CHAPITRE ONZE

Il était debout sur le seuil, un sourire satisfait sur les lèvres, et il me toisait.

« Allez, revenez vous asseoir, dis-je. Racontez-moi tout.

— Et votre café ?

— Tant pis pour le café ! Je vois bien que vous avez quelque chose à me dire. Cessez de me casser la tête et déballez tout de A à Z. »

Il revint à la table, mais resta debout.

« Je ne sais rien de A à Z, regretta-t-il. Je peux seulement émettre quelques suppositions.

— Comment avez-vous pu apprendre ce qui est arrivé à Simonet ?

— Oh ! oh ! J’ai deviné juste, alors ?… Il s’assit et s’installa confortablement, les membres écartés et détendus. « Et d’ailleurs, Peter, il suffisait de lire sur votre visage abasourdi pour s’en rendre compte. Allez, convenez que ma déclaration a produit son petit effet, hein ?…

— Écoutez, Alek, dis-je. Je dois reconnaître que vous m’êtes sympathique.

— Vous aussi, vous m’êtes sympathique, dit-il.

— Ne m’interrompez pas. Vous m’êtes sympathique. Ce qui ne veut rien dire, en fait. Je ne vous soupçonne pas, Alek. Malheureusement, je ne dispose d’aucun élément qui me permettrait de vous soupçonner. Mais dans ce domaine, vous n’êtes en rien différent des autres… Car je n’ai aucun suspect. Et pourtant il le faudrait ! Il est grand temps que je me découvre un suspect…

— Ne commettez pas cette ânerie ! dit le patron, en levant un index épais.

— Je vous ai déjà prié de fermer le bec. Alors, voilà. Si vous vous mettez à me raconter des salades, je vais me mettre à vous suspecter. Ce serait désagréable, Alek. J’ai très peu d’expérience de ce genre d’affaires, et les désagréments qui vous tomberaient dessus auraient toutes les chances d’atteindre des proportions spectaculaires. Vous ne pouvez pas imaginer tous les désagréments qu’un policier inexpérimenté peut infliger à un brave citoyen.

— Ah ! si vous le prenez comme cela, je m’exécute, dit-il. Donc, vous voulez savoir comment j’ai pu apprendre ce que M. Simonet a vu dans la chambre de Mme Moses ?…

— Oui, dis-je. Comment ? »

Il était vautré sur le fauteuil, gros, large, trapu, jovial, content de lui, d’une manière qui m’apparut insupportable.

« Eh bien, voilà. Commençons par l’aspect théorique. Dans certaines peuplades mal étudiées d’Afrique centrale, magiciens et sorciers maîtrisent depuis des temps immémoriaux l’art de rendre une apparence de vie aux membres défunts de leurs tribus…»

Je poussai un gémissement, et le directeur de l’hôtel haussa le ton.

« Ce phénomène tout ce qu’il y a de plus réel — un homme mort qui a l’aspect d’un homme vivant, et qui accomplit des actes ayant à première vue toutes les caractéristiques d’actes indépendants et raisonnables — ce phénomène de la nature porte le nom de zombi. À strictement parler, un zombi n’est pas un cadavre…

— Écoutez, Alek, dis-je, épuisé. Tout cela ne m’intéresse pas. J’ai bien compris que vous êtes en train de répéter votre discours aux journalistes. Mais cela ne m’intéresse pas. Vous m’aviez promis de me raconter je ne sais quoi à propos de Mme Moses et de Simonet. Eh bien, allez-y ! »

Pendant plusieurs secondes, il posa sur moi un regard empreint de tristesse.

