J’avalai une gigantesque tasse de café et passai à l’interrogatoire de Kaïssa. Le café me procura une sensation merveilleuse. Kaïssa, moins. Je ne pus rien tirer d’elle, ou pas grand-chose. Premier point, elle s’endormait à tout moment sur sa chaise ; quand je la secouais pour la réveiller, elle sursautait en demandant : « C’est quoi qu’il y a ? » Deuxième point, elle se révéla totalement incapable de parler d’Olaf. À chaque fois que j’en venais à prononcer ce nom, elle virait au rouge cerise et se répandait en gloussements convulsifs, tout en accomplissant une gymnastique tarabiscotée avec les épaules et en s’efforçant de se cacher la figure derrière l’éventail de ses doigts. J’en déduisis qu’Olaf avait réussi à polissonner pour de bon et que les polissonneries en question s’étaient déroulées très peu de temps après le repas, lorsque Kaïssa était descendue laver la vaisselle. « Et voilà qu’il me prend mon collier », racontait Kaïssa, à travers un déluge de « hi ! hi ! hi ! » spasmodiques. « Un souvenir, qu’il dit, c’est pour me rappeler. Quel farceur, tiens !…» Conclusion : je la laissai retourner dans son lit, repris le chemin du hall et commençai à m’occuper de Snevar.
« Que pensez-vous de tout ceci, Alek ? » demandai-je.
Il eut soudain un air réjoui, mit de côté son arithmomètre et s’étira, faisant craquer ses puissantes omoplates.
« Je pense, Peter, que dans les plus brefs délais il va me falloir modifier le nom de cette auberge.
— Tiens ? dis-je. Et comment allez-vous la rebaptiser ?
— Je l’ignore encore, dit le patron. Et cela me tracasse un peu. Dans quelques jours ma vallée grouillera de journalistes et je dois être paré de pied en cap pour cette date. Bien sûr, compteront pour beaucoup les conclusions auxquelles sera parvenue l’enquête officielle, mais la presse ne peut non plus rester indifférente au point de vue du propriétaire des lieux…»
Je ne cachai pas mon étonnement : « Faut-il comprendre que le propriétaire des lieux a déjà des conclusions personnelles sur l’affaire ?
— Conclusions, point de vue… les termes sont un peu impropres… Mais j’ai une intuition, en tout cas, intuition qui vous manque encore pour l’instant. Mais qui vous viendra, Peter. Qui se formera en vous automatiquement, dès que vous aurez approfondi les choses. Nous ne réagissons pas au même rythme parce que vous et moi sommes de nature différente. N’oublions pas que je suis mécanicien autodidacte, ce qui fait qu’en général chez moi les intuitions remplacent les déductions. Vous, vous êtes inspecteur de police. Chez vous les intuitions apparaissent comme conséquence de vos déductions, au moment où vos déductions ne vous suffisent plus. Quand elles vous ont découragé. Oui, Peter… Mais maintenant, posez-moi vos questions. »
Contrairement à ce que je m’étais promis (mais fatigue et désespoir s’étaient emparés de moi), je lui racontai l’affaire Heenkus de bout en bout. Il m’écouta en hochant son crâne chauve. Lorsque j’eus terminé, il commenta : « Oui… Vous voyez, Heenkus, lui aussi…»
Mais il ne développa pas cette mystérieuse remarque. Sans que j’aie à le presser le moins du monde, il me narra en détail tout ce qu’il avait fait après avoir abandonné la table de jeu. Il ne savait d’ailleurs pas grand-chose. Il avait aperçu Olaf pour la dernière fois à peu près en même temps que moi. À neuf heures et demie il avait accompagné les Moses au rez-de-chaussée, préparé la pâtée de Lel, avait ouvert la porte pour que le chien aille faire ses besoins ; il avait passé un méchant savon à Kaïssa — accusée de traînasser —, et c’est à ce moment que j’avais fait mon apparition. L’idée avait été émise de s’installer devant le feu avec un verre de vin chaud. Il avait donné des instructions à Kaïssa puis était monté à la salle à manger, afin d’y couper la musique et la lumière.
