CINQ Conditions de passage

— Où ?

— Où voulez-vous aller ?

— À Hoestruem, près d’Aopoleyin, répondit Fassin.

— Nous savons où se trouve Hoestruem.

— Nous ne sommes pas stupides.

— Enfin, moi, je ne le suis pas. Pour Janath…

— J’ai rempli mon quota de stupidités en m’associant avec toi.

— Excusez mon partenaire. Nous vous avons demandé des précisions à cause de votre indicible étrangeté. Quel choc pour nous ! Donc, vous voulez aller à Hoestruem.

— Oui, répondit Fassin.

— Et c’est Zosso qui vous envoie ?

— Toujours pas oublié cette satanée cape, le bougre.

— C’est un code utile, néanmoins.

— Hoestruem.

— Hoestruem.

— C’est faisable.

— Oui, mais restent à déterminer le pourquoi et le comment.

— Pas de problème pour le comment.

— Oui, oui, le comment n’est pas un souci. En revanche, le pourquoi…

— Oui. Pourquoi nous donnerions-nous la peine de…

— Pourquoi devrions-nous…

— De la rhétorique et rien d’autre.

— La décision nous appartient à tous les deux.

— Absolument.

— Zosso demande.

— Oui, il demande, le bougre.

— Doit-on lui faire plaisir pour autant ?

— Nous pourrions nous contenter de lui rendre sa cape.

— Y a-t-il jamais eu une cape ?

— Une vraie cape ?

— Oui.

— Maintenant que tu le dis…

— Peu importe.

— Oui, c’est hors sujet.

— Ne nous aventurons pas sur ce terrain dangereux.

— Zosso. Requiert notre aide. Pour ce gentilhomme équipé d’un gazonef.

— Hum ! fit Y’sul.

— Et son ami.

— Oui, n’oublions pas son ami.

— Et mentor, fit remarquer Y’sul.

— Et mentor, effectivement.

— Alors, on le fait, on ne le fait pas ?

— Oui. Non. Rayez la mention inutile.

— C’est cela.

— Précisément.

— Prenez votre temps, ajouta Y’sul.

Ils se trouvaient dans un bar pivotant d’Eponia, une cité globulaire perdue dans les déserts chaotiques et froids de la région polaire nord. Le clipper qu’ils avaient emprunté s’était très bien comporté, volant comme un appareil suborbital, traversant la planète de façon nette et précise, par bonds successifs savamment calculés, avant de ralentir, de couler et de s’arrêter près de la grande cité. La structure arachnéenne de celle-ci, semblable à un nuage, occupait des centaines de kilomètres cubes de gaz froid et stagnant, à quinze kilomètres à peine du pôle de la géante gazeuse.

Ils avaient suivi la trace de Quercer & Janath jusque dans ce bar appelé Le Bâillement liquide. Valseir avait hésité à quitter le clipper, mais Fassin et Y’sul s’étaient aussitôt glissés dans une nacelle d’accélération, qui les avait conduits, un peu chancelants, jusqu’à l’alvéole occupé par les deux capitaines voyageurs.

Fassin n’avait encore jamais rencontré de capitaine voyageur. Il en avait entendu parler et croyait savoir qu’on les trouvait principalement dans la bande équatoriale – lorsqu’on arrivait à les trouver, car ils étaient discrets et n’aimaient guère la compagnie. Il avait déjà essayé d’en croiser, mais n’y était jamais parvenu, le plus souvent à cause d’un problème de dernière minute.

Le bar tournoyait à un rythme effréné, s’enroulait, décrivait des boucles, roulait à des vitesses extrêmes, donnant l’impression que la ville, à l’extérieur de sa bulle de diamant, tourbillonnait. L’intention – délibérée – était de désorienter ceux des clients du bar qui admiraient la vue. De fait, l’effet intense était bien calculé. Les Habitants avaient un excellent sens de l’équilibre, et il en fallait énormément pour les déstabiliser et leur faire tourner la tête. Être ainsi secoués dans tous les sens était très amusant pour les Nasquéroniens, qui appréciaient de temps en temps de ne plus être en parfaite harmonie avec leur environnement. Prendre des drogues en même temps rendait l’expérience encore plus drôle. Pourtant, avait remarqué Fassin comme ils avaient traversé le bar presque vide pour trouver la cabine des deux capitaines, Y’sul était légèrement gris autour des branchies.

— Vous allez bien ?

— Parfaitement bien.

— Vous étiez en train de vous remémorer notre voyage à bord du Poaflias ?

— Non, pas du… Enfin si, un peu. Burp ! Peut-être.

Quercer & Janath n’étaient qu’un. Ils ressemblaient à un grand Habitant d’âge adulte, mais ils étaient bien deux individus, chacun occupant un disque du même corps. Fassin avait déjà entendu parler de ces vrais jumeaux sans en avoir jamais vu. Habituellement, le cerveau d’un Habitant était logé derrière la colonne centrale qui servait d’armature à l’un de ses disques – généralement le gauche. Ceux qui avaient le cerveau à droite ne représentaient que quinze pour cent de la population, même si ce chiffre variait d’une planète à l’autre. Très rarement, deux cerveaux se développaient dans le même corps, et l’on avait de grandes chances d’obtenir quelque chose comme Quercer & Janath. Le double Habitant portait une combinaison brillante, avec des carrés de mailles transparents sur les organes sensoriels du moyeu et une section tout aussi transparente, quoique teintée, sur sa collerette sensible.

— Vous ne verrez pas grand-chose.

— Si nous vous emmenons avec nous, bien sûr.

— Oui, certes, si nous vous emmenons.

— Avec nous. Ce qui n’est absolument pas garanti.

— En effet. Nous n’avons encore rien décidé.

— Nous nous tâtons.

— Oui. Mais.

— De toute façon.

— Vous ne serez pas en mesure de voir grand-chose.

— Ce ne sera pas du tourisme, voyez-vous.

— Ni une croisière.

— Non plus.

— Et vous serez forcé de tout éteindre.

— Tous les systèmes non bios.

— Au moins.

Si, évidemment.

— Si, si et si.

— Si nous acceptons de vous emmener.

— Je crois que nous avons compris, dit Fassin.

— Bien.

— Parfait.

— Quand pensez-vous pouvoir nous donner une réponse ? demanda Y’sul.

Il avait replié sa collerette droite de façon à ne voir que d’un côté, ce qui était l’équivalent nasquéronien de l’ivrogne humain qui ferme un œil pour y voir plus clair.

— Notre décision est prise. Enfin, je l’ai prise. Et toi ?

— Pareil, je l’ai prise aussi.

— Oui ?

— Vous acceptez, alors ? demanda Fassin.

— Vous êtes sourd ou quoi ? Oui.

— Définitivement.

— Merci, dit Fassin.

— Donc, où allons-nous ? demanda Y’sul, irrité.

— Ah !

— Ha !

— Vous verrez.

— Bien.


Le vaisseau n’était pas un jouet. C’était un collier de pointes d’un noir ébène de trois cents mètres de long, avec des nacelles de propulsion pareilles à des graines bien grasses. Il était garé dans un hangar public profondément enfoui sous la ville, un espace hémisphérique d’un kilomètre de diamètre, relié à des bulles plus modestes par des passages de section hexagonale.

Valseir n’irait pas plus loin. Le voyage commencerait avec ce que les deux capitaines avaient décrit comme une manœuvre rapide, intense et complexe, une sorte de spirale fractale qui n’était vraiment pas faite pour les âmes sensibles. Le vieil Habitant avait invoqué son âge pour éviter de vivre ce supplice.

— Décidément, nous n’avons pas fini de tournoyer, soupira Y’sul en comprenant ce qui les attendait.

— Présentez mes respects à Leisicrofe, demanda Valseir à Fassin. Vous avez toujours cette photographie, n’est-ce pas ?

Fassin sortit le cliché représentant un ciel avec des nuages du coffre de son gazonef et le montra au vieil Habitant.

— Je le saluerai de votre part.

— N’y manquez pas ! Et bonne chance à vous.

— Bonne chance à vous aussi. Comment vous retrouverai-je à mon retour ?

— Ne vous en faites pas. Je serai là à vous attendre. Et si, d’aventure, ce n’était pas le cas, vous me trouveriez en compagnie de Zosso. Ou alors dans le cœur de la Tempête, à une régate.

— D’accord, dit Y’sul. Mais la prochaine fois, venez sans vos amis.


Le navire constitué de pointes noires s’appelait le Velpin. Il jaillit du vaste nuage de la cité comme une aiguille traversant une chute d’eau écumante gelée, disparut dans le bouillonnement de gaz glacial qui tourbillonnait sans cesse au-dessus du pôle, et commença son vol bizarre, à base de spirales, de boucles, de vrilles, s’élevant, piquant, puis s’élevant de nouveau.

Cloîtrés dans un espace central qui servait à la fois d’habitacle et de soute, maintenus par des filets, Fassin et Y’sul sentaient que le vaisseau décrivait des spirales à l’intérieur de spirales plus grandes, qu’il dessinait une trajectoire en tire-bouchon incluse dans un mouvement tournant plus ample, lequel appartenait également à une vaste boucle, qui devenait de plus en plus rapide et serrée.

— Fait chier, commenta Y’sul.

Dans la paroi opposée était serti un moniteur défectueux, couvert de parasites. Il bourdonnait constamment et, occasionnellement, montrait des lambeaux de nuages striés, dépassés à toute allure, déformés par les jeux d’ombres et de lumières. Fassin entendait et voyait, en dépit de ses sens bridés. Tous les systèmes de son gazonef étaient éteints. Maintenu verticalement par un filet, il pouvait regarder à travers le couvercle désopacifié de son habitacle. Il s’était même débarrassé du gel qui lui enduisait les yeux. Les sons qui parvenaient à l’intérieur de sa coquille étaient à la fois sourds et haut perchés. La voix d’Y’sul ressemblait à des couinements incompréhensibles.

Fassin et l’Habitant étaient collés sur la surface interne du compartiment, plaqués contre la paroi par les rotations incessantes du vaisseau.

— Vous savez pourquoi ils se sentent obligés d’effectuer toutes ces boucles fractales ? avait demandé Fassin, après qu’ils eurent tous les deux été arrimés et que Quercer & Janath s’en furent allés à leur poste de commandement, dans le compartiment d’à côté.

— Peut-être est-ce uniquement par malice ?

Fassin observait Y’sul. Les collerettes sensorielles de l’Habitant étaient toutes les deux repliées.

Le vaisseau accéléra brutalement et effectua une large boucle. Le moniteur afficha furtivement une toile de fond noire transpercée d’étoiles, qui défilèrent à grande vitesse avant de disparaître.

Soudain, il n’y eut plus un enchevêtrement de trajectoires folles, mais une seule spirale rectiligne et interminable, comme si le Velpin était une balle projetée dans le canon d’un énorme fusil.

Une note aiguë et chantante résonna tout autour d’eux, tandis que le vaisseau atteignait sa vitesse de croisière et diminuait graduellement la fréquence de ses vrilles. Fassin vit les collerettes d’Y’sul se rouvrir timidement. Pendant plusieurs minutes, le moniteur montra uniquement des étoiles qui tournoyaient lentement. Puis le navire se remit à tourbillonner, et l’Habitant se recroquevilla de nouveau. La pression augmenta jusqu’à ce que Fassin se retrouve complètement aplati dans son gel protecteur. Il réalisa alors qu’il se trouvait dans un cercueil idéal. Évidemment. Il avait l’impression d’être dans un tunnel, de voir le jour – point minuscule – à l’extrémité d’un canon. Autour de lui, tout était noir ou gris foncé. Leur destination, bien que visible de l’autre côté, semblait toujours aussi éloignée.


Fassin se réveilla. Ils tournoyaient toujours, mais beaucoup moins vite à présent. Son nez le démangeait, et il avait l’impression d’avoir envie d’uriner, même s’il savait que ce n’était pas le cas. Ce genre de chose n’arrivait jamais lorsque le gel protecteur faisait correctement son travail. Il sombra dans le sommeil.


* * *

Taince Yarabokin s’éveilla. Comme elle émergeait lentement, l’une de ses premières pensées fut pour Saluus Kehar. S’il n’avait pas encore reçu son message, elle aurait le temps de le réviser, de se regarder et de se réécouter encore et encore, de fondre en larmes à chaque fois. Mais elle espérait bien avoir le temps de le rencontrer, d’être confrontée à lui et peut-être de le tuer. À condition d’en avoir toujours envie lorsque le moment serait venu (ce dont elle ne pouvait pas être certaine – parfois, elle voulait le voir mourir, alors qu’à d’autres moments elle préférait qu’il vive et qu’il souffre, qu’il assiste au grand déballage dans les médias, qu’il apprenne qu’elle était au courant de tout ce qui s’était passé ce jour-là, dans l’épave de ce vaisseau perdu dans le désert).

Elle regarda l’heure et, à tâtons, examina son champ de vision à la recherche d’informations. Ulubis était encore à une demi-année de voyage. Elle resterait éveillée jusqu’à l’attaque. Elle était l’une des premières à avoir été tirée du sommeil, car elle était la seule à connaître un peu le terrain. En secret, elle doutait très fortement de pouvoir leur être d’une aide quelconque ; après tout, elle n’avait pas revu Ulubis depuis deux siècles. Sans compter que l’invasion pourrait avoir bouleversé très fortement sa géographie. En quelque sorte, elle était leur talisman, le symbole du système pour lequel ils allaient se battre. Peut-être était-ce un peu pour cela qu’on l’avait choisie, mais cela n’avait aucune importance. Elle était persuadée d’être un officier compétent et courageux, et de mériter ce poste autant que n’importe qui. Le fait que la flotte fût sur le point de défendre son système natal n’était qu’un bonus.

Depuis leur altercation avec les Dissidents à mi-parcours, les vaisseaux s’étaient quelque peu dispersés, préférant sacrifier leur force de frappe au profit d’une toile de navires éclaireurs capables de détecter tout danger avant l’arrivée du gros de la flotte. Depuis la bataille, Taince avait passé la plupart de son temps endormie en temps ralenti dans sa nacelle, mais – grâce à la sécurité relative garantie par les éclaireurs – elle avait pu se détendre un peu, sortir de son gel protecteur pour marcher comme un être humain normal dans la gravité artificielle de son navire de guerre. Ce semblant de normalité lui avait d’ailleurs fait un drôle d’effet, comme si elle était une extraterrestre enfermée dans un corps humain. Elle s’était sentie particulièrement maladroite, s’émerveillant de voir et de toucher ses ongles, les poils de ses bras, ne sachant comment réagir lorsqu’elle rencontrait des collègues et regrettant un peu la richesse de son existence virtuelle – en particulier la possibilité de vivre à volonté des expériences sensorielles haute définition – comme on regrette un membre amputé.

Cela recommencerait lors du voyage de retour, qu’elle n’attendait pas vraiment avec impatience. Lorsqu’elle claudiquait dans la gravité reconstituée, elle n’avait qu’une envie : retrouver au plus vite le confort de sa nacelle. Et, lorsqu’elle était câblée, elle ne pouvait s’empêcher de repenser avec nostalgie à sa vie normale, physique, réelle. Un ciel bleu, la lumière du soleil, le vent qui souffle dans ses cheveux, l’herbe verte et les fleurs sous ses pieds nus.

Mais c’était il y a longtemps. Autant d’expériences qu’elle ne revivrait peut-être plus jamais.

Tandis qu’elle se réveillait lentement, sans entendre aucune alarme, comme prévu depuis longtemps et non pas à cause d’une alerte, elle se dit qu’elle n’avait pas encore été libérée par la mort, que tout n’était pas terminé, que des souffrances et des terreurs horribles se dresseraient peut-être encore sur le chemin de l’oubli.


* * *

— Hoestruem, annoncèrent Quercer & Janath.

— Où ? demanda Fassin.

— Comment cela, où ?

— Eh bien, oui, vous y êtes, quoi.

Fassin avait repris connaissance lorsqu’ils avaient rallumé les systèmes de son gazonef. Il était toujours un peu désorienté et étrangement sale, sensation qui se dissipait graduellement, à mesure que le gel protecteur l’enveloppait doucement. Y’sul aussi avait un peu de mal à s’en remettre, car il décrivait des trajectoires étranges depuis qu’on l’avait libéré de son filet.

À présent, ils regardaient tous le moniteur du compartiment des passagers, que Quercer & Janath, toujours vêtus de leur combinaison brillante, étaient parvenus à allumer en lui tapant dessus. Fassin fixait attentivement l’écran, mais ne voyait rien d’autre qu’un vaste champ d’étoiles. Par ailleurs, il était incapable de deviner dans quelle direction étaient braqués les senseurs du vaisseau. Une direction inhabituelle pour lui, certainement, puisqu’il ne reconnaissait rien.

— Nous y sommes ? demanda-t-il en se sentant un peu bête.

— Oui, dedans.

Fassin regarda Y’sul, qui était encore un peu gris. L’Habitant lui signifia qu’il n’en savait pas plus que lui.

— Moi, je n’y comprends rien, dit-il. Qui, quoi, où est Hoestruem ?

— Un Nébuleux.

— Un Nébuleux ? demanda Fassin.

Il devait y avoir un problème de traduction ou un malentendu. Les Nébuleux faisaient partie des Cincturias : il s’agissait des êtres, des machines, de la crasse semi-civilisée ou technologique que l’on trouvait bien au-delà des territoires dissidents, là où il n’y avait plus rien.

Y’sul fut secoué de spasmes.

— Vous voulez dire une Aile nébuleuse, un Arbre nébuleux, un Visqueux nébuleux ou…

— Non.

— Pas le moins du monde.

— Juste un Nébuleux.

— Mais…, commença Fassin.

— C’est Aopoleyin, alors ! s’exclama Y’sul. J’aurais dû y penser ! C’est là que nous sommes !

— Oui.

— En effet.

— En quelque sorte.

— Cela dépend.

— C’est l’endroit le plus proche.

— Le système le plus proche.

— Hein ? fit Y’sul.

— Le quoi le plus proche ? demanda Fassin, qui ne comprenait plus rien.

Il jeta un coup d’œil au champ d’étoiles. Il lui parut bizarre tout d’un coup. Très bizarre, même. Il ne reconnaissait rien – ce n’était ni une image inversée, ni un hologramme présentant une vue de derrière.

— Je crois que je suis toujours un peu chamboulé, dit Y’sul en secouant ses collerettes sensorielles pour se réveiller.

Fassin avait l’impression d’être de retour dans le fond de ce canon de fusil, d’être sur le point de décoller, ou d’avoir déjà été projeté dans cette arme titanesque, interminable, d’une longueur indicible. La carabine la plus longue de cette saleté d’univers.

— À quelle distance sommes-nous de Nasqueron ? s’entendit-il demander.

— Attendez une minute, dit lentement Y’sul. Qu’entendez-vous par « système » ?

— À peu près trente-quatre KA.

— Il parle d’années stellaires et non pas nasquéroniennes. Excusez notre manque de précision.

— Trente-quatre kiloannées ? demanda Fassin en manquant de peu perdre à nouveau connaissance. Vous voulez dire…

Sa voix mourut dans sa gorge.

— Trente-quatre mille années-lumière. Standards. En gros. Désolé de ne pouvoir être plus précis.

— Je l’avais déjà dit…

— Je sais. Mais, je m’adresse à quelqu’un d’autre.

Ils étaient dans un autre amas, un autre système solaire, une autre partie de la galaxie. Si ce qu’il venait d’entendre était vrai, Ulubis – l’étoile et le système – était à trente-quatre mille années-lumière dans leur dos. Il existait donc dans le système un portail relié à un trou de ver, dont ni Y’sul ni Fassin n’avaient jamais entendu parler.


Le Nébuleux appelé Hoestruem faisait une année-lumière de diamètre. Selon les personnes interrogées, les Nébuleux étaient des êtres intelligents, semi-intelligents, proto-intelligents, avancés ou pas du tout intelligents. Ce dernier point de vue n’était partagé – ou feint d’être partagé – que par ceux qui avaient l’habitude de faire des profits avec les grands nuages de gaz. Les Nébuleux étaient certes plus proches des colonies végétales que de n’importe quel animal, et leur composition était similaire à celles des nuages de gaz interstellaires qu’ils habitaient/étaient (la distinction n’était pas encore clairement établie).

Ils faisaient donc partie des Cincturias, de ces êtres, espèces, machines, détritus intelligents qui subsistaient – généralement – entre les systèmes solaires et n’entraient dans aucune autre catégorie (ils ne colonisaient pas les comètes comme les Ecliptas, ne flottaient pas au-dessus des naines brunes comme les Plenas, et n’étaient pas aussi exotiques que les espèces pénombrales non baryoniques, les Quantarchs des flux ou les espèces qui peuplaient treize dimensions à la fois).

Leisicrofe, l’ami de Valseir, étudiait les Cincturias. Depuis quelque temps, il visitait la galaxie, se rendait sur le terrain pour rencontrer les objets de ses recherches – Nébuleux, Voiliers à nacelle, Baragouineurs, Arpenteurs, etc. Il avait choisi de rencontrer Hoestruem, car c’était le seul Nébuleux qui vivait à proximité d’un portail. D’un portail dont la Mercatoria et le reste de la galaxie dite civilisée ne connaissaient pas l’existence.

