UN La maison d’automne

Il se croyait à l’abri, ici. Après tout, il n’était qu’un point noir et froid de plus, perdu dans le vaste voile de débris glacés qui enveloppait les confins du système à la manière d’un linceul de givre arachnéen. Mais il s’était trompé, il n’était pas en sécurité.

Il tournoyait lentement et regardait les faisceaux clignotants qui sondaient des cailloux lointains, désolés et constellés de cratères. Il sentait que son destin était scellé. Les vrilles cohérentes et inquisitrices semblaient presque trop rapides et furtives pour être efficaces, trop hésitantes pour détecter quoi que ce soit, éclairant à peine leurs cibles. Toutefois, elles faisaient du bon travail et ne trouvaient rien là où il n’y avait rien à trouver. Des traces de carbone, de l’eau sous forme de glace aussi dure que du fer : anciens, morts et – si on ne les dérangeait pas – parfaitement inoffensifs.

Les lasers s’éteignaient, et, à chaque fois, un espoir fou s’emparait de lui. Il se surprenait alors à croire que – contre toute logique – ses poursuivants laisseraient tomber, qu’ils admettraient leur défaite, qu’ils s’en iraient et le laisseraient orbiter tranquillement, à jamais. À moins qu’il s’isole, s’exile, se fasse éternellement discret ou qu’il plonge dans un sommeil volontaire. À moins encore – et c’était ce que ses ennemis craignaient par-dessus tout – qu’il se relève, qu’il rassemble ses forces, qu’il ourdisse un plan, qu’il se multiplie, qu’il attaque ! Qu’il réclame la vengeance qui lui était due, afin que ses ennemis soient enfin châtiés, qu’ils payent pour tous les crimes qu’ils avaient commis, pour leur intolérance, leur sauvagerie, pour le massacre de toute une génération. Car ils étaient coupables, partout et de tout.

Alors, les rayons réapparurent et, comme des aiguilles, transpercèrent, irradièrent les débris noirs et glacés d’un banc de détritus, piquant en surface ou en profondeur, mais toujours d’une manière méticuleuse et ordonnée, avec une précision toute militaire et un systématisme pesant par trop bureaucratique.

D’après les traînées de lumière aperçues plus tôt, il y avait au moins trois vaisseaux. Combien en possédaient-ils en tout ? Quelle proportion de leurs ressources pouvaient-ils se permettre de mobiliser pour cette traque ? Cela n’avait aucune importance. Cela leur prendrait quelques instants, un mois ou encore un millénaire, mais ils savaient manifestement où chercher, et ils n’arrêteraient pas tant qu’ils ne seraient pas satisfaits. Soit leur cible était là, soit elle n’était plus.

Il croyait pourtant être à l’abri. Le fait qu’ils aient immédiatement commencé à chercher là où il avait choisi de se cacher – un endroit assurément vaste, mais tout de même… – l’emplissait de terreur, et pas uniquement parce qu’il ne voulait pas mourir ou être mis en pièces, sort que nombre des siens avaient partagé avant d’être achevés, mais également parce que, maintenant, il savait que ceux de son espèce, qui tout comme lui devaient se croire à l’abri du danger, étaient également menacés.

Raison chérie, il n’y a donc plus d’endroit sûr pour personne.

Toutes ses études, toutes ses pensées, toutes les grandes choses qui auraient pu advenir, tous les fruits qu’il aurait pu récolter grâce à la révélation qu’il n’a pas eu le temps d’avoir. À présent, il savait que la vérité demeurerait à jamais inaccessible. Tout cela pour rien. Il choisirait de partir, de s’effacer avec élégance ou non, mais il ne pourrait faire autrement que de s’en aller.

Pas question de laisser la mort l’empêcher de faire ce choix.

Les rayons acérés jaillissaient des vaisseaux en forme de pics, s’allumaient, s’éteignaient, transperçaient les étendues glacées. Leur structure lui apparut soudain. Les faisceaux projetés par un engin croisaient ceux d’un autre navire, dessinaient une grille scintillante à laquelle il était impossible d’échapper. Impuissant, il assista à la traque, à l’approche lente et inexorable de ce filet de mort.


* * *

L’Archimandrite Luseferous, prêtre guerrier du Culte des Affamés de Leseum9 IV et souverain effectif de cent dix-sept systèmes solaires, d’une quarantaine de planètes habitées, de nombreux Habitats artificiels immobiles de taille significative et de centaines de milliers de navires civils, Amiral en chef de l’Escadron du Suaire de la 468e Flotte, ancien représentant humain/non-humain d’Épiphanie Cinq à l’Assemblée suprême galactique – peu de temps avant l’avènement du Chaos en cours et la fin de la Cascade de Déconnexions –, avait, il y a quelques années de cela, fait détacher du reste de son corps la tête de son plus grand ennemi, le chef rebelle Stinausin, afin de la brancher à un mécanisme d’assistance et de l’accrocher, à l’envers, au plafond de son vaste bureau situé dans les remparts externes de la Citadelle de Pierre – d’où il avait une vue imprenable sur Junch City, la baie de Faraby et la rainure verticale et floue du Fossé de Force – pour pouvoir, lorsqu’il était d’humeur à frapper, c’est-à-dire assez souvent, se défouler dessus comme sur un punching-ball.

Luseferous avait les cheveux longs, noirs et brillants, ainsi qu’un teint naturellement pâle modifié avec soin pour sembler encore plus blanc. Ses yeux étaient artificiellement agrandis, sans toutefois dépasser les limites du naturellement possible, aussi les profanes étaient-ils incapables de se prononcer avec certitude sur leur nature. Néanmoins, le blanc, autour des iris, était rouge vif, et ses dents avaient toutes été soigneusement remplacées par des diamants clairs et purs, qui, parfois, donnaient l’impression qu’il n’avait pas de denture tant ils étaient transparents ou qui, au contraire, brillaient d’un éclat aveuglant.

Chez un artiste de rue ou un comédien, ces particularités physiques auraient pu être amusantes ou, bien, pathétiques ; chez une personne qui occupait des fonctions si importantes et qui détenait un pouvoir quasi sans limites, elles étaient dérangeantes, terrifiantes. Son nom, qu’il avait lui-même choisi, faisait le même effet. Il avait choisi de s’appeler Luseferous parce que les sonorités de ce nom n’étaient pas sans évoquer une divinité terrienne depuis longtemps enterrée, quoique vaguement présente dans l’inconscient de tous les humains, ou en tout cas des pHumains.

Grâce à des modifications génétiques, une fois de plus, l’Archimandrite était un homme grand et bien bâti, au torse incroyablement puissant. Lorsqu’il frappait de colère – et il frappait rarement pour une autre raison –, il provoquait des dégâts considérables. Le rebelle dont la tête était suspendue au plafond avait causé d’énormes ennuis – aussi bien militaires que politiques – à l’Archimandrite avant d’être défait, ennuis qui, souvent, avaient frisé l’humiliation. Incapable de faire table rase du passé, Luseferous en voulait énormément au traître, et sa colère montait régulièrement lorsqu’il tombait nez à nez avec sa tête cabossée, meurtrie (celle-ci avait la propriété de cicatriser très vite, mais le processus de guérison n’était jamais assez rapide), aussi la frappait-il avec un enthousiasme sans cesse renouvelé.

Stinausin, qui n’avait pu supporter ce traitement qu’un petit mois avant de devenir complètement fou, et dont la bouche avait été cousue pour l’empêcher de cracher sur son tortionnaire, n’était même pas en mesure de se suicider. Des capteurs, des tubes, des micropompes et des biocircuits étaient là pour veiller à ce qu’il ne s’en sorte pas si facilement. Limité comme il l’était, il ne pouvait même pas hurler sa haine au visage de l’Archimandrite, car sa langue lui avait été arrachée en même temps que la tête.

Bien que parfaitement aliéné, il arrivait parfois au rebelle, après une séance d’entraînement particulièrement intense, après s’être fait casser le nez, pocher les yeux et fendre la lèvre pour la énième fois, il lui arrivait donc de pleurer. C’était particulièrement jouissif pour Luseferous qui, alors, passait un long moment à se nettoyer de la tête aux pieds avec une serviette tout en regardant les larmes couler, diluer le sang et goutter sur le sol en céramique équipé d’un écoulement adapté.

Toutefois, depuis quelque temps, l’Archimandrite avait un nouveau camarade de jeu, un apprenti assassin aux dents pointues enfermé dans une salle spéciale, quelques étages sous son bureau, où ses propres dents le tuaient à petit feu.

Le tueur, un mâle humain à l’air léonin, massif et puissant, avait été envoyé sans autre arme que sa denture spécialement aiguisée, afin, semblerait-il, de croquer la gorge de l’Archimandrite. De fait, il avait tenté d’accomplir sa mission six mois plus tôt lors d’un dîner organisé ici, au palais, en l’honneur du Président du système (il s’agissait d’une fonction purement honorifique, occupée exclusivement par des personnages d’un âge avancé et aux facultés déclinantes). Si les plans de l’assassin avaient été déjoués, c’était uniquement grâce au service de sécurité personnel, quasi paranoïaque, tentaculaire et secret de Luseferous.

On avait alors torturé l’homme d’une manière à la fois sauvage et routinière, avant de l’interroger avec le concours d’une batterie complète d’agents chimiques et électrobiologiques, sans obtenir une seule information utile. Manifestement, toutes ces données avaient été effacées de sa mémoire pour protéger les commanditaires. Pourtant, Luseferous employait les meilleurs spécialistes. Ceux qui avaient envoyé le tueur ne s’étaient même pas donné la peine de lui implanter de faux souvenirs, comme c’était souvent l’usage dans ces cas-là, pour incriminer un proche de la Cour ou de l’Archimandrite.

Luseferous, qui était un esprit tordu, un psychopathe sadique à l’imagination fertile, avait décrété que l’homme devait mourir sous les assauts de ses propres dents – après tout, tuer était leur rôle premier. Ainsi, on lui avait arraché les quatre canines, qu’on avait ensuite modifiées génétiquement afin d’en faire des défenses en perpétuelle croissance, avant de les lui réimplanter. Ces crocs épais comme des doigts avaient donc poussé, poussé, sans aucun remords, jaillissant de ses mâchoires et lui transperçant les lèvres. Ses défenses inférieures s’étaient incurvées, étaient passées au-dessus de sa tête pour entrer en contact avec son scalp. Celles du haut avaient parcouru le chemin inverse, décrivant une trajectoire similaire, jusqu’à atteindre la base de sa gorge.

Génétiquement altérées pour ne pas cesser de croître lorsqu’elles rencontreraient ce genre de résistance, les défenses avaient pénétré la chair du tueur, transpercé lentement sa boîte crânienne et les tissus, beaucoup plus tendres, de son cou. Les crocs enfoncés dans sa gorge lui faisaient très mal, mais ne constituaient pas une menace immédiate. À terme, ils réapparaîtraient dans le dos de la victime, mais c’était à peu près tout. Les autres, en revanche, le tueraient beaucoup plus rapidement, sans doute d’une manière atroce et particulièrement douloureuse, en moins d’un mois.

L’assassin infortuné et sans nom ne pouvait rien faire pour empêcher cette horreur de se produire, car il était maintenu contre un mur de sa cellule par des sangles et d’épaisses et lourdes chaînes d’acier. Sa subsistance était garantie par toute une série de cathéters, de tubes et d’implants. Sa bouche avait été cousue, tout comme celle de Stinausin. Pendant les premiers mois de sa détention, les yeux du tueur n’avaient eu de cesse de suivre l’Archimandrite aux quatre coins de la pièce avec un air accusateur particulièrement féroce. Luseferous avait fini par se lasser et par ordonner que les paupières de l’homme fussent scellées, elles aussi.

Néanmoins, les oreilles et l’esprit du pauvre bougre fonctionnaient toujours parfaitement – son tortionnaire s’en était assuré. Ainsi, lorsqu’il prenait l’envie à l’hôte de ces lieux de rendre une petite visite à son prisonnier pour admirer les progrès faits par ses défenses, il en profitait pour parler. L’assassin raté constituait un auditoire attentif et digne de confiance.

— Bonjour, dit-il, comme les portes de l’ascenseur se refermaient derrière lui.

Cette salle, située loin en dessous de son bureau, était en quelque sorte son antre, son repaire. En plus de son prisonnier, il y stockait des souvenirs de ses campagnes passées, les butins accumulés après ses nombreuses victoires, des objets d’art pillés dans une douzaine de systèmes solaires différents, une collection d’armes de guerre et de cérémonie, diverses créatures en cage ou enfermées dans des containers, et les têtes bel et bien mortes de tous les chefs ennemis qu’il avait massacrés, et dont les restes n’avaient pas été réduits à l’état de poussière radioactive, bouillie informe, ou autres puzzles de chair et d’esquilles d’os (ou leurs équivalents extraterrestres).

Luseferous avança jusqu’à une cuve profonde, partiellement enfouie dans le sol de la salle, et regarda la Colleuse Obscure qui se tenait immobile, enroulée sur elle-même. Il enfila un gant jusqu’au coude, plongea la main dans un seau posé sur le parapet et jeta une poignée de sangsues-trompes dans le container.

— Comment vas-tu ? Tu te sens bien, hein ? demanda-t-il.

Un observateur extérieur aurait été incapable de dire si l’Archimandrite s’était adressé à l’humain cloué au mur, à la Colleuse – celle-ci, sortant de sa léthargie, avait levé sa tête aveugle, brune et luisante, et humait l’atmosphère avec appétit – ou encore aux sangsues-trompes qui, une à une, tombaient sur le sol et se mettaient à onduler frénétiquement pour s’éloigner le plus possible de la grosse bête. La masse brune commença à ramper dans leur direction. Les petites créatures entreprirent d’escalader la paroi de verre, grimpèrent les unes sur les autres, retombèrent aussitôt par terre.

Luseferous retira son gant et jeta un regard sur la salle circulaire voûtée. C’était un endroit confortable, calme, profondément enfoui dans la falaise, dépourvu de fenêtres ou de puits d’aération ; il s’y sentait bien, en sécurité. Il se retourna vers la silhouette longue, couleur fauve, de l’assassin et déclara :

— Vraiment, on n’est jamais aussi bien que chez soi, pas vrai ?

L’Archimandrite sourit, même s’il n’y avait personne pour le voir.

Un grincement et un bruit sourd se firent entendre dans le fond de la cuve, bientôt suivis par des sons quasi inaudibles tant ils étaient aigus. La Colleuse Obscure était en train de déchirer les sangsues géantes, de secouer violemment sa tête brune et tachetée en envoyant des morceaux de chair noire à l’extérieur de sa prison. Une fois, elle avait même projeté une sangsue encore vivante sur Luseferous qui, armé de son épée, s’était vu obligé de courir après la bête blessée aux quatre coins de la salle. Le granit rouge foncé du sol portait encore les stigmates de cette chasse frénétique.

Lorsque le repas de l’énorme créature fut terminé, il se retourna vers l’assassin. Il mit son gant, attrapa une autre sangsue-trompe dans le seau et se dirigea lentement vers l’homme épinglé au mur.

— Vous vous rappelez votre chez-vous, monsieur l’assassin ? demanda-t-il tout en marchant. Des images de votre maison subsistent-elles dans votre tête ? Votre mère, vos amis ? Hein ? fit-il en s’arrêtant juste devant lui. Vous reste-t-il quelque chose de tout cela ? ajouta-t-il en soulevant la gueule humide de la sangsue devant le visage du prisonnier.

Les deux créatures se sentirent mutuellement. Dans la main de l’Archimandrite, la sangsue s’étira, essaya d’atteindre la face de l’homme. Celui-ci se mit à respirer bruyamment par le nez et détourna la tête, comme s’il voulait disparaître dans le mur (ce n’était pas la première fois que l’assassin avait affaire à une sangsue-trompe). Malheureusement pour lui, les défenses enfoncées à l’arrière de son crâne limitaient grandement ses mouvements.

Luseferous observa cette tentative de fuite désespérée et maintint la bête en face du visage léonin et couvert de poils de l’humain, permettant à la bête suceuse de sang de renifler le parfum de cette masse tremblante et transpirante.

