Je descendis dans le hall et dis sombrement au patron :
« Là-haut Heenkus a complètement perdu les pédales. Vous n’auriez pas un calmant, je veux dire quelque chose de vraiment efficace ?
— Il y a tout ce qu’il faut dans mon hôtel », dit le patron sans marquer le moins du monde son étonnement.
« Vous sauriez lui faire une piqûre ?
— Je sais tout faire.
— Eh bien, allez-y », dis-je, en lui tendant la clé.
J’avais l’impression qu’un essaim d’abeilles s’agitait sous mon crâne. Il était quatre heures moins cinq. Je me sentais fatigué, la rage coulait dans mes veines, et surtout, surtout, je n’éprouvais pas une once de cet enthousiasme qui d’ordinaire accompagne la chasse au coupable. J’étais très conscient que l’affaire dépassait mes compétences, et de loin. Rien n’avait été éclairci. Au contraire, même ; plus j’avançais, et plus les fourrés s’épaississaient. Peut-être que quelque part dans l’hôtel se cachait un type ressemblant à Heenkus ? Peut-être Heenkus avait-il effectivement un sosie, un double — le dangereux bandit, le maniaque sadique dont il avait été question ? Cela aurait expliqué plusieurs choses… l’assassinat, la panique de Heenkus, sa crise d’hystérie… Mais en même temps cela compliquait le problème : comment ce sosie était-il arrivé ici ? Où avait-il réussi à se dissimuler ? L’auberge n’était comparable ni au Louvre, ni au Palais d’Hiver. Il s’agissait simplement d’un « petit hôtel confortable, doté de douze chambres, où la direction et le personnel » garantissaient « une pleine et entière intimité, ainsi qu’un confort total et un accueil de type familial »… Bon. Allez ! Au tour de la famille Moses de passer à la casserole.
Le vieux Moses ne m’autorisa pas à pénétrer chez lui. Quand il m’ouvrit la porte, il était vêtu d’une immense robe de chambre orientale et il tenait à la main son irremplaçable chope de métal ; et son énorme bedaine non seulement me barra le passage, mais encore me projeta en arrière dans le couloir.
« Vous avez l’intention de discuter ici ? demandai-je, non sans lassitude.
— Oui, j’ai bien cette intention », répondit-il, haussant une voix où perçait le défi. Son haleine était épaisse, je sentis sur ma figure un mélange baroque d’odeurs ; baroque et incompréhensible. « Oui, ici et nulle part ailleurs. Un policier n’a pas à mettre les pieds dans la maison d’un Moses.
— Nous pourrions peut-être alors nous installer dans le bureau, proposai-je.
— Le bureau ?… Eh bien…» Il trempa ses lèvres dans sa chope, avala une gorgée. « Le bureau, bon, passe encore. Bien que je ne saisisse pas quel pourrait être le sujet de notre entretien. Ne me dites pas que vous iriez me soupçonner d’être coupable de meurtre, moi, Moses ?
— Non, dis-je. Dieu me garde d’une telle idée ! Mais votre témoignage peut apporter à l’enquête une aide inappréciable.
— L’enquête ! » Il s’ébroua de manière méprisante et à nouveau pompa dans sa chope une ou deux gorgées de liquide. « Enfin… Allons-y ! » Nous nous mîmes en route. Il ronchonnait : « Ça n’a pas pu retrouver ma montre, un vol de montre tout ce qu’il y a de plus ordinaire, et maintenant ça se mêle de débrouiller un crime, ça mène une enquête criminelle !…»
Je le fis asseoir dans le fauteuil du bureau et me plaçai de l’autre côté de la table.
« Si je comprends bien, vous n’avez toujours pas récupéré votre montre ? » demandai-je.
Il me fusilla d’un regard indigné.
« Parce que vous espériez qu’elle reviendrait toute seule sur ma table de nuit, monsieur le policier ?
— Oui, avouai-je. J’ai eu un moment cet espoir. Mais puisqu’elle n’est pas revenue, on n’y peut rien.
