Il y avait de nombreuses galaxies, et dire le contraire était un truisme. Toutes les espèces intelligentes – plus quelques autres qui ne l’étaient pas tout en étant capables d’effectuer des voyages interstellaires –, et parfois même tous les types d’espèces, possédaient en propre un amas stellaire. Les Voyageuses, une transcatégorie qui regroupait tous les êtres capables de – et disposés à – s’aventurer loin de leur habitat naturel, étaient comme les citoyens d’une énorme ville tridimensionnelle quasi vide, dotée d’une multitude de moyens de transport. La plupart des gens se contentaient de marcher et de progresser lentement, de façon isolée, dans des rues désertes séparées les unes des autres, dans des parcs endormis, des lotissements vides, des restes de friche et tout un réseau de chemins non cartographiés, avec ses trottoirs, ses escaliers, ses échelles, ses venelles et ses allées. En route, ils ne rencontraient jamais personne. Et, quand ils arrivaient à destination, c’était généralement dans un endroit très similaire à celui qu’ils avaient quitté, comme la photosphère d’une étoile, la surface d’une naine brune, l’atmosphère d’une géante gazeuse, un nuage cométaire ou encore un coin de vide interstellaire. Ces espèces étaient aussi appelées les Lents.
Les Rapides étaient différents. Ils étaient principalement originaires de planètes rocheuses, vivaient plus vite et n’éprouvaient aucun plaisir à voyager tout le temps. Malheureusement, ils y avaient été forcés jusqu’à la création d’un réseau de trous de ver digne de ce nom. Les portails étaient les stations de métro de cette ville géante, les endroits où les ressortissants de diverses espèces étaient obligés de se croiser et, dans une certaine mesure, de se mêler les uns aux autres. Cela était vrai même si, étant donné le peu de temps passé à proximité d’un portail ou à l’intérieur d’un trou de ver, il était fort difficile de rapprocher des êtres qui, en attendant leur départ et dès leur arrivée, avaient tendance à se disperser pour se regrouper par espèce, en des lieux spécifiques offrant le confort dont ils avaient besoin.
Nombreux étaient ceux à considérer les Cincturias comme des animaux – des chats, des chiens, des rats, voire des bactéries. Eux aussi vivaient dans cette ville, mais n’en étaient aucunement responsables. Souvent, ils l’empêchaient même de fonctionner correctement.
Prendre conscience de l’existence des Autres – des espèces pénombrales non baryoniques, de celles qui évoluaient dans treize dimensions, des Quantarchs, qui peuplaient les champs magnétiques – revenait à découvrir que le sol, les fondations, le tissu même de la cité, abritaient leurs propres formes de vie.
La Mercatoria – qui incluait l’immense majorité des consommateurs d’oxygène de la Voie lactée – habitait sa propre galaxie, tout comme les autres groupes importants. Ainsi, ces différents groupes vivaient les uns à côté des autres, s’interpénétraient, s’entouraient mutuellement, sans jamais être affectés par la présence de leurs voisins, sauf bien sûr dans les trous de ver si précieux et fragiles.
Et nous, dans tout cela ? Oh ! nous hantions les câblages tels des fantômes.
Les enfants esclaves rampaient le long des pales géantes de l’hélice principale du cuirassé, portant du matériel de soudure, des panneaux de carbone et de lourds pistolets à colle. Les moteurs du vaisseau et son propulseur bourdonnaient dans leur manteau de brume bouffant et brun, emplissaient la structure du grand vaisseau de bruits métalliques, d’harmoniques qui semblaient se rapprocher puis s’éloigner, véritable symphonie perpétuelle de sons industriels.
Perchés au sommet d’une grue surplombant l’anneau de moteurs géants, Fassin et le colonel regardaient les enfants s’affairer, progresser lentement vers les extrémités tordues, mouvantes, des pales colossales.
L’hélice tribord avait été touchée par un morceau de racine de Nuage de rosée. Le Nuage devait être mort et en train de se décomposer ; il flottait plusieurs dizaines de kilomètres au-dessus du vaisseau lorsque la racine s’en était détachée. Les Nuages de rosée étaient d’énormes plantes mousseuses qui pouvaient mesurer jusqu’à dix kilomètres de largeur et cinq à six fois plus en hauteur. Comme toute la flore des géantes gazeuses, ils étaient principalement constitués de gaz – un Habitant pressé aurait facilement pu traverser la canopée de l’un d’entre eux sans se rendre compte qu’il ne s’agissait pas d’un nuage ordinaire. Pour les humains, ils ressemblaient à un croisement entre un champignon allongé et une méduse grosse comme un nuage d’orage. Appartenant au clade des Omniprésents, on les trouvait là où il y avait des Habitants, autour des planètes gazeuses, où ils recueillaient l’eau condensée grâce à leurs racines relativement solides, exploitant les grandes différences de température qu’il y avait parfois entre deux couches atmosphériques.
Lorsqu’ils approchaient de la fin de leur existence, ils montaient au-dessus de la couche nuageuse, là où il faisait très froid, et se désagrégeaient lentement. Le cuirassé était équipé de protections destinées à empêcher toute matière solide d’endommager ses propulseurs, mais la racine s’était glissée entre cette protection et l’hélice elle-même, causant de gros dégâts aux pales longues de trente mètres, avant d’être hachée puis expulsée. Les enfants esclaves n’avaient donc d’autre choix que de ramper du moyeu jusqu’à l’extrémité des pales pour effectuer les réparations nécessaires. En forme de deltas fins dotés de tentacules qui leur permettaient de s’agripper aux pales en mouvement et de tenir leur matériel, ils avaient de grosses difficultés à avancer. Des officiers montés sur des skiffs motorisés flottaient à proximité, beuglaient ordres, menaces et imprécations en direction des jeunes.
— Ils pourraient arrêter cette saloperie d’hélice, cria le colonel.
La plate-forme ouverte sur laquelle ils se trouvaient était située à l’arrière du vaisseau, aux quatre cinquièmes de cette ellipse longue de plus de deux kilomètres et large de quatre cents mètres. Les vingt-quatre moteurs du cuirassé dépassaient de son fuselage, formaient un monumental col de pylônes, de câbles, de protections tubulaires et coques quasi sphériques. Le vent hurlait autour du scaphandre de Hatherence et du petit gazonef de Fassin.
— Cela les ralentirait trop, apparemment, cria Fassin.
Le capitaine avait fait baisser le régime des moteurs tribord de vingt-cinq pour cent pour laisser aux enfants esclaves une chance d’effectuer leurs réparations sans avoir à subir trop de pertes. Les gouvernails géants montés sur le stabilisateur octogonal, juste derrière les moteurs, se déployèrent pour pallier le déséquilibre de la poussée.
Fassin aperçut furtivement un croiseur de l’escorte par une trouée dans les nuages, à quelques kilomètres de là. D’autres cuirassés, entourés d’une flottille de navires mineurs, volaient tout autour, formaient un front de cent kilomètres de large et trente de profondeur. Un enfant esclave situé à l’extrémité d’une pale lâcha prise, tomba en hurlant et s’écrasa sur la face interne d’une coque protectrice. Son cri s’arrêta net. Son corps mou fut rapidement balayé par le courant d’air puissant produit par la rotation de l’hélice. Il roula par-dessus le rebord de la protection métallique, manqua de peu heurter une autre hélice, disparut un instant derrière un aileron vertical géant, avant de réapparaître en dessous, dans la brume des nuages, où il décrivait une spirale sans fin. Aucun des officiers présents dans les environs ne daigna le regarder. Quant aux autres enfants, ils continuèrent d’avancer lentement sur les pales en mouvement.
Fassin se tourna vers le colonel.
— Oups ! fit-il.
Ils étaient en train de foncer vers la zone de guerre.
Un wagon les avait conduits de la maison d’Y’sul – enfin, deux wagons, puisque l’Habitant ne se séparait jamais de sa garde-robe imposante et de son serviteur – à la Gare centrale. Là, ils étaient venus compléter un train de quatre-vingt-dix voitures en partance pour la Zone zéro – la zone équatoriale – et la Bande A, situées à vingt mille kilomètres.
Y’sul passa une grande partie du voyage à se plaindre de sa gueule de bois…
— Vous dites que votre civilisation existe depuis dix milliards d’années, et vous n’avez toujours rien trouvé pour soigner les lendemains de cuite ? demanda Hatherence, incrédule.
Ils flottaient dans la voiture-restaurant et attendaient que le serveur assimile la composition chimique exacte de la nourriture de l’Oerileithe.
La voix étouffée par une sorte de combinaison transparente, équivalent nasquéronien des lunettes de soleil humaines, Y’sul répliqua :
— La souffrance et l’oralisation de cette dernière sont considérées comme nécessaires, comme faisant partie intégrante du processus. Tout comme les remarques compatissantes des camarades, serais-je tenté d’ajouter.
Le colonel était sceptique.
— Je croyais que vous ne connaissiez pas la douleur ?
— C’est tout à fait vrai pour ce qui est des douleurs purement physiques. Ce qui nous fait souffrir, c’est le sentiment que le monde n’est pas aussi beau que la veille et que, peut-être, nous nous sommes ridiculisés. Mais je n’espère pas qu’un petit habitant comme vous comprenne.
Ils quittèrent le train à Nuersotse, une cité sphérique sise à mi-altitude, dans les limites nord bouillonnantes de la ceinture équatoriale. Nuersotse faisait à peine trente kilomètres de diamètre. C’était une ville relativement dense selon les standards de la planète, conçue pour être robuste et manœuvrable. Des navires de transport rapides la quittaient en convoi toutes les heures à chaque passage d’une Roue de bordure.
Ils passèrent de Nuersotse à Guephuthen grâce à la Roue numéro un, une structure articulée colossale, large de deux mille kilomètres, qui tournait sur elle-même entre deux bandes atmosphériques, mue uniquement par les courants de gaz antagonistes. Les Roues étaient les structures mouvantes les plus imposantes des géantes gazeuses, si on laissait de côté les réseaux de Tunnels planétaires. De fait, ceux-ci tournaient autour du globe au rythme de quelques centaines de kilomètres par heure, avec le reste des bandes gazeuses. Autant dire que pour un Habitant, ils étaient immobiles.
Par ailleurs, les Roues tournaient réellement, transféraient passagers et marchandises d’une bande à l’autre avec un minimum de turbulence et en toute sécurité, tout en produisant une quantité prodigieuse d’électricité grâce à leurs arbres de transmission. Ceux-ci transperçaient la structure de part en part et étaient équipés de paraboles à micro-ondes qui mesuraient plusieurs centaines de mètres de diamètre, tournaient constamment à une vitesse étourdissante, envoyaient l’énergie accumulée vers d’autres paraboles tout aussi énormes positionnées en orbite, lesquelles se chargeaient ensuite de remplir des vaisseaux-batteries.
À leur arrivée, la Roue et la ville elle-même étaient secouées par une tempête toute proche. Toutefois, elles étaient toutes les deux en train de changer de position aussi vite qu’elles le pouvaient. Tout, depuis la planète jusqu’aux dents de Fassin, s’était mis à vibrer pendant le transfert du Tunnel à la Roue, les moteurs de la navette besognant dans le vent hurlant, son fuselage mitraillé par de la grêle d’ammoniaque. Il y avait des éclairs partout, et les champs magnétiques couvraient d’étincelles crépitantes diverses parties de l’accoutrement d’Y’sul.
Pris dans la centrifugeuse géante de la Roue, collés à son périmètre intérieur, la traversée leur avait paru plus rapide et calme, en dépit des secousses sévères subies au moment du passage vers l’autre ceinture.
La tempête était bien plus violente à Guephuthen qu’à Nuersotse. L’anneau équatorial externe de la cité tournoyait rapidement ; ses quartiers périphériques et autres faubourgs moins bien entretenus pelaient littéralement, envoyaient une pluie de débris alentour. Leur navette fut contrainte de zigzaguer entre les épaves avant de foncer pour atteindre la station située derrière la ville, anémone géante constituée de câbles ondulant dans les bourrasques.
Un autre Tunnel long de plusieurs milliers de kilomètres traversait l’immensité de la Ceinture A, puis le tropique nord et sa Roue, avant de passer, plus calmement cette fois, dans la Zone deux. Au milieu de celle-ci, les civils commencèrent à céder leur place aux militaires. Les trains et voitures étaient chargés de soldats et de matériel en partance pour la zone de guerre.
À Tolimundarni, en bordure de cette dernière, ils furent chassés du train par la police militaire, et ce malgré les protestations véhémentes d’Y’sul, qui ne manqua pas de rappeler le caractère éminemment prioritaire et parfaitement officiel de cette expédition – non, de cette quête ! –, qu’il entreprenait en compagnie de ses, oui, de ses deux célèbres invités étrangers à la réputation galactique excellentissime, une quête d’une importance considérable, mais dont il n’avait pas le droit de divulguer les détails, pas même à des membres aussi distingués, discrets et manifestement importants des forces armées, qui, il en était persuadé, se montreraient néanmoins compréhensifs et les laisseraient poursuivre leur route sans entraves, ne serait-ce que pour faire preuve de bon goût, pour faire triompher la justice et voir leur réputation grandir de façon spectaculaire…
Ils flottèrent vers la sortie du Tunnel en regardant le train repartir sans eux. Sholish, quant à lui, fonçait dans tous les sens pour essayer de rassembler les bagages éjectés sans ménagement, qui dérivaient en tous sens.
Fassin et Hatherence regardèrent Y’sul d’un air sévère.
L’Habitant finit de s’épousseter, arrangea ses vêtements, puis soutint leur regard et annonça, sur la défensive :
— J’ai un cousin !
Le cousin en question était officier ingénieur à bord du cuirassé Brise Tempête, un navire doté de trente canons de tourelle appartenant à la 487e Flotte des Arpenteurs de ceinture, dite aussi « Flotte du Grondement de Tonnerre ». Bindiche, le cousin, gardait rancune à Y’sul à cause d’une ancienne querelle familiale. Il fut donc heureux de rendre service à son cousin intérieurement mortifié et extérieurement courageux, histoire de ramasser les fruits de sa bonne action en lui faisant l’extrême faveur – une faveur qu’il ne pourrait jamais oublier – de se porter garant pour ses camarades et lui auprès de son capitaine, afin de leur permettre de pénétrer dans la zone de guerre. Néanmoins, cela ne fut pas simple, puisqu’il leur fallut effectuer un vol suborbital dans un tube magnétique à bord d’une lune évidée ne transportant généralement que des marchandises et propulsée depuis Tolimundarni la Haute vers Lopscotte (couverts, une nouvelle fois, par le cousin Bindiche et ses connexions militaires – Bindiche, cette engeance méprisable et avide, cette pourriture à la réputation aussi vide qu’une batterie déchargée), décrivant une parabole au-dessus de la couche nuageuse, se retrouvant furtivement dans l’espace (mais il n’y avait ni hublots, ni moniteurs), le tout en subissant les geignements d’Y’sul qui ne cessait de se plaindre des effets de l’accélération brutale sur sa gueule de bois et du fait qu’il avait dû abandonner la plus grosse partie de ses bagages, y compris les cadeaux offerts par ses amis et l’armure qu’il venait de se faire tailler.
Le sillage grondait autour du Voyant et du colonel, qui regardaient les enfants esclaves tenter d’effectuer leurs réparations. Regroupés à l’extrémité des pales géantes de l’hélice, les jeunes Habitants s’apparentaient à une nuée de mouches spécialement entraînées, accrochées à un ventilateur.
Les enfants des Habitants avaient une existence difficile et n’étaient généralement pas aimés. C’était dur pour un humain de ne pas se dire que les Habitants adultes n’étaient qu’une bande de tortionnaires congénitaux et de ne pas prendre en pitié ces gamins brutalisés.
Tandis que Fassin regardait, un autre enfant esclave lâcha prise et entama une chute interminable en émettant un cri d’angoisse haut perché. L’infortuné rata la coque protectrice de l’hélice mais heurta un câble extrêmement tendu, qui le coupa presque en deux. Aux commandes d’un skiff, un Habitant plongea dans le sillage de l’énorme navire, lutta brièvement contre les turbulences pour rattraper le minuscule corps brisé, qu’il dépouilla de son kit de soudure avant de le laisser poursuivre sa chute. La victime tomba comme une vulgaire feuille de papier déchirée et disparut dans la brume.
Les Habitants admettaient volontiers n’éprouver aucun amour pour leurs enfants. Devenir femelle le temps de donner naissance à un petit n’était pas du tout un plaisir. Ils le faisaient pour l’unique et simple raison que c’était ce qu’on attendait d’eux, que c’était excellent pour leur réputation et que cela leur donnait le sentiment d’avoir accompli leur devoir. Le concept d’éducation, l’idée qu’il pût être nécessaire d’en faire encore plus, de continuer à s’occuper de ces morveux après l’accouchement était pour eux parfaitement risible. Après tout, eux-mêmes avaient été mis à la rue et forcés de se débrouiller tout seuls quand ils étaient jeunes. Ils avaient été chassés par leurs parents, poursuivis par les gangs d’adolescents et les chasseurs solitaires. Pourquoi les nouvelles générations échapperaient-elles à tout cela ? Ces petits salauds vivraient des milliards d’années. Ils n’allaient tout de même pas se plaindre de ce petit siècle de tortures ?
Pour la plupart des Habitants, les enfants esclaves occupés par la réparation des hélices endommagées du Brise Tempête étaient des privilégiés. Ils étaient peut-être prisonniers, employés à des tâches désagréables et/ou dangereuses, mais au moins, ils étaient à l’abri des chasseurs et correctement nourris.
Fassin les examina longuement et se demanda combien d’entre eux atteindraient un jour l’âge adulte. L’une de ces silhouettes triangulaires maigrichonnes deviendrait-elle, dans quelques milliards d’années, un ancien, un Sage immensément respecté ? Oui, évidemment. Mais si quelqu’un le leur disait aujourd’hui, ils ne le croiraient pas. Les enfants des Habitants étaient incapables d’admettre – même comme une hypothèse de travail – qu’un jour, ils deviendraient comme ces énormes et horribles doubles disques, ces créatures féroces qui les chassaient, les capturaient et les forçaient à faire ces travaux horribles à bord de leurs navires.
— Voyant Taak ?
— Oui, colonel ?
Une nouvelle conversation privée, via une lumière polarisée, pour rester aussi discrets que possible. C’est le colonel qui avait proposé de monter jusqu’ici. L’Oerileithe avait-elle quelque chose de personnel à lui dire ? Le vacarme produit par le chœur des moteurs et les sifflements du gaz autour de la queue du vaisseau rendait, il est vrai, toute conversation normale et orale très problématique.
— Cela fait un certain temps que j’ai envie de vous poser la question.
— Quelle question ?
— Cette chose que nous sommes supposés chercher. Sans compter les contraintes, comme par exemple de devoir communiquer furtivement…
— Je vous en prie, colonel, n’hésitez pas. Madame…
— Est-ce que vous croyez réellement tout ce que vous nous avez dit lors de ce briefing, sur Troisième Furie ? demanda Hatherence. Lorsque nous étions en petit comité, avec Ganscerel et Yurnvic. Toutes ces choses que vous nous avez annoncées sont-elles vraies ?
La Grande Traversée, le supposé trou de ver qui reliait plusieurs galaxies, la Liste.
— Cela importe-t-il vraiment ? demanda-t-il.
— Ce que nous croyons a toujours de l’importance.
Fassin sourit.
— Puis-je vous demander quelque chose ? dit-il.
— À condition que vous finissiez par répondre à ma question.
— Croyez-vous en « la Vérité » ?
— Vous voulez dire avec une majuscule ?
— Et aussi des guillemets…
— Évidemment !
La Vérité était le nom présomptueux donné à la religion, à la foi qui constituait les fondations de la Prévôté, de la Cessoria et, d’une certaine façon, de la Mercatoria elle-même. Elle avait pour origine cette croyance – basée sur d’absurdes certitudes statistiques – selon laquelle notre réalité ne serait qu’une simulation commandée par un substrat capable de calculs prodigieux situé dans une réalité plus grande, qui engloberait la nôtre. Cette idée – sous des formes diverses – avait traversé l’esprit de penseurs de toutes les époques et de toutes les civilisations. (Exception faite des Habitants, d’après ce qu’ils disaient. Ce dont certains se servaient pour affirmer que le peuple des géantes gazeuses n’était même pas une civilisation.) Toutefois, tout le monde – ou plutôt, virtuellement tout le monde – s’accordait à dire qu’une différence qui ne faisait aucune différence n’était pas une différence, et que, de ce fait, il valait mieux continuer d’exister et de se contenter de nos illusions de vie.
La Vérité allait certes plus loin, puisqu’elle soutenait que cette différence potentielle faisait justement la différence. L’important étant que les gens soient persuadés du fond de leur cœur, de leur âme, de leur esprit, qu’ils faisaient partie d’une titanesque simulation. Il convenait de réfléchir à cette question, de la garder toujours à l’esprit, d’où la nécessité de se rassembler régulièrement à l’occasion de cérémonies et de solennités. Il convenait aussi d’évangéliser, de convertir tout le monde à cette vue, car – et c’était le but de la manœuvre – une fois qu’il y aurait suffisamment de gens pour reconnaître que la vie n’était qu’une simulation, celle-ci perdrait toute valeur aux yeux de ceux qui l’avaient créée, et tout l’édifice s’écroulerait.
En effet, si les cobayes de cette expérience venaient à prendre conscience de leur nature de cobaye, l’expérience n’aurait plus aucune raison d’être. S’ils étaient des sortes de jouets, ils pourraient légitimement espérer être récompensés pour leur perspicacité, non ? S’il s’agissait d’un test, encore une fois, une bonne note devrait pouvoir leur garantir une récompense. Et puis, si leur simulacre d’existence était un châtiment pour une faute commise dans le monde réel, le temps serait venu de les réhabiliter.
Personne ne pouvait dire avec certitude quelle proportion de la population il faudrait convertir pour tout arrêter (cinquante pour cent, beaucoup moins ou beaucoup plus), mais, tant que le nombre de gens éclairés augmenterait, l’univers continuerait de se rapprocher de son épiphanie, et la fin du monde deviendrait de plus en plus imminente.
La Vérité affirmait – et c’était parfaitement logique – qu’elle était la religion ultime, la foi finale, la dernière de toutes les églises. Car elle était celle qui englobait toutes les autres, leur servait de contexte, les embrassait et les justifiait. Elle mise à part, les religions pouvaient toutes être balayées du revers de la main, considérées comme des phénomènes émergents, des effets secondaires de la simulation. Évidemment, on pouvait en dire autant de la Vérité. Toutefois, celle-ci était la seule à reconnaître cette vérité ultime.
De même, la Vérité était la seule religion à pouvoir prétendre à un certain degré d’universalité. Toutes les autres croyances étaient spécifiques à une espèce ou, du moins, originaires d’un monde précis, d’un groupe particulier au sein d’une espèce donnée. Parfois, elles s’amalgamaient, tâchaient de brouiller les pistes, mais cela ne dupait personne.
Ne perpétuant pas la tradition des miracles, n’étant pas l’œuvre d’un individu, d’un Voyant tout-puissant (puisqu’elle était apparue de nombreuses fois, dans une multiplicité de civilisations), la Vérité était la première religion postscientifique et pancivilisationnelle – la seule, en tout cas, à ne pas avoir été imposée par une hégémonie conquérante. Les adeptes de la Vérité affirmaient même que celle-ci n’était pas une religion, car ce dernier concept en rebutait certains. Il était certes possible de la considérer comme une philosophie, voire un postulat scientifique justifié par des statistiques et des calculs de probabilités parfaitement irréfutables.
La Mercatoria avait donc adopté cette croyance, l’avait convenablement codifiée pour en faire la religion d’État de ce dernier Âge.
— Vous n’êtes pas croyant, Fassin ? demanda Hatherence avec une pointe de tristesse dans le signal.
— Disons que je goûte la force intellectuelle de cette théorie.
— Mais elle n’est pas présente en permanence dans votre esprit ?
— Non. Désolé.
— Ne soyez pas désolé. Il arrive à tout le monde de douter. Nous devrions peut-être approfondir davantage cette question.
— J’avoue que je craignais un peu de vous entendre dire cela.
— Alors, revenons-en à ma première question.
— Est-ce que je crois toutes ces choses ?
— Oui.
Fassin jeta un regard circulaire sur le vaisseau, sous leurs pieds, sur l’assemblage colossal de moteurs rugissants, sur ces pales en mouvement et toute la structure qui les soutenait. La Grande Traversée : trente millions d’années entre les galaxies.
— L’idée qu’un appareil construit par les Habitants soit capable d’effectuer un voyage si long est, je dois l’avouer, un défi à la crédulité, admit-il.
— Quant au voyage de retour, la vitesse à laquelle il a été effectué semble encore moins crédible.
Ah oui ! le grand et, très certainement mythique, trou de ver intergalactique.
— Je n’ai pas envie que nous nous disputions, colonel. Il est parfaitement possible que tout cela ne soit que pure invention ; néanmoins, la chose que nous recherchons, elle, existe bel et bien.
— Cela nous occuperait, pourtant.
— Encore une fois, je pense qu’il ne sert à rien de discuter. Au bout du compte, vous êtes colonel, tandis que moi, je ne suis qu’un commandant honoraire ; les ordres sont les ordres.
— Justement. Le cœur que l’on met à exécuter des ordres dépend grandement de ce que l’on pense de ces derniers, du degré de faisabilité supposé de la mission.
— Entièrement d’accord avec vous. Mais où voulez-vous en venir, au juste ?
— Je calibre, commandant, j’évalue.
— Vous testez ma motivation ? Vous voudriez savoir si je serais prêt à sacrifier ma vie pour… l’objet de notre désir ?
— Quelque chose comme cela.
— J’ai l’impression que nous sommes tous les deux des sceptiques, colonel. Moi plus que vous, il est vrai. Mais nous avons tous les deux le sens du devoir. Vous plus que moi, peut-être. Alors, cela vous satisfait-il ?
— Oui, je suis satisfaite.
— Moi aussi.
— J’ai reçu un message de l’Ocula, ce matin.
— Vraiment ?
Me l’auriez-vous dit si je m’étais montré encore plus sceptique ? Ou bien avez-vous conclu de votre évaluation que vous ne pouviez pas tout me dire ?
— Oui. Nos ordres sont inchangés. Le système a subi plusieurs attaques au moment de l’assaut contre Troisième Furie. Il y a eu d’autres raids par la suite, mais moins importants. Les satellites de télécommunication de Nasqueron sont en train d’être réparés d’urgence. En attendant, une flotte de la Navigarchie s’est positionnée en orbite pour pallier les déficiences du réseau, pour assurer notre sécurité et nous évacuer à la fin de la mission ou avant, si cela s’avère nécessaire.
Fassin prit quelques secondes pour réfléchir.
— Ils n’ont rien dit à propos de mon Sept, le Sept Bantrabal ?
— Rien. En revanche, on m’a confirmé que tous ceux qui se trouvaient sur Troisième Furie ont été tués. Je suis navrée de vous apprendre que le Maître Technicien Apsile est considéré comme mort. On n’a trouvé aucune trace de son vaisseau transporteur. L’Ocula m’a demandé de vous présenter ses condoléances – auxquelles j’ajouterai les miennes – pour les Voyants et leurs assistants décédés.
— Merci.
Le colonel parut s’incliner légèrement, ou alors était-ce uniquement l’effet des courants d’air tourbillonnants et violents qui secouaient la plate-forme qui les accueillait ?
Il n’y eut plus de victime dans les rangs des enfants esclaves. Leurs réparations semblaient devoir tenir le coup. Même là où ils n’avaient pas terminé leur travail, les pales vibraient beaucoup moins, leur facilitant énormément la tâche.
— Combien de navires ont-ils envoyés au-dessus de Nasqueron pour accomplir toutes ces choses ? Un seul bâtiment de notre escorte et deux satellites miniatures auraient très bien fait l’affaire…
— On ne me l’a pas précisé.
Fassin se tut.
Une interprétation littérale de la Vérité pouvait conduire à des conclusions plutôt fâcheuses. Par exemple, rien ne garantissait que, une fois la simulation terminée, tous les êtres qui en faisaient partie ne cesseraient pas d’exister purement et simplement. Il suffirait d’éteindre la sim pour que tout le monde, à l’intérieur du substrat, meure instantanément. Il ne serait peut-être pas question de soulagement, de libération, de retour à quelque chose de mieux, de plus grand, mais bien d’une ultime extinction de masse.
Par ailleurs, certains affirmaient que la Vérité justifiait l’extinction des espèces simulées et que, de ce fait, elle encourageait le meurtre et le génocide. Il y avait en effet deux moyens de parvenir au but ultime, à la révélation finale : évangéliser, convaincre, convertir les masses sceptiques ou, tout simplement, réduire le nombre de ceux qui persistaient à refuser la Vérité en les supprimant. Le basculement vers la délivrance pourrait intervenir non pas lorsque l’infidèle de trop serait enfin prêt à entendre la bonne parole, mais lorsqu’il rendrait son dernier souffle.
Le Brise Tempête plongea dans un énorme mur de nuages épais et sombres. Les lumières illuminèrent les structures des skiffs nasquéroniens. Bientôt, il devint impossible de distinguer quoi que ce soit, et le vacarme produit par les gaz autour de la queue du navire ainsi que le ronronnement incessant des moteurs rendit impraticable toute communication orale.
— Je crois qu’il est temps de rentrer, envoya le colonel.
— Amen.
Le jour suivant, l’on s’entraîna un peu au tir pour préparer l’équipage du vaisseau au combat. Y’sul, Hatherence et Fassin furent autorisés à assister aux manœuvres depuis un dôme d’observation situé à l’avant, une structure temporaire qui dépassait de la proue blindée du Brise Tempête comme un diamant incrusté sur un nez. Ils partagèrent l’endroit avec quelques douzaines de civils intéressés, pour la plupart les Administrateurs des villes qui avaient accueilli le cuirassé durant la longue période de paix. Des enfants serviteurs en uniforme flottaient autour des invités en portant des plateaux chargés de nourriture et de drogues.
Droit devant, derrière un trou d’une dizaine de kilomètres de diamètre dans un nuage, ils devinèrent un petit objet semblable à un navire bleu électrique. En fait, il s’agissait d’une cible tractée par un autre cuirassé, situé à plus de cent kilomètres de là.
Le Brise Tempête trembla violemment, et un instant plus tard retentit un bruit très puissant. Des traînées blanches, pareilles à de la vapeur condensée, apparurent dans le ciel au-dessus et en dessous d’eux, dessinèrent des rais de gaz précédés par de minuscules points sombres, qui convergèrent vers la cible. Les moniteurs sertis dans chaque poste de travail montraient une vue agrandie de cette dernière. La structure creuse fut ébranlée et transpercée, mais les trous se rebouchèrent aussitôt.
Quelques exclamations moyennement enthousiastes retentirent parmi les Habitants présents, exclamations couvertes par les claquements de doigts destinés à appeler les jeunes serviteurs.
— Au fait, je n’ai jamais posé la question…, commença Hatherence en se penchant sur un Y’sul occupé à aspirer des volutes violettes d’une sorte de pipe fumante. Cette guerre, pour quelle raison est-elle menée ?
Y’sul se retourna par saccades et donna l’impression de braquer tous ses organes sensoriels externes sur le colonel.
— La raison ? répéta-t-il, l’air un peu perdu, tandis que la pipe, vidée de sa substance, émettait un « pop » audible. Nous avons, comment dire, deux groupes de personnes, en l’occurrence d’Habitants, qui, manifestement, ont décidé, hum…, d’en découdre. Oui, d’en découdre ! Oui, habituellement, il y a un contentieux derrière une déclaration de guerre, et… et ils se servent d’armes pour s’expliquer, jusqu’à ce qu’une des deux parties – ai-je précisé que, le plus souvent, il y avait deux parties ? C’est un genre de convention, je crois. Deux, c’est le quorum, pourrait-on dire. Donc…
— Je ne vous ai pas demandé de m’expliquer ce qu’était une guerre, Y’sul.
— Ah bon ? D’accord. Oui, je suppose que vous avez des guerres, chez vous aussi. La plupart des gens font la guerre, semblerait-il.
— Ce qui m’intéresse, c’est l’origine du contentieux. Quelle est la cause de cette guerre ?
— La cause ? demanda Y’sul, surpris.
Il roula au fond de sa cuvette, tandis que le navire était secoué par le lancement d’une deuxième salve, tirée depuis ses flancs, cette fois.
— Eh bien…, reprit-il, quelque peu distrait par les points sombres qui dessinaient des traînées blanches dans le ciel. Oui, je suis certain que cette cause existe…, marmonna-t-il.
L’Habitant s’affala dans sa cuvette en tirant sur sa pipe et en soupirant ; Hatherence comprit qu’elle ne pourrait rien en tirer de plus.
— Les Guerres Formelles sont comme des duels à grande échelle, lui expliqua discrètement Fassin.
L’Oerileithe se tourna très légèrement dans sa direction.
— Habituellement, ajouta-t-il, elles sont provoquées par une querelle esthétique, par des avis divergents en matière d’aménagement du territoire planétaire.
— D’aménagement du territoire planétaire ?