— À moins qu’ils aient effacé tous ces souvenirs lors de votre préparation, juste avant de vous envoyer me tuer ? Hein ? Il ne vous reste plus rien ? demanda-t-il en laissant la gueule entrouverte de la bête effleurer le nez de l’homme, qui grimaça, sursauta et émit un petit grognement terrifié. Alors ? Vous vous souvenez de votre maison, de vos loisirs ? Ce devait être un endroit agréable, un endroit où vous vous sentiez en sécurité, où vous fréquentiez des gens de confiance, des gens aimants ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Hein ? Allez-y, parlez !

Le prisonnier essaya d’éloigner davantage sa tête, étira la peau de son cou jusqu’à faire saigner une de ses plaies cicatrisées. La sangsue géante frétillait dans la main de Luseferous, tendait les lèvres pour s’accrocher à la chair du mâle humain. Alors même qu’elle semblait sur le point de réussir, l’Archimandrite l’éloigna du visage de son prisonnier et la laissa pendiller au bout de son bras, se tortiller avec toute l’énergie de son énorme et authentique frustration.

— Ici, c’est ma maison, monsieur l’assassin, dit Luseferous à l’homme. C’est mon chez-moi, mon refuge. Cet endroit, vous l’avez… envahi, souillé, déshonoré avec votre… complot. Votre tentative d’assassinat. Je vous ai invité dans ma maison, reprit-il d’une voix tremblante, à ma table, comme… comme cela se fait depuis des dizaines de milliers d’années humaines, et vous, vous ne souhaitiez que me faire du mal, me tuer. Ici, chez moi, où je devrais me sentir en parfaite sécurité.

Avec tristesse, l’Archimandrite secoua la tête devant tant d’ingratitude. L’assassin raté n’avait qu’un haillon crasseux pour dissimuler son intimité. Luseferous le lui arracha, et l’homme sursauta une nouvelle fois.

— Elles vous ont sacrément amoché, pas vrai ? dit-il en regardant les jambes du prisonnier frissonner violemment.

Il laissa tomber le vêtement par terre ; un serviteur le remplacerait demain.

— J’aime ma maison, ajouta-t-il calmement. Vraiment. Tout ce que j’ai fait, je l’ai accompli pour rendre la vie plus simple, pour améliorer les conditions de sécurité, pour que tout le monde se sente plus à son aise.

Il agita la sangsue devant ce qui restait des parties génitales de l’homme, mais la bête paraissait indifférente, et le prisonnier était déjà épuisé. L’Archimandrite lui-même n’était plus amusé par cette situation. Il tourna les talons avec élégance, avança jusqu’au parapet, laissa tomber l’animal dans le seau et retira son gant.

— Le temps est venu pour moi de partir, monsieur l’assassin, dit-il dans un soupir.

Il examina furtivement la silhouette enroulée et de nouveau immobile de la Colleuse. Elle avait changé de couleur, était passée du brun au jaune-vert pour disparaître au milieu de la mousse sur laquelle elle était étendue. Il ne restait plus des sangsues que quelques taches sur les parois de verre, ainsi qu’une odeur à peine perceptible et métallique : celle, étrange, du sang d’une autre espèce. L’Archimandrite se retourna.

— Oui, il me faut partir. Pour longtemps. Pour très longtemps, même. Et il semblerait bien que je n’aie pas le choix. Parce que, continua-t-il en se mettant à marcher en direction du prisonnier, on ne peut pas tout déléguer. Au bout du compte, on ne peut réellement faire confiance à personne – en particulier lorsqu’il s’agit d’affaires si importantes. Parfois, lorsque l’histoire est en marche trop loin de chez vous et que les communications prennent un temps précieux, il n’y a pas d’autre solution que de se rendre sur place. Qu’est-ce que vous en dites ? C’est triste, mais c’est comme ça. Toutes ces années passées à travailler durement pour rendre cet endroit parfaitement sûr… Et me voilà obligé de le quitter. Pour que tout soit encore plus sûr, pour asseoir ma puissance. Et tout cela à cause de gens comme vous, ajouta-t-il en tapotant l’une des défenses inférieures de l’humain. De gens qui me détestent, qui ne veulent pas écouter, qui ne savent pas ce qui est bon pour eux.

Il agrippa la défense et la secoua rudement. L’assassin grogna de douleur.

— Quoique…, dit Luseferous en lâchant prise et en haussant les épaules. La situation va-t-elle réellement s’améliorer ? C’est à voir. Je dois me rendre dans le système… Ulubis, il me semble. Parce qu’il pourrait y avoir des choses valables à y faire, parce que mes conseillers me le suggèrent et que mes espions m’y poussent. Évidemment, nous n’avons aucune certitude. Quoi qu’il en soit, cette affaire les excite énormément. Et impressionnable comme je le suis, ajouta-t-il en soupirant profondément, je vais suivre leur conseil. Croyez-vous que j’aie raison ?

Il s’interrompit un instant, comme s’il attendait une réponse.

— Je ne m’attends certes pas à ce que vous vous montriez honnête avec moi, mais tout de même… Qu’est-ce que vous en pensez ? Vous vous dites que j’ai tort, n’est-ce pas ?

Il suivit du bout du doigt le contour d’une cicatrice située sur l’abdomen de l’homme et se demanda nonchalamment s’il s’agissait d’une blessure infligée par ses inquisiteurs. Non, elle n’était pas suffisamment propre. L’assassin respirait rapidement et ne donnait pas l’impression d’être disposé à l’écouter. Derrière ses lèvres scellées, ses mâchoires semblaient toujours en état de fonctionner.

— Force m’est d’avouer que, pour une fois, je ne suis pas absolument sûr de moi. Si seulement vous pouviez me conseiller… Peut-être notre intervention ne va-t-elle pas du tout rendre nos vies plus tranquilles. Toutefois, je n’ai pas le choix. Je dois le faire, c’est tout. Hein ? fit-il en giflant légèrement l’humain, qui se recroquevilla de surprise. Ne vous en faites pas, vous pourrez m’accompagner. La flotte d’invasion sera nombreuse. Il y aura largement assez de place pour tout le monde. Et puis, ajouta-t-il en regardant autour de lui, je trouve que vous passez trop de temps ici. Vous devriez sortir de temps en temps.

L’Archimandrite Luseferous se sourit à lui-même.

— Après tous les ennuis que vous m’avez causés, je détesterais ne pas être là pour vous voir mourir. Mais si, mais si, vous allez m’accompagner. Jusqu’à Ulubis et Nasqueron.


* * *

Un jour de Désuétude II, Fassin Taak, qui était pourtant le plus parfait des neveux, fut convoqué par son oncle dans la salle de l’Oubli Provisoire.

— Mon neveu.

— Mon oncle. Vous désiriez me voir ?

— Hum…

Fassin Taak attendit poliment. Ces derniers temps, oncle Slovius était devenu coutumier de ces longues plages de silence, même lors d’échanges aussi anodins que celui-ci. Comme si son neveu venait réellement de lui donner matière à réfléchir. Fassin n’était pas certain de savoir interpréter cette attitude. Signifiait-elle que le vieux prenait ses responsabilités avunculaires avec trop de sérieux, ou bien qu’il était en train de devenir complètement sénile ? Quoi qu’il en fût, Slovius était le paterfamilias du Sept des Voyants de Bantrabal depuis presque trois siècles – ou plus de quatorze, selon le sens donné à ce mot –, et il avait gagné le droit d’avoir ce genre d’absences passagères.

En bon neveu, membre dévoué de la famille et officier fidèle qu’il était, Fassin respectait son oncle parce qu’il le devait et qu’il l’aimait, mais aussi parce qu’il deviendrait lui aussi patriarche un jour. C’était la règle de la famille, la façon de fonctionner de leur caste. Ce respect, cette déférence seraient un jour pour lui.

La pause s’éternisait. Fassin s’inclina légèrement.

— Mon oncle, puis-je m’asseoir ?

— Hein ? Oh ! oui. Je t’en prie, ajouta le vieillard en agitant vaguement sa main pareille à une nageoire.

— Merci.

Fassin Taak remonta sa culotte de cheval, rajusta les manches larges de sa chemise et s’assit d’un air digne à côté du grand bassin circulaire empli d’un liquide bleu, lumineux et fumant dans lequel flottait son oncle. Quelques années plus tôt, oncle Slovius avait adopté la forme d’un morse. Un morse rose beige relativement mince, avec des défenses à peine plus longues que des majeurs, mais un morse quand même. Le vieillard n’avait plus de mains, mais des nageoires, qui terminaient des bras fins, étranges et à l’air particulièrement inefficaces. Ses doigts étaient de minuscules moignons, ressemblaient à une bordure festonnée. Alors qu’il s’apprêtait à parler, un domestique humain en uniforme noir s’approcha, s’agenouilla au bord du bassin et lui chuchota quelque chose dans l’oreille. En se penchant, l’homme prit sa longue queue de cheval dans sa main ornée de nombreux anneaux pour qu’elle ne trempe pas dans le liquide bleu. Ses vêtements sombres, ses cheveux et ses bijoux trahissaient son statut de haut fonctionnaire de la Maison. Pourtant, son nom échappait à Fassin.

Il regarda autour de lui. La salle de l’Oubli Provisoire était l’une des rares pièces de la Maison à être utilisée, et encore, uniquement quand un membre important de la famille arrivait en fin de vie. Le bassin occupait la majeure partie de la vaste salle hémisphérique, dont les murs étaient faits de plaques d’agate extrêmement fines et translucides, serties de veines d’argent terni par le temps. Ce dôme se trouvait dans une des ailes en forme de bulle de la Maison d’Automne, située sur le continent Douze de la lune rocheuse ’glantine, qui orbitait autour de Nasqueron, une géante gazeuse aux nuages éclatants et tourbillonnants, tel un grain de poivre autour d’un ballon de football. Une minuscule portion de la géante était visible par la section transparente du toit, juste au-dessus de Fassin et de son oncle.

Ce quartier de Nasqueron était à présent éclairé par l’astre du jour, et Fassin y voyait un chaos de nuages écarlates, orange et rouille, qui transperçaient de leur éclat rouge intense les cieux bleus et l’atmosphère fine de ’glantine, ainsi que le sommet vitré du dôme, illuminant la salle et le bassin où le domestique en livrée noire aidait Slovius à avaler un gobelet plein d’une boisson rafraîchissante, ou d’un médicament. Quelques gouttes transparentes s’échappèrent de la bouche du vieillard, dégoulinèrent sur son menton grisonnant, jusqu’aux replis de son cou, puis tombèrent dans le bassin, où elles créèrent des vagues hautes dans la demi-gravité standard. Les yeux clos, oncle Slovius grognait faiblement.

Fassin détourna les yeux. Un autre domestique arriva derrière lui avec un plateau de confiseries et des boissons, qu’il refusa en souriant et en levant la main. Le serviteur s’inclina et prit congé. Poliment, Fassin fit mine de contempler la géante gazeuse par la verrière du toit, tout en observant du coin de l’œil le domestique qui tamponnait les lèvres du vieillard avec un linge soigneusement plié.

Magistrale, inconsciente de leurs petites existences, se mouvant quasi imperceptiblement avec une sérénité tumultueuse, Nasqueron tournoyait au-dessus d’eux à la façon d’un titanesque morceau de charbon ardent suspendu dans l’espace.

La géante gazeuse était la plus grosse planète du système Ulubis, lequel était situé dans une partie isolée du Courant quaternaire, l’une des Vrilles sud des confins de la galaxie, à cinquante-cinq mille années de son centre nominal. Impossible d’être plus isolé, à moins de sortir de la galaxie.

Il y avait divers degrés d’isolement, particulièrement en cette période d’Après-guerre, mais Ulubis faisait réellement partie des systèmes les plus éloignés. Néanmoins, le fait d’être situé dans les confins de l’espace habité – a fortiori en dessous du plan galactique, où les dernières étoiles et les dernières traces de gaz cédaient la place au vide absolu – ne signifiait pas nécessairement que l’endroit était inaccessible. À condition, bien sûr, de n’être pas loin d’un portail digne de ce nom.

Les artères – ou trous de ver – et les portails qui constituaient leurs accès étaient indispensables à la communauté galactique. Grâce à eux, on pouvait passer d’un système à l’autre quasi instantanément, sans avoir à se traîner à une vitesse inférieure à celle de la lumière. Leur effet sur l’économie du système et sur le moral de ses habitants était comparable, en intensité et en importance, au bouleversement qu’ils avaient apporté dans le domaine du voyage spatial. Sans eux, on était comme condamné à vivre jusqu’à la fin de ses jours dans un village minable, au fond d’une vallée boueuse et grise. Dès qu’un portail s’ouvrait, on avait l’impression d’être transporté dans une vaste cité scintillante, pleine de promesses, de vie et de possibilités.

L’unique façon d’amener un portail à un endroit donné était de le mettre dans un vaisseau et de le transporter à l’ancienne, en volant plus lentement que la lumière, jusqu’à l’emplacement choisi, tout en laissant l’autre extrémité du tunnel ancrée à son point de départ. Ce qui signifiait que si votre trou de ver était détruit – en théorie, il pouvait l’être en n’importe quel point, mais en pratique, uniquement à ses extrémités, c’est-à-dire au niveau des portails –, vous vous retrouviez instantanément et totalement isolé dans votre village, perdu au milieu de nulle part.

Le système Ulubis avait été relié au reste de la galaxie plus de trois milliards d’années auparavant, lors de ce qu’on appelait le « Nouvel Âge ». À l’époque, c’était un système relativement jeune, formé depuis quelques milliards d’années seulement, mais il abritait déjà de nombreuses formes de vie. Son artère de connexion faisait partie du Second Complexe, la deuxième tentative sérieuse de la communauté galactique d’intégrer un réseau de trous de ver. Toutefois, ce lien avait été coupé pendant le milliard d’années tumultueux de la Longue Chute, lors de laquelle s’étaient succédé la Guerre des Rafales, la Dispersion Anarchique et la Rupture d’Informorta, avant de sombrer – comme le reste de la galaxie – dans une sorte de léthargie au temps du Second Chaos, ou Chaos Majeur, époque à laquelle ne survécurent que les Habitants de Nasqueron. Ceux-ci faisaient partie des espèces dites « Lentes » qui vivaient sur une autre échelle temporelle et ne voyaient aucun inconvénient à voyager plusieurs centaines d’années pour se rendre d’un point A à un point B. Un milliard d’années sans événement majeur était pour eux l’équivalent d’une petite année sabbatique.

Après l’Âge de la Troisième Diaspora (et bien d’autres bouleversements de cette histoire galactique particulièrement mouvementée), l’ouverture d’un nouveau trou de ver permit à Ulubis de rejoindre le Troisième Complexe. Cette artère se maintint pendant soixante-dix millions d’années paisibles et productives, qui virent de nombreuses espèces Rapides aller et venir sous le regard des Habitants, seuls témoins véritables de la lente évolution de la région. Toutefois, l’Effondrement des Artères plongea une fois de plus Ulubis dans la solitude, en même temps que quatre-vingt-quinze pour cent de la galaxie connectée. D’autres portails et trous de ver disparurent pendant la Guerre des Nouveaux Rapides et celle des Machines. La paix ne s’installa durablement que grâce à l’avènement de la Mercatoria – du moins était-ce le discours officiel de ceux qui contrôlaient cette dernière – et le début du Quatrième Complexe.

Le long processus de reconnexion n’en était qu’à ses balbutiements lorsqu’on rouvrit l’artère d’Ulubis. Celle-ci resta en activité pendant plus de six mille ans, durant lesquels le système fut très facilement accessible. Malheureusement, elle finit par être détruite elle aussi, et cela faisait un bon quart de millénaire que cette partie de la galaxie était isolée. Le portail le plus proche se trouvait à deux cent quatorze années de voyage, loin dans les profondeurs du Courant, dans le système Zenerre.