L’étoile Aopoleyin n’était qu’à douze jours-lumière de là. Hoestruem, qui était beaucoup plus vaste que le système lui-même, était en train de traverser ce dernier, car il souhaitait – et le mot était parfaitement approprié – se rendre de l’autre côté de la galaxie. L’Habitant Leisicrofe était quelque part dans les parages, dans son appareil monoplace, ou du moins l’avait été. Les senseurs du Velpin avaient entrepris de retrouver sa trace.

— Combien de temps sommes-nous restés dans les vapes ? demanda Fassin à Quercer & Janath.

Ils flottaient dans la salle de contrôle du vaisseau pour assister au travail des scanners, qui cherchaient frénétiquement tout ce qui pouvait ressembler à un engin volant. Mais il s’agissait d’un processus extrêmement lent, car les Habitants avaient promis aux Nébuleux de réduire considérablement leur vitesse lorsqu’ils les traversaient. Les Nébuleux étaient élastiques, mais les filaments, les bandes de gaz arachnéennes et ténues qui constituaient leurs organes sensoriels étaient pour le moins délicats, d’où la nécessité, pour un vaisseau de la taille du Velpin, de voler aussi lentement et précautionneusement que possible pour éviter de causer trop de dommages. L’appareil envoyait en continu un message à l’attention de Leisicrofe, mais Quercer & Janath avaient peu d’espoir de voir ce dernier leur répondre. De fait, ces satanés chercheurs étaient du genre à éteindre leurs communicateurs pour ne pas être dérangés.

Les jumeaux paraissaient vraiment perplexes. Ils tremblaient, agitaient leur combinaison chatoyante.

— Combien de temps êtes-vous restés ?

— Combien de temps sommes-nous restés inconscients ? précisa Fassin.

— Quelques jours.

— Et quelques jours de plus.

— Sérieusement…, insista l’humain.

— Pourquoi « nous » ? protesta Y’sul. Je n’étais pas inconscient, moi !

— Ah !

— Vous voyez ?

— Votre ami n’est pas d’accord avec vous.

— Vous avez dit « quelques jours », reprit Fassin.

— Quelques jours ? demanda Y’sul. Quelques jours ? Nous ne sommes pas restés inconscients quelques jours, ni même une seule journée ! N’est-ce pas ?…

— Le processus prend du temps, requiert de la patience, expliqua le jumeau. Le mieux, c’est de dormir. Comme cela, vous ne nous embêtez pas.

— Autrement, comment aurions-nous fait pour vous faire passer le temps, pour vous distraire ?

— Et puis, il y a la question de la sécurité.

— Évidemment.

— Je me suis tout juste assoupi ! protesta de nouveau Y’sul. J’ai fermé les yeux un petit instant pour réfléchir, méditer, c’est tout !

— Oui, pendant environ vingt-six jours.

— Nous sommes restés inconscients pendant vingt-six jours ? demanda Fassin.

— Oui, des jours standards.

— À peu près.

Quoi ? hurla Y’sul. Vous voulez dire que vous nous avez délibérément fait perdre connaissance ?

— Eh bien, c’est une façon de dire les choses.

— Une façon de dire les choses ! grogna littéralement Y’sul.

— Oui.

— Une façon de dire quoi ?, espèces de tortionnaires, de kidnappeurs sans foi ni loi !

— Une façon de dire la vérité, tout simplement.

— Si j’ai bien compris, vous nous avez drogués ou endormis, je ne sais comment ? hurla presque Y’sul.

— Oui. Autrement, vous ne nous auriez pas laissés tranquilles.

— Comment osez-vous ? couina Y’sul.

— Et puis, c’est obligatoire pour qui veut utiliser un tube.

— C’est une condition de passage, si vous voulez, expliqua la moitié gauche de Quercer & Janath.

— Parfaitement. C’est obligatoire. On ne peut y échapper.

— Si nous n’avions pas respecté ces conditions, nous n’aurions pas pu vous aider.

— Oui, impossible d’utiliser le tube sans appliquer les règles.

— Quoi ? Mais que… Espèces de… ! cracha Y’sul.

— Ah ! fit Fassin en faisant signe à son ami de le laisser parler. Oui. J’aimerais vous poser quelques questions à propos de ce moyen de transport, si cela ne vous dérange pas.

— Absolument.

— Ne vous gênez pas.

— Mais soignez vos questions. Nos réponses, quant à elles, risquent d’être légèrement farfelues.

— … Jamais entendu quelque chose d’aussi stupide de toute mon…, marmotta Y’sul en se laissant flotter jusqu’aux affichages holographiques des scanners de moyenne portée et en les allumant, comme s’ils étaient en mesure de les aider à localiser le vaisseau de Leisicrofe.

Fassin savait bien qu’il était resté inconscient plus d’une heure ou deux. Sa physiologie ainsi que l’ampleur du nettoyage effectué à son réveil par le gel protecteur et le fluide respiratoire en étaient la preuve. Savoir qu’il s’était écoulé vingt-six jours était un soulagement plus qu’autre chose. Évidemment, perdre autant de temps sans en avoir été informé au préalable, sans s’en être rendu compte, était déconcertant et laissait un arrière-goût de vulnérabilité plutôt désagréable (le retour se ferait-il dans les mêmes conditions ?), mais, au moins, ils n’avaient pas dit un an ou vingt-six ans. Le diable savait ce qui s’était passé dans le système Ulubis durant ce laps de temps – comme les systèmes de son gazonef avaient été éteints, il n’avait aucun moyen de vérifier qu’il s’était effectivement écoulé seulement vingt-six jours. En revanche, force lui était d’admettre qu’au moins une partie de la légende de la Liste des Habitants était fondée. Il y avait bel et bien des trous de ver secrets. Enfin, il y en avait au moins un. Tout bien considéré, ce tunnel entre Ulubis et Aopoleyin avait très peu de chances d’être unique en son genre. Cette découverte à elle seule justifiait la perte de quelques dizaines de jours.

Fassin se surprit à essayer de reprendre sa respiration dans son gazonef.

— Nous avons bien traversé un trou de ver ? demanda-t-il.

— Excellente première question ! En plus, la réponse est évidente : oui !

— C’est effectivement ce que nous avons fait, même si nous préférons parler de « Canule ».

— Où est l’entrée de cette Canule dans Ulubis – sur Nasqueron ? je veux dire. Où est l’Adjutage ? demanda Fassin.

— Ah ! Il connaît notre terminologie.

— Très impressionnant.

— Excellente question, une fois de plus.

— Entièrement et absolument d’accord. Excellente, quoique désespérée.

— Nous ne pouvons pas vous répondre.

— Sécurité.

— Je suis sûr que vous comprendrez.

— Je comprends, répondit Fassin, conscient que cela aurait été trop beau pour être vrai. Depuis quand ce trou de ver existe-t-il ? demanda-t-il.

Les jumeaux restèrent muets pendant quelques secondes.

— Je ne sais pas.

— Pas sûr. Depuis des milliards d’années, probablement.

— Possible.

— Y en a-t-il beaucoup d’autres ? continua l’humain. Je veux dire des trous de ver, des Canules ?

— Pareil.

— Pareil ?

— Oui, pareil : je n’en sais rien.

— Aucune idée.

— Il y en a un certain nombre, assurément.

— Bon ! d’accord, nous le savons, mais nous ne pouvons pas vous le dire. Les conditions de passage, vous savez…

— Quelle barbe, ces conditions de passage.

— Oh ! oui, quelle barbe.

— D’autres trous de ver débouchent-ils à Ulubis, n’importe où dans le système, disons à l’intérieur du périmètre de Oort ?

— Encore une très bonne question. Mais je ne peux pas vous le dire.

— Nous ne sommes que de simples capitaines voyageurs.

— Et celui-ci, qui mène à Aopoleyin : est-il relié à un trou de ver de la Mercatoria ? La Mercatoria possède-t-elle un portail, un Adjutage, ici ?

— Non.

— Je suis d’accord. À question simple, réponse simple. Quel soulagement ! Non.

— Et d’ici, d’Aopoleyin, peut-on rejoindre d’autres trous de ver ?

Silence.

— C’est bête, mais on ne peut pas vous le dire.

— Comme si on pouvait se contenter d’avoir une Canule qui débouche au milieu de nulle part…

— Trêve de détails.

— Oui, on ne sait pas.

— En tout cas, c’est la position officielle.

Fassin émit un signal résigné.

— Encore une condition de passage ? demanda-t-il.

— Vous avez tout compris.

— Mais, pourquoi moi ? voulut savoir l’humain.

— Pourquoi vous ?

— Comment cela, pourquoi vous ?

— Pour quelle raison m’a-t-on permis de venir jusqu’ici, d’emprunter ce trou de ver ?

— Vous nous l’avez demandé, tout simplement.

— Je dirais même mieux : Valseir, Zosso et Drunisine l’ont demandé pour vous.

— Comment aurions-nous pu refuser ?

— Donc, je n’aurais pas pu vous le demander moi-même ?

— Oh ! vous auriez pu, bien sûr.

— N’en dis pas plus.

— Oui, ne jamais insulter les passagers, c’est la règle.

— Une loi non écrite.

— Avez-vous entendu parler d’autres humains, qu’on aurait autorisés à voyager dans vos Canules ? demanda Fassin.

— Non.

— Non, en effet. Mais nous ne savons pas nécessairement tout.

— Et des Voyants ? continua Fassin.

— Non plus.

— Ce qui ne veut rien dire.

— D’accord, dit Fassin, qui sentait son cœur cogner contre les parois de sa cage thoracique. Vous empruntez souvent ce trou de ver ?

— Qu’entendez-vous par « souvent » ?

— Laissez-moi formuler ma question différemment : combien de fois avez-vous utilisé le trou de ver ces dix dernières années standards ?

— Question facile…

— … à contourner.

— Disons quelques centaines.

— C’est vague, mais vous savez ce que c’est… Les conditions de passage…

— Quelques centaines ? demanda Fassin.

Si c’était vrai, ces types-là se baladaient dans leur réseau souterrain comme les hommes prenaient le métro.

— Oui, mais pas plus.

— Y a-t-il d’autres vaisseaux comme… ? En fait non, combien y a-t-il de vaisseaux comme le vôtre sur Nasqueron ?

— Aucune idée.

— Pas la moindre.

— À peu près ? Quelques dizaines, des centaines ?

La moitié gauche de Quercer & Janath souleva furtivement sa combinaison brillante et fit apparaître des motifs amusés sur sa carapace.

La moitié droite, elle, se contenta d’émettre un genre de sifflement.

Fassin leur laissa le temps de formuler une réponse orale, en vain.

— Il y en a beaucoup ? s’entendit-il demander.

Pas de réponse pendant de longues secondes.

— Il y en a quelques-uns.

— Quelques-uns, quelques-uns… Ce n’est pas vraiment l’expression appropriée.

— Peu importe l’expression.

— Encore une fois, les conditions de passage étant ce qu’elles sont…

— Des milliers ? demanda Fassin.

Comme les jumeaux ne répondaient pas, il déglutit et continua :

— Des dizaines de…

— À quoi bon surenchérir ?

— Oui, à quoi bon ? De toute façon, nous ne pouvons pas vous répondre.

Il ne savait trop quoi penser. Il ne pouvait pas y avoir autant de vaisseaux, n’est-ce pas ? Leurs techniques de camouflage étaient très certainement impressionnantes, mais des centaines, de milliers de vols annuels au sein d’un même système ne pouvaient passer totalement inaperçus. Aucune technologie n’était parfaite, infaillible. Les senseurs auraient forcément détecté quelque chose. À quelle distance devraient se situer les portails ? Fassin n’était pas un expert en sciences physiques, mais il était à peu près certain d’une chose : l’entrée d’un trou de ver ne pouvait pas se situer trop près d’une géante gazeuse. Ce genre de mécanisme nécessitait un espace relativement plat, à l’abri des ondes gravitationnelles d’une planète comme Nasqueron. Leurs portails pouvaient-ils être positionnés aussi près que des lunes en orbite basse ?

— Et Nasqueron ? demanda-t-il. Votre planète est-elle un monde, une colonie ordinaire pour votre civilisation ?

— Toutes les planètes qui accueillent des Habitants sont spéciales.

— Nasqueron – le Nid des Vents – n’est pas moins spéciale que les autres.

— Oui, vous avez raison, c’est un monde ordinaire.

Oui. Fassin se dit que s’il avait été debout, il aurait été obligé de s’asseoir, faute de quoi il se serait probablement écroulé.

— Êtes-vous déjà venus ici, auparavant ? Je veux dire, jusqu’à Aopoleyin ? reprit-il.

D’abord le silence, puis :

— Non.

— Ou alors je ne m’en souviens pas.

Fassin eut l’impression de nager. Il se sentait complètement déconnecté, car il venait d’être frappé par les implications astronomiques de ce qu’on venait de lui dire. Il n’était tout simplement pas préparé à entendre tout cela.

— Et si… Quand nous serons de retour sur Nasqueron, je serai libre de raconter à tout le monde ce que j’ai vu ?

— Si vous n’avez pas oublié.

— Dans ce cas, oui.

— Pourquoi oublierais-je ?

— Les traversées de Canule ont parfois ce genre d’effet, Voyant Taak.

— Vous allez essayer d’effacer ce voyage de ma mémoire ? demanda Fassin, dont le dos fut parcouru d’un frisson. C’est extrêmement difficile à effectuer sur un cerveau humain sans l’endommager…

— C’est ce qu’on a cru comprendre.

— Mais n’ayez pas peur, nous préférons partir du principe que personne ne vous croira.

— Oui, inutile de vous inquiéter.

— Moi, on me croira ! s’exclama soudain Y’sul en tournant le dos aux moniteurs qu’il était en train de fixer.

Quercer & Janath roulèrent de façon théâtrale, l’air de dire qu’ils avaient oublié l’existence de cet énergumène.

— Vous n’êtes pas sérieux !

— Pas sérieux ! entonnèrent-ils presque de conserve.

Y’sul gloussa d’un air amusé.

— Bien sûr que non, dit-il en se retournant vers les écrans et en marmonnant dans sa barbe. Pour qui me prenez-vous ? J’aime trop la vie, moi. Je tiens à mes souvenirs, merci…


* * *

Ils poursuivirent leurs recherches. Fassin tenta d’interroger les systèmes du Velpin, histoire de vérifier s’ils n’avaient pas leur propre liste, leur propre plan du réseau de trous de ver, ou au moins les coordonnées du portail qu’ils avaient utilisé dans le système Ulubis. Toutefois, l’ordinateur du vaisseau – facilement accessible et très faiblement protégé – paraissait dépourvu des cartes les plus élémentaires. Il contenait uniquement une représentation vague de la galaxie, avec les étoiles principales et leurs planètes. On n’y voyait aucun Habitat, aucune mégastructure, aucun corps de Oort ou de Kuiper, aucune ceinture d’astéroïdes. On était très loin de la carte du ciel dont étaient équipés les navires dignes de ce nom. Celle-là s’apparentait davantage à ce qu’on pouvait trouver dans les atlas d’écolier. Même le gazonef était plus précis. Fassin disséqua les systèmes du Velpin avec les senseurs de son appareil, mais ne rencontra pas plus de succès.

Il supposait néanmoins que certaines données étaient cachées quelque part, tout en ayant la désagréable sensation que ce n’était pas le cas. Le Velpin était un vaisseau de belle facture – de très belle facture, même, selon les standards nasquéroniens –, avec des réacteurs relativement sophistiqués, élégants de simplicité, une bonne réserve de puissance, aucun armement et un volume utile plus qu’honorable. Pas plus. D’où les données galactiques rudimentaires.

Fassin réfléchit à un moyen de s’emparer des commandes du vaisseau, d’en prendre le contrôle. Pourrait-il le détourner ? Il avait certes passé suffisamment de temps dans le cockpit en désordre pour observer Quercer & Janath. Cela n’avait pas l’air très compliqué. Il avait même pu poser quelques questions.

— Comment naviguez-vous ?

— Il suffit de pointer.

— De pointer ?

— D’abord, vous choisissez une direction générale, ensuite vous pointez une destination précise.

— Le secret, c’est la réserve de puissance.

— Si vous ne faites pas l’impasse sur une petite triangulation, c’est que vous n’avez pas assez de puissance.

— La puissance est tout.

— On peut faire énormément de choses en pointant.

— À condition d’avoir suffisamment de puissance.

— Même si, parfois, il est nécessaire de prendre des déviations.

— Mais cela devient trop technique pour vous.

Fassin ne voyait aucun moyen de prendre le contrôle du vaisseau. Lorsqu’ils s’en donnaient la peine, les Habitants étaient capables de se passer de sommeil pendant des années. Quercer & Janath, quant à eux, affirmaient pouvoir s’en passer complètement. Ils ne faisaient même pas de siestes en temps ralenti. Si l’on exceptait ses bras manipulateurs, son gazonef n’était pas armé ; sans compter qu’il ne s’était jamais entraîné au combat rapproché, et qu’un Habitant adulte était probablement beaucoup plus fort que lui. Sauf peut-être à la course. Il était de toute façon communément admis que les Habitants étaient extrêmement difficiles à maîtriser ou à tuer.

Il pensa à Taince Yarabokin et aux conseils qu’elle prodiguait en matière de combat rapproché. La règle de base, lorsqu’on devait affronter un Habitant décidé à vous faire du mal – pour un être humain, cela impliquait déjà de posséder une combinaison spatiale digne de ce nom –, c’était d’être très lourdement armé. À sa connaissance, un homme non armé n’avait aucune chance de venir à bout d’un Nasquéronien en pleine possession de ses moyens. Sans arme lourde, la seule chose à faire était de SE BARRER À TOUTE VITESSE. De toutes les espèces de la Mercatoria, seuls les Voehns avaient les moyens de se battre à main nue contre un Habitant. Et encore l’issue n’était-elle pas connue d’avance.

Il pourrait peut-être leur foncer dedans et les mettre K.-O., mais il lui faudrait pour cela prendre de la vitesse, et la place manquait dans toutes les parties de ce vaisseau. Il aurait besoin de prendre son élan à plusieurs compartiments de là et de foncer, tête baissée, en espérant qu’ils ne l’entendraient pas arriver et qu’ils ne le laisseraient pas s’écraser inutilement contre les instruments de navigation. Il se demandait ce que Hatherence aurait fait à sa place. Peut-être ne lui auraient-ils même pas permis de monter à bord. À moins de laisser toutes ses armes derrière elle. Les Habitants savaient se montrer tellement désinvoltes parfois. Quoique, pour ce voyage-là, très peu de choses semblaient avoir été laissées au hasard.

Et, même s’il parvenait à mettre Quercer & Janath hors d’état de nuire, comment réagirait Y’sul ? Fassin savait qu’il ne pourrait pas compter sur sa coopération. Le vieillard avait bien fait comprendre qu’il était un Habitant loyal, qui se donnait du mal pour être un bon guide et mentor, et non pas un traître anthropophile à la solde de la Mercatoria, organisation et civilisation qu’il ne connaissait guère et dont, de son propre aveu, il se moquait complètement.

À supposer qu’il réussisse à prendre le contrôle du vaisseau en dupant les deux Habitants – ou les trois, selon la manière dont on considérait les jumeaux –, que ferait-il après ? Il n’avait toujours pas trouvé d’outil de navigation digne de ce nom. Où serait-il supposé aller ? Comment trouverait-il le trou de ver qui les avait conduits jusqu’ici ? Et, s’il le trouvait, comment ferait-il pour le traverser ? il était forcément surveillé, administré par quelqu’un ! Les portails de la Mercatoria figuraient parmi les lieux les plus surveillés de toute la galaxie. Pouvait-il décemment espérer traverser un trou de ver – fût-il mis en place par des Habitants au laxisme légendaire – sans que personne ne l’arrête, ni ne lui demande de rendre des comptes ?

Il avait essayé d’en apprendre davantage, d’interroger Quercer & Janath sur la manière dont ils localisaient l’entrée – l’Adjutage, comme ils disaient – d’un trou de ver, mais les jumeaux l’avaient surpris en parvenant à être encore plus vagues que d’habitude, en le gratifiant de réponses encore moins pertinentes et utiles qu’à l’accoutumée, ce qui était un véritable exploit.

On l’avait laissé sortir du vaisseau. Il avait flotté à ses côtés, transperçant délicatement le corps à peine plus dense que le vide interstellaire du Nébuleux Hoestruem. En fait, il voulait vérifier de près si tout cela n’était pas une invention. Après tout, comment pouvait-il savoir s’ils étaient vraiment là où ils étaient supposés être ? Il devait les croire sur parole. Il avait certes vu certaines données affichées sur des moniteurs et des projecteurs holographiques. Néanmoins, il pouvait s’agir d’une blague monumentale, ou d’un moyen d’obtenir quelque chose de lui. Il devait donc tout vérifier par lui-même.

Comme il glissait aux côtés du Velpin à travers ce nuage interstellaire prétendument conscient, il mit les senseurs du gazonef à profit pour voir s’il ne se trouvait pas dans quelque vaste environnement artificiel.

D’après ce qu’il pouvait en dire, ce n’était pas le cas. Il évoluait réellement dans un nuage de poussière et de substances chimiques, en bordure d’un système solaire, à un quart de tour galactique de chez lui et à mi-chemin du cœur de la Voie lactée. Les étoiles lui étaient totalement étrangères. Seules les galaxies lointaines lui disaient encore quelque chose. S’il n’était pas vraiment à l’orée de l’espace profond, force lui était d’admettre que la simulation était d’une qualité exceptionnelle. Il fit un peu fonctionner ses réacteurs et expulsa de l’eau pour s’éloigner du vaisseau de plusieurs kilomètres, mais ne rencontra aucun mur, aucun écran géant. Soit il se trouvait dans une simulation prodigieuse, soit tout cela n’existait que dans son esprit, soit on se servait de l’interface de son gazonef pour le plonger dans une expérience sensorielle d’un réalisme à toute épreuve.