« Ah ! » prononça-t-il enfin, comme s’il ne pouvait se consoler d’avoir accepté de parler. « C’est bien ce que je craignais. Vous n’avez pas encore atteint la maturité… Soit. Tant pis. » Il soupira. « Je vais vous donner seulement les faits, sans théorie. Il y a six jours, lorsque mon humble auberge se trouva ensoleillée par l’arrivée de M. et Mme Moses, j’ai été confronté à un événement que je vais vous narrer à l’instant. Je venais de procéder à l’indispensable enregistrement des passeports que m’avaient remis les deux personnes mentionnées à l’instant, et je me suis dirigé vers les appartements de M. Moses, dans le but de lui rendre ses documents. J’ai frappé. Sous l’effet d’une légère distraction, j’ai négligé d’attendre que l’on m’en donne l’autorisation et j’ai poussé la porte de la chambre. Un manquement aux normes les plus élémentaires de la bienséance, pour lequel je reçus aussitôt mon châtiment. J’ai tout d’abord aperçu dans le fauteuil, au milieu de la pièce, quelque chose que l’on pouvait, en un sens, identifier à Mme Moses. Mais qui n’était pas Mme Moses. Il s’agissait d’une magnifique poupée, grandeur nature, très semblable à Mme Moses et habillée comme elle, au détail près. Vous allez me demander pourquoi je suis si certain d’avoir eu affaire à une poupée, et non à la vraie Mme Moses. Je pourrais en réponse vous énumérer plusieurs détails concrets : l’artificiel de la posture, un regard fixe et vitreux, l’immobilité absolue des traits du visage, etc. Mais cette énumération en elle-même ne s’impose pas. À mon avis, n’importe quel individu normalement constitué est capable de déterminer en deux ou trois secondes ce qu’il a sous les yeux : une femme ayant la beauté d’un mannequin, ou bien un mannequin destiné à être exposé dans une vitrine. Or j’ai disposé de ces quelques secondes. Puis j’ai senti que l’on m’agrippait l’épaule sans ménagement, et j’ai été expulsé dans le couloir. Cette expulsion brutale, mais justifiée, était l’œuvre de M. Moses, qui avait dû venir inspecter les appartements de son épouse et s’était précipité sur moi par-derrière…

— Une poupée…, dis-je, pensivement.

— Un zombi, me corrigea Snevar avec douceur.

— Une poupée », repris-je, sans lui accorder d’attention. « Quelle sorte de bagages a-t-il avec lui ?

— Plusieurs valises ordinaires, dit le patron. Plus une malle gigantesque, cerclée de fer, une de ces malles utilisées autrefois pour les voyages au long cours. Il avait loué les services de quatre porteurs, et les malheureux ont sué sang et eau pour rentrer cette malle dans la maison. Ils m’ont défoncé une porte sur tout un côté…

— Bien…», dis-je après un instant de réflexion. « En résumé, c’est une histoire qui ne nous concerne pas. J’ai déjà entendu parler d’un millionnaire qui traînait partout avec lui une collection de pots de chambre… Si un homme apprécie d’avoir un mannequin grandeur nature, reproduisant les traits de sa femme… pourquoi pas ? Il est riche, de toute évidence il n’a pas d’occupation fixe… Et à propos, il est fort possible qu’il ait remarqué le manège de Simonet autour de son épouse… Et si, ayant tout deviné, il avait offert au galant cette reproduction en cire en guise de maîtresse ?… Bon sang, et s’il transportait cette poupée dans ses bagages spécialement pour des cas de ce genre ? À en juger par la conduite de Mme Moses…» Je me mis à la place de Simonet, et un frisson me parcourut l’échine. « Je trouve même la plaisanterie épatante, dis-je.

— Eh bien, vous avez tout expliqué », dit le patron.

Son ton me déplut. Nous nous entre-regardâmes plusieurs secondes. Il continuait à m’être sympathique. Mais, bon sang de bon sang, pourquoi ressentait-il ce besoin de me bourrer la cervelle avec toutes ces fadaises de magie africaine ? Est-ce qu’il me prenait pour un des plumitifs de la presse locale ? Je n’avais aucune intention de servir la publicité de cet établissement en ruinant ma réputation personnelle… Non. Cela suffisait ainsi. Dorénavant, je refuserais de discuter avec M. Alek Snevar sur de tels sujets. Il ne parviendrait pas à me désarçonner, si tel était son objectif. Il ne parviendrait qu’à faire empirer sa propre situation. Mauvaise tactique pour lui que de faire l’intéressant…

« Écoutez, Alek, dis-je. Vous me gênez. Restez ici, je vais aller m’isoler près de la cheminée pour réfléchir. J’ai besoin de faire le point.