— Par exemple, il leur arrive souvent de se disputer à propos du nombre de ceintures et de zones que devrait comporter la planète. En faut-il un nombre pair ou impair, en gros ? Dans ces cas-là, chacun souhaite imposer ses vues, et il n’y a aucun moyen de trancher.
— Vous avez bien dit « aménagement du territoire planétaire » ? répéta l’Oerileithe, comme si elle n’était pas certaine d’avoir compris. J’ignorais que l’aménagement des géantes gazeuses pouvait être… planifié.
— Les Habitants disent que, si on leur laisse le temps d’agir, ils sont parfaitement capables d’altérer le nombre de bandes que comporte la planète. C’est vrai qu’on ne les a jamais vus faire, mais cela ne les empêche pas de plastronner. De toute façon, ce qui compte, ce n’est pas la réalisation, mais le principe. Dans quel genre de monde voulons-nous vivre ? C’est cela, la question.
— Un monde avec un nombre de bandes pair ou impair, c’est bien ça ?
— Exactement. La Guerre Formelle n’est qu’une façon de progresser sur ce point.
Encore une salve. Cette fois-ci, le navire fut très sérieusement ébranlé, et nombre d’enfants esclaves couinèrent de peur. Des traits de gaz condensés jaillirent de tous les côtés, tissant un tunnel blanc dans le ciel.
— Il arrive que des disputes éclatent parce que deux équipages veulent porter les mêmes couleurs lors d’une course de clippers.
— Une guerre pour cela ? envoya Hatherence, véritablement horrifiée. Ces gens n’ont jamais eu l’idée de constituer des commissions, ou ce genre de chose ?
— Oh ! ils ont des commissions, organisent des réunions, mettent en place des procédures. Ils en font même trop. Toutefois, forcer un Habitant à appliquer une décision qui ne l’arrange pas, même s’il a juré ses grands dieux de se soumettre à l’avis d’une commission, c’est très compliqué, sur cette planète comme sur les autres. Les disputes ont donc tendance à dégénérer. La Guerre Formelle leur sert un peu de cour suprême, de dernier recours. Vous devez également comprendre qu’en temps normal les Habitants n’entretiennent aucune armée. Entre les guerres, les cuirassés comme celui-ci ainsi que tout le matériel de combat sont pris en charge par des clubs de passionnés. Lorsqu’une guerre éclate, le nombre de ces passionnés a tendance à augmenter très sérieusement. Les clubs, pour nous qui sommes étrangers à cette civilisation, ont des us et coutumes très martiaux, mais ne vous méprenez pas : ils n’ont rien à voir avec une armée professionnelle.
— Comme c’est pervers, commenta le colonel en réprimant un frisson.
— Mais cela fonctionne pour eux.
— Le terme « fonctionner », comme beaucoup d’autres mots courants, prend un sens singulier lorsqu’il s’agit des Habitants. Et comment choisissent-ils le vainqueur de ces étranges conflits ?
— Parfois, on compte les victimes, on fait l’inventaire des vaisseaux détruits ou endommagés. Mais le plus souvent, ils se mettent d’accord sur un seuil d’élégance.
— Un seuil d’élégance ?
— Hatherence, fit Fassin en se tournant vers l’Oerileithe. On dirait que vous ne savez rien des coutumes des Habitants. Tout ce temps que…
— Je crois bien avoir déjà rencontré ce concept, mais je l’ai trouvé tellement fantaisiste que je n’ai pas approfondi. Cela a-t-il réellement de l’importance dans ces circonstances ?
— Oui, cela compte énormément.
— Ils ne peuvent pas décider des couleurs de leurs clippers sans déclencher une guerre, mais ils sont capables de signer un armistice en se fondant sur quelque chose d’aussi flou que le concept d’« élégance » ?
— Oh ! mais il n’y a pas de dispute. Il y a des algorithmes pour cela.
Une autre vibration énorme agita le Brise Tempête et le fit tinter comme une vieille cloche.
Des bandeaux de brume se déroulèrent devant eux.
— Un algorithme ?
— L’élégance est un algorithme.
Sur les moniteurs, la cible bleue essuya les impacts d’une poignée de projectiles. Hatherence regarda furtivement Y’sul, qui essayait de faire des ronds de fumée violette et de les transpercer à l’aide d’un membre articulé.
— Et tout cela est organisé par des clubs… d’enthousiastes ?
— Oui.
— Des clubs ?
— De grands clubs, admit Fassin.
— Est-ce pour cela que leur technologie de guerre est si désastreuse ? demanda Hatherence.
— L’est-elle ?
— Fassin, commença le colonel d’une voix amusée. Ces gens-là affirment arpenter l’univers depuis la semaine qui a suivi l’ionisation originelle. Ils disent bâtir leurs cuirassés depuis cette époque. Pourtant, cette cible est à moins de douze kilomètres de nous, et chaque salve est composée de trente-six projectiles…
— Trente-trois. Une des tourelles est en panne.
— Peu importe ! Seul un projectile sur deux ou trois atteint cette cible immobile. C’est purement et simplement pathétique.
— Il y a des règles, des formules.
— Qui imposent l’usage d’un armement ridiculement inefficace ?
— En un sens, oui. Pas de projectiles guidés, des armes et des systèmes de visée issus de plans anciens, pas de réacteurs pour les cuirassés, pas de fusées pour les missiles, pas d’armes à rayons ou particules.
— Comme un duel avec de vieux pistolets.
— Vous avez tout compris.
— Cette tradition est-elle supposée les préparer à se défendre en cas d’invasion extérieure ?
— Oui. Je sais que c’est difficile à croire compte tenu de la technologie de leurs armes. Évidemment, ils soutiennent qu’ils possèdent un superarmement capable de pulvériser des étoiles entières, caché quelque part, au secret, juste au cas où…
— Mais personne ne l’a jamais vu.
— Voilà.
Le Brise Tempête se positionna sur le flanc et libéra ses puissants missiles antiaériens, qui auraient dû être au nombre de douze. Onze minuscules projectiles jaillirent en hurlant – les enfants esclaves couinèrent de nouveau, et certains d’entre eux firent même tomber leur plateau – et foncèrent vers la cible bleue en déroulant derrière eux des plumets de vapeur semblables à des javelots torsadés. Deux des missiles volèrent trop près l’un de l’autre. Ils crurent reconnaître leur ennemi, infléchirent brutalement leur trajectoire pour l’anéantir, se manquèrent mutuellement, dessinèrent dans le ciel une boucle élégante, avant de se rejoindre plus haut et, cette fois-ci, de se rencontrer en explosant modestement. Certains des Habitants présents dans le salon – soudainement intéressés et sarcastiques – se mirent à applaudir.
Un troisième missile interpréta l’explosion comme un genre de signal et décida de faire demi-tour pour revenir vers le Brise Tempête.
— Oh-oh ! fit Y’sul.
Le projectile décrivit alors une trajectoire parfaitement rectiligne, fonça vers le nez du cuirassé. Il n’était plus qu’un point noir qui grossissait à vue d’œil.
— Ils sont équipés d’un système d’autodestruction, n’est-ce pas ? demanda Hatherence en se tournant vers Fassin.
Quelques Habitants se regardèrent furtivement, avant de se précipiter vers le tube d’accès et de créer un embouteillage autour de la porte. Les enfants esclaves, également pressés de se mettre à l’abri, tentèrent de transpercer la foule et, pour certains, furent repoussés sans ménagement.
Dans le ciel, le point continuait de grossir.
— Ils n’ont qu’à lui donner l’ordre d’exploser maintenant…, dit le colonel en reculant doucement.
Un bruit de sirène haut perché retentit quelque part à l’intérieur du scaphandre de l’Oerileithe. Dans leur dos, la foule continuait de crier et de jurer, sans toutefois parvenir à s’écouler dans le tube. Le Brise Tempête entreprit de virer de bord avec une lenteur affligeante.
— En théorie, ils peuvent le détruire, dit Fassin, mal à l’aise, en observant la mêlée constituée autour de la porte. Ils ont des armes d’interception de courte portée.
Un enfant esclave frénétique fut éjecté de la foule par le haut. Il hurla, jusqu’au moment où il heurta le plafond et retomba, sans vie, sur le pont légèrement incliné.
Désormais, le missile était reconnaissable et ne ressemblait plus du tout à un point noir. Ses ailes courtaudes et son stabilisateur étaient nettement visibles. Le Brise Tempête continuait de tourner douloureusement. Le missile plongeait dans sa direction en expulsant des fumées noirâtres. Hatherence s’éjecta de sa place et s’avança jusqu’à la baie d’observation en panneaux de diamant.
— Restez en arrière, commandant, envoya-t-elle.
Alors, un bruit terrifiant déchira l’atmosphère du pont au-dessus et derrière eux, et un filet de traînées blanches aussi fines que des doigts se déploya devant le nez de l’appareil. Le missile commença à se désintégrer, puis explosa. Les armes d’interception continuèrent de tirer, touchant à de nombreuses reprises les débris les plus importants, de sorte que, lorsque les éclats de métal finirent par frapper le pont du poste d’observation, ils ne causèrent que peu de dégâts et ne firent que des blessés légers.
Le cuirassé les conduisit jusqu’à Munueyn, une cité en ruine qui flottait au milieu des gaz épais et sombres de l’atmosphère inférieure, où les tourbillons de turbulences vous léchaient comme la langue lascive d’un serpent planétaire tout-puissant ; un endroit tout en flèches et en spires, quasi désert, démodé depuis longtemps, un ancien centre d’étude sur les tempêtes trop éloigné de tout pour attirer qui que ce fût, une cité dont la réputation aurait pu être honorable, si elle avait été à proximité et non pas au centre d’une zone de guerre. Une frégate ailée vint les chercher sur le cuirassé et les déposa dans le hall géant et caverneux de ce qui avait été la gare principale et noire de monde de la ville. Quelques passagers et sergents recruteurs les accueillirent en héros. Ils trouvèrent facilement à se loger sans avoir à se démunir de leur « capital réputation ». En fait, on les paya même pour qu’ils restent.
— Monsieur ! appela Sholish, au milieu de la foule d’admirateurs qui se bousculaient dans la cour, sous leurs fenêtres. Un aubergiste à l’excellente réputation et aux relations très intéressantes dans le milieu du transport de guerre vous prie de considérer de près sa proposition de mettre à votre disposition une véritable flotte d’une demi-demi-douzaine d’appareils en parfait état et très bien équipés, qui seront prêts à partir moins d’une heure après leur arrivée ici.
— Ce qui signifie quand, exactement, mon cher petit tortionnaire ?
— Demain, monsieur. Au pire, après-demain. Il me l’a assuré.
— C’est inacceptable ! Oui, profondément et absolument inacceptable ! s’exclama Y’sul en haussant les roues pour appuyer son propos.
Il était arrimé à une terrasse fleurie, juste au-dessus de la Taverna Bucolica, assez près de la place centrale de la ville pour sentir l’exaspération du maire. Il piocha dans un pharmacylindre offert au moment de leur arrivée et, dans un soupir, ajouta :
— Ensuite…
Fassin et le colonel, qui flottaient tout près, échangèrent un regard. Hatherence se rapprocha de l’homme.
— Nous pourrions y aller tout seuls, vous et moi.
— Sans assistance ?
— Nous sommes tous les deux autosuffisants et plutôt rapides.
— Vous êtes sûre ?
Le colonel examina ostensiblement son gazonef.
— Oui, je crois bien.
Je pense que vous avez étudié les performances de mon appareil avant même que nous quittions Troisième Furie et que vous savez parfaitement de quoi il est capable, pensa-t-il.
— Vous proposez donc que nous nous enfoncions dans les nuages tout seuls ?
— Oui.
— Mais cela pose un problème.
— Oui… ?
— Deux problèmes, même. Premièrement, une guerre est en cours, et nous ressemblons fortement à des missiles.
— Des missiles ? Nous ne franchirons pas le mur du son !
— La Guerre Formelle impose des règles quant à la vitesse maximale des missiles. Et je puis vous dire qu’on nous prendra immanquablement pour des armes de guerre.
— Hum. Et si nous allions moins vite ?
— Nous aurions l’air d’armes de guerre moins rapides que les autres.
— Et si nous allions encore moins vite ?
— On nous prendrait pour des mines dérivantes. Avant que vous ne posiez la question, je vous dis tout de suite que si nous allions moins vite que des mines dérivantes, on nous prendrait certainement pour des mines flottantes.
Hatherence flotta de haut en bas, comme un bouchon dans l’eau, et soupira.
— Vous avez mentionné un second problème.
— Sans Y’sul à nos côtés, personne n’acceptera de nous adresser la parole.
— Avec Y’sul à nos côtés, personne ne pourra en placer une !
— Ce n’est pas une raison.
Ils avaient besoin d’un moyen de transport. D’un moyen de transport susceptible de voyager dans la zone de guerre sans être inquiété. Quoi qu’il subsistât de la vieille demeure de Valseir, celle-ci était trop éloignée du réseau de Tunnels pour s’y rendre sans un véhicule adéquat. Y’sul avait promis d’arranger cela – son origine équatoriale, ses connaissances en ville et la relation privilégiée qu’il entretenait avec deux invités étrangers étaient tellement bonnes pour sa réputation et son prestige, qu’obtenir de l’aide ne serait pas très compliqué –, avant de se retrouver noyé sous les propositions et les promesses, au point de n’être pas capable de choisir. À chaque fois qu’il était sur le point d’accepter une offre particulièrement généreuse, une autre lui arrivait, encore plus alléchante.
Finalement, au bout de deux jours, Hatherence décida de louer un navire elle-même et obtint des avantages plus intéressants encore que ceux qu’Y’sul venait de refuser.
De retour à la taverne, dans leur suite, ce dernier monta sur ses grands chevaux :
— C’est moi qui m’occupe des négociations ! beugla-t-il.
— C’est malheureusement exact, confirma le colonel. Et on n’est pas près d’en voir le bout.
Il fallut trouver un compromis. Hatherence dut confesser au loueur qu’elle n’était pas habilitée à prendre ce genre d’engagement, et, alors que ce dernier s’apprêtait à protester, Y’sul put feindre de décider à sa place. Ce jour-là, la guerre commença officiellement par une cérémonie, un gala et un Duel Formel à Pihirumine, de l’autre côté de la planète. Le lendemain, ils embarquèrent à bord du Poaflias, un navire d’un âge inconnu, quoique probablement canonique, constitué d’une double coque torsadée longue d’une centaine de mètres. Ils s’engagèrent dans le tourbillon le plus proche, qui, par un heureux hasard, s’enfonçait à l’horizontale dans la bonne direction. Son équipage, en plus du capitaine, se résumait à cinq Habitants. Le vaisseau était lourdaud, lent et, pourtant – pour une raison perdue dans les brumes de la logique militaire nasquéronienne –, toujours présent sur le registre des vaisseaux éclaireurs privés et neutres, ce qui lui donnait le droit de naviguer dans la zone de guerre sans courir le moindre risque – à condition que personne ne décide de lui tirer dessus sans raison.
Leur capitaine s’appelait Slyne. C’était un jeune Habitant enthousiaste, tout juste sorti de l’adolescence, un « Récent », comme on disait sur Nasqueron, un bleu qui se comportait encore comme un Jeune. Il avait hérité du Poaflias à la mort de son père. Les Habitants étaient attachés au principe de l’Héritage collectif, selon lequel cinquante pour cent de ce que vous aviez accumulé au cours de votre existence pouvait être transmis aux personnes de votre choix, et cinquante pour cent à la zone dans laquelle vous demeuriez. C’était la raison pour laquelle seule une des deux coques du navire appartenait à Slyne. L’autre était la propriété de la ville de Munueyn, qui la lui louait en échange d’un peu de sa réputation. Slyne était donc contraint de s’activer pour ne jamais être à court de bonne réputation, auquel cas il perdrait le contrôle de sa moitié de vaisseau et n’aurait d’autre choix que d’obéir aux ordres de la municipalité. Toutefois, cette expédition-ci serait conduite sous sa responsabilité entière et lui permettrait peut-être de s’assurer le contrôle du navire de son père.
— C’est pour cela que nous sommes confinés dans cette seule coque ? demanda Hatherence au capitaine.
Ils se tenaient sur le pont avant complètement délabré, encombré de fibres optiques et de plaques de composite. Y’sul, pour sa part, avait déjà repéré un harpon et proposé à ses compagnons de voyage de faire un petit concours la prochaine fois qu’ils croiseraient une masse dense de taille raisonnable. Apparemment, la zone où ils naviguaient, à deux jours seulement de la ville, constituait un excellent terrain de chasse, même si personne n’y avait encore vu de cible potentielle.
— C’est exact ! répondit Slyne en survolant nerveusement le pont. Moins j’utiliserai l’autre coque, moins j’aurai de dettes envers la ville !
Le capitaine était suspendu à une sorte de gréement, au-dessus de ses passagers, ce qui lui permettait de jouer en même temps le rôle de vigie. Ils progressaient à un rythme soutenu au milieu des gaz rouge foncé. S’il n’avait pas été attaché, Slyne aurait été emporté par la force du vent. Néanmoins, « rythme soutenu », dans ces circonstances, signifiait moins du quart de la vitesse de croisière d’un cuirassé. L’atmosphère plus dense était sans doute plus difficile à transpercer.
— Il y a quelque chose ! cria Slyne en regardant à tribord.
Tout le monde se retourna dans la direction qu’il indiquait.
— Non ! Fausse alerte, ajouta-t-il joyeusement. Je vous prie de m’excuser.
Slyne prenait son rôle de capitaine très au sérieux et ne se séparait jamais de ses lunettes d’approche, de son altimètre, de sa radio digne d’un musée, de son sextant tout rayé, de son antique canon portatif et de sa boussole à radiations, le tout complètement inutile. Ses vêtements et sa demi-cuirasse paraissaient neufs, mais étaient basés sur des modèles très anciens. Il avait également deux fœtus domestiques attachés à chacune des deux ceintures qui ceignaient son moyeu.
Les fœtus étaient des petits Habitants à qui on n’avait pas encore permis d’entrer en enfance. La plupart du temps, ils étaient issus d’un avortement – les Habitants devenus femelles n’avaient pas toujours la patience d’aller au terme de leur grossesse. Ils faisaient de chouettes animaux de compagnie. Les Habitants étaient capables de survivre par leurs propres moyens depuis le tout début de leur conception. En revanche, sans l’éducation et la protection d’un adulte, ils ne progressaient pas intellectuellement et étaient sans défense.
Les quadruplés de Slyne – il aurait été impoli de lui demander s’ils étaient de lui – ressemblaient à de minuscules raies manta bouffies, pâles et dotées de tentacules inutiles, qui ne faisaient rien d’autre que pendiller mollement et se cogner les uns contre les autres lorsque leur maître se mouvait. Pour un observateur humain, c’était un spectacle un brin effrayant, même si, finalement, il y avait peu de différences avec les perroquets terriens de l’ancien temps.
— Cette fois-ci, il y a vraiment quelque chose ! cria Slyne en regardant toujours à tribord.
Un petit objet noir s’élevait des profondeurs de gaz écarlate à quelques centaines de mètres de là.
— Je l’ai ! hurla Y’sul en déplaçant son harpon à l’aide de contrepoids.
L’arme se souleva bien au-dessus du pont, ouvrant très largement son angle de tir.
— Une graine de Tchoufer ! s’exclama Sholish. C’est une graine de Tchoufer, monsieur !
— Attendez un moment, Y’sul, dit Fassin en s’élevant. Laissez-moi juste jeter un coup d’œil.
Le petit gazonef s’éloigna du Poaflias en décrivant une courbe descendante, fonça vers la sphère noire qui s’élevait des profondeurs de l’atmosphère.
— Poussez-vous donc de là ! cria l’Habitant.
Mais Fassin, qui connaissait l’adresse au tir d’Y’sul, avait délibérément choisi de lui boucher la vue.
— Une minute, je vous prie ! répondit-il.
Y’sul frissonna de tout son corps, pointa la flèche dans la direction de la boule noire et s’apprêta à appuyer sur la détente.
Slyne s’accrocha à son gréement et se pencha en avant pour suivre l’action. Deux des fœtus s’enroulèrent autour d’un hauban pour l’assurer. Le capitaine scruta le paysage en calmant ses petits compagnons à voix basse, souleva sa lunette d’approche jusqu’à une section particulièrement sensible de sa collerette réceptrice et examina la sphère sombre.
— Ah !…, commença-t-il. En fait…
En contrebas, Hatherence sursauta.
— Y’sul, surtout ne faites rien !
— Ha-ha ! s’esclaffa ce dernier en appuyant sur la détente et en libérant son harpon. L’arme fut secouée, fit mine de bondir en avant. Les deux fusées du harpon s’allumèrent dès que le projectile fut à une distance raisonnable, entraînant dans leur sillage un long câble sifflant comme un fouet. La flèche fendit les gaz en crissant, s’enfonça vers l’endroit où l’objet noir se trouverait dans quelques secondes.
— Hum…, fit Y’sul, légèrement surpris. Excellent tir. Un de mes meilleurs…
— C’est une mine ! hurla Slyne.
Sholish lâcha un cri animal.
— Fassin, éloignez-vous immédiatement de cette chose, envoya Hatherence.
Le gazonef vira immédiatement de bord et commença à accélérer avec force vrombissements de rotors.
— Hein ? Quoi ? demanda Y’sul.
Slyne dégaina son canon portable et visa le harpon. Il parvint à tirer une fois avant que l’arme ne s’enraye définitivement.
— S’agit-il d’une arme nucléaire ? cria le colonel, dont le scaphandre émettait un son haut perché et inquiétant.
— Sans aucun doute, bredouilla Slyne en secouant son canon et en jurant. Machines ! reprit-il dans sa radio. En arrière toute ! Ah ! saloperies de scrits !
Hatherence se précipita de l’autre côté du navire.
Y’sul suivit son harpon du regard, le vit décrire une courbe parfaite, fondre avec sûreté sur sa cible. Puis il fixa le câble qui reliait le projectile au pont du vaisseau.
— Sholish ! aboya-t-il. Attrape ce câble !
Son serviteur bondit sur le filin qui jaillissait d’un compartiment situé sous l’arme, s’en saisit et fut instantanément projeté vers les plats-bords. Il se cogna brutalement aux étançons, s’emmêla dans les amarres, fut projeté par-dessus bord, avant de retomber lourdement sur le pont juste derrière eux. Le câble venait de lâcher. Libéré de cette entrave, le harpon accéléra vers la mine. Hatherence s’éloigna du navire. Le gazonef de Fassin était toujours en train de virer, mais il restait encore très près de la sphère noire.
— Et merde…, lâcha Y’sul.
Un éclair écarlate oblitéra le gaz dont ils étaient entourés.
Mort, eut le temps de penser Fassin.
Pendant une fraction de seconde, des rais brûlants rose-blanc relièrent le harpon au scaphandre du colonel. Puis le projectile disparut dans une explosion de lumière et de chaleur. Une onde de choc sphérique parfaitement visible se mit à grossir, ébranlant la mine…
… qui parut s’arrêter un instant pour réfléchir, avant de reprendre tranquillement son ascension. L’onde secoua violemment le navire. Fassin la ressentit également ; il ralentit et se retourna pour assister au spectacle.
Le Poaflias ralentissait, comme son capitaine l’avait ordonné. L’inertie du vaisseau faiblissait de seconde en seconde, mais était encore suffisamment forte pour faire rouler la carapace meurtrie de Sholish, qui rebondissait sur le pont, enroulé dans une masse sombre de filins et de cordages.
Y’sul se tourna vers son fidèle serviteur.
— Sholish ? appela-t-il d’une voix faible.
— Leur perception du temps divise les espèces Voyageuses plus qu’autre chose. Nous, les Habitants, de par notre nature, sommes capables de percevoir la quasi-totalité des nuances temporelles et nous possédons un chronosens particulièrement étendu. Évidemment, j’exclus de cette classification la catégorie des machines Rapides…, dit-il avant de s’interrompre un instant, et d’ajouter en hésitant : Je crois savoir que vous abhorrez toujours ces dernières, n’est-ce pas ?
— Oui, sans aucun doute ! s’exclama le colonel.
— Nous les poursuivons sans relâche, ajouta Fassin.
— Hum. Elles sont certes différentes. Toutefois, même si l’on se limite aux espèces qui se sont contentées d’évoluer naturellement, les façons d’apprécier le temps sont tellement diverses et nombreuses qu’elles suffisent, à elles seules, à catégoriser et à différencier les races et les groupes.
Leur interlocuteur était un vieux Sage nommé Jundriance. La nomenclature de la hiérarchie des Habitants comportait vingt-neuf groupes ou catégories. Le premier incluait les enfants et la dernière les Enfants – sachant qu’il fallait plus de deux milliards d’années pour passer de l’un à l’autre. Entre les deux, il y avait l’Adolescence – une période très courte –, la Jeunesse, l’âge adulte, avec ses trois sous-périodes, la Fleur de l’âge, avec ses quatre ères distinctes, la Maturité et ses trois périodes successives. Si l’individu survivait à cette étape (longue d’au moins un million sept cent cinquante mille ans) et si ses pairs le lui permettaient, il devenait alors un Sage et revivait une seconde fois l’âge adulte, la Fleur de l’âge et la Maturité. Techniquement, Jundriance était donc un Sage-Adulte-Chice. Il avait quarante-trois millions d’années, ne mesurait plus que six mètres de diamètre – sa carapace s’était assombrie, patinée –, avait perdu la majeure partie de ses membres et était responsable de ce qui restait de la demeure et de la bibliothèque de feu Valseir.
Depuis la maison, en temps normal, la vue était immobile, immuable : des voiles de gaz bruns et violets à l’intérieur d’un grand cylindre de ténèbres, qui n’était que l’écho de l’énorme tempête autour de laquelle la maison avait jadis gravité, à la manière d’une minuscule planète en orbite autour d’un soleil éteint. En apparence, le complexe de la bibliothèque était un ensemble de trente-deux sphères de soixante-dix mètres de diamètre chacune, dotées, pour la plupart, d’un balcon équatorial, qui leur donnait des allures de planète ornée d’anneaux. La maison bulle était suspendue – et coulait très lentement – dans ces gaz épais et calmes. En contrebas, à quelques dizaines de kilomètres seulement, les gaz étaient presque liquides, brûlants, sombres.
— C’est sa maison, alors ? avait demandé Hatherence lorsqu’ils avaient aperçu la bâtisse depuis le pont du Poaflias.
Mettant à profit ses sens auditif et magnétique, Fassin avait jeté un regard circulaire à la recherche du Tunnel abandonné auquel était accrochée la demeure dans le passé. Comme prévu, il n’y avait rien à l’horizon. Il avait déjà examiné les holocartes du capitaine, et le Tunnel n’y apparaissait plus, ce qui signifiait qu’il avait dérivé au loin – ce qui était peu probable – ou qu’il avait sombré dans les Profondeurs.
— Oui. On dirait bien.
Ils avaient été contraints de retourner à Munueyn, où Sholish, grièvement blessé, avait été hospitalisé. Les médecins étaient partagés sur son sort. Le mieux était de le maintenir dans un coma artificiel pendant les quelques prochaines centaines de jours. On ne pouvait rien faire de plus pour lui.
Y’sul aurait pu le remplacer très facilement, car nombreux étaient les Jeunes et les Adolescents à lui avoir proposé leurs services. Mais il les avait tous repoussés, décision qu’il avait regrettée dès le lendemain, jour de leur départ, lorsqu’il s’était rendu compte qu’il n’avait personne sur qui crier.
Fort heureusement, ils avaient su éviter les embûches, les navires ennemis et les mines ; ils étaient arrivés en dix jours seulement.
Deux domestiques dévoués, Nuern et Livilido – qui étaient eux-mêmes Matures – s’occupaient du Sage Jundriance. Ils portaient tous les deux des vêtements d’apparat peu pratiques et étaient suffisamment âgés pour avoir leurs propres serviteurs, à savoir une demi-douzaine d’adultes réticents, qui avaient l’air de sextuplés. Ils s’affairaient dans tous les sens, mais paraissaient maladivement timides.
Le plus ancien des deux serviteurs, Nuern – il était Mouean, ce qui le plaçait juste au-dessus de Livilido, qui n’était que Suhrl – les avait accueillis, leur avait montré leurs chambres et expliqué que son maître était occupé par le catalogage des restes de la bibliothèque – comme Y’sul l’avait dit, une grande partie de la collection de livres de Valseir avait été dispersée suite à sa disparition. Seule la position particulièrement isolée de la maison avait empêché les chercheurs de toute la planète de venir la piller. Jundriance avait ralenti son temps relatif, aussi seraient-ils obligés d’en faire autant s’ils souhaitaient lui parler. Fassin et le colonel étaient d’accord. Y’sul, quant à lui, avait préféré remonter à bord du Poaflias pour explorer les alentours et peut-être chasser quelque chose.
— Il est de votre devoir de nous attendre, lui avait expliqué Hatherence.
— Mon devoir ? avait répondu l’Habitant, comme s’il entendait ce mot pour la première fois.
Ils avaient une demi-journée devant eux, le temps que Jundriance soit informé de leur arrivée via son moniteur de contrôle. S’il acceptait de les recevoir immédiatement, ils pourraient commencer le soir même. Autrement, l’attente risquerait d’être longue…
— Colonel, nous allons évoluer en temps ralenti pendant une période encore indéterminée. Y’sul ferait aussi bien de s’amuser un peu dans les parages plutôt que de traîner ici, avait dit Fassin en se tournant vers l’Habitant pour appuyer son propos.
— Il va s’attirer des ennuis.
— Probablement. Mieux vaut toutefois avoir des ennuis près de chez soi qu’au milieu de nulle part.
Hatherence avait émis une sorte de grondement avant de s’adresser à Y’sul :
— Cette région est en guerre.
— J’ai vérifié sur les réseaux ! avait protesté l’Habitant. Les combats se déroulent à des milliers de kilomètres d’ici !
— Vraiment ? avait demandé Nuern en tendant l’oreille. Les hostilités auraient commencé ? Le maître n’autorise aucune connexion dans l’enceinte de la maison, aussi ne sommes-nous au courant de rien.
— Oui, cela fait une dizaine de jours. Notre mission a d’ailleurs failli faire long feu, car nous avons évité de justesse une mine intelligente durant notre voyage. Mon serviteur a été très grièvement touché, et ses jours sont encore en danger.
— Une mine intelligente ? Près d’ici ?
— Vous avez raison de vous inquiéter, mon ami, avait répondu Y’sul d’un ton solennel. C’est justement à cause de la présence de telles armes que j’avais prévu de patrouiller dans la région.
— Votre serviteur a été blessé ! C’est terrible !
— En effet. La guerre est terrible. Toutefois, à part cela, il y a encore très peu de victimes. Quelques cuirassés détruits dans les deux camps. Il est encore beaucoup trop tôt pour dire qui va gagner. Mais je garderai mes organes sensoriels dressés et je vous tiendrai au courant.
— Merci infiniment.
— De rien.
— Vous avez raison, avait envoyé le colonel pendant cet échange. Laissons-le partir.
— Lorsque vous serez en temps ralenti, vous sera-t-il possible d’émettre vers le vaisseau ?
— Oui.
— Parfait.
— Vous resterez dans les parages, n’est-ce pas ? avait demandé Fassin à Y’sul. Vous ne vous aventurerez pas trop loin ?
— Évidemment ! Je vous le jure ! Je demanderai à ces deux braves Habitants de s’occuper de vous comme vous le méritez !
Le Sage était prêt à les recevoir. Nuern les avait conduits dans une des sphères qui constituaient la bibliothèque. Le plafond en feuilles de diamant offrait une vue imprenable sur le ciel vermillon. Jundriance était installé à son poste de travail, au centre exact de la salle sphérique, face à un moniteur. Autour de lui, les murs étaient tapissés d’étagères. Il y en avait de très hautes, semblables à des couchettes humaines, et d’autres très petites et étroites, dans lesquelles des doigts d’enfant auraient eu du mal à s’enfoncer. Il y avait des livres partout. Entre les parois, entre le sol et un écheveau de poutrelles fixées au-dessus de leurs têtes étaient suspendus des paniers circulaires qui accueillaient divers moyens de stockage : des cristaux à ondes S, des holodards, des picobobines et une douzaine d’autres contenants plus obscurs.
Ils avaient traversé l’atmosphère épaisse de la salle pour se rapprocher du Sage. Nuern leur avait ouvert des places. Hatherence s’était installée entre Jundriance et Fassin. Le vieux Sage était demeuré complètement silencieux et immobile.
Alors, ils avaient ralenti. Fassin était beaucoup plus habitué à ce genre d’exercice que le colonel. Il le pratiquait depuis des siècles. Hatherence, quant à elle, s’était beaucoup entraînée mais n’avait jamais eu l’occasion de pratiquer en conditions réelles. L’expérience serait un peu difficile et mouvementée pour elle. Du moins jusqu’à ce qu’ils calent leurs rythmes respectifs sur celui du Sage…
… La nuit tomba rapidement, mais parut durer moins d’une heure. Fassin se concentra sur son propre ralentissement. Il était néanmoins conscient que le colonel gigotait et se retournait à côté de lui. Le Sage Jundriance remua lui aussi. Le lendemain, quelque chose avait changé sur son moniteur. Une autre page était apparue. La journée passa rapidement, et la nuit suivante encore plus promptement. Le processus se poursuivit ainsi jusqu’à ce qu’ils aient atteint la bonne vitesse, soit l/64e. C’était le point de rendez-vous fixé par le Sage qui, normalement, évoluait encore plus lentement.