— Je n’apprécie pas notre police », déclara Moses en arrêtant sur moi un regard fixe. « Je n’apprécie pas cet hôtel. Des crimes, des avalanches… et des chiens, et des voleurs, et du vacarme au beau milieu de la nuit… Et qui est cet individu que vous avez installé dans une chambre qui m’appartient ? J’avais dit de manière on ne peut plus nette : tout le couloir pour moi, à l’exception du petit salon avec la cheminée. Je n’ai besoin ni d’un petit salon, ni d’une cheminée. Comment avez-vous eu l’audace de rompre notre traité ? Qui est ce vagabond pouilleux installé chez moi, chambre trois ?
— Cet homme s’est trouvé pris sous l’avalanche, dis-je. Il est mutilé, couvert d’engelures. Il aurait été inhumain de le transporter jusqu’au premier étage.
— Mais j’ai payé pour disposer de la chambre trois ! Vous étiez tenu de me demander l’autorisation ! »
Je ne pouvais pas me mettre à polémiquer sur ce thème, et je n’avais pas non plus la force de lui expliquer que sous le coup de l’alcool il me confondait avec le directeur de l’hôtel. C’est pourquoi je me contentai de dire :
« L’administration de l’hôtel vous présente ses excuses, monsieur Moses, et s’engage à rétablir dès demain le statu quo.
— Bande de gueux ! » meugla M. Moses, en avançant les lèvres vers sa chope. « J’espère au moins que ce va-nu-pieds de la chambre n° 3 est une personne comme il faut ? Ou bien est-ce un voleur de plus ?
— C’est une personne extrêmement convenable, dis-je, afin de le rassurer.
— Alors, si tel est le cas, pourquoi votre chien répugnant monte-t-il la garde devant sa porte ?
— Il ne faut voir là qu’une coïncidence fortuite », dis-je en fermant les yeux. « Demain, tout sera rentré dans l’ordre, je vous le promets.
— Peut-être même le défunt aura-t-il ressuscité ? » suggéra perfidement cette teigne de vieux Moses. « Vous allez peut-être vous engager à cela aussi, tant qu’à faire ? Je suis Moses, monsieur ! Albert Moses ! Et je ne suis pas accoutumé à ces défunts, à ces chiens, à ces hospices pour miséreux, à ces avalanches…»
J’attendais la fin de la tempête, les yeux clos.
« Je ne suis pas accoutumé à ce que des gens fassent irruption en pleine nuit dans les appartements de mon épouse », continuait Moses. « Je ne suis pas accoutumé à perdre au jeu trois cents couronnes par soir pour engraisser des magiciens itinérants qui se font passer pour des aristocrates… Ce Barl… Brald… Un tricheur, oui ! Un tricheur pur et simple ! Un Moses ne s’assied pas à la même table que des tricheurs ! Moses, cela veut dire Moses, oui, monsieur !…»
Il continua ainsi longtemps à grommeler, à croasser, à roter, à souffler, ne s’interrompant que pour boire dans sa chope, tandis que je me pénétrais, sans doute jusqu’à la fin de mes jours, du fait que Moses était Moses, oui, monsieur, Albert Moses, et que Moses n’était habitué ni à ceci, ni à cela, ni à cette maudite neige, et qu’au contraire Moses était habitué à ceci, à cela, et à des bains à l’essence de pin, oui, monsieur… Je sentais contre mon dos le dossier de la chaise, j’avais fermé les yeux et, afin de prendre du recul, j’essayais de me représenter comment il pouvait bien se mettre au lit sans cesser de tenir sa damnée chope, ou comment, au milieu des ronflements et des sifflements qui ébranlaient sa chambre, il réussissait à la maintenir brandie sans la renverser et en y lampant de temps en temps une gorgée, tout en dormant… Puis le calme retomba.
« Voilà, inspecteur », dit-il, et il se leva. « Prenez-en de la graine, et que cela vous serve de leçon pour le restant de vos jours. J’espère que vous retiendrez tout ce que je vous ai dit, monsieur. Bonne nuit.
— Une petite seconde, dis-je. J’aurais deux questions anodines à vous poser. » Je vis sa bouche s’ouvrir sous le coup de l’indignation, mais j’étais sur mes gardes et ne lui laissai pas le temps de parler. « Dites-moi, monsieur Moses, à quel moment avez-vous quitté la salle à manger, approximativement ?