— Il est déjà cinq heures moins le quart, me rappela le patron.

— Et alors ? De toute façon, je ne compte pas dormir cette nuit. Vous savez, Alek, je n’ai pas du tout l’impression que les événements soient terminés. C’est pourquoi j’aimerais bien que vous restiez ici, dans le hall, afin de continuer à monter la garde.

— Bah ! dit le patron. Quand il faut, il faut…»

Je rejoignis le petit salon (sur mon passage Lel gronda un peu à nouveau), m’emparai du tisonnier et me mis à fourrager dans les braises qui finissaient de se consumer. Donc, l’aventure de Simonet avait plus ou moins trouvé son explication, et je pouvais me décharger l’esprit de ce premier fardeau. Mais non, au contraire ! Le fardeau n’en était pas allégé pour autant… Car alors, si à onze heures du soir un mannequin remplaçait Mme Moses dans sa chambre, où se trouvait Mme Moses elle-même ? Une blague, bon, une blague excellente… mais n’y avait-il pas là-dedans quelque chose de disproportionné ? Et si ce n’était pas une blague ? Mais un stratagème destiné à se fabriquer un alibi ?… Mais non, qu’est-ce que je racontais, un alibi ! La nuit, dans l’obscurité, un alibi ne pouvant être établi qu’à tâtons… Non, à tâtons, il ne pouvait s’agir que d’une farce, pas d’un alibi. Autre possibilité : on avait escompté que les nerfs de Simonet ne supporteraient pas le choc, lâcheraient, qu’il se mettrait à hurler d’horreur, qu’il réveillerait tout le monde, et qu’une fois les clients de l’hôtel dans les couloirs le scandale se déchaînerait, avec des cris et une agitation remuant la maison de fond en comble… mais dans quel but ? Et surtout, pourquoi avoir recours à cette poupée ? Pas besoin de poupée pour organiser un scandale… Bon, qu’est-ce qui me dérangeait, en fait ? Un détail, un seul : la chambre de Simonet était située à côté de celle d’Olaf. Il était tentant de supposer la chose suivante : les Moses devaient absolument être sûrs qu’à partir de onze heures, et pendant un temps déterminé, la chambre de Simonet serait vide. C’était cela qui me troublait dans cette histoire. Mais, pour retenir Simonet ailleurs que dans sa chambre, pourquoi une poupée ? Bien sûr, en accumulant hypothèse sur hypothèse, on pouvait concevoir que le choc provoqué par le brusque contact avec la poupée devait plonger Simonet dans un long et profond évanouissement ; mais pour retenir Simonet, Mme Moses en chair et en os était bien suffisante. C’était même le moyen le plus naturel et le plus sûr. Donc, si l’on avait utilisé une poupée, procédé peu naturel et peu sûr, c’était pour permettre à Mme Moses de se trouver dans un autre endroit. Mme Moses ?… cette femme fragile, douillette, coulée jusqu’au crétinisme dans le moule de la haute société… Non, voilà qui ne me menait nulle part. Je n’avais pas intérêt à laisser totalement de côté cette géniale plaisanterie, mais je devais avouer que, pour l’instant, le profit que je pouvais en tirer restait plutôt obscur…

