14.

Bonnie transie de froid, montait la garde devant la maison de Caroline. Il avait gelé la nuit précédente et les premiers rayons du soleil avaient du mal à percer à travers le ciel brumeux.

Elle battait la semelle pour se réchauffer lorsque la porte des Forbes s’ouvrit Bonnie plongea aussitôt derrière te buisson qui lui servait de cachette : la famille au grand complet se dirigeait vers la voiture. M. Forbes emportait un appareil photo ; sa femme, son sac à main et un pliant ; Daniel le frère cadet de Caroline, un autre siège. Quand à Caroline…

Bonnie jeta un nouveau coup d’œil, et étouffa une expression de triomphe. Vêtue d’un jean et d’un gros pull de laine, elle tenait à ta main un petit sac blanc fermé par un cordon. Il était assez grand pour contenir un journal.

Bonnie en oublia le froid. Elle attendit que la voiture disparaisse pour se hâter vers le lieu du rendez-vous à quelques rues de là.

— La voilà ! dit Elena.

Tante Judith se gara le long du trottoir pour permette à Bonnie de se glisser sur la banquette arrière, à côté de son amie.

— Elle a un sac blanc, lui murmura-t-elle à l’oreille tandis que la voiture démarrait.

Elena lui pressa la main, tout excitée.

— Génial ! Il faut qu’on vérifie si elle l’emporte chez Mme Grimesby. Dans le cas contraire, dis à Meredith de fouiller la voiture.

Bonnie lui fit un signe approbatif.

Quand elles arrivèrent devant la maison de l’habilleuse, elles aperçurent Caroline s’y engouffrer, le fameux sac à la main. Elles échangèrent un regard entendu : c’était à Elena de jouer !

— Je descends aussi, annonça Bonnie à tante Judith.

Elle attendrait dehors avec Meredith jusqu’à ce qu’Elena vienne leur dire où se trouvait le journal.

Mme Grimesby vint leur ouvrir. Elle ne jouait à l’habilleuse que pour la circonstance. En réalité, c’était la bibliothécaire de Fell’s Church et les deux amies ne furent pas étonnées de découvrir en entrant des montagnes de livres un peu partout. La maison abritait gaiement la petite collection d’objets historiques de la ville, dont plusieurs costumes d’époque sur lesquels elle veillait jalousement.

L’étage résonnait de voix d’enfants en train de s’habiller. Sans même avoir à le demander, Elena fut conduite dans la pièce où Caroline se préparait. Celle-ci, assise à la coiffeuse en sous-vêtements de dentelle, lui décocha un regard mauvais, pour prendre ensuite un air faussement détaché.

Mme Grimesby alla chercher un vêtement sur le lit.

— Tiens, Elena. Je t’ai réservé notre plus belle pièce. Elle est d’époque, même les rubans, et elle est en excellent état. Cette robe aurait appartenu à Honoria Fell.

— Elle est magnifique, reconnut Elena tandis que la bibliothécaire en secouait les délicats jupons blancs. C’est quoi comme tissu ?

— Mousseline et gaze de soie. Et comme il ne fait pas chaud, tu mettras ça par-dessus, ajouta son interlocutrice en désignant une veste de velours vieux rose.

Elena glissa un regard à Caroline en se changeant. Le sac était là, à ses pieds. Si seulement Mme Grimesby se décidait à quitter la pièce ! Elle pourrait mettre la main dessus…

Au lieu de cela, Elena fut conduite devant le miroir. La robe était d’une grande simplicité, sobrement ornée de rubans roses, l’un qui ceinturait la poitrine, les autres nouant les manches bouffantes au niveau des coudes.

— Elle a vraiment appartenu à Honoria Fell ? demanda Elena en songeant, avec un frisson, au gisant de marbre.

— Parfaitement : elle l’évoque dans son journal intime !

— Elle tenait un journal ? s’étonna la jeune fille.

— Oui Je le garde précieusement dans une vitrine du salon. Je te le montrerai ai sortant, si tu veux. Et maintenant, la veste… tiens, qu’est-ce que c’est !

Un bout de papier violet s’était échappé du vêtement Le cœur d’Elena fit un bond. Elle se précipita pour le ramasser. Le message ne comportait qu’une seule phrase. Elle se rappelait l’avoir écrite dans son journal le 4 septembre, le jour de la rentrée. Sauf qu’elle l’avait barrée. Mais sur le billet, elle était intacte et s’étalait en grandes lettres majuscules :


JE SENS QU’IL VA SE PASSER QUELQUE CHOSE D’HORRIBLE AUJOURD’HUI.