Valseir lui avait dit un jour que toute théorie qui invoquait le solipsisme pour expliquer les phénomènes qu’elle était censée décrire devait être considérée avec la plus grande méfiance.

Valseir parlait de la Vérité et des religions en général, mais Fassin trouvait que sa phrase s’appliquait à merveille à la présente situation. Il n’avait d’autre choix que d’agir comme si tout cela était vrai, tout en gardant continuellement à l’esprit qu’il pouvait très bien s’agir d’un simulacre, juste au cas où. Car, si les jumeaux ne lui avaient pas menti, il était peut-être sur le point de faire la plus grande découverte de l’histoire de l’humanité, une découverte dont les conséquences positives ou négatives seraient colossales pour la Mercatoria, pour ses adversaires et pour toutes les espèces Voyageuses de la galaxie. Il se rappela soudain la projection qui lui avait délivré ce message, une éternité plus tôt, à la Maison d’Automne. Qu’est-ce qui était le plus probable ? Cette réalité apparente ? L’hypothèse d’un simulacre, d’une blague gigantesque ? Cela se discutait.

Il fit toutes les vérifications imaginables pendant qu’il était à l’extérieur du Velpin. Il était bien dans l’espace, cela ne faisait aucun doute. À moins d’être victime d’une simulation si parfaite qu’elle rendait excusable sa crédulité. Ce qui lui rappela la conversation qu’il avait eue avec Hatherence à propos de la Vérité. L’Oerileithe aurait très certainement goûté le dilemme auquel il devait faire face.

Il pourrait, supposait-il, tenter de s’enfuir, tout simplement. Le gazonef était en mesure de le maintenir en vie indéfiniment. Il était parfaitement capable de pénétrer une atmosphère planétaire. À condition d’économiser ses propulseurs, il pourrait très bien atteindre le cœur du système Aopoleyin en quelques années. Il lui serait même possible de dormir pendant la majeure partie du trajet. Et ensuite ? Il ne savait rien de ce système. Selon l’atlas rudimentaire de son gazonef, l’endroit où il se trouvait s’appelait les Hauteurs de Khredeil (quoi que cela pût signifier). Ce système particulier n’était pas sur les listes de la Mercatoria et était officiellement inhabité. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il était désert – la moindre parcelle galactique semblait occupée par des êtres qui la considéraient comme leur territoire exclusif –, mais cela voulait dire qu’il n’aurait pas beaucoup de chances de rentrer chez lui un jour.

Il retourna à bord lorsque Quercer & Janath lui signalèrent avec enthousiasme qu’ils avaient trouvé quelque chose. Ce n’était pas le vaisseau de Leisicrofe. C’était une délicate boule de gaz et d’éléments chimiques – un agrégat de cordes froides et sales, ouvertes au vide, reliées entre elles par une gravité infime : l’esprit du Nébuleux.


… Vous cherchez… ?

— Un Habitant. Un Habitant des géantes gazeuses appelé Leisicrofe.

… Image…

— Image ?

… Dois demander à voir une image… une image spécifique…

— Ah oui ! j’ai une image sur moi. Comment… Où, je veux dire à quoi, dois-je la montrer pour que vous puissiez la voir ?

… Non… décrivez…

— D’accord. Ce sont des nuages blancs dans un ciel bleu.

… Accordé…

— Donc vous pouvez me répondre ? Où est Leisicrofe ?

… Parti…

— Quand est-il parti ?

… Comment vous mesurer temps… ?

— Avec le système standard.

… Connais… Leisicrofe parti il y a 7,35 × 108 secondes…

Fassin fit rapidement le calcul. Cela faisait donc une vingtaine d’années.

Il flottait en périphérie de l’esprit du Nébuleux. Le gazonef était accroché entre deux larges bandelettes de gaz à peine moins froides que l’espace environnant. À sa grande surprise, il était en pleine fouille, il avait ralenti pour communiquer avec un être qui, à côté des Habitants les plus lents, paraissait réfléchir à la vitesse d’un escargot. À sa connaissance, rien ne pensait moins vite qu’un Nébuleux.

Soudain, un signal venu de l’extérieur, du Velpin. Alors, il demanda :

— Où est parti Leisicrofe ?

Puis il accéléra.

— Vous en avez pour longtemps ? lui demanda Y’sul, agacé. Je commence à ne plus supporter ce monomaniaque bilatéral. Cela fait dix jours, Fassin. Que se passe-t-il ? Vous vous êtes endormi, ou quoi ?

— Je vais aussi vite que possible. Pour moi, cela n’a duré que quelques dizaines de secondes.

— Vous n’êtes pas obligé de ralentir, vous savez. Parlez et réfléchissez comme vous le faites d’habitude. Cela ne vous empêche pas ensuite d’attendre que l’autre vous réponde à son propre rythme. Inutile de nous faire une démonstration de Voyance…

— Le dialogue serait plus difficile à établir de cette façon. Et puis, ce serait lui manquer de respect. On obtient davantage des gens lorsqu’on…

— D’accord, d’accord, d’accord. Bon ! faites comme vous voudrez. Pour ma part, je vais essayer de trouver de nouveaux jeux pour occuper ce crétin à double personnalité. Vous, continuez de vous amuser, faites la causette à ce légume de l’espace. Je me charge du sale boulot. J’aurais mieux fait de ne pas venir. En plus, je suis certain d’avoir raté des batailles formidables…

Sa voix disparut au loin.

Fassin ralentit à l’extrême. Le Nébuleux n’avait toujours pas répondu.


Au moins, cette fois-ci, il n’y eut pas de spirale interminable. Le moniteur supposé les distraire était toujours aussi peu fiable, la porte du compartiment des passagers était aussi fermée qu’à l’aller, mais le vol fut beaucoup plus calme. Ils s’éloignèrent donc du Nébuleux et se dirigèrent vers la gueule cachée du trou de ver. Fassin laissa Quercer & Janath prendre les commandes de son gazonef et en éteindre tous les systèmes. Il ne se donna pas la peine de vidanger son gel protecteur ou de désopacifier sa bulle ; il se contenta d’entrer en transe. C’était facile, car cela ressemblait beaucoup à ce qu’il faisait avant de ralentir. Accessoirement, cela lui permit de ne pas entendre Y’sul se plaindre à l’idée d’être endormi une fois de plus.

Ils devaient se rendre dans un endroit appelé Mavirouelo – encore un nom que Fassin entendait pour la première fois. D’après Hoestruem, c’était la prochaine étape du voyage de Leisicrofe. Le Nébuleux ignorait s’il s’agissait d’un système, d’une planète ou encore d’un congénère. Quercer & Janath avaient accueilli la nouvelle avec un silence prolongé. Fassin les avait alors surpris à consulter l’atlas galactique rudimentaire de leur vaisseau. (Fassin, ou plutôt la mémoire de son gazonef, connaissait cet endroit. Il était même connecté à un trou de ver contrôlé par la Mercatoria – trou de ver qu’ils n’emprunteraient probablement pas.) Le voyage durerait « quelques jours ».

Comme il glissait vers l’inconscience, Fassin pensa à la beauté de ce Nébuleux. La vaste créature ressemblait à un million de bandes de lumière brumeuse. Elle était comme un chuchotement de matière et de gravité. Si proche du néant, et pourtant plus lourde qu’un système solaire tout entier, elle dérivait, mue par une décision ancienne, suivait une route balisée des millions d’années plus tôt, se propulsait par des flexions de plasma froid, utilisait la force de champs magnétiques quasi inexistants, inspirait et expirait le matériau interstellaire en quantités infinitésimales. Elle était froide et semblait morte, mais elle vivait et pensait. Observée à la bonne lumière, elle était magnifique. Il suffisait de lui superposer un lavis de longueurs d’onde choisies, pour qu’apparaisse quelque chose de parfaitement sublime, de…


* * *

Saluus se tenait sur un balcon de glace et de métal. Il admirait la vue. Son souffle formait de minuscules nuages en s’échappant de ses lèvres.

La retraite de la Prévôté était à la fois sertie et sculptée dans la chute d’eau glacée de Hoisennir, une paroi haute de quatre cents mètres et large d’un kilomètre, formée par le fleuve Doaroe, qui venait des hauts plateaux arctiques et se déversait dans la toundra et les plaines en contrebas. Le soleil hivernal, très bas au-dessus de l’horizon, embrasait les nuages de Sepekte, leur donnait une couleur rouge-violet, mais il était loin d’être suffisamment chaud pour faire fondre la glace.

L’axe de Sepekte bougeait très peu. Ses cercles arctique et antarctique, où, au beau milieu de l’été puis au cœur de l’hiver, le soleil ne se couchait ni ne se levait jamais, mesuraient moins d’un millier de kilomètres de diamètre. Sepekte était officiellement classée dans les planètes tempérées/chaudes selon les standards humains ; ses hivers étaient plus longs quoique moins rigoureux que sur Terre, et leurs effets circonscrits dans des zones bien moins vastes que celles qui souffraient du froid sur la planète mère de l’humanité. Toutefois, la chute de Hoisennir se situait très au nord dans les montagnes arctiques, et il arrivait que le Doaroe ne connaisse pas le dégel pendant plusieurs années d’affilée.

L’endroit était considéré comme une retraite, car il appartenait à la Prévôté, mais il s’agissait tout simplement d’un hôtel doté d’un centre de conférences. Néanmoins, la vue était impressionnante quand il y avait suffisamment de lumière pour l’apprécier correctement. Force était d’admettre que le site ne manquait pas de charme.

Toutefois, Saluus aurait préféré être ailleurs. Il n’aimait pas trop les endroits d’où on ne pouvait pas s’échapper facilement – même à pied, lorsqu’il n’y avait pas d’autre solution. Pour partir d’ici, il fallait un aéronef, auquel on ne pouvait accéder que par l’ascenseur situé à l’intérieur de la paroi. À moins de descendre au pied de la falaise de glace et d’atteindre la station de vac-train. Lorsqu’il avait appris où se tiendrait la conférence sur la création d’une ambassade sur Nasqueron – très peu de temps avant son départ, pour des raisons évidentes de sécurité –, il avait glissé un parapente dans ses bagages. On n’était jamais trop prudent.

Il était presque certain de pas avoir l’occasion de s’en servir – s’il devait arriver quelque chose, son morceau de toile ne lui serait probablement d’aucune utilité –, mais il se sentait mieux ainsi, en sachant que son dernier recours se trouvait derrière lui, sur son lit. La plupart des autres personnages importants avaient leur suite dans les profondeurs de la paroi, à l’abri d’une éventuelle menace extérieure. Saluus, pour sa part, avait insisté pour être logé dans une chambre avec vue, avec sortie de secours. Il n’avait pas fait de parapente depuis des décennies, mais il préférerait risquer sa peau de cette façon plutôt que de se terrer dans le fond de sa suite et de geindre en attendant la mort.

Parfois, il se demandait d’où lui venait cette obsession de la fuite. Il n’était pas né avec et n’avait certainement pas été victime d’une expérience traumatisante pendant son enfance. Non, c’était venu doucement, comme cela, à mesure qu’il vieillissait. Tout comme un tas d’autres choses, probablement. Mais il n’avait pas de temps à perdre à réfléchir sérieusement à cette question.

Tout ce qui comptait, c’était que cette retraite/hôtel était un endroit aussi sûr que possible, compte tenu de la conjoncture incertaine. Les attaques sur le système se poursuivaient inexorablement, sans fléchir, sans non plus monter en puissance. De nombreuses cibles visées par des bombes, des missiles et autres armes de portée relativement faible étaient d’importance militaire. Ces raids-là étaient imputés aux Dissidents. Toutefois, il existait d’autres cibles, à la valeur plus culturelle et morale. Celles-ci étaient frappées par des projectiles venus des profondeurs de l’espace, des rochers lancés à une vitesse colossale, souvent proches de celle de la lumière. Le nombre de ces attaques augmentait, tandis que les raids menés par des drones armés de missiles et de lasers étaient de plus en plus rares.

Certains stratèges soutenaient que c’était la preuve de la faillibilité de leurs ennemis, qui n’étaient pas parvenus à attaquer en masse, quand ils l’avaient prévu. Saluus aurait aimé les croire, mais il se méfiait des simulations et des idées trop facilement partagées.

En tout cas, tout cela durait depuis un bon bout de temps. La population était passée par toutes les phases habituelles : choc, dénégation, défi, solidarité, fatalisme et détermination à aller jusqu’au bout. Et puis était venue la lassitude. L’on attendait avec impatience que tout cela cesse une fois pour toutes. Bien sûr, la façon dont la fin de la crise interviendrait demeurait une question fondamentale, mais rien n’était pire que l’attente et l’incertitude.

Pis encore – la nouvelle de l’invasion imminente avait filtré prématurément, alors que rien ne s’était encore passé –, certains commençaient même à se dire qu’il n’arriverait peut-être rien. Les adeptes de la théorie de la conspiration générale croyaient que toute cette histoire d’invasion n’était qu’un fantasme, une création du lobby militaro-industriel, que le système n’avait jamais été menacé, que la majorité des attaques étaient en réalité l’œuvre des forces de sécurité elles-mêmes, le résultat d’un conflit opposant différents services, voire d’un plan cynique visant à gagner la sympathie de l’opinion publique tout en remettant en cause les quelques libertés individuelles qui subsistaient encore. Pour eux, tout cela ne serait donc qu’un prétexte pour transformer le système en société semi-fasciste, dans laquelle une minorité de privilégiés exercerait un pouvoir absolu.

Les esprits plus modérés se plaignaient eux aussi des restrictions et de la perte de certaines libertés ; ils commençaient même à demander où était cette fameuse menace, qu’on se préparait à affronter depuis presque une année. Les réacteurs de la flotte ennemie en train de décélérer ne devraient-ils pas déjà briller dans le ciel ? Les gens en venaient parfois à se demander si tous les sacrifices qu’on leur imposait en valaient réellement la peine, si l’on n’en faisait pas un peu trop pour contrer une invasion qui tardait à débuter, et pas assez pour contrecarrer des attaques, certes sporadiques, mais néanmoins destructrices.

Les spécialistes se demandaient où étaient passées les forces des Déconnectés d’E-5. L’on se disputait violemment pour choisir la meilleure stratégie : Fallait-il partir à la rencontre de la ou des flottes des envahisseurs et tirer profit d’un éventuel effet de surprise – ce qui permettrait également de limiter les pertes dans la population civile – ou bien attendre et concentrer les forces là où on en avait le plus besoin ? Des drones éclaireurs avaient été envoyés à la rencontre des envahisseurs, mais, jusque-là, aucune information ne leur était parvenue. L’attente se prolongeait.

Un canon à rail magnétique géant était en cours de construction autour de G’iri, une géante gazeuse plus modeste que Nasqueron. Son rôle consisterait à parsemer l’espace de débris sur le chemin de la flotte. On pouvait le comparer à un énorme tromblon capable de projeter une pluie de machines de surveillance et un nuage de mines explosives ou cinétiques. Toutefois, le chantier avait pris des mois de retard à cause de problèmes budgétaires et techniques. Au moins, personne ne pourrait blâmer Kehar Industry, puisque la société de Saluus ne participait pas à ce projet. Elle était pourtant la mieux placée et la plus compétente, mais KI n’avait pas le monopole de l’industrie de l’armement, et il fallait faire travailler les entreprises concurrentes.

Le rapport provisoire sur la débâcle de Nasqueron avait plus ou moins mis sa société hors de cause, ne révélant que des dysfonctionnements mineurs, des soucis dus au caractère pour le moins inattendu de la situation. En d’autres mots, cette farce, ce fiasco était à mettre sur le compte de l’incompétence des militaires, comme Saluus le disait depuis le début. Grâce à cette réhabilitation, il était de plus en plus impliqué dans les décisions stratégiques prises par les représentants du système, et on l’invitait régulièrement aux réunions du Cabinet de guerre.

C’était logique. Saluus, qui était bien conscient de l’influence qu’il exerçait, trouvait cela parfaitement normal et justifié. Évidemment, cette évolution positive avait pour effet de le lier davantage à la hiérarchie politique d’Ulubis, d’associer son nom aux structures dirigeantes. Il avait donc tout intérêt à se battre pour préserver la Mercatoria. Si les méchants débarquaient demain et prenaient le contrôle du système, il aurait du mal à les persuader de son innocence, à leur faire gober qu’il n’était qu’un modeste entrepreneur, désormais au service de ses nouveaux maîtres.

Exercer un pouvoir, être proche des classes dirigeantes lui plaisait énormément. Si le pire se produisait, ses camarades du Cabinet de guerre auraient beaucoup plus à craindre que lui, qui, en tant que dirigeant de KI, pourrait être utile aux futurs dirigeants du système. Il jouerait son rôle à l’instinct. Et puis, il s’était ménagé une porte de sortie. Plus l’invasion des Déconnectés d’E-5 tarderait, moins il faudrait attendre la contre-attaque de la Mercatoria. Il pourrait alors profiter de cette fenêtre pour disparaître purement et simplement. (En théorie, les envahisseurs n’étaient pas supposés savoir que la flotte de la Mercatoria était en route, mais l’information avait certainement filtré, sans compter que leurs alliés Dissidents devaient les avoir mis au parfum.)

Si le plus simple consistait à se cacher, alors Saluus se cacherait. Il tâcherait également de prendre part à quelque guérilla – de loin, si possible –, histoire d’être du bon côté lorsque la Mercatoria reprendrait les rênes d’Ulubis. Lorsque la situation devenait confuse, il valait parfois mieux se mettre sur le bord de la route et attendre. Il faisait construire un vaisseau extrêmement rapide dans un chantier secret, un vaisseau qui ne serait jamais tout à fait prêt pour faire son vol d’essai officiel, mais grâce auquel il pourrait s’enfuir le moment voulu. C’était sa porte de sortie.

La femme que lui avait présentée Fassin Taak et qui, à l’époque, se faisait appeler Ko – en réalité, son véritable nom était Liss Alentiore – avait été d’une aide précieuse ces derniers temps. Il devait être amoureux. Amoureux au point que sa femme – en dépit de ses propres badinages – avait, pour la première fois, montré de sérieux signes de jalousie. (Liss lui avait suggéré une méthode pour se sortir de ce pétrin, méthode qu’il avait lui aussi fantasmée, et qu’ils pratiquaient depuis avec assiduité. Oui, le ménage à trois[1] pouvait être très stimulant.)

Mieux encore, Liss était devenue sa principale confidente et conseillère. Durant l’agitation de ces derniers mois, il s’était retrouvé pris à la gorge à de nombreuses reprises, ne sachant ni quoi faire, ni comment réagir. Il lui en avait parlé – dans l’ambiance semi-formelle de son bureau, dans une navette ou un vaisseau, au lit –, et, à chaque fois, elle avait trouvé les mots justes, la solution, même si, parfois, il lui avait fallu pour cela une ou deux nuits de réflexion. Elle était circonspecte comme un félin, d’une manière étrange, oblique. Elle savait comment fonctionnaient les gens, comment ils pensaient, comment ils réagissaient. À ce niveau-là, c’était presque de la télépathie.

Il avait inventé un nouveau poste pour Liss, qui était désormais sa secrétaire personnelle. Les deux personnes qui s’occupaient de ses emplois du temps professionnel et privé avaient tiqué, mais elles étaient suffisamment intelligentes pour accepter leur nouvelle collègue avec une bonne grâce apparente et ne rien tenter contre elle. Saluus supposait par ailleurs qu’ils l’avaient correctement jugée ; ils savaient que toute tentative de déstabilisation se retournerait immanquablement contre eux.

Son service de sécurité avait fait une enquête sur elle et découvert toutes sortes de détails croustillants, recouverts néanmoins d’un glacis quelque peu brumeux et suspect. Mais au bout du compte, elle n’avait rien fait d’extraordinaire et avait beaucoup moins de choses à se reprocher que lui au même âge. Dans sa folle jeunesse, elle avait fréquenté des types douteux. Lui aussi. Et après ? Il l’avait personnellement questionnée sur son passé, avait rapidement compris qu’elle en gardait des souvenirs douloureux, des blessures qu’il ne tenait pas particulièrement à réveiller. Sa fragilité flattait son ego, lui donnait le sentiment de l’avoir sauvée, d’être son preux chevalier.

Elle avait été journaliste pour une revue technique, danseuse, comédienne, hôtesse, masseuse. Grâce à lui, elle s’était sortie de ce milieu. Elle faisait plus jeune que son âge le soir où il l’avait vue pour la première fois avec Fassin – depuis, Saluus avait appris à apprécier les esprits matures posés sur de jeunes épaules –, mais elle était encore plus belle maintenant, grâce aux traitements qu’il lui avait offerts et qu’elle n’aurait jamais pu se payer autrement. Elle lui était reconnaissante. Elle ne le lui disait jamais, évidemment, mais il le voyait parfois dans ses yeux.

Lui aussi lui devait beaucoup. Elle avait ressuscité sa vie privée et donné un coup de fouet à sa vie publique.

