3.

Bonnie la dévisagea avec étonnement.

— Comment ça, sous le pont ?

— C’est toi-même qui l’as dit tout à la fin ! s’exclama Elena. Tu ne te souviens de rien, en fait !

— Je me rappelle un endroit glacial et sombre. Une sensation de solitude, de faiblesse… et de soif. Ou de faim, je ne sais plus… un besoin irrépressible de… d’un truc. L’envie de mourir, aussi. C’est à ce moment que tu as crié.

Elena et Meredith échangèrent un regard.

— Après ça, tu as continué à parler, lui expliqua Elena. Avec une voix d’outre-tombe. Tu as dit de ne pas nous approcher du pont.

— C’est toi qu’elle a mise en garde, rectifia Meredith. Elle a ajouté que la mort t’y attendait.

— Je me fous de ce qui peut m’arriver là-bas, reprit Elena. Si c’est là que se trouve Stefan, j’y vais tout de suite.

— Dans ce cas, nous aussi, déclara Meredith.

Elena sembla hésiter.

— Non, c’est trop risqué. On ne sait pas ce qui peut nous tomber dessus là-bas. Il vaudrait mieux que j’y aille seule.

— Tu rigoles ? Intervint Bonnie. On adooore le danger ! Je croyais t’avoir déjà expliqué que je voulais mourir jeune et belle…

— Arrête, fit Elena avec gravité. Il ne s’agit pas d’un jeu, tu l’as dit toi-même.

— En tout cas, c’est pas en restant plantées là qu’on va aider Stefan… , reprit Meredith.

Elena se résigna enfin à laisser ses amies l’accompagner. Elle se débarrassa de son kimono et ouvrit son armoire.

— Avec ce froid, on a intérêt à bien se couvrir. Prenez ce qu’il vous faut.

Prêtes à affronter les intempéries, elles se dirigèrent vers l’escalier.

— Attendez ! Se ravisa Elena. On oubliait Robert, sur le canapé. Pas moyen de passer par la porte d’entrée. Même s’il dort, on risque de se faire griller…

Elles se tournèrent ensemble vers la fenêtre, la même idée en tête.

Lorsqu’elle en enjamba le rebord pour s’agripper au cognassier, Elena reçut de plein fouet la morsure de l’air glacial : elle se rappela les menaces de Damon, et frissonna.

À terre, les trois fugitives se courbèrent devant les fenêtres sombres du salon en retenant leur souffle. Elena songea soudain qu’elles devraient sans doute pénétrer dans la rivière tumultueuse : elle alla s’emparer d’une corde dans le garage avant de rejoindre la voiture de Meredith.

Le trajet se fit dans un silence tendu. En voyant la forêt défiler par la fenêtre, Elena se souvint des nuées de feuilles qui avaient dansé devant elle dans le cimetière.

— Bonnie, est-ce que les chênes ont une signification particulière ?

— Pour les druides, tous les arbres sont sacrés, en particulier ceux-là. Il paraît que leur esprit est particulièrement puissant.

Elena médita un moment les paroles de son amie. Quand, une fois au pont, elles descendirent de la voiture, la jeune fille ne put s’empêcher de jeter un regard aux arbres avoisinants : dans la nuit claire et étrangement calme, pas un souffle de vent n’en agitait les branches.

— Surtout, ouvrez l’œil et faites gaffe aux corbeaux… , chuchota-t-elle.

— Aux corbeaux ? répéta Meredith. Comme celui qui était là peu avant la mort de Yang-Tsê ?

— Oui, confirma Elena.

Le cœur battant, Elena s’approcha du pont. C’était une construction rudimentaire en bois, vieille de presque un siècle. Jadis, il était assez résistant pour supporter le passage de chariots. À présent, l’endroit était désert et hostile : personne ne l’empruntait jamais. Malgré sa précédente bravade, Bonnie ne semblait pas pressée d’avancer.

— Vous vous rappelez la dernière fois qu’on a traversé ce pont ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée.

« Et comment… », se dit Elena. Elles s’étaient enfuies du cimetière, prises en chasse par quelque chose de terrifiant.

— On va aller voir en dessous, décida cette dernière.

— Là où le vieux s’est fait trancher la gorge… , compléta cyniquement Meredith.

Elena quitta la lumière des phares pour s’aventurer sur la berge sombre. En dérapant sur les pierres humides, elle songea à la mise en garde de Bonnie. Et si elle était vraiment en danger de mort ?