«… Bien entendu, à ce moment, il m’aurait été possible d’entrer dans la chambre d’Olaf et de lui tordre le cou, encore que je ne sois guère convaincu qu’il m’ait laissé faire. Mais je n’ai même pas essayé. Je suis redescendu et j’ai éteint les lampes du hall d’entrée. Pour autant que je puisse me souvenir, tout était en ordre. Les portes des chambres du premier étaient toutes fermées, il n’y avait pas un bruit. Je suis revenu à l’office, j’ai réparti le porto dans les verres, et c’est là que l’avalanche s’est produite. Si vous vous rappelez bien, je suis entré au salon avec le vin chaud. À ce moment-là j’étais préoccupé par l’idée de téléphoner à Mursbruck. J’avais déjà l’impression que les carottes étaient cuites. Après avoir constaté que le téléphone était muet, je suis revenu m’asseoir près de la cheminée en votre compagnie, et nous ne nous sommes plus séparés. »
J’avais les paupières mi-closes et à travers mes cils je l’observais tandis qu’il me récitait son emploi du temps. Oui, cet homme était taillé comme un colosse. Et il aurait probablement eu la force de tordre le cou d’Olaf, surtout si Olaf avait été empoisonné auparavant. Et qui mieux que le patron de l’hôtel avait la possibilité d’empoisonner l’un ou l’autre d’entre nous ? En outre, il pouvait peut-être disposer d’une clé supplémentaire, permettant d’ouvrir la chambre d’Olaf. Une troisième clé. Il pouvait, oui, il pouvait… Mais il restait un détail, quelque chose qui dépassait ses capacités. Il n’aurait pas pu sortir de la chambre par une porte fermée de l’intérieur. Il n’aurait pas pu non plus sauter par la fenêtre sans laisser de traces sur le rebord, sur la corniche, et enfin, forcément profondes et très repérables, dans la neige entassée sous la fenêtre… Et d’ailleurs, personne n’aurait pu accomplir un tel exploit : ni lui ni un autre. Il n’y avait plus qu’à supposer l’existence d’un passage secret reliant la chambre d’Olaf à la chambre que le manchot occupait à l’heure actuelle. Hypothèse transformant le crime en une machinerie subtile et complexe, impliquant préméditation et planification rigoureuse ; avec un mobile totalement incompréhensible… Et puis, bon sang de bon sang ! J’avais moi-même entendu Snevar éteindre la musique, descendre l’escalier et houspiller le saint-bernard. Une minute plus tard, l’avalanche était survenue, et ensuite…
« Permettez-moi de vous poser une question indiscrète, dit le patron. Pourquoi avez-vous pénétré avec Simonet dans la chambre, de Mme Moses ?
— Oh, cela ne vaut pas la peine d’en parler, dis-je. Notre grand physicien avait bu un verre de trop et il avait eu des visions…
— Vous ne voulez pas me dire ce qu’il a eu comme vision, précisément ?
— Mais rien, une sottise ! » m’exclamai-je, dépité. Je tentais de retenir par le bout de la queue une idée intéressante qui m’avait traversé l’esprit quelques secondes avant la question de Snevar. « Vous m’avez fait perdre le fil, Alek. Mais ça ne fait rien : Je retrouverai mon idée plus tard… Parlons de Heenkus, si vous le voulez bien. Essayez de vous rappeler qui s’est absenté de la salle à manger entre huit heures et demie et neuf heures.
— Je peux essayer, cela va de soi », acquiesça le patron. « Mais il faut prendre en compte cet élément… Vous-même avez attiré mon attention sur le fait que Heenkus a été rendu fou de frayeur par, disons, le contact avec l’entité qui l’a ligoté. »
Je vrillai mon regard sur le sien.
« Et alors, vous en concluez quelque chose ?
— Et vous ? interrogea-t-il. À votre place, je me pencherais sérieusement sur cette pièce du puzzle.
— Vous plaisantez, ou quoi ? » dis-je, au comble de l’irritation. « Vous voudriez que je me lance à présent dans la mystique, le fantastique et autres philosophies en ique ? J’ai simplement tendance à croire que Heenkus est un peu…» Je me tapotai la tempe du bout de l’index. « Je ne peux pas imaginer que dans l’hôtel se cache quelqu’un que nous n’ayons jamais vu.