— Approximativement ? grouina-t-il. C’est de cette manière que vous comptez éclaircir une affaire criminelle ? Approximativement ! Je peux vous donner des renseignements de la plus grande exactitude. Un Moses n’accomplit rien d’approximatif, sans quoi il ne mériterait pas qu’on l’appelle Moses… Et peut-être me permettrez-vous tout de même de m’asseoir ? » lança-t-il, le ton dégoulinant de fiel.
— Bien sûr, excusez-moi. Je vous en prie.
— Vous êtes bien aimable, inspecteur », prononça-t-il en prenant place, tandis que fiel et venin s’épaississaient entre nous. « Eh bien, donc, en compagnie de Mme Moses, dans les appartements de laquelle vous avez cette nuit, d’une façon proprement scandaleuse, fait une violente irruption, et cela sans y avoir été autorisé par quiconque, et j’ajoute, une irruption à laquelle plusieurs personnes ont pris, part, et j’ajoute encore, sans avoir frappé ne fût-ce qu’une seule fois, et je ne mentionne pas ici l’absence totale de mandat ou de document officiel similaire — car naturellement je ne suis pas en droit d’attendre de la police de notre époque l’observation de subtilités légales telles que le respect scrupuleux du droit de chaque honorable citoyen à se trouver chez lui comme à l’intérieur d’une forteresse personnelle, et particulièrement, oui, monsieur, si nous parlons ici d’une femme, d’une épouse, monsieur, de l’épouse de Moses, d’Albert Moses, inspecteur !
— Oui, ce fut un acte irréfléchi, dis-je. Je vous présente, ainsi qu’à Mme Moses, mes plus sincères excuses.
— Je ne pourrais accepter vos excuses, inspecteur, tant que je n’aurai pas eu d’explications suffisamment convaincantes et rassurantes à propos de l’individu qui a été logé dans la chambre trois, chambre qui m’appartient, et tant que je ne saurai pas pour quelles raisons on lui a permis de prendre ses quartiers dans un local contigu à la chambre de mon épouse, et pourquoi un chien a été placé en sentinelle devant sa porte.
— Nous-mêmes n’avons pas d’explication pleinement convaincante et rassurante sur cette personne », dis-je, en me réfugiant à nouveau derrière mes paupières. « Il a subi un accident de voiture, il est estropié, il lui manque un bras, et à présent il est en train de dormir. Dès que la lumière sera faite sur son identité, nous vous communiquerons aussitôt nos informations, monsieur Moses. » J’ouvris les yeux. « Et maintenant, revenons au moment où vous et Mme Moses avez quitté la salle à manger. Quand était-ce exactement ? »
Il souleva sa chope et l’approcha de ses lèvres. Ses yeux brillaient d’une lueur effrayante et il les vrilla sur moi.
« Vos explications m’ont satisfait, déclara-t-il. J’exprime l’espoir que vous tiendrez votre promesse et me transmettrez sans retard vos renseignements. » Il avala une gorgée. « Donc, Mme Moses et moi nous sommes levés de table et avons quitté la salle approximativement…» Il plissa les paupières et répéta l’adverbe en y prenant un plaisir sarcastique : « Approximativement, inspecteur, à vingt et une heures trente-trois minutes et quelques secondes, heure locale. Cela vous convient-il ? Parfait. Je vous prie de passer à votre seconde question, dont j’espère bien qu’elle sera la dernière.
— Nous n’en avons pas tout à fait terminé avec la première, objectai-je. Donc, vous avez quitté la salle à manger à vingt et une heures trente-trois. Et ensuite ?
— Quoi, ensuite ? se fâcha aussitôt Moses. Qu’entendez-vous par là, jeune homme ? Vous n’attendez tout de même pas que je vous informe de mes faits et gestes accomplis une fois refermée derrière moi la porte de ma chambre ?
— Ce serait apporter à l’enquête une contribution très appréciable, monsieur », dis-je, d’un ton presque solennel.