Bref, il aurait été difficile de rencontrer une situation plus exécrable : toutes les pistes conduisant à un cul-de-sac, toutes les pistes et tous les fils. Pour commencer, pas un seul suspect. En deuxième lieu, impossible de comprendre comment le crime avait pu se dérouler. L’essentiel de l’affaire se révélant incompréhensible ! Le coupable ? Tant pis si on ne le trouvait pas tout de suite. Mais je voulais tout d’abord que l’on m’explique la façon dont il avait procédé. Comment, hein ? Une fenêtre ouverte, mais aucune trace sur le rebord, aucune trace sur la neige, sur la corniche. Inconcevable que quelqu’un soit arrivé à cette fenêtre depuis le bas. Même chose depuis la droite. Même chose depuis la gauche. Une seule solution : depuis le haut. En partant du toit et en s’aidant d’une corde. Oui, mais dans ce cas il y aurait eu des traces sur le bord du toit. Je pouvais aller y faire un saut afin de vérifier, mais l’image était encore très nette dans ma mémoire : la neige n’avait été foulée qu’aux alentours de la chaise longue de Heenkus. Donc, plus la moindre explication plausible, sinon celle faisant intervenir Karlson et son coucou à hélices. Il entre, opère un virage sur l’aile, au passage il dévisse le cou de son compatriote, et il ressort pleins gaz… Bon, je n’avais plus en réserve que deux petites hypothèses branlantes et pourries jusqu’à la moelle. Un — passages secrets, portes dérobées et fausses cloisons. Deux — un génie avait mis au point une technique ou un appareil révolutionnaires permettant de tourner une clé de l’extérieur sans laisser de marque sur le métal…

Ces deux hypothèses me conduisaient droit au propriétaire de l’hôtel, qui était de surcroît mécanicien et inventeur. Bon. Eh bien, messieurs, si nous épluchions l’alibi de l’homme que nous avons à présent devant nous ? Jusqu’à neuf heures et demie, cet homme est comme soudé à la table de jeu. À partir de dix heures moins cinq, à peu près, jusqu’au moment où le cadavre est découvert, cet homme se trouve soit directement sous mes yeux, soit à portée de mes oreilles. Afin d’accomplir le crime, il dispose donc d’environ vingt ou vingt-cinq minutes, pendant lesquelles personne ne l’aperçoit, sinon Kaïssa, à qui il passe un sérieux savon, si l’on retient son témoignage. Théoriquement, donc, cet homme peut être l’assassin, à condition qu’il connaisse un passage secret ou qu’il maîtrise l’art de tripoter une clé de l’extérieur sans laisser de traces… Mobile incompréhensible (les motifs publicitaires ne pouvant tout de même pas être retenus !), comportement psychologiquement indéfendable, mais, je le répète, cet homme, théoriquement, peut être l’assassin. Notons cette éventualité et poursuivons nos réflexions.

Du Barnstokr. Ne possède pas d’alibi. Mais c’est un vieillard fluet, il n’aurait tout simplement pas eu la force de tordre le cou à sa victime. Simonet. Ne possède pas d’alibi. Voilà quelqu’un capable de déboîter les vertèbres cervicales d’un Viking : c’est un type robuste, et de plus assez siphonné pour en avoir l’idée. Mais comment aurait-il pu pénétrer dans la chambre d’Olaf ? Et, si cela avait été le cas, comment avait-il pu en sortir ? Théoriquement, il y avait toujours cette fameuse porte secrète. Il aurait pu la découvrir par hasard. Mobiles inexplicables, inexplicable également toute sa conduite après le crime. Rien d’explicable, rien de compréhensible, rien. Heenkus… Le sosie de Heenkus… Comme j’aimerais boire une nouvelle tasse de café. Comme j’aimerais faire une croix définitive sur tout ce fatras et m’écrouler dans mon lit…

Brunn. Le seul fil qui ne se soit pas encore rompu. Le jeune être m’avait menti. Le jeune être avait aperçu Mme Moses, mais avait prétendu le contraire. Le jeune être avait flirté avec Olaf devant la porte d’Olaf, mais avait raconté qu’il lui avait donné une gifle juste à la sortie de la salle à manger… Et soudain un détail me revint à la mémoire. J’étais assis dans cette pièce, ici, dans ce fauteuil. Le plancher avait été ébranlé, on avait entendu le tonnerre lointain de l’avalanche. J’avais regardé ma montre, qui indiquait dix heures deux. Et là, il y avait eu un énergique claquement de porte à l’étage. Oui, en haut, j’en étais certain. Quelqu’un avait claqué une porte avec force. Qui ? À ce moment-là, Simonet était occupé à se raser. Du Barnstokr dormait, et on pouvait penser que c’était ce bruit, justement, qui l’avait réveillé. Heenkus était ficelé sous la table du musée. Le patron et Kaïssa étaient à la cuisine. Les Moses étaient dans leurs chambres. La porte avait donc pu être poussée soit par Olaf, soit par Brunn, soit par l’assassin. Par le double de Heenkus, dans ce cas… je jetai le tisonnier à côté des braises et me précipitai au premier étage.