— Très bien, très bien », s’empressa de dire Snevar d’un ton conciliant. « N’en parlons plus. Et donc, qui s’est absenté de la grande salle entre huit heures et demie et neuf heures ? Premièrement, Kaïssa. Elle a fait de nombreuses allées et venues. Deuxièmement, Olaf. Lui aussi a fait de nombreuses allées et venues. Troisièmement, le jeune être qui a du Barnstokr pour oncle… D’ailleurs, non. La jeune créature a disparu plus tard, en même temps qu’Olaf…»
J’intervins aussitôt : « Quand était-ce ?
— Je ne me souviens pas de la minute exacte, naturellement. Mais je me souviens très bien que nous étions alors en train de jouer, et que nous avons continué à le faire un certain temps après leur départ.
— Voilà qui est très intéressant, dis-je. Mais nous y reviendrons. Bien. Quelqu’un d’autre s’est absenté ?
— Eh bien, à proprement parler, il ne reste plus que Mme Moses… Hum…» Du bout des ongles, il racla avec énergie toute la surface de sa vaste joue. « Non », dit-il d’un ton décidé. « Je ne me souviens pas. En tant que directeur de l’hôtel, j’ai constamment vérifié que mes hôtes n’avaient pas besoin de moi, et c’est pourquoi j’ai retenu pas mal de détails, comme vous le constatez. Mais, vous savez, il y a eu une phase de jeu où la chance m’a souri de manière extraordinaire. Cela n’a pas duré longtemps, deux ou trois tours, guère plus, mais vous dire ce qui s’est passé dans la salle juste pendant ces quelques minutes de baraka…» Le patron fit un geste d’impuissance. « J’ai un souvenir net de Mme Moses en train de danser avec la jeune créature, et je me rappelle bien aussi qu’elle est venue ensuite s’asseoir à côté de nous, et même qu’elle a joué un peu. Mais si elle s’est absentée ou non… Non, je ne l’ai pas remarqué. J’en suis désolé.
— Tant pis, ce n’est déjà pas mal, merci », dis-je distraitement. Mon esprit vaguait déjà sur un autre thème. « Donc, le jeune être a quitté la salle en compagnie d’Olaf, et ils ne sont plus revenus, c’est bien cela ?
— Oui.
— Et on peut situer ce départ avant neuf heures et demie, avant que vous ne quittiez la table de jeu ?
— Tout à fait exact.
— Merci, dis-je en me levant. Je vais vous abandonner, maintenant. Euh… Non, encore une question. Avez-vous vu Heenkus après le repas ?
— Après le repas ? Non.
— Ah, oui — bien sûr, vous jouiez aux cartes… Et avant ?
— Avant le repas ?… je l’ai vu plusieurs fois. Tout d’abord le matin, quand il a pris son petit déjeuner, puis dehors, quand tout le monde est sorti se divertir dans la neige… Puis il m’a donné un télégramme à transmettre à Mursbruck. Je l’ai donc vu dans mon bureau. Ensuite… Oui ! Ensuite il m’a demandé s’il était possible de monter sur le toit, et par quel chemin. Il m’a fait part de son intention de prendre un bain de soleil… Je crois bien que c’est tout pour ce qui concerne Heenkus… Non ! Je l’ai encore aperçu une fois, à l’office, pendant l’après-midi. Il prenait du bon temps avec une bouteille de brandy. Mais ensuite je ne l’ai plus revu jusqu’au soir. »
Soudain il me sembla que je venais de rattraper par la queue la pensée qui avait bien failli s’enfuir de ma tête.
« Au fait, Alek, j’avais complètement oublié, dis-je. Quels renseignements Olaf vous a-t-il fait inscrire en face de son nom ?
— Vous désirez que je vous apporte le registre ? » proposa le patron. « Je peux aussi vous le redire de mémoire.
— Ce sera suffisant.
— Olaf Andvaravors, fonctionnaire, en congé pour dix jours. Une seule personne. »
Non, l’idée avait filé comme un lézard, et je n’avais rien rattrapé du tout.