Il n’était pas dupe de lui-même, aussi était-il capable d’admettre que le fait d’avoir séduit l’ancienne maîtresse de Fassin était une satisfaction en soi. Saluus n’avait jamais réellement envié son ami – avait-il des raisons d’envier qui que ce soit ? –, toutefois, la vie de ce dernier s’était toujours écoulée plus facilement et avec moins de cahots que la sienne. Faire partie d’une grande famille, être entouré de gens qui font le même métier que vous, être respecté pour votre travail sans avoir peur des résultats annuels, des réunions d’actionnaires, des briefings… Cela devait être agréable. Cela devait vous donner un sentiment de sécurité, vous conforter dans votre position. Son ami était devenu une sorte de héros, uniquement parce qu’il avait passé cinq années trempé dans du gel protecteur, enfermé dans un gazonef minuscule (fabriqué par un concurrent de KI), à palabrer avec des Habitants dégénérés.

Cette gloire subite lui avait-elle permis de séduire Liss ? La jeune femme était-elle sortie avec Fassin par intérêt ? Sortait-elle avec lui à cause de son argent ? Peut-être bien, mais cela ne le dérangeait pas outre mesure. Les relations humaines étaient un marché comme un autre. Seuls les enfants et les idiots romantiques pensaient le contraire. On commençait par évaluer son pouvoir de séduction – physique, esprit et statut –, avant de déterminer le niveau auquel on pouvait prétendre. À partir de là, soit on essayait de grimper sur l’échelle sociale, soit on se contentait de vivre une existence sans risque et paisible.

Saluus inspira une grande bouffée d’air froid.

Le soleil avait disparu au sud-ouest, derrière des montagnes couvertes de forêts. Quelques étoiles avaient fait leur apparition dans le ciel violet foncé. Au sud-est brillait un amas d’Habitats et d’usines orbitales, poignée de poussière scintillante éparpillée par la lumière déclinante. Saluus se demanda combien de ces points lumineux lui appartenaient. Moins que l’année dernière, en tout cas. Certains avaient été déplacés afin de former des cibles moins faciles. Deux bases – des navires-docks auxquels étaient amarrés des vaisseaux de la Navigarchie – avaient été détruites. Les débris de l’une d’entre elles étaient tombés sur Fessli City, faisant des dizaines de milliers de victimes, soit beaucoup plus que l’attaque à proprement parler. Sa société était poursuivie en justice. On l’accusait de ne pas avoir déplacé les bases à temps. On était en temps de guerre, l’armée avait pris le pouvoir, mais il y avait encore de la place pour ce genre de connerie. Heureusement, il œuvrait dans l’ombre pour que soit bientôt proclamée une loi d’exception.

Saluus essaya de voir Nasqueron à travers le nuage de buée qui s’échappait de sa bouche, mais la planète était loin sous la ligne d’horizon. Par ailleurs, même s’il s’était trouvé sous d’autres latitudes, le rideau de stations orbitales l’aurait rendue invisible.

Fassin. On se préparait à la guerre comme on pouvait, mais il ne fallait surtout pas oublier que le Voyant pouvait refaire son apparition avec des résultats. Était-il mort dans la bataille de la Tempête ? Les rapports en provenance de Nasqueron étaient ambigus. Il avait disparu et se trouvait probablement toujours sur la géante gazeuse – quoique, entre la destruction du réseau de satellites de surveillance au cours de la bataille et la mise en place d’un nouveau réseau parallèlement à la création d’une ambassade, un gros navire aurait pu quitter la planète sans que personne ne s’en aperçoive –, mais rien n’était moins sûr. Si Taak était toujours sur la géante gazeuse, qu’y faisait-il ?

Une chose était certaine : s’il était en vie, son sort n’avait rien d’enviable. Sa famille tout entière avait été balayée… Peut-être Fassin s’était-il suicidé. Car il avait eu le temps d’apprendre la nouvelle avant cette satanée course de clippers. Il savait qu’ils étaient morts. S’il vivait toujours, il était plus seul qu’il ne l’avait jamais été. Il n’avait plus rien à attendre de la vie. Saluus était désolé pour lui.

Sa première réaction avait été de se dire qu’avec un Fassin tellement affaibli, Liss ne risquait plus de le quitter. Puis il avait réfléchi, en était arrivé à la conclusion que les gens réagissaient souvent de manière étrange et imprévisible, que les femmes, en particulier, avaient un penchant pour le sacrifice – ce qui, en théorie, était une attitude louable –, qu’elles avaient un goût pour la charité mal placée et se laissaient facilement impressionner par les âmes blessées. Heureusement, Jaal Tonderon était toujours en vie. Son épouse et lui l’avaient d’ailleurs invitée à passer quelque temps chez eux. Sal voulait l’encourager à être forte, car Fassin aurait besoin de soutien lorsqu’il serait de retour. Bien sûr, ils seraient tous là pour l’aider.

Le projet de création d’une ambassade avait été un grand succès. Les Habitants insistaient pour mettre l’incident de la Tempête sur le compte d’un malentendu, et la Mercatoria espérait bien ne pas avoir à se battre sur deux fronts simultanément. Une autre lune, Uerkle, avait été choisie pour accueillir la nouvelle base des Voyants – les travaux étaient en cours –, et une modeste flotte s’était positionnée en orbite autour de la géante gazeuse. Les Voyants avaient repris leurs fouilles sur le terrain – l’équipement nécessaire aux recherches à distance n’était pas encore disponible –, et les Habitants ne semblaient guère se préoccuper du fait que ces nouveaux soi-disant Voyants étaient en réalité des hommes de la Navigarchie, de la Cessoria et de la Prévôté – des espions, pour utiliser un langage plus direct – à la recherche de Fassin, de l’Habitant disparu appelé Valseir, des armes utilisées contre la Mercatoria durant l’incident de la Tempête, d’indices concernant la Liste. Jusque-là, ces investigations n’avaient porté aucun fruit, puisque les autochtones accompagnaient les humains dans tous leurs déplacements. Mais c’était tout de même un bon début.

Des négociations – pour le moment stériles – étaient en cours pour tenter de persuader les Habitants de s’allier à la Mercatoria, ou au moins de partager leur armement. Les Nasquéroniens avaient fait preuve de capacités offensives – enfin, plutôt défensives – que personne ne soupçonnait. Si l’on parvenait à s’en faire des alliés, l’équilibre des forces, dans la guerre future, pourrait bien être complètement bouleversé. Même si les Habitants ne livraient que quelques-uns de leurs secrets – voire s’ils se contentaient de prêter ou de louer certains de leurs gadgets –, le système Ulubis aurait la possibilité de se défendre tout seul contre les envahisseurs.

Si ces pourparlers échouaient, les habitants du système n’auraient plus qu’à trouver un moyen d’amener les Affamés à attaquer Nasqueron, en croisant les doigts pour qu’ils se fassent écraser comme les vaisseaux de la Navigarchie.

Il y avait tant de choses à prévoir.

Saluus était sorti sans ses gants, aussi était-il obligé de garder les mains dans les poches. Liss se matérialisa à ses côtés, le prit par le bras. Elle se blottit contre lui, lui permettant de s’enivrer du parfum de sa peau. Il croisa son regard, elle le serra encore plus fort. Il se retourna vers le sud, vers les structures orbitales miroitantes, et elle fit de même.

Il la sentit frissonner. Elle portait des vêtements légers. Il retira sa veste et la lui mit sur les épaules, comme dans les films. Ce geste lui procura un sentiment agréable. Il se moquait du froid, qui s’intensifiait pourtant à cause d’une brise venue du sommet de la paroi. Il s’agissait d’un vent plus ou moins catabatique, lui avait-on dit, un courant d’air froid qui soufflait du désert glacé situé en contre-haut, refoulait l’air chaud moins dense, se dirigeait lentement mais sûrement vers le bas, s’écoulait le long de la chute d’eau, tel le fantôme de ces eaux immobiles et mortes.

Ils restèrent là sans rien dire pendant un long moment, puis Liss lui rappela qu’il était censé s’entretenir avec le Peregal Emoerte avant le dîner. Il lui restait encore un peu de temps, mais il commençait à avoir froid et à frissonner. Il attendrait toutefois qu’elle ait envie de rentrer pour la suivre à l’intérieur. Il leva les yeux vers les ténèbres situées au-dessus de sa tête et suivit la courbe d’un satellite en orbite proche, semblable à une étincelle. Liss se raidit à ses côtés, et il la serra contre lui.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

Il regarda dans la direction qu’elle lui indiquait, à l’ouest, où le spectre d’une faible lumière violette trahissait la présence d’Ulubis, de l’autre côté de la ligne d’horizon.

Juste au-dessus de cette dernière, dans le ciel, au-delà et en dessous des lumières orbitales, de nouvelles ampoules s’allumaient une à une. Elles étaient d’un bleu électrique et occupaient la surface d’une pièce de monnaie tenue à bout de bras. Chaque seconde, d’autres points lumineux apparaissaient. Les étincelles bleues scintillaient d’abord de façon incertaine, avant de se stabiliser. Il y en avait de plus en plus, qui emplissaient ce bout de ciel d’un feu glacé et transperçaient sans difficulté l’atmosphère au-dessus de la plaine gelée.

Saluus se surprit à trembler. Pas de froid, cette fois. Il ouvrit la bouche pour parler, mais fut devancé par Liss.

— Ce sont eux, n’est-ce pas ? Les Affamés et les Déconnectés d’E-5. L’invasion commence.

— J’en ai bien peur, confirma Saluus, tandis que son implant auriculaire et l’intercom de la suite résonnaient plaintivement. Nous ferions mieux de rentrer.


* * *

Groggy, une fois de plus. Toujours dans le compartiment réservé aux passagers et aux marchandises du Velpin. Il ralluma les systèmes de son gazonef. Le moniteur mural s’affola, se figea, afficha un champ d’étoiles immobile, qui finit par s’animer. Puis il zooma sur une planète blanc, bleu et vert. De prime abord, Fassin ne put s’empêcher de penser que ce monde semblait étrange, qu’on ne pourrait probablement pas y survivre sans scaphandre. Puis il réalisa qu’il ressemblait énormément à ’glantine ou Sepekte, et encore davantage à une image de la Terre. Je suis tellement habitué à Nasqueron, pensa-t-il, que je commence à penser comme un Habitant. Habituellement, cela n’arrivait pas si vite.

— Et merde ! grogna Y’sul en fixant le moniteur. Ce n’est même pas une planète digne de ce nom !


Les vagues déferlaient, recouvraient tout comme un voile de cécité. Opiniâtreté faite eau, elles se brisaient contre les rochers dentelés et massifs, chaque mouvement de marée se heurtant à la matière solide pour être finalement projeté vers le ciel, où l’eau tournoyait à la manière d’un gymnaste incompétent, avant de retomber, à la fois désespérée et enthousiaste, de se désintégrer, d’exploser en un bouillonnement d’écume, de se disperser dans un cimetière minéral.

Les eaux se retiraient après chaque assaut, emportaient dans leur sillage pierres, cailloux et gravillons, qui se faufilaient entre les pointes et les dents de granit, pelaient comme une mue, tandis que les morceaux de roches cliquetaient, discouraient, commentaient le succès irréfutable de l’entreprise de démolition, entreprise qui utilisait la pierre contre la pierre, qui arrachait, cassait, fendait, érodait, siècle après siècle, millénaire après millénaire, avec une détermination sans faille.

Il regarda les vagues pendant quelque temps, admira leur travail rythmé, impressionné malgré lui par ce bruyant mouvement perpétuel. Les embruns salés emplissaient sa chevelure et ses yeux, son nez et ses poumons. Il inspira profondément et se sentit soudain habité, lié à cette nature sauvage, à cette incessante guerre entre les éléments.

Une lumière dorée recouvrit lentement le tissu froissé de la mer. Le soleil fit son apparition à l’ouest sous une pile de nuages chaotiques, de volutes de vapeur enroulées autour de colonnes rocheuses lointaines, qui disparaissaient dans la brume d’un littoral incurvé tourné vers le nord.

Des oiseaux de mer tournoyaient dans le vent, plongeaient subitement, s’envolaient en battant lourdement des ailes, des poissons pareils à des éclats d’arc-en-ciel suspendus entre leurs serres.

Au début, sortir de son gazonef lui avait fait un drôle d’effet. Il connaissait bien cette sensation ; pourtant, cette fois-ci, elle lui avait paru différente, plus intense. Il était sur une terre familière et étrangère à la fois. Toute proche de ce que devrait être son chez-soi, et tellement éloignée de sa réalité. Ils étaient à onze mille années-lumière d’Ulubis, avaient parcouru plus de chemin que la première fois. Le voyage, toutefois, n’avait duré que douze jours.

Quand il avait ouvert le couvercle du gazonef pour se lever, il avait failli tomber à la renverse. Heureusement, Y’sul l’avait soutenu. Il avait toussé et presque vomi de se sentir tellement décharné, faible, malingre, vidé. Il avait tremblé de se sentir si nu, d’avoir récupéré soudain sa condition humaine, mouillé, gluant comme un nouveau-né, pas tout à fait libéré de l’étreinte du gel protecteur et de ses vrilles ombilicales. Il se sentait plus léger et en même temps plus lourd, car il perdait son sang, et ses os le faisaient souffrir.

Quelques minutes s’écoulèrent, et il s’habitua à sa nudité recouvrée – même habillé, il se sentait nu. Il tremblait encore, de temps à autre. Le synthétiseur du Velpin avait fait de son mieux pour lui fabriquer des vêtements humains, mais le résultat était bizarre, gras, froid.

Ils étaient sur Mavirouelo, une planète très semblable à la Terre, perdue dans les faubourgs de la galaxie, quoique moins isolée que ne l’était Ulubis. C’était un monde colonisé par une civilisation aquatique, un monde sceuri.

Les mondes aquatiques formaient la catégorie de planètes rocheuses la plus commune de la galaxie, même si la roche y était rarement visible. De fait, la plupart du temps, elles étaient constituées d’un cœur de métal/roche gros comme la Terre, dissimulé sous cinq mille kilomètres de glace sous pression, surplombée par un océan profond d’une centaine de kilomètres. Ce genre de planète était presque aussi répandu que les géantes gazeuses et avait donné à la Mercatoria trois de ses huit espèces principales : les Sceuris, les Ifrahiles et les Kuskundes.

Mavirouelo n’était pas un monde aquatique ordinaire – elle était encore moins couverte d’eau que la Terre. Toutefois, elle avait été colonisée par les Sceuris avant de produire des espèces locales – aquatiques ou terrestres. Les Sceuris l’avaient suffisamment développée pour la considérer comme leur, pour faire d’elle un de leurs mondes reculés, un des avant-postes de leur empire, partie intégrante de la Mercatoria.

Les Sceuris n’étaient pas non plus des créatures aquatiques conventionnelles. On les classait dans les « cétavoiles », car ils ressemblaient à des mammifères marins dotés d’épines-spinnakers, qu’ils pouvaient déplier dans le vent de façon à naviguer comme des bateaux.

Enfermé dans son scaphandre, Y’sul émergea comme la tourelle d’un sous-marin, éparpillant les oiseaux. Il resta à la surface et, malgré les remous, flotta jusqu’à la falaise peu élevée où se tenait Fassin. L’homme se rappela soudain le jour où, en compagnie de Saluus, il avait vu le scaphandre de Hatherence traverser le chaos artificiel qui entourait la maison juchée sur l’eau de son ami.

— Fassin ! s’exclama Y’sul qui, tout dégoulinant, flottait désormais dix bons mètres au-dessus de sa tête. Toujours rien ?

— Non, toujours rien.

L’Habitant brandit un panier rempli de choses luisantes et ondulantes.

— Regardez ce que j’ai attrapé ! dit-il en soulevant le fruit de sa chasse devant ses organes sensoriels pour l’observer. Je crois que je vais ramener cela dans le vaisseau.

Il passa au-dessus de Fassin en faisant tomber quelques coquillages et en l’aspergeant d’eau, puis se dirigea vers l’appareil qui reposait sur la bande de végétation située entre la côte et la montagne, à quelques centaines de mètres de là. La navette longue de cinquante mètres était en réalité le nez du Velpin, resté en orbite avec Quercer & Janath à son bord.

Fassin suivit l’Habitant du regard, puis se retourna vers l’océan. Il était là pour rencontrer un Sceuri, une connaissance de Leisicrofe qui, d’après ce qu’on leur avait dit, était reparti une dizaine d’années plus tôt.

Ils n’avaient encore vu aucun Sceuri. Le Velpin avait été rapidement repéré par la régulation du trafic orbital, puis pris pour cible par plusieurs unités militaires automatisées ; aussi avaient-ils été forcés de révéler partiellement la raison de leur présence.

— On cherche un vieux schnoque appelé Leisicrofe, avaient dit Quercer & Janath.

On leur avait répondu de se positionner en orbite et d’y rester. Depuis, les lasers de visée ne les avaient pas lâchés d’une semelle. Ce qui avait éveillé la méfiance des autochtones, c’était leur vaisseau capable d’évoluer dans des trous de ver. Alors qu’ils n’étaient pas apparus par le portail local…

— Les Sceuris, avaient expliqué les jumeaux à leurs passagers, sont très suspicieux.

— Paranoïaques, même.

Pendant trois jours, ils avaient regardé la planète tourner sous leur navire. De l’avis d’Y’sul, les tempêtes de ce monde semblaient incroyablement plates et ennuyeuses, tandis que Fassin était littéralement fasciné par les villes en forme de flocons de neige bâties sur l’eau comme sur la terre ferme. Quercer & Janath, quant à eux, avaient passé leur temps à inventorier le matériel embarqué et à jouer bruyamment à des sortes de jeux de cartes. Après avoir satisfait la curiosité de la régulation du trafic orbital – officiellement, ils étaient venus de Nhouaste, la plus grande des quatre géantes gazeuses du système –, ils avaient reçu un signal. Un savant nommé Aumapile d’Aumapile avait eu l’honneur d’accueillir Leisicrofe lors de sa dernière visite, et serait très flatté de les héberger.

Plus le temps passait, plus ils se rapprochaient de cet Habitant errant et des informations capitales qu’il transportait. À condition, bien sûr, qu’il soit en vie, qu’il possède toujours ces informations, que celles-ci soient bien ce qu’elles étaient censées être, que Valseir leur ait dit la vérité, qu’elles ne soient pas obsolètes, inutiles, que le réseau de trous de ver ne soit pas uniquement accessible aux Habitants, que ces derniers soient disposés à le partager, que les données aient un rapport avec la fameuse Liste.

Fassin était donc à la recherche du code d’accès d’un réseau qu’il avait déjà utilisé deux fois. Il avait traversé deux trous de ver, parcouru la moitié de la galaxie et, pourtant, il était toujours aussi loin d’avoir la clé de ces passages secrets. On le trimbalait, inconscient, comme une jeune vierge sous l’emprise d’une drogue dans un roman gothique, mais on ne lui permettait pas de voir ce qu’il y avait derrière le rideau.

Il n’avait pas complètement abandonné l’idée de s’emparer des commandes du Velpin, même s’il reconnaissait que ses chances de succès étaient extrêmement minces. Par ailleurs, il y avait la question de l’accès aux trous de ver. Le mieux serait de trouver un moyen de rester éveillé pendant ces folles traversées, sauf que cela lui paraissait impossible.

Si seulement il pouvait remonter le temps, retourner sur Troisième Furie et demander à Apsile de lui fabriquer un système capable de rester éveillé tout en feignant d’être complètement déconnecté. Malheureusement, les machines à remonter le temps n’existaient pas – personne, pas même les Habitants, ne les avait encore inventées –, et Fassin n’avait pas les connaissances nécessaires, ni le temps, ni le matériel pour entreprendre seul ce genre de modification.

Peut-être aurait-il dû retourner dans la Mercatoria et agir comme l’aurait fait un véritable commandant de l’Ocula. Peut-être aurait-il dû transmettre un rapport à ses supérieurs et attendre de recevoir de nouveaux ordres. Le problème était que l’Ocula n’avait jamais rien représenté pour lui, et que les seules choses qui comptaient véritablement n’étaient plus.

Il aurait également pu essayer d’entrer en contact avec les Dissidents, mais à quoi bon, puisqu’il n’avait toujours pas la clé de la Liste des Habitants. Et puis, ceux-ci étaient peut-être mêlés au massacre de son Sept, et il n’était pas persuadé d’être si magnanime que cela.

Rentrer ? Pour quoi faire ? Soixante-dix jours standards s’étaient écoulés depuis qu’il avait pénétré l’atmosphère de Nasqueron. Plus d’un mois terrestre était passé depuis la bataille de la Tempête. Qui pouvait savoir combien de temps durerait encore sa traque, s’il parviendrait ou non à rattraper un jour le vieux Leisicrofe dans ses pérégrinations ? Peut-être rentrerait-il pour constater que tout était déjà terminé depuis longtemps, que le système avait été conquis ou dévasté comme Troisième Furie, que tout n’était plus que surfaces aplanies et ravagées par l’un ou l’autre des deux camps, qu’il se battait pour quelque chose qui n’existait plus.

Ce serait néanmoins l’information la plus importante jamais détenue par un être humain. Même si la clé de la Liste existait, le fait que les Habitants soient en mesure d’utiliser leurs trous de ver au nez et à la barbe du reste de la galaxie – et l’aient fait depuis toujours – le rendait sceptique sur son utilité réelle. Ce n’était, après tout, qu’une équation, de l’algèbre.

Et pourtant, malgré tout, il n’avait rien d’autre à faire que persister, continuer à chercher ce que tout le monde voulait trouver, espérer que cela serait utile d’une façon ou d’une autre.