Elena eut beaucoup de mal à ne pas balancer le message au visage de Caroline. Ça aurait tout gâché. S’efforça de garder son calme, elle se contenta de froisser le papier et de le jeter négligemment dans la corbeille.

— Juste une saleté, dit-elle en se tournant vers la bibliothécaire.

Son ennemi lui lança un regard triomphant. « Tu feras moins la maline une fois que j’aurai récupéré mon journal, pensa Elena. Quand je l’aurai brûlé, toi et moi, on aura une petite conversation. »

— Je suis prêtes, déclara-t-elle. Moi aussi, dit Caroline d’un ton innocent.

Elena la toisa : sa robe vert pâle, ainsi que la large ceinture, était moins belle que la sienne.

— Parfait, conclut Mme Grimesby, Vous pouvez y aller ah, oui « Caroline, n’oublie pas ton réticule. »

— Pas de danger, répondit-elle avec un grand sourire en prenant le petit sac blanc.

Elle ne vit pas l’air sidéré de sa rivale, sur lequel Mme Grimesby se méprit :

— Il s’agit d’un réticule, l’ancêtre de notre sac à main, expliqua-t-elle ! Les femmes y mettaient leurs gants et leur éventail Caroline est passée le prendre en début de semaine pour rattacher quelques pertes décousues. Très serviable de sa part, n’est-ce pas ?

Elena marmonna une vague réponse. Elle devait immédiatement sortir de cette pièce ou, effectivement, quelque chose d’horrible allait se produire : elle allait piquer une crise de nerfs et mettre une baffe à Caroline…

— J’ai besoin de prendre l’air, lâcha-t-elle en s’enfuyant.

Bonnie et Meredith l’attendaient dans la voiture de cette dernière.

— Cette garce de Caroline a pris ses précautions, leur souffla-t-elle. Le sac fait partie de son costume. Elle va le trimballer toute la journée.

Bonnie et Meredith ouvrirent des yeux ronds, puis échangèrent un regard consterné.

— Mais… qu’est-ce qu’on va faire ? se lamenta Bonnie.

— J’en sais rien. On est mal.

— Il faut continuer à la surveiller, proposa Meredith sans grande conviction. Elle posera peut-être son sac à un moment ou à un autre…

Mais les trois amies n’avaient plus guère d’espoir. C’était fichu. Bonnie jeta un coup d’œil dans le rétroviseur.

— Voilà ton équipage.

Une calèche tirée par deux chevaux blancs s’avança dans la rue. Les roues étaient ornées de guirlandes en crépon et les sièges tapissés de fougères. Une banderole, sur le côté, portait cette inscription : « Voici l’esprit de Fell’s Church ».

— Surveillez-la bien, murmura Elena en montant dans la calèche. Et, dès qu’elle sera seule…

Malheureusement, Caroline ne se trouva pas un instant à l’écart tout au long de cette interminable matinée. Comment aurait-il pu en être autrement ? Toute la ville assistait à la cérémonie.

Le défilé fut un véritable calvaire pour Elena. Assise dans la calèche aux côtés du maire et de sa femme, et rongée par l’angoisse, elle fut bien obligée de sourire à la foule.

Cette peste de Caroline devait se trouver quelque part devant elle, entre la fanfare et les majorettes. Mais sur quel char ? Peut-être sur celui où paradaient les écoliers en costume ? De toute façon, elle s’était sûrement arrangée pour être bien en vue… Après, le défilé, tout le monde se dirigea vers la cafétéria du lycée où avait lieu le déjeuner. Coincée à une table entre le maire et sa femme, Elena observait à distance Caroline et Tyler. Celui-ci avait passé un bras autour des épaules de sa voisine.

Vers le milieu du repas, Elena, le cœur battant, vit Stefan s’approcher comme prévu de la table de leur ennemi. Lorsqu’il se pencha vers Caroline, Elena sentit son estomac se nouer. La jeune fille releva la tête, répondit quelque chose… et se remit à manger comme si de rien n’était. Mais le pire fut la réaction de Tyler : le poing brandi furieusement, il ordonna à Stefan de partir et ne s’assit que lorsque celui-ci tourna les talons.

Stefan et Elena échangèrent un regard grave. Tant que Tyler se trouverait dans les parages, les tentatives de persuasion de Stefan sur Caroline seraient vaines. Cette évidence plongea Elena dans la plus grande détresse. Elle resta pétrifiée sur sa chaise jusqu’à ce quelqu’un vienne l’avertir d’aller en coulisses.

Elle entendit d’une oreille distraite le discours de bienvenue du maire. Il évoqua les moments difficiles qu’avait connus la ville ces derniers mois, heureusement atténués par le formidable esprit de solidarité des habitants. Blablabla… On passa ensuite à la remise des prix. Matt reçut celui du meilleur sportif masculin.