« Merci, Alek », dis-je en me rasseyant. « Vous pouvez retourner à vos occupations interrompues. Je vais rester ici et réfléchir. »
Je me pris la tête dans les mains et commençai à triturer tous les éléments dont je disposais. Tous les éléments… En réalité, il y en avait terriblement peu. Je venais d’apprendre qu’Olaf avait quitté la salle à manger entre neuf heures et neuf heures et demie, et qu’il n’y était plus revenu. Bon, il fallait que je fasse le point. Je savais de manière précise qu’en même temps qu’Olaf était sortie la jeune créature. Le jeune être. D’où cette première conclusion, pour autant que l’on pouvait en juger : la jeune créature avait été la dernière personne à voir Olaf vivant. En dehors de l’assassin, évidemment. Et en prenant pour hypothèse que les témoins ne m’avaient pas menti. Deuxième conclusion : l’assassinat d’Olaf s’était déroulé dans l’intervalle qui séparait dix heures et minuit et des poussières. Un intervalle non négligeable, soyons clair. Simonet affirmait d’autre part qu’à dix heures moins cinq on avait déplacé quelque chose dans la chambre d’Olaf ; vers dix heures dix, personne n’avait répondu quand du Barnstokr avait frappé. Mais cela ne signifiait rien, Olaf pouvait fort bien avoir été absent précisément à cet instant. Je m’agrippai les cheveux de désespoir. J’avais l’impression de tourner en rond. Il fallait ajouter à cela qu’Olaf avait pu être tué ailleurs que dans sa chambre… Non, non… il était trop tôt pour faire des déductions valables. Il me restait encore deux cartes : Brunn pour l’affaire Olaf, et Mme Moses pour l’affaire Heenkus… Je ne voyais pas du tout ce que cette dernière pourrait me dire. Elle était montée sur le toit, bon, elle avait aperçu Heenkus… Minute, minute ! À propos, pourquoi était-elle montée sur le toit ? Seule, sans son mari, en corsage décolleté… Bon. Bien. Question : par qui débuter ? Le meurtre concernait Olaf, et non Heenkus, et Mme Moses avait certainement déjà été informée de la mort d’Olaf, par son époux ; aussi décidai-je de commencer par l’enfant. Quand on arrache quelqu’un à son premier sommeil, on réussit parfois à lui soutirer des renseignements intéressants. Je me remis debout. Et en même temps, je parviendrais peut-être enfin à déterminer si l’enfant était un ou une enfant.
Je dus frapper longuement et bruyamment à la porte de Brunn. Puis j’entendis le claquement de deux pieds nus derrière le panneau, et une voix irritée, enrouée, qui protestait : mais c’est dingue !
« Ouvrez, Brunn, c’est moi, Glebski », dis-je.
Un court silence s’ensuivit. Puis la voix demanda, cette fois-ci avec une note de frayeur : « Vous êtes tombé sur la tête ? Il est trois heures du matin !…
— Je vous dis d’ouvrir ! insistai-je en haussant le ton.
— Mais qu’est-ce qui se passe ?
— Votre oncle s’est trouvé mal », prétextai-je, au hasard.
« Oh !… Une seconde, laissez-moi le temps d’enfiler mon pantalon…»
Le claquement des pieds nus s’éloigna. J’attendis. Puis la clé tourna dans la serrure, la porte s’entrebâilla, et le jeune être fit un pas en direction du couloir.
« Pas si vite », dis-je, en le retenant par l’épaule. « Allez, rentrons dans votre chambre…»
Manifestement, le jeune être n’était pas encore bien réveillé, car il obéit sans opposer de résistance particulière. Je l’obligeai à faire demi-tour et le guidai jusqu’au lit défait, où je le forçai à s’asseoir. Je m’installai en face de lui sur le fauteuil. Pendant quelques secondes il m’observa à travers ses énormes verres noirs, et soudain ses lèvres gonflées et roses se mirent à trembler.
« Il est si mal en point ? » demanda-t-il. « Enfin, pourquoi vous taisez-vous ! Dites quelque chose ! »
Mon étonnement n’était pas mince : ainsi donc, cette créature bizarre aimait son oncle et craignait visiblement qu’il lui arrivât du mal. Je sortis une cigarette, l’allumai et rectifiai : « Votre oncle se porte comme un charme. Nous allons parler d’autre chose.
— Mais vous disiez…
— Je n’ai rien dit du tout. Vous avez dû rêver. Maintenant je veux des réponses rapides et sans hésitation. Quand avez-vous quitté Olaf ? Allez, répondez !
— Olaf ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Quand et où avez-vous vu Olaf pour la dernière fois ? »
L’enfant secoua la tête. « Je ne comprends rien. Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’Olaf ? Comment va mon oncle ?
— Votre oncle dort. Votre oncle est en bonne santé. Quand et où avez-vous été avec Olaf pour la dernière fois ?