« L’enquête ? Vous croyez peut-être que j’ai envie d’apporter une contribution appréciable à votre enquête ? De toute façon, je n’ai rien à cacher. Une fois retourné dans ma chambre, je me suis déshabillé et me suis mis au lit. Et j’ai dormi jusqu’à ce que se déchaîne cet odieux tohu-bohu, tout ce remue-ménage dans la chambre n° 3, qui fait partie de mes appartements, je vous le rappelle. Seules ma considérable réserve naturelle et la conscience d’être un Moses m’ont empêché de ne pas intervenir immédiatement pour disperser toute cette gueusaille, avec la police à sa tête. Mais retenez bien ceci : ma réserve a des limites, et je ne permettrai à aucun de ces bons à rien de…
— … Et vous aurez parfaitement raison », le coupai-je en hâte. « Encore une question, monsieur Moses, une ultime question.
— Ultime ! » répéta-t-il, en menaçant de l’index.
« Auriez-vous, par hasard, remarqué à quel moment approximatif Mme Moses s’est absentée de la salle à manger ? »
Il y eut une pause sinistre. Moses s’était coloré en bleu foncé et il me toisait avec des yeux troubles, soudain exorbités.
« Faut-il comprendre que vous osez retenir comme hypothèse que l’épouse de Moses est impliquée dans le meurtre ? » prononça-t-il d’une voix étranglée. Je fis de la tête un geste de dénégation éplorée, mais sans succès. « Dois-je comprendre aussi que vous osez imaginer que dans une telle situation un Moses accepterait de vous fournir quelque témoignage que ce fût ? Vous croyez sans doute avoir affaire à quelqu’un d’autre que Moses, monsieur ? Vous vous êtes peut-être permis de penser que vous vous adressiez à je ne sais quel mendiant manchot, vous avez peut-être eu l’audace de me confondre avec cette canaille d’infirme qui m’a dépouillé de ma précieuse montre en or ? Ou peut-être…»
Je refermai les yeux. Pendant les cinq minutes qui suivirent, j’entendis une succession de suppositions fantastiques concernant mes propres intentions, mes propres louches objectifs, tous dirigés contre l’honneur, la dignité, les biens, et même l’intégrité physique de Moses, monsieur, oui, de Moses et non d’un quelconque prétendu saint-bernard dont la seule fonction dans l’hôtel était manifestement de favoriser la multiplication des puces, de Moses, monsieur, oui, d’Albert Moses, êtes-vous capable de comprendre cela ?… À la fin de cette diatribe tumultueuse, j’avais déjà renoncé à obtenir la moindre réponse sensée. Mais j’étais surtout désolé à l’idée que toute entrevue avec Mme Moses allait m’être désormais refusée. Pourtant, les choses évoluèrent autrement. Moses s’arrêta net dans son discours, attendit que j’aie rouvert les yeux, et lâcha avec un mépris indicible :
« Et d’ailleurs, tout cela est ridicule. Attribuer à une personne aussi insignifiante des desseins à ce point subtils… voilà qui est ridicule et indigne d’un Moses. Aucune erreur possible, nous nous trouvons ici en face de l’élémentaire manque de tact policier et bureaucratique que conditionne un très bas niveau de développement culturel et intellectuel. J’accepte vos excuses, monsieur, et j’ai bien l’honneur de vous saluer. Mais ce n’est pas tout. Ayant pesé le pour et le contre… je vois bien que vous n’aurez pas suffisamment de noblesse d’âme pour laisser mon épouse en paix et la tenir à l’écart de vos questions imbéciles. Je vais donc vous autoriser à lui poser ces questions — pas plus de deux, monsieur ! — en ma présence. Maintenant. Veuillez me suivre. »
Je lui emboîtai le pas, non sans exulter intérieurement. Il frappa à la porte de Mme Moses et, lorsque celle-ci lui eut répondu, il roucoula, dans ce genre de roucoulements que réussissent si bien les gonds d’un portail mal huilé : « Pouvez-vous recevoir, chère amie ? Je ne suis pas seul. »
La chère amie pouvait recevoir. La chère amie était allongée dans la noble pose que je lui connaissais déjà, sous la torchère, mais elle avait échangé ses vêtements de nuit contre une tenue de plein jour. Elle nous accueillit en souriant de son radieux sourire charmeur. Le vieux barbon trottina en sa direction et se pencha pour lui baiser la main — tandis que me revenait l’affirmation de Snevar selon laquelle il la battait à coups de fouet.