Puis les élèves de primaire montèrent sur scène : gloussant, trébuchant et oubliant leur texte à qui mieux mieux, ils mimèrent la fondation de Fell’s Church sur fond de guerre de Sécession. Elena, qui avait l’impression de couver une grippe depuis la veille, ne prêta pas attention au spectacle. Son état s’était aggravé pendant le défilé, semblait-il, et à présent elle n’avait plus les idées claires. De toute façon, elle était tellement accabler par la situation quelle ne songeait pas à s’inquiéter des frissons qui la parcouraient…

Le spectacle fut conclu par une explosion de flashes d’applaudissements. Lorsque le dernier soldat quitta la salle, le maire réclama le silence.

— Et maintenant, veuillez réserver un accueil triomphal aux lycéens choisis pour incarner les vertus de Fell’s Church !

Les spectateurs s’exécutèrent avec un formidable enthousiasme. John Clifford, l’élève qui représentait l’esprit d’indépendance, se tenait entre Elena et Caroline. Celle-ci était resplendissante, le menton redressé, le regard et les joues enflammés par l’excitation du sale coup qu’elle mijotait. Elena avait perdu tout espoir.

John s’avança le premier vers le micro et le régla. Après avoir ajusté ses lunettes, il entreprit de lire un poème dans un gros ouvrage posé sur le lutrin. Officiellement, les élèves étaient libres de choisir leurs textes, mais dans la pratique, ils se rabattaient toujours sur les œuvres de M. C. Marsh, le seul poète que Fell’s Church eût jamais produit.

Pendant la lecture de John, Caroline ne cessa d’attirer l’attention sur elle, adressant de grands sourires au public tout en se lissant les cheveux. De temps à autre, elle effleurait le sac accroché à sa ceinture, et Elena ne pouvait s’empêcher de suivre ce geste d’un air avide.

John finit par regagner sa place après avoir salué le public.

C’était au tour de Caroline : les épaules bien droites, il ondula des hanches jusqu’au micro comme si elle défilait pour un grand couturier, provoquant des sifflets admiratifs. Mais elle les ignora royalement, arborant une mine grave de tragédienne. Elle attendit tranquillement que le silence se fasse dans l’assemblée.

— J’avais prévu devons lire un poème de M. C. Marsh, annonça-t-elle à l’auditoire attentif, mais j’ai changé d’avis. Finalement, j’ai découvert un texte bien plus adapté aux circonstances dans un livre que j’ai trouvé.

« Volé, tu veux dire », songea Elena, écœurée. Elle scruta l’assistance à la recherche de Stefan. Il était encadré, dans le fond de la salle, par Bonnie et Meredith. Elle repéra aussi Tyler à quelques mètres derrière lui. Il se trouvait avec Dick et plusieurs types costauds trop âgés pour être lycéens. Le genre gros bras. Elena en compta cinq.

— Pars, disait-elle Stefan du regard. Pars tout de suite avant la catastrophe ». Il secoua la tête d’un air buté.

Caroline jouait avec le cordon de son sac comme si elle résistait à l’envie de l’ouvrir sur le champ.

— Ce que je m’apprête à vous lire aborde l’histoire actuelle de Fell’s Church, et non ce qui s’y est passé au XIXe siècle, expliqua-t-elle avec jubilation. Ça concerne quelqu’un qui vit parmi nous. Quelqu’un qui se trouve dans cette salle en ce moment.

Tyler avait dû lui écrire le texte : le style n’était pas sans rappeler le discours haineux qu’il eut tenu contre Stefan peu après la mort de M. Tanner.

Caroline plongea alors la main dans son sac sous regard tétanisé d’Elena.

— Vous allez vite comprendre, poursuivit-elle d’une joie sadique.

Elle sortit un petit livre à couverture de velours et le brandit d’un geste triomphant.

— Je crois que ceci expliquera les événements tragiques qui se sont produits dernièrement.

Elle observa un instant le public fasciné avant de poser les yeux sur le livre. Elena fut prise d’un tel vertige qu’elle faillit s’écrouler par terre. Des étoiles dansaient devant elle. Néanmoins, elle fit un effort gigantesque pour garder son attention fixée sur Caroline. Soudain, un détail attira son regard. C’était sûrement sa vue qui lui jouait un tour. Les spots et les flashes avaient dû l’éblouir, et l’état dans lequel elle se trouvait n’arrangeait rien. Le journal lui paraissait non pas bleu, mais vert. « Je deviens folle… ou je nage en plein rêve… ou bien c’est une illusion d’optique à cause des lumières », songea-t-elle. Mais la tête que faisait Caroline lui assura qu’elle ne se trompait pas.