Fassin inspira goulûment l’air salé.

Il ne doutait plus de la réalité de cet environnement, ne se disait plus qu’il pouvait s’agir d’une simulation absolue, à laquelle il n’y aurait pas de honte à succomber. Il n’y avait rien de comparable dans tout Ulubis, il n’avait encore jamais vu de côte rongée à ce point par les éléments. Et puis, les étoiles étaient complètement différentes.

Quelque chose attira son attention. À deux ou trois kilomètres de là, au milieu de l’océan, l’eau se soulevait pour former un large dôme peu élevé, s’écoulait sur la paroi d’un grand hémisphère aplati, sombre et zébré par l’écume, pareil à une explosion sous-marine qui ne transpercerait jamais la surface, mais qui continuerait d’enfler et de s’étendre, créant des vagues et des remous qui se rapprochaient de la falaise, tandis que l’apparition – une double soucoupe de deux kilomètres de large – sortait complètement de l’eau et se dirigeait lentement vers la côte en déversant sur la surface ombragée de l’océan un voile, une pluie ininterrompue.

Y’sul surgit dans son dos.

— On a de la compagnie, dit-il en se penchant en avant.


Ils nageaient, flottaient ou se tenaient dans une salle de cristal à moitié emplie d’eau, dans les entrailles du grand vaisseau en forme de soucoupe. Aumapile d’Aumapile, grosse anguille de la taille d’une orque dotée d’un imposant aileron dorsal, nageait. Fassin, encore tout luisant d’eau, se tenait sur une saillie, tandis qu’Y’sul et Quercer & Janath – enfin autorisés à descendre et vêtus d’un scaphandre scintillant à l’extrême – flottaient dans les airs au-dessus du vaste bassin. Fassin se surprit à penser à la Maison d’Automne et à Slovius.

Aumapile d’Aumapile – l’Aumapile d’Aumapile, avait précisé un serviteur comme ils traversaient le tunnel d’accès empli d’eau à bord d’une sorte de bulle aux parois de diamant – n’était pas simplement un savant célèbre et reconnu chez tous les Cincturias. C’était un savant célèbre, reconnu et immensément riche.

Une chanson haut perchée, semblable à un gargouillement interminable résonnait dans la sono aquatique. Apparemment, il s’agissait d’« Une Chanson de Bienvenue pour les Visiteurs Étrangers ».

— C’est plutôt une chanson pour nous donner envie de rentrer immédiatement chez nous, dit Y’sul à Fassin en aparté, comme on leur servait quelque chose à boire et/ou à inhaler.

Ils parlèrent de Leisicrofe. Leur hôte, dont la voix leur parvenait par des enceintes qui flottaient au-dessus de l’eau, dit qu’ils l’avaient manqué de quelques années seulement. Y’sul expliqua alors qu’ils devaient repartir à sa recherche.

— Oh ! s’exclama le Sceuri. Dans ce cas, je dois venir avec vous.

— Vous devez venir ?

— Pourquoi devriez-vous venir ? demandèrent les jumeaux.

— Eh bien, je sais où il est parti, répondit le Sceuri, comme si cela expliquait tout.

— Vous pourriez vous contenter de nous le dire, se plaignit Y’sul.

— De nous indiquer la bonne direction.

— Et nous nous débrouillerions tout seuls.

Le Sceuri s’agita dans son grand bassin en répandant de l’eau partout. Les haut-parleurs émirent une sorte de tintement aigu. Il riait.

— Oh ! oui, je pourrais me contenter de faire cela, sauf que j’ai toujours regretté que mon vieil ami Leisicrofe ait plus voyagé que moi, en particulier dans les gaz de Nhouaste. Je pense que nous devrions commencer là-bas, puisque vous n’êtes pas arrivés par le portail et que lui n’est pas reparti par là. Vous comprenez ? J’ai mes sources, je sais qu’il se passe certaines choses. Ne croyez pas pouvoir me duper, je ne suis pas stupide. Vous et votre ami Gaspilleur allez vous rendre sur Nhouaste.

— Cela m’étonnerait, répondit l’un des jumeaux d’un air dédaigneux.

Fassin était « l’ami Gaspilleur ». Les Sceuris étaient extrêmement fiers de s’être élevés au rang d’espèce technologique et galactique en dépit de la pauvreté de leur milieu. Les mondes aquatiques classiques étaient presque dépourvus de métaux facilement exploitables. De fait, les minerais y étaient le plus souvent enfouis sous une épaisse couche de glace, près du cœur rocheux de l’astre. Ainsi les habitants de ces planètes devaient-ils se contenter de ce qui leur tombait du ciel, à savoir des météorites. Ils avaient d’ailleurs cela en commun avec les Habitants des géantes gazeuses.

Atteindre l’espace dans de telles conditions était un exploit, une victoire de l’intellect sur le destin, dont les Sceuris n’étaient effectivement pas peu fiers. Ils estimaient même mériter le respect pour cela. Arriver au même résultat lorsqu’on était originaire d’une planète rocheuse était relativement trivial et aisé. C’était prévisible, pour ainsi dire. Voilà pourquoi les Sceuris appelaient les habitants de ces planètes les Gaspilleurs. Toutefois, en général, ils évitaient de le faire en leur présence.

— Pourriez-vous préciser votre pensée, ô grand A de A ? demanda l’autre moitié de Quercer & Janath.

Fassin croyait savoir à quoi pensait le Sceuri. La géante gazeuse la plus proche, Nhouaste – qui était colonisée par les Habitants, évidemment –, était, comme la majorité des planètes du même type, un monde a priori hostile aux Voyants et à tout ce qui n’était pas local. Aumapile d’Aumapile devait avoir été informé de la prochaine destination de Leisicrofe mais supposait, comme l’Habitant n’avait pas emprunté de trou de ver mercatorial – et qu’il n’avait probablement pas entrepris de long voyage infraluminique –, que celui-ci s’était d’abord rendu dans un des endroits du système qui restaient encore fermés aux Sceuris, même lorsqu’ils étaient richissimes et influents : une de ses géantes gazeuses.

— Je pense que les Travailleurs que recherche notre ami commun ont trouvé une nouvelle niche. Une niche qui ne serait plus dans l’espace, mais dans le gaz, si vous voyez ce que je veux dire, répondit le Sceuri d’une voix manifestement satisfaite.

— Des Travailleurs ? s’étonna Y’sul.

— Nous connaissons.

— Oui. Ils forment des genres d’essaims, annonça l’autre moitié de Quercer & Janath. Ils sont infra-intelligents. Ils construisent des structures aléatoires dans l’espace. Certains pensent qu’ils œuvrent pour une race d’envahisseurs depuis longtemps disparue et oubliée. On les trouve partout, mais en très petit nombre. Enfin, cela dépend. Ils sont rarement dangereux, parfois chassés pour le plaisir.

— Exactement.

Y’sul paraissait surpris.

— Vraiment ? demanda-t-il.

— Oh ! ne faites pas l’effarouché ! s’exclama leur hôte en gigotant dans l’eau comme si quelqu’un le chatouillait. Évidemment ! Comme si vous ne le saviez pas !

L’Aumapile d’Aumapile expulsa de l’eau par les deux extrémités. Une odeur de pourriture arriva jusqu’aux narines de Fassin.

— En revanche, contrairement à vous, je sais où compte se rendre notre ami par la suite. Mais je vous dirai tout une fois que je serai à bord de votre vaisseau. Les géantes gazeuses sont tellement vastes ! En plus, nous en avons quatre ! Impossible de deviner où se cache notre proie, dit le Sceuri en remuant la queue et en éclaboussant Fassin. Et vous, qu’en pensez-vous, monsieur ?

Y’sul regarda Fassin et fit onduler ses collerettes de façon imperceptible, ce qui était l’équivalent nasquéronien du hochement de tête.

Les jumeaux restèrent silencieux pendant un moment, puis commencèrent :

— Si nous vous emmenons avec nous…

— Ah ! mais j’ai mon propre vaisseau ! D’ailleurs, vous êtes dedans en ce moment même !

— Cela ne marchera pas.

— Oui, vous devrez venir dans le nôtre.

— J’en ai de plus petits ! J’en ai même plein ! Toute une panoplie !

— Cela ne changera rien. Ce sera notre vaisseau ou rien.

— C’est une condition de passage.

— Bon ! eh bien…, fit le Sceuri.

— Les passagers ne posent aucune condition.

— Aucune.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Faites-nous confiance.

— Oui, en toutes circonstances.

— Cela veut dire qu’on vous fait perdre connaissance à chaque voyage, voilà ce que cela veut dire, intervint Y’sul au grand dam de Quercer & Janath. En plus, reprit-il sans faire attention à eux, on n’est jamais certain de se réveiller là où on souhaitait se rendre.

— Mais c’est primitif ! Cela ne m’étonne vraiment pas de vous !


* * *

Onze cents vaisseaux. Ils faisaient face à onze cents vaisseaux. Tous étaient bien sûr suffisamment grands pour parcourir la distance qui séparait E-5 d’Ulubis en un temps raisonnable. Tous étaient probablement bien armés. Ulubis avait réuni moins de trois cents navires de combat en mettant à contribution toutes ses capacités industrielles. La Grande Flotte, qui était toujours en chemin, était de taille similaire. Heureusement, les appareils qui la constituaient étaient beaucoup plus puissants : il y avait des destroyers de toutes tailles, des croiseurs moyens et lourds, plus des machines vraiment énormes, des cuirassés et des vaisseaux de guerre démesurés.

Ulubis avait des frégates, des destroyers, des croiseurs légers et un vieux cuirassé baptisé Carronade. Ils avaient construit une flotte importante dans les années qui avaient suivi la destruction du portail, et des navires supplémentaires depuis que la menace de l’invasion s’était précisée, mais rien de suffisant pour faire face à quelque chose de si massif. Sans compter qu’ils avaient perdu un sixième de leur flotte en quelques minutes de combat sur Nasqueron, dont leur seul autre cuirassé. Il s’agissait pour la plupart d’unités légères, mais leur perte se ferait cruellement sentir.

La dernière mauvaise nouvelle en date était que le consortium chargé de construire le canon à rail magnétique avait pris tellement de retard qu’on n’aurait pas le temps de procéder aux essais avant la fin de l’invasion. De fait, décision avait été prise de le démanteler pour qu’il ne tombe pas entre les mains de l’ennemi. Il y avait, dans cette colossale perte de temps et de ressources, quelque chose de sublimement élégant, se dit Sal.

Kehar Industry et ses concurrents avaient œuvré de conserve pour construire, réparer, mettre à jour, modifier autant de vaisseaux de guerre que possible, et avaient militarisé des dizaines de navires civils. Ils avaient réellement fait leur maximum, pourtant cela ne suffirait pas. L’ennemi était beaucoup trop nombreux. Ulubis aurait de quoi se battre, mais sa défaite était assurée.

— Cela ne pourrait pas être pis ! lâcha le général Thovin, en recrachant presque sa boisson.

Ils se trouvaient à bord d’un liner réquisitionné, transformé en navire de soutien, positionné en orbite au-dessus de Nasqueron. Saluus et Sorofieve, le sous-maître des Propylées, avaient été envoyés sur place par le Cabinet de guerre pour insister sur l’urgence des pourparlers entamés avec les Habitants. Thovin, qui avait été nommé commandant en chef des forces orbitales d’Ulubis, était à la tête d’un détachement faiblement armé qui n’aurait pas pu faire grand mal aux envahisseurs. Son nouveau titre, quelque peu ronflant, était sans doute supposé pallier les faiblesses du matériel mis à sa disposition.

— Nous ne pouvons même pas nous rendre, dit-il, car si nous le faisons, la Grande Flotte nous massacrera. On va se faire baiser deux fois ! ajouta-t-il en repoussant son verre.

Saluus n’aimait pas Thovin. Celui-ci faisait partie de ces gens qui arrivaient au sommet grâce à la chance, à leurs amis, à l’indulgence de leurs supérieurs, à ce manque de respect qui impressionnait les plus faibles et qui était en réalité la marque des sociopathes. Parfois, néanmoins, du fait de sa brusquerie et de son incapacité à mesurer les conséquences de ses remarques, il lui arrivait de dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas. Un poète comique déclamant des vers de mirliton…

— Il n’est pas question de capitulation, intervint rapidement Sorofieve, en regardant furtivement autour de lui pour s’assurer que personne d’autre n’avait entendu ce mot interdit en « C », ce qui amusa beaucoup Sal.

Heureusement, le salon du vieux liner était désert. Seuls étaient présents les trois hommes, leurs aides les plus proches et les employés du bar. (Liss était là, sombre et superbe. De temps à autre, elle échangeait quelques mots avec un autre de ses assistants, secrétaire ou aide de camp. Comme le sous-maître regardait autour de lui, son regard croisa celui de Sal. Elle sourit et haussa les sourcils.)

S’il y avait des espions dans la salle, nul n’était besoin de les chercher dans l’ombre ou derrière des meubles, car, pensa Saluus, ils devaient être assis ici, autour de cette table. Les aides indispensables sur lesquels ils s’appuyaient tous pour régler leur petite vie étaient bien entendu les mieux placés pour les épier. Si le Hierchon – ou un autre des pontes de la Mercatoria d’Ulubis – venait à être informé de la mention d’une capitulation éventuelle ou d’une autre idée tout aussi taboue, ce serait probablement par la bouche de l’un d’entre eux.

Saluus savait qu’on ne pouvait jamais être sûr à cent pour cent de la loyauté d’un employé, mais il était persuadé que sa Liss adorée ne travaillait pour personne d’autre. Au tout début de leur relation, il avait délibérément laissé échapper quelques informations pour voir si elle allait les répéter. Évidemment, le fait qu’elle ait fréquenté Fassin de près ou de loin pendant des décennies était une garantie en soi. Elle ne pouvait pas avoir fait tout cela dans le seul but de se rapprocher d’un simple industriel.

— Pas question de capitulation ? dit Thovin en se retournant vers ses secrétaires, en levant son verre et en clignant de l’œil de façon théâtrale. C’est pourtant ce que nous serions en train de mettre au point si la Grande Flotte n’était pas en chemin. Ce serait le truc le plus rationnel à faire. Je ne dis pas que nous devrions nous rendre, reprit-il en reniflant. J’ai reçu l’ordre de ne pas le faire, de me battre jusqu’au dernier homme, mais, si nous n’attendions pas la Flotte et si nous n’étions pas à la recherche de ce machin…, ce truc sur Nasqueron… (Il s’agissait bien entendu de l’équation supposée permettre de déchiffrer la Liste. L’arme secrète mythique que Fassin, s’il était toujours en vie, devait être sur le point de trouver.) Que pourrions-nous faire d’autre pour ne pas être massacrés jusqu’au dernier ?

— Nous sommes préparés, prévenus, rétorqua Sorofieve, avec un sourire désespéré. Nous sommes prêts à nous sacrifier. Nous nous battrons pour nos patries, pour l’honneur, pour… (il regarda une nouvelle fois autour de lui), pour notre humanité !

Ah ! comprit Sal. Sorofieve avait vérifié qu’il n’y avait pas d’extraterrestres dans l’assistance.

— Nous avons des millénaires de sagesse et d’art militaire derrière nous, continua le sous-maître. Que sont ces Affamés renégats en comparaison ?

Onze cents vaisseaux, voilà ce qu’ils sont, pensa Sal. Onze cents contre trois cents. Sans compter leur armement largement supérieur au nôtre – c’était, en tout cas, ce qu’affirmaient les stratèges. Que valait un cuirassé d’Ulubis face à leurs mégavaisseaux ?

Ils avaient rencontré des représentants nasquéroniens l’après-midi même. Ils avaient d’ailleurs dû descendre en personne dans l’atmosphère de la planète, engoncés dans des combinaisons, enfermés dans des gazonefs de deux ou trois places, pour assister à des réunions dans un cuirassé géant mis à leur disposition par les Habitants. En relevant les verrières des gazonefs, il était possible de communiquer directement avec ces créatures, en tête à moyeu, pour ainsi dire.

Saluus ne se voyait pas passer plusieurs jours d’affilée dans ces conditions difficiles, mais le résultat en vaudrait peut-être la peine. Les Habitants paraissaient apprécier cet effort – grâce aux conseils prodigués par des Voyants de haut rang, descendus en même temps qu’eux pour des raisons évidentes de sécurité. Saluus parvenait désormais à déchiffrer sans difficulté leur langage, mélange de paroles, de postures et de motifs affichés sur leur carapace sensible. Malheureusement, il était sans doute trop tard. Au moins avait-il le sentiment de faire quelque chose de ses journées. Les chantiers de KI étaient en pilotage automatique, travaillaient en flux tendu, en parfaite synchronisation avec les demandes des militaires. Sa présence n’était même plus requise.

— C’est une menace pour le système tout entier, dit Sorofieve.

Sal réprima un soupir. Le sous-maître avait remplacé le Premier secrétaire Heuypzlagger deux jours plus tôt – en effet, celui-ci avait du mal à supporter la gravité élevée. Il s’adressait à un Habitant appelé Yawiyuen, qui était lui aussi un nouveau venu dans ces négociations. Cela faisait des semaines qu’on tournait en rond.

— Le Culte des Affamés fera peu de cas de la neutralité de votre planète, conclut Sorofieve.

— Qu’en savez-vous ? demanda Gruonoshe, un autre Habitant.

Ils étaient neuf en tout : deux négociateurs humains avec deux assistants chacun – Liss, qui affirmait supporter très bien la gravité de la géante gazeuse, était assise derrière Sal –, le Voyant en chef Meretiy du Sept Krine et deux Habitants vêtus de vêtements cérémoniels tout en rubans et en pierres précieuses.

— Quoi ? demanda Sorofieve.

— Qu’est-ce qui vous fait dire que le Culte des Affamés ne respectera pas la neutralité de notre planète ? répéta Gruonoshe d’un air innocent.

— Eh bien, ce sont des envahisseurs belliqueux. À vrai dire, sans exagérer aucunement, ce sont des barbares. Ils ne respectent rien.

— Cela ne signifie pas pour autant qu’ils nous chercheront querelle, remarqua Yawiyuen d’un ton raisonnable.

— Ils veulent prendre possession du système tout entier, reprit Sorofieve en se tournant vers Saluus pour demander de l’aide. Ce qui implique de soumettre également Nasqueron.

— Nous avons entendu parler du Culte des Affamés, leur expliqua Yawiyuen.

(— Je me demande bien comment ? envoya Liss à Saluus, via son implant auriculaire.)

— Il semblerait que ce soit un peuple hégémoniste, intéressé par les conquêtes d’environnements adaptés à leur biologie – ceux de leurs congénères, donc –, ce qui exclut d’office les géantes gazeuses.

— Erreur, intervint Saluus d’une voix amplifiée, douce et riche à la fois. Les Affamés vont nous attaquer dans l’unique but de s’emparer de Nasqueron, justement.

— Et pour quelle raison ? demanda Gruonoshe.

— Nous n’en sommes pas certains. Nous savons que ce qu’ils cherchent se trouve sur Nasqueron et nulle part ailleurs. Nous ignorons toutefois de quoi il s’agit. Néanmoins, nous sommes presque sûrs que c’est là la véritable raison de cette invasion.

— Presque sûrs ? demanda Gruonoshe.

— Nous avons intercepté des informations qui semblent le prouver.

— Quel genre d’informations ? intervint Yawiyuen.

— Il y a dix-huit ans de cela, nous avons trouvé le journal de bord du commandant suprême de la flotte d’invasion envoyée dans le système Ruanthril. Cette flotte a été détruite par les forces de la Mercatoria. Le commandant y expliquait qu’il ne comprenait pas pourquoi une flotte si importante devait être dépêchée dans le système Ulubis dans le simple objectif de rapporter des informations de Nasqueron.

— Vous dites que Nasqueron était mentionnée dans ce journal de bord ? demanda Gruonoshe.

— Effectivement.

Sal s’attendait à moitié à entendre une voix le féliciter dans l’oreille pour ce mensonge, puis il se souvint que Liss ignorait tout de la Liste et de l’équation mythique. Elle savait vaguement – comme tous ceux qui gravitaient autour des centres de pouvoir – que Fassin avait été envoyé sur Nasqueron pour retrouver quelque chose d’important, quelque chose qui avait un rapport avec la guerre future, mais c’était à peu près tout. Elle n’était pas présente lors du briefing effectué par la projection de l’amiral Quile, n’avait pas été mise au parfum – contrairement à Sal – et ne connaissait donc pas les détails de l’affaire.

— Dans ce cas, laissez le Culte des Affamés nous attaquer, et nous nous chargerons d’eux, déclara Yawiyuen de sa voix raisonnable.

C’était exactement le scénario que le Cabinet de guerre rêvait de voir se dérouler.

— On n’a qu’à dire « oui » tout de suite, envoya Liss.

— Peut-être pourrions-nous vous aider ? proposa alors Sorofieve.

— Oh ! non ! s’exclama Gruonoshe, comme si c’était une idée complètement absurde.

— Comme vient de l’expliquer le sous-maître Sorofieve, nous sommes persuadés que le Culte des Affamés a l’intention de s’emparer de l’intégralité du système, dit Saluus. Nous sommes tous menacés. Il serait donc logique d’unir nos forces.

— Une menace commune requiert une défense commune, ajouta Sorofieve.

— Ou peut-être un mouvement de tenaille ! suggéra Yawiyuen d’un ton enjoué.