La chambre du jeune être était vide et j’allai frapper chez du Barnstokr. Je trouvai le jeune être accoudé sur la table, les joues comprimées entre les poings, dans une attitude de fatigue triste. Du Barnstokr s’était couvert les jambes d’un plaid écossais et piquait du nez dans le fauteuil près de la fenêtre. Mon entrée les fit sursauter et ils se redressèrent tous deux, comme pris en faute.

« Enlevez vos lunettes ! » ordonnai-je à l’enfant d’un ton cassant, et l’enfant obéit aussitôt.

Eh bien, finalement, l’enfant était une jeune fille. Et fort mignonne, malgré des yeux que les larmes avaient gonflés et rougis. Je réprimai un soupir de soulagement, m’installai en face d’elle et dis : « Voilà où nous en sommes, Brunn. Cessez de vous raccrocher à votre faux témoignage. Aucune menace ne pèse sur vous. Je ne vous suspecte pas d’être l’assassin, vous pouvez donc arrêter de mentir. À neuf heures dix Mme Moses vous a vue en compagnie d’Olaf… dans le couloir, devant la porte de sa chambre. Vous ne m’avez pas dit cela. Vous ne vous êtes pas séparée d’Olaf devant la porte de la salle à manger. Où l’avez-vous quitté ? Où, quand et dans quelles circonstances ? »

Elle me fixa pendant quelques secondes, ses lèvres tremblèrent et ses yeux rougis s’emplirent à nouveau de larmes. Puis elle se couvrit le visage avec les mains.

« Nous avons été dans sa chambre », dit-elle.

Du Barnstokr poussa un gémissement pitoyable.

« Pas besoin de gémir, mon oncle ! » s’exclama Brunn, saisie d’une soudaine fureur. « Il ne s’est rien produit d’irréparable ! Nous nous sommes embrassés, et nous nous sommes bien amusés, malgré le froid, car pendant tout le temps la fenêtre est restée ouverte. Je ne peux dire combien de temps tout cela a duré. Je me rappelle qu’il a sorti de sa poche une sorte de collier, un collier de grosses perles. Il jouait à essayer de me le passer autour du cou. Soudain nous avons entendu un bruit de tonnerre dans la vallée. J’ai dit : “Vous entendez ? Une avalanche !” Et à ce moment-là il m’a brusquement repoussée, et il s’est pris la tête entre les mains, comme s’il se rappelait quelque chose… vous savez, comme les gens qui se rendent compte qu’ils ont oublié quelque chose d’important. Tout s’est déroulé à toute vitesse, en quatre ou cinq secondes, pas plus. Il s’est élancé vers la fenêtre, mais tout aussitôt il a fait demi-tour, m’a empoignée par les épaules et m’a littéralement jetée dehors. C’est tout juste si je ne suis pas tombée dans le couloir. Derrière moi, presque au même instant, il a claqué la porte avec violence. Je n’ai pas eu droit à un mot d’explication. J’ai distingué une suite de jurons chuchotés, et là-dessus, dernier détail, j’ai entendu la clé tourner dans la serrure. Je ne l’ai plus revu à partir de là. J’étais dans une rage terrible. Une telle muflerie, avec, pour couronner le tout, des grossièretés proférées dans ma direction. Je suis sur-le-champ partie m’enfermer dans ma chambre pour me soûler…»

Du Barnstokr poussa un autre gémissement.

« Bien, dis-je. Il s’est pris la tête entre les mains comme s’il se rappelait brusquement quelque chose, et il s’est élancé vers la fenêtre… Il avait peut-être entendu un appel ? »

Brunn secoua la tête.

« Non. Mis à part le bruit de l’avalanche, il n’y a rien eu venant du dehors.

— Et vous êtes partie immédiatement ? Vous ne vous êtes pas attardée un seul instant devant la porte ?

— Immédiatement. J’étais en proie à une terrible fureur.