Lorsqu’ils furent à mi-chemin, un signal s’immisça dans le petit gazonef.
— Vous me recevez, commandant ?
— Oui, pourquoi ?
— Je viens d’interroger le moniteur du poste de travail. Apparemment, il fonctionnait en temps réel jusqu’à l’arrivée du Poaflias.
— Vous êtes certaine ?
— Absolument !
— Intéressant.
Enfin arrivés. Synchronisés. Les courtes journées devinrent pareilles à un clignotement lent, très lent au-dessus de leurs têtes. Le ciel, au-delà des feuilles de diamant, s’assombrissait et s’éclaircissait tour à tour. Même à ce rythme, les grands voiles de gaz semblaient suspendus, parfaitement immobiles. Fassin fit alors une expérience familière, une expérience par laquelle il entamait chacune de ses fouilles. Il eut l’impression d’être une âme perdue, d’être emprisonné dans une étrange prison, enfermé dans le temps, alors que la vraie vie continuait de s’écouler à l’extérieur.
Jundriance éteignit son moniteur pour les saluer. Fassin l’interrogea immédiatement au sujet de Valseir, mais la conversation bifurqua, et ils se retrouvèrent à parler des questions de rythmes.
— Je suis réellement désolé pour les Rapides, dit le Sage. D’une certaine manière, on peut dire qu’ils ne sont pas adaptés à cet univers. La distance entre les étoiles, le temps qu’il faut pour aller de l’une à l’autre… Sans parler de voyager entre les galaxies.
Un trou dans la conversation.
— Bien sûr, dit Fassin pour briser le silence.
Êtes-vous en train de pêcher des informations, vieillard ? pensa-t-il.
— Les machines. Elles étaient encore pires, évidemment. Vivre si vite, quelle horreur !
— Elles n’existent pour ainsi dire plus, ô Sage ! dit Fassin.
— C’est peut-être mieux ainsi.
— Sage, pouvez-vous nous en dire davantage sur la mort de Valseir ?
— Je n’étais pas là. Je n’en sais pas plus que vous.
— Vous étiez… proche de lui ? demanda Fassin.
— Proche ? Non. Non, je ne dirais pas cela. Nous avons certes correspondu, eu des échanges au sujet de certains textes, de leur provenance…, etc. Nous avons débattu de questions d’interprétation, mais pas régulièrement. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Nous n’étions donc pas réellement proches, comme vous pouvez le constater.
— Effectivement. Je me demandais simplement ce qui vous avait attiré jusqu’ici.
— Oh ! eh bien, je voulais voir ce que contenait cette bibliothèque. Et peut-être récupérer quelques documents. Voilà la raison de ma présence. Ses serviteurs ont emporté pas mal de choses avec eux. D’autres – des chercheurs, pour la plupart, ou des individus qui se font passer pour tels – sont venus et se sont servis, mais il reste encore de nombreux livres. Les trésors les plus recherchés ont bien sûr disparu depuis longtemps. Toutefois, il serait idiot de négliger ce qui subsiste de la collection de Valseir.
— Je vois. En parlant de la bibliothèque de Valseir, j’ai cru comprendre que vous aviez entrepris de poursuivre son catalogage…
Une pause.
— Oui, je poursuis le catalogage, répondit la vieille silhouette à la carapace foncée en fixant le moniteur éteint. Hum… Vous avez…, reprit-il en se tournant très légèrement vers Fassin, vous avez utilisé le terme « poursuivre ».
— Effectivement. On m’a dit que Valseir avait commencé ce vaste travail. Ce n’était pas le cas ?
— Il a toujours été si discret. Vous serez d’accord avec moi ?
— Je détecte une fuite dans les communications, envoya Hatherence.
— Dites-moi si vous détectez quelque chose après cela :
— Et lent, reprit Fassin. Hapuerele m’a toujours dit que Valseir avait plus de chances de gagner une frégate par gros temps que de terminer son catalogage.
Une nouvelle pause.
— Oui, oui, bien sûr. Hapuerele, oui.
— Fuite. Hapuerele n’existe pas ?
— Il existe. Mais Jundriance a manifestement dû se renseigner avant de me répondre. Ce n’est pas normal.
— Je souhaiterais jeter un coup d’œil à cette collection de livres. J’espère que vous m’y autoriserez, je ne vous dérangerai pas.
— Ah ! je vois. Si vous croyez pouvoir vous faire discret… Vous cherchez quelque chose en particulier, monsieur Taak ?
— Oui. Et vous ?
— Je cherche uniquement à m’instruire. Puis-je vous demander ce qui vous intéresse exactement ?
— La même chose que vous.
Le vieil Habitant garda le silence pendant quelques instants. En temps réel, il s’écoula presque une heure.
— J’aurais peut-être quelque chose pour vous, finit-il par dire. Accepteriez-vous de ralentir encore un peu ? Je sais que notre rythme actuel doit vous être pénible, mais il est encore trop rapide pour moi.
— Bien sûr, répondit simplement Fassin.
— Je ne vais pas pouvoir vous suivre, commandant.
— Vous avez de la chance. Je tâcherai d’écourter cette conversation au maximum.
— Bonne chance, envoya Hatherence.
— Je ne vais pas pouvoir vous suivre, monsieur, dit le colonel au Sage.
— Ce fut un plaisir, Révérende colonel. Bon, voyons voir, reprit le Sage en se retournant vers Fassin. Si nous ralentissions deux fois, ce serait déjà beaucoup mieux, même si, dans l’idéal, j’aurais préféré quatre fois.
— Contentons-nous de deux fois pour le moment.
Il émergea trois jours plus tard. Hatherence était en train d’inspecter le contenu d’une autre bibliothèque. La salle presque parfaitement sphérique était dépourvue de fenêtres. Le centre du plafond était transparent et laissait entrer très peu de lumière, l’éclairage glauque étant principalement assuré par des biobandes serties dans chaque étagère. Des rayonnages semblables à des ailes pointées vers l’intérieur de la salle lui donnaient une allure étrangement organique, comme s’ils se trouvaient à l’intérieur d’une énorme créature dont ils auraient distingué les côtes. Le colonel flottait près du centre de la pièce, à côté d’un rayonnage encombré de volumes. Les biobandes projetaient des rayures vertes sur son scaphandre.
— Déjà, commandant ? dit Hatherence en reposant un holocristal étroit sur une étagère saturée.
Tout en lui parlant, l’Oerileithe lui envoya ce message :
— Notre ami n’avait rien d’intéressant à vous confier ?
— Le Sage Jundriance m’a appris tellement de choses, qu’il m’a paru nécessaire de quitter son temps ralenti pour travailler, répondit-il avant d’émettre : – Le vieux salaud m’a bien eu. En gros, il essaie de nous tenir à distance.
— J’ai profité de votre absence pour étudier un peu.
— Vous avez découvert quelque chose d’intéressant ? demanda-t-il en flottant vers le colonel.
— De nombreux Habitants ont fréquenté ces lieux encore très récemment. Cela remonte même à quelques jours à peine.
— Le système de la maison semble penser qu’il devrait y avoir un fichier quelque part, dit l’Oerileithe à voix haute. Et même plusieurs copies de ce dernier.
— Un fichier ? demanda Fassin avant d’émettre : – D’autres Habitants ?
— Oui, un fichier établi par Valseir et répertoriant l’ensemble des volumes de sa collection. – Je dirais dix ou douze individus. J’ai également le sentiment que Livilido et Nuern sont plus importants qu’ils en ont l’air.
— Un seul fichier pour toutes les salles ? Ce serait trop beau. – Je pense aussi qu’ils ne sont pas de simples serviteurs. Alors, où sont passées ces fameuses copies ?
— À mon avis, elles ne sont plus là. Un tel fichier serait d’une aide précieuse pour entamer des recherches méthodiques, envoya le colonel avant de déclarer à voix haute : — Je suppose que c’était la façon la plus logique de procéder. Cette bibliothèque renferme encore une quantité astronomique de données, même si une partie non négligeable de son fonds a disparu. Si ce catalogue existe, il doit être énorme. Évidemment, une base de données géante avec des subdivisions de dimensions diverses, des catégories et sous-catégories qui se recouperaient partiellement, des références croisées, un classement hiérarchisé et des programmes de recherche semi-intelligents, serait extrêmement utile.
Fassin se tourna vers l’Oerileithe.
— Il en serait probablement venu là, s’il avait eu le temps de terminer le catalogage. Toutefois, il aurait mis un point d’honneur à rendre son travail accessible sans le concours de machines.
— Nos amis les Habitants sont de véritables puristes lorsqu’il s’agit de protéger les résultats de leurs longues recherches.
— Quand on vit aussi longtemps qu’eux, il est normal d’être obsédé par ce genre de question.
— Peut-être même est-ce leur malédiction. Les Rapides doivent vivre avec la frustration d’exister dans un univers infini tout en n’étant capables de voyager qu’à des vitesses ridicules, tandis que les Lents doivent s’accommoder du rythme exagérément effréné d’un monde en proie à l’entropie.
Fassin se rapprocha davantage de Hatherence et bascula ostensiblement comme pour l’observer. Les biobandes zébraient le petit gazonef de vert.
— Vous vous sentez bien, colonel ? demanda-t-il. C’est vrai qu’il fait plutôt chaud, ici, et que la pression est élevée. – Croyez-vous que nous perdions notre temps ?
— Je vais bien, merci. Et vous ? – C’est difficile à dire. Il reste tellement de documents dans ces salles, tellement de données à compulser.
— Bien aussi. Je me sens reposé. – C’est justement le problème. On souhaite peut-être nous faire perdre un temps précieux, alors que ce qui nous intéresse n’est plus là depuis longtemps.
— J’ai entendu dire que le temps ralenti avait cet effet-là. – Je ne puis rien affirmer, mais les traces de poussière sont étranges. De nombreux ouvrages semblent avoir disparu ou avoir été déplacés, changés de section. J’ai également vu beaucoup de livres qui n’ont rien à faire ici, étant donné le sujet des études menées par Valseir. Oui, c’est très bizarre. Évidemment, tout s’expliquerait s’il s’avérait que nous sommes tombés dans une sorte de piège. Mais que pouvons-nous faire d’autre ? Où pourrions-nous aller ?
— Il faut que je reparle au Sage. J’ai encore beaucoup de questions à lui poser. – En vérité, je vais tout faire pour éviter d’avoir à rencontrer de nouveau cette vieille peau. Il faut qu’on fasse parler les chercheurs qui sont venus se servir ici. L’un d’entre eux a peut-être vu le fichier, ou autre chose. Il y a deux dizaines de bibliothèques séparées, ici. Même si elles sont à moitié vides, elles contiennent de quoi nous occuper pendant des décennies.
— Oui, c’est un personnage extrêmement intéressant. – Des dizaines de millions d’ouvrages, dont la plupart déclassés. En somme, c’est une véritable pagaille. Je vais envoyer un message au vaisseau pour qu’ils contactent les chercheurs concernés. Qui donc a intérêt à nous mettre ainsi des bâtons dans les roues ?
— Intéressant, en effet. – Je ne sais pas.
— Bon ! je crois que je vais reprendre mes recherches. Vous joindrez-vous à moi ? – Fouillons, nous n’avons que cela à faire.
— Pourquoi pas ?
Ils se laissèrent dériver jusqu’à des rayonnages tout proches, prirent chacun un holocristal sur des étagères conçues pour absorber les chocs et lurent.
— Son bureau ? demanda Nuern.
Sa collerette réceptrice frémit légèrement, comme il regardait furtivement Livilido. Ils étaient à table. Les deux Habitants avaient invité Fassin et Hatherence à les rejoindre pour un dîner semi-formel dans la salle à manger ovale de la maison. C’était une grande pièce faiblement éclairée, haute de plafond, dans laquelle on avait suspendu d’énormes cordes de carbone, dont les extrémités avaient été effilochées, séparées en de minuscules filaments, qu’on avait noués entre eux, de sorte que les convives avaient l’impression d’être emprisonnés dans un énorme filet complètement emmêlé.
Jundriance était encore en temps ralenti et ne pouvait se joindre à eux. On avait préparé des plats spéciaux, assimilables par le colonel. Hatherence les ingéra par une sorte de sas situé sur le côté de son scaphandre. Fassin, confiné dans son gazonef, n’était là que pour regarder.
— Oui, dit-il. Vous sauriez où il se trouve ?
— Je croyais que la bibliothèque numéro un était son bureau, rétorqua Nuern en choisissant un mets qui émettait une lumière bleu terne, et en faisant tourner le plateau pivotant vers les autres.
— Oui, moi aussi, dit Livilido en regardant Fassin. Pourquoi, il y en a un autre ? À moins que cette partie de la maison se soit détachée et ait sombré ?
Fassin avait visité toutes les sphères bibliothèques. La numéro un avait toujours été le bureau officiel de Valseir, l’endroit où il recevait les chercheurs et autres visiteurs. Toutefois, ce n’était pas son vrai bureau, son antre, son espace privé. Très peu de gens étaient admis dans cet endroit mystérieux. Fassin s’était senti extrêmement flatté lorsque Valseir l’avait invité dans sa retraite aux allures de nid, à l’intérieur d’une portion de Tunnel abandonnée, à laquelle était ancrée sa maison. Toutefois, la précédente visite de Fassin remontait à plusieurs siècles. La bibliothèque numéro un n’avait pas changé depuis la dernière fois. Seuls avaient disparu quelques milliers de cristaux-livres et un coffre cylindrique de stockage à basse température, dans lequel Valseir gardait les ouvrages en papier et en plastique. Quoi qu’il en soit, il était évident que l’endroit n’avait aucun caractère particulier, que le propriétaire ne se l’était pas réellement approprié.
— Je croyais qu’il avait un autre bureau, dit Fassin. N’avait-il pas une maison à… Dans quelle ville était-ce, déjà ? Guldrenk ?
— Ah, oui, bien sûr ! s’exclama Nuern. Ce doit être cela.
— Colonel, ces deux bougres n’ont rien à nous apprendre.
— C’est justement ce que j’étais en train de me dire.
La bibliothèque numéro vingt et un (Cincturia/Nuages/Divers) dissimulait une porte secrète, l’équivalent nasquéronien de l’étagère pivotante. Valseir l’avait montrée à Fassin après que l’humain fut resté chez lui pendant une longue période, lors de sa première visite. Le passage menait d’abord vers le centre de la grappe de bibliothèques sphériques, puis débouchait sur le gaz de la planète. Alors que la quasi-totalité des étagères portaient la mention « Cincturia » et étaient pleines d’ouvrages traitant des peuples qui ne faisaient pas partie de la communauté galactique, celle qui dissimulait le passage secret portait l’inscription « Les Évadés ».
Après le dîner, Fassin fit croire à tout le monde qu’il allait s’enfermer dans la bibliothèque et passer la nuit à compulser des documents. Au lieu de quoi il pénétra les systèmes de la maison et remonta le temps jusqu’à l’accident de Valseir et sa mort présumée. Il fit également quelque chose d’inhabituel, de tout juste légal selon les critères de la Mercatoria et, en règle générale, d’inutile sur Nasqueron : il accéléra, laissa l’ordinateur bridé de son gazonef et son propre système nerveux dépasser leur vitesse de calcul légale. Même ainsi, il mit presque une demi-heure à trouver ce qu’il cherchait : le moment précis, une dizaine de jours après l’accident, où la maison avait enregistré une réinitialisation de ses générateurs et de son système de ventilation. Son altimètre avait également gardé en mémoire une secousse – un léger bond, précurseur d’une longue et lente chute, qui se poursuivait encore.
Il lui fallut ensuite estimer la position actuelle du segment de Tunnel disparu. Il devait se trouver quelque part au-delà de la zone de partage, en dehors de la bande atmosphérique mouvante, dans les Profondeurs semi-liquides. Celles-ci se déplaçaient beaucoup plus lentement que les gaz situés plus haut, les grandes mers turbides et élastiques ne se déplaçant qu’à contrecœur dans le sillage des tourbillons atmosphériques.
Mais ce n’étaient que des estimations. Les Habitants, pour leur part, considéraient que l’atmosphère était statique et que les Profondeurs – sans parler du reste du système, des étoiles et de l’univers tout entier – se déplaçaient. Les points de référence étant eux-mêmes fluctuants, il était extrêmement difficile de retrouver quelque chose dans les Profondeurs. Deux siècles s’étaient écoulés depuis sa dernière visite, et le Tunnel pouvait être n’importe où. Peut-être avait-il coulé hors de portée, ou bien s’était-il disloqué et avait-il dérivé jusqu’à une autre ceinture, qui l’avait entraîné au nord ou bien au sud. Seule la longueur relativement importante de la section qu’il cherchait jouait en la faveur de Fassin. Perdre complètement la trace d’un objet qui faisait quatre-vingts kilomètres de long et plus de quarante mètres de diamètre n’était pas si facile, même sur Nasqueron. Et puis, il comptait sur la perte de flottabilité régulière et facilement calculable du Tunnel.
Un volume similaire à celui de l’artefact – similaire, mais d’une façon dangereusement vague – se trouvait à cinq mille kilomètres de là et se rapprochait régulièrement. En fait, l’objet semblait avoir fait plusieurs fois le tour de la planète depuis son décrochage. D’ici à une dizaine d’heures, il se trouverait presque exactement sous la maison. Il fit quelques calculs. C’était faisable. Il afficha une note sur l’écran de la porte d’entrée de la bibliothèque, demandant à ne pas être dérangé.
Fassin se glissa par l’ouverture secrète une heure environ après être entré dans la sphère. Il laissa le gazonef grandir, élargir sa structure et créer le vide à l’intérieur, lui donna une silhouette quasi sphérique, qui lui permit de se laisser tomber lentement sans créer de turbulences sous la demeure. Progressivement, il se fit plus lourd, diminua au maximum la taille de sa pointe de flèche. Puis il plongea dans les ténèbres, traversa la paroi presque solide du cylindre de gaz à bout de force qui constituait la carcasse d’une ancienne et puissante tempête.
Il ne déclencha les réacteurs que vingt kilomètres plus bas, freina sa chute, puis fonça à l’horizontale sur une trentaine de kilomètres avant de s’élever dans les couches de gaz de plus en plus fines et froides, et de transpercer enfin la canopée des nuages. Fassin accéléra régulièrement, atteignit sa vitesse maximum, puis entra en mode furtif. L’appareil n’avait pas été conçu pour ce genre de manœuvre. Toutefois, au fil des ans, son propriétaire l’avait modifié avec l’aide de Hervil Apsile jusqu’à le rendre aussi silencieux et efficace que possible dans l’atmosphère d’une géante gazeuse (à condition de laisser de côté les engins militaires et de ne pas prendre au sérieux les prétendus vaisseaux invisibles, réacteurs inertiels et autres engins sous-spatiaux dont les Habitants affirmaient maîtriser les techniques).
Le petit appareil planait sous le fin ciel jaune. Au-dessus de lui, les étoiles parurent ralentir leur course, puis voler à reculons, comme Fassin se déplaçait plus vite que les vitesses combinées de la planète tournant sur elle-même et de la bande de gaz qui le portait dans la même direction.
Après une heure de vol sans avoir rien vu ni en dessous ni au-dessus qui eût pu le convaincre de l’existence d’êtres vivants dans cet univers, il ralentit et perdit rapidement de l’altitude, tomba littéralement tout droit vers le cœur de la planète. Il laissa la densité de plus en plus importante freiner sa chute. La friction colossale chauffa la coque de l’engin, qui transmit l’excès de chaleur jusque dans sa chair.
Il pénétra la zone liquide – la frontière, floue et peu définie, était secouée par des vagues lentes et des mouvements de marée imprévisibles – et dessina des ronds dans l’atmosphère épaisse comme de la gelée, quoique toujours fluide. Si la section de Tunnel se trouvait toujours dans son volume de gaz originel, elle devait se trouver quelque part dans les parages, où elle poursuivait sa chute inexorable vers les ténèbres, dans lesquelles elle finirait par atteindre une zone d’équilibre, lorsque l’hydrogène devenu liquide serait assez dense pour l’immobiliser.
Le Tunnel pouvait tout aussi bien avoir emprunté le chemin inverse et s’être élevé vers le sommet de la couche nuageuse, mais c’était peu probable. Les Tunnels abandonnés, dont la structure était normalement constituée de poutrelles creuses et vides, avaient tendance à se remplir de gaz et à s’alourdir au fil des millénaires. C’était un processus d’osmose classique. Lors du dernier séjour de Fassin, deux siècles plus tôt, Valseir était déjà occupé à entretenir ses installations, à les maintenir à flot pour éviter qu’elles n’entraînent la maison dans leur chute. Et même si la section s’était élevée, elle devait être restée dans la même bande atmosphérique. Ce qui était impossible, car elle serait alors apparue sur les cartes du Poaflias.
Il continua de décrire des spirales, lentement, en faisant le moins de bruit possible, au cas où quelqu’un serait en train d’écouter. (Le colonel aurait-il pu le suivre sans qu’il le remarque ? Probablement. Mais dans quel but ? Néanmoins, il avait la conviction qu’il valait mieux se faire discret.) Inutile d’allumer ses lumières. Les parois du Tunnel seraient quasi transparentes à ces profondeurs. Pas la peine non plus de chercher des vestiges d’émissions magnétiques ou radioactives, ou encore des odeurs.
Au bout de deux heures, alors qu’il approchait du moment où il lui faudrait rentrer, et peu de temps après qu’il eut décidé de mettre tous ses senseurs en route et de les pousser au maximum sans plus se soucier de se faire remarquer, une des extrémités du Tunnel, semblable à une bouche béante, apparut dans la brume aussi épaisse que de la gelée. Il engagea le gazonef dans l’ouverture et alluma ses capteurs auditifs, car il était désormais protégé par les parois de l’artefact. Il accéléra, fonça dans le conduit légèrement courbe comme le fantôme d’un Habitant depuis longtemps disparu.
La sphère du bureau était toujours là, qui occupait toute la largeur du Tunnel à une quarantaine de kilomètres de son entrée, mais elle avait été complètement saccagée et pillée. Les secrets qu’elle avait peut-être contenus avaient été détruits ou volés.
Fassin alluma quelques lumières pour explorer les lieux. Il n’y avait plus rien d’intact, juste des étagères dépouillées, des plaques de carbone déchiquetées, de la poussière de diamant, pareille à du givre, des fibres effilochées qui s’envolaient dans son sillage.
Il forma une petite cavité avec ses capteurs auditifs et la regarda s’effondrer aussitôt, écrasée par le poids colossal de la colonne de gaz située au-dessus. C’était un endroit idéal pour se sentir accablé, se dit-il avant de revenir sur ses pas et de remonter lentement vers la maison et la bibliothèque numéro vingt et un.
Hatherence était là. Elle parut surprise de le voir sortir de derrière une étagère, même s’il l’avait prévenue de ses intentions.
— Commandant. Voyant Taak. Fassin, dit-elle d’une voix… étrange.
Fassin regarda autour de lui. Il n’y avait personne. Bien, pensa-t-il.
— Oui ? répondit-il en laissant la porte secrète se refermer dans son dos.
Le colonel flotta jusqu’à lui et s’arrêta à un petit mètre de son gazonef. Son scaphandre arborait une couleur grise qu’il ne lui connaissait pas.
— Colonel ? demanda-t-il. Vous vous sentez bien ? Est-ce que…
— J’ai… Vous devez vous préparer… Je… Je suis désolée… J’ai une mauvaise nouvelle, Fassin, finit par articuler Hatherence d’un ton précipité, d’une voix enrouée. Une très mauvaise nouvelle. Je suis vraiment désolée.
L’Archimandrite Luseferous ne prenait pas la Vérité pour argent comptant. Évidemment, pour s’élever dans la hiérarchie de la Cessoria, il avait dû faire montre d’une foi sans bornes, et s’était distingué comme un brillant évangéliste et débatteur, défendant avec logique et passion les vues de l’Église. On l’avait d’ailleurs souvent félicité pour cela. À l’époque, il se rendait bien compte que ses supérieurs étaient impressionnés, quand bien même ils ne voulaient pas le lui montrer ou se l’avouer. Il avait un don pour la rhétorique. Ainsi que pour la simulation, le mensonge (bien qu’il rechignât à utiliser une terminologie si peu nuancée et précise), pour sembler penser une chose plutôt qu’une autre, alors qu’en vérité et dans le meilleur des cas, il méprisait autant les deux camps. En fait, il lui importait peu que la Vérité fût vraie ou non.
Le concept de foi l’intéressait, le fascinait même ; non pas en tant qu’idée intellectuelle, ou cadre abstrait et théorique, mais parce qu’elle permettait de contrôler les gens, de les comprendre et donc de les manipuler. Il voyait la foi comme une faille, un défaut qu’il n’avait pas, mais dont il pouvait tirer profit.
Il y avait tant d’avantages à user de sa position de force que c’en était presque indécent. Les gens avaient tellement la foi qu’ils accomplissaient, sans se plaindre, des choses qui n’étaient absolument pas dans leur intérêt (pas même à moyen ou à long terme). Uniquement parce qu’ils croyaient ce qu’on leur disait. Ils étaient altruistes et, encore une fois, se souciaient peu de leur intérêt personnel. Ils témoignaient d’un attachement sentimental et émotionnel pour leurs semblables, ce qui lui permettait de faire pression sur eux et de les amener à accomplir des actes insensés. Le pire – ou le meilleur, selon le point de vue adopté –, c’était que les gens avaient une propension à se tromper eux-mêmes. Ils se croyaient courageux, alors qu’ils étaient lâches ; ils s’imaginaient pouvoir penser par eux-mêmes, alors qu’ils en étaient parfaitement incapables ; ils se pensaient intelligents parce qu’ils passaient des examens ; ils se disaient compatissants, alors qu’ils étaient juste sentimentaux.
La véritable force venait d’une maxime on ne peut plus simple : Soyez complètement honnête avec vous-même et ne trompez que les autres.
Ils avaient tant de failles ! Ils avaient rendu son ascension tellement plus facile. Si ceux qu’il avait combattus, ceux qu’il avait rencontrés sur sa route avaient été comme lui, il aurait eu infiniment plus de mal à se hisser jusqu’à sa position actuelle. Peut-être même aurait-il été défait, car, sans tous ces avantages, il aurait dû compter sur la chance, et il n’était guère certain d’en avoir suffisamment.
Dans sa jeunesse, il s’était souvent demandé dans quelle proportion ses vieux supérieurs de la Cessoria étaient réellement habités par la foi. Aujourd’hui, il croyait fermement que plus on s’élevait dans la hiérarchie de l’Église, moins il y avait de véritables croyants. Car ils étaient uniquement là pour le pouvoir, la gloire, le contrôle, le glamour.
En fait, il ne pensait plus trop à tout cela. Il était intimement persuadé que tous ceux qui occupaient une fonction aussi importante que la sienne étaient cyniques, intéressés. Et lorsqu’il venait à croiser quelqu’un qui avait réellement la foi, il ne pouvait s’empêcher d’être surpris et, même, légèrement dégoûté. Cet écœurement s’expliquait principalement par le sentiment de supériorité qu’il prêtait aux culs-bénits, un sentiment pervers, à l’origine du mépris que ceux-ci éprouvaient pour leurs pairs fourvoyés.
— Vous croyez vraiment en tout cela ? Réellement ?
— Monsieur, bien sûr, monsieur ! C’est une foi rationnelle, où la logique prévaut. On ne peut y échapper. Et vous le savez mieux que quiconque, monsieur. Monsieur, est-ce que vous êtes en train de me taquiner ?
La fille détourna les yeux et eut un sourire coquet, timide, peut-être même un peu inquiet. Osait-elle se sentir insultée ?
Il l’attrapa par les cheveux et la força à le regarder. Sa silhouette sombre et dorée se découpait sur une toile de fond noire et percée d’étoiles.
— Mon enfant, je ne crois pas avoir jamais taquiné qui que ce soit de toute ma vie. Qui que ce soit…
La fille ne savait pas quoi dire. Son regard se perdit quelque part. Peut-être dans la contemplation du ciel étoilé par la baie vitrée. Peut-être dans celle de la couche zéro g immaculée. Peut-être dans la multitude de moniteurs qui ceignaient ce petit nid douillet et sur lesquels défilaient des actes sexuels incroyablement inventifs et détaillés. Peut-être encore dans celle de ses deux amies assoupies en position fœtale.
— Oui, monsieur, finit-elle par dire. Vous avez raison. Je ne dirais pas que vous me taquinez, mais plutôt que vous me ridiculisez parce que vous êtes tellement plus intelligent et instruit que moi.
C’était plutôt cela, en effet, pensa l’Archimandrite. Quoiqu’il n’en fût pas certain. Cette jeune chose portait-elle encore la Vérité en elle, après les générations qui s’étaient écoulées depuis qu’il avait décidé de balayer une fois pour toutes ces idioties ?
À vrai dire, cela n’importait pas le moins du monde. Tant que personne n’essaierait d’organiser cette religion pour menacer son pouvoir, il se ficherait pas mal de ce que les gens pourraient penser. Obéissez-moi, craignez-moi. Haïssez-moi si vous le voulez. Mais ne faites pas semblant de m’aimer. C’était tout ce qu’il demandait. La foi n’était qu’un levier de plus, comme la sensiblerie, l’empathie ou l’amour (enfin, ce que les gens prenaient pour l’amour, ce qu’ils désiraient pouvoir appeler « amour », ce sentiment de désir sain et honnête).
Il voulait savoir. Quelqu’un de moins civilisé que lui aurait très certainement fait torturer la fille pour découvrir la vérité. Sauf que, dans ces conditions, les gens tourmentés finissaient rapidement par vous dire ce que vous aviez envie d’entendre, uniquement pour ne plus avoir mal. Il avait appris cela très vite. Mais il y avait un meilleur moyen d’arriver à ses fins.
Il attrapa la télécommande de la nacelle et ajusta la rotation de cette dernière pour créer une fois de plus une illusion de gravité.
— Mets-toi à quatre pattes devant la baie, dit-il à la fille. Il est de nouveau temps.
— Oui, monsieur. Bien sûr, monsieur.
La fille se mit rapidement en position, pressée contre le champ d’étoiles en apparence fixe, bien que le module fût en train de tourner sur lui-même. Le soleil le plus lumineux, au centre exact de l’écran, était Ulubis.
Luseferous avait fait modifier ses parties génitales de diverses manières. Par exemple, il avait des glandes à l’intérieur du corps, qui lui permettaient de sécréter des substances variées et qu’il pouvait introduire dans le corps des autres au moment où il éjaculait (des substances contre lesquelles, bien évidemment, il était immunisé). Sa panoplie comportait des irritants, des hallucinogènes, des cannabinoïdes, des capsaïnoïdes, des somnifères et des sérums de vérité. Brièvement, il traversa une sorte de transe, de petit mal épileptique qui lui permit de choisir dans sa pharmacopée. Il opta donc pour le sérum de vérité.
Il prit la fille par l’anus ; l’effet serait plus rapide ainsi.
Et il découvrit qu’elle avait réellement la foi, qu’elle était une adepte authentique de la Vérité.
Elle révéla également ce qu’elle pensait de lui, à savoir qu’il n’était qu’un vieillard horriblement étrange et effrayant, un sadique à l’esprit tordu, et qu’elle détestait être baisée par lui.
Il eut envie de lui inséminer de la thanaticine ou d’employer les différentes options offertes par son pénis modifié – il pouvait, par exemple, lui donner une forme de tige de prêle étêtée. À moins qu’il ne décidât de l’éjecter dans le vide pour se repaître du spectacle de son agonie.
Finalement, il décida de la laisser vivre pour continuer de l’humilier ainsi régulièrement, ce qui était un châtiment suffisamment sévère. Après tout, il avait toujours dit qu’il préférait être méprisé.
Il ferait d’elle sa favorite. Et donnerait des consignes pour l’empêcher de se suicider.
Les Habitants considéraient que l’aptitude à souffrir était ce qui caractérisait les formes de vie intelligentes. Ils ne pensaient pas à la simple souffrance physique, mais à celle, bien plus difficile à supporter, qui se nourrissait d’elle-même, car la créature qui en faisait l’expérience était en mesure de la goûter complètement, capable qu’elle était de se rappeler l’époque où elle ne souffrait pas, d’attendre avec impatience le moment où elle ne souffrirait plus (ou, désespérée, de ne plus rien attendre – le désespoir était une composante importante de la souffrance), de se dire que si les choses s’étaient passées différemment, elle ne serait pas en train de souffrir. Tout cela demandait un cerveau très développé. De l’imagination. N’importe quelle bestiole dotée d’un système nerveux savait ce qu’était la douleur. Pour souffrir, en revanche, il fallait être intelligent.
Bien sûr, les Habitants ne connaissaient pas la douleur et affirmaient ne pas souffrir – quoiqu’il leur arrivât de souffrir la présence de certains imbéciles de leur famille, ou de supporter les effets physiques et mentaux d’une bonne gueule de bois. Ainsi, selon leur propre définition, ils n’étaient pas vraiment intelligents. Si d’aventure vous le leur faisiez remarquer, ils se braquaient, soutenaient haut et fort qu’il n’y avait pas plus intelligent dans tout l’univers, dépliaient leurs membres préhensiles, agitaient leurs collerettes et se mettaient aussitôt à vous parler des paradoxes.