Saluus eut à nouveau envie de soupirer. Ces deux Habitants étaient des négociateurs de premier rang, autorisés – après une sélection dont on ignorait le mécanisme – à parler pour toute la société de Nasqueron ; pourtant, ils se comportaient souvent comme des enfants.

— Eh bien, peut-être, dit-il. À condition que nous puissions coordonner nos mouvements.

— Évidemment, enchérit Sorofieve. Mais il faudrait que nous partagions nos technologies de défense.

— Oh ! fit Yawiyuen en se redressant légèrement. Excellente idée ! Que possédez-vous qui pourrait nous intéresser ? demanda-t-il d’un ton authentiquement enthousiaste.

— Notre force réside surtout dans notre connaissance de l’ennemi, dit Saluus. Nous connaissons leur mode de pensée. Après tout, ils sont humains. Malgré nos différences, nous réfléchissons à peu près de la même manière. Nous essaierons donc d’anticiper leurs mouvements, de penser plus vite qu’eux.

— Et nous ? demanda Yawiyuen en se laissant retomber dans son fauteuil.

— Notre force à nous, ce sont nos armes, je parie, dit Gruonoshe, d’une voix neutre.

— Nous avons certes découvert à nos dépens que vos capacités offensives sont beaucoup plus importantes que les nôtres, donc…

Défensives, l’interrompit l’Habitant. Nos capacités défensives. Vous pouvez continuer…

Sal fit de son mieux pour hocher le casque d’un air naturel en dépit de la gravité importante.

— Oui, vos capacités défensives, reprit-il. Si nous échangions certaines de nos connaissances sur…

— Nous n’avons aucune intention de révéler quoi que ce soit sur notre technologie militaire, le coupa sèchement Gruonoshe.

— Nous pourrions vous dire le contraire, dit Yawiyuen. Nous pourrions même le penser – on ne sait jamais, si vous nous faisiez changer d’avis –, mais ceux qui contrôlent ces armes ne le permettraient pas.

— Peut-être pourrions-nous nous entretenir avec eux…, essaya Saluus.

Yawiyuen flotta au-dessus de son siège.

— Non.

— Pour quelle raison ? demanda Sorofieve.

— Ils ne parlent pas aux étrangers, dit l’Habitant sans prendre de gants.

— À vrai dire, ils nous adressent rarement la parole, précisa Gruonoshe.

— Comment pourrions-nous… ? commença Saluus.

— Nous ne sommes pas la Mercatoria, l’interrompit une nouvelle fois Gruonoshe.

Sal n’avait pas l’habitude d’être traité ainsi, et il commençait à ne pas apprécier.

— Non, continua l’Habitant, indigné. Nous ne sommes pas un de vos états mercenaires. Nous n’avons rien à voir avec vos forces armées sans cervelle.

— Il s’énerve, le bougre, entendit Sal dans son oreillette.

— Si je puis me permettre…, dit le Voyant en chef Meretiy.

Les Voyants avaient pour instruction de n’intervenir qu’en cas de souci de compréhension, de malentendu. Meretiy pensait que le moment était venu de calmer le jeu, mais il n’eut guère le loisir de continuer.

— Tout à fait, enchérit Yawiyuen. Nos habitudes n’ont rien à voir avec les vôtres. Tout ce que nous apprenons de votre bouche est immédiatement partagé avec ceux que vos propos intéressent. Nous ne sommes pas en position d’ordonner à d’autres Habitants de faire ou de ne pas faire certaines choses. Aucun Nasquéronien ne l’est, car notre société n’est pas hiérarchisée comme la vôtre. Nous partageons nos informations sans problème. L’arrivée imminente des Affamés est connue de tous, tout comme l’était celle des forces de la Mercatoria avant l’incident de la Tempête C2 UV 3667. Ceux qui sont responsables de nos systèmes défensifs ont très certainement pris note de ce que vous nous avez appris. Toutefois, nous ne pouvons pas vous en dire davantage. Nos collègues qui s’occupent de la défense de la planète ne parlent jamais aux étrangers, et ils n’ont jamais ni donné, ni loué, ni échangé notre technologie.

— Vous parlez de vos collègues, mais à qui ceux-ci doivent-ils rendre des comptes ? demanda Sorofieve.

— Bien joué.

— À personne, répondit Yawiyuen, presque méprisant.

— Mais ce n’est pas possible, insista Sorofieve.

— Pourquoi cela ?

— Eh bien, comment peuvent-ils savoir ce qu’il convient de faire ?

— Ils sont très entraînés, vous savez.

— Qui détermine le moment où il faut cesser de discuter pour passer à l’action ?

— Eux-mêmes.

Eux-mêmes ? fit Sorofieve, incrédule. Vous laissez votre armée prendre seule ce genre de décision ?

— Notre sous-maître n’a pas fait ses devoirs, apparemment ? envoya Sal à Liss.

— Oh ! il l’a peut-être lu quelque part, répondit-elle. Mais il n’y a pas cru.

Saluus avait fait énormément de recherches sur les Habitants. Il fut surpris de constater qu’il ne savait presque rien d’eux. Il était intelligent, éduqué, il avait des relations en haut lieu, mais il s’était senti honteux d’être à ce point étranger aux us d’une espèce avec laquelle il partageait le même système solaire. C’était un peu comme si les humains d’Ulubis avaient inconsciemment décidé d’ignorer leurs voisins, comme ceux-ci les ignoraient. Pourtant, Ulubis accueillait des Voyants et faisait partie des rares systèmes de la galaxie où autant d’espèces différentes se croisaient et se fréquentaient. Malgré cela, la plupart des gens ne savaient presque rien – et ne souhaitaient rien savoir – des Habitants. Une très faible minorité d’humains se montraient plus curieux que les autres, mais on les considérait comme une bande de marginaux, d’adolescents attardés. Face à une menace importante, ils avaient désespérément besoin de l’aide de leurs mystérieux voisins. Quelle ironie.

En potassant, Saluus s’était rendu compte que tous les clichés concernant les Habitants n’étaient pas absurdes : ainsi, plus on en apprenait à leur sujet, plus le mystère s’épaississait. (Liss avait d’ailleurs fait un parallèle pertinent avec la géante gazeuse, véritable puits sans fond.)

— Évidemment que notre armée décide du moment où nous devons entrer en guerre, expliqua posément Gruonoshe. Ce sont des experts.

— Je pense, si je puis me permettre de prendre la parole, intervint le Voyant en chef Meretiy, que nos sociétés respectives ont des façons différentes d’appréhender leurs capacités militaires. Nous – je parle non seulement des humains, mais aussi de l’ensemble de la Mercatoria – considérons notre armée comme un outil dont se servent les hommes politiques, élus par l’ensemble de la population. En revanche, nos amis Habitants considèrent la leur comme une vénérable et ancienne institution, destinée à accueillir ceux qui ressentent l’appel des armes, une institution dont la fonction accessoire serait de défendre la planète. On pourrait la comparer à nos pompiers volontaires, qui n’ont pas besoin de l’aval des politiques pour passer à l’action. Sa raison d’être est de réagir le plus vite possible en cas de nécessité, ni plus ni moins.

— Putain, ça c’est de l’explication, envoya Liss.

En entendant sa voix prononcer ce premier mot vulgaire, Sal eut un début d’érection. Il se demanda combien de g il fallait pour empêcher un homme de bander.

— Les pompiers ont des… chefs, des officiers, n’est-ce pas ? dit Sorofieve d’une voix plaintive en regardant tour à tour Meretiy et Saluus. Nous pourrions leur parler non ?

Yawiyuen rebondit dans son siège.

— Sûrement pas.

— Mais il le faut ! geignit Sorofieve.

— Pourquoi ?


— En plus, dit le général Thovin en admirant le vaisseau noir et effilé par la galerie d’observation du liner réquisitionné, ce machin a l’air rapide. Il a un nom ? demanda-t-il comme les étoiles défilaient à vive allure.

Coque 8770, répondit Saluus. Les militaires lui trouveront un vrai nom quand on le leur remettra officiellement. Même si c’est un prototype et qu’il n’est sans doute pas complètement opérationnel.

— Les temps sont durs, commenta Thovin en se curant une dent. Cet engin nous servira bien à quelque chose. Ne serait-ce que de missile.

C’est ce que tu crois vraiment, pensa Sal.

— Nous n’en sommes tout de même pas là.

Ils étaient seuls. Thovin lui avait proposé de faire une balade dans le navire civil quasi désert.

— Vous pensez que nous perdons notre temps ici, Kehar ? demanda Thovin en se retournant vers lui et en levant sa tête presque dépourvue de cou.

— Vous voulez parler des Habitants ?

— Oui, je parle de ces saloperies d’Habitants.

— Probablement. Mais M. Fassin Taak – s’il est toujours en vie – perd lui aussi son temps à chercher quelque chose qui n’existe certainement pas.

— Il était votre ami, n’est-ce pas ? demanda l’officier en plissant les yeux. Vous étiez camarades de classe, non ?

— Oui, nous sommes allés au lycée et à l’université ensemble. Nous sommes restés en contact depuis. Ses derniers moments de détente, il les a vécus dans ma maison de Murla. C’était juste avant son départ pour Nasqueron.

— Moi, c’était à l’Académie de la Garde, dit Thovin en marchant jusqu’à l’autre extrémité de la galerie pour admirer le vaisseau noir qui flottait tout près du liner. C’est votre porte de sortie, Kehar, pas vrai ? demanda-t-il d’un air innocent.

Tu n’es donc pas aussi bête que tu en as l’air.

— Et où suis-je supposé déboucher ? rétorqua-t-il avec un sourire.

— Loin des ennuis, évidemment. Vous resterez planqué jusqu’à la fin de l’occupation. Après, vous referez votre apparition…

— Je n’y avais pas pensé. Pourquoi, vous voulez me proposer vos services ?

— Je ne saurais pas le piloter. Mais vous, vous avez appris, je présume.

Saluus avait déjà piloté la Coque 8770 lui-même – ce n’était un secret pour personne. Avec le soutien d’un ordinateur, il se débrouillait plutôt bien derrière un manche à balai. Comme tout le monde, d’ailleurs.

— Au moins, vous n’empêcherez pas un de nos braves gars d’aller sur le front, poursuivit Thovin, pince-sans-rire.

— Ce serait marrant si nous vainquions les envahisseurs, ou si la Grande Flotte se perdait en route, hein ?

— Hilarant.

— Vous croyez qu’on va obtenir quelque chose de ces Yo-Yo ambulants ?

— À mon avis, il ne faut plus rien espérer, mais bon ! cela vaut quand même le coup de continuer.

— Ah oui ? Vous êtes sûr ?

— Peut-être qu’un de leurs équipages aura envie d’aller défendre Sepekte, comme cela, pour le plaisir. À moins qu’un de nos gars, sur Nasqueron, ne mette la main sur cette fameuse Équation. À moins encore que Fassin Taak n’apparaisse soudainement et ne nous permette de nous enfuir tous par un trou de ver secret, ou que nous puissions aller chercher la Grande Flotte là où elle se trouve. Qui sait ?

— Vous pensez donc que nous ne perdons pas notre temps ici ?

— Non, au contraire. Mais que pouvons-nous faire d’autre ? Remplir des sacs de sable ?

Thovin sourit presque.

— Évidemment, s’ils arrivaient du jour au lendemain avec leurs supervaisseaux, nous n’aurions même plus besoin de construire des navires de guerre…

— Je suis certain que Kehar Industry pourrait se contenter de fabriquer des navires civils. D’ailleurs, continua-t-il en jetant un regard circulaire sur la galerie d’observation, il y a manifestement pas mal de détails à revoir dans ces vieux plans.

Thovin désigna du menton le vaisseau noir et effilé.

— S’il vous le demandait, vous laisseriez celui-ci au Hierchon, pas vrai ?

Sal prit le temps de réfléchir avant de répondre :

— Je ferais mieux de le détruire tout de suite.

Le général se tourna vers lui, le front plissé, le regard interrogateur.

— Je ne plaisante pas, reprit Sal en souriant. C’est vraiment un prototype, pas le genre de machine dans laquelle j’enfermerais un chef d’État important, surtout pour voler à grande vitesse, ce pour quoi cet engin a été conçu. Personnellement, j’ai vraiment confiance dans ce vaisseau, mais je ne prendrais jamais le risque de mettre le Hierchon dedans. Et s’il mourait dans un accident ? Pas terrible comme publicité. Nos actions en prendraient un sacré coup.

Thovin hocha ostensiblement la tête en détaillant le vaisseau.

— Alors, qu’il nous serve au moins de missile, dit-il.


— Moi aussi, dit doucement Liss dans les ténèbres. J’ai tout de suite vu que c’était un idiot parachuté en haut de l’échelle.

— Comme idiot, c’est vrai qu’il est pas mal. En fait, je pense qu’il est aussi authentiquement stupide que nos négociateurs nasquéroniens sont naïfs. Peut-être Thovin devrait-il diriger les discussions. De toute façon, cela ne pourrait pas être pire.

Ils étaient au lit à l’intérieur du prototype. C’était beaucoup plus sûr que de rester à bord du liner ou d’un navire de soutien de l’ambassade, même si le luxe y était infiniment moins ostentatoire et l’espace plus réduit. Saluus ne pouvait pas affirmer que personne n’avait piégé son nouveau jouet durant sa conception, toutefois, il avait confié sa construction à ses hommes les plus dignes de confiance, et n’avait pas été avare de son temps pour superviser les travaux. Comme endroit discret pour dire des choses qu’on ne souhaitait pas que les autres entendent, on ne pouvait pas faire mieux.

— Tu crois qu’il était sérieux, qu’il a vraiment envie de partir ?

Saluus hésita. Il n’avait jamais vraiment abordé ce sujet avec Liss. Elle devait avoir deviné toute seule la raison d’être de ce vaisseau – tout comme Thovin, ce qui était inquiétant en soi (combien étaient-ils donc à avoir lu dans son jeu ?). Néanmoins, parler ouvertement de sa fuite éventuelle n’aurait servi à rien.

— Non, répondit Sal en décidant finalement de continuer à faire comme si de rien n’était. Tu sais, j’en suis même venu à me demander si Thovin n’était pas un genre d’espion.

— Tu crois ?

— Je ne serais pas du tout étonné d’apprendre qu’il fait des rapports réguliers au Hierchon ou du moins aux huiles des services secrets. Je pense que son bluff, sa façon de dire brutalement certaines choses n’est qu’une façon d’amener les gens à baisser leur garde. Cet enfoiré pourrait bien être un détecteur de traîtres.

Liss pressa son corps long et fin contre le sien et se mit à le caresser doucement, tendrement.

— Et il ne t’a pas détecté.

— Évidemment, puisque je suis tout ce qu’il y a de plus honnête.

— C’est vrai.

Parfois, comme elle s’endormait dans ses bras, il sentait ses doigts dessiner d’étranges motifs dans son dos, comme si elle essayait de déchiffrer un étrange code amoureux. Alors, elle sombrait dans le sommeil et s’arrêtait, ou se réveillait en sursaut, embarrassée, avant de se retourner et de se mettre en boule.


* * *

Groggy, une fois de plus. À bord du Velpin. Encore. Aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis leur départ. Les jumeaux leur avaient simplement dit à tous les trois que cela ne prendrait que « quelques jours ». Puis, en privé, lorsque le Sceuri ne pouvait pas les entendre, ils avaient chuchoté à Fassin et Y’sul qu’ils devaient leur faire confiance.

— Mais, chut, d’accord ?

Fassin et l’Habitant s’étaient regardés sans comprendre.

Quelques jours. La traversée, de portail à portail, était quasi instantanée, bien sûr. Ce qui prenait du temps, c’était d’arriver jusqu’à l’ouverture du trou de ver et de rejoindre leur destination après en être sorti. Et puis, il y avait aussi les détours et les manœuvres effectués lors du départ, afin de tromper les espions éventuels et de les empêcher de détecter l’emplacement du portail. Enfin, ce n’était qu’une supposition. Quercer & Janath, eux, savaient, bien évidemment, mais ils n’avaient aucune intention de leur révéler quoi que ce soit, et encore moins de leur permettre de rester éveillés pendant ces étranges transferts galactiques.

L’espace était pourtant surveillé, quadrillé. Comment pouvait-on faire voler autant de vaisseaux sans jamais se faire voir ? Des télescopes pour toutes les longueurs d’onde, des capteurs gravitationnels, des détecteurs de neutrinos – il y avait des yeux partout. Dans tous les systèmes développés, la moindre parcelle d’espace proche ou lointain était disséquée, le moindre signal, quelle que soit sa nature, était interprété. Quelque chose aurait dû apparaître. Sauf si leurs portails se trouvaient tous dans des systèmes non développés, où ils avaient moins de chances d’être observés.

Non, ils en avaient forcément autour d’Ulubis et d’Ashum.

Surveillé, quadrillé. Observé, suivi par quelque chose de suffisamment petit pour ne pas être détecté, peut-être ? Quelqu’un, quelque chose devait avoir suivi les Habitants à l’intérieur du système, et s’était forcément retrouvé soudainement dans un trou de ver secret. Et pourtant, tout semblait prouver le contraire.

Les Habitants paraissaient tellement nonchalants, tellement indolents, tellement tête en l’air. Était-il possible de passer à côté de leurs portails indéfiniment ? Les Habitants étaient-ils des génies de la comédie, des as du camouflage, disciplinés au point de ne jamais faire aucune erreur au cours de leurs innombrables voyages/transferts/sauts/que sais-je ? Ils avaient certes eu dix milliards d’années pour s’entraîner, pour atteindre la perfection. Dieu seul savait quelles aptitudes ils avaient développées dans un laps de temps pareil. (Cependant, il y avait toujours le chaos, le hasard extrême, la malchance, qui faisaient que, parfois, les choses tournaient mal en dépit de votre infaillibilité…)

Cela n’en finirait donc jamais. Rovruetz, Direaliete. Merde, encore plus de noms étranges, d’endroits à visiter, de chemin parcouru. Il finirait par crever à force de suivre cet Habitant insaisissable, d’accumuler de la fatigue, jusqu’à l’hébétude. Un jour ou l’autre, il ne se rappellerait même plus l’objet de sa folle quête ; il trouverait Leisicrofe alors qu’il serait probablement trop tard, et il ne se souviendrait même plus de ce qu’il était supposé lui dire. Il se demanderait ce que ce vieux fou pourrait bien avoir d’intéressant à lui donner.

Le compartiment dédié aux passagers était en grande partie occupé par le scaphandre du Sceuri appelé Aumapile d’Aumapile, un grand losange noir couvert de pointillés blancs, qui lui donnaient des airs de fenêtre ouverte sur l’espace. Fassin se réveillait lentement. Comme d’habitude, il se sentait sale et avait mal partout. À cause de cette chose énorme, il ne pouvait voir ni Y’sul ni l’écran serti dans la paroi.

— Ah ! s’exclama la créature dans le container noir. C’est donc cela l’inconscience ? C’est très désagréable. Fondamentalement désagréable.

Fassin était heureux que l’autre fût du même avis que lui. Il commença à vérifier les systèmes de son gazonef et les remit progressivement en route. Le bras manipulateur gauche était un peu rouillé, et les mécanismes d’autoréparation avaient atteint leurs limites. Il continuerait de fonctionner ainsi, de façon saccadée, pendant quelques mois standards, avant de s’arrêter définitivement. Il devait sans doute s’estimer heureux que son appareil ait tenu aussi longtemps après tout ce qu’il lui avait fait subir depuis son départ de Troisième Furie.

— Et pourtant, c’est intéressant ! ajouta le Sceuri d’une voix puissante, qui résonna dans l’espace confiné – de fait, l’Aumapile d’Aumapile parlait encore plus fort qu’Y’sul. Hum…, fit-il. Oui, intéressant, très intéressant, même. Vous êtes réveillés, ou je suis le premier ? Ha-ha !

— Soit je suis réveillé, soit je suis en train de faire un cauchemar particulièrement bruyant, s’irrita Y’sul de l’autre côté du scaphandre.

— Pareil, lança Fassin.

— Super ! Alors, on est arrivé ?


Oui, ils étaient arrivés.

Et ils ne l’étaient pas.

Lorsque l’écran s’éclaircit enfin, ils constatèrent qu’ils étaient dans les couches moyennes d’une géante gazeuse. Le Velpin avait battu ses records de vitesse, puisque ce trajet-là n’avait duré que deux jours. Ce qui signifiait également qu’ils avaient très rapidement sombré dans l’inconscience.

D’après leurs pilotes, ils étaient dans le quartier de Rovruetz, dans la région de Direaliete, sur Nhouaste, la seule géante gazeuse du système.

L’Aumapile d’Aumapile était ravi. Exactement comme il se l’était imaginé ! Il entra joyeusement dans le sas du vaisseau, puis jaillit dans ce paysage de Nuages Racines à l’horizon transpercé de rais de lumière. Il tournoya dans tous les sens à la façon d’une centrifugeuse, tant il était heureux. Ils passèrent une journée entière sans rencontrer le moindre Habitant du cru, à explorer les vestiges laissés par les Travailleurs, vestiges qui ressemblaient étonnamment à une cité-globe abandonnée sise au sommet d’une bande-turbine d’un millier de kilomètres de diamètre. Tout cela était très impressionnant, mais, réalisèrent Fassin et Y’sul, n’avait rien à voir avec ce qu’ils étaient supposés trouver.

— Ce n’est pas Rovruetz, Direaliete, pas vrai ? demanda Fassin aux jumeaux peu de temps après leur arrivée, tandis que l’Aumapile d’Aumapile fonçait dans les ruines de la cité, calibrait ses instruments et enregistrait tout ce qu’il voyait.