— Vous avez avalé un disque rayé ? » s’indigna l’enfant, en train de reprendre du poil de la bête. « Qu’est-ce qui vous prend de faire irruption dans ma chambre au beau milieu de la nuit ?
— Je vous demande…
— Et moi je me fous de vos questions ! Tu vas me foutre le camp, saleté de flic, sinon j’appelle mon oncle !
— Vous avez dansé avec Olaf, puis vous êtes sortis ensemble de la grande salle. Où êtes-vous allés ? Qu’avez-vous fait ?
— De quoi je me mêle ? C’est quoi, ce truc ? Scène de jalousie à la fiancée ?
— Assez causé pour ne rien dire, sale petite gamine ! hurlai-je. Olaf a été assassiné ! Et je sais 4ue tu es la dernière à l’avoir vu en vie ! Quand était-ce ? Où ? Tu vas répondre, oui ? »
Je devais sans doute avoir pris un aspect terrifiant. La jeune créature recula brusquement et tendit ses paumes devant son visage comme pour se protéger d’une grêle de coups.
« Non ! chuchota-t-elle. Non ! Qu’est-ce que vous racontez ? Ce n’est pas…
— Répondez, dis-je calmement. Vous avez quitté ensemble la salle à manger et vous vous êtes dirigés… Où êtes-vous allés ?
— Euh… Nulle part… nous sommes juste sortis dans le couloir…
— Et ensuite ? »
Le jeune être resta silencieux. Je ne voyais pas ses yeux, et c’était inhabituel et gênant pour un interrogatoire.
« Et ensuite ? répétai-je.
— Appelez mon oncle », dit l’enfant, avec fermeté. « Je veux que mon oncle soit ici.
— Votre oncle ne vous serait d’aucune utilité, objectai-je. La seule chose qui puisse vous aider, c’est la vérité. Dites la vérité. »
Le jeune être se tut. Il s’était recroquevillé sur le lit, en dessous d’une affiche manuscrite qui proclamait : « Soyons cruels ! » et il se taisait. Puis des larmes débordèrent les montures de ses lunettes noires et coulèrent le long de ses joues.
« Les larmes non plus ne vous seront d’aucun secours », précisai-je froidement. « Dites la vérité. Si vous mentez, si vous essayez de vous en tirer en me racontant des bobards… (Je mis la main à ma poche…) je vous passe les menottes et je vous embarque pour Mursbruck. Et là-bas je vous promets que vous serez interrogé par des gens complètement inconnus. Il s’agit d’un meurtre, vous comprenez ce que cela signifie ?
— Oui », murmura l’enfant, d’une voix à peine audible. « Je vais répondre à vos questions…
— Sage résolution, approuvai-je. Et donc, vous êtes sortis dans le couloir. Que s’est-il passé ensuite ?
— Nous sommes sortis dans le couloir…» répéta l’enfant d’une manière mécanique. « Et ensuite… ensuite… je me souviens mal, j’ai une mémoire affreuse… Il m’a dit quelques mots et il est parti de son côté, et je… Tout ce que…
— Non, dis-je en hochant la tête. On n’obtiendra rien de cette façon. Essayez à nouveau. »
L’enfant renifla, s’essuya le nez avec la main et se mit à fouiller sous son oreiller. À la recherche d’un mouchoir.
« Alors ? dis-je.
— C’est… c’est honteux, murmura l’enfant. Et dégoûtant, surtout si Olaf est mort.
— La police est comme le corps médical », expliquai-je sur un ton docte, tout en m’efforçant de dominer le fort sentiment de gêne qui m’avait envahi. « Elle ignore ce que signifient des mots tels que honte, honteux, etc.
— Eh bien, soit », dit soudain la jeune créature en relevant la tête d’un geste décidé. « Voilà ce qui s’est passé. Une série de plaisanteries, pour commencer : fiancé ou fiancée, garçon ou fille… bref, toute la gamme des propos ambigus à laquelle j’avais déjà eu droit avec vous… Lui aussi, probablement, s’est imaginé je ne sais quoi à mon sujet… Ensuite, quand nous sommes sortis, il s’est mis à me tripoter. J’ai jugé cela dégoûtant et je lui ai flanqué une baffe… euh… donné… une gifle…
— Et alors ? » insistai-je, sans le (ou sans la) regarder.