Fassin se retourna pour entamer un virage, porté par le courant à plus de cinq cents kilomètres-heure. Immobile. Il vira de bord, repéra un petit tourbillon, une boucle, une mince volute blanc-jaune de deux kilomètres de diamètre dans le ciel orange, rouge et brun complètement vide. Il transperçait le gaz, qui glissait sur le revêtement de son gazonef. Il laissa le vortex l’emporter dans un lent mouvement de rotation, puis piqua vers le bas et tomba en tourbillonnant dans la brume, les nuages, la pression de plus en plus forte, en bas, où la température était plus propice, où il redressa sa trajectoire et fit quelque chose qu’il n’avait jamais fait auparavant. Il ouvrit le couvercle de son gazonef et laissa l’atmosphère de Nasqueron s’engouffrer à l’intérieur, toucher sa peau nue.
Les alarmes bipaient et clignotaient. Il ouvrit les paupières. Ses yeux le piquaient dans la lumière orange et diffuse. Son nez, sa bouche, ses poumons étaient toujours emplis de fluide, mais il était forcé de respirer par lui-même, de lutter contre le champ gravitationnel de la géante gazeuse. Il était connecté à son appareil par son collier interface, mais il parvint tout de même à se relever, à décoller son corps du gel anti-g. Il fit alors basculer le gazonef vers l’avant, de façon à se retrouver presque à la verticale.
Son sang grondait dans ses oreilles. Ses pieds et ses jambes glissèrent dans le gel, touchèrent douloureusement le fond de l’habitacle. Il se tenait debout dans son cercueil étroit.
Maintenant, il pouvait se décoller entièrement de son moule. Il poussa sur ses coudes, se pencha en avant. Ses yeux le brûlaient et pleuraient. Des larmes, enfin. Tremblant sous l’effort, il agrippa et arracha les tuyaux qui lui entraient dans la gorge et le nez. Puis il ouvrit grand la bouche et avala un peu de gaz.
Nasqueron sentait l’œuf pourri.
Il regarda autour de lui, cligna des yeux pour en chasser les larmes. Son interface s’accrochait désespérément à son cou, comme il tournait la tête dans tous les sens. Terne vue que celle offerte par Nasqueron. Comme un grand bol d’œufs battus avec de la merde liquide, dans lequel on aurait ajouté quelques gouttes de sang. Pour le moins sulfureux au palais. Il laissa les tuyaux s’agripper à son nez et à sa bouche, les remplir d’un air riche en oxygène pur. Toutefois, la puanteur tarda à se dissiper.
Il transpirait. À cause de l’effort qu’il avait fourni et de la chaleur. Peut-être aurait-il mieux fait de pratiquer cette expérience un peu plus haut.
Son nez s’était mis à le picoter, et ses yeux larmoyaient toujours. Il se demanda s’il serait capable d’éternuer avec le gel à l’intérieur de ses voies respiratoires. L’expulserait-il complètement, le verrait-il collé sur le flanc de son appareil, masse bleu pâle sans laquelle il serait condamné à mourir ?
Il pleurait tant qu’il ne voyait plus rien. Le ciel nocif de Nasqueron faisait sortir de lui ce qu’il n’avait pas été capable d’exprimer tout seul.
Tous.
Le Sept tout entier.
Ils avaient emménagé dans la Maison d’Hiver très tôt, cette année. Et c’est là que le missile était tombé, les tuant tous : Slovius, Zab, Verpych, toute sa famille, tous ceux avec qui il avait grandi, tous ceux qu’il connaissait et aimait depuis son enfance, tous ceux qui avaient fait de lui ce qu’il était aujourd’hui. Ou plutôt ce qu’il avait été jusque-là, jusqu’à ce moment.
Cela avait été rapide. Instantané, même. Mais cela ne changeait rien. Ils n’avaient pas souffert, mais ils étaient morts, partis. Ils avaient disparu pour de bon. Oubliés.
Sauf qu’ils ne seraient jamais oubliés. Lui ne pouvait s’empêcher de penser à eux, de les voir, de leur parler en esprit. Pour leur demander pardon. C’était lui qui avait suggéré à Slovius de quitter la Maison d’Automne. Il pensait à un endroit plus neutre, à un hôtel, à un complexe universitaire, mais le patriarche avait choisi la Maison d’Hiver – un compromis. Cela les avait tués. Il les avait tués. Son conseil, son désir de les protéger, de les mettre à l’abri les avait emportés.
Il voulut ordonner à son appareil de se pencher un peu plus en avant, au-delà de quatre-vingt-dix degrés, de le laisser tomber. Emporté par sa propre masse, il dégringolerait, plongerait, serait aspiré par le souffle de la géante gazeuse. Son fluide respiratoire serait expulsé, emporterait peut-être quelques morceaux de poumons au passage. Cela le déchirerait, et ses restes ensanglantés pollueraient l’atmosphère de Nasqueron d’un dernier cri – le cri de fausset de quelqu’un qui aurait aspiré l’hélium d’un ballon de baudruche au cours d’une ultime fête.
Les signaux et les messages étaient finalement arrivés pendant qu’il visitait le bureau saccagé de Valseir. Toutes les lettres choquées, les questions embrouillées, les notes officielles, les messages de soutien, les condoléances, les doutes de ceux qui le croyaient mort, toutes les dépêches. Et les ordres de l’Ocula. Tout était arrivé d’un seul coup – masse, embrouillamini de données enveloppées dans les programmes de protection de la Prévôté. D’autant qu’on était dans une période trouble et que les réseaux de communications des Habitants laissaient à désirer. Surtout en temps de Guerre Formelle. Surtout au cœur de la zone de guerre.
Morts, tous morts. Enfin, pas exactement tous (un Sept était une vaste organisation, et la réalité était rarement simple). Mais presque. Cinq serviteurs en congé ou partis faire des courses avaient survécu, de même qu’une cousine au second degré et son fils encore bébé. C’était tout. C’était assez pour dire que tout n’était pas perdu, assez pour qu’on attende de lui qu’il reprenne les choses en main, qu’il se montre fort… Toutes ces choses si faciles à dire et si difficiles à faire. Sa mère, absente, aurait pu survivre, s’il elle n’avait été tuée lors d’une autre attaque – les deux ne semblaient d’ailleurs pas liées. Cela faisait plus de six mois qu’elle faisait une retraite dans cet Habitat de la Cessoria, dans la ceinture de Kuiper.
Il supposait qu’il devait s’estimer heureux que Jaal soit toujours en vie, car elle n’était pas dans la Maison d’Hiver au moment du bombardement. Il avait reçu toute une série de messages alarmés, choqués, plaintifs, lui demandant s’il était toujours en vie, le priant d’entrer en contact avec elle s’il était quelque part sur Nasqueron, s’il pouvait l’entendre ou la lire.
Après l’attaque de Troisième Furie, il avait été porté disparu. Officiellement, la Prévôté ne savait pas ce qu’il était devenu. Leurs supérieurs savaient qu’ils avaient survécu depuis que Hatherence leur avait fait parvenir un message, mais avaient tout de même décidé de ne pas ébruiter l’information pour des raisons de sécurité. L’interview qu’il avait donnée à la chaîne locale de Hauskip avait certes compliqué les choses, toutefois, sans qu’il ait eu à intervenir, on commençait à murmurer ici ou là qu’il s’agissait d’un montage, d’un trucage vidéo. Il était donc porté disparu et, jusqu’à preuve du contraire, vivant, ce qui faisait de lui le Voyant en chef du Sept Bantrabal. Et cela ne changerait pas avant au moins un an.
La situation du système Ulubis était désespérée, et l’importance de leur mission n’avait fait que croître avec les derniers événements.
Tandis que le signal se déversait dans la mémoire de son gazonef, avec ses codes et ses programmes intacts, il ne put s’empêcher de penser que tout ceci n’était qu’une farce ou une terrible erreur. Même lorsqu’il vit apparaître sur son moniteur un cratère fumant à l’endroit où aurait dû se trouver la Maison d’Hiver, sur la toile de fond ondulée de la grande vallée d’Ualtus. Ce n’était pas vrai, tout était faux.
C’était arrivé à peu près en même temps que le bombardement de Troisième Furie. L’éclair minuscule qu’il avait vu sur la surface de ’glantine lorsqu’ils volaient à bord du vaisseau transporteur en direction de Nasqueron, c’était l’impact qui avait provoqué leur mort à tous, qui avait fait de lui un homme seul. Le message envoyé par la Prévôté avant que le réseau de Nasqueron ne soit complètement chamboulé, les condoléances de ses supérieurs, faisaient référence à cette catastrophe et pas uniquement à la destruction de Troisième Furie.
L’épave du vaisseau transporteur avait été retrouvée dans les Profondeurs supérieures. Le corps du Maître Technicien Hervil Apsile était à l’intérieur. C’était un peu comme si rien ne devait lui être épargné, comme si tous ceux qui lui étaient proches devaient succomber. Que lui restait-il ? Des serviteurs qu’il connaissait à peine, une cousine qu’il n’appréciait pas particulièrement, et l’enfant de cette dernière qu’il n’avait pour ainsi dire jamais vu. Et Jaal. Pourtant, rien ne serait plus comme avant. Il appréciait Jaal mais ne l’aimait pas vraiment, et il était presque certain qu’elle pensait la même chose. Cela aurait peut-être pu coller entre eux, mais désormais, il était une autre personne. Même s’il revenait vivant de cette aventure stupide, même s’il lui restait un endroit où rentrer, même si la guerre n’avait déjà détruit ou altéré le monde tel que Jaal et lui le connaissaient. Les siens la laisseraient-ils épouser le chef d’un Sept qui, pour ainsi dire, n’existait plus ? Il n’était plus question de bon parti, de mariage de raison. Souhaiterait-elle toujours l’épouser et, le cas échéant, le ferait-elle par amour, par pitié, pour honorer la promesse qu’ils s’étaient faite ? Ce serait la garantie d’une union ratée, pleine d’amertume.
Jaal était perdue pour lui, et c’était plus réconfortant qu’autre chose. C’était un peu comme s’il était sur le point de tomber dans un gouffre, comme s’il était destinés, tomber, sans que cela le touche. Il souffrait, mais uniquement à cause de ses doigts écorchés et de ses ongles arrachés. La chute en elle-même serait sans douleur, alors, pourquoi ne pas lâcher tout de suite ?
Il ne se suiciderait pas. Il avait les moyens, la force de le faire, et cela lui suffisait. Et puis, d’un point de vue purement pratique, il était à peu près certain que Hatherence l’avait suivi en usant des capacités de son scaphandre de combat pour empêcher les capteurs de son gazonef de la repérer. Elle essaierait de l’arrêter. Ce ne serait pas très digne s’il se manquait. S’il voulait réellement en finir, il y avait des meilleurs moyens d’arriver à ses fins. Il pourrait, par exemple, s’enfoncer dans la zone de guerre et foncer vers un cuirassé.
Mais ce serait trop facile, trop égoïste. Ce serait la fin du terrible sentiment de culpabilité qui le rongeait, une fin définitive, et il ne pensait pas mériter une sortie si facile. Il se sentait coupable ? La belle affaire. Il ne voulait faire de mal à personne – au contraire –, mais il s’était trompé. Se sentir coupable était stupide. C’était compréhensible, mais c’était stupide, inutile. Ils étaient morts, et lui était en vie. Ses actions avaient directement mené à leur mort, mais il ne les avait pas tués de ses mains.
Que lui restait-il ? La vengeance, peut-être. Mais qui était à blâmer ? S’il s’agissait des Dissidents, cela rendait sa traîtrise passée (non pas une traîtrise, mais un sacrifice motivé par des idéaux) plutôt ridicule, pitoyable. Il méprisait toujours la Mercatoria, haïssait ce système vicieux, crétin, vide et pourtant imbu de lui-même, intolérant, et il ne s’était jamais fait d’illusions au sujet de ces Dissidents et autres groupes prétendument désintéressés. Il savait également que la guerre qui les opposait à la Mercatoria serait longue et cruelle. Il savait depuis toujours que sa propre fin était écrite et qu’elle serait douloureuse – il ferait son possible pour l’éviter, mais parfois, on avait beau s’échiner… Il avait également compris que les innocents mouraient aussi brutalement et en aussi grand nombre dans une guerre juste que dans une guerre injuste, que les conflits devaient être évités à tout prix, car ils aggravaient les fautes, exagéraient les erreurs. Pourtant, il avait espéré y apporter une touche d’élégance, une pointe glorieuse et héroïque.
Et qu’avait-il vu autour de lui : désordre, confusion, stupidité, gâchis, souffrances inutiles, tristesse, innocents massacrés. Ces choses communes à toutes les guerres, ces choses qui l’affectaient personnellement comme elles en affectaient d’autres, sans aucune raison morale, injustement, sans démonstration de colère aucune, par l’application simple de principes physiques, chimiques, biochimiques, de mécanique orbitale, à cause des antagonismes qui, par nature, opposaient les espèces intelligentes.
Peut-être cette souffrance s’était-elle abattue sur eux par sa faute. Peut-être leur destin était-il scellé et leur sort aurait-il été le même s’il n’avait pas conseillé à Slovius de quitter la Maison d’Automne. Sa fouille, sa mission si importante, les informations qu’il devait soutirer à Valseir étaient peut-être bien à l’origine de tout. Oui, il était peut-être le responsable direct de ces événements tragiques. Tout bien réfléchi, c’était une évidence.
Il voulut rire, mais le fluide qui lui emplissait la bouche, la gorge et les poumons l’en empêcha.
— Merde, allez, essaya-t-il de dire dans le ciel lourd de Nasqueron (en fait, seule une bouillie de mots incompréhensibles sortit de sa bouche). Prouve-moi que tout cela n’est qu’une simulation, que la Cessoria a raison. Prouve-le-moi. Game over. Sors-moi de là.
Un simple marmonnement, un gargouillement sorti du fond de sa gorge. Il se tenait là, dans son alcôve, son cercueil, son gazonef, suspendu dans l’atmosphère de Nasqueron à un endroit où il était possible à un humain de survivre sans protection pendant quelques minutes. À condition d’avoir quelque chose à respirer.
La vengeance était une issue bien mesquine, pensa-t-il en pleurant. Elle était certes dans la nature humaine, dans la nature de toute créature intelligente, dans celle de tout ce qui était capable de ressentir de la colère, d’être blessé dans son cœur, mais c’était une solution presque aussi mauvaise que le suicide. Une solution égoïste, égocentrique. Oui, s’il avait l’occasion de rencontrer ceux qui avaient ordonné le bombardement de la Maison d’Hiver et le massacre de tous ces innocents, il serait probablement tenté de les tuer, mais cela ne ferait pas revenir les morts.
Il n’en aurait certainement jamais la possibilité – encore une fois, la réalité n’était jamais simple –, mais, si on lui amenait les bourreaux sur un plateau, si on lui mettait une arme dans la main, alors oui, il serait capable de faire souffrir, de tuer ceux qui avaient ôté la vie à toutes les personnes qu’il aimait. Il y en aurait certainement pour l’accuser d’être devenu aussi mauvais que ces assassins, mais lui savait bien qu’il était déjà trop tard. Par ailleurs, sa vengeance aurait une justification morale, puisqu’il s’agirait de débarrasser la galaxie et l’univers de créatures manifestement nuisibles. Toutefois, cela ne ferait que libérer la place pour les autres.
Sans compter que la décision de bombarder ’glantine n’était certainement pas l’œuvre d’une seule personne, mais bien celle d’une machine militaire hautement hiérarchisée. Entre ceux qui avaient élaboré la stratégie générale, ceux qui avaient donné l’ordre à leurs subalternes de définir des cibles potentielles, et enfin le technicien débile et sans cervelle qui avait appuyé sur le bouton, touché son écran tactile ou cliqué mentalement sur une icône tout en flottant dans une holocuve, il serait difficile de choisir une victime. Laquelle ne serait que le produit d’un endoctrinement brutal. Car l’armée savait détruire les personnalités pour fabriquer des soldats obéissants et quasi automatisés, attachés à leurs camarades, loyaux, respectueux des règles les plus froides. Et puis, il lui faudrait être sûr de ses complices, avoir confiance dans ceux qui l’armeraient et lui livreraient les bourreaux.
Peut-être même les cibles avaient-elles été choisies automatiquement. Était-il supposé traquer le programmeur et l’attacher avec le type qui avait ordonné l’attaque, ou encore celui qui, en premier lieu, avait rêvé d’envahir Ulubis ?
Si les Dissidents étaient réellement derrière tout cela, il n’était pas impossible qu’une IA fût responsable du raid. Il lui faudrait alors la retrouver pour débrancher la prise. Sauf qu’il haïssait justement la Mercatoria à cause de sa position extrémiste concernant les Intelligences Artificielles.
À moins, bien évidemment, qu’ils aient mérité leur sort, que tout soit de sa faute. Peut-être les assaillants étaient-ils persuadés de détruire une bâtisse vide. Bâtisse qui s’était d’ailleurs remplie à cause de ses conseils et de son intervention. Alors, qui était coupable ?
Ses yeux le faisaient atrocement souffrir, comme si on lui avait jeté du sable à la figure. Ses larmes coulaient si dru qu’il n’y voyait plus rien. (Les senseurs de son gazonef, reliés à son collier, étaient, eux, toujours opérationnels ; ils superposaient leur vision à la sienne, ce qui donnait un résultat des plus étranges.) Il pourrait se tuer. Mais il se devait de continuer, de leur rendre hommage, d’essayer de rendre ce monde meilleur, de faire le peu de bien dont il était capable.
Il attendit que la prophétie de la Vérité se réalise, que la simulation s’arrête. Lorsqu’il comprit que cela n’arriverait pas – il le savait depuis le début, sans toutefois pouvoir s’empêcher d’espérer –, il se sentit amer, résigné, triste et amusé à la fois.
Il ordonna à son appareil de reprendre sa position normale et de se refermer. La pointe de flèche se pencha en arrière, scella son habitacle, l’enveloppant à nouveau. Le gel l’enserra de toutes parts, les vrilles médicales entreprirent aussitôt de soigner sa chair et ses yeux meurtris. Il se dit que la machine était soulagée de le retrouver, mais il savait que c’était un mensonge. Lui seul était soulagé.
— Ah ! les opinions divergent, comme de bien entendu. C’est dans l’ordre des choses, et il en sera toujours ainsi. Avons-nous été élevés comme des animaux domestiques ? Peut-être bien. Ou comme des proies ? Peut-être ne sommes-nous que des objets de décoration, des bouffons destinés à divertir la cour, des ouvriers censés transformer la galaxie (et ce ne sont que quelques-uns de nos mythes). Peut-être nos créateurs ont-ils disparu, ou bien les avons-nous chassés (un autre mythe – vaniteux, beaucoup trop flatteur – que je réfute complètement). Peut-être ces créateurs étaient-ils des êtres protoplasmatiques ? Concept pénétrant, trope tenace. Pourquoi des êtres plasmatiques ? Pourquoi les habitants des flux – stellaires ou planétaires – auraient-ils créé des choses telles que nous ? Nous n’en avons aucune idée. Pourtant, la rumeur persiste.
» Tout ce que nous savons, c’est que nous sommes toujours là et que nous existons depuis dix milliards d’années ou plus. Nous allons et venons, nous vivons nos vies à des rythmes différents, de plus en plus lentement à mesure que nous vieillissons, comme vous avez pu le constater, mais au-delà de cela, que sommes-nous ? Pourquoi existons-nous ? Quel est le sens de notre vie ? Je n’en ai pas la moindre idée. Vous m’excuserez. Ces questions prennent encore plus d’importance lorsqu’il s’agit de nous, les Habitants, car nous sommes, sinon conçus pour, du moins susceptibles de durer plus longtemps que les autres.
» Comprenez-moi bien, ce n’est pas un manque de respect, mais ces mêmes questions, appliquées aux Rapides, qu’il s’agisse des humains ou même – colonel, ne m’en veuillez surtout pas – des Oerileithes, ne peuvent avoir la même force, parce que vous n’avez pas notre histoire, notre passé, notre longévité incroyable, quasi divine. Qui sait ? Vous saurez peut-être un jour ! Après tout, l’univers est encore jeune, aussi nous devons-nous de ranger au placard nos certitudes, nos prétentions et notre égocentricité. Peut-être pourra-t-on lire dans les Chroniques finales écrites par nos ultimes héritiers que les Habitants ne durèrent que douze milliards d’années dans les premiers jours de l’univers naissant, avant de s’éteindre complètement, tandis que les Oerileithes et les humains, ces parangons de persévérance, ces vaillants allongeurs, synonymes d’endurance civilisationnelle, vécurent respectivement pendant deux cents et trois cents milliards d’années. Alors seulement pourra-t-on vous poser les mêmes questions : Pourquoi ? Dans quel but ? Peut-être même connaîtrez-vous les réponses ! Des réponses sensées, de préférence.
» Toutefois, pour le moment, nous seuls pouvons faire face à un tel challenge. Les autres vont et viennent, ce qui est d’ailleurs tout à fait normal. Les espèces apparaissent, se développent, croissent, fleurissent, s’étendent, ralentissent, se racornissent, fanent. Les cyniques disent que c’est la loi de la nature, qu’il n’y a aucune raison de s’enorgueillir ou de se sentir coupable. Moi, je ne suis pas d’accord. Je suis heureux de rencontrer d’autres gens sur ma route, des espèces qui, comme nous, participent du grand jeu de la vie. Mais nous sommes différents ! Nous sommes maudits, marqués, décidés à rester plus longtemps que de raison, à occuper notre place le plus longtemps possible, quitte à mettre mal à l’aise ceux qui pensent que nous aurions dû disparaître depuis belle lurette afin de laisser la place à d’autres. C’est vrai que c’est embarrassant. Néanmoins, je suis entouré d’amis, aussi puis-je me permettre de dire ce que je pense. Et puis, je ne suis qu’un vieux cinglé d’Habitant, un vagabond, un itinérant, un visiteur infatigable. Dans le meilleur des cas, lorsque j’ai de la chance, on me distribue mépris et aumône. Mais je crois que je profite de votre patience. Excusez-moi. J’ai si peu l’occasion de parler à des êtres véritables, et non pas issus de mon imagination.
Leur interlocuteur était un individu extrêmement âgé appelé Oazil, qui s’était déclaré hors séquence. Un Habitant était hors séquence lorsqu’il ne souhaitait plus ou qu’on ne lui permettait plus de progresser dans la hiérarchie pourtant si caractéristique de la société de Nasqueron. En soi, être hors séquence n’était pas un signe de disgrâce – c’était un peu comme rentrer dans les ordres –, sauf lorsque ce n’était pas un choix et que cela précédait un bannissement qui, compte tenu de la technologie de leurs vaisseaux et de leur manière d’appréhender les voyages interstellaires, était synonyme de confinement, d’isolement temporaire – plusieurs milliers d’années, tout de même – et de mort.
Oazil était un itinérant, un vagabond, un baroudeur. Il avait complètement coupé les ponts avec sa famille, dont il affirmait d’ailleurs ne plus se souvenir. Il n’avait pas d’amis à qui parler, n’appartenait à aucun club, société ou ligue, et était sans domicile fixe.
Il vivait, leur avait-il expliqué, dans sa carapace et ses vêtements. Ceux-ci étaient dépareillés et usés, mais également soigneusement décorés, ornés de peintures qui représentaient étoiles, planètes et lunes, de fleurs séchées prélevées sur des dizaines de plantes flottantes, d’os en carbone poli, de crânes luisants de nombreux spécimens de la faune locale. Sa collection était encore plus impressionnante et macabre que celle qu’arborait Valseir dans les grandes occasions.
La première fois qu’il l’avait vu, Fassin avait même cru qu’il s’agissait de Valseir déguisé. Un Valseir revenu en secret pour les provoquer, pour voir comment ils se comporteraient face à un pauvre vagabond, avant de révéler sa véritable identité et de reprendre possession de sa maison. Cependant, Valseir et Oazil étaient très différents. Ce dernier était plus massif, sa carapace légèrement asymétrique, ses marques moins complexes, sa voix bien plus profonde. Sans parler de la position des membres et des pales qui n’étaient pas encore tombés. Sa carapace, beaucoup plus sombre, était ce qui se remarquait en premier. Les deux avaient presque le même âge, même si Oazil, un peu plus jeune, était en dessous de Valseir dans la hiérarchie des Habitants – enfin, l’aurait été, s’il ne s’était exclu lui-même de ce jeu –, car il n’était que Cuspien-Baloan ou Cuspien-Nompar, contre Cuspien-Choal pour Valseir. Ce qui n’empêchait pas le cadet de paraître plus âgé, fripé et usé qu’il était par les intempéries, presque aussi noir que Jundriance, qui était dix fois plus âgé que lui, mais qui avait passé la majeure partie de sa vie en temps ralenti, à étudier à l’abri des éléments.
Oazil tirait une sorte de remorque flottante – de la forme d’un petit Habitant – dans laquelle il transportait quelques vêtements de rechange, les objets auxquels il était le plus attaché, ainsi qu’une sélection de cadeaux fabriqués par ses soins, pour la plupart sculptés dans des racines d’oxybois. Il en avait d’ailleurs confié un à Nuern – une maison bulle miniature –, car il ne pouvait pas attendre que Jundriance sorte des profondeurs de son temps ralenti.
Nuern n’avait pas paru particulièrement impressionné par ce signe de confiance. Oazil disait qu’il ne manquait jamais de s’arrêter ici lorsqu’il passait dans les parages – et cela faisait cinquante, soixante mille ans qu’il voyageait. Il existait – en particulier loin des villes – une véritable tradition de l’hospitalité qu’il serait fâcheux de ne pas respecter, surtout lorsqu’il y avait des témoins étrangers.
— Vous resterez longtemps, monsieur ? demanda Nuern.
— Oui, monsieur, combien de temps comptez-vous rester ? ajouta Livilido.
— Oh ! je compte partir dès demain, répondit Oazil. Cette maison est, j’en suis sûr, toujours aussi accueillante, mais je suis vraiment navré d’apprendre que mon vieil ami n’est plus. Lorsque je reste trop longtemps au même endroit, surtout dans les villes terrifiantes, je me sens mal à l’aise et je ressens rapidement le besoin de bouger. Aucune maison, pas même la plus accueillante et confortable, ne peut me retenir longtemps.
Ils étaient à l’extérieur, sur un des nombreux balcons qui ceignaient la demeure. Au début, ils avaient décidé de déjeuner tous ensemble dans la grande salle à manger, mais le vieil Habitant, agité et nerveux, avait rapidement demandé d’un ton embarrassé et plaintif à être servi à l’extérieur, sur le balcon, d’où il pourrait continuer d’échanger des paroles avec eux. Il souffrait d’une sorte de claustrophobie induite par des millénaires passés à parcourir les cieux de Nasqueron. Nuern et Livilido avaient aussitôt ordonné à de jeunes serviteurs de déplacer les tables et de servir le repas sur le balcon le plus proche.
Ils étaient donc tous sortis – après qu’Oazil se fut confondu en excuses –, permettant à l’invité de profiter de son repas et de goûter les graines et les patchs narcotiques disposés sur un présentoir central, version miniature d’une ville universitaire globulaire. Complètement détendu, Oazil leur avait alors fait part de ses réflexions concernant l’origine des Habitants. C’était un sujet très populaire dans les repas de famille, aussi n’y avait-il plus grand-chose d’intéressant à ajouter. À sa décharge, c’était aussi sa spécialité à l’époque où il enseignait, avant de larguer les amarres et de partir à l’aventure.
Hatherence lui demanda si l’aptitude à ne pas ressentir de douleur caractérisait déjà les tout premiers Habitants, ou bien si l’espèce l’avait développée au fil des générations.
— Ah ! Si seulement nous le savions ! Cela ne m’étonne pas que vous vous posiez la question. Y apporter une réponse serait un formidable pas en avant vers la compréhension du pourquoi de notre présence dans cet univers…
Assis sur des coussins confortables, face à l’invité principal, Fassin se surprit à perdre le fil de la conversation. Cela lui arrivait de plus en plus souvent. Une douzaine de jours nasquéroniens s’étaient écoulés depuis la nouvelle de la destruction de la Maison d’Hiver. Il avait passé presque tout ce temps dans les diverses bibliothèques à chercher des indices sur l’hypothétique troisième volume d’une œuvre volée ici deux siècles plus tôt, d’une trilogie à l’origine de nombreux événements survenus depuis. Il avait fouillé, parcouru, passé au peigne fin, scanné. Toutefois, il s’était souvent pris en flagrant délit de rêverie, se rendant compte qu’il regardait dans le vide depuis plusieurs minutes. Il revoyait en esprit des scènes familiales depuis longtemps oubliées, se rappelait des conversations sans importance vieilles de plusieurs décennies, des échanges dont il n’aurait jamais dû se souvenir, surtout à présent qu’ils étaient tous morts et que lui était si loin de chez lui.
De temps en temps, il sentait venir des larmes. Le gel dont il était couvert les nettoyait aussitôt.
Il lui arrivait également de repenser au suicide et regrettait de ne pas avoir la volonté, la détermination, le désir de mettre son idée en pratique, comme ce devait être le cas lorsqu’on perdait l’amour de sa vie ou qu’on pleurait la fin d’un âge d’or. Au lieu de quoi le suicide lui semblait aussi inutile et futile que l’était sa vie. Quand on ne ressentait plus de désir, d’émotions, quand on était à court de moteurs, qu’il ne nous restait que des fantômes et des habitudes, se tuer devenait aussi difficile que de tomber amoureux.
Il détourna les yeux de tous ces livres, rouleaux, fiches et cristaux, de ces feuilles de diamant gravées, écrans lumineux et autres holos, et se demanda quel était le sens de la vie. Évidemment, il connaissait la réponse standard : les gens – tous types et espèces confondus – voulaient vivre, aspiraient au confort, à la sécurité, avaient besoin d’énergie – soleil ou viande, directe ou indirecte –, voulaient procréer, étaient curieux, souhaitaient apprendre ou devenir célèbres et/ou avoir du succès et/ou prospérer, mais – en fin de compte – pourquoi ? Car les gens mouraient. Les dieux mouraient.
Certains avaient la foi. Ils réussissaient à croire, même en cet âge d’autosuffisance physique rampante, même noyés dans une marée matérialiste vide de toute divinité. Néanmoins, s’il en croyait son expérience, ceux-là n’étaient pas moins enclins à désespérer que les autres. Dans ces conditions, les menaces qui pesaient sur la foi leur donnaient encore plus de raisons de s’en faire et de souffrir.
Les gens se succédaient, vivaient et luttaient, se donnaient du mal pour exister, y compris dans le désespoir et la douleur, terrifiés qu’ils étaient par la mort, décidés qu’ils étaient à s’accrocher à la vie, comme s’il s’agissait du plus précieux des dons, alors qu’elle ne leur avait apporté et ne leur promettait que souffrances et noirceur.
Tout le monde semblait vivre comme si les choses ne pouvaient que s’améliorer, comme si les ténèbres s’apprêtaient à se dissiper. Sauf que tout le monde avait tort. La vie avançait lentement mais sûrement. Parfois dans le bon sens, mais le plus souvent en direction de la maladie et de la mort. Et pourtant, l’on continuait de faire comme si la mort nous surprenait – mon Dieu, qui a mis cette chose en travers de ma route ? Peut-être était-ce la meilleure manière d’y faire face. Peut-être la plus sensée des attitudes consistait-elle à faire comme si rien n’existait avant nous, comme si tout allait s’arrêter avec nous. Comme si l’univers tout entier était bâti autour de notre conscience individuelle. Après tout, c’était une hypothèse de travail plausible, une demi-vérité utile.
Mais cela signifiait-il pour autant que notre volonté de vivre était le résultat d’une sorte d’illusion ? Devait-on en conclure qu’en réalité rien ne comptait et qu’il était idiot de croire le contraire ? N’avait-on le choix qu’entre désespoir, rejet de la raison dans le cadre d’une foi absurde et solipsisme défensif ?
Valseir aurait sans doute eu des choses intéressantes à dire sur le sujet. Sauf qu’il était mort, lui aussi.
Il observa Oazil et se demanda si ce vagabond autoproclamé avait vraiment connu l’ancien propriétaire de cette demeure. Ou n’était-il qu’un mystificateur, un vantard, un vulgaire menteur ?
Fassin était perdu dans ses pensées et n’écoutait qu’à moitié le vieil Habitant qui exposait ses théories concernant le développement de la faune des géantes gazeuses, et racontait les expériences qu’il avait vécues dans son long périple.
Oazil raconta comment il avait fait le tour de la bande tropicale sud – soit cent quarante mille kilomètres – sans croiser le moindre congénère, comment il avait fait la connaissance d’une bande d’Adolescents « pirates de la sculpture », des renégats qui écumaient les Nuages Racines publics et les Forêts Digues, comment il était devenu leur mentor, leur mascotte, leur totem, comment, de nombreux millénaires plus tôt, dans la région polaire sud tellement peu visitée, il était tombé sur un ensemble de Tunnels abandonnés. (Le travail d’un groupe de machines à fabriquer des Tunnels devenues sauvages ? Une œuvre d’art ? Le prototype perdu d’un nouveau genre de cité ? Il n’en savait rien – personne n’avait jamais entendu parler de cet endroit, de cette chose.) Il s’était perdu à l’intérieur de cet arbre géant, de ce poumon colossal, de ce labyrinthe de racines pendant un millénaire entier, n’en était ressorti que presque mort de faim et à moitié fou. Il avait fait part de sa découverte à des chercheurs, qui ne l’avaient jamais retrouvée. La plupart des gens étaient persuadés qu’il avait tout imaginé, ce qui était complètement faux. Mais eux le croyaient, non ?