— Évidemment.

— Direaliete est de l’autre côté de la galaxie.

— Il faut des jours et des jours pour y aller.

— C’est un système ? demanda Fassin.

— Un système, en effet.

— Je n’ai trouvé aucune donnée à son sujet…

— C’est normal. Direaliete est son nom dans la Vieille Langue.

— Enfin, une variante de son nom.

— Donc, reprit l’humain, c’est juste une farce.

— Correct.

— Notre ami a ce qu’il voulait, et nous aussi. Deux sur deux. Une de nos missions les plus facilement accomplies.

— Peut-être, intervint Fassin, mais en attendant, nous perdons du temps.

— Le temps se perd tout seul, de toute façon.

— Qui sommes-nous pour nous mettre en travers de sa route ?

Après avoir proposé au Sceuri de le laisser ici, puis de venir le chercher plus tard – le bougre n’était toutefois pas si bête –, après lui avoir dit qu’ils devaient vraiment y aller – impossible, il y avait encore tant de choses à voir –, Quercer & Janath avaient décidé de l’abandonner. Ils attendirent qu’il se fût enfoncé dans les profondeurs de la cité, revinrent à bord de leur vaisseau, dirent à Fassin et Y’sul que l’Aumapile d’Aumapile avait finalement changé d’avis, qu’il arrivait, enfermèrent les passagers dans leur compartiment, bouclèrent les sas externes, les prévinrent que la suite du voyage risquait d’être un peu mouvementée et s’en furent.

— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? envoya Fassin à Y’sul avant que les jumeaux aient eu le temps d’éteindre les systèmes de son appareil. Et le Sceuri ?

L’Habitant semblait être au courant de quelque chose.

— Excellente blague, non ? répondit-il en riant.

Fassin passa par le moniteur du compartiment pour s’adresser aux pilotes.

— Vous avez dit à l’Aumapile que vous vous apprêtiez à partir ?

— Oui.

Fassin attendit. Comme les jumeaux persistaient dans leur silence, il envoya :

— Et alors ?

— Il ne nous a pas crus.

— Il a rigolé.

— Donc vous avez décidé d’abandonner, sur la géante gazeuse de son système, cet idiot naïf, fabuleusement riche et aux amitiés nombreuses dans le monde politique ?

— Cela résume assez bien la situation.

— On ne peut pas dire qu’on ne l’a pas prévenu.

— Vous savez, les conditions de passage…

— Vous ne pensez pas qu’il pourrait devenir la proie des chasseurs, qu’il pourrait mourir, tout simplement ? demanda Fassin. À moins qu’il trouve un moyen de rentrer chez lui et qu’il lui prenne l’envie de se venger.

— C’est une possibilité, en effet.

— Et après ?

— Eh bien, il en voudra sans doute beaucoup aux Habitants, ce qui serait dommage pour vos congénères de Nhouaste.

— Ah ! vous marquez un point.

— Oui, cela pourrait causer quelques frictions.

— Sans parler des effets désastreux sur notre prestige !

— Nous aurions peut-être dû prévenir quelqu’un qu’on laissait cette espèce de machin à aileron tout mou derrière nous.

— Oui, oui, nous aurions dû. Mais, j’y pense ! Nous pouvons leur envoyer un signal !

— Alors, vous êtes content maintenant ?

Fassin n’eut pas le temps de répondre.

— Bon ! plus de temps à perdre en bavardages. Éteignez votre machine, les spirales vont bientôt commencer.


* * *

L’Archimandrite Luseferous passa ses forces en revue. Une partie de son armée se trouvait ici, à l’intérieur de la coque arrondie de son navire principal, Luseferous VII. Il s’agissait de ses troupes terrestres et spatiales d’élite. Tout le monde au garde-à-vous, devant des navettes d’attaque surarmées, capables d’évoluer dans tous les types d’environnement. Les vaisseaux de guerre, navires de soutien, transports de troupes, navettes, bombardiers, drones de poursuite, lance-missiles, machines de surveillance et d’observation et autres appareils variés qui s’étiraient devant lui à l’infini n’étaient qu’une projection. Mais ils existaient, et leur image lui parvenait en temps réel, car ils étaient tous à quelques secondes-lumière du cœur d’acier de sa flotte, matérialisé par ce vaisseau, Luseferous VII.

En fait, c’était quasiment le moment qu’il préférait. Admirer ainsi l’étendue de ses forces avant une bataille importante, et plus particulièrement avant l’invasion d’un système tout entier, était une tradition à laquelle il se soumettait de bonne grâce, car c’était une expérience incroyablement gratifiante. Même la victoire finale – après avoir écrasé, anéanti l’adversaire – ne lui faisait pas cet effet-là, ne valait pas la vision de ses troupes si bien ordonnées s’apprêtant à plonger dans le chaos de la guerre – où elles risquaient d’être tuées, prises pour cibles, salies, endommagées, perdues. Elles volaient, planaient en formation, parfaitement alignées, exposées, arrangées de façon symétrique et systématique, si prometteuses, entourées d’un halo de puissance menaçante.

Il se tenait sur un balcon, à une extrémité de la série de hangars incurvés qui habillaient la coque de son vaisseau amiral. Les yeux grands ouverts, le cœur battant la chamade, il prit une profonde inspiration. Oui, on pouvait légitimement dire que c’était encore meilleur que le sexe.

Ils avançaient sur leur élan, désormais ; ils avaient fini de décélérer. Plus que quelques jours désagréables à tenir, une semaine, tout au plus, et l’invasion commencerait enfin. Jusque-là, ils avaient rencontré très peu d’opposition, principalement du fait de leur angle d’approche surprenant. Les éventuels nuages de mines et autres essaims de drones devaient avoir été répandus sur la route la plus directe, qu’ils avaient soigneusement évitée pour ne pas être retardés. Le seul danger résidait dans le fléchissement de trajectoire qu’ils avaient effectué à mi-chemin, quelques années subjectives plus tôt. Pour cela, ils avaient dû pousser un peu leurs réacteurs, ce que des capteurs auraient pu détecter – à condition bien sûr d’être tournés dans la bonne direction. Toutefois, il s’agissait d’un risque calculé, et apparemment, ils s’en étaient plutôt bien sortis.

De fait, aucune flotte n’était venue à leur rencontre. Ils avaient donc décidé d’attendre et de se battre devant chez eux. D’après ses tacticiens, cela signifiait que les forces d’Ulubis étaient prêtes, mais faibles. Ils croiseraient peut-être quelques sondes ou destroyers, mais ce serait à peu près tout jusqu’à ce qu’ils fassent véritablement leur entrée dans le système. Ses amiraux avaient confiance dans leurs vaisseaux laser et autres unités de défense rapprochée pour les protéger en cas de raid surprise.

Luseferous remarqua un bruit dans son dos, où certains de ses officiers avaient été autorisés à se tenir sous la surveillance discrète de ses Gardes. On chuchotait, soupirait de peur et d’exaspération. Il sentit son corps se raidir. Le moment était mal choisi. À part la destruction éventuelle et peu probable de sa flotte tout entière, rien ne l’intéressait – ils devaient pourtant le savoir. Heureusement, ils se calmèrent d’eux-mêmes.

Il se détendit, se redressa dans la gravité équivalente à trois quarts de g produite par le mouvement de rotation du navire, respira profondément et admira de nouveau ses hommes et son matériel. Quelle vue superbe, magnifique ! Quelle image incarnée d’invincibilité, de puissance brute et sans compromis. Tout cela était à lui, était lui.

La destruction éventuelle de toute sa flotte… Il se surprit à l’imaginer. Une arme cataclysmique sortie du fond des âges anéantissant l’ensemble de ses vaisseaux sans qu’il puisse rien y faire. Une idée stupide – en tout cas complètement improbable –, quoique effrayante. Pourtant, il aurait été capable d’assister à cette destruction, de voir ses navires exploser un à un, s’embraser, s’illuminer. Oui, il aurait pu admirer ce spectacle !

Cette idée le fit frissonner d’horreur, mais aussi de plaisir. Cela n’arriverait jamais, bien entendu, mais c’était une image terriblement excitante. Un message qui devait l’inciter à se méfier davantage. Non pas d’un Dieu ou d’un programme suprême qui régirait tout l’univers comme le prétendait la Vérité, mais de quelque chose de plus concret et direct, quelque chose qui se cachait à l’intérieur de lui-même. Son subconscient jouait le rôle du fou qui, aux côtés d’un César triomphant, n’avait de cesse de lui rappeler que tout n’était que vanité. C’est de cela qu’il devait se méfier. Ces images de destruction, il les devait à cette facette de lui-même qui s’évertuait à le maintenir en alerte, qui le forçait à ne rien considérer comme définitivement acquis, à garder un œil sur tout, à mener cette guerre avec sa férocité habituelle, sans se soucier de ces voix geignardes qui le poussaient à la modération. Il savait se montrer magnanime lorsque c’était dans son intérêt, mais jamais pour se duper lui-même. Un conseil prodigué par un personnage illustre. Un conseil qu’il n’oublierait jamais.

Une dernière inspiration profonde. Voilà, il était prêt. L’ambiance avait failli être gâchée un peu plus tôt par la réaction de ses officiers, mais ce n’était pas très grave. Il aurait ainsi une raison d’être en colère si l’occasion se présentait. Il ferait mieux de s’enquérir de ce qui dérangeait ses hommes. Il pivota sur ses talons, se redressa de toute sa hauteur – tous ses officiers de haut rang étaient plus petits que lui – et dit d’une voix puissante :

— Oui ?

Il aimait voir ces hommes fiers et orgueilleux sursauter, ces officiers habitués à ce qu’on leur obéisse au doigt et à l’œil se faire minuscules devant lui.

Tuhler, peut-être son aide de camp le moins ennuyeux, son favori en quelque sorte, fit un pas en avant, le sourire aux lèvres et le front plissé.

— Monsieur, veuillez nous excuser de vous avoir dérangé, dit-il en haussant légèrement les sourcils, comme pour signifier qu’il n’y était pour rien, que c’était encore la faute des autres. On vient de nous prévenir qu’un appareil rapide en provenance d’Ulubis se dirige vers nous. Il n’est pas armé, ne dissimule aucun engin explosif. Il contient un ou deux humains, qui souhaiteraient nous parler. L’appareil ralentit déjà ; la rencontre aura lieu dans une dizaine d’heures. S’il ne modifie pas sa trajectoire, son point d’arrivée se situera à une centaine de kilomètres du cœur de la flotte, sur le flanc gauche.

L’Archimandrite toisa les autres par-dessus la tête de son interlocuteur.

— Et cela nécessitait mon intervention ?

— Nous nous interrogions au sujet de l’appareil en question, monsieur, répondit Tuhler d’une voix douce, sans se départir de son sourire. Nous nous demandions si nos destroyers éclaireurs devaient le détruire ou non avant qu’il soit hors d’atteinte. Mais c’est trop tard. Heureusement, le vaisseau sera à portée de tir de notre second rideau défensif dans une demi-heure. À moins que nous lancions un missile, bien sûr. Un drone armé a déjà été envoyé à sa rencontre.

L’Archimandrite resta impassible quelques instants, puis sourit. Il les sentit tous se détendre.

— Si je comprends bien, tout se déroule normalement et vous n’aviez pas besoin de me déranger ?

— En effet, monsieur, acquiesça son aide de camp à contrecœur.

— Qui sont censés être les hypothétiques passagers de cet appareil ?

— Apparemment, il y aurait un homme à bord, un industriel du nom de Saluus Kehar.


* * *

Encore cette sensation de fatigue, cette impression d’être sale, cette mauvaise humeur. Fassin était persuadé de se réveiller plus lentement, d’être plus désorienté et lent à chaque fois. Plus de quarante jours de voyage, cette fois-ci, pour aller de l’autre côté de la galaxie, à quatre-vingt-dix mille années-lumière d’Ulubis, même si, à ce niveau-là, il ne servait plus à rien de compter. Sans oublier que le temps passé à l’intérieur du trou de ver était négligeable. En fait, tous ces jours, toutes ces semaines, ils les avaient passées dans l’espace, à parcourir le chemin qui séparait le portail de sortie du vaisseau qu’il cherchait.

Des jours. Tout ce chemin parcouru. Tout ce temps perdu et ces années-lumière qui le séparaient de ce qu’il devait trouver, alors que la vie continuait dans le système Ulubis. Sans lui.

Il testa le bras manipulateur défaillant de son gazonef, le plia, le détendit, puis se força à regarder le moniteur, de l’autre côté du compartiment. Les étoiles tournoyèrent un instant, puis se stabilisèrent pour devenir une toile de fond sur laquelle se découpait un énorme vaisseau sombre et noueux, un anneau de deux cents kilomètres de diamètre, tout en côtes noires et luisantes et en facettes fracturées, qui scintillaient dans la faible lumière d’un soleil lointain à la manière d’une couronne de charbon mouillé. Il s’agissait du Rovruetz, le vaisseau sépulcral de Cineropolis, un navire appartenant à la Grande Flotte Expiatoire des Ythyns, un Transporteur mortuaire.

Y’sul étudia longuement l’image, avant de secouer ses collerettes sensitives.

— Forcé de se mêler aux Morbides ! s’exclama-t-il d’un ton à la fois irrité, endormi et résigné. On aura tout vu.


— Qu’est-il arrivé aux Travailleurs ? demanda Fassin. Je croyais que Leisicrofe était supposé les étudier ?

— On dirait bien qu’ils n’ont pas récolté le fruit de leur boulot, envoya Y’sul.

— On nous a trompés.

— Bluffés, même.

Le Velpin était resté suspendu au-dessus des carcasses de vaisseaux éparpillées sur la face externe de l’anneau, tandis que Fassin et Y’sul se dirigeaient vers le navire géant. Les Ythyns leur avaient proposé d’entrer directement à bord du Rovruetz, ce que Quercer & Janath avaient immédiatement refusé en dissimulant un frisson d’horreur sous leur combinaison scintillante. Fassin supposait que la simple proximité de l’anneau sépulcral, avec sa collection d’épaves et de ruines sans vie était suffisamment difficile à supporter pour eux.

Les Ythyns étaient une espèce Pilleuse, dont la spécialité était la collecte des morts. Ils n’en faisaient rien de particulier ; ils se contentaient de les stocker en les classant par catégorie, type et taille, et ne récupéraient habituellement que les cadavres dont personne ne voulait – ainsi que les navires et appareils abandonnés qu’ils pouvaient trouver sur leur chemin. Cette habitude macabre, leur obsession pour la mort, leur valaient d’être surnommés « les Morbides ».

Fassin et Y’sul furent accueillis dans un hall caverneux et faiblement éclairé par un officier, créature volante haute de trois mètres, vêtue d’une combinaison de gelée transparente sous laquelle on devinait sa peau parcheminée, bleu foncé. Les deux paires d’ailes soigneusement nouées dans son dos – et dont l’envergure était proche de douze mètres – indiquaient qu’il s’agissait d’un jeune. Il se tenait sur trois membres, dont un plus épais à l’arrière. Le bec de la créature était serti de métaux précieux, qui brillaient sous le gel de sa combinaison. Ses yeux étaient deux énormes rondelles noires. Deux tuyaux partaient de ses narines et rejoignaient des réservoirs sphériques pareils à des œufs en argent terni fixés dans son dos. Il n’y avait aucune atmosphère à bord des vaisseaux de son espèce ; les équipages, tout comme leurs passagers décédés étaient constamment exposés au vide, au néant, à une température proche du zéro absolu, grâce à laquelle les cadavres pouvaient échapper à la putréfaction pendant des éons.

— Vous êtes les bienvenus, leur envoya l’officier.

Son signal était plat et totalement inaccentué, précédé uniquement par des marques de tristesse et de révérence.

— Vous êtes monsieur Taak et vous monsieur Y’sul, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Oui, répondit l’humain.

— Je me présente : je suis le Neuvième Lapidaire Réceptionneur. Mais vous pouvez m’appeler Neuvième ou Lapidaire. Dites-moi, messieurs, savez-vous ce qu’il adviendra de vos dépouilles après votre mort ? Avez-vous déjà pris vos dispositions ?


Les Ythyns ramassaient les morts depuis un bon milliard d’années. C’était une épouvantable malédiction, la conséquence d’une défaite très ancienne. Ils avaient perdu leur empire, leurs planètes, leurs Habitats majeurs, la plupart de leurs vaisseaux, et ils s’étaient perdus eux-mêmes en se lançant dans un vaste programme de rectification génétique, qui les fit lentement abandonner leur statut de petites créatures rondes et intellectuelles pour celui d’êtres étranges excessivement obsédés par la mort.

La cruauté et la malignité de leurs adversaires avaient résidé dans la mise à jour d’une faiblesse congénitale latente chez les Ythyns. De fait, ceux-ci avaient toujours été un peu plus fascinés par la mort que les autres espèces de leur groupe. Toutefois, leurs penchants ne sortaient pas du cadre de la normalité et n’étaient pas marqués au point de les caractériser complètement. Leurs ennemis s’étaient contentés d’altérer leur psyché et de les aider à devenir ces créatures morbides ; les Ythyns avaient entrepris seuls de bouleverser leur physionomie, de devenir étrangers à eux-mêmes. Il n’y avait aucun projet artistique derrière cette idée. Ils avaient juste modifié leur corps de manière à l’adapter à leur passion nouvelle et bizarre, à l’environnement dans lequel ils évolueraient exclusivement. Ceux qui avaient refusé de se soumettre à ce nouveau mode de vie furent tués ou chassés, ou forcés de subir un traitement, auquel ils furent nombreux à mettre un terme prématurément en se suicidant.

Les survivants devinrent des créatures errantes, formèrent l’une de ces espèces – il y en avait des dizaines – privées de patrie. Ils construisirent des vaisseaux sombres et froids, rassemblèrent d’énormes banques de données et bibliothèques qui traitaient de leur sujet de prédilection : la mort. Ils hantaient les champs de bataille, les lieux où avaient été perpétrés des massacres, où s’étaient produites de grandes catastrophes. Rapidement, ils en vinrent à collecter les corps non réclamés, à les stocker tels qu’ils les trouvaient dans leurs navires sans atmosphère. Ils faisaient ainsi le tour de la galaxie, dessinaient une spirale infinie. Trop gros pour emprunter des trous de ver, trop froid pour se rapprocher des étoiles, le vaisseau sépulcral dépendait de navires plus petits, qui se chargeaient à sa place de la récolte des morts. Toutefois, les Propylées dont dépendaient les portails de la Mercatoria ne travaillaient pas gratuitement, aussi, par manque d’argent, les vaisseaux des Ythyns n’avaient que rarement l’occasion d’emprunter le réseau mercatorial.

Ils gardaient également les navires qui contenaient les morts – notamment ceux des gens qui choisissaient de venir mourir ici. Pour la plupart, il s’agissait de coques rouillées, d’épaves inutiles arrivées en fin de vie, des épaves néanmoins sacrées pour les Ythyns. De temps à autre – extrêmement rarement, en fait –, il arrivait qu’une société leur fasse une donation, un legs. Quand ils en avaient les moyens, lorsque cela en valait la peine, qu’il y avait de nombreux corps à récupérer de l’autre côté d’un trou de ver, les Ythyns acceptaient de dépenser l’argent qu’ils avaient accumulé pour envoyer un vaisseau-aiguille effectuer la récolte. Toutefois, le plus souvent, ils se contentaient de ramasser les moissons sporadiques qui ponctuaient leur route.

Depuis longtemps déjà, ils avaient rassemblé les cadavres de ceux qui les avaient défaits et punis dans un passé lointain. Pourtant, ils s’étaient toujours refusés à faire marche arrière et à redevenir ceux qu’ils avaient été, ce qui était peut-être la plus poignante de leurs tragédies. À moins que leur place actuelle dans le schéma galactique ne leur convînt mieux que la précédente.

— Nous nous dirigeons vers le système Chistimonouth, expliqua le Neuvième Lapidaire Réceptionneur à l’Habitant et à l’humain, comme ils avançaient le long d’un large couloir incurvé.

La créature aviaire manipulait, à l’aide d’un de ses membres antérieurs, les commandes du wagon en forme de cage posé sur un rail unique. Le tunnel était complètement plongé dans les ténèbres, aussi étaient-ils forcés d’utiliser leurs capteurs actifs pour visualiser l’intérieur de ce couloir interminable.

— Nous cherchons les dépouilles d’une civilisation serpentiformis récemment découverte, quoique peut-être apparentée aux Desii-Chaus (eux-mêmes lamentablement disparus, éteints ou, au mieux, proches du cinquième degré d’extinction), tristement victime, il y a quelques siècles de cela, d’une éruption de particules solaires. L’unique planète habitée de leur système a été très gravement atteinte, aussi croyons-nous que cette espèce intelligente n’a pas survécu. Nous pensons arriver là-bas dans deux décennies environ. C’est un privilège et un devoir pour nous que d’accueillir dans nos halls sanctifiés autant de ces pauvres malheureux que possible.

— N’ont-ils pas été inhumés ? demanda Y’sul. Flottent-ils ? N’ont-ils pas coulé dans les profondeurs de leur monde ? Dans l’eau, la boue ou la roche dissoute ?

