Assis sur le canapé des Gilbert, Stefan acquiesçait poliment aux propos de tante Judith. Elle s’efforçait visiblement d’être aimable, et Stefan s’évertuait à en faire autant pour ne pas froisser Elena.
La jeune fille, à ses côtés, lui renvoyait des ondes bienfaisantes. Il l’aimait tant… Elle était si différente de Katherine, finalement. Certes, elle avait les mêmes cheveux blonds, le même teint d’albâtre, les mêmes traits délicats, les mêmes yeux bleus. Mais, la ressemblance s’arrêtait là : contrairement à Katherine, elle était dotée d’une force de caractère exceptionnelle.
L’intensité de leur amour n’était cependant pas sans danger : la semaine précédente, il avait été incapable de refuser le sang qu’elle lui avait offert C’était beaucoup trop risqué… Pour la centième fois, il scruta son visage guettant l’apparition des premiers symptômes. Il avait l’impression que son visage avait légèrement pâli… que son regard était plus froid.
Désormais, ils devaient se montrer d’une extrême vigilance. Surtout lui. Il irait assouvir son appétit dans la forêt. Rien que d’y penser, la faim recommençait à le tourmenter. Ce picotement insistant dans les mâchoires, cette brûlure familière dans les veines. Il devrait déjà être dans les bois, à l’affût d’une proie… loin de ce salon… , et de la gorge tendre d’Elena qu’il ne pouvait pas quitter du regard.
Elle se tourna vers lui en souriant.
— Ça te dit d’aller à la soirée de Saltzman ? Tante Judith nous prête sa voiture.
— Vous allez quand même rester dîner ! intervint celle-ci.
— T’inquiète pas, on achètera un truc en route, affirma Elena.
Stefan se rembrunit. Il avait perdu depuis longtemps le goût de la nourriture du commun des mortels, et s’ils se rendaient à cette soirée, il devrait patienter encore quelques heures avant de pouvoir apaiser sa faim.
— Comme tu veux, dit-il pourtant à Elena.
— Super, je vais me changer.
Il la suivit jusqu’au pied de l’escalier.
— Mets un col roulé, lui souffla-t-il.
— Pas de problème, c’est presque guéri, regard répondit-elle après s’être assurée que le salon était désert.
Stefan contempla les deux petites marques rondes et d’un rose rappelant le vin coupé d’eau. Il détourna les yeux, les mâchoires crispées. Quel supplice !
— Ce n’est pas pour cette raison… Elena surprit enfin son air affamé : elle comprit ce qu’il voulait dire et laissa retomber ses cheveux sur son cou.
Quand ils franchirent le seuil de la maison, les conversations s’interrompirent brusquement. Les visages tournés vers eux reflétaient la plus grande méfiance. Elena n’était pas habituée à ce genre d’accueil.
Le professeur d’histoire n’était pas en vue. Caroline, en revanche, exhibait ses longues jambes fuselées sur un tabouret de bar. Elle glissa un commentaire au garçon assis à sa droite avec un sourire narquois en direction d’Elena. Q s’esclaffa. Elena sentait le feu lui monter aux joues. Heureusement, une voix familière l’interpella.
— Elena ! Stefan ! On est là ! Elle repéra, soulagée, Bonnie et Meredith assises avec Ed Goff dans un coin du salon. Les discussions reprirent comme par enchantement. Elena décida d’agir comme si de rien n’était, de même que ses amies.
— T’as retrouvé tes couleurs, on dirait ! J’adore ton pull !
— Il lui va bien, hein, Ed ? renchérit Meredith avec un enthousiasme forcé.
Ed, interloqué, fut bien obligé d’approuver.
— Ta classe aussi est invitée, à ce que je vois, dit la nouvelle venue à Meredith.
— Je ne sais pas si « invitée » est vraiment le mot répliqua celle-ci. Vu que la participation compte pour la moitié de la note, on n’a pas trop le choix…
— Vous croyez qu’il était sérieux ? demanda Ed.
— C’est en tout cas l’impression que j’ai eue, intervint Elena. Où est Ray ? demanda-t-elle à Bonnie.
— Ray ? Euh… il doit traîner près du buffet. Il commence à y avoir foule, dis donc.
Le salon s’avérait effectivement bondé, à tel point que le monde débordait dans la cuisine et la salle à manger.
— Qu’est-ce que Saltzman te voulait tout à l’heure ? demanda Stefan à Bonnie.
— Alaric, s’il te plaît ! Corrigea celle-ci en minaudant Il essayait juste d’être sympa, et s’est excusé de m’avoir fait revivre cette sale expérience. En fait, il ne savait pat comment était mort Tanner, ni à quel point j’étais émotive. Il est lui-même très sensible, alors, il me comprend parfaitement. Il est Verseau…
— Ascendant embobineur de première, ironisa Meredith. Bonnie, tu crois quand même pas son baratin ? Un prof qui drague ses élèves, je trouve ça vraiment nul.