« Et alors il s’est vexé, il s’est mis à m’injurier, puis il est parti. Bien sûr, j’avais peut-être été injuste, j’aurais peut-être dû retenir ma main, mais tout de même, ses mains, à lui, avaient déjà pas mal…
— Où est-il parti ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Les gens peuvent bien aller où ils veulent et faire ce qui leur plaît, je m’en fiche… Il est parti dans le couloir…» L’enfant agita le bras. « J’ignore vers quel endroit.
— Et vous ?
— Et moi… Quoi, moi ? Toute ma bonne humeur s’était envolée, je trouvais la vie répugnante, ennuyeuse… Il ne me restait plus qu’à m’enfermer dans ma chambre et à me soûler à mort…
— Et vous avez mis ce projet à exécution ? » demandai-je. Je humai l’air avec attention et promenai les yeux sur la chambre. Le bazar qui y régnait atteignait des proportions effarantes ; tout avait été jeté n’importe où, et traînait dans le désordre, par terre ou sur les meubles. La table était encombrée de longues bandes de papier — des slogans, pas d’erreur possible. Destinés à être punaisés sur les portes des fonctionnaires de police… Une odeur d’alcool flottait bel et bien dans la pièce, et près de la table de nuit, sur le plancher, je remarquai une bouteille qui ne contenait certes pas de l’eau minérale.
« Oui, oui ! Je viens de vous le dire ! »
Je me penchai et soulevai la bouteille. Elle avait été sérieusement entamée.
« Vous mériteriez une bonne correction, jeune homme », dis-je, en posant le récipient sur la table, en plein sur le slogan À bas l’universalité ! Vive l’instantanéité ! Si j’étais à votre place, je ne serais pas très content de moi. Et vous, vous l’êtes, ou non ? » Je n’avais pas renoncé à déterminer le sexe de l’enfant, et j’avais en réserve plusieurs adjectifs dont l’accord au masculin ou au féminin serait aussitôt repérable : satisfait, content, nerveux, anxieux, gourmand, et bien d’autres, mais je ne savais pas comment les lui faire utiliser. Et en plus, l’enfant avait manifestement un vieux réflexe consistant à les contourner de manière systématique. Je n’eus pas d’écho à mon commentaire, et j’enchaînai : « Et après, vous n’avez plus quitté votre chambre ?
— Non.
— Et quand avez-vous cessé de boire pour vous mettre enfin au lit ?
— Je ne me souviens plus.
— Bon, admettons, dis-je. Et maintenant, vous allez me décrire en détail tous vos faits et gestes, depuis le moment où vous avez quitté la table jusqu’au moment où vous avez rejoint le couloir avec Olaf.
— En détail ? demanda l’enfant.
— Oui. Je veux tous les détails.
— D’accord », accepta l’enfant, en montrant ses dents pointues, menues, blanches, d’une blancheur qui possédait des reflets bleutés, comme la neige. « Donc, voilà. Je suis en train de terminer mon dessert. À ce moment sur la chaise voisine vient s’asseoir un inspecteur de police en état d’ivresse, et ce type commence à me faire du plat, à me raconter des salades, à me dire que je lui plais et à me proposer des fiançailles immédiates. Il accompagne ses déclarations de gestes douteux, il me pétrit l’épaule avec sa grosse paluche et il ne cesse de répéter : “Va-t’en, toi, d’accord ? C’est ta sœur qui m’intéresse…” »
Je supportai cette tirade sans ciller. J’espère même avoir conservé un visage de marbre.
« C’est alors, pour ma délivrance », continua l’enfant avec une joie mauvaise, « c’est alors que par bonheur la mère Moses fait son apparition et qu’elle entraîne l’inspecteur sur la piste de danse, à peu près comme un rapace s’emparant d’un poussin. Ils tourbillonnent ensemble et je les regarde. Tout cela évoquerait plutôt une boîte de nuit du port de Hambourg. Puis tous deux se glissent derrière les tentures. Et je regarde ces tentures. Et j’ai pitié de l’inspecteur, parce que c’est tout de même un type pas trop infect, même s’il ne tient pas l’alcool, et que maintenant le vieux Moses s’est mis à son tour à jeter des coups d’œil en direction des tentures, à peu près comme un rapace qui vient de repérer un poussin sans défense. Alors je me lève, et je vais inviter la mère Moses à guincher en ma compagnie, au grand soulagement de l’inspecteur. Le pauvre, on voit qu’il s’est dégrisé derrière les rideaux…
— À ce moment-là, qui se trouvait dans la grande salle ? demandai-je sèchement.