« C’est l’inspecteur, chère amie », grinça Moses en se laissant tomber dans le fauteuil. « Vous vous souvenez de l’inspecteur ?
— Comment aurais-je pu oublier notre cher M. Glebski ! » s’exclama en réponse cette reine de beauté. « Faites-moi la grâce de vous asseoir, inspecteur. Quelle nuit merveilleuse, ne trouvez-vous pas ? Toute cette poésie ! »
Je pris une chaise. Moses prit la parole : « L’inspecteur, ma chère amie, nous fait l’honneur de nous suspecter dans l’assassinat de cet Olaf. Vous vous souvenez d’Olaf ? Eh bien, il a été assassiné.
— Oui, j’ai déjà entendu parler de cette histoire, dit Mme Moses. Quelle horreur ! Cher Glebski, est-ce que vraiment vous nous soupçonnez d’avoir trempé dans un méfait aussi cauchemardesque ? »
Tout ce théâtre commençait à me taper sur les nerfs. Suffit, pensai-je. Au diable les conversations de salon !
« Madame, dis-je sèchement. L’enquête a établi qu’hier, aux environs de huit heures et demie du soir, vous avez quitté la salle à manger. Vous le confirmez, bien entendu ? »
Le vieux Moses se mit à s’agiter dans son fauteuil, remué par une décharge de fureur, mais Mme Moses le devança.
« Eh bien, oui, je le confirme, cela va de soi. Quel intérêt aurais-je à prétendre le contraire ? J’ai éprouvé le besoin de m’éloigner, et je me suis éloignée.
— À ce que j’ai pu comprendre, continuai-je, vous êtes descendue ici, dans votre chambre, puis vous êtes remontée dans la salle à manger à neuf heures et des poussières. Je ne me trompe pas ?
— Non, c’est bien cela. Je vous avouerai que je ne suis pas très certaine de l’heure exacte, je n’ai pas regardé ma montre… Mais c’est ainsi que les choses se sont déroulées, très probablement.
— J’aimerais, madame, que vous cherchiez dans votre mémoire si vous avez vu quelqu’un lorsque vous êtes allée de la grande salle à votre chambre, puis en sens inverse, quand vous êtes remontée au premier étage.
— Oui… il me semble que oui », dit Mme Moses.
Elle avait froncé son charmant petit front, et je sentis mon corps se contracter. Je m’attendais à tout et à n’importe quoi.
« Mais oui, évidemment ! s’exclama-t-elle. À mon retour, j’ai aperçu un couple dans le couloir…
— Où cela ? la pressai-je.
— Heu… juste à gauche après le palier. Il s’agissait de notre pauvre Olaf, en compagnie de cette amusante petite personne… jeune homme ou jeune fille, je ne sais trop… Quel est votre avis, Moses ? Est-ce un garçon ou…
— Minute, minute, dis-je. Vous êtes sûre qu’ils se trouvaient à gauche, à votre gauche quand vous remontiez les escaliers ?
— Tout à fait sûre. Ils étaient plantés là et ils se tenaient par les mains en bavardant très tendrement. Bien entendu, j’ai fait semblant de ne pas les avoir remarqués…»
La voilà, la petite hésitation de Brunn, pensai-je. L’amusante petite personne s’est rappelé qu’on avait pu l’apercevoir en compagnie d’Olaf devant la chambre de celui-ci, et comme elle n’a pas eu le temps de concevoir une histoire plausible, elle s’est mise à mentir, en espérant que les conséquences en seraient nulles.
« Je suis une femme, inspecteur, continua Mme Moses, et je ne me mêle jamais des affaires d’autrui. Si les circonstances avaient été différentes, je serais restée muette comme une tombe, mais à présent il me semble que je dois, que je suis obligée d’être totalement sincère… N’est-il pas vrai, Moses ? »
Depuis son fauteuil, Moses émit un bougonnement indistinct.