— Pouvez-vous reprendre le récit des événements qui ont suivi l’instant où Olaf et vous avez quitté la salle à manger ?

— Il a dit qu’il voulait me montrer quelque chose », commença-t-elle en courbant la nuque. « Nous sommes sortis dans le corridor et il a insisté pour que je vienne dans sa chambre. Bien entendu, je m’y opposais… enfin, nous avons badiné, quoi. Puis, quand nous sommes arrivés devant sa porte…

— Stop. La dernière fois, vous avez dit avoir aperçu Heenkus.

— Oui, à la seconde où nous avons franchi la porte de la salle à manger. Heenkus était en train de tourner sur le palier, et il s’est engagé dans l’escalier.

— Bon. Continuez.

— Quand nous sommes arrivés devant la porte d’Olaf, la mère Moses est apparue. Elle a bien sûr fait semblant de ne pas nous voir, mais je me suis sentie mal à l’aise. Rien de plus odieux que ces gens qui vous espionnent sans en avoir l’air. Et… euh… eh bien, nous sommes entrés dans la chambre d’Olaf.

— Compris. » Je jetai un regard en biais sur du Barnstokr. Le vieil homme était abattu dans son fauteuil et levait les yeux au ciel. Très bien, la leçon lui serait utile. Les oncles chéris ont toujours tendance à imaginer que sous leur aile protectrice grandissent de petits anges. Et pendant ce temps, les chérubins traficotent des lettres de change. « D’accord. Une fois chez Olaf, vous avez bu ?

— Moi ?

— Je voudrais savoir si Olaf a bu quelque chose.

— Non. Ni lui ni moi. Pas une goutte.

— Maintenant, ceci… Euh… Avez-vous remarqué… hmm… Avez-vous remarqué une odeur étrange ?

— Non. La chambre était très propre, avec un air très frais qui soufflait depuis la fenêtre.

— Je ne parle pas de la chambre, bon sang. Quand vous vous êtes embrassés, vous n’avez pas noté quelque chose d’étrange ? Un parfum bizarre, je veux dire…

— Je n’ai rien noté de tel », dit Brunn, sur un ton irrité.

Je passai les secondes qui suivirent à me creuser en vain la cervelle pour trouver une formulation délicate à ma question, puis, en désespoir de cause, je demandai carrément : « Il existe une hypothèse selon laquelle Olaf aurait absorbé avant le meurtre un poison à action lente. Vous n’avez rien remarqué qui puisse étayer cette hypothèse ?

— Quel genre de détail aurais-je dû remarquer ?

— D’habitude on remarque quand un homme se sent mal, expliquai-je. Et d’autant plus nettement si son malaise s’aggrave sous vos yeux.

— Il n’y a rien eu de tel, affirma Brunn. Il se sentait en pleine forme.

— Vous n’aviez pas allumé la lampe ?

— Non.

— Et dans les discours qu’il vous a tenus, vous n’avez rien relevé de bizarre ?

— Je ne me souviens de rien », répondit Brunn, la voix réduite à un murmure. « C’était l’habituel discours de dragueur. Des astuces, des plaisanteries, les singeries classiques… Nous avons parlé de motos, de skis. À mon avis, il devait être bon mécanicien. Il s’y entendait en mécanique, il connaissait bien tous les types de moteurs…

— Et il ne vous a rien montré de spécial ? Il en avait l’intention, n’est-ce pas ?

— Non, bien sûr. Enfin, quoi, vous ne comprenez pas ? C’était juste une manière de dire…

— Quand l’avalanche s’est produite, vous étiez assis ou debout ?

— Debout.

— Où ?

— Juste contre la porte. J’en avais assez et je me préparais à m’en aller. Et c’est là qu’il a voulu à tout prix me passer au cou son collier de perles…

— Quand il vous a repoussée, vous êtes bien sûre que c’est vers la fenêtre qu’il s’est dirigé ?