Le bruit était toujours là. Il l’avait remarqué depuis longtemps, vaguement, mais avait choisi de l’ignorer. Était-il lié à la tuyauterie de la maison, était-ce la conséquence d’une expansion différentielle ou d’une réaction aux courants de gaz qui entouraient la demeure ? Et puis le bruit avait cessé – sans davantage attirer son attention. Mais il était de retour. Et il avait gagné en intensité.
Fassin était dans la bibliothèque numéro trois, l’une des salles internes, où il compulsait rapidement le contenu d’une annexe, reprenant un travail abandonné par Valseir des âges et des âges avant sa mort. D’après les dates affichées sur le moniteur, personne n’avait touché à ces documents depuis une trentaine de millénaires. Plusieurs espèces de Voyants Lents s’étaient succédé depuis. À l’époque, les humains n’étaient même pas encore arrivés dans le système Ulubis. À son avis, il s’agissait de données rachetées – de deuxième, de troisième, de énième main – on ne savait où, probablement autotraduites (c’était en tout cas l’impression qu’elles lui donnaient à chaque fois qu’il mettait le nez dedans), rassemblées, agencées et remises aux Habitants de Nasqueron par une espèce de Voyants remplacée depuis longtemps (peut-être même éteinte) en échange d’informations plus anciennes encore. Un jour, se dit Fassin, la majorité des données stockées par les Habitants proviendrait de trocs de ce genre. Peut-être était-ce déjà le cas. Il n’était pas le premier Voyant à se le dire, et, du fait de l’opacité absolue des annales des Habitants, il ne serait certainement pas le dernier.
Les volumes qu’il était en train d’examiner contenaient principalement des récits d’aventures romantiques et les songeries philosophiques d’un groupe de voyageurs des champs stellaires. Toutefois, ils étaient difficilement compréhensibles, car traduits de nombreuses fois, ou bien adaptés une seule fois par une espèce différente, complètement étrangère. En tout cas, ces histoires paraissaient complètement fantaisistes.
Le bruit persistait.
Il lâcha son écran des yeux et leva la tête vers la trouée de lumière du plafond. La bibliothèque numéro trois, désormais entourée et surmontée d’autres sphères, avait été au sommet du complexe et était de ce fait dotée d’une vaste verrière en diamant qui, aujourd’hui, ne laissait entrer que peu de lumière, d’autant que la maison se trouvait dans une zone plus sombre que par le passé.
Il y avait quelque chose de petit et de pâle à l’extérieur. Lorsque Fassin posa son regard dessus, le bruit disparut, et la chose s’anima. On aurait dit un bébé Habitant, un animal de compagnie. Fassin le regarda pendant quelques secondes, puis retourna à sa lecture des exploits peu plausibles des voyageurs des champs stellaires. Le bruit recommença. S’il avait pu, il aurait soupiré à l’intérieur de son gazonef. Il éteignit le moniteur, sortit de son poste de travail et s’éleva vers la verrière.
Il s’agissait en effet d’un petit Habitant : un spécimen allongé et plutôt déformé, qui rappelait plus la pieuvre que la raie manta. Il était vêtu de haillons et orné d’amulettes à l’aspect pathétique. Fassin n’avait jamais vu un bébé Habitant porter des vêtements ou des décorations. Par ailleurs, celui-ci était étrangement sombre pour son âge. La chose indiqua à Fassin l’emplacement d’un loquet ou d’une serrure sur le côté d’un panneau hexagonal.
L’homme examina la curieuse créature pendant quelques instants. Elle continuait de montrer le loquet. Depuis leur arrivée ici, il n’avait encore jamais vu de bébé Habitant traîner dans les parages de la maison. Celui-ci aurait pu appartenir à Oazil, sauf que le vieillard n’en avait jamais parlé. Le petit fixait intensément le loquet. Puis il se mit à mimer l’ouverture du panneau.
Fassin finit par obtempérer et par laisser la créature entrer. Elle se glissa à l’intérieur, fit un signe qui devait vouloir dire « chut ! » en langage corporel nasquéronien, se courba comme une faucille et flotta vers lui, ne s’arrêtant qu’à un mètre du nez de son gazonef. Alors, lorsqu’il fut certain de ne pouvoir être vu que par Fassin, le petit être afficha sur son épiderme émetteur de signaux :
OAZIL : JE VOUS ATTENDS 2 KM EN DESSOUS À 5 H. RE : VALSEIR.
Il laissa à Fassin le temps de lire le message, s’en fut par l’ouverture et laissa traîner un tentacule pour refermer le panneau derrière lui. Il disparut dans la nuit, entre les globes sombres des bibliothèques.
Fassin vérifia son horloge. Presque quatre heures. Il retourna travailler mais ne trouva rien d’intéressant, incapable qu’il était de réfléchir. Peu avant cinq heures, il se rendit dans la bibliothèque numéro vingt et un et ouvrit une nouvelle fois sa porte secrète. Il se laissa lentement tomber sur deux kilomètres à travers l’atmosphère de plus en plus chaude et dense de Nasqueron. Oazil était là qui l’attendait avec sa remorque.
— Voyant Taak ?
— Oui.
— À quoi Valseir avait-il comparé les Rapides ? J’attends des détails, s’il vous plaît…
— Pourquoi ?
Le vieil Habitant ne répondit pas, laissa le silence s’installer.
— Je vous laisse deviner, mon petit, finit-il par envoyer. Ou bien faites-le uniquement parce que je vous l’ai demandé. Pour faire plaisir au vieillard que je suis.
Fassin attendit un peu avant de répondre.
— À des nuages, envoya-t-il. « Des nuages flottant au-dessus de notre monde. » Nous allons et venons, et nous ne sommes rien comparés au paysage que nous survolons, juste de la vapeur, et non pas de la roche. La roche est éternelle, alors que les nuages se dissipent – les nuages de la journée, comme ceux de la saison. Les nuages défilent jour après jour, saison après saison, année après année, tandis que les montagnes restent, en dépit de la pluie et du vent qui les rongent.
— Hum, fit Oazil, d’un air distrait. Les montagnes. Curieuse idée. Je n’ai jamais vu de montagnes.
— Et vous n’en verrez jamais. Souhaitez-vous que je continue ? Je ne crois pas me rappeler grand-chose d’autre.
— Non, ce ne sera pas nécessaire.
— Alors ?
— Valseir est en vie, dit le vieil Habitant. Il vous envoie d’ailleurs ses salutations.
— Vivant ?
— Dans dix-sept jours, il y a une régate de clippers dans la Tempête C2 UV 3667.
— C’est dans la zone de guerre, n’est-ce pas ?
— La compétition est prévue depuis bien avant la dispute qui a conduit à l’organisation de cette Guerre Formelle. Elle bénéficie d’ailleurs d’une autorisation spéciale. Soyez-y, Voyant Taak. Il vous trouvera.
Le vieillard avança d’un mètre, tendant la corde à laquelle était attachée sa remorque.
— Adieu, Voyant Taak, envoya-t-il. Vous serez gentil de parler de moi à notre vieil ami.
Il fit demi-tour et s’enfonça dans les ténèbres profondes et brûlantes. Quelques instants plus tard, il disparaissait complètement. Fassin attendit que ses senseurs actifs aient totalement perdu sa trace pour entamer sa remontée vers la maison.
— Ah, Fassin, je vous présente toutes mes condoléances, dit Y’sul en quittant le pont du Poaflias pour les rejoindre sur le balcon de la salle de réception.
Nuern, Fassin et Hatherence avaient entendu le navire bien avant de le voir transpercer la couche gazeuse, puis avaient assisté à son approche.
— Merci beaucoup, répondit Fassin.
La veille, il avait demandé à Hatherence d’envoyer un message au Poaflias pour que son capitaine interrompe la chasse en cours. Des trophées, peu nombreux, étaient accrochés au gréement du petit navire : diverses vésicules de julmickers qui se balançaient de façon macabre sur des perches, trois peaux de Mange-racines en train de sécher, les têtes d’une paire d’Acrobates graciles et, pour finir en beauté, accrochée à la proue du vaisseau, une carcasse d’enfant Habitant, vidée de ses entrailles, écartelée sur un cadre telle une figure de proue grotesque. Fassin avait vu le scaphandre du colonel reculer imperceptiblement à la vue de cette horreur.
— Dans quel état d’esprit êtes-vous, Fassin, maintenant que vous avez perdu tant de membres de votre famille ? demanda Y’sul en s’arrêtant devant le Voyant. Avez-vous pris la décision de rentrer parmi les vôtres ?
— Mon état d’esprit est… Disons que je suis calme. Mais je suppose que je suis encore sous le choc.
— Le choc ?
— Oui, mais je m’en remets doucement. Je n’ai pas encore décidé de rentrer chez les miens. D’ailleurs, je n’ai presque plus personne. Néanmoins, nous n’avons plus rien à faire ici. J’aimerais retourner à Munueyn.
Le matin même, il avait dit à Hatherence qu’il avait découvert quelque chose d’important, et qu’il leur fallait partir le plus vite possible.
— Qu’avez-vous découvert, commandant ? Puis-je le voir ?
— Je vous le dirai plus tard.
— Bien. Quelle est notre prochaine destination ?
— Munueyn, avait-il menti.
— Munueyn ? Notre capitaine sera content, dit Y’sul.
Ils partirent ce soir-là. Nuern et Livilido parurent satisfaits, détendus, heureux, même. Y’sul était revenu avec des nouvelles de la guerre. Deux batailles importantes avaient déjà eu lieu. Durant l’un de ces deux engagements, cinq cuirassés avaient été détruits, causant la mort d’une centaine de soldats. Les forces de la zone étaient en train de se replier après avoir perdu deux volumes. Celles de la ceinture semblaient plus puissantes pour le moment.
Fassin et Hatherence enregistrèrent de courts messages de remerciements pour Jundriance, qui était toujours en temps ralenti.
Nuern leur demanda s’ils souhaitaient prendre quelques livres ou documents.
— Non, merci, répondit Fassin.
— J’ai trouvé ce dictionnaire humoristique, dit le colonel en produisant un volume aux pages en diamant. J’aimerais beaucoup l’emporter.
— Nous vous l’offrons avec plaisir, fit Nuern. Désirez-vous autre chose ? Les œuvres gravées dans le diamant seront les premières à disparaître lorsque la maison sombrera dans les Profondeurs brûlantes. Servez-vous, prenez tout ce que vous voulez.
— C’est très gentil de votre part, mais je n’ai besoin de rien d’autre.
— La régate de clippers ? demanda le capitaine Slyne en frottant son manteau. Je croyais que nous étions supposés rentrer à Munueyn ?
— Je ne vois pas pourquoi j’aurais révélé notre véritable destination à nos hôtes, rétorqua Fassin.
— Vous vous êtes méfié d’eux ? s’enquit Y’sul.
— Disons que je n’avais aucune raison particulière de leur faire confiance.
— La régate a lieu dans la Tempête UV 3667, entre la Zone deux et la Ceinture C, intervint le colonel. Elle commence dans seize jours. Pensez-vous pouvoir arriver à temps, capitaine ?
Ils étaient tous dans la cabine de Slyne, une grande pièce tapissée d’écrans lumineux, meublée à l’ancienne, au plafond de laquelle étaient suspendues de vieilles pièces d’artillerie – canons, blasters, arbalètes –, qui se balançaient gentiment, tandis que le Poaflias s’éloignait lentement de la demeure de Valseir. Jusque-là, Fassin avait dit à Hatherence où ils allaient, mais pas encore dans quel dessein.
Slyne bascula sur le côté, donnant l’impression d’être sur le point de s’écrouler. Puis, il frotta son manteau de plus belle.
— Oui, finit-il par répondre. Mais je ferais mieux de changer de cap.
— Attendez un peu avant d’infléchir notre trajectoire, lui demanda Fassin, car ils étaient encore trop près de la maison de Valseir. En revanche, vous pourriez d’ores et déjà faire tourner les moteurs à plein régime.
— Nous n’avons guère le choix, si nous voulons arriver là-bas à temps, commenta Slyne en se retournant pour manipuler un holocube qui flottait au-dessus de son bureau en forme d’anneau.
Situé juste en face de lui, le plus grand moniteur de la cabine s’alluma, afficha aussitôt une carte du volume dans lequel ils naviguaient. L’image en 3D se couvrit de lignes courbes et de chiffres. Slyne l’examina pendant quelques secondes, puis annonça :
— En volant à plein régime, on ne peut pas espérer arriver à destination avant dix-huit jours. Impossible de faire mieux.
Le capitaine agrippa une énorme poignée polie qui dépassait de son bureau et poussa avec un plaisir évident, mais également avec une pointe d’embarras. Le bruit des moteurs s’altéra, et le vaisseau commença à accélérer progressivement.
— Nous pourrions entrer en contact avec Munueyn et louer un navire plus puissant, proposa Y’sul. On lui demanderait de venir à notre rencontre ; ce serait plus rapide.
Slyne se pencha en arrière et fixa son aîné en affichant sur son épiderme des motifs qui exprimaient l’horreur et la trahison.
— Nous nous contenterons de dix-huit jours, dit Fassin au capitaine. Je ne pense pas qu’il faille nécessairement être là dès le début de la course.
— Combien de temps durent ces compétitions, en général ? demanda Hatherence.
Slyne détourna son regard d’un Y’sul quelque peu vexé et répondit :
— Habituellement, dix à douze jours. Ils pourraient cependant décider de raccourcir celle-là à cause de la guerre. Mais nous pourrons en suivre la majeure partie.
— Bien, dit Fassin. Je vous prierai simplement de tenir ce cap pendant une demi-heure supplémentaire, capitaine. Ensuite, foncez vers la Tempête.
Slyne parut satisfait.
— C’est comme si c’était fait.
Slyne tira parti de la Rivière de vent, un ruban temporaire plus rapide inclus dans la masse mouvante de la zone, ce qui leur permit de gagner un peu de temps. Par deux fois, ils croisèrent un vaisseau de guerre, qui finit par les laisser passer. Ils traversèrent un champ de mines, une sorte de filet noir tendu dans le ciel, parsemé de têtes explosives. Des pièges à cuirassés, leur avait expliqué le capitaine. Pas de quoi s’inquiéter. Ils avaient, oh ! des dizaines de mètres de marge de chaque côté.
Le Poaflias arriva tout près du fond de la Tempête UV 3667 en seize jours, au moment même où la régate commençait.
— Restez attachés ! Cela risque d’être agité ! hurla Y’sul, avant de répéter ses recommandations sous la forme de signaux, au cas où ils ne l’auraient pas entendu.
Fassin et Hatherence étaient montés sur le pont lorsque le navire avait commencé à pencher et à se soulever plus que d’habitude. Tout autour d’eux, le gaz, plus sombre encore que celui qui entourait la maison de Valseir, quoique moins dense et moins chaud, sifflait dans les gréements antédiluviens. Des rubans et des volutes s’enroulaient autour du vaisseau, puis se déchiraient rapidement lorsqu’ils pénétraient une nouvelle masse de nuages bouillonnants.
L’humain et l’Oerileithe échangèrent un regard et, bien qu’à l’abri derrière l’escalier des cabines, se hâtèrent d’attacher leur harnais. Celui du colonel s’adapta parfaitement à son scaphandre. Fassin se débrouilla comme il put, mais les sangles n’avaient pas été conçues pour accueillir son gazonef. Slyne avait lourdement insisté sur le fait que quiconque montait sur le pont devait s’équiper correctement, surtout lorsque le navire fonçait à sa vitesse maximale, même si Fassin et Hatherence – dans l’éventualité improbable où ils seraient éjectés du pont – étaient largement capables de rattraper le navire par leurs propres moyens.
— Que se passe-t-il ? cria le colonel, tandis qu’Y’sul s’accrochait au parapet, tout près du harpon.
— On va percer la Tempête ! hurla ce dernier.
— Mais, ce doit être dangereux !
— Oh oui ! très !
— Comment cela va-t-il se passer au juste ?
— Eh bien, nous allons passer à travers la paroi de la Tempête ! hurla Y’sul. On va se frotter aux vents de la bordure ! Ce devrait être spectaculaire !
Droit devant, juste derrière les lambeaux de gaz que le navire était en train de déchirer, on devinait une masse noire et imposante de nuages bouillonnants. Des éclairs irréguliers zébraient de manière erratique la titanesque falaise comme des torrents de vif-argent.
Les moteurs tournaient à plein régime, et le navire allait tout droit vers ce mur qui semblait se prolonger à l’infini dans toutes les directions. En dessous, des gaz encore plus sombres cuisaient dans un chaudron géant. Le vent se mit à souffler plus fort, jouant des parapets, gréements et échelles de corde comme d’un énorme instrument. Le Poaflias vrombissait et tremblait.
— Je crois que le moment est venu de redescendre, cria Hatherence.
Une vésicule de julmicker s’éclata contre le bastingage – il s’agissait apparemment de la dernière – et heurta le flanc gauche d’Y’sul avant de disparaître dans le vent hurlant.
— On dirait bien, confirma l’Habitant. Après vous.
Ils assistèrent au spectacle en compagnie de Slyne depuis la passerelle blindée du navire, au milieu du vaisseau, protégés par une épaisse couche de diamant. Ils faisaient face à la proue et avaient le sentiment d’être sur le point de plonger dans une chute d’encre noire horizontale. Le navire gronda, vira brusquement de bord, les projetant tous les uns contre les autres. Puis, ils disparurent dans le mur de ténèbres. Le Poaflias sursautait et se secouait comme un enfant Habitant embroché par un harpon.
Slyne poussait de petits cris en manœuvrant des leviers et en tournant des roues. Agglutinés dans un coin de la cabine ovoïde, ses bébés de compagnie couinaient et geignaient.
— Est-ce vraiment nécessaire ? demanda Fassin à Y’sul.
— Cela m’étonnerait fort !
Une sorte de planche parsemée de minuscules lampes commença à s’éveiller au-dessus de Slyne. Dans les ténèbres environnantes, leur lumière était assez intense.
Hatherence désigna la chose, comme une dizaine d’ampoules supplémentaires revenaient à la vie.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des voyants de contrôle. Ils me tiennent au courant des dégâts que nous subissons ! répondit Slyne tout en manipulant ses commandes.
Le navire chuta brutalement, les projeta tous contre le plafond, avant de remonter et de les envoyer au sol.
— C’est bien ce que je pensais, dit Hatherence.
Il y eut un virage serré, et l’Oerileithe se retrouva projetée contre Fassin. Elle s’excusa.
Comme les ampoules étaient trop nombreuses à s’allumer et focalisaient l’attention de tout le monde, Slyne éteignit le panneau de contrôle.
Au paroxysme de la turbulence, un des bébés du capitaine se blottit contre son maître. Slyne l’attrapa, le frappa, lui faisant perdre connaissance, et l’enferma dans un placard. À vrai dire, on ne savait trop si la chose voulait être réconfortée ou si elle l’avait attaqué.
Y’sul, quant à lui, était malade. Fassin n’avait encore jamais vu d’Habitant malade.
Slyne jurait, car il devait manœuvrer ses commandes tout en se débarrassant de ses bébés de compagnie qui l’assaillaient de toutes parts. Ils étaient de nouveau plaqués contre le plafond, enduits d’un film de vomi gris. C’est alors que quelqu’un marmonna :
— Putain, on va tous crever…
Quelqu’un qui choisit de rester anonyme.
Le Poaflias jaillit du torrent de nuages d’orage et se retrouva dans une vaste zone calme et floue, dans laquelle il se mit à tomber comme un morceau de plomb. Slyne voulut soupirer de soulagement, mais aspira malencontreusement le vomi d’Y’sul. Il toussa, cracha, jura, maudit les ancêtres de son congénère jusqu’au big bang, mais parvint tout de même à reprendre les commandes de son navire. Il contacta les contrôleurs de la régate et fit dériver le Poaflias jusqu’à la Cale sèche de la Marina inférieure – le vaisseau avait perdu tous ses gréements, son bastingage et quatre de ses six moteurs.
En regardant vers le haut dans ce bol aux parois mouvantes surplombé d’un couvercle transpercé d’étoiles, on voyait de minuscules silhouettes se découper sur la toile de fond brillante et cuivrée.
— La flotte de récupération et l’appareil relais sont en orbite, lui dit Hatherence.
Ils se tenaient dans les gradins abrupts de la galerie d’observation en compagnie de nombreux Habitants. Protégée par un rideau de carbone escamotable – au cas où un des participants aurait l’idée de leur foncer dessus –, attachée au Dzunda, un dirigeable long d’un kilomètre stationnant en bordure de la Tempête, la galerie était l’endroit idéal pour assister à la course de clippers. De grands moniteurs déroulants étaient disposés de part et d’autre de la tribune pour permettre aux spectateurs de suivre d’autres courses et événements trop éloignés pour être vus distinctement.
— La flotte de récupération ? demanda Fassin.
— C’est ainsi qu’on me l’a décrite, confirma Hatherence en s’installant à ses côtés.
Les Habitants qui les entouraient ne pouvaient s’empêcher de les examiner, fascinés qu’ils étaient par leur étrangeté. Y’sul les avait momentanément laissés pour rencontrer un vieil ami. Quand il était avec eux, les autres ne les observaient que de temps à autre, furtivement. Mais à présent, ils ne se gênaient pas. Heureusement, ils s’étaient habitués à ces regards. Par ailleurs, se dit Fassin, si Valseir était dans les parages, il ne pourrait pas ne pas les remarquer.
— Une flotte de quelle taille ?
— Je ne suis pas sûre.
Dans l’énorme œil de la Tempête, il y avait des centaines de dirigeables pleins de spectateurs et de boutiques, des douzaines de clippers et de navires de soutien, des dizaines d’équipes de journalistes et un vaisseau cérémoniel, un cuirassé baptisé Puisiel, orné d’une multitude de banderoles, de guirlandes de drapeaux anciens, de festons de fleurs-ballons. Juste histoire que personne ne le prenne pour un des vaisseaux engagés dans la compétition d’un autre genre qui se déroulait de l’autre côté de la Tempête.
Les écrans déroulants s’allumèrent, et ils purent regarder des extraits d’une course qui avait eu lieu la veille. Tout autour d’eux, les Habitants sifflaient, criaient, riaient, jetaient de la nourriture, lançaient des paris, jouaient leurs réputations respectives – même si personne ne respecterait sa parole après coup –, s’échangeaient des insultes.
— Des nouvelles de l’extérieur ? demanda Fassin.
— Nos ordres n’ont pas changé. Il y a eu quelques attaques éparses dans tout le système, mais rien de comparable à celles qui ont touché les Voyants. Nous continuons de nous préparer. Les fabricants font des efforts réellement héroïques. La population fait beaucoup de sacrifices, mais le moral est bon. Néanmoins, selon des sources officieuses, la peur gagnerait tout de même du terrain. Il y a eu quelques émeutes. Des scans de l’espace profond ont révélé la présence d’une grande flotte arrivant d’E-5.
— Grande comment ?
— Trop grande.
— Et ces émeutes ?
— Limitées.
Le dirigeable démarra pour faire chauffer ses moteurs. Des cris de joie retentirent parmi les Habitants, qui venaient de réaliser que les choses sérieuses allaient enfin débuter.
— Commandant…, envoya Hatherence sans tenter de couvrir le brouhaha. Nous ne sommes plus à bord du Poaflias, nous sommes seuls, personne ne peut nous entendre, et je dois avouer que j’ai une énorme envie de connaître la raison de notre présence ici. Je ne crois pas que, durant vos recherches, vous vous soyez découvert une subite passion pour les courses de clippers.
— D’après Oazil, Valseir serait en vie.
Le colonel garda le silence pendant quelque temps. Puis il envoya :
— C’est une blague ?
— Oazil est peut-être fou, mythomane, manipulateur. Mais d’après ce qu’il m’a dit, je jurerais qu’il connaît Valseir. En tout cas, il savait exactement quoi me demander pour vérifier si j’étais bien celui que j’affirmais être.
— Je vois. Il n’est donc pas venu ici par hasard.
— D’après moi, il nous attendait. Ou alors quelqu’un d’autre était-il chargé de surveiller la maison, de le tenir au courant de notre – de mon – arrivée.
— Et il vous a dit de venir ici ?
— En effet.
— Et maintenant ?
— On attend Valseir.
De nouveaux cris de joie, comme le Dzunda accélérait et se joignait au flot de navires-tribunes qui se dirigeaient vers la grille de départ, située à deux kilomètres de là. La course ne serait pas longue – une heure tout au plus –, mais les clippers étaient supposés accomplir plusieurs passages à l’intérieur des parois mouvementées de la Tempête. Plus la compétition avancerait, plus les épreuves seraient longues, jusqu’au défi final, qui consistait à faire tout le tour du bol formé par l’œil de la Tempête.
— Donc Valseir savait que vous essayeriez de le joindre et s’était arrangé pour… Hum. Intéressant. Toujours aucune nouvelle ?
— Aucune. Mais au moins, vous savez pourquoi nous sommes ici.
— Vous me préviendrez s’il se passe quelque chose ?
— Oui. Néanmoins, j’aurais peut-être besoin de m’absenter à un certain moment. Votre présence pourrait rendre Valseir, ou un autre, légèrement nerveux.
Le dirigeable prit un peu plus de vitesse et continua d’avancer vers la partie de la grille de départ qui se trouvait au centre de la cuvette. Le vent emporta les ballons et paniers qui n’étaient pas attachés.
— Nerveux ? Vous pensez que tout cela est réellement… sérieux ?
— Et vous, qu’en pensez-vous ?
— Je pense qu’Oazil est le genre de personnage que vous avez décrit tout à l’heure. Toutefois, puisque nous sommes là, autant jouer le jeu. Il n’est cependant pas impossible qu’on nous ait fait venir jusqu’ici afin de nous éloigner de la maison de Valseir et d’une éventuelle découverte importante. Que vous a dit Oazil, exactement ?
Fassin avait gardé un enregistrement de la conversation qu’il avait eue avec le vieil Habitant, loin sous la maison. Il l’envoya à Hatherence.
La flotte de spectateurs passa à côté de la grille de départ à la façon d’une volée d’oiseaux trop gras. Encore des cris de joie. Les clippers étaient tous alignés et attendaient le signal du départ.
— En fait, il ne vous a pas révélé grand-chose, commandant, dit Hatherence. Vous auriez dû me faire écouter cela avant et me laisser décider de la tactique à adopter. Je crois que j’ai été trop indulgente avec vous. Vous avez traversé une épreuve difficile, et j’ai dû en tenir compte. J’ai peut-être bien manqué à mon devoir.
— Je ne vous dénoncerai pas si vous ne dites rien, envoya Fassin, sans humour aucun.
Les clippers – versions plus grandes des engins individuels utilisés par les Habitants – étaient agressifs, anguleux, avec des voiles pointues, une quille imposante. Avec leurs cinquante mètres de longueur – cinquante mètres dans tous les sens –, ils ressemblaient à des aimants hérissés d’armes exotiques en tout genre. Les fanions arboraient des signes distinctifs, des fleurs de couleurs aux tiges argentées, qui scintillaient dans la lumière de la lointaine Ulubis.
Il était impossible de naviguer dans un seul médium. Pour naviguer véritablement, il fallait une quille (ou quelque chose de semblable) dans un médium, et une voile (ou quelque chose de comparable) dans un autre médium. Dans un simple courant de gaz, on se contentait de voler. À la limite de deux flux, à la frontière d’une zone qui se déplaçait dans une direction et d’une ceinture qui s’écoulait dans une autre, il était possible, en théorie, de naviguer, à condition de bâtir un navire suffisamment grand. Les Habitants avaient essayé de construire un vaisseau de cette taille, mais n’étaient pas parvenus à l’empêcher de se disloquer.
À défaut, leurs clippers et leurs engins individuels mettaient à profit le titanesque champ magnétique de la planète, champ généré par la plupart des géantes gazeuses. Les flux magnétiques étaient leur eau, l’endroit où s’enfonçaient leur quille. Avec ces flux qui les tiraient dans une direction, et les bandes atmosphériques ceignant la planète qui les entraînaient dans la direction opposée, la navigation devenait possible. Et lorsque les voiles étaient plongées à l’intérieur d’un système dépressionnaire géant, le jeu pouvait se révéler extrêmement dangereux et amusant.
— Espérons qu’il ne s’agissait pas d’une ruse destinée à nous éloigner de la maison, dit Hatherence. Espérons également que Valseir est toujours en vie et qu’il a l’intention de vous contacter. Malheureusement, rien ne nous permet de le penser. N’est-ce pas ? ajouta-t-elle en se tournant vers Fassin.
— En effet.
Presque toute la flotte de navires-tribunes avait dépassé la grille de départ. Les clippers s’ébranlèrent à l’unisson – à une vitesse surprenante, pour des engins dépourvus de moteurs – puis se dirigèrent vers les nuages sombres et bouillonnants qui constituaient la paroi interne de la Tempête. Ils se bousculèrent pour prendre de l’avance, zigzaguèrent à travers le gaz pour se devancer mutuellement, utilisèrent les vents modérés et l’inertie du médium qui les accueillait pour avancer, tout en chevauchant leurs lignes de forces.
— On n’a jamais retrouvé le corps, n’est-ce pas ? demanda Hatherence.
— Effectivement, répondit Fassin. Il a été emporté par une rafale très brutale, capable de déchiqueter son appareil. Mais il a pu survivre.
— Le fait est qu’il n’y avait pas d’eau pour le noyer, et que la température n’était ni trop élevée, ni trop basse. À ce propos, comment peut-on être tué par le vent ?
— Le vent peut vous démembrer, par exemple. Ou alors on est entraîné par un tourbillon qui nous fait perdre connaissance, et duquel on ne peut sortir. À moins que, comateux, on ne se laisse couler jusque dans les Profondeurs. Et puis, les Habitants ont besoin de respirer, ce qu’il est impossible de faire lorsque la pression devient trop élevée.
— Hum.
Les clippers se mirent à longer la paroi mouvante, enfonçant leurs longues voiles dans le courant de gaz. Ils accélérèrent brutalement. Malgré leur avance, malgré leurs moteurs rugissants, malgré leur trajectoire plus courte, les vaisseaux des spectateurs commencèrent à perdre du terrain sur les engins de course.
— Et si Valseir avait mis en scène cet accident ? proposa Hatherence.
— C’est possible. Il aurait pu s’arranger pour qu’un ami ou un complice l’attende dans les parages et lui vienne en aide. Ainsi, il aurait eu toutes les chances de s’en sortir.
— Les Habitants font-ils souvent semblant de disparaître ?
— Presque jamais.
— C’est bien ce que je pensais.
Le peloton de clippers avait remonté la moitié du convoi de navires-tribunes. Les cris et les beuglements de plus en plus aigus montaient en puissance, comme la masse des participants et leur suite de dirigeables et de vaisseaux de soutien fendaient cette mer verticale, la déchiraient, la traversaient sans ménagement. Une vaste zone d’ombre inclinée arriva à leur rencontre, comme ils plongeaient dans la partie non éclairée de l’œil de la Tempête. Au-dessus, le point flou d’Ulubis était éclipsé par un disque de gaz tourbillonnant épais de cent kilomètres et large de dix mille.
— Fassin. Vous avez fait des paris ? demanda Y’sul en s’installant à côté d’eux.
Un enfant esclave en tenue de serveur flottait derrière lui. Il attendit que l’adulte se fût assis confortablement avant d’accrocher à son fauteuil un panier plein de drogues en tout genre et de s’en aller.
— Non. Je ne me serais pas permis de mettre votre réputation en danger.
— Oh ! je n’avais pas pensé à cela, dit Y’sul d’un air songeur. Je suppose que je vous fais confiance. Inconsciemment. C’est étrange, non ? ajouta-t-il avant de commencer à fouiller dans l’assortiment de drogues diverses qu’il avait commandées.
— Comment était votre ami ? demanda Hatherence.
— Oh ! de très bonne humeur, répondit l’Habitant sans la regarder. Son père est mort en héros hier. Il devrait hériter de ses points de réputation, dit-il tout en continuant de fouiller. J’aurais pourtant juré avoir emporté un peu de Fièvre Cérébrale…
— Heureux d’apprendre qu’il prend cela aussi bien, dit Fassin.
— Ah ! la voilà ! s’exclama Y’sul en produisant et en examinant une grande capsule orange. Ah oui ! j’allais oublier : j’ai rencontré un Jeune qui disait vous connaître. Il m’a donné cela pour vous…
Y’sul fouilla dans une poche de son manteau et en sortit une feuille-image, qu’il tendit à Fassin.
L’humain s’en saisit avec un des bras manipulateurs de son gazonef et l’examina. Elle représentait des nuages blancs dans un ciel bleu.
— Oui, les couleurs ne sont manifestement pas bonnes, commenta Y’sul. Je n’ai pas pu m’empêcher de le noter.