« Et ceci encore, continua Mme Moses. Mais probablement ce ne doit pas avoir une grande importance… Lorsque j’ai descendu l’escalier, j’ai vu venir à ma rencontre ce petit homme, ce malheureux…
— Heenkus », sifflai-je. Quelque chose s’était soudain coincé en travers de ma gorge. Je toussotai.
« C’est cela, oui, Finkus… c’est son nom, paraît-il. Vous savez, inspecteur, il est atteint de tuberculose. Il n’en a pourtant pas l’air, n’est-ce pas ?
— Excusez-moi, dis-je. Quand vous l’avez rencontré, il venait du hall ?
— Même un policier devrait pouvoir le comprendre sans hésiter », beugla Moses, qui s’énervait. « Mon épouse vient de vous expliquer de manière fort claire qu’elle a rencontré ce Ficus au moment où elle descendait l’escalier. Il est élémentaire d’en déduire que l’autre venait en sens inverse.
— Ne vous fâchez pas, Moses », prononça tendrement Mme Moses. « L’inspecteur s’intéresse aux détails, voilà tout. Il doit estimer qu’ils ont de l’importance… Eh bien oui, inspecteur, il montait à ma rencontre, et apparemment depuis le hall. Il marchait sans se presser et il donnait l’impression d’être absorbé par de profondes réflexions, au point qu’il ne m’a pas accordé un regard. Nous nous sommes frôlés sans nous saluer et chacun de nous a continué de son côté.
— Comment était-il habillé ?
— Une tenue abominable ! Une sorte de pelisse tout droit sortie d’un cauchemar… quel nom donne-t-on à ce genre de vêtement, déjà ?… ah ! une touloupe ! Et de plus il répandait, pardonnez-moi ce détail, il répandait une odeur… de laine mouillée, de poils de chien… J’ignore quel est votre avis sur le sujet, inspecteur, mais voilà ce que je pense : un homme qui n’a pas les moyens de s’habiller de manière décente doit rester chez lui et chercher une solution à ses problèmes financiers, mais il ne doit pas voyager dans des endroits fréquentés par des gens comme il faut. »
Moses se mit à rugir, les lèvres à la hauteur de sa chope : « Il n’est pas le seul des clients de l’hôtel à qui je conseillerais de rester chez lui et de ne pas voyager dans des endroits fréquentés par des gens comme il faut. Eh bien, inspecteur, vous en avez enfin terminé ?
— Non, pas tout à fait », articulai-je avec lenteur. « Encore une question… Quand vous êtes revenue dans votre chambre après la fin du bal, vous vous êtes probablement couchée, madame, et profondément endormie ?
— Profondément endormie… Comment vous dire… il conviendrait plutôt de parler d’assoupissement… Je me sentais excitée, j’avais sans doute dû boire un peu plus que de raison…
— Mais quelque chose a dû vous tirer du sommeil ? dis-je. Car lorsque j’ai si malencontreusement fait irruption dans votre chambre — ce pour quoi je vous renouvelle ici mes plus énergiques excuses — vous n’étiez pas en train de dormir…
— Ah, voilà ce que… Je n’étais pas en train de dormir… Non, effectivement, je ne dormais plus, mais je ne saurais vous affirmer, inspecteur, si oui ou non j’ai été réveillée par quelque chose de bien précis. Si vous voulez, j’ai eu l’impression que je ne parviendrais pas à m’endormir pour de bon, aussi ai-je décidé de lire un peu. Vous voyez, d’ailleurs, j’ai encore mon livre à la main… Bref, si vous désiriez que je vous dise si j’ai ou non entendu cette nuit du bruit suspect, je puis vous répondre sans hésiter : non, je n’ai entendu aucun bruit.
— Aucun bruit ? » m’étonnai-je.
Elle jeta alors sur Moses un regard où se devinait un désarroi piqueté d’inquiétude. Je restais les yeux rivés aux siens.
« Aucun, je crois », dit-elle, sans conviction. « Et vous, Moses ?
— Absolument aucun », dit Moses sur un ton sans réplique. « Si l’on excepte le remue-ménage ignoble de ces messieurs quand ils se sont mis à entourer de leurs prévenances ce misérable gueux…
— Et pas un seul de vous deux n’a entendu le tonnerre de l’avalanche ? Ou n’a ressenti l’ébranlement ?