Elle chassa cette pensée pour concentrer son attention sur les environs. Elle avait beau scruter l’obscurité et tendre l’oreille, elle ne distinguait rien d’autre que la rive déserte, sous la structure fantomatique du pont, et le grondement sourd de la rivière.

— Stefan ? lança-t-elle.

Son appel se perdit dans le fracas de l’eau. Elle en fut presque soulagée : elle avait l’impression d’être comme ces gens qui demandent « Il y a quelqu’un ? » en entrant dans une maison vide tout en redoutant qu’on leur réponde.

— Laisse tomber, il n’est pas là, affirma Bonnie derrière elle.

— Comment ça ?

Bonnie observa attentivement les alentours.

— En fait, je n’ai pas entendu la rivière, tout à l’heure, expliqua-t-elle. Ni rien du tout, d’ailleurs : il y avait un silence de mort.

Elena était désespérée. Elle sentait que son amie avait raison Stefan ne se trouvait pas là.

— On doit en être tout à fait sûres, déclara-t-elle pourtant en continuant son chemin dans les ténèbres.

Mais elle dut se rendre rapidement à l’évidence : la berge était vierge de toute trace pouvant révéler une présence, et aucune tête ne dépassait de l’eau. Elena essuya ses mains boueuses sur son jean.

— On n’a qu’à aller voir sur l’autre rive, proposa Meredith.

— Ça sert à rien, allons-nous-en, décida Elena.

Elle fit demi-tour à travers les taillis, et se figea.

— Oh, non… , gémit Bonnie.

— Vite, reviens ! ordonna Meredith.

Une silhouette se dessinait dans le faisceau des phares. Elena ne distinguait pas son visage, mais elle reconnut, avec un frisson désagréable, la stature d’un garçon. Il avançait dans leur direction.

Elle fit volte-face pour courir rejoindre ses amies dans l’ombre du pont tandis que Bonnie tremblotait derrière elle, Meredith lui serrait le bras de toutes ses forces. De leur cachette, elles ne voyaient rien, mais des pas lourds résonnèrent bientôt au-dessus d’elles. Elles se cramponnèrent les unes aux autres en retenant leur respiration Enfin, l’individu s’éloigna.

« Faites qu’il s’en aille ! » songea Elena en se mordant la lèvre. Au même moment, Bonnie laissa échapper une plainte, et sa main glacée se crispa sur celle d’Elena : les pas revenaient. « Je vais me montrer, se dit Elena. C’est moi qu’il veut. Il me l’a dit. Si j’y vais, il laissera peut, être Bonnie et Meredith tranquilles. » Mais sa colère du matin était retombée : elle ne trouva pas le courage de lâcher la main de son amie.

Les pas s’arrêtèrent juste au-dessus de leurs têtes. Il y eut un silence effrayant. Puis le bruit d’une glissade.

Bonnie enfouit son visage au creux de l’épaule d’Elena, qui, folle d’angoisse, retint un gémissement impuissante, elle vit apparaître des pieds, puis des jambes.

— À quoi vous jouez ?

Dans sa panique, elle ne reconnut pas tout de suite la voix, et lorsque l’inconnu s’avança, elle faillit hurler. Une tête se pencha sous le pont. C’était Matt.

— À quoi vous jouez ? répéta-t-il, sidéré.

Bonnie releva brusquement la tête, et Meredith poussa un énorme soupir de soulagement. Elena se remit d’aplomb, les jambes flageolantes.

— Matt… , murmura-t-elle.

— Et, toi alors ? s’écria Bonnie d’une voix hystérique. Tu veux nous filer une crise cardiaque ? Qu’est-ce que tu fous là, au beau milieu de la nuit ?

Matt fixait les eaux tumultueuses en faisant tinter la monnaie dans sa poche, comme chaque fois qu’il était mal à l’aise.

— Je vous ai suivies. avoua-t-il enfin.

— Quoi ? s’indigna Elena.

Il se tourna vers elle.

— Je me suis dit que vous trouveriez sûrement un moyen de fausser compagnie à ta tante. Alors j’ai surveillé ta maison depuis ma voiture. Et je vous ai vues escalader la fenêtre…

Elena en resta sans voix. Elle était furieuse. Il avait évidemment agi ainsi pour tenir sa promesse à Stefan ; mais en l’imaginant dans sa vieille Ford, sans doute frigorifié et l’estomac vide, elle eut un pincement au cœur. Elle s’approcha du garçon, perdu de nouveau dans la contemplation de la rivière.