Heureusement, cela changerait d’ici dix-sept petites années, lorsque le portail d’arrivée transporté à une vitesse relativiste par le vaisseau Est-taun Zhiffir serait installé à l’emplacement de l’ancien, près d’un des points de Lagrange de Sepekte, la planète principale du système. Pour le moment néanmoins, le système restait un endroit reculé, aussi bien physiquement que chronologiquement, et ce malgré son statut de centre galactique d’étude sur les Habitants.

Oncle Slovius congédia le domestique d’un geste de la nageoire et se hissa sur la structure en Y qui servait à soutenir sa tête et ses épaules au-dessus de la surface illuminée du bassin. Le serviteur – Fassin se souvenait à présent qu’il s’agissait de Guime, le deuxième domestique le plus gradé de la Maison – revint sur ses pas et aida le patriarche dans sa manœuvre, malgré les grognements de protestation et les exclamations désapprobatrices de ce dernier. Slovius essaya même de lui donner un coup de nageoire faible et lent, que l’autre esquiva sans aucune difficulté avant de faire un pas en arrière, de s’incliner et de retourner près du mur, à l’écart. Slovius lutta encore un peu pour se hisser plus haut, tortillant sa queue sous les vagues luminescentes.

Fassin, qui était assis en tailleur, fit mine de se relever.

— Mon oncle, voulez-vous que… ?

— Non ! cria l’autre, exaspéré, tout en continuant tant bien que mal de se hisser. En revanche, j’aimerais bien que tout le monde cesse de s’affairer ainsi autour de moi !

Slovius voulut se retourner vers Guime, mais, ce faisant, perdit l’équilibre, glissa et se retrouva à l’horizontale, dans une position encore moins confortable qu’au début de sa manœuvre. De colère, il frappa la surface liquide.

— Et voilà ! Voyez ce que vous m’avez fait faire, espèce d’idiot importun !

Il soupira bruyamment, se laissa aller, se vautra littéralement dans les vagues, apparemment épuisé, le regard rivé au plafond.

— Guime, aidez-moi si vous le voulez bien, dit-il d’une voix morne, résignée.

Guime s’agenouilla sur les dalles derrière Slovius, attrapa celui-ci par les aisselles et le souleva, jusqu’à ce que sa tête et ses épaules fussent presque à la verticale, appuyées sur le support prévu à cet effet. Slovius s’installa confortablement en hochant vivement la tête. Le domestique retourna à sa place, près du mur.

— Alors, mon neveu…, commença le vieillard en croisant ses nageoires sur la masse rose et glabre de son torse et en levant les yeux vers le sommet transparent du dôme.

— Oui, mon oncle, répondit Fassin en souriant.

Slovius semblait hésiter. Puis, il laissa son regard tomber jusqu’à son neveu.

— Tes… études, Fassin. Comment progressent-elles ?

— D’une manière plutôt satisfaisante. Mais je n’ai rien de bien neuf à dire sur Tranche Xonju, car c’est encore beaucoup trop tôt.

— Hum… Trop tôt…

Slovius paraissait pensif ; il regardait une fois de plus dans le vide. Fassin soupira doucement. Cette conversation allait manifestement s’éterniser.

Fassin Taak était Voyant Lent à la cour des Habitants de Nasqueron. Les Habitants – les Habitants de la géante gazeuse ou, pour être encore plus précis, les Clades de premier grade omniprésents à la flottabilité neutre, Habitants de la géante gazeuse – étaient de grandes créatures très âgées, issues d’une civilisation extrêmement ancienne et complexe, qui vivaient dans les couches nuageuses qui enveloppaient la planète, habitat à l’échelle colossale et à l’aérographie en perpétuelle évolution.

Les Habitants d’un âge avancé avaient tendance à penser lentement. Ils vivaient lentement, évoluaient lentement, voyageaient lentement, faisaient tout lentement. Il se murmurait en revanche qu’ils étaient capables de se battre relativement vite, mais rien n’était moins sûr, car cela faisait bien longtemps qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de faire étalage de leurs aptitudes dans ce domaine. Il découlait de cette supposition qu’ils étaient en mesure de penser rapidement lorsqu’ils le voulaient, mais qu’ils ne le voulaient pas souvent. De fait, et ce depuis plusieurs éons, ils avaient pris l’habitude de converser lentement. Si lentement que, lorsqu’on posait une question très simple à l’heure du petit déjeuner, on ne pouvait espérer entendre une réponse avant la fin de la soirée. Et, se disait Fassin, c’était un rythme qu’oncle Slovius – porté par le liquide dont était empli son bassin, le visage bouffi apaisé par une sorte de transe – semblait déterminé à suivre.

— Tranche Xonju, cela concerne… ? demanda-t-il soudain.

— La poésie du désordre, les mythes diasporiques et diverses circonvolutions de l’histoire, répondit Fassin.

— Quelle période ?

— Eh bien, beaucoup de ces récits demandent encore à être datés, mon oncle. Certains ne le seront jamais et ne sont sans doute que des mythes. Les autres sont très souvent liés à la Guerre des Machines.

Oncle Slovius hocha lentement la tête en produisant des vaguelettes.

— La Guerre des Machines… C’est intéressant.

— Je pensais justement concentrer mes efforts sur cette période précise.

— Oui, dit Slovius. C’est une bonne idée.

— Merci, mon oncle.

Slovius sombra dans le silence. Au loin, la terre se mit à trembler, produisant des ronds concentriques dans le bassin.

La civilisation à laquelle appartenaient les Habitants de Nasqueron et toute la faune et la flore qui gravitaient autour d’eux n’était qu’un minuscule fragment de la Diaspora des Habitants, une métacivilisation (ou post-civilisation, diraient certains) présente dans toute la galaxie et plus ancienne que tous les autres empires, cultures, civilisations, diasporas, fédérations, consocia, communautés, unités, ligues, confédérations, affilia et autres organisations d’êtres semblables ou complètement différents.

En d’autres termes, les Habitants étaient là depuis la naissance de la galaxie. Cela faisait d’eux des créatures extraordinaires et singulières, mais aussi – à condition de les aborder avec déférence et humilité – une précieuse source d’informations. Parce qu’ils avaient une bonne mémoire et de très bonnes bibliothèques. Ou plus précisément, une mémoire fidèle et de grandes bibliothèques.

Les souvenirs et les bibliothèques des Habitants paraissaient le plus souvent pleins de mythes bizarres, voire d’idioties, d’images incompréhensibles, de symboles abscons, d’équations insensées, d’assemblages chaotiques de lettres, de nombres, de pictogrammes, d’holophonèmes, de sonomèmes, de chémiglyphes, d’actinomes, de senseta variagata, tous mélangés, en désordre. Le tout concernait des millions et des millions de civilisations totalement différentes les unes des autres et qui, pour une énorme majorité d’entre elles, avaient disparu depuis longtemps, s’étaient changées en poussière ou avaient été anéanties par les radiations.

Toutefois, dans cet océan entropique, cette propagande, ces sornettes et ces étrangetés, il y avait des pépites, des filons de faits avérés, les flux gelés d’histoires depuis longtemps figées, des exobiographies par volumes entiers, des écheveaux de vérités. Le Voyant en chef Slovius avait consacré sa vie à ses recherches. Il s’agissait de rencontrer les Habitants, de leur parler, d’adopter leur langue, leurs pensées, leur métabolisme, de – virtuellement ou littéralement – flotter, voler, plonger, planer avec eux parmi les nuages de Nasqueron, de s’immiscer dans leurs conversations, leurs études, leurs notes et analyses, d’interpréter les paroles de ces hôtes si anciens, et ainsi d’enrichir et d’éclairer la métacivilisation, plus grande et plus rapide, qui occupait actuellement la galaxie. Ce serait également le destin du futur Voyant en chef Fassin.

— Et, ah ! Jaal ? demanda Slovius. Les…, comment s’appellent-ils déjà ? continua-t-il en voyant que Fassin était surpris. Les Tonderon. Oui. La fille Tonderon. Elle et toi, vous êtes toujours fiancés, n’est-ce pas ?

Son neveu sourit.

— Oui, mon oncle, nous sommes toujours fiancés. Elle doit revenir de Pirrintipiti ce soir. J’espère être là pour l’accueillir au port.

— Et tu es toujours…, reprit Slovius en faisant de grands gestes avec une de ses nageoires. Tu es toujours satisfait ?

— Satisfait, mon oncle ?

— Tu es heureux en sa compagnie ? Tu as toujours envie qu’elle devienne ta femme ?

— Bien sûr, mon oncle.

— Tes sentiments sont réciproques ?

— Eh bien, je l’espère. Je le pense, oui.

Slovius fixa son neveu dans les yeux. Celui-ci soutint un instant son regard.

— Hum… Je vois. Bien sûr. Parfait, fit le vieillard en se mouillant le torse, comme s’il avait froid. Et vous comptez vous marier quand ?

— Ce sera pour la Toussaint, Jocund III, répondit Fassin. Dans un peu moins d’un an, en temps corporel, précisa-t-il.

— Je vois, dit Slovius en fronçant les sourcils.

Il hocha lentement la tête, imprimant un mouvement de va-et-vient à son corps qui, à la façon d’un bouchon dans l’eau, produisit quelques vaguelettes.

— Je suis heureux d’apprendre que tu vas enfin te poser, reprit-il.

Fassin se considérait comme un Voyant dévoué, sérieux et productif, qui passait plus de temps que la moyenne à fouiller dans les archives des Habitants de Nasqueron. Toutefois, comme il aimait à prendre de petites vacances après chacune de ses périodes de travail intense, les anciens, et en particulier Slovius, semblaient persuadés qu’il n’était qu’un propre à rien. (À ce propos, oncle Slovius paraissait avoir un problème avec le mot « vacances ». Il préférait parler d’« un mois passé à se saouler à mort, à chercher les ennuis, à se battre et à fourrer ce que vous savez dans les orifices illicites de lieux de perdition cachés dans les bas quartiers de…» – de n’importe où, en fait. De Pirrintipiti, la capitale de ’glantine, de Borquille, celle de Sepekte, ou d’autres villes ou colonies éparpillées dans tout le système.)

Fassin sourit, tolérant.

— Oh, je n’ai pas encore définitivement raccroché mes chaussons de danse, mon oncle.

— La nature de tes recherches… Disons lors de tes trois ou quatre dernières missions… Tes fouilles ont-elles suivi une piste logique ?

— Je ne suis pas certain de comprendre, admit Fassin.

— Tes derniers sujets de recherches étaient-ils liés thématiquement ou de quelque manière que ce soit ? Ont-ils un rapport avec les Habitants que tu as rencontrés dernièrement ?

Fassin se rassit, surpris. En quoi cela intéressait-il le vieux Slovius ?

— Laissez-moi réfléchir… À vrai dire, je me suis presque exclusivement entretenu avec Xonju, qui m’a d’ailleurs fourni énormément de données aléatoires. Le concept de « réponse » n’est pas encore très clair dans son esprit. Mais ce fut une première prise de contact relativement fructueuse. Entretenir une relation suivie avec lui pourrait se révéler intéressant. Enfin, avec un peu de chance. Encore faudrait-il pour cela lui remettre la main dessus. J’aurai le temps de réfléchir à tout cela d’ici la prochaine fouille…

— Il s’agissait d’une expédition préparatoire, d’une prise de contact ?

— En effet.

— Et avant cela ?

— Avant cela, j’ai participé à une conférence interminable avec Cheuhoras, Saraisme le Jeune, les Jumeaux Akeurle, traav Kanchangesja et quelques invités moins importants, des adolescents de la nacelle d’Églide.

— Quel en était le thème ?

— La poésie. Ancienne, moderne, l’usage des images dans la poésie épique, l’éthique de l’exagération et de la vantardise.

— Et les recherches précédentes ?

— Avec Cheuhoras, uniquement. Une élégie interminable sur ses parents disparus, quelques mythes sur les chasses du temps jadis, ainsi que la traduction et l’explication d’une épopée concernant des voyages plasmatiques, au temps de la migration de l’hydrogène, il y a peut-être un milliard d’années de cela, pendant le Second Chaos.

— Et avant cela ?

Fassin sourit.

— Avant cela, j’ai eu un entretien en tête à tête avec Valseir et j’ai passé quelque temps avec les Vilains Vauriens de la Tribu Dimajrienne.

Inutile de s’étendre sur cette dernière expédition. Elle avait duré près de six ans – en temps corporel – et avait grandement contribué à faire de lui ce qu’il était aujourd’hui. En temps extérieur, elle s’était étirée sur un siècle. C’était grâce à elle qu’il avait si bonne réputation à Bantrabal et dans la hiérarchie des Voyants de ’glantine. Ses exploits et la valeur des histoires et des mythes qu’il avait ramenés étaient responsables de sa promotion au rang de « futur Voyant en chef » de son Sept. Grâce à cette dernière, on lui avait proposé la main de la fille du Voyant en chef du Sept Tonderon, le plus important des douze Septs.

— Cela nous ramène combien d’années en arrière ? demanda Slovius.

Fassin prit quelques secondes pour réfléchir.

— Disons, dans les trois cents… Deux cent quatre-vingt-sept, si je ne me trompe pas.

Slovius hocha la tête.

— Lors de ce fameux séjour, nous faisais-tu régulièrement part de tes progrès ?

— Oh, non. Les Vilains Vauriens ont été intransigeants à ce sujet. Vous savez, leur nacelle est l’une des moins… améliorées. Je n’étais autorisé à donner de mes nouvelles qu’une seule fois par an.

— Et ta fouille précédente ?

Fassin soupira et tapota nerveusement le bord du bassin serti de morceaux de verre. Par la vieille Terre, où le vieillard voulait-il en venir ? Ne pouvait-il donc pas ouvrir les archives du Sept s’il voulait ce genre d’informations ? Une des parois de la salle était dotée d’un terminal escamotable spécialement conçu pour permettre à Slovius de consulter les archives avec ce qui lui restait de doigts. Ce n’était certes pas une façon très rapide et efficace d’accéder à la bibliothèque de la Maison, mais tout de même. Et puis, les serviteurs étaient là pour l’aider. Il n’avait qu’à demander.

Fassin se racla la gorge.

— Avant cela, j’ai assisté Paggs Yurnvic, du Sept Reheo, lors de sa première fouille. Nous avons dû faire la cour à traav Hambrier pour que les Habitants excusent l’inexpérience de Yurnvic. Mais cela n’a duré que trois mois en temps corporel. Ce fut un genre d’introduction pour lui, mon oncle.

— Est-ce que cela t’a laissé le temps de faire quelques recherches personnelles ?

— Très peu, en vérité.

— Mais encore… ?

— J’ai tout de même pu assister à une partie du symposium consacré à la poésie profonde dans la nacelle-université de Marcal. En revanche, je ne me souviens plus trop de ceux qui étaient là avec moi – il faudrait que je jette un œil aux actes dans les archives du Sept.

— Que peux-tu me dire de plus sur ce symposium ? Quels thèmes ont été abordés ?

— Si je me souviens bien, il était question des techniques de chasse des Habitants et de la pratique des interrogatoires lors de la Guerre des Machines. Il s’agissait d’une comparaison, ajouta Fassin en se frottant le menton. Quelques exemples concernaient notre système, et ’glantine en particulier.

Slovius hocha la tête et regarda son neveu.

— Sais-tu ce qu’est une « projection d’émissaire », Fassin ?

Fassin leva les yeux vers le segment de la géante gazeuse visible par le toit transparent. La nuit commençait à peine à se propager d’un côté, voile de ténèbres rampant sur la couverture nuageuse lointaine. Il se retourna vers Slovius.

— Je crois avoir déjà entendu cette expression, mais je serais bien incapable de vous la définir précisément, mon oncle.

— On parle de « projection d’émissaire » lorsqu’ils envoient une série de questions et de réponses vers un point très éloigné physiquement, par l’intermédiaire d’un faisceau lumineux.

— « Ils », mon oncle ?

— Les Ingénieurs, les Administrates. Peut-être même l’Omnocratie.

— Vraiment ? fit Fassin en se rasseyant.