— Quelle avalanche ? s’étonna Mme Moses.
— Ne vous inquiétez pas, chère amie, dit Moses. Rien de terrible. Une avalanche s’est produite à quelque distance d’ici, dans les montagnes. Je vous conterai cela plus tard… Eh bien, inspecteur, cette fois-ci, cela doit suffire ?
— Oui, dis-je. Maintenant, oui. » Je me levai. « Encore une question. La dernière. »
M. Moses gronda comme s’il s’était subitement transformé en un quelconque prétendu saint-bernard, mais Mme Moses fît un geste de tête indiquant qu’elle considérait la suite de l’entretien avec bienveillance.
« Je vous en prie, inspecteur.
— Cet après-midi, assez peu de temps avant le repas, vous êtes montée sur le toit, madame Moses…»
Elle partit d’un grand éclat de rire et m’interrompit : « Non, je ne suis pas montée sur le toit. Je montais du hall au premier étage ; et par distraction, parce que je pensais à autre chose, je me suis engagée sur cet horrible petit escalier du grenier. Ce que j’ai pu me sentir stupide lorsque j’ai soudain vu en face de moi une porte, des planches !… Je n’ai même pas réalisé tout de suite dans quel endroit je m’étais fourrée…»
J’avais encore bien envie de la questionner sur les motifs qui l’avaient poussée à se rendre au premier étage. Je ne parvenais pas à voir clairement ce qu’elle avait pu chercher au premier étage, encore que l’on pût se permettre de supposer que ce déplacement vers les hauteurs avait un lien avec Simonet et avec une intrigue amoureuse où j’avais mis les pieds sans le savoir. Mais à cet instant je jetai un coup d’œil sur le vieux Moses, et toutes ces spéculations se dissipèrent aussitôt. Je venais en effet de repérer l’objet que Moses tenait sur les genoux : un fouet, un sombre et noir fouet de piqueur, constitué d’un manche massif et de nombreuses mèches torsadées, au milieu desquelles scintillaient des morceaux de métal. Terrorisé, je détournai les yeux.
« Je vous remercie, madame », bredouillai-je. « Votre témoignage aura apporté à l’enquête une aide très appréciable, madame. »
Moulu, épuisé, toutes les fibres du corps baignant dans la lassitude, je me traînai jusqu’au hall d’entrée et m’assis à côté du patron, dans l’intention de récupérer un peu. J’avais toujours devant moi la vision lugubre du stick de piqueur tenu par Moses. Je secouai la tête pour m’en débarrasser ; mais c’était une de ces images qu’on ne chasse pas facilement. Non, je n’avais pas à m’en mêler. C’était un problème privé, une histoire conjugale où personne ne me demandait d’intervenir… J’avais l’impression que des grains de sable roulaient sous mes paupières. J’aurais certainement dû faire un somme — ne fût-ce que pendant une heure ou deux. J’avais encore pour perspective l’interrogatoire complet de l’inconnu, un contre-interrogatoire du jeune être, un second interrogatoire de Kaïssa, et cela nécessitait une énergie que je ne pouvais trouver que dans un peu de sommeil. Pourtant je me rendais compte que je ne pouvais toujours pas me permettre de fermer l’œil. Des doubles de Heenkus erraient dans cet hôtel. L’indéfinissable neveu ou nièce de du Barnstokr mentait. Et même chez Mme Moses, tout n’était pas clair. Si elle avait dormi à poings fermés, on ne comprenait pas pourquoi elle s’était réveillée, ni pourquoi elle se sentait obligée de mentir en prétendant avoir été victime d’une insomnie. Et si elle n’avait pas dormi, comment avait-elle pu n’entendre ni l’avalanche, ni le remue-ménage dans la chambre contiguë à la sienne ? Et je ne parlais pas de l’extraordinaire aventure survenue à Simonet, aventure qui restait absolument inexplicable… Non, il y avait beaucoup trop de folie dans cette histoire. À cela s’ajoutait que ma méthode ne devait pas être correcte. Comment Zgoot aurait-il procédé s’il s’était trouvé à ma place ? Il aurait aussitôt mis à part les gaillards ayant la force physique nécessaire pour tordre le cou à un Viking de deux mètres de haut, et il n’aurait travaillé que sur eux. Tandis que moi, je perdais mon temps avec cette jeune créature malingre, ou avec ce schizophrène chétif de Heenkus, ou encore avec Moses, qui n’était qu’un vieil alcoolique… Quelle importance, d’ailleurs ? J’allais bien finir par démasquer l’assassin. Mais ensuite ? Je me heurtais au problème typique du meurtre commis à l’intérieur d’une pièce fermée à clé. Jamais, au grand jamais, je ne parviendrais à prouver comment l’assassin s’y était introduit, puis en était ressorti… Ah, quelle poisse ! Et si je buvais un café ?