— Tout le monde. Moins Olaf. Moins Kaïssa. Moins Simonet, en train de se défouler au billard. Gros chagrin de Simonet, parce que l’inspecteur l’a envoyé promener.
— Bien. Continuez, dis-je.
— Donc me voilà qui danse avec la mère Moses, et elle se colle à moi comme un rapace qui va dévorer un rongeur. Elle se fiche bien de celui qu’elle tient dans ses bras, du moment que ce n’est pas le père Moses. Et soudain voilà que quelque chose craque dans sa toilette. Ah, dit-elle, pardon
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, je suis victime d’une avarie. Franchement, qu’est-ce que ça peut me faire, hein ? Je les laisse s’éclipser toutes les deux, elle et son avarie ; elles disparaissent dans le couloir, et Olaf en profite pour se précipiter sur moi…
— Attendez… quelle heure était-il ?
— Aucune idée. Je ne passais pas mon temps à regarder ma montre.
— Donc, Mme Moses s’est retrouvée dans le couloir ?
— Eh bien, je ne sais pas exactement où elle est allée, dans le couloir, ou chez elle, ou dans une chambre vide… Il y a deux chambres vides juste à côté de la salle… Je continue mon récit ?…
— Oui.
— Je danse avec Olaf, et j’ai droit à une averse de compliments : sur ma figure, mon maintien, ma démarche, tout y passe… puis il dit : venez, je vais vous montrer quelque chose d’intéressant. Moi, je n’ai rien contre. Pourquoi pas ? J’accepte… D’autant plus que tout est si mortellement ennuyeux dans cette salle à manger…
— Et à ce moment-là, vous voyez Mme Moses dans la salle ?
— Non, elle doit être chez elle, en cale sèche, elle colmate ses brèches… Donc, nous sortons dans le couloir… et le reste, vous le connaissez.
— Et vous n’avez plus revu Mme Moses ? »
Il y eut alors chez l’enfant un petit trouble. Une hésitation à peine perceptible, un petit désarroi de rien du tout. Mais qui ne m’avait pas échappé.
« N… non… Où donc ? Je n’avais plus rien à faire avec elle. Il ne me restait plus qu’une seule perspective, m’abrutir à l’eau-de-vie, tant le monde m’écœurait. »
Les lunettes noires me gênaient beaucoup, beaucoup, et je pris la ferme résolution de les arracher d’une manière ou d’une autre si j’avais à renouveler l’interrogatoire. Y compris par la force.
« Qu’est-ce que vous fabriquiez sur le toit, cet après-midi ? demandai-je brusquement.
— Le toit ? Quel toit ?
— Celui de l’hôtel. » Je pointai mon index en direction du plafond. « Allons, pas d’histoire. Je vous ai vu.
— Vous pouvez aller vous faire…» se hérissa la jeune créature. « Pour qui me prenez-vous ? Pour un cinglé qui court sur les gouttières ?
— Bon, alors ce n’était pas vous, c’est tout », dis-je, sur un ton apaisant. « Eh bien, tant mieux. Maintenant, parlons un peu de Heenkus. Vous le situez ? Ce petit homme que vous avez d’abord confondu avec Olaf…
— Bien sûr que je le situe, dit le jeune être.
— Quand l’avez-vous aperçu pour la dernière fois ?
— Pour la dernière fois ?… La dernière fois, ce devait être dans le couloir, au moment où Olaf et moi quittions la salle à manger. »
Je sursautai violemment.
« Quand ? » demandai-je.
Le jeune être s’alarma :
« Pourquoi ? dit-il. Il… il n’y a rien eu de spécial… Nous venions de nous esquiver, et j’ai vu Heenkus qui tournait sur le palier…»
Je me mis à réfléchir. À toute vitesse. Il ne fallait pas faire remonter avant neuf heures le moment où Olaf et Brunn avaient abandonné la salle à manger ; selon le témoignage de du Barnstokr, à neuf heures, ils dansaient encore. Or, la montre de Heenkus avait été écrabouillée à huit heures quarante-trois. Et donc, à neuf heures, Heenkus était déjà ligoté sous la table…
« Vous me certifiez qu’il s’agissait bien de Heenkus ? »
La jeune créature haussa les épaules.