Fassin était conscient que Hatherence regardait elle aussi le cliché. Du coin de l’œil, il la vit bouger dans son fauteuil sans rien dire.
— Cette personne qui est censée me connaître, vous a-t-elle dit quelque chose ?
— Hein ? fit l’Habitant, occupé à étudier sa capsule orange grosse comme un doigt. Oui, oui. Elle a dit que vous deviez prendre soin de cette image, et que vous pouviez les rejoindre au restaurant de la galerie d’observation arrière. Seul. C’était assez mal élevé de sa part, je dois dire. Mais il était jeune, et on ne peut rien espérer de mieux de ces gens-là.
— Merci, dit Fassin.
— De rien, répondit Y’sul en agitant un membre et en faisant éclater sa pilule géante.
— Si vous permettez, colonel…, envoya Fassin à Hatherence.
— Allez-y. Mais faites attention.
— Si vous voulez bien m’excuser, dit l’humain en se levant.
Y’sul ne l’entendit même pas. Deux des clippers de tête étaient en train de s’affronter. Ils naviguaient dangereusement près l’un de l’autre, se faisaient des queues de poisson, emmêlaient leurs lignes de forces, s’empêchaient mutuellement de profiter du vent. Y’sul flottait très haut au-dessus de sa place, criait et haranguait en compagnie de ceux des spectateurs qui n’étaient pas encore dans leur univers narcotique privé.
L’Habitant – qui était encore plus jeune que ne le laissaient supposer ses vêtements – intercepta Fassin dans le large couloir central du dirigeable, le rattrapa alors qu’il fonçait vers l’arrière du vaisseau. L’humain se tourna légèrement dans la direction de son compagnon inattendu sans cesser d’avancer.
— Voyant Taak ? dit le jeune Habitant.
— Oui.
— Vous voulez bien me suivre, s’il vous plaît ?
Fassin suivit le jeune Habitant non pas jusqu’au restaurant arrière, mais jusqu’à une cabine privée située très loin sous le ballon. Le capitaine du navire était là qui discutait avec un vieillard – un Sage, selon toute probabilité. L’officier se retourna en entendant arriver Fassin. Il s’inclina légèrement pour le saluer, puis s’en fut en compagnie du jeune Habitant, laissant l’humain seul avec le vieillard dans la pièce circulaire aux parois constituées de feuilles de diamant. Quelques écrans diffusaient des images silencieuses de la course. À une extrémité de la cabine flottait un plateau surplombé d’un grand narcodiffuseur, qui emplissait la pièce de volutes parfumées.
— Est-ce bien vous ? demanda Fassin.
— Je suis toujours de ce monde, jeune Taak, répondit la voix familière.
L’Habitant flotta jusqu’à lui. S’il s’agissait bien de Valseir, alors sa carapace s’était assombrie. Il paraissait également moins rabougri, s’était débarrassé de ses décorations et autres amulettes, et portait une sorte de robe à l’allure monastique.
— Vous avez apporté le petit souvenir que j’avais confié à mon messager ?
Fassin produisit l’image et la lui donna. L’Habitant l’examina et fit onduler le manteau de son moyeu pour montrer son contentement.
— Oui, cette image nous ronge, dit-il en la lui rendant. Prenez-en grand soin. Alors, comment était ce vieil Oazil ? Je suppose qu’il vous a trouvé à la maison et que vous n’êtes pas venu ici par hasard.
— Il était bien. Excentrique, mais bien.
L’Habitant sourit de nouveau, avant de se rembrunir.
— Et la maison ? Et mes bibliothèques ?
— Elles s’enfoncent lentement dans les ténèbres. Enfin, ce qu’il en reste.
— Ce qu’il en reste ?
— Oui, il en manquait une partie.
— Ah !… Mon bureau.
— Que lui est-il arrivé ?
— Le Tunnel est devenu trop lourd pour se maintenir à cette altitude. Je l’ai donc fait détacher du reste de ma demeure. Après l’avoir vidé, bien sûr. Il a sombré tout de suite après.
— Et son contenu ?
Le vieil Habitant recula un peu en créant de petits tourbillons de fumée.
— Vous êtes en train de me tester, n’est-ce pas, Fassin Taak ? Vous pensez que je ne suis pas celui que je prétends être.
— Qui êtes-vous supposé être ?
— Eh bien, votre – enfin, c’est ce que je croyais – vieil ami, Valseir, ancien Choal et Sage en devenir. À condition bien sûr que je sorte de ma cachette et que mes pairs m’acceptent parmi eux. Croyez-vous que je pourrai sortir un jour de ma cachette, Voyant Taak ?
— Cela dépend.
Derrière le vieil Habitant, la course de clippers continuait, très loin désormais du dirigeable. Des moniteurs relayant les images prises par des caméras-fusées montraient l’action en gros plan. Le bruit des applaudissements lointains leur arrivait par les fenêtres ouvertes de la cabine privée.
— Pourquoi vous cachez-vous ?
L’Habitant choisit de répondre par signaux :
— Parce que je voulais étudier de plus près les données que je vous avais échangées contre ces tableaux expressionnistes. Disons que j’ai lu une note à la fin d’un certain volume. À ce propos, je vous dois des excuses. Je n’avais pas l’intention de vous refourguer trois traductions différentes du même volume, au lieu des trois parties de la trilogie. Néanmoins, j’ai lu cette note et j’en suis arrivé à la conclusion qu’il s’agissait là d’une information pour laquelle certaines personnes seraient prêtes à mourir, et de nombreuses autres à tuer. J’ai donc décidé de disparaître. De faire le mort.
— Désolé d’avoir douté de vous, Valseir, dit Fassin en avançant et en tendant vers son ami deux bras manipulateurs.
— Méfiant jusqu’au bout, hein ? s’exclama l’Habitant en lui serrant le bras droit avec un des membres de sa roue droite. Voilà, c’est ainsi que les humains se saluent. Vous êtes satisfait, maintenant, Voyant Taak ?
Fassin sourit.
— Oui. Heureux de vous revoir.
— Vous devez souffrir émotionnellement, alors. Je suis vraiment navré pour vous.
— J’essaie de ne pas être trop désolé pour moi-même. Le fait de m’impliquer corps et âme dans ma mission m’est d’un grand secours.
Fassin avait raconté à Valseir ce qui était arrivé à Troisième Furie et à son Sept. L’Habitant, quant à lui, lui avait fait le récapitulatif de tout ce qu’il avait vécu depuis leur dernière rencontre. Dans son récit, il était énormément question de la fameuse Liste. Plus encore que ce que Fassin s’était imaginé. Valseir vivait caché depuis son accident arrangé avec l’aide de Xessife, le capitaine que Fassin avait brièvement vu un peu plus tôt. Xessife était un marin très expérimenté, un spécialiste des clippers et des solitaires. Il possédait d’ailleurs une collection de trophées et de médailles bien plus lourde que lui. Il était désormais à la retraite, vivait une existence plus calme et contemplative, volait à bord de ce dirigeable afin de ne pas trop s’éloigner du milieu des courses.
— Quelle est donc cette mission, Voyant Taak ?
— Il me faut trouver le troisième volume. L’avez-vous toujours ?
— Non. Toutefois, je ne pense pas que ce livre soit si important que cela.
— Que devons-nous chercher, alors ?
— Une note, un bref appendice.
— Et cette note, vous l’avez ?
— Non.
— Savez-vous où elle se trouve ?
— Non.
— Alors, pour utiliser une expression humaine, nous sommes tous dans la merde.
— Mais je crois savoir dans quelle direction il faut chercher.
— C’est déjà ça.
— Vous pensez réellement qu’elle est si importante que cela ? Que, sans elle, nous sommes « dans la merde » ?
— Oh, nous serions peut-être dans la merde même si nous l’avions. Cependant, certaines personnes seraient prêtes à faire n’importe quoi pour dégotter cette information, à ôter la vie des gêneurs et de ceux qui ne les aideraient pas suffisamment à leur goût. Mon ange gardien, une Oerileithe, colonel de l’Ocula, m’a dit que la Mercatoria avait envoyé une flotte de guerre au-dessus de Nasqueron. Officiellement, elle serait supposée me récupérer à la fin de ma mission, mais selon moi, ce n’est qu’un prétexte.
— Une intervention militaire ?
— Dès qu’ils auront la certitude que la Liste est bien ici, rien ne pourra les arrêter.
— Alors, ils devront rester dans le doute. Je dois également faire mon possible pour que les miens ne me considèrent pas comme un traître, qu’ils ne s’imaginent pas que j’avais l’intention de livrer des informations capitales à des forces étrangères. Même si mes études et celles de mes collègues tendent à démontrer que l’objet de cette quête est soit obsolète, soit une invention pure et simple, soit les deux. Cependant, il faut bien que je dise à quelqu’un ce que je sais. Sinon, je pourrais très bien être condamné à faire le mort pour toujours.
— Il semble que le destin m’ait choisi pour être cette personne. Alors, où dois-je chercher ?
— Ah ! il faut que je vous explique certaines choses. Quand j’ai compris de quoi il était question dans les notes du premier volume, je suis naturellement parti à la recherche du troisième tome. Enfin, je ne suis parti qu’après avoir traversé une courte période d’horreur et de rage, car je venais de réaliser que, sans le vouloir – après tout, la bibliophilie n’est pas un crime –, j’avais potentiellement libéré une force extrêmement dangereuse, une force capable d’ébranler beaucoup de choses, à commencer par ma petite vie bien tranquille. Une fois cet épisode terminé, je me suis consacré entièrement à mes recherches, et j’ai fini par découvrir ce volume. Jamais je ne m’étais autant maudit pour le manque de sérieux dont j’avais fait preuve lors du catalogage de mes bibliothèques. Enfin, les données qui m’intéressaient se trouvaient dans un dossier séparé, attaché aux appendices. J’ai personnellement confié l’original de ce dossier à un ami collectionneur qui vit à Deilte, dans le cercle polaire sud. Nous l’avons enfermé dans un coffre-fort, que je lui ai demandé de ne jamais ouvrir et de surveiller pour moi. Si par malheur je mourais dans un fâcheux accident, il confierait ce coffre à une personne sûre, qui devrait bien évidemment se retenir de l’ouvrir. En attendant qu’un membre de ma famille ou une personne sérieuse se présente avec une image particulière – celle que vous détenez en ce moment même. Le coffre devra lui être remis.
— Votre ami de Deilte a-t-il appris la nouvelle de votre mort ? Personnellement, je n’en savais rien.
— Peut-être que oui, peut-être que non. Il est antiquaire, collectionneur de données anciennes, un peu comme moi. En revanche, il vit un peu en reclus. Mais des connaissances communes l’ont sans doute mis au courant.
— Bien, envoya Fassin. Je dois donc partir pour Deilte. Comment s’appelle votre ami ?
— Chimilinith.
Le nom eut à peine le temps de lui parvenir que Fassin détecta un flux de neutrinos.
— Dans quelle partie de la ville pourrais-je le trouver ? demanda-t-il en regardant autour de lui d’un air méfiant.
— Chimilinith a tendance à déplacer régulièrement sa maison. Je suppose que les gens du cru pourront vous renseigner.
— Parfait. Vous avez jeté un coup d’œil à ces données. À quoi ressemblaient-elles ?
La bulle de diamant était presque vide. À l’exception des deux interlocuteurs, elle contenait un plateau, un bol flottant – Fassin les avait scannés automatiquement en entrant, et ils n’étaient rien d’autre que ce qu’ils semblaient être – ainsi que des moniteurs, qui paraissaient parfaitement standards. Qui pouvait bien être en train de communiquer avec des flux de neutrinos ? D’où, et pourquoi à ce moment-là exactement ?
— On aurait dit de l’algèbre.
Fassin scanna les vêtements de Valseir mais ne trouva aucune trace de technologie. Seul le tissage de sa robe était sophistiqué.
— De l’algèbre ? demanda-t-il.
Il n’y avait rien sur les parois de la cabine, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. Rien non plus dans le tube d’accès.
— Oui, de l’algèbre, mais d’une espèce inconnue de moi, précisa Valseir.
Fassin examina le dessous du ballon situé juste au-dessus de leurs têtes, puis le gaz, dans les environs du dirigeable. Toujours rien. Plus loin, peut-être…
— D’une espèce inconnue ? demanda-t-il, distrait.
Il ne semblait rien y avoir à proximité. À part le Dzunda, il n’y avait rien sur plus d’une centaine de mètres, jusqu’au prochain dirigeable, aux prochaines tribunes et au prochain navire de soutien – le cuirassé Puisiel se trouvait quelques kilomètres au-dessus, d’où il suivait sans problème la flotte des spectateurs. Les clippers, quant à eux, étaient en train de contourner la première bouée – c’était le point crucial de cette brève course.
— Oui, il s’agissait de symboles étranges. Enfin, pas tous. J’ai cru en reconnaître quelques-uns. On aurait dit une forme de Translatif IV, une version pansystémique, une notation dite « universelle » datant de deux milliards d’années environ, inventée par les Wopulds – des spongiformes éteints depuis longtemps –, mais avec quelques éléments appartenant aux géantes gazeuses. J’aurais pu les recopier, mais j’ai préféré ne rien mettre par écrit. Restent donc les souvenirs, nécessairement partiels, que j’en ai gardés. Voilà pourquoi je n’ai pas été en mesure de travailler sur la question depuis.
Fassin écoutait ce que lui disait son ami – enregistrait, même, au cas où il aurait besoin de réécouter la conversation plus tard –, mais il était surtout occupé à scanner frénétiquement les parages à la recherche d’un micro ou d’un appareil de surveillance quelconque. Un nouveau flux de neutrinos fut détecté par les systèmes de son gazonef, un échantillon structuré dans un chaos de particules presque dépourvues de masse.
La première décharge était survenue juste après que Valseir lui eut donné le nom de l’ami auquel il avait confié le dossier. Pouvait-il s’agir d’une simple coïncidence ? Comment quelqu’un aurait-il pu les espionner ? Ils se chuchotaient des signaux, s’envoyaient des faisceaux de lumière cohérents d’un émetteur-récepteur à l’autre. Ceux-ci se trouvaient dans des creux, sous la surface de leurs carapaces respectives, et il n’y avait aucun moyen d’intercepter ce qu’ils se disaient, à moins de placer un miroir ou un genre de capteur sur le chemin du faisceau.
Pouvait-il s’agir de lui ? Quelqu’un avait-il piégé le gazonef ? Hatherence avait-elle mis quelque chose sur lui ? Il scanna, vérifia ses systèmes, mais ne trouva rien.
Le dirigeable, au-dessus d’eux, s’éleva rapidement et régulièrement pour suivre les clippers qui naviguaient sur la surface de la Tempête. Le Dzunda allait bientôt entrer dans la lumière du soleil.
— Une série d’équations, donc ? demanda Fassin au vieil Habitant.
Les vapeurs de drogue qui emplissaient la cabine s’embrasèrent soudain, chaque particule devenant visible individuellement. Toutefois, seules quelques-unes d’entre elles scintillèrent comme des étoiles.
— Ou une seule longue équation.
Horrifié, Fassin aspira un peu de fumée et l’envoya dans le laboratoire miniature haute résolution de son appareil.
— Une seule équation ?
Les résultats de l’analyse effectuée par le nez du gazonef étaient bizarres, comme si les récepteurs de surface changeaient constamment d’avis sur la nature de ce qu’ils détectaient. Fassin augmenta le niveau de résolution de son analyseur et ordonna une microscopie électronique.
— Peut-être bien, répondit Valseir.
À l’extérieur, en direction de la paroi mouvante, à quelques dizaines de mètres seulement, quelque chose apparut brièvement dans la lumière du soleil, avant de s’y adapter et de disparaître de nouveau.
Les résultats de la microscopie électronique étaient pour le moins déconcertants. Fassin mit d’ailleurs quelques secondes à les interpréter et à comprendre. De la nanotechnologie. Une soupe claire de machines minuscules, de récepteurs, d’analyseurs, de processeurs, d’émetteurs, suffisamment petits pour rester suspendus dans l’atmosphère, assez légers pour flotter au milieu des vapeurs de drogue. Voilà comment on les avait espionnés. Il y avait quelque chose dans le gaz qui les séparait, en plein milieu de la route empruntée par leurs signaux. Une chose capable de comprendre ce qu’ils se disaient. Non pas un simple miroir ou un vulgaire micro photonique suspendu à un fil. Non, rien de si grossier. Juste ces choses, ces machines en principe interdites.
— Valseir, dit-il avec empressement. Qui vous a apporté ce bol de drogue ?
Il se tourna vers l’extérieur et zooma au maximum en direction de la chose qu’il avait cru apercevoir un instant plus tôt. Là. Il grossit encore l’image, au point de la rendre presque granuleuse.
— Pardon ? demanda Valseir, déconcerté. Elle était là lorsque je…
À quarante mètres de là, une sphère d’à peine dix centimètres de diamètre, excellemment camouflée, comme un disque de gaz transparent sur une toile de fond parfaitement normale. Une assiette de communication, parabole semblable à un cratère, dirigée droit vers eux. Fassin pivota pour se mettre entre la petite machine et le vieil Habitant, puis se rapprocha tout près de son ami, collant son puits de communication contre le sien dans une parodie de baiser.
Valseir essaya de reculer.
— Mais qu’est-ce que… ?
— On nous espionne, Valseir, envoya Fassin. On nous regarde et on nous écoute. Le bol est plein de mouchards nanotechs. Nous devons sortir d’ici tout de suite.
— Quoi ? Mais…
Un autre flux de neutrinos. Maintenant qu’il savait où regarder, il n’avait plus aucun doute. Cela venait bien de la sphère camouflée.
— Sortons, Valseir. Tout de suite.
Un nouveau flux. Au-dessus d’eux, cette fois. Très loin au-dessus.
Valseir repoussa Fassin.
— La fumée du bol… ?
— Sortez d’ici ! envoya Fassin en poussant le vieil Habitant vers le sas d’accès situé au sommet de la cabine.
À l’extérieur, la petite sphère avait entrepris de se rapprocher. Fassin se glissa sous Valseir et le souleva vers la sortie.
— Fassin ! D’accord, d’accord !
Valseir s’éleva par ses propres moyens, pénétra dans le tube d’accès vertical. La sphère transperça la paroi de diamant dans une pluie d’éclats. Elle s’immobilisa dans l’ouverture. Invisible, pareille à une déformation de l’air.
— Commandant Taak ! cria une voix. Ici le général Linosu de l’Ocula de la Prévôté. Cet appareil est sous le contrôle de la force expéditionnaire de Nasqueron. N’ayez pas peur. Nous descendons pour…
Un faisceau de lumière couleur de cerise et fin comme un cheveu traversa la boule de part en part, et la voix se tut. Le bruit résonna, brutal et sec, dans la bulle privée. Des débris s’envolèrent de toutes parts, s’éparpillant à l’autre bout de la cabine. Fassin se retourna et vit Hatherence descendre le long de la coque du navire. Sa carapace brillait dans la lumière d’Ulubis. Le laser venait d’elle. La petite machine sphérique abandonna son déguisement, révéla sa finition chromée et ses ailes courtaudes. Elle avait un trou minuscule d’un côté, et un autre, beaucoup plus grand, sur le flanc opposé, d’où jaillissait un filet de fumée. Elle tournoya dans les airs en crépitant, puis s’effondra sur le sol transparent. Fassin se rendit compte que Valseir hésitait à sortir par le tube d’accès. Un vent violent s’engouffrait par le trou dans la paroi de diamant.
Le colonel se précipita dans leur direction.
— Tout va bien, commandant ? envoya l’Oerileithe, quelque peu malmenée par le courant d’air.
L’appareil détruit gisait sur le sol de la cabine privée.
— Merde. On dirait que c’était l’un des nôtres.
Il y eut un éclair blanc venant de partout à la fois, qui aveugla momentanément Fassin. Comme la lumière se dissipait, Hatherence commença à tomber comme une pierre. Quelque chose qui se déplaçait plus vite que les clippers était en train de virer de bord sur la paroi mouvante de la Tempête, de foncer vers le dirigeable.
Lorsque le colonel eut chuté d’une vingtaine de mètres, un rai de lumière brûlante, d’un blanc jaune, se matérialisa entre son scaphandre et l’engin en approche. L’appareil de Hatherence s’embrasa et explosa aussitôt. L’engin, pointu, aiguisé, ressemblait à un minuscule gazonef, ou à un missile. De ses réacteurs jaillissaient des flammes vives.
Fassin essaya de voir Hatherence. Il aperçut une silhouette sombre, pareille à une raie manta, qui tombait au milieu des débris fumants de son scaphandre. Elle donna l’impression de vouloir se retourner dans les airs. Dans un de ses tentacules courtauds scintillait un objet métallique. Un faisceau violet jaillit vers l’appareil en forme de missile mais le manqua de près d’un mètre. Celui-ci tira de nouveau, transperça le colonel, l’oblitéra dans une intense explosion de lumière.
Valseir avait fini par traverser le tube d’accès. Fassin se propulsa vers le haut comme une balle dans le canon d’un fusil. Ses réacteurs firent éclater la bulle de diamant, dont les débris s’éloignèrent rapidement du dirigeable. Ils suivirent les restes calcinés de Hatherence vers la base concave de la Tempête et les Profondeurs.
Valseir attendait dans le large couloir, juste au-dessus.
— Fassin ! Mais que se passe-t-il ?
— Comment fait-on pour sortir d’ici ? demanda l’humain au vieil Habitant en l’attrapant par un membre et en le tirant vers l’accès vertical suivant.
— Est-ce bien nécessaire ?
— Quelque chose nous attaque, Valseir.
— En êtes-vous certain ?
— Absolument. Alors, comment s’échappe-t-on d’ici ?
— Il suffit de sortir dans l’atmosphère, dehors.
— Nous serions trop vulnérables. Je pensais plutôt à un appareil quelconque.
— On peut appeler un taxi. Ou prendre un des skiffs amarrés au dirigeable. Je vais demander au capitaine Xessife.
— Non, le coupa Fassin. Vous ne demanderez rien au capitaine.
— Et pourquoi cela ?
— Il a bien fallu que quelqu’un mette ce bol de drogue, là-bas.
Ils atteignirent le passage vertical.
— Mais…, hésita Valseir. Attendez, quel est ce bruit ?
Fassin entendit une sorte de gazouillis qui provenait de plusieurs directions à la fois.
— C’est peut-être une alarme, dit-il. Il faut y aller. Après vous, ajouta-t-il en désignant le passage à Valseir.
Ils étaient à mi-chemin du couloir central lorsque le navire tout entier fut ébranlé.
— Oh-oh ! fit Valseir.
— Continuez d’avancer.
Lorsqu’ils eurent atteint le carrefour principal, l’alarme était devenue beaucoup plus bruyante. Les Habitants se criaient dessus, ramassaient des plateaux de drogues et de nourriture abandonnés, tout en regardant avec intensité les moniteurs fixés au mur. Fassin regarda à son tour.
— Putain, lâcha-t-il.
Les écrans montraient des vues confuses des alentours. Quelques-uns seulement diffusaient encore les images de la course de clippers. Une des caméras semblait suivre un engin effilé – celui-là même qui avait attaqué Hatherence –, qui faisait le tour du dirigeable.
Sur d’autres moniteurs, on voyait des vaisseaux, des dizaines de vaisseaux sombres qui descendaient du ciel.
Il s’agissait de navires de la Mercatoria modifiés pour évoluer dans l’atmosphère de la géante gazeuse. Il y en avait de modestes, qui ne dépassaient pas cinquante mètres de long, mais aussi de plus gros, qui pouvaient atteindre deux cents mètres. Des engins ellipsoïdes noirs comme de la suie, avec des ailes épaisses, des stabilisateurs rudimentaires et brillants, et des nacelles équipées de moteurs. Ils plongeaient vers la flotte de dirigeables. Tous les mille mètres environ, deux ou trois appareils se détachaient de la formation pour croiser en altitude et surveiller les parages. Bien plus haut – plan de caméra pas très stable, d’abord flou, puis fixe –, d’autres vaisseaux, plus nombreux, tournoyaient autour de la Tempête comme des charognards au-dessus d’un cadavre.
Sur un autre moniteur, la caméra se mit à tourner, s’arrêta, stabilisa son image, puis zooma sur le cuirassé Puisiel, dont les tourelles étaient en train de pivoter et les canons de se braquer vers le ciel. Un rayon blanc-jaune zébra l’écran à plusieurs reprises, traversa le vaisseau de guerre, le secoua sérieusement. Sa coque absorba tant bien que mal les ondes de choc. Presque au même moment, un faisceau atteignit la paroi de la Tempête, produisant un épais plumet de vapeur condensée, semblable à une blessure, qui se dissipa rapidement.
— Bordel, mais qu’est-ce que c’est que ces conneries ? demanda Valseir.
Ils s’étaient tous les deux arrêtés, hypnotisés par les écrans, comme les autres personnes présentes dans le couloir.
Les tourelles du cuirassé continuèrent de pivoter quelques secondes, avant de se figer définitivement, leurs canons pointant dans toutes les directions.
— Oh ! non, eut le temps de dire Fassin.
Les canons tirèrent, crachèrent du feu et de la fumée. Simultanément, de petites silhouettes jaillirent de l’appareil, à moitié masquées par le nuage noir qui s’échappait de son flanc éventré. Elles allumèrent leurs propres réacteurs et s’élevèrent vers les engins venus du ciel. Les écrans clignotèrent. Les machines sombres parurent s’illuminer le temps d’une fraction de seconde. Des rayons blancs apparurent soudain, puis s’interrompirent brusquement, avec force détonations, à mi-chemin entre le Puisiel et les navires mystérieux. L’atmosphère autour des spectateurs de la course s’emplit d’une épaisse fumée noire.
Un écran montra alors un des vaisseaux des assaillants, qui commençait à tomber en déroulant derrière lui une traîne grise. Les Habitants crièrent de joie. Les plateaux, la nourriture, les drogues et même les bébés de compagnie volèrent en tous sens. Les carapaces se couvrirent de signaux excités, des odeurs de fureur et de folie guerrière emplirent l’atmosphère, comme si des grenades odorantes avaient explosé le long du couloir. Un petit point noir surplombant une colonne de fumée s’éleva vers le vaisseau endommagé, mais fut vite détruit par un rayon lumineux tiré d’en haut. Alors, quelque chose d’encore plus petit et rapide traversa le moniteur et frappa le vaisseau, avant d’exploser dans ses entrailles, de le découper littéralement en deux. Les deux moitiés tombèrent vers les Profondeurs, suspendues à des fils de fumée. Les autres missiles furent interceptés sans aucune difficulté, écrabouillés comme de vulgaires insectes trop lents.
Fassin se réveilla et commença à tirer Valseir derrière lui. Tout autour d’eux, les Habitants hurlaient et aboyaient en fixant les écrans et en prenant des paris. Des coups lointains et un rugissement interminable résonnèrent dans le couloir – après les images vues en temps réel, le son de la bataille leur parvenait enfin.
Des points scintillants partout. Le cuirassé s’alluma sur toute sa longueur, s’orna de flammes. Des rayons le traversèrent ; ils finirent leur course dans la Tempête, la couvrirent de taches de gaz sombre. Avant même d’être touchée par un premier rai, une bonne partie de son flanc avait commencé à se détacher. Le grand vaisseau fut secoué comme une feuille dans la tempête, puis commença à tomber, tandis que d’autres rayons le transperçaient de part en part. Un dernier rayon, moins lumineux mais beaucoup plus large, atteignit la section centrale, pliant littéralement le vaisseau en deux, avant de l’envoyer décrire une spirale descendante. Un petit nombre de doubles disques sortirent de la carcasse et s’éloignèrent, ou bien tombèrent en brûlant. Quelques-uns furent touchés par des rayons et disparurent au milieu d’explosions miniatures.
— Valseir, venez, chuchota Fassin au milieu de l’assistance soudain silencieuse. Il faut sortir d’ici, ajouta-t-il en poussant le vieillard vers le tube d’accès incliné à quarante-cinq degrés. Par ici.
En fait, il n’était pas trop sûr de ce qu’ils devaient faire. Peut-être seraient-ils plus en sécurité à l’intérieur du dirigeable. Mieux valait tout de même se rapprocher de la sortie afin d’avoir le choix, au cas où.
Valseir se laissa pousser le long du tube d’accès incliné. Les plus bas des navires ennemis étaient à présent au niveau des plus élevés des vaisseaux-tribunes. Des cris emplirent le couloir principal. Un flot d’Habitants se déversa par le haut du tube, empêchant Fassin et Valseir d’avancer.
L’humain continua néanmoins de pousser Valseir. L’un comme l’autre avaient les yeux rivés sur les moniteurs, où l’on voyait un vaisseau noir se rapprocher dangereusement de la paroi de la Tempête. Lorsqu’il en fut tout proche, un clipper traversa le rideau sombre, ses voiles luisantes dépliées et ouvertes comme une explosion figée. Il percuta le vaisseau au milieu de sa coque. Les deux engins emmêlés traversèrent le ciel, puis commencèrent à chuter, ensemble, avec tout le reste, vers le puits sans fond de la Tempête, vers l’enfer brûlant des Profondeurs.
Des cris et des hurlements de joie retentirent derrière eux.
Une autre caméra, un autre moniteur : la paroi de la Tempête était en train de se soulever dans un bouillonnement de gaz, de s’écarter docilement pour laisser passer un énorme cône arrondi.
Un cuirassé massif jaillit de la Tempête entraînant dans son sillage des plumets de gaz semblables à des drapeaux colossaux. Des acclamations et des hurlements d’encouragements assez puissants pour faire trembler le navire résonnèrent dans le grand tunnel, le transformèrent momentanément en orgue géant. Le cuirassé s’embrasa en déviant les lasers qui le prenaient pour cible et poursuivit sa route vers le cœur dégagé de l’œil de la Tempête.
— Putain, dit Fassin dans sa barbe. Ils les attendaient.
Le cuirassé argenté mit les gaz et se dirigea vers la flotte de navires noirs qui, après s’être positionnés tout autour des vaisseaux-tribunes, avaient entrepris de se mettre en formation pour faire face à une nouvelle menace.
Le cuirassé filait tout droit. Des flammes jaillissaient de sa queue, ses canons tiraient sans temps mort. Sa coque chromée reflétait le ciel, la Tempête, les Profondeurs sombres ; elle scintillait, comme les rayons laser se réfractaient sur sa surface, s’évacuaient dans toutes les directions, dessinaient des sortes d’épines de lumière. Deux autres navires ennemis explosèrent et entamèrent leur longue chute. Dans le dirigeable, les Habitants criaient de plus belle, et les paris atteignaient des niveaux astronomiques.
Le cuirassé continuait d’avancer tant bien que mal, bien qu’il fût la cible d’un feu nourri. Un missile tiré par un des vaisseaux de la flotte ennemie traversa un moniteur, fut manqué par un tir de barrage et frappa de plein fouet l’énorme navire.
On eut à peine le temps de voir le début de l’explosion, pareille à une étoile, qui devait détruire le cuirassé de l’intérieur. Les moniteurs devinrent alors tout blancs, avant de s’éteindre momentanément. Dans le couloir, les lumières clignotèrent, s’éteignirent, se rallumèrent, puis moururent pour de bon. L’alarme, qui hurlait depuis le début sans que personne ne l’entende, se tut elle aussi, et son absence fit l’effet d’une perte d’audition générale. Le dirigeable frissonna comme un animal blessé.
D’autres écrans vacillèrent, devinrent tout noirs, puis se couvrirent de parasites. Les quelques moniteurs qui ne s’étaient pas complètement éteints étaient les seules sources de lumière du couloir. Bientôt, des lampes d’urgence s’éveillèrent ; d’abord hésitantes, elles emplirent le long tube de lumière.
L’impatience et la colère des Habitants commençaient à monter en puissance. Une caméra pivota pour montrer le nuage en forme de champignon géant qui avait remplacé le cuirassé. Quelques débris tombèrent au loin, comme éparpillés par un poing boursouflé de tumeurs. Les vaisseaux noirs reprirent leur manœuvre d’approche. La flotte qui constituait leur cible était à présent commandée par deux sortes de capitaines : ceux qui croyaient plus sage de rester groupés, et ceux qui, au contraire, préféraient tenter leur chance seuls.
Dans leur fuite précipitée, les Habitants qui affluaient par le tube d’accès incliné empêchaient Fassin et Valseir de progresser, les obligeaient même à reculer. Tant et si bien qu’ils furent bientôt de retour à leur point de départ, au milieu d’un large carrefour où se déversaient des spectateurs venus de toutes les directions.
— Regardez, regardez ! cria quelqu’un.
L’image relayée par un écran lointain apparut soudain sur plusieurs moniteurs. Au début, cela ressemblait à une rediffusion de l’entrée du premier cuirassé : une proue énorme qui transperce un rideau arachnéen, suivie par des oriflammes de gaz. Puis le point de vue recula, et l’on vit un autre nez traverser la paroi de la Tempête, puis un autre, et encore un autre. Bientôt, l’on put découvrir une forêt verticale entière, une marée de navires entrer dans l’œil du cyclone et se diriger vers la colonne de vaisseaux noirs, suspendue tel un pendule au-dessus de la flotte des spectateurs.