Je tournai les yeux vers le patron. Snevar s’appliquait à presser les touches de son arithmomètre et inscrivait des chiffres dans son livre de comptes.
« Dites-moi, Alek, l’interrompis-je. Serait-il possible pour un double de Heenkus de se cacher dans votre hôtel et de rester à l’abri des regards indiscrets ? »
Snevar leva la tête, et me considéra avec un air de spécialiste. « Seulement pour un double de Heenkus ? fit-il. Personne d’autre ?
— Non. Je parle bien d’un double de Heenkus. Dans votre établissement vit un sosie de Heenkus, Alek. Il ne paie rien pour son séjour, il vole probablement de la nourriture et des boissons. Cela mérite réflexion, Alek ! »
Snevar réfléchit au problème, puis dit : « Je ne sais pas. Je n’ai rien remarqué de tel. En revanche quelque chose me frappe, Peter. Vous êtes en train de faire fausse route. Vous vous êtes engagé sur une piste purement naturelle, et c’est la raison pour laquelle vous vous fourvoyez à ce point. Vous vérifiez des alibis, vous tentez de rassembler des preuves matérielles, vous cherchez des mobiles. Alors que dans cette affaire les notions ordinaires de la technique policière perdent leur signification. Comme la notion de temps quand on dépasse la vitesse de la lumière…
— C’est vraiment ainsi que vous voyez les choses ? demandai » je avec amertume.
— Quelles choses ?
— Eh bien, toute cette philosophie que vous venez d’exposer, sur la recherche d’alibis quand on dépasse la vitesse de la lumière. J’ai la cervelle comme de la purée de courge et je ne comprends rien à ce que vous me débitez. Je préférerais que vous m’apportiez du café. »
Le patron se leva.
« Ah ! Peter, vous n’avez pas encore atteint la maturité ! dit-il. Et j’attends ce moment. Le moment où enfin vous serez mûr.
— Je me demande ce que cela vous apportera. D’ailleurs, j’ai l’impression d’être déjà plus que mûr. Je vais bientôt me détacher de ma branche et m’écraser.
— Non, vous ne vous écraserez pas ! » tint à me rassurer Snevar. « Mais vous êtes encore très vert… Écoutez. Quand vous serez vraiment mûr, quand je verrai que vous êtes bien à point, je vous raconterai une petite histoire.
— Faites-le tout de suite, proposai-je, sans grande énergie.
— Non, cela n’aurait aucun sens. Vous feriez un geste et vous l’oublieriez aussitôt. Ce que je veux, c’est attendre le moment où mes paroles sonneront pour vous comme la clé unique permettant de résoudre tous les mystères de cette affaire.
— Seigneur, grognai-je. Je m’imagine d’ici ce que pourront être ces glorieuses paroles ! »
Le patron eut un sourire condescendant et se dirigea vers la cuisine. Une fois sur le seuil, il s’arrêta pour lancer : « Et si je vous disais très exactement ce que notre célèbre savant a eu comme vision ?
— Eh bien, tentez votre chance, l’encourageai-je.
— Notre célèbre savant en sciences physiques s’est glissé dans le lit de Mme Moses et au lieu d’y trouver une femme en chair et en os, bien vivante, il y a découvert un mannequin inanimé. Une poupée, Peter, une poupée aussi froide qu’une statue de glace. »