— Oui, vraiment. À ce qui se dit, ils transmettraient des bibliothèques entières de cette façon, en émettant des signaux laser. Correctement installée dans un équipement suffisamment puissant et complexe, l’entité ainsi créée – entité qui se résume en fait à un paquet de données ordonnées, de questions et de réponses gouvernées par un ensemble de règles précises –, est capable de soutenir ce qui s’apparente à une conversation intelligente. En fait, ces choses ont beaucoup de points communs avec les Intelligences Artificielles qui, comme tu le sais, sont interdites depuis la Guerre.

— Comme c’est intéressant.

Slovius remua dans son bassin.

— Évidemment, elles sont rares, très, très rares. Et nous allons en recevoir une…

Fassin cligna plusieurs fois des yeux.

— Nous allons en recevoir une ?

— À Sept Bantrabal. Dans cette Maison. Chez nous.

— Chez nous.

— Envoyée par l’Administrate.

— L’Administrate…, dit Fassin en se rendant compte qu’il était en train de se ridiculiser.

— Via l’Est-taun Zhiffir.

— C’est… C’est un grand privilège pour nous.

— Non, pas pour nous, Fassin. Pour toi.

Fassin esquissa un sourire.

— Moi ? Je vois. Quand est-ce que…

— La transmission a déjà commencé. Tout devrait être prêt avant la fin de la soirée. Peut-être devrais-tu revoir ton emploi du temps de la journée. Tu avais prévu quelque chose ?

— Ah… J’étais censé dîner avec Jaal. Mais je suis sûr que…

— Tu n’as qu’à avancer l’heure de ce dîner. Et surtout, ne t’attarde pas trop.

— Évidemment. Bien sûr. Vous avez une idée de ce que j’ai pu faire pour mériter un pareil honneur ?

Slovius tarda un peu à répondre.

— Pas la moindre, finit-il par dire.

Guime raccrocha un appareil intercom sur le mur en agate, vint s’agenouiller près de Slovius et lui chuchota quelque chose à l’oreille. Le vieillard hocha la tête et considéra longuement son neveu.

— Le Majordome Verpych souhaiterait te voir.

— Verpych ? lâcha Fassin en avalant sa salive.

Le Majordome, le domestique le plus gradé de la Maison, était supposé dormir jusqu’à ce que le Sept prenne ses quartiers d’hiver, soit encore quatre-vingts jours. À sa connaissance, jamais Verpych ne s’était levé en plein milieu d’une séquence.

— Je croyais qu’il dormait !

— Eh bien, nous l’avons réveillé.


* * *

Le navire était mort depuis des millénaires. Combien exactement ? Personne ne pouvait le dire, mais les estimations les plus plausibles parlaient de six ou sept. C’était un des nombreux vaisseaux qui avaient été endommagés à l’époque de la Guerre des Nouveaux Rapides (ou bien plus tard, au temps de la Guerre des Machines, de la Dispersion ou des conflits confus et violents qui émaillèrent l’Éparpillement), une pièce oubliée sur l’échiquier des disputes galactiques, des guerres de civilisations, des manœuvres panraciales et de la métapolitique à grande échelle.

La carcasse avait attendu d’être découverte pendant au moins mille ans, car ’glantine était une planète mineure selon les standards humains – c’est-à-dire légèrement plus petite que Mars –, peuplée d’un petit million d’habitants concentrés dans les zones tropicales, soit très loin du Grand Désert du Nord dans lequel se trouvait l’épave, zone désolée et très rarement visitée. Par ailleurs, la technologie étant retombée à un niveau de sophistication beaucoup plus bas que celui qui était le sien avant le début des hostilités, il s’écoula pas mal de temps avant que le vaisseau soit repéré par des détecteurs. Et puis, il était à noter qu’une partie du dispositif de camouflage automatique de l’engin avait survécu au naufrage. Ainsi, alors que l’ensemble de l’équipage mortel avait succombé, alors que la coque elle-même avait été très endommagée par sa rencontre avec la surface de cette lune, la machine avait pris l’initiative de se vêtir des mêmes atours que la roche nue du cratère dans lequel elle s’était abîmée, cratère formé bien avant, au tout début de la Guerre des Nouveaux Rapides, par un objet plus petit mais volant à une vitesse infiniment plus élevée.

L’épave fut découverte par hasard, lorsqu’un appareil individuel s’écrasa contre une de ses côtes titanesques (à ce moment-là parfaitement déguisées en beau ciel bleu). Alors seulement, ses systèmes furent explorés, examinés et exploités (en tout cas, ceux qui n’étaient pas proscrits par le nouveau régime – c’est-à-dire très peu d’entre eux). Comme bouger la carcasse eût coûté beaucoup trop d’argent, comme son démantèlement eût été extrêmement compliqué, et comme il était hors de question de la détruire en utilisant des armes polluantes abhorrées par une population jalouse de son bien-être et habituée à la paix, l’on se contenta de la mettre en quarantaine, de poster quelques drones au-dessus d’elle, juste au cas où.

— Non, ce pourrait être bien, ce pourrait être positif, leur dit Saluus Kehar, comme leur appareil survolait le désert et fonçait vers cette terre désolée où le squelette du vaisseau se découpait comme une ombre sur la toile de fond pourpre du ciel.

Au-delà de la carcasse, un énorme rideau bleu-vert et scintillant apparut furtivement, ondula, puis disparut.

— Ouais, tu peux le dire, rétorqua Taince en manipulant les boutons de contrôle de l’unité de communications.

Les haut-parleurs crachèrent des parasites.

— C’est normal qu’on soit si près du sol ? demanda Ilen, le front collé à la verrière, le regard tourné vers le bas.

Elle se retourna vers le jeune homme qui occupait avec elle la banquette arrière de l’engin volant.

— Sérieusement, Fass ? C’est normal ?

Mais Fassin disait déjà :

— L’idée que son positivisme impénitent puisse générer chez les autres des sentiments négatifs est un concept que Sal a encore du mal à appréhender. Excuse-moi, Len. Qu’est-ce que tu disais ?

— Je disais juste que…

— Ouais, marmonna Taince, allume-moi cette saloperie d’émetteur.

— Ce que je veux dire…, commença Saluus en agitant une main et en se rapprochant davantage du sol sablonneux qui défilait à grande vitesse.

Taince l’interrompit en faisant claquer sa langue et appuya sur quelques boutons du tableau de bord. Il y eut un cliquètement. L’appareil reprit un peu d’altitude et suivit les accidents de terrain d’une façon beaucoup plus fluide. Sal la regarda de travers, puis reprit la parole sans désactiver l’assistant de pilotage.

— Ce que je veux dire, c’est que nous nous portons tous bien, qu’on ne nous a pas encore réduits en cendre et qu’on nous donne l’opportunité d’explorer quelque chose de fantastique, hors du commun. C’est le bon endroit, le bon moment, l’occasion parfaite. Je ne vois vraiment pas où est le problème.

— Tu veux dire, continua Fassin d’une voix traînante et en levant les yeux vers le ciel, mis à part le fait que quelques Dissidents un peu trop enthousiastes et certainement incompris semblent avoir envie de nous transformer en poussière radioactive ?

Ils faisaient tous semblant de ne pas l’avoir entendu. Fassin bâilla ostensiblement, s’étira bruyamment – là non plus, personne ne parut le remarquer – et s’installa confortablement dans la banquette en cuir, tendant le bras gauche dans la direction générale d’Ilen Deste (laquelle avait toujours le front collé à la verrière, hypnotisée qu’elle était par le sable de ce paysage monotone). Il essaya vaguement de prendre un air imperturbable, voire complètement indifférent. En fait, il était terrifié au plus haut point et se sentait impuissant.

Sal et Taince étaient le couple dynamique de la bande : Saluus le pilote, l’héritier impétueux, obstiné et indéniablement doué (Fassin aurait aussi ajouté chanceux) d’un vaste empire commercial, le courageux fils d’un boucanier fabuleusement riche. Monsieur Glouton, comme l’avait baptisé Fassin lors de leur première année d’université. Leurs amis communs avaient rapidement pris l’habitude de l’appeler ainsi, mais uniquement lorsqu’il n’était pas là, jusqu’au jour où il avait pris connaissance de cette cachotterie, et où il l’avait approuvée avec enthousiasme, l’adoptant dans la foulée comme son surnom officiel. Taince, la copilote, la navigatrice, la patronne des communications, la commentatrice éclairée et abrasive du groupe (Fassin se considérait comme le commentateur éclairé et sarcastique du groupe). L’officier stagiaire Taince Yarabokin, comme on était supposé l’appeler. Taince la Soldate – encore un surnom donné par Fassin – avait fait exploser les statistiques de son université et failli devenir officier de la Navigarchie avant même d’obtenir son diplôme et d’entrer à l’Académie militaire, grâce à son passé de réserviste déjà conséquent – des heures, des week-ends, des vacances entières passés à jouer à la guerre. Elle savait déjà ce qu’elle voulait avant de faire son service militaire. À l’Académie, on l’avait fait passer directement en deuxième année, et, malgré son jeune âge, ses chances étaient très grandes de rejoindre un jour la Grande Flotte, superpuissance contrôlée par la Culmina, qui dominait la galaxie tout entière. En d’autres mots, si Sal était sur le point de devenir un prodige du commerce, elle ne tarderait pas à devenir une véritable sommité dans son domaine de prédilection : la guerre.

Tous les deux avaient également eu l’occasion de sortir du système, de voyager d’abord jusqu’au portail situé près de Sepekte, avant de transiter par Zenerre et d’entrer dans le Complexe, ce réseau de trous de ver pareil à une toile noire recouvrant la galaxie et reliant entre eux d’innombrables soleils. Saluus et son père avaient sillonné le centre de l’amas pendant les grandes vacances de l’année passée. Ensemble, ils avaient visité tous les grands sites accessibles, rencontré les espèces extraterrestres les plus étranges. Ils étaient revenus avec une bonne quantité de souvenirs. Taince, quant à elle, s’était rendue dans moins d’endroits différents, mais était allée beaucoup plus loin, dans les centres d’entraînement spécialisés de la Navigarchie. Des jeunes de leur génération, ils étaient les seuls à avoir voyagé si loin, ce qui les rendait extrêmement exotiques et populaires.

Fassin se disait souvent que si sa vie devait s’arrêter brutalement un jour, sans lui avoir laissé le loisir de choisir ce qu’il voulait en faire (Devenir Voyant comme mes aïeux pour respecter la tradition familiale ? Me lancer dans quelque chose de complètement différent ?), ce serait probablement à cause de ces deux-là, qui n’avaient de cesse de se défier de toutes les manières imaginables, aux dépens de leurs amis. Parfois, il réussissait même à se persuader que la mort ne lui faisait pas peur, qu’il en avait assez vu, qu’il avait fait l’expérience de l’amour, de la bêtise et de la stupidité, et qu’il vaudrait peut-être mieux trépasser d’un seul coup pendant qu’il était encore dans la fleur de l’âge, mourir d’une mort belle et sauvage, pendant que son corps et son esprit étaient purs et frais – comme le lui répétaient souvent ses parents plus âgés.

Néanmoins, il serait dommage qu’Ilen – qui était si belle avec sa peau diaphane et ses cheveux d’un blond éclatant, qui avait si brillamment réussi ses études et qui, pourtant, manquait cruellement de confiance en elle –, oui, il serait dommage qu’elle périsse elle aussi dans cet hypothétique accident. Surtout si cela devait arriver avant qu’ils aient eu le temps d’accomplir leur destinée commune – c’était ce qu’il lui disait, mais également ce qu’il croyait au fond de son cœur –, de démarrer une relation physique aussi intense que chargée de sens. Pour le moment toutefois, la jeune fille – le front et le nez collés contre la verrière – donnait plutôt l’impression d’avoir envie de vomir.

Fassin détourna la tête pour essayer de ne plus penser ni à son éventuelle mort imminente, ni à sa prochaine – quoique lointaine – nuit d’amour avec Ilen. Il s’évertua donc à regarder le champ d’étoiles qui apparaissait petit à petit au-delà de la masse désormais ténébreuse de Nasqueron. Une nouvelle aurore boréale surgit, châle de lumière ondulant, qui éclipsa un instant l’éclat des étoiles.

Ilen, elle, regardait dans la direction opposée.

— C’est quoi cette fumée ? demanda-t-elle en désignant du doigt un bandeau gris foncé déformé par le vent, dont l’origine semblait se trouver derrière le nez à moitié écroulé du gigantesque vaisseau.

Taince se retourna à son tour, marmotta quelque chose, puis s’activa frénétiquement sur les commandes de l’unité de com. Les autres fixaient cette fumée mystérieuse. Sal hocha la tête.

— À mon avis, un drone vient de s’écraser, tenta-t-il d’une voix incertaine.

Les haut-parleurs crachotèrent, et une voix féminine dit d’un ton calme :

— -pareil deux-deux-neuf… -sition ? -vez-vous… -sept-cinq-trois… -trez dans une… -dite… Je répète… -trez bientôt… dans une zone non -veillée… -firmez votre…

Taince Yarabokin se pencha sur son micro.

— Ici l’appareil deux-deux-neuf. Impossible de se poser ici. Continuons de voler à très faible altitude et fonçons vers…

Saluus Kehar tendit une main cuivrée et éteignit l’unité de com.

— Va te faire foutre ! lâcha Taince en lui donnant une tape sur le bras.

— Taince, merde, commença Sal en secouant la tête et en fixant l’épave du vaisseau qui approchait à grande vitesse. Tu n’es pas obligée de leur donner des détails.

— Espèce de crétin, rétorqua-t-elle en rallumant l’unité.

— Oui, je suis assez d’accord, ajouta Fassin en secouant la tête lui aussi.

— Tu vas cesser de jouer avec ce truc ! dit Sal en essayant, en vain, d’empêcher Taince – qui continuait de le frapper – de chercher une fréquence libre.

(Fassin eut envie de faire un commentaire au sujet des tendances violentes de la jeune femme, mais se ravisa au dernier moment.)

— Écoute, continua Sal. Je t’ordonne de laisser ce truc tranquille. À qui appartient ce putain d’appareil, hein ?

— À ton père ? suggéra Fassin.

Sal lui lança un regard noir, plein de reproche. Fassin lui signifia d’un mouvement du menton qu’il ferait mieux de ne pas lâcher des yeux la carcasse située juste devant eux.

— Regarde devant toi, chauffeur.

Sal obtempéra. Je t’ordonne, pensa Fassin avec un sourire en coin. Avait-il utilisé ce verbe parce qu’il croyait que Taince, en tant que future militaire, était faite pour exécuter des ordres, même lorsqu’ils étaient donnés par un civil, ou bien pensait-il que son nom de famille faisait de lui le leader naturel du groupe ? Bizarre que la jeune femme ne lui ait pas ri au nez.

Ils n’étaient certes plus innocents, se dit Fassin. Plus ils en apprenaient sur le monde, la galaxie et l’Âge dans lequel ils vivaient, plus il devenait évident que la société était organisée en échelons, que tout était une question de hiérarchie, que les ordres exécutés tout en bas de l’échelle étaient émis très, très haut, à un niveau insondable et glorieux. Ils étaient comme des rats de laboratoire qui grandissaient ensemble dans une cage, apprenaient à reconnaître leurs positions respectives – chacun son coin de litière –, testaient les faiblesses des uns et des autres, élaboraient des stratégies pour l’avenir, découvraient leur marge de manœuvre, évaluaient le potentiel de leur cadre de vie, rêvaient.

Taince renifla de mépris.

— Ce n’est sans doute ni la voiture de papa, dit-elle, ni celle de la compagnie. Je pencherais plutôt pour un genre de location-vente complexe, une magouille opaque impliquant une société écran gérée de façon semi-automatique.

Elle grogna et frappa sur le haut-parleur qui persistait à rester silencieux. Sal secoua la tête.

— Si jeune et déjà si cynique, commenta-t-il. Eh ! mais qu’est-ce que…, s’exclama-t-il en fixant du regard son volant en forme de papillon. Ça vibre !

— Ton engin te prévient que tu es trop près, dit Taince en désignant d’un mouvement de la tête la masse titanesque du vaisseau, qui les dominait de toute sa hauteur. Retire-toi, si tu ne veux pas finir à l’intérieur.

