, ils ont dû se faire surprendre sous l’avalanche.

— Et c’est vous qui irez », décidai-je. À ce moment l’inconnu commença à parler.

« Olaf, dit-il, avec une intonation plate. Olaf Andvaravors… Appelez. »

J’éprouvai un nouveau choc.

« Bien sûr », dit le patron en posant sur la table la tasse de boisson chaude. « Je vais le chercher.

— Olaf…», répéta l’inconnu.

Le patron sortit, et je m’assis à la place qu’il avait occupée, je me sentais dans la peau d’un parfait idiot. Mais d’un idiot soulagé, car le poids qui m’avait jusque-là oppressé le cœur diminuait : le schéma que j’avais élaboré, tout en élégance complexe et en noirceur, venait de s’écrouler à l’instant.

« Vous étiez seul ? repris-je. Mis à part vous, y a-t-il d’autres blessés ?

— Seul…, gémit l’inconnu. Accident… Appelez Olaf… Où est Olaf Andvaravors ?

— Ici, ici, le rassurai-je. Il va venir. »

Il ferma les yeux et se tut. Je me renversai sur le dossier de la chaise. Nous venions au moins d’apprendre quelque chose de positif. Ma pensée revint à Heenkus. Où était-il fourré, celui-là ? Et le coffre-fort du patron, qu’était-il devenu à l’heure actuelle ?… Aucune idée claire, une sorte de marmelade confuse dans la tête.

Le patron rentra dans la chambre. Il avait les sourcils haut levés, les lèvres pincées. Il s’inclina à mon oreille et chuchota : « Il se passe quelque chose de pas très catholique, Peter. Olaf ne répond pas. La porte est fermée à clé, et par les rainures on sent le froid qui souffle. Et mon trousseau de clés de service a disparu…»

Sans donner d’explications sur le fait que je l’avais en ma possession, je retirai de ma poche le trousseau de clés et le lui tendis.

« Ah ! c’était vous ! » dit-il. Il prit les clés. « Mais cela ne change rien à l’affaire. Vous savez, Peter, nous devrions y aller ensemble. Cette histoire ne me plaît pas du tout…

— Olaf…, râla l’inconnu. Où est Olaf ?

— Tout de suite, il vient », dis-je. Je sentais ma joue trembler, tiraillée par un tic nerveux. Nous sortîmes dans le couloir. « Bon, dis-je. Alek, vous allez demander à Kaïssa de rester au chevet de ce garçon et de ne pas le quitter avant notre retour.

— Compris », dit Snevar, avec des mouvements de sourcils. « La situation, donc, s’aggrave… Bien, j’y vais…»

Il trottina en direction de son appartement privé et je me dirigeai lentement vers l’escalier. J’avais déjà franchi une demi-douzaine de marches lorsque j’entendis derrière moi la voix sévère de Snevar :

« Ici, Lel. Voilà… Assis. Ne bouge pas. Ne laisse entrer personne. Ne laisse sortir personne. »

Quand il me rattrapa, j’étais déjà en train de marcher dans le couloir de l’étage. Nous rejoignîmes la chambre d’Olaf. Je frappai, et à la même seconde je remarquai que j’avais sous le nez un message ; un mot épinglé sur le panneau au moyen d’une punaise, juste à la hauteur des yeux. « En conformité avec ce dont nous étions convenus, me suis rendu chez vous et ne vous ai point trouvé. Si vous méditez toujours de prendre votre revanche, je serai à votre disposition jusqu’à onze heures. Du B. »

« Vous aviez vu cela ? demandai-je au patron avec une certaine vivacité.

— Oui. Mais je n’ai pas eu le temps de vous en parler. »

Je frappai une nouvelle fois et, sans attendre une réponse que je savais déjà plus qu’improbable, je pris les clés des mains du patron.

« Laquelle ? » demandai-je en secouant le trousseau.

Le patron me l’indiqua. J’enfilai la clé dans la serrure. Peine perdue — la porte était fermée de l’intérieur et il y avait dans le mécanisme une clé qui faisait obstacle à la mienne. Pendant que je fourrageais pour essayer de la repousser hors de son logement, la porte voisine s’ouvrit et du Barnstokr apparut dans le couloir, les mains occupées à nouer autour de sa taille sa ceinture de robe de chambre. Il avait l’air ensommeillé, mais plein d’indulgence à notre égard.

« Eh bien, messieurs, que se passe-t-il ? se renseigna-t-il. Pourquoi ne laisse-t-on par dormir en paix les hôtes de cette auberge ?

— Mille excuses, monsieur du Barnstokr, dit le patron. Mais nous sommes confrontés à des événements qui exigent des actions résolues.

— Tiens ? articula du Barnstokr, soudain intéressé. J’espère que je ne serai pas de trop ? »

Je réussis enfin à dégager le passage pour ma clé et me redressai. De dessous la porte soufflait un froid sibérien, et j’étais à l’avance persuadé que la chambre d’Olaf serait aussi vide que celle de Heenkus. Je tournai la clé et ouvris la porte toute grande. Une vague d’air glacial tourbillonna autour de moi et m’enveloppa, mais je m’en rendis à peine compte. L’appartement n’était pas vide. Un homme était allongé sur le sol. La lumière venant du couloir ne permettait pas de l’identifier. On n’apercevait de lui que deux énormes semelles de chaussures, dressées en travers du seuil de la chambre. Je fis un pas dans le corridor d’entrée et manœuvrai l’interrupteur.

C’était Olaf Andvaravors, descendant des fils de Thor et dieu de la masculinité. Et il était tout ce qu’il y a de plus mort. Sans espoir d’erreur.

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