Le Dzunda trembla, tangua et hurla à la façon d’un animal blessé, comme l’onde de choc de l’explosion nucléaire l’atteignait enfin et le secouait. Les Habitants roulèrent dans le couloir, se bousculèrent, heurtèrent les murs, le sol et le plafond, emplirent l’atmosphère de jurons et de débris. Deux nouveaux écrans s’éteignirent, mais il en restait suffisamment pour pouvoir admirer la flotte de cuirassés argentés, rendue blafarde par le feu qui se déversait sur elle. Les lasers brillaient, les rayons et projectiles intercepteurs quadrillaient l’atmosphère, découpaient en rondelles les missiles ennemis. Deux, puis trois vaisseaux noirs explosèrent ou se flétrirent, commencèrent à tomber en décrivant une spirale. Deux nouveaux cuirassés disparurent violemment dans des détonations aveuglantes.
Deux autres cuirassés furent légèrement touchés par un rayon vif et furieux venu du dessus, de l’espace. Le faisceau passa entre les deux navires, les secoua violemment, avant de se diviser en deux tubes violets d’épaisseur égale, qui se firent subitement extrêmement fins, avant de découper le blindage des navires comme une hache tranchant une tête.
Le couloir – à moitié plongé dans la pénombre, empli d’odeurs sauvages et des cris des Habitants qui hésitaient entre se lamenter ou hurler victoire, éclairé par intermittence par les images de la bataille qui se jouait à l’extérieur – sombra alors dans une sorte de chaos, comme les haut-parleurs se mirent à diffuser à un volume assourdissant une musique douce à l’extrême, probablement l’œuvre du système dépassé par les événements et soucieux de ramener le calme à bord.
— Qu’est-ce que c’est que ce machin ? dit un Habitant tout près de Fassin.
(Un vaisseau de la Mercatoria et un cuirassé nasquéronien disparurent, l’un déchiré de l’intérieur, l’autre anéanti par le feu nucléaire. Une fois de plus, un large faisceau tomba du ciel, ébranlant deux navires à la fois.)
Sur l’écran opposé, une caméra braquée vers le fond du gouffre montrait un énorme globe rouge sombre et brillant, parodie de comète ridicule, qui s’élevait doucement dans les airs en traînant dans son sillage une queue de gaz à sa mesure. Il faisait plusieurs kilomètres de diamètre, était strié, couvert de bandes comme une géante gazeuse miniature, si bien que, pendant un instant d’égarement, Fassin crut reconnaître le palais du Hierchon Ormilla.
La carcasse fumante d’un vaisseau de la Mercatoria tomba vers la sphère, parut devoir disparaître juste derrière elle, ce qui leur permit d’évaluer son diamètre à trois ou quatre kilomètres. Sauf que l’épave finit par tomber devant la boule, les obligeant à revoir leurs estimations à la hausse et à multiplier le diamètre par deux.
Deux rayons blanc-jaune, fins comme des filaments, s’abattirent soudain sur le globe, s’enfoncèrent dans sa matière sans produire le moindre effet. L’épais faisceau violet apparut à son tour, s’élargit pour recouvrir les huit kilomètres de la chose, avant de commencer à s’affiner et à se concentrer.
Des points noirs apparurent sur la surface de la sphère.
Le Dzunda fut à nouveau secoué par des ondes de choc. Fassin fixait la gigantesque boule sans se soucier des Habitants qui le bousculaient, sans penser à Valseir, qui n’était plus dans son champ de vision.
Il y avait une cinquantaine de points éparpillés de façon aléatoire dans l’atmosphère supérieure de la chose. L’un d’entre eux était au centre du faisceau violet ennemi en train de s’affiner. Juste avant que ce dernier ne devienne trop lumineux pour les yeux de l’humain, la tache noire sembla s’éveiller et se diffuser. Alors, les points s’effacèrent, devinrent les socles de colonnes de lumière blanche, intense et pure. Les rayons moururent presque aussitôt, ne durèrent que le temps d’un battement de cils. Toutefois, leur image demeura imprimée sur les rétines et les objectifs des caméras insuffisamment protégés.
Une autre convulsion secoua le dirigeable, fit craquer et onduler le couloir ; le silence s’installa. Quelques écrans s’éteignirent. La musique trop forte cessa. Deux moniteurs tout proches montraient les vaisseaux noirs, des escadrons entiers, une véritable flotte de navires de guerre, réduits à l’état de braises rougeoyantes dispersées par le vent, à l’exception des nez effilés et des queues, qui tombaient comme des météorites dans les profondeurs ténébreuses de la Tempête en déroulant de minces filets de fumée.
Le moniteur le plus proche affichait des vues du ciel, comme une caméra scrutait les environs à la recherche d’un navire ennemi encore intact. Mais il n’y avait que des nuages noirs et des cendres portés par le vent.
Sur les autres écrans, une forme jaune et lumineuse était en train de se refroidir et de disparaître. La chose resta un certain temps au-dessus du champ de course, puis se mit à dériver vers l’est.
L’énorme sphère était toujours en train de s’élever, plus lentement toutefois, d’arriver à la hauteur de ce qui restait de la flotte de vaisseaux-tribunes. Les cuirassés décéléraient, prenaient position derrière les lourds dirigeables.
Un mugissement général, cacophonie, cri de victoire inattendue, jaillit de la gorge des Habitants agglutinés dans le couloir, monta en puissance, atteignit une intensité telle qu’il devint impossible de formuler la moindre pensée cohérente.
Alors, une série d’ondes de choc titanesques secoua le Dzunda comme un vulgaire drapeau flottant dans le vent. Un barrage de bruit comparable au son que produirait une troupe de titans applaudissant à tout rompre noya littéralement les cris des spectateurs fous de joie.
Tous les écrans s’éteignirent. Le Dzunda vacilla une dernière fois, puis commença à tomber. Ceux des passagers qui n’étaient pas déjà en train de se diriger vers les sorties se précipitèrent pour rattraper leur retard, emportèrent Fassin dans leur sillage, foncèrent dans le tube d’accès incliné, puis dans une sorte de cheminée qui débouchait dans la galerie d’observation, d’où ils se dispersèrent dans les cieux meurtris de Nasqueron par la baie vitrée réduite en morceaux.
— Vous voulez dire que vos contes à dormir debout ridicules, vos histoires de vaisseaux secrets et de superarmement sont vrais ? demanda Fassin.
— Il semblerait bien que oui, répondit Y’sul en regardant autour de lui.
Ils étaient quelque part à bord de l’Isaut, le gigantesque navire sphérique qui avait détruit presque toute la flotte de la Mercatoria – y compris le commandement basé dans l’espace et les navires bombardiers – en moins d’une demi-seconde. L’Isaut était un Protecteur planétaire (Supposé). Apparemment, personne parmi les spectateurs et les passagers récupérés dans les vaisseaux détruits ou endommagés n’avait jamais entendu parler de ces engins. Ce qui, au grand étonnement d’Y’sul, ne signifiait donc pas qu’ils n’existaient pas.
Bien sûr, tout le monde avait eu vent de rumeurs, de mythes concernant les capacités militaires des Habitants. Depuis la nuit des temps, toutes les espèces de la galaxie savaient qu’il ne fallait pas s’en prendre à eux. Toutefois, comme la plupart de ces mythes et rumeurs étaient propagés par les Habitants eux-mêmes, personne ne les prenait vraiment au sérieux. Les Habitants passaient tellement de temps à se pavaner, à plastronner, à raconter à qui voulait les entendre combien ils étaient formidables et brillants – alors qu’ils semblaient uniquement égocentriques, obsédés par leur propre civilisation, indifférents aux problèmes des autres, déconnectés du reste de la galaxie civilisée comme de leur diaspora –, qu’on les rangeait automatiquement dans la catégorie des mythomanes vantards. Quant à leurs prétendus armes et vaisseaux terrifiants, on les balayait du revers de la main. Dans le meilleur des cas, on concluait qu’ils appartenaient à un passé glorieux, quoique révolu depuis longtemps.
Même maintenant, alors qu’il avait vu l’Isaut en action – par l’intermédiaire des senseurs de son gazonef, il est vrai –, Fassin ne pouvait s’empêcher d’être incrédule.
— C’est vraiment un endroit étrange, dit Valseir en jetant un regard circulaire sur la salle sphérique.
Tous les trois s’étaient retrouvés relativement facilement dans la foule des survivants du Dzunda. Le gazonef de Fassin, bien que plus petit qu’un Habitant, était aisément repérable et leur avait servi de point de ralliement.
— Pourquoi les autres font-ils des écarts pour m’éviter ? avait demandé l’humain lorsque le calme fut revenu.
Et c’était vrai. Les Habitants ne s’approchaient pas à moins de cinquante mètres de lui.
— Ils ont peur que vous soyez pris pour cible, avait expliqué Y’sul en fouillant dans ses poches et sacoches pour voir s’il n’avait rien perdu dans la mêlée.
Tout autour d’eux, de longues colonnes de fumée dérivaient dans le vent, comme des tiges anémiques enracinées dans le fond de la Tempête, tout en bas. De grands nuages en forme de cloches muettes – vestiges des explosions nucléaires – se tordaient, se disloquaient lentement, leurs têtes rondes et quasi stabilisées continuant de s’élever dans les hautes couches de l’atmosphère, où les vents les emportaient et d’où ils projetaient leur ombre sur l’œil de la Tempête désormais calme. La sphère gigantesque et couverte de bandes flottait comme une planète miniature dans ce gouffre titanesque.
D’un côté, la flotte de clippers essayait de se rassembler. Tandis qu’il s’échappait du dirigeable en train de sombrer, Fassin avait entendu des Habitants se demander si la course allait pouvoir reprendre, si le départ allait être redonné ou si elle serait annulée. D’autres échangeaient, à la lumière des derniers événements, leur opinion sur les paris déjà placés. Seule sa longue fréquentation de cette espèce si insouciante – du moins en apparence – l’avait empêché de rester la bouche ouverte.
Les navires les moins endommagés – vaisseaux-tribunes ou appareils de soutien – accueillirent les Habitants contraints de fuir. Les individus les plus sérieusement blessés ou brûlés furent secourus par des skiffs-ambulances venus des cuirassés restants et des hôpitaux mobiles arrivés du port le plus proche.
Fassin avait effectivement été pris pour cible, mais pas par des armes. Un trio de skiffs jailli de la sphère géante s’était dirigé tout droit vers le petit groupe formé par l’humain et ses deux amis. On les avait fait monter à bord avant de les conduire à l’intérieur du globe énorme, en dépit des cris de protestation des Habitants qui, jusque-là, s’étaient donné beaucoup de mal pour rester loin de Fassin.
Le skiff de tête, piloté par un duo d’Habitants très âgés – ils ne souhaitèrent donner ni leur nom, ni leur rang, ni leur âge, mais ils paraissaient au moins aussi vieux que Jundriance –, les avait déposés quelque part dans les entrailles de l’engin sphérique, au bout d’un long tunnel, dans un espace tout aussi sphérique équipé de salles de bains et d’un snack-bar immédiatement snobé par Y’sul. Avant de repartir à bord du même skiff, l’un des deux pilotes anonymes avait dit à Fassin à quelle catégorie de vaisseaux appartenait ce titanesque navire. L’humain l’avait mis en garde contre une possible contamination de son gazonef par la nanotechnologie de la Mercatoria, mais sa révélation n’avait surpris ni inquiété personne. Son appareil fut néanmoins scanné, mais ne présentait aucune trace de contamination.
— Où est votre petite amie Hatherence, le très vénérable colonel ? demanda Y’sul à Fassin en observant ostensiblement les alentours. Elle a sauté de son siège et est partie à toute allure avant que la fête ne commence vraiment.
— Elle est morte.
— Morte ? s’étonna Y’sul en réprimant un mouvement de recul. Elle paraissait pourtant si bien armée !
— Elle a tiré sur un appareil de la Mercatoria. L’un des premiers vaisseaux arrivés sur place a pris cela pour un signe d’hostilité et l’a descendue.
— Oh ! s’exclama Y’sul, abattu. Il s’agissait de la Mercatoria, pas de ces Déconnectés ? Vous êtes certain ?
— Oui, j’en suis certain.
— Mince, laissa échapper Y’sul, l’air ennuyé. Il semblerait bien que j’aie perdu un pari dans ce cas-là. Je me demande bien comment je vais pouvoir m’en sortir, ajouta-t-il en s’éloignant, perdu dans ses pensées.
Fassin se retourna vers Valseir.
— Vous êtes sûr que tout va bien ? demanda-t-il.
Le vieil Habitant lui avait paru un peu secoué lorsqu’ils s’étaient retrouvés au-dessus de la carcasse du dirigeable en train de couler. À part quelques éraflures sur la carapace causées par les mouvements de foule, il n’était pas blessé.
— Je vais bien, Fassin, répondit-il à l’humain. Et vous ? Vous avez perdu le colonel, d’après ce que j’ai entendu.
Fassin revit en esprit la silhouette triangulaire de Hatherence se tordre dans les airs – pour les Nasquéroniens, elle avait vraiment la forme d’un de leurs Jeunes –, braquer une arme de poing vers l’appareil qui l’avait touchée, tirer, puis se faire anéantir par un retour de flamme fatal.
— Je commence à m’habituer à voir les gens qui me sont proches mourir de mort violente, reprit-il.
— Hum. Me voilà prévenu, dit Valseir.
— Elle était ma supérieure, Valseir, expliqua Fassin. Elle me protégeait et me surveillait à la fois. Je suis certain qu’elle avait pour mission de m’abattre au cas où je n’aurais pas suivi les instructions de l’Ocula.
— Aurait-elle mis ces ordres à exécution ?
Fassin hésita. Il regrettait d’avoir dit tout cela, bien qu’il en fût intimement persuadé. Toutefois, c’était un peu comme insulter la mémoire de Hatherence. Il détourna le regard et dit :
— Nous ne le saurons jamais, n’est-ce pas ?
Une trappe située au plafond s’ouvrit. Ils levèrent tous les yeux. Deux Habitants entrèrent. Fassin reconnut Setstyin, le colporteur autoproclamé auquel il avait téléphoné le soir où il était sorti en douce de la maison d’Y’sul. L’autre semblait très vieux, avec sa carapace sombre et rabougrie – il ne faisait pas plus de cinq mètres de diamètre ; sa tenue ample était probablement destinée à cacher ses rares membres restants et peut-être même quelques prothèses.
— Voyant Fassin Taak, dit Setstyin en se penchant en avant pour le saluer.
Puis il s’inclina devant Y’sul et enfin devant Valseir qui, étant le plus âgé, méritait le plus de respect.
— Y’sul, Valseir, permettez-moi de vous présenter le Sage-Cuspien-Chospe Drunisine, capitaine du Protecteur planétaire (Supposé) Isaut.
— C’est un plaisir, dit l’Habitant à la carapace sombre d’une voix sèche et cassée.
— Un honneur, répondit Y’sul en poussant Fassin sur le côté pour prendre sa place, avant d’exécuter une courbette extravagante et complexe. Si je puis m’exprimer ainsi.
— C’est un honneur pour nous tous, préEnfant, ajouta Valseir en s’inclinant aussi, mais d’une façon infiniment plus digne.
— Heureux de vous rencontrer, Setstyin, dit Fassin. Et enchanté de faire votre connaissance, monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers le vieil Habitant.
Drunisine était de loin le Nasquéronien le plus âgé et le plus prestigieux que Fassin ait jamais rencontré. Lorsqu’un Habitant – après avoir survécu aux périls de l’enfance, bien entendu – devenait Adolescent, Jeune puis Adulte, et atteignait enfin la Maturité, l’Âge cuspien et la Sagesse, il aspirait à devenir Enfant, ce qui était le zénith, le stade ultime de l’évolution de cette espèce. Il y était même destiné, à condition, bien sûr, de vivre suffisamment longtemps pour cela. Drunisine, pour sa part, était un Chospe, c’est-à-dire qu’il avait presque atteint ce sommet légendaire. Ce qui signifiait qu’il avait probablement plus de deux milliards d’années.
— Je m’appelle Setstyin, reprit l’autre en venant se positionner au centre de la pièce, d’où il examina l’assistance. Je suis un ami du Voyant Taak. J’espère que vous vous êtes bien reposés et que l’on vous a bien soignés. Parce qu’il nous faut parler, à présent.
Ils acquiescèrent. Setstyin agita un membre, et des hamacs descendirent du plafond. La trappe se referma. Ils prirent place.
— Voyant Taak, commença l’ancien. Votre petit appareil ne devra garder en mémoire aucune trace de la bataille qui vient de s’achever.
— Je comprends, répondit Fassin en repensant à l’étrange parenthèse – (Supposé) – qui venait compléter le nom de cette machine énorme.
Il rassembla toutes les données enregistrées au cours de la bataille et les effaça complètement. Il en profita même pour se débarrasser de vieilles informations inutiles.
— Voilà, c’est fait.
— Nous allons avoir besoin de vérifier, dit Setstyin d’un ton désolé.
— Pas de problème. Je suppose que nous sommes censés garder le silence sur ce qui vient de se passer, ainsi que sur cette chose.
— Vous êtes libre de parler, jeune Voyant, rétorqua Drunisine. Seules nous importent les preuves irréfutables.
— Tous les systèmes de surveillance étrangers qui gravitaient autour de la planète ont été détruits, reprit Setstyin. De même que tous les vaisseaux qui ont directement assisté à la bataille. Nous sommes en train de poursuivre et de disperser le reste de la flotte.
— Ils sont chassés comme des chiens, Voyant Taak, dit Drunisine en le regardant droit dans les yeux et en utilisant délibérément un vieux mot terrien. Nous les harcelons, brouillons leurs systèmes, les empêchons de communiquer entre eux, scellons leur destin, faisons en sorte que toute information concernant ce vaisseau et ses capacités soit définitivement perdue. J’ajouterai par ailleurs que nous avons également sérieusement envisagé de vous exécuter sommairement.
— Je vous suis reconnaissant de m’avoir épargné. Aucun des vaisseaux qui volaient au-dessus de Nasqueron ne sera autorisé à s’enfuir ?
— Aucun, répondit l’ancien.
— Ceux qui commencent les guerres doivent apprendre à en assumer les conséquences, expliqua Y’sul d’un ton sentencieux.
— Et ensuite ? demanda Fassin.
— Précisez, je vous prie.
— Si cette bataille marquait le début d’une guerre au sein de la Mercatoria, ou du moins d’Ulubis ?
— Je ne pense pas, dit Drunisine, comme s’il n’avait jamais songé à cette éventualité. À moins qu’ils essaient à nouveau de nous envahir. Pensez-vous qu’ils s’y risqueraient, Fassin Taak ?
Fassin avait la désagréable impression que, compte tenu de leur attitude pour le moins laxiste lorsqu’il s’agissait de glaner des renseignements militaires, ce qu’il s’apprêtait à répondre constituerait le socle, la base des décisions prises par les Habitants pour faire face à la situation.
— Non, je ne crois pas. Je pense qu’ils seront trop horrifiés par l’ampleur de leurs pertes pour risquer d’autres vaisseaux dans une pareille aventure. D’autant qu’une invasion se profile à l’horizon. Si cette dernière échoue ou si la Mercatoria finit par défaire ses ennemis et par reprendre ce système, il ne fait aucun doute que ses instances militaires voudront savoir ce qui s’est passé. À ce moment-là, il est clair que l’idée d’une expédition punitive leur traversera l’esprit. Mais, pour le moment, il convient davantage de s’inquiéter de l’arrivée imminente des Déconnectés d’E-5, ajouta-t-il en regardant Drunisine et Setstyin, qui restèrent silencieux. Même si vous avez manifestement les moyens de les recevoir… En fait, le jour où la Mercatoria aura vent de cette bataille, elle vous demandera probablement de vous unir à elle pour faire face aux forces d’invasion d’E-5.
— Pourquoi accepterions-nous de faire une chose pareille ? demanda Drunisine d’une voix neutre.
La journée avait été longue et fatigante. Fassin ne se sentait pas le courage de lui expliquer le pourquoi du comment. Par ailleurs, Drunisine était si vieux et expérimenté que sa question n’était certainement que de la rhétorique pure.
— Bon ! oubliez tout cela, dit Fassin. Faites comme si de rien n’était. Envoyez un message à ’glantine et proposez-leur de les aider à établir une nouvelle base pour les Voyants.
— C’est plus ou moins ce que nous nous apprêtions à faire, s’anima Setstyin.
Fassin lui envoya un signal poliment amusé. Il avait toujours du mal à appréhender les implications du spectacle auquel il avait assisté. Qui donc avait construit cette machine colossale capable de détruire une flotte entière en un clin d’œil ? Quelles structures sociétales jusque-là inconnues, quelles installations industrielles étaient en mesure de produire quelque chose de si énorme et terrifiant ? Y en avait-il d’autres ? Était-ce le seul Protecteur de Nasqueron ? Grand Dieu, faisait-il partie d’une flotte ? Toutes ces histoires de navires secrets et de supercanons étaient-elles vraies ? Les Habitants de Nasqueron pourraient-ils balayer les Déconnectés d’E-5 d’un simple revers de la main, s’ils le souhaitaient ? Étaient-ils en mesure de prendre possession de toute la Mercatoria ? Tout cela voulait-il dire que la Liste n’était pas une monstrueuse farce, que la chercher n’était pas une pure perte de temps ? Comme il aurait aimé pouvoir s’entretenir avec Setstyin en privé avant cette réunion formelle, histoire d’être briefé sur les événements survenus depuis leur dernière entrevue. De toute façon, il n’aurait d’autre choix que de poser certaines questions.
— Ce qui nous intéresse, reprit Drunisine, c’est de savoir pourquoi les forces mercatoriennes d’Ulubis ont pensé utile, sage et profitable de pénétrer l’atmosphère de Nasqueron de cette façon et en si grand nombre. Quelqu’un peut-il répondre à cette question ? demanda le vieil Habitant en les dévisageant à tour de rôle.
— Il n’est pas impossible que cela ait un rapport avec moi, répondit Fassin.
— Avec vous, Voyant Taak ?
— Je suis venu sur Nasqueron pour chercher certaines informations.
— Et vous aviez besoin d’une flotte de guerre pour nous les soutirer ?
— Non. Mais ils se sont peut-être dit que j’étais menacé.
— Menacé par qui ?
— Je l’ignore.
— Nous parlons donc d’informations suffisamment importantes pour justifier une guerre ? Alors que la Mercatoria s’apprête à faire face à une invasion dans les mois qui viennent. Il doit manifestement s’agir de données capitales. Peut-être pourrions-nous vous aider. Que cherchez-vous au juste ?
— Merci, mais je crois être près du but.
— Ah ! fit Valseir. À ce propos…
— Oui ? demanda Fassin.
— Eh bien, tout ce que je vous ai dit au sujet du dossier, du coffre et de Chimilinith, mon ami de Deilte.
— Oui ?
— Tout n’est pas totalement vrai.
— Pas totalement vrai ?
— Pas totalement.
— Vous pouvez préciser ?
Valseir recula très légèrement, comme pour se donner le temps de réfléchir. Les motifs qui apparaissaient sur son épiderme trahissaient sa surprise.
— En fait, presque tout était vrai.
— Alors, qu’est-ce qui ne l’était pas ? demanda patiemment Fassin.
— Eh bien, il n’y avait pas de dossier dans le coffre.
— Donc, Chimilinith n’a pas les informations.
— Exact.
— Je vois.
— J’attends toujours d’être éclairé au sujet de ces informations fondamentales et ô combien mystérieuses, intervint Drunisine d’une voix glaciale en toisant Valseir.
Merde, pensa Fassin, si Valseir leur dit la vérité, si cette histoire n’est pas une invention pure et simple, nous sommes morts tous les deux.
La même pensée traversa sans doute l’esprit de Valseir.
— Il est question de voyage supraluminique, répondit-il à l’officier.
La carapace de Setstyin trahit une hilarité contenue. Drunisine, pour sa part, semblait aussi peu impressionné qu’il était possible de l’être pour un Habitant d’un âge si respectable.
— Pardon ? dit-il.
— Oui, l’appendice d’un ouvrage très ancien – un ouvrage trouvé par le Voyant Taak lors de l’une de ses « fouilles », comme disent les Rapides – mentionne une méthode de voyage supraluminique qui n’utiliserait ni Adjutage, ni Canule, répondit Valseir en évitant d’utiliser les termes « portail » et « trou de ver ».
Fassin se dit que Valseir avait mis juste ce qu’il fallait d’amusement dans sa voix. Enfin, il l’espérait.
— Le Voyant Taak a pour mission de découvrir les détails de cette, hum, technologie improbable.
— Vraiment ? demanda Drunisine en se tournant vers l’humain.
— Oui, il s’agit d’algèbre, bredouilla celui-ci.
— D’algèbre ?
— D’après ce que j’en sais, ces données se présentent sous la forme d’équations, précisa-t-il. Des équations qui décrivent un appareil capable de tordre l’espace. Rien de bien extraordinaire, en somme, sauf que dans ce cas précis, cette technique serait utilisée pour voyager plus vite que la lumière, ajouta Fassin en faisant un geste résigné et en laissant apparaître son embarras sur la coque de son gazonef. La Mercatoria m’a mobilisé et confié cette mission sans me demander mon avis. Malheureusement, j’imagine que je suis aussi sceptique que vous. Mes recherches ont très peu de chances d’aboutir.
Drunisine afficha ostensiblement son amusement sur sa carapace.
— Ah bon ! Voyant Taak. En êtes-vous bien sûr ?
— Que se passe-t-il ? demanda Fassin.
— J’allais justement vous le demander, dit Setstyin. Alors, on fait un échange ?
— D’accord, mais j’ai demandé avant vous.
— Que voulez-vous savoir, exactement ?
Ils se trouvaient toujours dans la sphère de réception, à l’intérieur du globe géant. Le capitaine Drunisine était parti. Deux infirmiers adultes étaient en train de s’occuper des blessures superficielles d’Y’sul et Valseir.
— Qu’est-ce que c’est que cette chose ? demanda l’humain en agitant ses membres articulés pour désigner tout le vaisseau. D’où vient-elle ? Qui l’a construite ? Qui la contrôle ? Est-elle unique en son genre sur Nasqueron ?
— Je pensais que son nom et son modèle étaient assez explicites, répondit Setstyin. C’est une machine destinée à protéger notre planète contre certains types d’agressions. Ce n’est pas un vaisseau spatial, si c’est ce que vous pensez. Il ne sort jamais des limites de l’atmosphère. Ce navire vient des Profondeurs, où les machines de ce genre sont stockées habituellement. Nous l’avons construit nous-mêmes. Je veux dire, les Habitants, il y a quelques milliards d’années de cela. Mais il faudrait que je vérifie. Il est dirigé par des gens installés dans un centre de contrôle, des Habitants familiers de la chose militaire, entraînés virtuellement au combat. Quant à l’étendue de notre armement… Je n’en sais rien. Et puis, ce n’est pas le type d’information que l’on divulgue facilement. Ne le prenez pas mal, Fassin, mais après tout, vous n’êtes pas l’un des nôtres. Nous sommes obligés de considérer que vous êtes loyal envers quelqu’un d’autre que nous.
— Il y a quelques milliards d’années, vous dites ? Et vous êtes toujours capables de…
— Ah ! je crois que vous avez posé assez de questions, le gronda Setstyin. À mon tour, maintenant.
Fassin soupira.
— D’accord.
— Êtes-vous réellement à la recherche de données relatives à une technologie qui, comme vous le savez pertinemment, n’existe même pas ?
— La Mercatoria pense que ces informations pourraient l’aider à défaire les envahisseurs d’E-5. Nos dirigeants sont désespérés. Ils sont prêts à tout. Pour ma part, j’ai des ordres à exécuter, et ce que je pense importe peu. Bien sûr, je sais que les générateurs individuels de distorsion spatiotemporelle n’existent pas.
— Comptez-vous tout de même obéir à vos supérieurs jusqu’au bout ?
Fassin pensa à Aun Liss, à ses amis de l’Habitat 4409, à tous les gens qu’il avait rencontrés au fil des ans aux quatre coins d’Ulubis.
— Oui, répondit-il.
— Pourquoi obéissez-vous à ces ordres ? s’étonna l’Habitant. Votre famille et vos collègues sont presque tous morts, votre supérieure directe a été tuée dans la bataille, et il n’y a personne ici pour prendre sa place.
— C’est compliqué. Je ressens peut-être la nécessité d’accomplir mon devoir, à moins que je me sente tout simplement coupable et que j’aie besoin d’agir, de faire quelque chose. Alors, êtes-vous toujours capables de bâtir des machines de protection planétaire ?
— Aucune idée, admit Setstyin. Sans doute. Je vous propose de poser la question à quelqu’un de plus compétent que moi, mais même si la réponse était « non », nous serions forcés de vous répondre « oui ».
— Notre conversation de l’autre jour est-elle à l’origine de toute cette agitation ?
— Vous posez beaucoup de questions gratuitement, Fassin. Mais oui, vous avez parfaitement raison. Cependant, l’arrivée de dizaines de vaisseaux de guerre modifiés pour évoluer dans l’atmosphère de Nasqueron y est peut-être aussi pour quelque chose. Vous avez néanmoins toute notre reconnaissance. Je ne pense pas me tromper beaucoup en vous disant que nous vous devons une fière chandelle.
— Si la Mercatoria découvre le fin mot de l’histoire, je serai condamné à mort pour traîtrise.
— Eh bien, gardez le secret, et nous ferons de même, proposa Setstyin avec sérieux.
— Marché conclu, dit Fassin sans conviction.
Le grand navire sphérique flottait dans les profondeurs d’une énorme bande de gaz mouvant, se déplaçait à grande vitesse sans dépenser la moindre énergie. Il avait commencé à s’enfoncer dans le fond caillé et quasi figé de la Tempête dès que Fassin et les autres furent montés à son bord. Il s’était laissé couler, porter par le courant, avant de s’élever, de ressortir dans la Zone deux et de prendre rapidement de la vitesse, si bien qu’à la tombée de la nuit il se trouvait à cinq cents kilomètres du lieu de la bataille et s’éloignait à plus de trois cents kilomètres-heure.
Fassin, Y’sul, Valseir et Setstyin flottaient au-dessus d’une plate-forme étroite sertie au niveau de l’équateur du vaisseau, près du corps du colonel Hatherence. La lumière tamisée et le vent faible ajoutaient à l’ambiance calme et triste. Le cadavre meurtri et brûlé du colonel avait été retrouvé en même temps que des centaines d’autres, là où flottaient généralement les corps des Habitants défunts. Le sien s’était néanmoins arrêté un peu plus haut, comme l’aurait fait celui d’un enfant.
Lorsqu’on les abandonnait, les défunts finissaient par perdre leurs gaz, gagner en densité et disparaître définitivement dans les Profondeurs. Les parents respectés étaient parfois conservés dans une chambre cérémonielle spéciale, mais le plus souvent, on les laissait se décomposer jusqu’à ce que leur densité les entraîne dans l’hydrogène liquide du cœur de la planète. Lorsque le temps pressait, il arrivait même qu’on les leste pour aller plus vite.
Hatherence n’avait aucune famille ici. Et comme il n’y avait aucun autre Oerileithe sur Nasqueron, Fassin – un étranger, lui aussi – avait été déclaré responsable de sa dépouille. Il avait jugé préférable de la faire sombrer rapidement, plutôt que de conserver son corps pour le rendre à l’Ocula. Il ignorait si elle avait de la famille. Il ne savait pas trop non plus pourquoi il préférait cette solution. La Vérité n’imposait pas de vénérer ses morts, et, d’après ce qu’il en savait, les Oerileithes ne tenaient pas spécialement à récupérer la dépouille de leurs congénères tombés loin de leur terre natale. Toutefois, même si cela avait été le cas, il aurait voulu que les choses se déroulent ainsi. Pour les Habitants, c’était uniquement un problème administratif, voire de salubrité ; pour lui, c’était plus que cela.
Fassin regarda le cadavre extraterrestre – mince, sombre, un compromis entre une raie manta et une étoile de mer géante – qui gisait dans son cercueil de fer. Le fer, issu de météorites, avait toujours été un métal précieux pour les Habitants. Ils y attachaient une valeur sentimentale et l’utilisaient dans les cérémonies. C’était un honneur pour Hatherence que d’être traitée de la sorte. Dans la lumière déclinante, ses restes – sombres par nature, puis noircis par le rayon qui l’avait tuée – ressemblaient à des éclats de ténèbres.
Fassin sentit des larmes lui monter aux yeux sous le gel protecteur, à l’intérieur de ce gazonef qui était son cercueil à lui. Il sut qu’une partie quasi animale de son être était en train de pleurer non pas le colonel de l’Ocula, mais tous les gens qu’il connaissait et qui étaient morts récemment, qu’il avait perdus sans les avoir revus une dernière fois, même dans la mort, sans parvenir à croire tout à fait qu’ils n’étaient plus, car tout cela était arrivé si loin de lui, si bien qu’il n’avait même pas été en mesure de leur rendre un dernier hommage. Ils étaient perdus pour son intellect, mais pas pour ses émotions, car, malgré tout ce qu’il savait, il refusait d’admettre qu’il ne les reverrait plus jamais.
— J’avoue, commença Setstyin, que je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il convient de dire en de telles occasions, Voyant Taak. Et vous ?
— Les aHumains disent que nous venons du néant et que nous devons retourner au néant, que nous sommes tous des ombres qui attendent de trouver la lumière et l’apaisement. Les pHumains, eux, parlent de poussière et de cendres.