— Excuse-moi de t’avoir traité comme ça tout à l’heure, dit-elle doucement. Et aussi de…

Elle chercha vainement ses mots. « De tout ce que je t’ai fait », pensa-t-elle tristement.

— Et moi, je suis désolé de vous avoir filé la trouille. Mais qu’est-ce que vous faites ici ?

— Bonnie pensait que Stefan se trouvait là, confessa Elena.

— C’est faux, protesta celle-ci. Je n’arrête pas de vous affirma le contraire. Il est dans un endroit silencieux et fermé. C’est en tout cas ce que j’ai vu, dit-elle à Matt.

Il la regarda sans comprendre.

— Il y avait des rochers, continua-t-elle. Mais pas comme ceux-là.

Le jeune homme jeta un regard ahuri à Meredith.

— Bonnie a eu une vision, expliqua-t-elle.

Il fit un pas en arrière, l’air d’hésiter entre s’enfuir à toutes jambes et les emmener à l’asile le plus proche.

— C’est pas une blague, intervint Elena. Bonnie est médium… Je sais, j’ai toujours dit que je ne croyais pas ce genre de trucs, mais tout le monde peut se tromper. Ce soir, elle est entrée en contact avec… l’esprit de Stefan. Elle a vu où il se trouve, ou du moins… presque.

— Ah ! D’accord, tout s’explique… lança Matt ironiquement.

— Arrête, c’est la pure vérité ! répliqua Elena. Bonnie a capté les pensées de Stefan. Elle nous a dit des choses que lui seul pouvait savoir. Et elle a perçu l’endroit où il est pris au piège.

— Pris au piège, oui, c’est exactement ça ! reprit Bonnie. C’était pas un lieu à ciel ouvert, comme ici. Pourtant, il avait de l’eau jusqu’au cou. Et il était entouré de rochers couverts de mousse. L’eau était glacée, stagnante, et sentait mauvais.

— Qu’est-ce que t’as vu d’autre ? la pressa Elena.

— Rien. Pas la moindre lumière. Il faisait noir comme dans une tombe.

— Une tombe…

Un frisson parcourut Elena. Elle pensa à l’église en ruine et au tombeau des Fell. À la dalle de marbre déplacée.

— Mais dans une tombe, il n’y aurait pas autant froid, objecta Meredith.

— Non… » Répondit Bonnie. Mais qu’est-ce que ça pourrait être alors ? Et puis, Stefan était presque inconscient : il était faible et blessé. Il avait très soif et…

Elena s’apprêtait à faire taire Bonnie, lorsque Matt intervint.

— J’aurais bien une idée.

Les trois filles avaient presque oublié sa présence.

— Tu penses à un puits ? devina Elena.

— Exactement, approuva Matt. En tout cas, ça y ressemble.

— Qu’est-ce que t’en dis, Bonnie ? demanda Elena.

— Possible, émit Bonnie après un moment de réflexion. C’était étroit, et les rochers pourraient bien être des parois. Mais j’aurai dû voir des étoiles, ou tout du moins un peu de lumière…

— Pas s’il est fermé, reprit Matt. Il y a pas mal de puits désaffectés dans les vieilles fermes de la région. Certains sont couverts pour éviter les accidents. C’est ce que mes grands-parents ont fait.

— Mais oui, c’est sûrement ça ! approuva Elena, tout excitée.

— Exactement ! Renchérit Bonnie sur le même ton. Ça expliquerait l’impression de souterrain que j’avais.

— À ton avis, Matt, s’enquit Meredith avec son calme habituel, il y a combien de puits à Fell’s Church ?

— Plusieurs dizaines probablement. Mais assez peu de puits fermés. Si quelqu’un a jeté Stefan au fond de l’un d’eux, c’est forcément dans un endroit isolé. Une ferme abandonnée, par exemple.

— Sa voiture a été retrouvée sur cette route, fit remarquer Elena.

— Il y a la ferme des Franeher, pan loin, ici. Dit Matt.

Ils se regardèrent en silence, Il s’agissait d’un vieux bâtiment abandonné depuis presque un siècle, dont la plupart des habitants avaient oublié l’existence. Il se trouvait au milieu de la forêt, envahi par la végétation.

— Allons-y, décida Matt.

— Alors, tu nous crois maintenant ? demanda Elena en posant la main sur son bras. Il détourna les yeux.

— J’en sais rien. Mais je viens avec vous.