— Il me draguait pas, je te jure ! Il a sorti exactement la même chose à Tyler et Sue. Il nous a dit qu’on devait former un groupe de soutien ou écrire une dissert pour évacuer notre traumatisme. Il pense que les adolescents sont influençables, et il ne veut pas que ce drame ait d’impact sur le reste de notre existence.
— N’importe quoi ! S’esclaffa Ed.
Son rire s’interrompit net devant l’expression de Stefan. Elena savait qu’il éprouvait envers le professeur la plus grande méfiance. Comme la plupart des gens envers lui-même, d’ailleurs…
Bonnie fit écho sans le savoir à la suspicion de Stefan :
— Je suis sûre qu’il avait l’idée de cette soirée depuis longtemps, contrairement à ce qu’il a essayé de nous faire croire. Bizarre, non ?
— Ce qui est encore plus étonnant, renchérit Stefan, c’est qu’il n’ait pas su comment Tanner était mort. C’est écrit dans tous les journaux…
— Oui, mais pas toute l’histoire… La police n’a pas voulu révéler certains détails pour faciliter la capture de l’assassin. Mary m’a raconté un truc vraiment étrange, poursuivit-elle à mi-voix : le légiste qui a pratiqué l’autopsie a affirmé que le cadavre n’avait plus de sang en lui…
— Plus une seule goutte !
Elena attendit la suite, pétrifiée.
— Comment c’est possible ? demanda Ed.
— Il a entièrement coulé par terre, sans doute. C’est sur ce fait que la police est en train d’enquêter. En général, il reste toujours un peu de sang dans la partie inférieure d’un cadavre. C’est ce qu’on appelle la lividité cadavérique. Ça ressemble à des ecchymoses violacées.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-elle devant le visage blême de Meredith.
— Ton extrême sensibilité me donne envie dégober maugréa celle-ci. Tu veux pas parler d’autre chose ?
— C’est facile pour toi : tu n’étais pas couverte de sang.
— Bonnie, est-ce que tu sais si l’enquête a avancé demanda Stefan.
— Non.
Soudain le visage de la jeune fille s’éclaira.
— Au fait, Elena, tu disais que tu avais ton idée sur…
— Ferme-la ! lui souffla Elena.
S’il y avait bien un endroit où il ne fallait pas aborder le sujet, c’était dans ce salon bondé, au milieu de gens qui détestaient Stefan. Bonnie écarquilla les yeux avant de comprendre sa maladresse.
Toute cette discussion avait mis Elena sur les nerfs : puisque seuls Stefan et elle connaissaient l’existence de son frère, la piste qu’emprunteraient les enquêteurs les mènerait droit à Stefan… Damon devait déjà être tapi dans l’ombre, à l’affût de sa prochaine victime. Ça pouvait être n’importe qui. Stefan, peut-être, ou elle-même…
— Je crève de chaud, déclara-t-elle soudain. Je vais me chercher à boire.
Stefan voulut l’accompagner, mais Elena refusa : elle voulait rester seule quelques minutes, le temps de se calmer. Mais elle dut affronter de nouveau les coups d’œil furtifs et les dos tournés. Cette fois, ça la rendit furieuse elle traversa la foule en soutenant d’un air arrogant les regards qui croisèrent par hasard le sien.
Elle se dirigea vers le buffet et eut aussitôt l’eau à la bouche. Ignorant les gens massés autour de la table, elle déposa quelques bâtonnets de carotte dans une assiette en carton. Hors de question de leur adresser la parole la première ! Elle se servit tranquillement à boire, passa longuement en revue les fromages avant d’en choisir un morceau, puis saisit une grappe de raisin en jouant énergiquement des coudes. Elle fit même une dernière fois le tour de la table pour voir si elle n’avait rien oublié.
Comme elle sentait tous les yeux fixés sur elle, elle coinça nonchalamment un long bretzel entre ses dents avant de tourner les talons.
— Je peux en avoir un bout ?
Le choc la laissa sans voix. Elle était sonnée, complètement désemparée devant l’individu qui emplissait son champ de vision. Des yeux sombres la contemplaient, et un subtil parfum, reconnaissable entre tous, montait jusqu’à elle.
Damon se pencha vers elle et, d’un coup de dents précis, coupa l’extrémité du bretzel. Il s’était arrêté à quelques centimètres de sa bouche. Voyant qu’il préparait un nouvel assaut, Elena recula brusquement et jeta le reste du biscuit d’un air dégoûté. Damon le rattrapa avec une dextérité étonnante.
Elena avait perdu tout contrôle de soi. Elle n’avait qu’une envie : hurler aux autres de s’enfuir de cette maison. Elle était au bord de l’hystérie.
— Du calme, du calme… , lui souffla Damon en refermant doucement les doigts sur son poignet.
Devant l’air terrorisé d’Elena, il lui caressa délicatement la main.
— Du calme, tout va bien, répéta-t-il.
— « Qu’est-ce qu’il fout là, celui-là ? » pensa-t-elle. La lumière de la pièce lui parut soudain lugubre et irréelle, comme dans le pire des cauchemars. Ce monstre allait tous les tuer !
— Elena ? Ça va ?