« J’ai eu l’impression que c’était Heenkus… À vrai dire, il a immédiatement tourné à gauche, sur le palier… mais ça ne fait rien, c’était Heenkus, qui d’autre cela aurait-il pu être ?
Impossible de le confondre avec Kaïssa ou avec la mère Moses… ou avec n’importe qui d’autre. Il est tout petit, voûté…
— Stop ! intervins-je. Il était en manteau ?
— Oui… dans cette stupide fourrure qui lui descend jusqu’aux talons ; quelque chose de blanc aux pieds… Pourquoi ? » La voix de la jeune créature se fondit en chuchotement. « C’est lui l’assassin, hein ? Heenkus ?
— Non, non », dis-je. Ainsi, Heenkus aurait menti ? Tout cela aurait donc bel et bien été une mise en scène ? La montre écrasée après que l’on en avait reculé les aiguilles… et Heenkus qui ricanait sous la table en attendant que quelqu’un le délivre, Heenkus qui m’avait joué une habile comédie à laquelle je m’étais laissé prendre, Heenkus qui maintenant ricanait dans sa chambre… avec un complice ricanant aussi, dans un autre coin de l’hôtel. Je quittai d’un bond le siège où j’étais assis.
« Restez ici, ordonnai-je. Et ne vous avisez pas de sortir. Je vous préviens, je n’en ai pas terminé avec vous. »
Je me dirigeai vers la porte d’entrée, puis fis demi-tour et m’emparai de la bouteille qui était sur la table.
« Confisqué. Je n’ai pas besoin de témoins ivres.
— Est-ce que vous m’autorisez à aller dans la chambre de mon oncle ? » demanda la jeune créature d’une voix tremblante.
J’hésitai, puis fis un geste conciliant.
« Bon, d’accord. Il réussira peut-être à vous convaincre de dire toute la vérité. »
J’enfilai le long couloir jusqu’au bout, puis tournai à angle droit et me retrouvai devant la porte de Heenkus. Je glissai la clé dans la serrure et m’engouffrai dans la chambre. Les lampes étaient allumées partout : dans l’entrée, dans le cabinet de toilette, au-dessus du lit. Heenkus était accroupi derrière le sommier et grimaçait, le visage couvert de sueur. Au milieu de la pièce gisait une chaise renversée à laquelle manquait un pied. Ce pied était brandi par Heenkus de l’autre côté de sa barricade.
« C’est vous ? » dit-il, la gorge éraillée, puis il se redressa.
« Oui ! » dis-je. Je me sentis à nouveau ébranlé par son aspect général et l’expression de folie qui errait dans ses yeux injectés de sang. Il était vraiment difficile de se convaincre qu’il mentait et jouait la comédie. Il fallait être un acteur de très grande classe pour interpréter ce rôle avec une telle maîtrise. Cela dit, je lâchai avec une fureur hurlante : « J’en ai par-dessus la tête de vos mensonges, Heenkus ! Vous avez essayé de me mener en bateau ! Vous avez prétendu avoir été attaqué à huit heures quarante. Mais on vous a aperçu dans le couloir après neuf heures ! Vous allez vous décider à me dire la vérité, oui ou non ? »
Une ombre de désarroi se promena sur ses traits pendant une seconde.
« On m’a vu ? Moi ? Après neuf heures ?
— Oui ! Quelqu’un a emprunté le couloir et s’est engagé sur les escaliers. Et ce quelqu’un, c’était vous, Heenkus !
— Moi ? » Il ricana soudain avec une sorte de hoquet spasmodique. « Je marchais dans le couloir ? » Il fut pris d’un nouveau hoquet ricanant, puis il y en eut un second, un troisième, et enfin tout son corps se trouva secoué par un fou-rire hystérique, inextinguible, criard. « Moi ? Quelqu’un qui était moi ? Mais c’est justement cela, inspecteur ! C’est cela le hic ! » bredouilla-t-il, en s’étranglant, la voix entrecoupée. « On a vu au fond du couloir quelqu’un qui était moi… Et moi aussi j’avais vu quelqu’un qui était moi… Et ce quelqu’un qui était moi m’a attaqué… et ce quelqu’un qui était moi m’a ficelé… et celui qui m’a emmuré vif, c’était moi !… Vous comprenez, inspecteur ? Ce quelqu’un, c’était moi !…»