— Eh bien, euh… comment vous expliquer… Il s’est pris la tête entre les mains, il m’a tourné le dos, il a fait un pas ou deux avant de rebrousser chemin… c’était la direction de la fenêtre… je ne sais pas, enfin… peut-être ne se dirigeait-il pas vers la fenêtre, bien sûr. Mais c’était la seule chose que je distinguais dans l’obscurité, cette ouverture claire au fond de la chambre…

— Vous ne pensez pas qu’en dehors de vous, une autre personne aurait pu se trouver dans la pièce ? Peut-être pouvez-vous vous rappeler des bruits, je ne sais pas, des froissements, des craquements inexplicables auxquels vous n’avez pas prêté attention sur le moment ?…»

Brunn réfléchit.

« Non… non. Tout était silencieux… Il y a eu un peu de bruit, de l’autre côté du mur. Olaf a plaisanté, il a évoqué Simonet en train de s’exercer à l’alpinisme dans sa chambre… Maie c’est tout.

— Vous êtes certaine que le bruit venait de la chambre de Simonet ?

— Oui, dit Brunn avec conviction. À ce moment-là, nous étions déjà debout, le bruit venait de ma gauche. Quelque chose de très ordinaire, rien de spécial. Des pas, l’eau du robinet…

— Est-ce qu’en votre présence Olaf a déplacé un meuble ?

— Un meuble ?… Attendez. Oui, effectivement. Il avait déclaré qu’il m’empêcherait de sortir, et il a poussé le fauteuil devant la porte… Mais ensuite, bien sûr, il l’a enlevé. »

Je me redressai.

« Ce sera tout pour aujourd’hui, dis-je. Vous pouvez aller au lit. Je ne vous dérangerai plus cette nuit. »

Du Barnstokr se leva à son tour et avança vers moi, les mains tendues.

« Mon cher inspecteur ! Vous comprenez bien que je n’avais aucune idée sur ce que…

— Oui, dis-je. Les enfants grandissent. Tous les enfants, du Barnstokr. Je vous conseille de lui interdire dorénavant de se cacher derrière des lunettes noires. Voyez-vous, du Barnstokr, les yeux sont le miroir de l’âme. »

Je l’abandonnai sur ces mots, trésor de la sagesse policière qu’il n’avait qu’à approfondir. Et je redescendis dans le hall.

« Vous êtes réhabilité, Alek, déclarai-je au patron de l’hôtel.

— Je ne savais pas que j’avais été condamné », s’étonna-t-il, en détachant les yeux de son arithmomètre.

« Je voulais dire par là qu’il ne pèse plus sur vous le moindre soupçon. Vous disposez à présent d’un alibi valable à cent pour cent. N’en concluez pas que cela va vous donner le droit de me casser à nouveau la tête avec vos momies et vos zombis… Et ne m’interrompez pas. Maintenant, vous allez demeurer ici jusqu’à ce que je vous autorise à vous lever. N’oubliez pas que j’ai l’intention d’être le premier à discuter avec le type au bras coupé.

— Et s’il se réveille avant vous ?

— Je n’ai pas l’intention de dormir, annonçai-je. Je veux fouiller la maison. Si ce malheureux se réveille et demande quelqu’un, faites-moi venir immédiatement. Même si c’est sa mère qu’il appelle.

— À vos ordres, dit le patron. Une question. L’emploi du temps de l’hôtel n’est pas modifié ? »

Je réfléchis deux secondes.

« Non, je pense. À neuf heures, petit déjeuner. On verra pour la suite… Au fait, Alek, à votre avis, quand pouvons-nous espérer voir arriver quelqu’un de Mursbruck ?

— Difficile à prévoir. Il est possible qu’ils se mettent à déblayer la neige dès demain. Je me souviens de cas où les équipes ont été d’une efficacité remarquable… D’un autre côté, ils savent très bien qu’ici rien ne nous menace… Il est possible que dans deux ou trois jours nous ayons la visite en hélicoptère de l’inspecteur chargé de notre secteur, Zvierick… si rien de grave ne l’a retenu ailleurs. Le plus embêtant, c’est qu’ils doivent d’abord être informés qu’un éboulement s’est produit. Bref, je ne pense pas que l’on puisse compter que dès demain…

— Vous voulez dire aujourd’hui ?