— Comment est-ce que tu peux parler de sexe dans un moment pareil ? demanda Sal avec un grand sourire. Aïe ! cria-t-il comme Taince lui donnait un coup de poing dans la cuisse. Tu m’attaques ! Je pourrais porter plainte contre toi.

Elle le frappa de nouveau. Il rit, diminua les gaz et enclencha les aérofreins, mettant leurs ceintures de sécurité à rude épreuve, jusqu’à ce que la vitesse de l’engin fût retombée à dix mètres par seconde.

Ils entrèrent dans l’ombre du vaisseau géant.


* * *

— Fassin Taak, dit le Majordome Verpych, dans quel pétrin nous avez-vous mis ?

Ils marchaient le long d’un couloir dépourvu de fenêtres, sous le centre de la Maison. Sans laisser à Fassin le temps de répondre, Verpych désigna de la tête un couloir transversal et s’y engouffra.

— Par ici.

Fassin allongea sa foulée pour le rattraper.

— Je n’en sais pas plus que vous, Majordome.

— Je vois que vous maîtrisez toujours l’art de la litote.

Fassin accusa le coup et essaya de trouver quelque chose d’intelligent à rétorquer. En attendant, il arbora ce qu’il espérait être un sourire tolérant ; de toute façon, Verpych ne le regardait pas. Le Majordome était un homme petit mais puissant, à la peau couleur crème, à la barbe de plusieurs jours. Sa tête semblait avoir été sculptée dans du grès. Il avait la mâchoire carrée, les dents perpétuellement serrées et le front plissé. Exception faite de sa très longue queue de cheval, son crâne était rasé. Il serrait son bâton d’obsidienne – symbole de sa fonction – comme s’il s’agissait d’un dangereux serpent noir. Son uniforme était noir comme la suie, comme la nuit.

En tant que futur Voyant en chef, Fassin était supposé pouvoir exercer son autorité sur Verpych. Cependant, face au domestique le plus important de la famille, il se sentait comme un gamin surpris en train de faire quelque chose de vraiment très malséant. Fassin supposait qu’ils auraient tous les deux du mal à se remettre de son inévitable nomination au poste de Voyant en chef.

Verpych pivota sur ses talons et marcha tout droit vers une peinture abstraite accrochée au mur. Il agita son bâton comme pour montrer un détail de l’œuvre d’art, et celle-ci s’escamota, disparut tout entière dans le sol. Le Majordome s’engagea dans le couloir faiblement éclairé ainsi révélé. Il ne se donna pas la peine de regarder derrière lui si Fassin lui emboîtait le pas.

— C’est un raccourci, se contenta-t-il de dire.

Le tableau reprit doucement sa place, plongeant le couloir dans le noir. C’était un endroit austère, brut, bien différent du reste de la Maison. Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait mis les pieds dans un couloir de service. Lorsqu’il était enfant, il avait exploré tout le bâtiment avec ses amis.

Ils s’arrêtèrent devant un ascenseur. La porte s’ouvrit avec un bruit de carillon. Un jeune garçon se tenait à l’intérieur de la cabine. Il avait un plateau encombré de verres sales dans une main et, de l’autre, s’affairait sur les boutons du tableau de commandes, l’air complètement perdu.

— Sors de là, espèce d’idiot, lui dit Verpych. L’ascenseur m’attendait.

Le jeune homme écarquilla les yeux, bredouilla quelque chose et sortit de la cabine en manquant de peu renverser son plateau. Le Majordome appuya sur un bouton à l’aide de son bâton, la porte se referma et la cabine – boîte métallique au sol poli par le temps – entama sa descente.

— Vous vous êtes remis de votre réveil précipité, Majordome ? demanda Fassin.

— Complètement, répondit l’homme d’un ton cassant. Résumons-nous, Voyant Taak… En supposant que mes incapables de techniciens ne se soient pas électrocutés et qu’ils n’aient pas eu l’idée saugrenue de regarder dans les fibres optiques pour voir ce qu’il y avait dedans, tout devrait être prêt pour que vous puissiez converser avec cette chose une heure environ avant minuit. Dix-neuf heures, cela vous va ?

Fassin réfléchit quelques instants.

— En fait, Mlle Jaal Tonderon et moi étions censés…

— Vous étiez supposé me répondre « oui », et rien d’autre, Voyant Taak.

Fassin regarda le vieil homme en fronçant les sourcils.

— Dans ce cas, pourquoi m’avoir…

— Question de politesse.

— Ah ! Évidemment. La politesse est une qualité difficile à acquérir.

— Au contraire. La déférence, en revanche, est assez dure à maîtriser.

— Vos efforts sont appréciés à leur juste valeur, j’en suis sûr.

— Vous servir est ma raison d’être, jeune maître, dit Verpych avec un sourire pincé.

Fassin soutint longuement le regard du Majordome.

— Verpych, vous pensez que je vais avoir des ennuis ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit le domestique en regardant ailleurs. Cette histoire d’émissaire est sans précédent dans l’histoire du Sept Bantrabal. J’en ai discuté avec d’autres Majordomes, et aucun d’entre eux n’a jamais vu quelque chose de ce genre. Nous pensions tous que ces phénomènes étaient réservés au Hierchon et à ses amis de la capitale. J’ai envoyé un message à un de mes contacts, au palais, histoire de demander quelques conseils, mais je n’ai reçu encore aucune réponse.

La porte de l’ascenseur s’ouvrit, et ils sortirent de la cabine. Un autre couloir, plutôt chaud, taillé dans la roche, en courbe. Le Majordome considéra Fassin avec ce qui aurait pu être de l’inquiétude ou de la compassion.

— Néanmoins, « sans précédent » ne signifie pas forcément « grave », Voyant Taak.

Fassin était très sceptique, mais il ignorait si son visage traduisait l’intensité de son sentiment.

— Que dois-je faire ? demanda-t-il.

— Présentez-vous à la salle d’audience, au dernier étage, à dix-neuf heures. Même un peu avant.

Ils arrivèrent devant une fourche et un couloir plus large, dans lequel des techniciens en uniforme rouge poussaient tant bien que mal une palette chargée d’un matériel mystérieux vers une porte à deux battants.

— Si seulement Olmey était là, dit Fassin.

Tchayan Olmey avait été son mentor et sa tutrice durant sa jeunesse et aurait pu – si elle n’avait choisi de se consacrer à l’enseignement et à la direction de la bibliothèque de la Maison – devenir la prochaine materfamilias et Voyante en chef.

— Mais ce n’est pas possible, commenta Verpych en poussant le jeune homme de l’autre côté de la porte, dans une salle à la chaleur étouffante, pleine de techniciens et inclinée à la façon d’un petit théâtre.

Il y avait là des dizaines de boîtiers contenant des machines compliquées ; des câbles jaillissaient du plafond, serpentaient sur le sol et disparaissaient dans des conduits muraux. Cet endroit sentait l’huile, puait le plastique et la sueur. Verpych s’arrêta au fond de la salle, à son point le plus élevé, et regarda les hommes s’affairer, secouant la tête de dépit lorsque deux d’entre eux entrèrent en collision en faisant tomber les câbles qu’ils transportaient.

— Et pourquoi pas ? demanda Fassin. Olmey n’est pas loin. J’aurais aimé qu’oncle Slovius fût également en mesure d’y aller avec moi.

— Ce ne sera pas possible non plus. Vous, et vous seul, devrez parler à cette chose.

— Vous voulez dire que je n’ai pas le choix ?

— Exactement, répondit le Majordome avant de se retourner vers les techniciens affairés.

L’un d’entre eux – un chef d’équipe – se tenait à deux mètres de là et attendait le bon moment pour prendre la parole.

— Mais pourquoi pas ? insista Fassin, en se rendant immédiatement compte qu’il avait une voix de petit garçon capricieux.

— Je ne sais pas, dit Verpych en secouant la tête. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il n’y a aucune raison purement technique à cela. Peut-être les sujets que vous évoquerez ne sont-ils pas destinés à être entendus par d’autres oreilles que les vôtres… Maître Technicien Imming, reprit-il joyeusement, récompensant la patience de l’homme. Dites-moi tout. Les machines de la Maison ont rouillé et ne forment plus qu’une masse compacte et inutilisable ? Elles ont toutes été réduites en cendres durant la nuit ? À moins qu’elles soient devenues intelligentes et qu’il faille attaquer la Maison, le Sept, voire la planète tout entière à coups de têtes à fusion nucléaire pour s’en débarrasser ?

— Monsieur, nous avons rencontré plusieurs problèmes, répondit lentement le technicien en regardant tour à tour Fassin et Verpych.

— J’espère que votre prochaine phrase commencera par un « mais » ou un « néanmoins ». Je pense qu’il ne faut pas trop compter sur un « heureusement », ajouta-t-il à l’attention de Fassin.

Le technicien continua.

— Grâce aux efforts considérables que nous avons fournis, nous pensons que la situation est maîtrisée. Normalement, nous devrions être prêts pour l’heure prévue, monsieur.

— Nous avons la capacité d’absorber tout ce qui sera émis ?

— Tout juste, monsieur. Nous avons pris la liberté de faire venir des pièces de rechange de notre système auxiliaire, ajouta Imming en désignant d’un geste de la main une palette qui franchissait la large porte.

— Savons-nous quelque chose du sujet qui sera contenu dans le signal ?

— Non, monsieur. Il restera codé jusqu’à son activation.

— Il n’y a aucun moyen de le deviner avant ?

— Je crains que non, monsieur, répondit Imming, l’air peiné.

— Mais nous pourrions essayer ?

— Ce serait presque impossible, vu le peu de temps qu’il nous reste, Majordome. Et puis, ce serait illégal et peut-être même dangereux.

— Le Voyant Taak se demande à quoi il va devoir faire face. Vous n’avez aucun indice à lui donner ?

Le Maître Technicien Imming s’inclina légèrement devant Fassin.

— Aucun, j’en ai peur, monsieur. J’aurais aimé qu’il en fût autrement.

— Apparemment, nous ne pouvons rien faire pour vous, dit Verpych à Fassin. Je suis vraiment désolé.


* * *

— À qui appartenait ce machin ? demanda Ilen à voix basse, le regard perdu dans les ombres qui les enveloppaient. Par qui était-il piloté ?

Ils avaient pénétré le flanc gauche déchiré du vaisseau, volaient dans sa cage thoracique massive, entre ses côtes gigantesques et gauchies, à travers lesquelles on apercevait le ciel. Les portions de coque qu’elles soutenaient autrefois avaient été vaporisées, réduites à l’état de nuages de molécules et d’atomes quelque sept millénaires plus tôt. Sal laissa leur appareil glisser sur quatre cents mètres dans la partie avant intacte du vaisseau, prenant progressivement de l’altitude pour suivre les contours des ponts affaissés, tordus, passant par-dessus les cloisons effondrées. Au-dessus de leurs têtes, on ne voyait plus qu’un minuscule éclat de ciel violet. Ils se sentaient à l’abri, protégés des attaques de l’appareil – probablement des Dissidents – qui, semblait-il, avait récemment sévi dans les parages.

Sal posa leur engin dans un creux, sur une surface noircie et légèrement ondulée, derrière ce qui ressemblait aux restes chiffonnés d’une paroi. Cinquante mètres devant eux, la voie était barrée par des lambeaux de matériaux iridescents, un genre de coulure tordue et glacée. Saluus s’était demandé à voix haute s’il ne pourrait pas se faufiler entre ces débris suspendus, mais les autres l’en avaient dissuadé.

La radio de leur navette – déjà difficilement utilisable aux alentours du cratère – s’était complètement tue dès qu’ils avaient pénétré la coque de la titanesque carcasse. Dire qu’elle était supposée pouvoir attirer des signaux à travers des dizaines de kilomètres de roche. C’était étrange. À l’intérieur de la caverne artificielle, l’atmosphère était froide et ne sentait rien. Bizarrement, leurs voix ne résonnaient pas dans cet espace pourtant vaste, ce qui était plutôt déstabilisant. Il n’y avait aucun écho, et les bruits sonnaient creux. L’éclairage intérieur et extérieur de la navette produisait une minuscule tache de lumière, qui accentuait encore leur insignifiance.

— On ne connaît pas véritablement son origine, dit Saluus à voix basse en se tordant le cou pour voir la structure incurvée du plafond, située à plus de trois cents mètres au-dessus du plancher et pourtant visible dans le crépuscule. Officiellement, on considère que le vaisseau appartenait aux Sceuris – ils ont d’ailleurs envoyé une équipe de fossoyeurs de guerre pour le nettoyer –, mais il est fortement probable qu’ils l’aient réquisitionné ou bien pris à leurs adversaires. En tout cas, on sait que son équipage était très hétéroclite, bien que principalement composé de nageurs, de créatures venues de mondes liquides. Peut-être s’agissait-il d’un vaisseau oerileithe. Sa structure est semblable à celles dessinées par les habitants – avec un petit h. En tout cas, c’était certainement un vaisseau de guerre.

Taince renifla. Sal se tourna vers elle.

— Oui ?

— Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas un vaisseau-aiguille.

— Est-ce que j’ai dit le contraire ? demanda Sal.

— Plutôt grosse, comme aiguille, intervint Fassin en pivotant sur ses talons pour suivre la courbe descendante du vaisseau, dont le nez, partiellement enfoncé dans le sol, se trouvait à plus d’un kilomètre de là, dans les ténèbres.

— Ce n’est pas un vaisseau-aiguille ! protesta Sal. Je n’ai jamais dit que c’en était un.

— Tes explications ne sont vraiment pas très claires, reprit Taince. On s’y perd.

— Bon ! peu importe, dit Sal en ignorant cette dernière remarque. Une rumeur dit qu’on a trouvé des Voehns là-dedans. Intéressant, n’est-ce pas ?

— Des Voehns ? fit Taince en éclatant de rire. Des cadavres de Voehns ?

Il y avait du mépris dans sa voix. Elle souriait, ce qui n’arrivait pas tous les jours. Fassin trouvait d’ailleurs cela dommage, car son visage lisse et légèrement carré, surplombé par un crâne rasé – obligatoire dans l’armée – était malicieusement séduisant lorsqu’elle souriait. Peut-être même était-ce la raison pour laquelle elle évitait de se laisser aller. À vrai dire, Fassin la trouvait particulièrement sexy dans son treillis – sourire ou pas sourire. (Lui et les autres portaient des tenues de marche standards. Enfin, celle de Sal était manifestement de meilleure qualité et plus onéreuse.) Le treillis de Taince était bouffant à des endroits bizarres, mais ne laissait planer aucun doute sur le sexe de sa propriétaire. Dans les ténèbres environnantes, sa tenue était devenue d’un noir mat. Apparemment, même les treillis des aspirants étaient équipés d’un système de camouflage actif.

Elle secouait la tête comme si elle n’en croyait pas ses oreilles. Même Fassin, qui avait perdu tout intérêt pour la chose militaire et les créatures exotiques depuis la puberté, avait entendu parler des Voehns. Les médias les décrivaient habituellement comme des légendes vivantes, des guerriers quasi mythiques, mais ils restaient en dessous de la vérité. De fait, il s’agissait des troupes d’élite, de la garde personnelle des nouveaux maîtres de la galaxie.

Les Voehns étaient des supersoldats impitoyables, à l’intelligence supérieure, ultra-compétents, quasi indestructibles, à l’aise dans tous les environnements. Cela faisait neuf mille ans que cela durait. Ils étaient les icônes martiales de cet Âge, le symbole ultime de la perfection militaire. Toutefois, ils étaient rares et souvent solitaires. Là où étaient les nouveaux maîtres, la Culmina, on trouvait également les Voehns. En revanche, on les voyait rarement ailleurs, et – d’après ce qu’en savait Fassin – on ne les avait jamais aperçus sur Sepekte, la principale planète du système Ulubis, et encore moins près de Nasqueron ou sur une lune aussi insignifiante que ’glantine. Alors pourquoi deux d’entre eux seraient-ils venus y mourir ?

Évidemment, l’évocation des Voehns résonnait d’une manière particulière dans l’oreille des humains, qu’ils soient pHumains ou aHumains. D’ailleurs, s’il existait deux types d’humain, c’était à cause de l’intervention d’un seul vaisseau voehn, huit mille ans plus tôt.