Les couloirs étaient tapissés de morts : agrafés, épinglés, cousus ou collés par la glace à la surface tubulaire (les concepts de « sol », « mur » et « plafond » n’avaient de sens que lorsque le navire voyageait, mais c’était temporaire). Quelques-uns étaient conservés dans des niches, des alcôves scellées par des feuilles de diamant.

— Ceux qui ont été inhumés seront laissés sous terre, expliqua l’Ythyn. Néanmoins, nous espérons trouver des restes dans les structures, les bâtiments, même après tout ce temps. Par ailleurs, nous avons reçu des rapports de vaisseaux éclaireurs selon lesquels il resterait énormément de cadavres dans l’espace, aux points de Lagrange.

— Et s’ils ne sont plus là ? demanda Y’sul. Si quelqu’un les a trouvés avant vous, qu’il les a mangés, recyclés, ou que sais-je encore ?

— Eh bien, nous continuerons notre route et nous irons honorer les morts d’une autre espèce, rétorqua l’oiseau noir, imperturbable.

— Au fait, reprit l’Habitant, il pourrait bientôt y avoir quelques corps à récupérer dans un système appelé Ulubis.

Fassin se tourna vers Y’sul, mais celui-ci regardait ailleurs.

— Ulubis, dit l’Ythyn, pensif. Jamais entendu parler. C’est une planète ?

— Non, un système. C’est là que se trouve la planète Nasqueron. Dans le Courant quaternaire, vous savez, la Vrille sud…

— Ah oui ! ce n’est pas la porte à côté.

— Il y a beaucoup d’humains, là-bas. Et beaucoup d’autres en chemin. Une guerre se prépare, expliqua Y’sul. Il y aura probablement de nombreux morts. Vous ramassez aussi les humains ?

— Nous n’avons eu des problèmes qu’avec certains Cincturias, répondit la créature ailée. Nous connaissons les humains. Nous en avons déjà recueilli dans le passé, mais pas sur ce navire. Toutefois, je ferai passer cette information au vaisseau sépulcral le plus proche de cette zone. Mais peut-être mes collègues sont-ils déjà au courant et en route. Je vous remercie néanmoins de m’avoir prévenu.

— Il n’y a pas de quoi, dit Y’sul, satisfait, en regardant Fassin du coin de l’œil. Qu’est-ce qu’il y a ?

L’homme détourna le regard. Ils passaient devant des corps étalés contre les parois du tunnel, des cadavres à l’aspect minéral.

— Des Palonnes et des Ossiles, leur expliqua leur guide. Victimes d’un genre de virus calcificateur.

— Fascinant, dit Y’sul. Sommes-nous proches de Leisicrofe ?

L’Ythyn examina un moniteur fixé à son aile repliée.

— Encore quelques centaines de mètres.

— À propos, que fait-il ici ? demanda l’Habitant.

— Ce qu’il fait ?

— Eh bien, oui, je suppose qu’il vous étudie, non ?

— Pas vraiment. Pas du tout, même…, répondit l’officier, gêné. Comment dire…

Fassin et Y’sul échangèrent un regard.

— Vous n’êtes pas en train de nous dire qu’il est mort ? demanda l’humain.

— Si. Évidemment. Vous êtes à bord d’un vaisseau sépulcral, messieurs. Je pensais que vous vouliez juste voir le corps.


* * *

La nouvelle tomba alors qu’elle était endormie. Taince regarda donc un enregistrement vieux d’une heure montrant les pointillés bleus de la flotte d’invasion en provenance d’E-5 en train de ralentir à l’approche du système Ulubis. Il leur faudrait encore trois mois pour arriver à destination. La Grande Flotte, elle, était à quatre bons mois d’Ulubis, en comptant la décélération brutale qui devrait commencer dans environ quatre-vingts jours. La façon dont les envahisseurs avaient freiné était déjà une source d’informations notable.

Premièrement, la flotte devait être très importante – mille vaisseaux ou plus, à moins que les signatures des réacteurs soient imitées d’une manière exotique et mystérieuse. Deuxièmement, quatre-vingt-quinze pour cent des appareils étaient groupés, et seules quelques dizaines d’engins plus petits étaient dispersées à l’avant. Évidemment, il pourrait y avoir d’autres vaisseaux en queue de peloton, mais c’était peu probable. La taille, la définition, la fréquence des signatures laissées par les réacteurs trahissaient une technologie relativement lente et plutôt ancienne. En somme, cela signifiait que les vaisseaux de la Grande Flotte – exception faite des plus petits – devraient être en mesure de prendre le dessus sur leurs adversaires – sauf sur les plus gros d’entre eux –, et que les autres devraient pouvoir leur échapper (ce qui n’était pas réellement une solution quand on n’avait nulle part où aller).

Il y avait un monstre au milieu de cette flotte, un vaisseau géant, probablement un engin de commandement destiné à atterrir, un transport de troupes et de matériel, un engin de soutien. Au moins un milliard de tonnes, des kilomètres d’envergure, certainement très lourdement blindé, armé et escorté. Toutefois, ce vaisseau constituait aussi une cible de premier rang, une pièce maîtresse qui, si elle était détruite, endommagée ou prise, pourrait décider de l’issue de la bataille. Une cible aussi énorme nécessitait une protection rapprochée importante, qui ne manquerait pas d’affaiblir le reste de la flotte, de limiter ses possibilités de manœuvres et de rendre particulièrement difficile un éventuel regroupement.

Les tacticiens s’en donnaient à cœur joie et qualifiaient ce dinosaure d’accessoire encombrant. Ils avaient déjà accroché une plaque marquée : « Idiot à bord ! » autour du cou du chef des envahisseurs. Toutes les espèces Voyageuses avaient appris – le plus souvent à leurs dépens – que les gros vaisseaux étaient inefficaces, qu’au mieux ils ne servaient qu’à impressionner les indigènes crédules. Flexibilité, manœuvrabilité, facteur de risque, distribution de la résistance aux dommages inhérents, analyse et contrôle des détonations… Voilà – entre autres concepts abscons – ce qui comptait dans la guerre spatiale moderne. Guerre dans laquelle les gros, les très gros vaisseaux n’avaient plus leur place.

Les tacticiens semblaient parler une autre langue. Ils étaient très excités et clignaient tout le temps des yeux.

— Un point fort qui est en réalité un énorme point faible, avait suggéré Taince durant un briefing.

— Oui, c’est une définition alternative viable, avait répondu l’un d’entre eux après quelques secondes de silence.

Une semaine plus tôt à peine, il n’y avait rien à signaler dans le ciel.

Les envahisseurs arrivaient avec un peu de retard, tandis que la Grande Flotte avait de l’avance sur le planning annoncé. Ce qui était délibéré, évidemment. L’ennemi avait des espions dans le système et devait être au courant de l’arrivée imminente d’un adversaire à sa mesure. Il convenait donc de le surprendre, afin de ne pas trop lui faciliter la tâche. Qu’il continue de croire qu’il a le temps, ainsi, il ne sera pas tout à fait prêt lorsque la bataille commencera.

Frapper. Il fallait frapper fort. C’était l’une des expressions favorites de l’amiral Kisipt. L’officier la connaissait dans de nombreuses langues différentes, y compris en Englais terrien. Il convenait donc d’être prêt à frapper l’ennemi à tout moment. Avec célérité, fermeté et force.

Taince, pour sa part, avait été frappée par la beauté d’un jeune officier ; sentiment réciproque, qui avait débouché sur une relation étrange, un type de lutte ou de corps à corps, peu martial.

L’horloge continuait son décompte. Bientôt, ils devraient tous retourner dans la solitude de leur cabine individuelle, tandis que le vaisseau entamerait sa décélération afin d’arriver aux portes du système Ulubis à temps pour la bataille.


* * *

Le Rovruetz, le vaisseau sépulcral de Cineropolis, tournait très lentement sous le Velpin tout en se dirigeant vers son système cible et une moisson prometteuse. Le Velpin, tous les senseurs en éveil, était positionné au-dessus de la face externe de la roue. Fassin et Y’sul étaient de retour à bord. On leur avait montré le corps sans vie de Leisicrofe, pris dans la glace d’un large couloir sombre en compagnie d’une demi-douzaine d’Habitants décédés.

— Parfaitement préservé, comme vous pouvez le voir, avait fait remarquer le Neuvième Lapidaire. J’espère que cet emplacement vous semble approprié, avait ajouté l’officier Ythyn, encore sous le choc du malentendu concernant le motif de leur visite.

— Donc, il est mort ? avait demandé Y’sul.

— Oui, très soudainement, semble-t-il. Nous l’avons trouvé, qui dérivait avec son scaphandre quelques jours seulement après son arrivée. Il avait émis le souhait de cartographier ces couloirs, de noter l’emplacement des différents groupes et espèces. Nous n’y voyions aucun inconvénient.

Comme il n’était pas permis d’utiliser des réacteurs à l’intérieur du vaisseau sépulcral, Y’sul avançait en se propulsant à l’aide de ses bras articulés. Une manœuvre maladroite l’avait projeté juste à côté du cadavre quasi nu, puisque seul un carré de tissu lui dissimulait le moyeu.

— Franchement, je ne peux pas dire s’il s’agit de Leisicrofe ou pas, avait dit l’Habitant. Mais c’est un congénère, probablement de Nasqueron. Je puis également assurer qu’il est mort…

— Aucun signe de… quelque chose ?

Y’sul avait inspecté le corps en l’inondant de lumière et en mettant à profit ses radars. Puis il avait soulevé le carré de tissu qui couvrait le moyeu de la victime, l’avait secoué vigoureusement, avant de le remettre en place et d’examiner l’arrière du cadavre, là où il était collé à la glace, juste au moment où Fassin s’attendait à ce que leur hôte émette une objection.

— Non, rien !


— Voilà, dit une moitié de Quercer & Janath.

Sur un des moniteurs du Velpin, un cercle se mit à clignoter autour d’une épave accrochée à la coque irrégulière du vaisseau sépulcral.

Fassin fixa le navire – un ellipsoïde simple et noir, d’à peu près soixante mètres de long. Froid comme l’espace intersidéral, sans vie.

— C’est cette chose ? demanda Y’sul. Vous êtes sûr ?

— C’est une navette solo standard tout-terrain fabriquée par les Habitants, répondit le jumeau.

— De facture récente, ajouta l’autre.

— Pourriez-vous réveiller ses systèmes ? demanda l’humain. Pour vérifier d’où il est venu, où il est allé ?

Les jumeaux lui firent face.

— Cela ne marche pas du tout de cette façon.

— Non, pas du tout. Regardez plutôt !

Les Ythyns les autorisèrent à détacher la navette solo et à l’arrimer au Velpin. Ils la réchauffèrent et l’emplirent d’une atmosphère de géante gazeuse. À l’intérieur, il y avait juste assez de place pour Y’sul et Fassin. Quercer & Janath avaient déjà synchronisé la matrice éteinte de l’ordinateur de bord à celle du Velpin. Les écrans, réservoirs, surfaces et autres affichages clignotèrent, se stabilisèrent, puis s’allumèrent pour de bon. Autour d’eux, la navette s’éveillait à la vie. Néanmoins, il y faisait toujours très froid.

Y’sul cogna et frappa des appareils à l’apparence manifestement délicate à l’aide de ses membres articulés.

— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda-t-il aux jumeaux restés à bord de leur vaisseau.

— Il y a des données dans le journal de bord, répondit une moitié du capitaine.

— Oui, des coordonnées, des choses comme cela.

— C’est vrai ? s’exclama Y’sul.

— Oui. Sauf qu’elles ne sont pas accessibles d’ici. Vous allez devoir les récupérer vous-mêmes.

— De quelle façon ? demanda Fassin.

— Comment le saurions-nous ?

— Ce n’est pas notre navette.

— Essayez, et vous verrez bien !

Ils essayèrent. La technique correcte consistait pour Y’sul à entrer à l’intérieur d’une double alcôve équipée de capteurs multiples, et d’appuyer sur quatre plaques sensitives simultanément. L’écran principal cessa de relayer les images prises par les caméras externes et afficha un dessin représentant une bibliothèque. Y’sul se déplaça dans cet espace virtuel et saisit un volume sur le dos duquel était imprimé « Journal de bord ». Il l’ouvrit.

Un moyeu d’Habitant filmé en gros plan les fixait, immobile.

— Ah ! lâcha Y’sul. Il ne bouge plus. Il doit être mort.

— Nous le voyons, dit un des jumeaux. Il devrait y avoir un bouton « Lecture » quelque part.

— Oui, il faut l’allumer.

— Putain, ouais. Heureusement que vous êtes là, les mecs !

Et il appuya sur le bouton.


* * *

Taince Yarabokin fut tirée d’un sommeil léger par une alarme de niveau moyen. Inutile d’entamer une procédure de sortie de nacelle. Elle alluma son moniteur et regarda ce qui se passait à l’extérieur. Ulubis brillait d’un éclat bleu vif, soleil minuscule perdu au milieu d’un champ d’étoiles infini. Enfin. Sa couleur venait de ce que le vaisseau et la flotte tout entière volaient à une vitesse colossale, martelaient les ondes lumineuses et compressaient les longueurs d’onde. Taince sortit du mode vidéo et entreprit d’étudier la télémétrie du vaisseau. Une force terrible et féroce mettait les structures à rude épreuve. Ils avaient commencé à décélérer. La majorité de la flotte perdait rapidement de la vitesse, freinait violemment à l’approche du système Ulubis, qui n’était plus qu’à un mois de vol. Les engins devaient supporter plus de cent g de pression.

Un autre groupe de vaisseaux – un escadron de soixante appareils – décélérait un peu moins brutalement. Douze navires ne ralentissaient pas du tout et continueraient à cette vitesse jusqu’au cœur du système. Leurs équipages avaient passé des centaines d’heures à s’entraîner à ce type d’attaque éclair. De fait, leur traversée du système ne durerait que quatre heures. Durant ce laps de temps – l’assaut aurait lieu dans moins de vingt jours –, ils devraient collecter un maximum d’informations sur l’état du système, les renvoyer au reste de la flotte, choisir une stratégie parmi un vaste choix programmé dans leurs banques de données et larguer leurs munitions sur les cibles les plus appropriées. Ils comptaient beaucoup sur cette première mission. Les vaisseaux arriveraient sans prévenir à peine un mois après le début de l’invasion. Avec un peu de chance, la moisson serait bonne, car les envahisseurs n’auraient pas encore organisé correctement leurs défenses.

Alors, avant de sortir du système, ils débuteraient leur violente décélération de façon à s’arrêter à un mois-lumière d’Ulubis et à être de retour quelques semaines après l’arrivée du gros de la flotte – dans le meilleur des cas, pour terminer le travail déjà entamé, dans le pire, pour leur donner un coup de pouce salvateur.

Les autres vaisseaux qui continuaient de foncer à plein régime arriveraient de façon échelonnée et imprévisible, par petits groupes. Leurs cibles seraient définies au dernier moment, grâce aux données transmises par les engins de l’attaque éclair. Chaque vague successive devrait être capable de rester un peu plus longtemps que la précédente dans le système, afin d’infliger des dégâts substantiels à l’ennemi. C’était une bonne tactique. Les bousculer, leur faire perdre l’équilibre, les déstabiliser avant de permettre au gros de la flotte de porter le coup final, de les mettre K.-O. une fois pour toutes.

Évidemment, ils seraient précédés par la lumière de leurs réacteurs, aussi la surprise ne serait-elle pas complète.

Toutefois, les Affamés avaient eux aussi prévenu les défenseurs d’Ulubis de leur arrivée imminente. Il eût été difficile de faire autrement. Les envahisseurs d’E-5 avaient fini de décélérer et éteint leurs réacteurs de conserve après avoir pénétré la coquille d’Oort du système. Quelques jours plus tard, leurs navires de tête avaient franchi les frontières d’Ulubis.

Pendant les semaines qui suivirent l’extinction de leurs réacteurs, durant l’invasion proprement dite, le système fut illuminé par de multiples détonations, en particulier autour des planètes Sepekte et Nasqueron.


* * *

— Je m’appelle Leisicrofe d’Hepieu, et je suis originaire de la zone équatoriale de Nasqueron. Ceci est mon testament. Je suppose que, qui que vous soyez, vous devez avoir suivi ma trace pour récupérer les données que j’ai conservées pour le compte de mon ami et collègue Valseir de Schenehen. Si ce n’est pas le cas, si cet enregistrement vous est parvenu fortuitement, eh bien, j’ai bien peur qu’il ne vous soit pas d’une grande utilité. Toutefois, si vous êtes bien à la recherche de ces données, je me dois de vous prévenir que vous allez être déçu.

Fassin eut l’impression que quelque chose en lui se cassait.

— Oh-oh ! laissa échapper Y’sul.

— Je sais que cela va vous paraître injuste, et je me doute que vous sentez déjà la colère monter en vous. Sachez cependant que je vous ai probablement rendu service, car je suis intimement et sincèrement persuadé que ce qu’on m’a demandé de transporter ne devrait être entre les mains de personne. C’est une trop grande responsabilité. Bien sûr, je n’étais pas supposé savoir de quoi il s’agissait, et Valseir n’a été pour rien dans ma découverte.

— Il est bavard, non ? remarqua Y’sul.

— J’ai honte de l’avouer, mais je ne suis pas aussi digne de confiance que mon ami Valseir le croyait. Il m’a confié les données dans une boîte scellée et m’a demandé de ne jamais l’ouvrir. Je lui ai dit que je ne le ferais pas. Il n’a même pas exigé que je lui donne ma parole, pensant probablement que notre amitié était une garantie en soi. Mais je ne suis pas Valseir. Je suis curieux par nature, et cela n’a rien à voir avec mon intérêt pour la science. J’ai résisté durant de longues années, puis je me suis laissé tenter. J’ai ouvert la boîte, j’ai commencé à lire ce qu’elle contenait, et j’ai immédiatement compris que ces données étaient d’une importance capitale. À ce moment-là, j’aurais pu cesser de lire, refermer le coffre et agir comme si de rien n’était. Si je l’avais fait, je serais sans doute encore en vie. Au lieu de quoi j’ai continué – voyez où cela m’a mené. Mais j’étais dans une sorte de transe incrédule et je n’ai pas pu m’arrêter.

— À mon avis, il a dû prendre diverses substances illicites ! commenta Y’sul.

— Voilà comment je me suis retrouvé à prendre connaissance d’informations que j’étais uniquement supposé conserver. Malheureusement, j’en suis très vite arrivé à la conclusion que je ne pouvais pas me faire totalement confiance. Je n’avais certes pas saisi tout ce que j’avais lu, mais j’étais capable de le réciter, de le révéler à quelqu’un de malintentionné. Il existe des drogues pour faire parler les gens, et des appareils pour puiser directement dans leur cerveau.

— C’est un taré ! dit Y’sul.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’un des jumeaux depuis le Velpin.

— Hum. Je ne sais pas, répondit l’autre, comme s’ils ne prêtaient pas réellement attention à l’enregistrement de Leisicrofe.

— Je mentirais si je vous disais que je n’avais jamais envisagé ma propre mort. Toutefois, avant d’en arriver là, j’avais pour objectif de terminer mon étude exhaustive des Cincturias – une étude que j’espérais définitive – et de la publier. Comme vous le savez peut-être, c’est mon sujet de prédilection. Néanmoins, sachant ce que je sais désormais, j’ai pris la décision de mettre un terme à mes recherches et de me suicider dans les plus brefs délais. J’accomplirai ce geste ultime ici, à bord du Rovruetz, le vaisseau sépulcral de Cineropolis, afin de donner à ma mort un peu plus de sens.

— … on dirait, ou alors…, entendit Fassin sur le canal toujours ouvert.

— On le sonne ?

— Non ! Tu es complètement… ! Mais coupe-moi ça…

La communication fut interrompue. Fassin se retourna vers le sas d’accès et le court tunnel qui reliait la navette au Velpin.

Leisicrofe n’avait pas terminé de parler :

— … vous me pardonnerez. En tout cas, vous devriez. J’ignore si vous connaissez réellement la nature de ce que vous cherchez. Je vous dirai simplement que je ne m’attendais pas vraiment à cela, qu’il s’agit d’un code et d’une fréquence. Mais j’ai tout détruit – les données comme leur contenant. Tout a brûlé dans le feu du soleil appelé Direaliete. À ma connaissance, il n’existe pas de copie. Si vous n’avez rien compris à ce que je viens de raconter, veuillez respecter les dernières volontés d’un vieil Habitant sénile et laissez-moi reposer ici en paix.

L’enregistrement se figea, et une icône apparut pour signifier que le message était terminé.

Fassin fixa sans rien dire l’image de l’Habitant mort. C’était terminé. Il avait échoué. Il n’y avait probablement plus aucun moyen de vérifier si cette Liste signifiait bien quelque chose, si elle avait jamais signifié quelque chose.

— Complètement fou, dit Y’sul dans un soupir en jouant avec les commandes de l’interface. On commence à être habitué aux tarés. Les nouvelles ne paraissent pas très encourageantes, cher ami humain, ajouta-t-il en se retournant vers Fassin.

Le canal audio se rouvrit subitement.

— Sortez de là ! crièrent Quercer & Janath. Vous avez dix secondes pour revenir à bord !

— On nous attaque ! Vite !

Fassin accusa rapidement le coup et se précipita vers le sas.

Y’sul sortit de sa niche sensitive et lui emboîta le pas en se grattant une collerette à l’aide d’un membre articulé.

— Cette folie est contagieuse, ma pa…

— Les Voehns ! Un vaisseau ! Sortez ! Vite !

— Allumage dans cinq, quatre, trois…

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