Sue avait posé la main sur son épaule.
— Elle a dû avaler de travers… mentit Damon en la lâchant. Mais je crois que ça va, maintenant Tu nous présentes, Sue ?
Il allait tous les tuer…
— Elena, voici Damon, euh…
— Smith, termina Damon.
Il leva son gobelet vers Elena :
— À la tienne !
— Qu’est-ce que tu fais là ? Chuchota-t-elle.
— Damon est étudiant, expliqua Sue devant le silence du garçon. Il est à la fac, en Virginie, c’est bien ça ?
— Entre autres, répondit Damon sans quitter Elena des yeux. J’aime voyager.
Elena prit enfin conscience des gens qui l’entouraient : ils ne perdaient pas une miette de leur conversation, et elle était dans l’impossibilité absolue de s’expliquer avec le jeune homme. Pourtant, leur présence lui donnait un certain sentiment de sécurité. Il ne tenterait rien devant tout le monde, du moins elle l’espérait. Faire semblant d’être des leurs semblait beaucoup l’amuser. Elle en revanche avait l’impression d’être une souris dans les griffes d’un chat.
— Il n’est ici que pour quelques jour, expliqua Sue tu rends visite a des amis. C’est ca ?
— Oui.
— Tu as de la chance de pouvoir voyager connue tu veux dit soudain Elena avec l’envie de le démasquer.
— La chance n’as pas grand-chose à voir la dedans, répondit-il.
— Tu aimes danser ?
— Et qu’est ce que tu étudies ?
— Le folklore américain. Savais tu par exemple qu’un grain de beauté dans le cou est un présage de richesse ? Ça ne te dérange pas si je regarde ?
Moi si, interrompit une voix sèche derrière Elena.
Elle n’avait entendu Stefan parler sur ce ton qu’une seule fois : lorsqu’il avait empêché Tyler de l’agresser dans le cimetière, Les doigts de Damon s’étaient figés à quelques centimètres de sa gorge. Délivrée de son attraction, elle recula.
— Tu crois vraiment que ton avis m’intéresse ? murmura Damon d’un ton mielleux qui n’augurait rien de bon.
Les deux frères se toisaient sous la lumière du lustre, tandis que les spectateurs massés autour d’eux se détectaient de la scène, Elena essayait d’analyser la situation avec plus ou moins de lucidité. « Tiens, je n’avais pas remarqué que Stefan était plus grand que Damon…
Bonnie et Meredith se demandent ce qui se passe. Stefan est fou de rage… S’il se bat avec Damon maintenant, il sera vaincu. Il est encore trop faible… »
Tout d’un coup, l’évidence s’imposa à son esprit : « Mais bien sûr ! C’est pour ça que Damon est venu : pour forcer Stefan à l’attaquer et donner à tout le monde la preuve de sa violence… si jamais il gagne. Et dans le cas où il perd… Stefan, surtout n’entre pas dans son jeu. Il est bien plus fort que toi, et il n’a qu’une idée, te tuer… »
Elle s’approcha de Stefan et lui prit la main.
— Viens, on rentre.
Mais tout son corps était tendu dans l’attente du combat, et ses yeux brillaient de haine. Elena ne l’avait jamais vu dans cet état. C’était terrifiant.
— Stefan… Stefan… , l’implora-t-elle.
Au bout d’un moment qui lui parut une éternité, il finit par prendre conscience de sa présence.
— On s’en va, murmura-t-il.
Elena l’entraîna vers la sortie en s’efforçant de ne pas se retourner. Elle sentait le regard de Damon comme un poignard prêt à se planter dans son dos. Celui-ci se contenta d’un dernier sarcasme.
— Et sais-tu qu’embrasser une rousse guérit les boutons de fièvre ?
Bonnie eut un rire bête qui horripila Elena.
En quittant le salon, ils croisèrent enfin leur hôte.
— Vous partez déjà ? s’exclama Alaric. Mais je n’ai même pas eu l’occasion de vous parler !
L’air de chien battu de leur professeur remplit Elena de culpabilité : elle abandonnait Alaric et ses invités à un monstre redoutable. Elle espérait seulement que Damon ne se déciderait pas à passer à l’attaque tout de suite. Il prendrait peut-être plaisir à faire durer son petit jeu… pour l’instant, elle devait fuir au plus vite avec Stefan avant que celui-ci ne change d’avis.
— Je suis désolée, je ne me sens pas très bien, improvisa-t-elle en attrapant son sac sur le canapé.
Elle serra fermement le bras de Stefan, craignant de le voir faire demi-tour.
— C’est moi qui suis désolé, dit Alaric. Au revoir.
Sur le seuil, elle remarqua un bout de papier violet qui dépassait de la poche latérale de son sac. Elle le déplia machinalement, l’esprit ailleurs.
Il y avait un message. Une écriture nette, vigoureuse… , et inconnue. Juste trois lignes. Elle les lut, et l’univers bascula.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Stefan.
— Rien, répondit-elle en fourrant le mot dans sa poche. Viens, on y va.
Ils sortirent sous une pluie battante.