Bonnie monta dans la voiture du jeune homme. Meredith et Elena, après s’être engouffrées dans l’autre véhicule, les suivirent à travers les bois, dans un petit sentier qui devint vite impraticable.

— Il va falloir continuer à pied, décida Matt.

Tous descendirent, Elena se félicita d’avoir emporté une petite corde : si Stefan se trouvait dans le puits des Franeher, elle leur serait bien utile, Mais s’il n’y était pas… Elle préféra ne pas y penser.

Les branches mortes qui jonchaient l’épais sous-bois ralentissaient leur progression. L’obscurité n’arrangeait rien, et, pour achever leur gêne, des papillons de nuit leur effleuraient les joues de leurs ailes invisibles. Ils finirent par déboucher dans une clairière, où ils découvrirent les fondations de la maison en ruine, assaillie par les ronces.

Au milieu de l’amas de pierres bancales, la cheminée se dressait intacte.

— Le puits doit être quelque part derrière, suggéra Matt.

Ils se dispersèrent à sa recherche. Au bout d’un moment, Meredith les héla et ils se regroupèrent autour d’une dalle qui disparaissait presque entièrement sous les mauvaises herbes.

Matt s’accroupit pour l’examiner.

— Elle a été déplacée récemment, déclara-t-il.

Elena sentit son pouls s’accélérer.

— Il faut la soulever, dit-elle d’une voix pressante.

Matt entreprit de la faire bouger, mais elle était si lourde que les trois filles durent l’aider : à eux quatre, ils parvinrent à la déplacer de quelques centimètres en s’arcboutant. Matt eut alors l’idée de glisser une grosse branche dans l’interstice qui s’était formé pour faire levier. Il y eut enfin assez d’espace pour permettre à Elena de passer la tête. Elle scruta le fond, partagée entre espoir et désillusion.

— Stefan ?

Ce fut un moment d’angoisse atroce : penchée au-dessus du sinistre trou, elle attendit une réponse, le cœur battant à tout rompre. Seule la chute de cailloux délogés par ses mouvements vint rompre le silence. Elle allait se relever, découragée, lorsqu’une voix faible résonna tout en bas.

— Elena ?

— Stefan ! S’exclama-t-elle, éperdument, C’est moi ! on va te sortir de là. Ça va ? Tu es blessé ?

Elle était tellement excitée qu’elle faillit tomber au fond du puits à force de se pencher. Matt la rattrapa de justesse.

— Tiens bon, Stefan ! cria-t-elle. On a une corde pour te remonter, Comment tu te sens ?

Un faible rire lui parvint aux oreilles.

— Je me suis déjà senti mieux, répondit Stefan d’une voix presque imperceptible. Mais je suis… vivant. Qui est avec toi ?

— C’est moi ! Matt, cria le garçon, qui s’accroupit au-dessus du trou. Meredith et Bonnie sont là aussi. Je vais te lancer une corde…

Il se tourna vers cette dernière en ajoutant, moqueur :

— À moins que Bonnie n’arrive à te faire sortit par lévitation !

La jeune fille lui donna un petit coup sur la tête.

— C’est pas le moment de rigoler, rétorqua-t-elle. Sors-le plutôt de là !

— À vos ordres, chef !

Il jeta la corde dans le puits.

— Tiens, Stefan, Noue ça autour de toi !

— D’accord, se résigna-t-il.

Il était conscient que son extrême faiblesse allait rendre l’entreprise particulièrement difficile, Ils durent en effet se mettre à quatre pour le sortir ; enfin a trois, car la contribution de Bonnie consista seulement à répéter sur tous tes tons « Allez encore un petit effort », dès qu’ils s’arrêtaient pour reprendre leur souffle.

Au bout d’un quart d’heure éprouvant, les mains ensanglantées de Stefan apparurent enfin. Il agrippa le bord du trou, et Matt l’attrapa sous les aisselles. Tel un pantin désarticulé, il se laissa aller, à bout de forces, dans les bras d’Elena, Il avait les mains glacées et couvertes d’entailles, le teint cireux, et les yeux profondément cernés.

Elena leva un regard angoissé vers ses compagnons.

— On ferait mieux de l’emmener à l’hôpital, déclara Matt, qui partageait l’inquiétude de la jeune fille.

— Non… fit la voix rauque de Stefan.

Il remua faiblement et leva la tête vers Elena.

— Pas… de médecin… l’implora-t-il de ses yeux verts. Promets-le-moi, Elena.

Les larmes brouillèrent la vision de la jeune fille.

— Je te le promets.

Et il perdit connaissance.

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