— Oui, des Voehns, répéta Sal en défiant Taince du regard. Des restes de Voehns. C’est ce que dit la rumeur.

La jeune femme plissa les yeux et se redressa fièrement dans son treillis.

— Eh bien, c’est une rumeur qui n’est pas parvenue jusqu’à moi.

— Certes, reprit Sal, mais tu sais, mes contacts se trouvent quelques étages au-dessus des vestiaires des simples soldats.

Fassin avala sa salive et se dépêcha d’intervenir avant Taince.

— Je croyais qu’ils avaient tous été cramés là-dedans. Réduits en bouillie, en gaz.

— C’est effectivement le cas, répondit Taince entre ses dents serrées, en s’adressant exclusivement à lui.

— Ouais, c’est vrai, confirma Sal. Mais les Voehns sont très résistants, pas vrai Tain ?

— Tu m’étonnes, répondit celle-ci d’un ton neutre et calme. Sacrément résistants, même.

— Il faut y aller fort pour en tuer un, alors pour le réduire en bouillie…, continua Sal sans tenir compte de la remarque cassante de la jeune femme.

— Oui, il est de notoriété publique qu’il est quasiment impossible d’en venir à bout, et que les joujoux de leurs ennemis ne peuvent rien contre eux, dit froidement Taince.

Fassin avait l’impression de l’entendre réciter sa leçon. On racontait çà et là qu’elle et Sal formaient un genre de couple, ou en tout cas qu’ils baisaient de temps en temps. Toutefois, ce dernier aspect de leur relation – s’il existait réellement – paraissait sérieusement mis en péril. Fassin chercha Ilen des yeux pour voir ce qu’elle en pensait.

Elle n’était plus là, de l’autre côté de leur navette. Il fit un tour sur lui-même, mais ne la vit nulle part.

— Ilen ? appela-t-il. Où est Ilen ? demanda-t-il aux deux autres.

Sal tapota son implant auriculaire.

— Ilen ? Eh, Len !

Fassin scruta les ténèbres. Il bénéficiait d’une vision nocturne plutôt correcte, mais la lumière des étoiles était réduite au minimum, et les projecteurs de la navette mis en veille ; il n’y avait pas grand-chose à intensifier. Les infrarouges ne lui révélèrent rien du tout, pas même des traces de pas sur le point de disparaître sur le sol constitué d’un étrange matériau.

— Ilen ? répéta Sal avant de se retourner vers Taince, qui scannait également les alentours. Je n’y vois absolument rien, et mon téléphone est HS, lui dit-il. Tu obtiens de meilleurs résultats ?

Taince secoua la tête.

— J’ai eu ces yeux en quatrième année.

Merde. Fassin se demanda si quelqu’un avait une torche. Probablement pas. Peu de gens s’encombraient de ce genre d’objet de nos jours. Il vérifia son implant auriculaire – il ne marchait pas non plus. Il ne captait même pas le réseau local. Putain, putain, putain. Cette histoire avait été racontée un nombre incalculable de fois, et ce, depuis la nuit des temps. Trois gamins font une virée avec le chariot de papa et, juste avant la tombée de la nuit, perdent une roue devant la grotte d’un homme de Neandertal. Enfin, un truc de ce genre. Alors, ils s’aventurent dans les ténèbres et se font zigouiller un à un.

— Je vais rallumer les phares de la navette, dit Sal en se penchant dans l’habitacle. Si cela ne suffit pas, on n’a qu’à décoller et…

— ILEN ! hurla Taince à s’en déchirer les poumons.

Fassin sursauta. Avec un peu de chance, cela passerait inaperçu.

— … Par ici, fit la voix d’Ilen, lointaine, venant des profondeurs du vaisseau.

— Elle se balade ! cria Sal dans la direction d’où était venue la voix. C’est une mauvaise idée ! C’est même une très, très mauvaise idée ! Je te suggère de revenir immédiatement ici !

— Alors, on pisse dans sa culotte ? répliqua la voix. C’est le syndrome de la vessie qui lâche au dernier moment ? Toi parler mieux, sinon Ilen dire à Tain de crever les yeux à toi !

Taince sourit. Fassin se retourna et rit sous cape. Parfois, quand on s’y attendait le moins, Ilen surprenait tout le monde en faisant preuve d’humour. Dans ces cas-là, une brûlure familière se réveillait dans les tripes de Fassin. Pourvu que je ne tombe pas amoureux d’elle, se dit-il. Je ne pourrai pas le supporter.

Sal rit. Sa vision IR venait de lui révéler un genre de créature rouge, vaguement bâtie comme Ilen, à cinquante mètres de là, sur le sol déformé, pareil à une modeste colline.

— Par ici. Elle va bien, dit-il, comme s’il l’avait secourue personnellement.

Ilen les rejoignit en souriant et en clignant des yeux dans la lumière douce des phares. Ses cheveux brillaient d’un éclat doré.

— Salut, fit-elle en souriant de toutes ses dents.

— Bienvenue parmi nous, lui dit Sal en sortant un paquet de la soute de l’appareil et en le rejetant sur son dos.

Taince fixa le paquet puis regarda Sal de travers.

— Putain, mais qu’est-ce que tu fais ?

— Je vais jeter un coup d’œil dans le coin, répondit-il, l’air innocent. Tu peux venir avec moi, si…

— Tu parles que tu vas jeter un coup d’œil dans les parages, comme tu dis.

— Tain, mon enfant, je n’ai pas besoin de ta permission.

— Putain, je ne suis pas ton enfant et, ouais, tu dois me demander la permission.

— Tu pourrais jurer un peu moins. Tu n’as vraiment pas besoin de nous faire l’étalage de tes manières militaires récemment acquises.

— On reste ici, reprit-elle d’un ton calme et froid. Près de la navette. On ne va sûrement pas se balader dans la carcasse d’un vaisseau inconnu, interdit, au beau milieu de la nuit, alors qu’un appareil ennemi tourne au-dessus de nos têtes.

— Et pourquoi pas ? protesta Sal. En plus, l’appareil ennemi doit déjà être de l’autre côté de la planète. Si ça se trouve, il a même été détruit. Et puis, si ce vaisseau, satellite de combat ou que sais-je, était capable de voir à travers la coque de l’épave – ce dont je doute fortement –, il tirerait sur notre navette et pas sur les empreintes thermiques de quelques humains. En résumé : on sera plus en sécurité loin de la navette.

— Tu vas rester à côté de cet appareil, dit Taince, la mâchoire serrée.

— Pendant combien de temps ? demanda Sal. Tu sais combien de temps durent ces raids, ces attaques surprises ?

La jeune femme le toisa sans rien dire.

— En moyenne, reprit-il, elles durent une demi-journée. Une nuit, dans le cas qui nous intéresse. En attendant, on se trouve dans un endroit où on n’est pas supposé être – tu noteras d’ailleurs que ce n’est pas notre faute –, et on a du temps à tuer, alors pourquoi se priverait-on de faire un petit tour ?

— Parce que c’est interdit, rétorqua Taince. Voilà pourquoi.

Fassin et Ilen échangèrent un regard à la fois inquiet et amusé.

— Taince ! insista Sal en agitant les bras. Il faut prendre des risques dans la vie. C’est amusant. Allez, viens !

— Tu vas rester près de la navette, répéta Taince, l’œil noir.

— Tu ne peux pas sortir des sentiers balisés deux secondes ? demanda Sal, l’air véritablement ennuyé, en cherchant les deux autres du regard. Si cet endroit est interdit, c’est uniquement à cause de bureaucrates autoritaires et paranoïaques. C’est de la connerie de marquage militaire de merde. Voilà ! Il n’y a pas d’autre raison.

— Ils savent peut-être des choses que nous ignorons, dit Taince.

— Cesse de te moquer de moi, c’est ce qu’ils disent toujours !

— Bon, tu notais toi-même qu’il y avait un risque pour que les systèmes de la navette soient pris pour cibles par des forces hostiles. Je me porte donc volontaire pour sortir toutes les heures afin d’essayer de trouver un endroit où les téléphones seraient susceptibles de fonctionner. À condition bien sûr que les satellites de subversion aient été neutralisés d’ici là.

— Pas de problème, répondit Sal en fouillant dans la soute de la navette. Fais ce que tu veux. Moi, je vais visiter un artefact fascinant fabriqué par une espèce inconnue – c’est une chance qui ne se présente qu’une fois dans la vie. Si tu m’entends hurler, ne t’en fais pas, je serai juste en train de tomber dans les griffes, les ventouses ou… les becs d’un monstre de l’espace sanguinaire. Un monstre que toutes les équipes scientifiques qui ont visité ce vaisseau auraient manqué, et qui aurait choisi ce moment précis pour se réveiller affamé après un sommeil long de sept mille ans.

Taince inspira profondément, s’éloigna de la navette et dit :

— Eh bien, je crois que nous sommes dans une situation d’urgence.

Elle mit la main dans une des poches de son pantalon noir et en sortit un petit appareil gris. Sal la regardait, incrédule.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Un flingue ? Tu n’as quand même pas l’intention de me tirer dessus, Taince ?

Elle secoua la tête et appuya sur un bouton situé sur le côté de l’appareil. Il y eut une pause, puis Taince fronça les sourcils et regarda l’engin de plus près.

— En fait, pour l’instant, je n’ai même pas l’intention de te dénoncer à la Garde. Pour l’instant…

Sal se détendit un peu, mais pas suffisamment pour se remettre à fouiller tranquillement dans la navette. Taince secoua à nouveau la tête et scruta le vaste espace caverneux de l’épave. Alors, elle leva son petit appareil et le montra aux autres.

— Ce petit bijou, dit-elle, devrait être capable de me guider n’importe où sur la surface de cette planète, sauf que là, il semble complètement perdu.

Elle paraissait plus étonnée qu’embarrassée ou en colère, se dit Fassin. (Dans des circonstances similaires, lui aurait été mortifié, et ne serait pas parvenu à cacher ses sentiments.) Taince hocha la tête en regardant vers le haut.

— Impressionnant, lâcha-t-elle avant de réessayer de faire fonctionner son appareil.

Sal se racla la gorge.

— Taince, dis-moi, tu as une arme sur toi ? C’est juste que moi j’en ai une dans cette soute, et comme, à l’instant, tu avais l’air d’humeur à tirer sur tout ce qui bouge…

— Oui, je suis armée, répondit-elle. Mais je te promets de ne pas te descendre, ajouta-t-elle avec un sourire volontairement faux. Rassure-toi, je ne compte pas t’empêcher de faire ta randonnée dans les entrailles de cette chose. Tu es un grand garçon, maintenant. Ce sera ta responsabilité.

— Ah, enfin ! dit Sal, satisfait, en sortant de la soute un pistolet CR à l’allure dangereuse et en l’accrochant à sa ceinture. Il y a de la nourriture, de l’eau, des duvets et des vêtements dans la soute arrière.

Il fixa quelques patchs lumineux à ses épaules.

— Je devrais être de retour vers le lever du jour, reprit-il en tapotant son implant auriculaire. Ouais, mon horloge interne fonctionne toujours. Bon, si ça se trouve, il n’y a rien à voir, et je serai de retour dans un peu plus d’une heure, ajouta-t-il en dévisageant les autres. Alors, personne ne vient avec moi ?

Ses compagnons le fixèrent sans rien dire. Fassin et Ilen échangèrent un regard furtif.

— Très bien. Surtout, ne veillez pas trop tard.

Et de tourner les talons.

— Tu me parais très bien préparé…, dit Taince avec calme.

Sal hésita, se retourna, la bouche ouverte. Il regarda successivement Fassin, Ilen puis Taince avec des yeux ronds. Il fit de grands gestes en direction de la coque percée du vaisseau, de l’espace, et secoua vigoureusement la tête, ostensiblement incrédule.

— Taince, Taince ! s’exclama-t-il en se passant la main dans les cheveux, qu’il avait épais et noirs. Il faut forcément être parano et suspicieux pour entrer dans l’armée ?

— La compagnie de ton père fabrique nos vaisseaux de guerre, Saluus, lui dit-elle. La prudence est une stratégie de survie, cependant…

— Arrête un peu, Taince, l’interrompit-il en prenant un air outré. Putain, merde, je veux dire…, bafouilla-t-il en désignant son sac à dos, exaspéré. C’est pas vrai ! Si je n’avais pas fait en sorte que la navette soit équipée correctement avant de partir, tu m’aurais sauté à la gorge ! Heureusement, j’avais pensé à tout.

Taince le regarda longuement, silencieuse, sans laisser transparaître la moindre émotion.

— Fais attention à toi, finit-elle par dire.

Sal se détendit et acquiesça de la tête.

— Toi aussi. À bientôt, ajouta-t-il en échangeant un regard avec le reste de la bande. Je ne vous oublierai jamais !

Il leur fit un signe de la main et commença à s’éloigner.

— Eh ! Attends une seconde, appela Ilen.

Sal se retourna. Ilen prit son sac dans la navette.

— Je viens avec toi.

Fassin écarquilla les yeux, horrifié.

— Quoi ? demanda-t-il d’une voix faible de petit garçon, que personne n’entendit. Heureusement, d’ailleurs. Taince, elle, ne dit rien. Sal souriait.

— Tu es sûre ?

— Si cela ne te dérange pas, répondit la jeune femme.

— Pas de problème, fit-il d’un ton posé.

— Tu es certain que cela ne te dérange pas ?

— Mais oui, je t’assure.

— De toute façon, c’est dangereux d’explorer des terrains incertains quand on est seul, pas vrai ? demanda Ilen en regardant Taince, qui hocha la tête. Bon, prenez soin de vous.

Ilen embrassa Fassin sur la joue, fit un clin d’œil à Taince et emboîta le pas de Sal. Ils leur firent signe une dernière fois et s’éloignèrent. Fassin regarda leurs empreintes de pas en mode infrarouge. Chaque foulée semblait effacer la précédente. Elles disparaissaient si vite…

— Je ne comprendrai jamais cette fille, commenta Taince d’une voix neutre en croisant le regard de Fassin. Je te suggère de piquer un somme, reprit-elle en désignant la navette du menton.

Elle serra son nez entre son pouce et son index, puis inspecta ses doigts.

— Je te réveillerai avant de retourner vers notre point d’entrée pour tenter de capter un signal.


* * *

Un bouton de senteur s’ouvrit dans la pièce sombre qui, quelques instants plus tard, s’emplit d’un parfum d’orchidia noctisia, une odeur de synthèse qu’il associerait toujours à la Maison d’Automne. Il y avait très peu de mouvements d’air dans la salle, aussi le bouton devait-il flotter tout près de lui. Il souleva légèrement la tête et avisa une forme minuscule, pareille à une fleur en tissu translucide, suspendue dans les airs entre le lit et la desserte qui venait de leur apporter leur souper. Il reposa sa tête sur l’épaule de Jaal.

— Mmm ? fit-elle, somnolente.

— Tu as rencontré des amis en ville ? demanda Fassin en enroulant une mèche de cheveux dorés autour de son doigt et en humant le parfum de sa nuque brune.

Elle remua les hanches d’une manière appétissante et se colla contre lui. Il s’était retiré d’elle depuis quelque temps déjà, mais le souvenir de ce contact délicieux ne s’était pas encore estompé.

— Ree, Grey et Sa, répondit-elle mollement. On a fait du shopping. Après, on a retrouvé Djen et Sohn. Et Dayd, Dayd Eslaus. Oh, et Yoaz. Tu te souviens de Yoaz Irmin ?

Il lui mordit le cou. Elle tressaillit et couina.

— C’était il y a très longtemps, dit-il.

Elle lui caressa le flanc et les fesses.

— Je suis sûre qu’elle se souvient très, très bien de toi.

— Tu m’étonnes !

Cela lui valut une petite tape. Elle refit son fameux mouvement de hanches et se colla davantage contre lui. Fassin se demanda s’ils auraient le temps de faire l’amour une dernière fois avant qu’il parte.