— Elle n’aurait peut-être pas apprécié d’être traitée comme l’une des nôtres. Qu’en pensez-vous ? demanda Setstyin.
— Je crois au contraire qu’elle aurait été très honorée.
— Bon ! eh bien…, s’impatienta Y’sul.
Valseir s’inclina de façon formelle.
— Colonel Hatherence, commença Setstyin dans ce qui ressemblait à un soupir en regardant le corps étendu dans son cercueil. Vous avez atteint le grade et le statut de colonel de la Mercatoria, ce qui est une prouesse considérable. Nous pensons que vous avez bien vécu et savons que vous êtes morte comme il se devait. Vous avez péri en même temps que beaucoup d’autres, mais au bout du compte, nous sommes seuls dans la mort. Votre solitude à vous est peut-être plus intense encore, car vous avez quitté ce monde loin des vôtres et en compagnie de gens étrangers à votre espèce. Vous êtes tombée au combat, nous vous avons retrouvée, et nous allons vous envoyer dans les Profondeurs, là où gisent nos morts révérés, sur la surface rocheuse du cœur de notre planète. Voyant Taak, souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Fassin réfléchit un instant. Finalement, il se contenta de dire :
— Je pense que le colonel Hatherence était quelqu’un de bien. C’était une Oerileithe extrêmement courageuse. Je ne la connaissais que depuis une centaine de jours et, bien qu’elle ait été ma supérieure hiérarchique, j’ai appris à l’apprécier comme une amie. Elle est morte en essayant de me protéger. Je ne cesserai jamais d’honorer sa mémoire.
Il signifia qu’il n’avait rien à ajouter. Setstyin acquiesça et désigna le couvercle ouvert du cercueil.
Fassin s’approcha de la boîte et la referma avec ses bras manipulateurs. Alors, Setstyin et lui soulevèrent la lourde bière et la laissèrent glisser par-dessus le bord du balcon. Hatherence tomba et s’enfonça aussitôt dans un nuage épais couleur d’hématome.
Ils flottèrent tous au-dessus du vide et attendirent que le cercueil ait disparu, minuscule point noir avalé par un néant violet foncé.
— Un de mes vieux cousins a été percuté par une de ces choses, un jour qu’il se promenait dans les Profondeurs, dit Y’sul, pensif. Il n’a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Mort sur le coup.
Les autres le regardaient fixement.
— Ben oui, c’est la vérité vraie, se défendit-il en haussant les roues.
Valseir trouva Fassin dans la galerie, le regard perdu dans les courants gazeux mis en évidence par sa vision infrarouge, tandis que l’Isaut fonçait on ne savait où.
— Fassin.
— Valseir. Sommes-nous libres de partir ?
— Je ne pense pas. Pas encore.
Pendant quelque temps, ils observèrent la nuit s’écouler autour d’eux. Un peu plus tôt, Fassin s’était donné la peine d’étudier les rapports concernant la bataille. Ceux des deux camps. Les Habitants avaient soigneusement sélectionné leurs images de manière à donner l’impression que les cuirassés seuls avaient gagné la bataille. Le peu d’informations qu’il avait tirées des réseaux de la Mercatoria parlaient de la disparition possible d’une flotte entière. En revanche, aucune image n’était montrée. Ce qu’on n’avait pas vu n’avait pas existé. Cependant, la population avait compris qu’on lui cachait quelque chose. Les deux camps minimisaient les événements, laissaient entendre qu’il y avait eu un malentendu, qu’ils avaient tous les deux subi des pertes très importantes, ce qui, se dit Fassin, était à moitié ou aux trois quarts vrai, et donc beaucoup plus près de la réalité qu’on aurait pu le supposer dans de pareilles circonstances.
— Alors, qu’est-il arrivé à ce dossier ? demanda l’humain. Si tant est qu’il ait jamais existé.
— Il y a bien un dossier, répondit Valseir. Je l’ai gardé précieusement pendant très longtemps, et puis, il y a vingt et un ans, vingt-trois ans, je l’ai donné à mon bon ami et collègue Leisicrofe, qui s’en allait loin faire des recherches.
— Il n’est pas encore rentré ?
— Non.
— Quand est-il supposé revenir ?
— J’ignore s’il reviendra un jour. Mais, le cas échéant, il n’aura plus ces données.
— Où seront-elles, alors ?
— Là où il les aura laissées. Je n’en sais rien.
— Comment puis-je trouver votre ami Leisicrofe ?
— Il faudra le suivre, et ce ne sera pas facile. Vous aurez besoin d’aide.
— J’ai Y’sul. Il s’est toujours débrouillé pour…
— Y’sul ne vous suffira pas.
Fassin se tourna vers le vieillard.
— Vous voulez dire qu’il faudra quitter la planète, c’est cela ?
— En quelque sorte, répondit Valseir sans le regarder, en fixant la nuit noire.
— À qui devrai-je demander de l’aide ?
— Je m’en suis déjà chargé pour vous.
— Vraiment ? C’est très gentil de votre part.
Valseir resta silencieux pendant quelques instants, puis dit :
— La gentillesse n’a rien à voir dans cette affaire, Fassin. Personne, reprit-il en faisant face à la pointe de flèche, personne de sensé n’accepterait d’être impliqué dans une affaire aussi importante que celle-ci. Si ce que vous recherchez existe réellement, ne serait-ce qu’en partie, nos vies à tous pourraient être complètement bouleversées. Je suis un Habitant. Mon espèce a une longue histoire derrière elle. Elle s’est développée – de façon certes égoïste –, s’est dispersée parmi les étoiles. Nous n’apprécions guère les changements brutaux et importants. Peut-être avons-nous cela en commun avec les autres espèces de cette galaxie. Certains d’entre nous seraient prêts à tout pour empêcher de tels changements de survenir, pour que les choses restent telles qu’elles sont.
» Fassin, vous devez bien comprendre que nous ne sommes pas une monoculture parfaitement homogène. Nous nous différencions de façons subtiles et extrêmement difficiles à comprendre, même pour un Voyant aussi expérimenté que vous. Il est certaines choses, au sein de nos mondes, que la plupart d’entre nous ignorent ; il existe des différences d’opinions profondes entre nos factions, exactement comme chez les Rapides.
Des factions ? pensa Fassin.
Valseir continua :
— Nous ne sommes pas tous complètement indifférents à ce qui se passe dans le reste de la galaxie, contrairement à ce que nous essayons de faire croire la plupart du temps. Certains d’entre nous, sans connaître les détails de votre mission, et même en sachant qu’elle va à l’encontre de la politique pratiquée par notre espèce depuis toujours, accepteraient volontiers de vous aider. D’autres, en revanche, vous abattraient sans aucune hésitation.
Le vieil Habitant flotta tout près de Fassin et lui chuchota un signal :
— Croyez-moi ou non, Fassin Taak, Drunisine appartient à la première catégorie, alors que votre ami Setstyin fait sans aucun doute partie de la seconde.
L’humain recula légèrement pour regarder le vieillard, qui ajouta alors :
— C’est vrai.
Quelques secondes s’écoulèrent avant que Fassin demande :
— Quand pourrai-je partir à la recherche de votre ami Leisicrofe ?
— Je pense que vous serez fixé avant la fin de la nuit. Si nous ne partons pas tous les deux en quête de mon ami, nous pourrions très bientôt rejoindre le colonel Hatherence.
L’humain trouva cette dernière phrase légèrement mélodramatique.
— Vraiment ? demanda-t-il en affichant son amusement sur sa coque.
— Oh ! oui, vraiment, répéta Valseir. Je vous l’ai dit : il n’est aucunement question de gentillesse dans cette affaire.
Saluus Kehar était mécontent. Il avait des hommes un peu partout, il avait ses propres moyens d’investigation, son réseau d’espions parfaitement indépendant des agences officielles et des médias – impossible, autrement, de devenir et de rester un marchand d’armes de premier plan –, il savait aussi bien que les autres ce qui s’était passé durant le raid désastreux de Nasqueron, et il trouvait complètement injuste d’être jugé responsable de cette défaite.
Soit quelqu’un les avait trahis, soit leurs communications et leurs échanges de données secrètes avaient été espionnés, soit ils avaient été surpassés intellectuellement (par les Habitants). À cause de cet échec – qui n’avait incontestablement rien à voir avec lui –, ils étaient tombés dans une embuscade et avaient été submergés par des ennemis plus nombreux. Des dizaines de supercuirassés jusque-là inconnus avaient accueilli les navires de la Mercatoria, qui ne s’attendaient à être reçus que par une poignée de vaisseaux standards – dépourvus de blindage miroir réactif, de réacteurs au plasma et de lasers large bande. Par ailleurs, les Habitants avaient superbement menti durant des années – des années ? Des éons, oui –, se faisant passer pour des gaffeurs impénitents et incompétents, alors qu’en réalité – même s’ils n’étaient plus capables de construire quelque chose de neuf – ils disposaient encore d’un armement des plus sérieux.
Les militaires avaient merdé. Peu importaient la qualité de l’outil, l’intelligence de l’artisan et le savoir-faire contenu dans l’arme ; si son utilisateur la faisait tomber, oubliait de l’allumer ou ne savait pas s’en servir correctement, tout le travail accompli en amont était gâché.
Ils avaient perdu tous leurs vaisseaux. Tous. Jusqu’au dernier. Durant le raid lui-même ou dans l’espace – pour ce qui concernait les navires de soutien situés juste au-dessus de l’atmosphère. Même quelques bâtiments positionnés en orbite autour de Troisième Furie – où travaillaient des équipes de construction – avaient été pris pour cibles et annihilés par un genre d’arme à particules chargées. Deux navires stationnés de l’autre côté de la lune avaient été atteints par des missiles d’une rapidité incroyable et réduits en miettes.
Peu désireux d’avouer qu’ils avaient foiré l’opération, les militaires avaient déclaré qu’ils n’y étaient pour rien, que Kehar Industry était responsable de tout. Il y avait, pour paraphraser une célèbre citation, quelque chose de pourri dans ces satanés vaisseaux. L’ampleur de la catastrophe et l’absence frustrante de détails concernant ce qui avait cloché faisaient qu’il était plus aisé de blâmer l’outil que l’artisan. Tous les navires avaient été modifiés dans les chantiers de Saluus, avant d’être anéantis, jusqu’au dernier, lors de leur première mission au sein d’une géante gazeuse. Donc, selon une logique étrange et toute militaire, le problème résidait forcément dans le processus d’adaptation des vaisseaux à l’atmosphère de Nasqueron.
Le fait que le croiseur qui commandait l’opération et les deux navires de surveillance blindés – non modifiés et stationnant dans l’espace – aient été réduits à l’état de résidus d’atomes aussi facilement que les vaisseaux qui évoluaient dans les nuages de la planète avait été volontairement oublié, passé sous silence à la faveur de l’hystérie générale.
Voilà, maintenant qu’ils avaient perdu Fassin, ils n’avaient plus aucune chance de retrouver cette fameuse Liste. Pis encore, ils avaient un très sérieux problème en matière de renseignement, car on les avait dupés. Le vieux Valseir avait dû renifler quelque chose. À moins que quelqu’un l’ait mis sur la voie. Ils le savaient pour la bonne et simple raison que les informations qu’il leur avait fournies – quasiment les dernières données relayées aux huiles de Sepekte avant que la situation ne dégénère complètement – s’étaient révélées, après vérification, complètement fausses. L’Habitant que Fassin était censé retrouver à Deilte n’existait pas. À cause de ce menu mensonge, ils avaient perdu plus de soixante-dix vaisseaux de tout premier ordre sans rien gagner du tout – des vaisseaux dont l’absence se ferait cruellement sentir lorsque les Dissidents et les Affamés attaqueraient pour de bon –, et ils s’étaient mis à dos les Habitants, qui n’étaient pas le genre de personnes qu’il convenait de compter parmi ses ennemis, même avant qu’ils se montrent capables de réduire en poussière une flotte entière. Dans le genre foirade militaire, on avait là un véritable joyau à multiples facettes, une pièce maîtresse, une œuvre d’art, une bombe multiple à plusieurs étages, fractale et autoalimentée.
Heureusement, la réaction des Habitants n’avait pas été aussi catastrophique que prévu. Tout n’était donc pas complètement noir.
Saluus était à une réunion. Il détestait les réunions, même si elles faisaient partie du quotidien de tout industriel, voire de tout homme d’affaires qui se respectait. Il avait appris, principalement en côtoyant son père, à être bon dans ce type d’exercice. Pour cela, il fallait travailler les participants et les idées avant, pendant et après. Toutefois, même lorsqu’elles étaient courtes et fructueuses – ce qui était très rarement le cas –, il ne pouvait s’empêcher de se dire qu’elles lui faisaient perdre son temps.
Celle-là n’était même pas organisée par lui. Pour une fois, ce n’était pas lui qui tenait les rênes. On l’avait convoqué. Convoqué ? Non, on l’avait traîné jusqu’à eux. Ce qui en disait long sur l’ambiance générale.
Il préférait de très loin les conférences à distance, les holoréunions. Elles avaient tendance à être plus courtes (pas systématiquement, toutefois – lorsque tous les participants se trouvaient dans un endroit agréable et confortable, elles pouvaient parfois s’éterniser) et étaient plus faciles à contrôler – plus faciles à interrompre, donc. La réalité des réunions semblait soumise à une étrange courbe de distribution : au pied de la pyramide organisationnelle, les gens avaient de nombreuses et véritables réunions – le plus souvent, suspectait Saluus, parce qu’ils n’avaient rien de mieux à faire et parce que cela leur donnait le sentiment d’être utiles et importants. À partir du milieu de l’organigramme, les holoréunions se généralisaient, parce qu’elles faisaient gagner du temps et que les personnages qui devaient y participer étaient avares du leur, et souvent très loin. Cependant – et c’était un phénomène étrange –, vers le sommet de la pyramide, la proportion des réunions véritables, à l’ancienne, recommençait à augmenter.
Peut-être parce que cela prouvait que vous ne déléguiez pas tout, peut-être parce que c’était une façon d’imposer votre autorité sur vos subalternes, peut-être parce que les sujets évoqués à ce niveau de responsabilité étaient tellement importants qu’ils rendaient indispensable la présence physique de chacun, afin d’avoir toutes les cartes en main, de ne perdre aucune nuance dans la transmission des informations, de voir qui transpirait et qui avait des tics nerveux.
C’était le genre de détails qu’un bon hologramme était parfaitement capable de rendre, mais c’était également le type même de défauts qu’un système de contrôle des images pouvait facilement gommer avant d’émettre. En théorie, on pouvait participer à une visioconférence, suer à grosses gouttes, sursauter comme si on était assis sur une chaise électrique, et apparaître absolument zen, calme et sûr de soi, froid comme un concombre tout juste sorti du réfrigérateur.
L’on avait aussi les moyens de faire de véritables prodiges dans la réalité, bien sûr. Pour son treizième anniversaire, son père lui avait organisé une petite fête, après laquelle il l’avait conduit à la Clinique des Finitions, où, pendant un mois – un mois douloureux, qu’il n’avait pas encore totalement oublié –, on lui avait refait les dents, élargi les yeux et changé leur couleur (Saluus avait été conçu à la carte dans une matrice artificielle, mais, eh ! un père avait le droit de changer d’avis). Par ailleurs, on avait augmenté sa capacité de concentration en le rendant moins remuant, et on lui avait donné un contrôle absolu sur ses glandes sudoripares, sa production de phéromones et les réactions galvaniques de son épiderme (ces dernières modifications n’étaient pas tout à fait légales, mais la clinique était la propriété d’une filiale de Kehar Industry). Autant d’avantages indiscutables lorsqu’on devait participer régulièrement à des réunions, des discussions et même des rencontres informelles. Le pouvoir et l’argent – en quantités astronomiques – ne faisaient pas tout, mais ils pouvaient s’avérer des armes de séduction redoutables.
Il s’agissait d’une réunion d’un Cabinet de guerre, d’une sauterie qui rassemblait les huiles des huiles dans un bunker situé plusieurs kilomètres sous le plancher d’un manoir discret et bien gardé des faubourgs de Borquille.
Les huiles du système étaient toutes là, à l’exception du Hierchon Ormilla, toutefois. Celui-ci avait un statut beaucoup trop prestigieux pour assister à une simple réunion, même lorsqu’elle était organisée par le Cabinet de guerre et que l’avenir du système était directement menacé. Plus menacé encore qu’après la désastreuse décision d’entrer dans l’atmosphère de Nasqueron armé d’un simple gourdin dans le but de prendre possession d’une Liste des Habitants probablement mythique.
Pour une raison mystérieuse, lorsque Saluus participait à ce genre de rencontre, il ne pouvait empêcher son esprit de vagabonder. De vagabonder ? Non. À chaque fois, systématiquement, son cerveau ne pouvait se concentrer que sur un sujet : le sexe.
Il regardait les femmes qui assistaient à ces réunions avec lui, et avait le plus grand mal à ne pas les imaginer nues. Cela arrivait même lorsqu’elles n’étaient pas particulièrement attirantes ; alors, lorsqu’elles étaient sexy… Le pire, c’était quand elles parlaient longuement et qu’il devait les écouter. Dans ces moments-là, il avait envie de balayer du revers de la main des millénaires de civilisation pour revenir à l’époque des cavernes, pour pouvoir baiser par terre, dans la poussière.
Le Premier secrétaire Heuypzlagger parlait pour ne rien dire. Saluus savait qu’il avait l’air de l’écouter avec attention, et il avait confiance dans sa mémoire à court terme pour le remettre dans le bain si quelque chose d’important venait à être dit. Mais en attendant, ayant glané autant d’informations que possible sur la situation en observant les attitudes et le langage corporel de ses petits camarades, il se sentait libre de laisser son esprit se promener à sa guise.
Il se retourna furtivement vers le colonel Somjomion, qui était la seule femme de l’assistance. Comme elle ne parlait pas beaucoup, on avait rarement l’occasion de l’observer franchement. Pas spécialement attirante (bien que, s’était-il dit récemment, il commençait à apprécier davantage les femmes mûres et apprenait à laisser de côté les attributs sexuels les plus évidents). Il y avait quelque chose de particulièrement excitant dans l’idée de déshabiller une femme en uniforme, mais il avait fait tout cela depuis bien longtemps – il possédait même des images qui le prouvaient. Alors, il préféra repenser à son dernier amour.
Saluus avait pensé à elle la nuit dernière, puis ce matin. Il s’était rappelé leur rencontre, leur première nuit ensemble. Il se surprit à avoir une érection quasi douloureuse. Depuis son séjour à la Clinique des Finitions, il avait la capacité de contrôler ce genre de réaction. Habituellement, toutefois, il préférait laisser cette partie de son corps se comporter naturellement, à moins qu’il fût socialement préférable de faire le contraire. Il n’était pas dupe de lui-même, et il savait que son refus d’exercer un contrôle absolu sur son corps était une manière de résister a posteriori à son vieux père, qui lui avait imposé toutes ces modifications, certes utiles.
Il n’en détestait pas moins les réunions.
Jusque-là, celle-ci se déroulait raisonnablement bien pour lui. Il avait été contraint d’accepter que soit menée une enquête sur la façon dont les vaisseaux de la Mercatoria avaient été adaptés au vol dans l’atmosphère d’une géante gazeuse – ce qui, en plus d’être insultant, était une perte de temps –, mais à part cela, tout allait bien. Il était parvenu à éviter la plupart des critiques en mettant dos à dos la Navigarchie, la Garde et l’Ocula.
Son plan avait bien fonctionné. Diviser pour conquérir. Rien de plus facile dans le système actuel. Lequel avait peut-être même été conçu pour cela. Il se souvenait avoir interrogé son père à ce sujet, à l’époque de sa formation accélérée à domicile. Pourquoi toutes ces agences ? Pourquoi cette pléthore (il venait d’apprendre le mot et l’utilisait à tout bout de champ) d’organisations militaires au sein de la Mercatoria ? Il n’y avait qu’à regarder les vaisseaux de guerre. La Garde avait les siens, la Navigarchie avait les siens, l’Escadron du Suaire avait les siens, la Grande Flotte avait les siens, évidemment. Et puis, il y avait les Ingénieurs, les Propylées, l’Omnocratie, les Purificateurs de la Cessoria, la Prévôté, l’Ocula et même l’Administrate. Tous avaient des vaisseaux, dont quelques navires de guerre pour les missions importantes nécessitant une escorte. Mais pourquoi y en avait-il tant ? Pourquoi diviser nos forces ? C’était la même chose pour la sécurité. Tout le monde semblait avoir un service de sécurité personnel. Pourquoi ce gâchis ?
— Remarque très intéressante, avait répondu son père. Le gâchis est bénéfique, parfois. Ce que tu appelles « gâchis » peut aussi être qualifié de « surabondance ». Mais tu veux vraiment connaître la raison profonde de cet état de fait ?
Bien sûr, qu’il voulait savoir.
— Diviser et conquérir. Y compris parmi les nôtres. La compétition. Y compris parmi les nôtres. Surtout parmi les nôtres. Les monter les uns contre les autres, faire en sorte qu’ils se surveillent mutuellement, qu’ils s’épient, qu’ils se battent pour attirer ton attention, pour gagner ton soutien. Oui, d’un certain point de vue, c’est du gâchis, mais c’est également très sage. Voilà comment la Culmina parvient à tout contrôler, jeune homme. Voilà comment elle nous dirige. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ça marche, pas vrai ?
À l’époque, Saluus avait encore des doutes. L’ampleur du gâchis lui faisait un peu peur. Mais aujourd’hui, il était plus vieux, plus sage, et il avait accepté l’idée que la manière dont les choses fonctionnaient réellement était plus importante que la théorie (évidemment, le public, lui, devait continuer de penser le contraire).
Sauf qu’aujourd’hui ils devaient faire face à un danger mortel et imminent. Devait-on persister à encourager les divisions et les inimitiés alors que l’union seule pouvait nous sortir du pétrin ?
Et puis merde ! Il y aurait toujours de la compétition. Les organisations armées avaient pour mission de lutter pour protéger un territoire, de faire la guerre, de vaincre. Entre elles, la concurrence était saine.
Si la flotte en principe énorme et hyperpuissante de la Mercatoria n’était pas déjà en train de foncer dans leur direction, peut-être qu’une partie de la population d’Ulubis – une partie non négligeable, même – aurait choisi de ne pas résister trop vigoureusement à l’envahisseur, voire de ne pas résister du tout et de l’accueillir à bras ouverts.
Malgré la propagande officielle, les rapports de police et les sondages secrets indiquaient que les gens ordinaires ne verraient aucun inconvénient à basculer sous l’autorité conjuguée des forces des Dissidents et des Affamés. Ce qui signifiait très probablement que des personnes haut placées pensaient secrètement la même chose, ou se mettraient rapidement à le penser lorsque leurs biens, leurs richesses ou leur vie seraient menacés.
Même certaines des personnes assises autour de cette table impressionnante, dans cette salle de réunion aux allures de salle du conseil, auraient été tentées d’imaginer une solution pacifique à la crise à venir, une solution qui n’impliquerait pas de résister jusqu’au dernier vaisseau et au dernier soldat. Si la flotte de la Mercatoria n’était déjà en route.
Saluus supposait qu’ils devaient effectivement considérer que la flotte était en route. Il y avait d’autres possibilités, qu’il avait toutes envisagées – et disséquées en compagnie de ses conseillers et experts –, avant de les rejeter définitivement. Que la Liste des Habitants existât ou non, tout le monde s’était mis d’accord pour faire comme si, et c’était tout ce qui importait. C’était un peu comme pour l’argent : tout était une question de confiance, de foi. Sa valeur n’était ni réelle, ni fondée ; elle dépendait de la perception de la population.
Mais cela n’avait aucune importance. Après avoir passé en revue les derniers rapports d’espionnage, après l’avoir personnellement mis en cause en l’accusant de ne pas avoir rendu les vaisseaux modifiés invulnérables aux armes des Habitants, on commençait enfin à parler de choses sérieuses.
De retour dans la sinistre réalité.
— L’important, commença l’amiral Brimiaice (l’officier quaup aimait commencer ses phrases par « l’important » ou « finalement »), c’est que les Habitants ne semblent pas disposés à poursuivre les hostilités.
Après leur furieuse contre-attaque initiale et la façon dont ils avaient traqué les vaisseaux restés en orbite, les Nasquéroniens étaient brusquement redevenus eux-mêmes, à savoir complètement ineptes et stupides, clamant qu’il s’était agi d’une lamentable erreur, et allant même jusqu’à leur proposer de les aider à reconstruire Troisième Furie.
— Merde, heureusement ! lança le général de la Garde Thovin. Sinon, nous n’aurions absolument aucune chance. Face aux Dissidents, aux Affamés et aux Habitants ! Putain ! Aucune chance ! Pas la moindre !
Thovin était un homme courtaud et épais, à l’allure puissante et sombre. Il parlait d’un ton bourru, comme il se devait.
— Alors que là, nous n’avons presque aucune chance, rétorqua le colonel Somjomion avec un sourire pincé.
— Nous avons toutes nos chances, madame ! tonna l’amiral Brimiaice en frappant la table avec un brassard tubulaire.
Son corps habillé d’un splendide costume d’apparat, semblable à un aéronef superbement taillé, de la taille d’un petit hippopotame, s’éleva au-dessus de la table.
— Les discours défaitistes n’ont pas leur place ici ! ajouta-t-il.
— Oui, mais nous avons soixante-dix vaisseaux de moins qu’hier, leur rappela le colonel de l’Ocula d’un ton neutre.
— Il nous reste la volonté, dit Brimiaice. C’est le plus important. Et nous avons encore beaucoup de vaisseaux. Plus tous ceux qui sont en cours de construction, reprit-il en se tournant vers Saluus, qui hocha la tête et tâcha de dissimuler sa satisfaction.
— Oui, mais fonctionnent-ils ? marmonna l’ecclésiastique Voriel de la Cessoria, qui, pour une raison mystérieuse, paraissait en vouloir personnellement à Saluus.
— Bon ! nous avons déjà parlé de tout cela, intervint rapidement le Premier secrétaire Heuypzlagger en regardant Saluus du coin de l’œil. S’il existe le moindre problème dans la construction des nouveaux vaisseaux, je suis certain que l’enquête le mettra facilement en évidence. À présent, concentrons-nous plutôt sur ce que nous pouvons faire d’autre.
Saluus commençait à s’ennuyer sérieusement. Autant prendre les choses en main. Le moment n’était pas plus mal choisi qu’un autre.
— Une ambassade, dit-il en jetant un regard circulaire sur la tablée. Voilà ce que je suggérerais. Créons une ambassade auprès des Habitants de Nasqueron afin de préserver la paix, d’éviter tout « malentendu » entre eux et nous, de tenter de les impliquer dans la défense du système et, si possible, de les amener à nous faire profiter des armes extrêmement impressionnantes qu’ils semblent posséder, soit physiquement, soit encore sous une forme théorique.
— Eh bien…, commença Heuypzlagger en secouant la tête.
— Oh ! notre ami de l’Acquisitariat est un diplomate, fit observer Voriel en hésitant entre le sourire et le ricanement.
— Oui, mais il faudrait encore plus de vaisseaux prétendument adaptés à l’atmosphère de Nasqueron pour la protéger ! protesta Brimiaice.
— Nous avons déjà quelqu’un sur place, non ? remarqua Thovin.
Somjomion le fixa longuement en plissant les yeux.
La réunion dura une éternité. Mais comme les meilleures choses avaient une fin… Saluus retrouva sa nouvelle maîtresse ce soir-là, dans sa maison sur l’eau, sur Murla, où il l’avait vue la première fois à la lumière du jour et s’était dit que, oui, il était plutôt intéressé. C’était au cours d’un brunch avec sa femme (et sa nouvelle petite amie), Fass et les jumelles Segrette, le lendemain de leur virée au Narcatéria de Boogeytown.
Le voltigeur Sheumerith planait à haute altitude, dans l’espace dégagé situé entre deux couches brumeuses. Il chevauchait les jet-streams de gaz, paraissait vouloir rattraper les étoiles qui, de temps à autre, filtraient, minuscules et lointaines, à travers le brouillard jaune et les nuages ambrés et fins qui filaient perpétuellement au-dessus de lui.
Le grand aéronef était un cimeterre géant doté de nacelles pour la propulsion, articulé comme une vague, large de dix kilomètres, long de seulement trente mètres et haut de vingt mètres. C’était une sorte de filament, une plume transportée à jamais par le vent, qui se découpait sur la toile de fond éternelle des nuages. Des Habitants par centaines étaient accrochés au navire, suspendus, connectés comme des avions ravitaillés en vol par des câbles fixés au bord de fuite de l’aile. Ils étaient installés confortablement dans des poches de gaz calme constituées de simples coquilles de diamant ouvertes à l’arrière et qui, pour l’observateur humain, évoquaient immanquablement des mains réunies en coupe.
Dans leur transe narcotique, dans le temps ralenti qui leur donnait l’impression que le vol était douze, soixante ou n fois plus rapide qu’il ne l’était en réalité – les vastes continents de nuages défilaient sous eux comme de la mousse, les étoiles tournoyaient follement dans le ciel, les volutes de gaz s’enroulaient autour d’eux comme des draps dans la tempête –, les Habitants accrochés au cimeterre voyaient les jours s’allumer et s’éteindre comme un stroboscope, et la planète tourner sous leurs pieds à la façon d’une bobine titanesque.
Fassin Taak quitta le clipper, rattrapa l’engin avec circonspection, puis ancra lentement son gazonef sous la coque de diamant qui abritait le Sage-Jeune Zosso, un Habitant vieux de deux milliards d’années, mince, sombre et à l’air usé.
Fassin passa lui aussi en temps ralenti. L’aile géante, les nuages, les étoiles, tout sembla s’accélérer à la façon d’un enregistrement sur un écran. Le bourdonnement des moteurs et le sifflement des gaz se firent progressivement de plus en plus aigus, se résumèrent bientôt à un couinement lointain et haut perché, avant de disparaître complètement.
L’Habitant situé juste au-dessus de lui remua et frissonna dans son harnais, lui laissa le temps de se synchroniser avant de lui envoyer :
— Qu’êtes-vous donc, personne ?
— Je suis un humain, monsieur. Je suis Voyant à la cour de Nasqueron, et je me trouve à l’intérieur de ce gazonef, de ce scaphandre. Je m’appelle Fassin Taak, du Sept Bantrabal.
— Je suis Zosso, de nulle part en particulier. D’ici. Jolie vue, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Je suppose néanmoins que ce n’est pas la raison de votre présence ici.
— Vous supposez bien.
— Vous souhaitez peut-être me demander quelque chose ?
— On m’a dit que j’avais besoin de traverser une région dont je n’ai jamais entendu parler pour retrouver la trace d’un Habitant qu’il me faut absolument rencontrer. Et l’on m’a dit que vous pourriez m’aider.
— C’est probablement vrai, à condition que j’accepte de me déranger. Il est étrange que l’on continue de faire attention à ce que raconte un vieillard sénile comme moi. Qui sait ? Si j’étais à votre place ou si j’étais beaucoup plus jeune, je ne sais pas si je ferais confiance à un grabataire comme moi. Non, je dirais probablement quelque chose du genre « Écoute-moi ce vieux…» Oh ! je vous demande pardon, jeune homme, je crois que je m’égare un peu. Où donc souhaiteriez-vous vous rendre ?
— Dans un endroit connu parfois sous le nom de Hoestruem.
Le lendemain de la bataille, en milieu de matinée, Drunisine en personne était venu dans les quartiers que Fassin partageait avec les deux Habitants…
— Nous vous avons suffisamment retardé. Vous êtes libre de partir. Je mets un clipper à votre disposition pour deux dizaines de jours. Au revoir.
— Euh, je pourrais vous demander quelques précisions ? avait tenté Y’sul…
— Hoestruem ? Cela ne me dit rien du tout, répondit Zosso, tandis que la nuit le couvrait furtivement de son voile.
— C’est tout près, voire même à l’intérieur d’Aopoleyin, envoya Fassin. Apparemment, l’endroit est associé d’une manière ou d’une autre à Aopoleyin, reprit-il comme le vieil Habitant gardait le silence.
Il suivait les conseils de Valseir. Pourtant, Fassin n’avait trouvé aucune mention d’Aopoleyin dans sa base de données. Il commençait à se demander si le scan de vérification qu’il avait été obligé de faire subir à son gazonef avant de quitter l’Isaut n’avait pas effacé une partie de sa mémoire.
— Ah ! envoya Zosso. Aopoleyin. Oui, j’en ai entendu parler. Hmm… Dans ce cas, si j’étais vous, je parlerais à Quercer & Janath. Oui, vous aurez besoin d’eux, je crois. Dites que vous venez de ma part. Oh ! et demandez-leur de me rendre ma cape. Cela marchera peut-être. Remarquez, je ne garantis rien.
— Quercer & Janath. Demander pour votre cape…
Le vieil Habitant se rapprocha légèrement par saccades et observa Fassin.
— Je tiens à vous dire qu’il s’agit d’une cape magnifique.
Il recula et fit de nouveau face aux nuages et aux étoiles, à la danse incessante du jour et de la nuit.
— Elle me serait bien utile ici. Il y a beaucoup de vent, vous savez.