Celle-ci contemplait le livre d’un air ébahi. Elle en avait complètement oublié le public. En proie à une agitation croissante, elle tourna et retourna l’objet entre ses mains, puis fouilla son sac avec fébrilité. En désespoir de cause, elle jeta des regards affolés par terre, comme si ce qu’elle cherchait avait pu tomber à son insu. Des murmures impatients s’élevèrent de l’assistance. Le maire et le proviseur échangèrent des froncements de sourcils.

Caroline fixa de nouveau son carnet, mais, cette fois, on aurait dit qu’elle tenait un scorpion entre les mains. Elle l’ouvrit d’un geste brusque, sans doute dans l’espoir d’y trouver le texte d’Elena. En vain.

Caroline affronta enfin tes regards rivés sur Elle. Soudain, elle pivota sur ses talons hauts en poussant un cri de rage et quitta la scène comme une furie, balançant au passage le livre en direction d’Elena.

Celle-ci flottait sur un nuage. Elle se baissa pour ramasser le projectile qu’elle avait évité de justesse. Le journal de Caroline.

L’agitation était à son comble dans la salle. Elena chercha Stefan des yeux : il semblait aussi sidéré qu’elle, et extrêmement soulagé. C’était un vrai miracle !

Soudain une autre tête brune attira son attention. Damon ! Nonchalamment adossé contre un mur, il soutenait son regard, son habituel et détestable un petit sourire aux lèvres.

Le maire ne laissa pas à Elena le temps de se remettre ; il la poussa vers le micro, tentant inutilement de rétablir le silence. Elle s’efforça de se faire entendre au milieu du brouhaha général. Mais son poème n’intéressa personne. Sa lecture fut conclue par de maigres applaudissements, le maire vint annoncer la suite des festivités. Enfin Elena put enfin s’échapper. Elle se dirigea droit vers Damon sans bien savoir ce qu’elle faisait. Celui-ci disparut par la porte latérale. Elle le suivit dans la cour. Pour une fois, l’air froid lui parut délicieux, et les nuages pourtant menaçants lui semblèrent rayonner de refais argentés. Damon l’attendait Elena se planta à un mètre de lui en le dévisageant longuement.

— Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? Demanda-t-elle enfin.

— Je pensais que le comment t’intéresserait davantage, répliqua-t-il en tapotant la poche de son blouson. Le hasard a voulu que je fasse une rencontre la semaine dernière, et je me suis retrouvé invité au petit déjeuner ce matin.

— Mais pourquoi ?

— Damon haussa les épaules d’un air un peu désemparé. Lui-même semblait ignorer la cause de son geste. Ou alors, il ne voulait pas l’avouer.

Les raisons ne concernent que moi, répondit-il évasivement.

— Oh que non ! répliqua violemment Elena.

Il y eut soudain de l’électricité dans l’air. Une lueur menaçante passa dans les yeux de Damon.

— N’insiste pas Elena.

Loin de lui obéir, celle-ci s’approcha de lui jusqu’à le frôler.

— J’ai pourtant très envie d’insister, lui souffla-t-elle au visage de façon provocante.

Elena ne sut jamais comment il s’apprêtait à réagir : à cet instant, une voix retentit derrière eux.

— Oh, mais vous êtes venu, finalement ! Quel plaisir de vous voir ! s’exclama tante Judith.

Elena eut l’impression de revenir brusquement sur terre. Elle cligna des yeux, toute étourdie.

— Alors, vous avez pu admirer Elena sur scène ? Tu as été très bien, ma chérie. Mais je ne sais pas ce qui a pris à Caroline. Les filles d’ici sont très étranges en ce moment… comme ensorcelées.

— Sans doute les nerfs, suggéra Damon avec une gravité feinte.

Elena faillit pouffer de rire tant elle trouva la remarque ridicule. Mais elle était surtout furieuse contre Damon. Il espérait sans doute la voir éperdue de reconnaissance ! C’était quand même lui la cause de tous leurs ennuis. Si seulement il s’était abstenu des crimes que Caroline avait tenté de mettre sur le dos de Stefan ! Aussitôt, elle chercha celui-ci des yeux et demanda :

— Où est Stefan ?

Tante Judith la regarda d’un air désapprobateur.

— Je ne l’ai pas vu.

Puis elle se tourna vers Damon avec un grand sourire.

— Et si vous veniez dîner avec nous, Damon ? Après, peut-être qu’Elena et vous…

— Arrête ! lança la jeune fille à Damon qui afficha un étonnement poli.

— Pardon ? s’indigna tante Judith.

— Tu sais très bien ce que je veux dire ! Cria Elena sans quitter Damon des yeux. Arrête ça tout de suite.

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