Elle se retourna pour lui faire face. Jaal Tonderon avait le visage rond, large et tout juste beau. Depuis deux mille ans, les aHumains avaient plus ou moins le visage qu’ils souhaitaient. L’on sortait de la cuve avec les traits avenants qu’on avait choisis ou bien avec une face naturellement jolie. Ceux qui se complaisaient dans la laideur étaient des rebelles qui souhaitaient faire passer un message.

En cet Âge où tout un chacun pouvait être magnifique et/ou ressembler à un personnage historique (des lois interdisaient de copier trop précisément les traits des personnes encore vivantes), les visages et les corps réellement intéressants étaient ceux qui naviguaient à la limite du quelconque, voire de la laideur, tout en restant attirants. Les gens parlaient de visages à la chair agréable mais à l’extérieur ordinaire, de personnes ressemblant à de magnifiques tableaux réalistes et à des images vidéo ratées, de faces qui ne révélaient leur beauté que lorsqu’elles étaient animées ou bien réveillées par un sourire.

Jaal était née avec un visage – elle le disait elle-même – au rabais : peu harmonieux, patchwork de morceaux incompatibles. Toutefois, ceux qui la rencontraient pour la première fois ne pouvaient s’empêcher de la trouver terriblement attirante, grâce à une alchimie mystérieuse, au mariage heureux de sa physionomie, de sa personnalité et de ses expressions. Fassin, pour sa part, pensait que le visage de Jaal méritait encore de vieillir, que la jeune femme deviendrait encore plus belle d’ici à quelques années. C’était une des raisons pour lesquelles il l’avait demandée en mariage.

Ce mariage serait un succès, Fassin en était persuadé. Il promettait de durer pendant de longues années. Épouser une femme issue de la même caste que lui – héritière d’un des Septs les plus importants – aurait forcément des conséquences politiques – positives, en l’occurrence –, aussi était-il prudent et indispensable de tenir compte de cette longévité probable à l’avance.

Évidemment, l’avenir commun du Voyant Lent Fassin et de Jaal serait absolument – et non pas relativement – plus long que celui de leurs contemporains. Radicalement différent, aussi. Dans le temps ralenti des longues fouilles, les Voyants vieillissaient très lentement, et les quatorze siècles d’oncle Slovius (qui, fort heureusement, n’avait pas encore trépassé), devraient être relativement faciles à dépasser. Les époux seraient forcés de planifier leurs vies lentes et normales respectives, afin de ne pas se désynchroniser, émotionnellement parlant. La vieille tutrice de Fassin, Tchayan Olmey, avait justement connu ce genre de déconvenue, perdant à jamais son amour de jeunesse.

— Quelque chose ne va pas ? lui demanda Jaal.

— C’est juste cette histoire d’entrevue, répondit-il en jetant un coup d’œil à l’antique horloge, de l’autre côté de la pièce.

— À qui dois-tu parler ?

— Aucune idée.

Il lui avait vaguement parlé de son rendez-vous lorsque sa navette suborb s’était posée dans la vallée, où se trouvait l’astroport de la Maison. Mais la jeune femme était tellement occupée à lui faire part des derniers potins de la capitale – en particulier le scandale de la relation entre tante Feem et un jeune homme du Sept Khustrial – qu’elle n’avait pas pensé à lui demander des détails. Ensuite, elle s’était douchée, ils avaient mangé et s’étaient occupés d’affaires plus urgentes.

— Tu ne sais pas ? demanda-t-elle en plissant le front et en se tournant complètement vers lui, plaquant un sein chocolat contre son torse brun.

Décidément, se dit-il pour la énième fois, cette aréole plus pâle que la mamelle qui l’entourait lui faisait vraiment de l’effet.

— Oh, Fass, commença Jaal, d’un ton ennuyé. Ne me dis pas que c’est une fille ! Une domestique ? Dire que nous ne sommes même pas mariés !

Elle souriait. Il lui rendit son sourire.

— C’est une corvée à laquelle je ne peux pas échapper. Désolé.

— Tu ne sais vraiment pas ?

Elle bougea la tête, et ses cheveux blonds se déversèrent sur son épaule. Leurs caresses étaient à la hauteur de leur beauté.

— Vraiment.

Jaal fixait sa bouche avec intensité.

— Vraiment ?

Il se passa la langue sur les dents.

— Eh bien, je sais que ce n’est pas une fille, répondit-il comme elle continuait de regarder sa bouche. Bon, qu’est-ce que tu as à me regarder comme cela ? J’ai quelque chose dans la bouche ?

Elle rapprocha lentement ses lèvres des siennes.

— Non. Pas encore.


— Vous êtes Fassin Taak, Voyant du Sept Bantrabal, vous vivez sur ’glantine, lune de la géante gazeuse Nasqueron dans le système Ulubis ?

— Oui, c’est bien moi.

— Vous êtes physiquement présent et non pas un genre de projection ou de représentation ?

— Exact.

— Vous êtes toujours un Voyant Lent actif, vous vivez dans les Maisons saisonnières du Sept Bantrabal et travaillez sur la lune satellite Troisième Furie ?

— Oui, oui et oui.

— Bien. Fassin Taak, tout ce qui sera dit entre vous et cette construction mentale devra rester strictement confidentiel. De ce dialogue, vous ne révélerez que le strict minimum, que le contenu absolument nécessaire à l’accomplissement de la tâche qui vous sera confiée, à la réalisation des projets qu’on vous demandera de mettre en œuvre. Est-ce que vous avez bien compris, et est-ce que vous êtes d’accord ?

Fassin prit le temps de réfléchir. Pendant un instant, alors que la projection s’était mise à parler, il s’était dit que la boule lumineuse ressemblait à un être plasmatique (qu’il n’avait d’ailleurs jamais vu qu’en photos), et ce moment de distraction, cette courte absence l’avait empêché de saisir l’intégralité de ce qui venait d’être dit.

— En fait, non. Je suis désolé, je n’essaie pas d’être…

— Répétons…

Fassin se trouvait dans la salle d’audience principale de la Maison d’Automne, au dernier étage. Il s’agissait d’une vaste chambre au toit transparent particulièrement impressionnant, qui offrait une vision panoramique sur la vallée. Pour cette occasion spéciale, elle ne contenait qu’une chaise pour lui et un cylindre métallique courtaud, au-dessus duquel flottait une sphère de gaz lumineux. Un câble épais courait du tube jusqu’au centre de la pièce, où il disparaissait dans le sol.

La sphère répéta ce qu’elle venait de dire. Elle parla plus lentement cette fois, mais sans irritation aucune ni mépris. Sa voix était neutre, non accentuée, sans être dénuée de personnalité. Un peu comme si on avait pris pour modèle la voix d’un individu, et qu’on en avait effacé presque tous les particularismes et expressions.

Fassin l’écouta parler et dit :

— D’accord, oui, je comprends et j’approuve.

— Bien. Cette construction mentale de niveau supérieur est une projection de l’Administrate de la Mercatoria, niveau sous-ministériel, autorisée par l’Ascendance, la Division Technique et le navire Est-taun Zhiffir transporteur de portail. Elle est habilitée à paraître intelligente sans l’être réellement. Est-ce que vous comprenez ?

Fassin réfléchit quelques instants et décida que, oui, il comprenait. À peu près.

— Ouais, répondit-il en se demandant si la projection serait en mesure de comprendre son langage familier.

Apparemment, elle l’était.

— Bien. Voyant Fassin Taak, je vous affecte officiellement à l’Ocula de la Prévôté. Vous porterez le titre honorifique de…

— Attendez une minute ! s’exclama Fassin en sautant presque de son fauteuil. Qu’est-ce que vous venez de dire ?

— Vous porterez le titre honorifique de…

— Non, avant. Je suis affecté à quoi ?

— À l’Ocula de la Prévôté. Vous porterez le titre honorifique de…

— La Prévôté ? dit Fassin en luttant pour contrôler sa voix. L’Ocula ?

— Correct.

La structure baroque des hautes sphères du pouvoir de cet Âge inspiré par la Culmina était intentionnellement labyrinthique. Elle tenait compte des aspirations et des limitations forcées d’au moins huit espèces majeures, d’un grand nombre de races Voyageuses et de diverses civilisations moins avancées (mais pas moins importantes) aux ambitions extrêmement variées. Son influence, dans la galaxie, était considérable. L’évocation de ses organisations et institutions inspirait le respect, voire la peur – du moins chez ceux qui en avaient déjà entendu parler.

La Prévôté en était certes l’exemple le moins extrême. Les gens la respectaient – bien que son rôle n’intéressât pas grand monde –, mais la craignaient fort peu. C’était un ordre, un corps paramilitaire de techniciens et de théoriciens chargés de ce qui, autrefois, s’appelait la Technologie de l’Information et de ce qui restait de la science des Intelligences Artificielles.

La Guerre des Machines avait balayé la vaste majorité des IA plus de sept millénaires auparavant, et la paix inspirée par la Culmina – une paix plus ou moins imposée par la force – avait été construite par un régime qui choisit d’interdire toute recherche sur la technologie des IA et encouragea ses citoyens à traquer et à détruire les rares vestiges éparpillés des anciennes Intelligences Artificielles. Organisée comme une armée et assise sur des dogmes religieux, la Prévôté avait la responsabilité de la gestion, de l’administration et de la maintenance des systèmes TI. Ceux-ci, de toute façon, étaient loin d’être suffisamment complexes pour pouvoir évoluer en IA – que ce soit par accident ou non –, mais demeuraient d’une aide précieuse.

L’ordre, bien plus craint, des Purificateurs de la Cessoria avait été constitué pour chasser et détruire aussi bien les IA que ceux qui essayaient d’en construire, qui protégeaient, abritaient ou aidaient de quelque manière que ce soit celles qui existaient encore. Mais cela n’avait pas empêché la création, au sein même de la Prévôté, d’une section secrète – l’Ocula –, dont les prérogatives, méthodes et principes recouvraient de manière significative ceux des Purificateurs, section que, pour une raison qui lui échappait totalement, Fassin était supposé intégrer.

— L’Ocula ? dit-il. Moi ? Vous en êtes sûr ?

— Absolument.

D’un point de vue technique, il n’avait pas le choix. Pour être autorisés à exercer leur profession, les Voyants avaient dû être officiellement reconnus comme faisant partie du Diversariat, organisation qui regroupait celles des corporations utiles à la Mercatoria qui n’entraient pas dans les subdivisions standards existantes. Les Voyants devaient donc se soumettre à la discipline et au contrôle de la Mercatoria et étaient forcés d’exécuter les ordres émis par les personnalités de rangs supérieurs.

Toutefois, cela n’arrivait pour ainsi dire jamais. Fassin en était persuadé : aucun membre de son Sept n’avait eu à exécuter un ordre venu d’en haut en temps de paix. En tout cas, pas dans les deux mille dernières années. Alors, pourquoi maintenant ? Pourquoi lui ?

— Puis-je continuer ? demanda la boule flottante. Ce briefing est de la plus haute importance.

— Oui, bien sûr. Mais j’aurais des questions à vous poser.

— Dans la mesure du possible et du prudent, il sera répondu à toutes vos questions.

Fassin s’interrogeait. Était-il vraiment forcé d’accepter ? Que risquait-il s’il désobéissait ? La rétrogradation ? Le bannissement ? La porte ? Être considéré comme un hors-la-loi ? La mort ?

— Je reprends là où j’en étais, dis le globe. Voyant Fassin Taak, vous êtes officiellement affecté à l’Ocula de la Prévôté. Vous êtes admis à titre provisoire et promu au rang de capitaine pour les questions de sécurité. Vos supérieurs ont cependant prévu quelques exceptions : au vu de votre ancienneté et de votre parcours, vous êtes promu au rang honorifique principal de commandant, au rang honorifique de général pour vous récompenser des services rendus, et au rang honorifique de maréchal afin de vous rendre prioritaire lors de vos déplacements. Cette construction mentale n’est pas en mesure de négocier ce qui vient d’être dit. Acceptez-vous votre nouvelle affectation ?

— Et si je disais non ?

— Des actions punitives seraient engagées. Contre vous, mais également contre le Sept Bantrabal et les Voyants Lents de ’glantine dans leur ensemble. Acceptez-vous l’intégralité de ce qui vient d’être dit ?

Fassin ferma la bouche. Cette vessie flottante, pleine de gaz lumineux, venait de les menacer, lui, son Sept, sa famille étendue, leurs serviteurs et employés, l’ensemble de sa corporation – laquelle était responsable des travaux les plus importants de toute cette lune –, l’un des trois ou quatre plus importants centres de recherches sur les Habitants ! C’était tellement exagéré, tellement disproportionné, que c’en était presque risible.

Il repensa à sa journée, essaya de replacer dans cette farce tout ce qui lui était arrivé, ses entretiens avec Slovius, avec Verpych, avec tous les acteurs de ce scénario. La conclusion de cette intrigue n’était guère plausible. Une projection de qualité supérieure provenant d’un vaisseau situé à une douzaine d’années-lumière de là venait de lui donner l’ordre de rejoindre une unité de renseignements au pouvoir prétendument sans limites, appartenant à une organisation dont, comme la plupart des gens, il ne savait presque rien, mais qui devait rendre des comptes à l’Administrate et aux Ingénieurs.

— Acceptez-vous l’intégralité de ce qui vient d’être dit ? répéta la sphère.

Ou alors, se dit Fassin, quelqu’un était-il en train de se moquer de son Sept ? Peut-être que personne n’avait compris qu’il s’agissait d’une vulgaire farce. Quelqu’un avait-il pu se donner la peine d’élaborer une mystification si réaliste dans le simple but de le ridiculiser, de lui faire peur ? S’était-il fâché avec quelqu’un qui disposait des ressources nécessaires à la réalisation d’un scénario de ce genre ? Eh bien…

— Acceptez-vous l’intégralité de ce qui vient d’être dit ? répéta une nouvelle fois la boule de gaz.

Fassin s’avoua vaincu. S’il avait de la chance, ce ne serait qu’une farce. Sinon, il pourrait s’avérer stupide, voire dangereux de ne pas prendre cette affaire au sérieux.

— Étant donné les menaces qui pèseraient sur moi et les miens si je refusais, je n’ai pas réellement le choix, n’est-ce pas ?

— Dois-je comprendre que c’est « oui » ?

— Je crois bien.

— Parfait. Maintenant, vous pouvez poser vos questions, Voyant Fassin Taak.

— Pourquoi ai-je été affecté à l’Ocula ?

— Pour vous faciliter la tâche, pour vous aider à atteindre les objectifs qui vous seront assignés.

— Quels sont ces objectifs ?

— Tout d’abord, vous devrez vous rendre à Pirrintipiti, la capitale de la planète lune ’glantine, d’où vous prendrez un vaisseau pour Borquille, la capitale de Sepekte, la planète principale du système Ulubis. Là, vous recevrez d’autres instructions.

— Et après ?

— On attendra de vous que vous meniez à bien les missions qui vous seront confiées lors de votre arrivée à Borquille.

— Mais pourquoi ? Qu’y a-t-il derrière tout cela ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Les informations complémentaires que vous demandez ne sont pas contenues dans cette construction mentale.

— Pourquoi l’Ocula de la Prévôté ?

— Les informations complémentaires que vous demandez ne sont pas contenues dans cette construction mentale.

— Qui a ordonné mon affectation ?

— Les informations complémentaires que vous…

— D’accord, d’accord ! s’emporta Fassin en tambourinant sur les accoudoirs de son fauteuil.

Cette projection avait reçu ses ordres de quelqu’un. Elle devait savoir quelle place occupait cette personne sur la toile hiérarchique de la Mercatoria.

— Quelle fonction occupe la personne qui a émis cet ordre ?

— Administrate : Secrétaire général du groupe armé de la Prévôté, commença la sphère. (Eh bien, pensa Fassin, cela le conduisait tout près du sommet. Quelle que fût la nature de cette mascarade, de cette idiotie militaire, de cette chasse au fantôme, elle avait été autorisée par quelqu’un qui n’avait pas l’excuse de ne pas savoir.) Ascendance : Ingénieur en chef, continua la projection. (Idem. Ingénieur en chef n’était pas un titre aussi pompeux que Secrétaire général du groupe armé de la Prévôté, par exemple, mais c’était le titre le plus élevé chez les Ingénieurs, les gens qui fabriquaient, transportaient et installaient les portails qui garantissaient l’unité de la métacivilisation galactique. En matière de pouvoir pur, et abstraction faite des différences entre espèces, l’IC se situait très au-dessus du SG.) Omnocratie : Complector, asséna la boule.