— Oui, aujourd’hui… Mais demain, nous pouvons avoir la visite d’un hélicoptère. Peut-être.

— Vous ne possédez pas d’émetteur radio ?

— Non, rien de semblable. Pour quoi faire ? Je n’aurais pas tellement intérêt à en avoir un, Peter.

— Bon, dis-je. Demain, donc.

— Demain, je n’en mettrais pas ma tête à couper ! protesta Snevar.

— Enfin, dans les deux, trois jours… Bien. Maintenant écoutez-moi bien, Alek. Supposons que vous ayez à vous cacher à l’intérieur de ce bâtiment. Longtemps, plusieurs jours. Où vous cacheriez-vous ?

— Hum…, dit le patron d’un air de doute. Malgré tout, vous persistez à croire qu’un clandestin se dissimule dans l’hôtel ?

— Où vous cacheriez-vous ? » répétai-je.

Le patron hocha la tête.

« On vous trompe, dit-il. Je vous jure qu’on vous trompe. Il n’y a ici aucune cachette. Douze chambres, sur ces douze chambres seules deux sont inoccupées, mais Kaïssa y fait le ménage quotidiennement, et elle aurait remarqué quelque chose. On laisse toujours des saletés derrière soi, et elle a l’œil pour la propreté… La cave ? Elle est fermée de l’extérieur par un cadenas… Il n’y a pas de combles, entre le plafond et le toit on peut à peine glisser une main… Tous les locaux de service ferment de l’extérieur, et en outre nous y faisons des apparitions fréquentes, que ce soit moi ou Kaïssa. Je ne vois rien d’autre.

— Et la douche du premier ? demandai-je.

— Exact. Il y a de la place dans la douche du premier étage, et il y a un moment que nous n’y avons pas fourré le nez. Il faudrait peut-être aussi jeter un coup d’œil dans le local du générateur, où je me rends assez peu souvent. Allez y faire un tour, Peter, vous y découvrirez peut-être des traces…

— Donnez-moi les clés », dis-je.

J’allai donc faire un tour dans ces différents endroits, avec l’espoir d’y découvrir des traces. Je me promenai dans la cave, jetai un coup d’œil à la douche du premier étage, inspectai le garage, la chaufferie la salle du générateur, et même allai ramper sous la cuve de mazout qui se trouvait au fond d’un réduit creusé dans le sol. Je ne découvris rien, nulle part. Naturellement, je m’y attendais. C’eût été trop facile. Mais ma maudite conscience professionnelle de petit fonctionnaire zélé m’interdisait de laisser sur mes arrières des territoires inexplorés. Vingt ans de service irréprochable sont vingt ans de service irréprochable : aux yeux de mes supérieurs comme aux yeux de mes subordonnés, il avait toujours mieux valu passer pour une andouille pétrie de conscience professionnelle que pour un génie brillant et superficiel. Et c’est pourquoi j’étais là à fureter, à me baisser, à me traîner à quatre pattes, à me cochonner, à respirer au milieu de la poussière et des toiles d’araignée, en agrémentant cette noble tâche de marmonnements, de phrases de commisération adressées à ma pauvre personne, et de jurons adressés au destin imbécile.

Lorsque je me hissai hors du local souterrain, j’étais sale, avec une humeur de sanglier blessé, et l’aube se levait. La lune avait perdu de son éclat et terminait sa trajectoire vers l’ouest. L’amoncellement grisâtre des rochers commençait à se voiler d’une brume aux tons lilas. Et l’air ! Une pureté, une douceur !

Ces parfums de gel qui avaient rempli la vallée ! Si tout le reste avait pu aller au diable !…

J’allais mettre le pied sur la première marche du perron lorsque la porte s’ouvrit toute grande et que le patron apparut sur le seuil.

« Ah ! dit-il en me voyant. J’allais justement à votre recherche. Le malheureux s’est réveillé et appelle sa maman.

— J’y vais, dis-je, en époussetant mon veston.

— Si l’on veut être tout à fait exact, précisa le patron, ce n’est pas sa maman qu’il demande. C’est Olaf Andvaravors. »

Загрузка...