Fassin en resta bouche bée. Il cligna plusieurs fois des yeux, se rendit compte que sa mâchoire inférieure pendillait, la referma. Sa peau, sur toute la surface de son corps, lui donna l’impression de se tendre. Un putain de Complector ? pensa-t-il, en se demandant s’il n’avait pas mal entendu. Un membre de la Culmina avait ordonné ce truc ?

Les Complectors se tenaient au pinacle de la structure de commandement civil de la Mercatoria. Chacun d’entre eux détenait un pouvoir absolu dans une portion de galaxie significative, qui pouvait être un amas stellaire ou bras mineur – voire majeur. Le moins puissant d’entre eux était responsable de centaines, de milliers d’étoiles, de millions de planètes, de milliards d’Habitats et de trillions d’âmes. En plus de diriger son Administrate, le Complector dominait les chefs de toutes les autres divisions de l’Ascendance présentes dans sa juridiction – Ingénieurs, Propylées, Navigarchie et Grande Flotte compris. Et puis, il était un membre permanent de la Culmina. Seuls plusieurs Complectors pouvaient contester la décision d’un Complector.

Fassin prit le temps de réfléchir, essaya de se calmer. Ne pas oublier qu’il pouvait s’agir d’une blague. L’évocation d’un Complector rendait d’ailleurs cette dernière possibilité encore plus plausible qu’auparavant. C’était tellement grotesque.

D’un autre côté, il croyait se rappeler vaguement – encore un cours qu’il n’avait pas suivi avec suffisamment d’attention – qu’invoquer abusivement l’autorité d’un Complector était passible de la peine capitale.

Réfléchir, réfléchir. Oublier le Complector, s’accrocher au moment présent. Que pouvait-il conclure de cette conversation ? Qu’elle flattait son ego ? (Il avait pris l’habitude de se poser ce genre de question lorsqu’il était à l’université, où il obtenait de très bons scores sur l’échelle dite du « Moi-moi-et encore moi » ! Moins bons, cependant, que ceux de Saluus Kehar.) De fait, puisqu’il était question de son ego, il avait une question évidente à poser.

— Combien de personnes ont été contactées comme moi ?

— Par l’intermédiaire d’une projection, aucune.

Fassin s’affaissa dans son fauteuil. C’était plutôt flatteur, mais cela cachait probablement quelque chose.

— Et par d’autres moyens ?

— Vous allez vous joindre à un groupe d’officiels de haut rang à Borquille, la capitale de Sepekte. Là, vous assisterez à un nouveau briefing. En tout, vous serez trente environ.

— Quel sera le sujet de ce briefing ?

— Les informations complémentaires que vous demandez ne sont pas contenues dans cette construction mentale.

— Combien de temps vais-je devoir m’absenter de chez moi ? Puis-je espérer rentrer après Sepekte et ce fameux briefing ?

— Les officiers de l’Ocula de la Prévôté accomplissent des missions de longue durée sans en avoir été informés à l’avance.

— Je ne pourrai donc pas retourner chez moi avant un bon bout de temps ?

— Les officiers de l’Ocula de la Prévôté accomplissent des missions de longue durée sans en avoir été informés à l’avance. Les informations complémentaires que vous demandez ne sont pas contenues dans cette construction mentale.

Fassin soupira.

— Alors, c’est tout ? On vous a envoyé ici pour me demander de me rendre à Sepekte ? Tout ce… cirque pour si peu ?

— Non. Sachez qu’il s’agit d’une mission de la plus haute importance, et que vous y jouerez un rôle prépondérant. Sachez également qu’une menace très grave pèse sur le système Ulubis. Cette construction mentale ne connaît ni la nature, ni l’origine de cette menace. Vous avez pour ordres de vous présenter au palais du Hierchon, à Borquille, capitale de Sepekte, planète principale du système Ulubis, où vous recevrez d’autres instructions. Vous êtes attendu demain, neuvième jour du mois du Devoir, à quinze heures, heure locale. Gchron, 6,61…

La sphère répéta l’heure de son rendez-vous selon divers calendriers et horloges, comme pour lui ôter toute possibilité de trouver un prétexte pour ne pas s’y rendre. Fassin ne bougea pas. Son regard était rivé sur la section blanc-beige de la vitre polarisée, de l’autre côté de la salle. Il tentait désespérément de décider ce qu’il devait faire de ces conneries.

Et merde, se dit-il, impuissant.

— … le dix-huit novembre 4034 après JC, pour les aHumains, conclut la boule lumineuse. Votre place est déjà réservée. Vous n’avez droit qu’à un bagage facilement transportable en plus de l’habit officiel dont vous aurez besoin pour vous présenter au palais du Hierchon. Une combinaison anti-g sera nécessaire pour la descente. Des questions ?


Verpych ne dit rien pendant plusieurs secondes.

— C’est de l’hystérie militaire.

— Que voulez-vous dire ? demanda Slovius en remuant dans son fauteuil baignoire.

— À mon avis, ils essaient de faire oublier leur négligence passée, monsieur.

— Quelqu’un a dû les mettre en garde contre quelque chose. Au début, ils ne l’ont pas pris au sérieux, mais maintenant que la menace se précise, ils paniquent ? proposa Fassin.

Verpych opina du chef une fois.

— La dynamique des prises de décision dans les structures dirigeantes hautement rigides ferait un sujet d’étude très intéressant, dit Tchayan Olmey.

La vieille tutrice, présence calme et grise, sourit au jeune homme. Tous les quatre étaient assis autour d’une grande table ronde dans le bureau de Slovius. Ce dernier était, quant à lui, installé dans une sorte de récipient à mi-chemin entre une baignoire sabot et une navette individuelle. Fassin remarqua que le visage de son oncle, avec ses défenses et ses grandes moustaches, n’avait pas été aussi animé depuis des années. Slovius avait annoncé dès le début de la réunion qu’il reprenait les commandes du navire jusqu’à la fin de cette crise, quelle que fût d’ailleurs la nature de celle-ci. Il revenait à la tête du Sept Bantrabal. Fassin fut surpris de découvrir qu’une infime part de lui-même – une part petite, mesquine, ambitieuse et jalouse – était déçue et même en colère que son vieil oncle ne se laisse pas aller à sombrer lentement dans la sénilité, l’oubli et la mort.

— La projection a utilisé l’expression « menace très grave », leur rappela Fassin.

Ces trois mots lui avaient fichu la trouille. Voilà pourquoi il avait suggéré d’organiser cette réunion. Il voulait leur dire tout ce qu’il savait. Si le système Ulubis était réellement menacé, le moins qu’il pût faire était de mettre au courant les personnages les plus importants du Sept Bantrabal. Seule sa mère manquait à l’appel, mais elle était partie pour un an sur un Habitat cessorien de la ceinture de Kuiper, à dix jours-lumière de là, donc trop loin pour revenir. Ils avaient discuté de son éventuelle convocation à cette réunion, et s’étaient demandé s’ils devaient la prévenir qu’une menace pesait sur le système, mais, en l’absence de détails, cela eût été prématuré, voire contre-productif.

— Peut-être que l’expression utilisée était un peu exagérée, dit Olmey en haussant les épaules.

— Il est vrai que les attaques des Dissidents se sont multipliées ces derniers temps, ajouta Verpych, pensif.

Après la perte du portail, les raids venus de l’extérieur s’étaient faits plus sporadiques – se limitant généralement aux confins du système et à des cibles militaires. Leur nombre avait tant diminué qu’ils ne représentaient même plus une nuisance. De fait, il y avait infiniment moins d’attaques aujourd’hui que lorsque le trou de ver était en service. Après des millénaires de harcèlement, les systèmes de la Mercatoria s’étaient habitués à ces assauts ennuyeux mais rarement dévastateurs – bien sûr, ils monopolisaient des vaisseaux et du matériel, obligeaient la métacivilisation à être constamment sur le qui-vive, mais causaient relativement peu de dégâts. C’était un des bons côtés de l’isolement forcé du système, une des raisons pour lesquelles la population d’Ulubis s’était si facilement habituée à son sort.

Durant l’année écoulée, cependant, la fréquence des raids s’était légèrement accrue – pour la première fois depuis deux siècles, le nombre des attaques subies en un an avait augmenté au lieu de baisser. Par ailleurs, elles n’étaient plus réellement conformes au schéma auquel la population s’était habituée. Les cibles n’étaient plus uniquement des positions de l’armée ou des infrastructures industrielles. Une coopérative minière avait été anéantie dans un nuage cométaire ; des navires de la ceinture d’astéroïdes avaient disparu ou été découverts en train de dériver, vides ou en partie détruits ; un petit vaisseau de croisière avait tout simplement disparu entre Nasqueron et la géante gazeuse la plus reculée du système, et un navire automatisé lourdement armé était apparu en plein milieu du système, volant à quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière et fonçant tout droit sur Borquille. Heureusement, on l’avait facilement intercepté, mais la population avait été choquée d’être passée si près de la catastrophe.

Slovius remua dans sa baignoire, renversant un peu d’eau sur le parquet.

— Y a-t-il des choses que tu n’es pas autorisé à nous révéler, mon neveu ? demanda-t-il avant de produire une sorte de gloussement écœurant.

— Rien de particulier. En fait, j’étais censé garder le silence jusqu’à la prochaine étape de ma mission, qui consiste en un briefing à Borquille, demain à quinze heures. Évidemment, j’ai choisi d’interpréter cette directive à ma manière et de vous parler à tous les trois. En revanche, j’aimerais que tout cela ne sorte pas de cette pièce.

— Eh bien, reprit Slovius dans un gargouillement, ma navette suborb personnelle te conduira jusqu’à Pirrintipiti.

— Merci, mon oncle, mais la projection a bien précisé que mon transfert serait intégralement pris en charge.

— La Navigarchie a prévu un vol à quatre heures et demie demain matin, confirma Verpych. Vous allez devoir foncer pour arriver sur Sepekte avant quinze heures, ajouta-t-il en reniflant et en souriant. Préparez-vous à encaisser cinq ou six g pendant tout le trajet, Fassin Taak. À ce propos, je suggère que vous ajustiez d’ores et déjà vos prises d’aliments liquides et solides.

— Ma navette restera prête au cas où, dit Slovius. On ne sait jamais, le vol prévu pourrait être annulé ou le vaisseau de la Navigarchie vétuste. Veillez à ce que tout soit prêt, Majordome.

— Oui, monsieur, répondit Verpych en acquiesçant de la tête.


— Mon oncle, puis-je vous parler ? demanda Fassin à la fin de la réunion.

Il avait espéré intercepter Slovius avant l’arrivée des autres, mais celui-ci était déjà accompagné de Verpych. Le vieillard semblait plein d’entrain, triomphant, alors que le Majordome paraissait soucieux, voire inquiet.

Slovius congédia Verpych et Olmey. Bientôt, Fassin et lui se retrouvèrent seuls dans le bureau.

— Mon neveu ?

— Ce matin, mon oncle, lorsque vous m’avez demandé de vous parler de mes fouilles les plus récentes, tandis que nos hommes chargeaient lentement la projection…

— Tu veux savoir ce que je savais de cette projection ?

— Oui, mon oncle.

— J’avais été prévenu de son envoi par un court message crypté. Un message personnel envoyé par le Premier Ingénieur du vaisseau, un vieil ami, un Kuskunde – il y a de nombreux siècles de cela, j’ai étudié leurs particularités physiques et linguistiques à l’université. Cet ami ne m’a rien dit de très précis, mais j’en ai tout de même conclu que la venue de ce messager avait un rapport avec une de tes fouilles récentes.

— Je vois.

— La projection ne t’a rien révélé à ce sujet ?

— Non, mon oncle, répondit Fassin avant de s’interrompre quelques instants. Mon oncle, vous croyez que je vais avoir des ennuis ?

Slovius soupira.

— Je ne suis sûr de rien, mon cher neveu, mais je pense que tu n’es pas directement menacé. Néanmoins, je t’avouerai que j’ai l’étrange et désagréable sentiment qu’un mécanisme très important, très puissant et difficile à arrêter a été mis en branle. L’histoire nous apprend que, dans ces cas-là, il vaut mieux ne pas essayer d’entraver ses mouvements. Cette machinerie n’est pas forcément destinée à nous faire du mal, mais ses proportions sont telles que la vie d’une poignée d’individus ne représente pas grand-chose pour elle.

— Pas grand-chose ?

— Pas grand-chose. Dans le pire des cas, quelques vies humaines sacrifiées peuvent servir de lubrifiant à ce mécanisme compliqué. Mon explication te satisfait-elle ?

— Oui, mon oncle. Plus ou moins.

— Apparemment, nous sommes tous les deux dans le flou, dans les ténèbres, dit Slovius en consultant un petit anneau serti dans un moignon de doigt. Et, dans les ténèbres, il n’y a rien de mieux à faire que de dormir. Alors, je te suggère d’aller te coucher.


— Fassin Taak, l’interpella Verpych dès qu’il eut quitté le bureau de son oncle. Vous avez enfin réussi à m’impressionner. Il semblerait que nous soyons sur le point de vivre une époque excitante, et ce grâce à vous. En plus, vous êtes parvenu à attirer l’attention de personnages très haut placés. Félicitations.


* * *

Ils étaient assis sur des duvets à moitié gonflés, le dos collé à leur petit appareil.

— Il ne t’a jamais parlé de l’École de la Rigueur ? demanda Fassin.

Taince secoua la tête.

— Jamais.

Elle sortit une nouvelle fois son communicateur de l’armée, mais il n’y avait toujours pas de signal. Ils avaient déjà marché jusqu’à la coque extérieure pour essayer leurs téléphones, sans plus de résultats. Ils étaient restés quelques minutes dans la lumière changeante de l’aurore. Nasqueron figurait un dôme inversé dans le ciel. La géante gazeuse était sombre, quoique striée d’aurores boréales et déchirée par des orages électriques subits. Ils avaient ressenti une série de faibles tremblements de terre à travers leurs bottes. Toutefois, en dépit d’une activité tellurique et magnétique intense – ou peut-être à cause d’elle – leurs téléphones étaient demeurés silencieux.

Alors, ils avaient fait demi-tour. Pendant tout le trajet, Fassin avait craché son venin sur les Dissidents, qui persistaient à attaquer une planète paisible dont la principale activité était l’étude des Habitants. Sur la Garde, la Navigarchie, la Grande Flotte et ses escadrons, qui manquaient à leur devoir de protection. Taince avait tenté de lui expliquer que le transport de vaisseaux-aiguilles et de matériel par trous de ver était une affaire complexe, de lui faire admettre qu’il était extrêmement difficile de protéger en permanence tous les systèmes de la Mercatoria. De fait, même avec les artères et le voyage interstellaire instantané, c’était une équation quasi impossible à résoudre. Sans parler de son coût financier. Collectivement, les nombreuses factions ennemies ne représentaient pas un grand danger, mais elles œuvraient aux quatre coins de la galaxie et sur une échelle temporelle particulièrement longue. Le principal était que ’glantine et le système Ulubis dans leur ensemble fussent en sécurité. Un seul escadron était capable de venir à bout de n’importe quelle bande de Dissidents, alors inutile de parler de la force de frappe de la Grande Flotte.

Comme Fassin paraissait d’humeur à se plaindre, Taince s’était débrouillée pour aborder des sujets plus consensuels, tels que les manies de leurs camarades de classe, leurs défauts et excentricités. Avant longtemps, ils en étaient venus à évoquer le cas de Saluus.

— Disons qu’il m’a dit une fois qu’il souhaitait s’inscrire à cette fameuse École, mais depuis, je n’en ai plus entendu parler. Et puis, je n’ai pas envie de le harceler de questions, dit Taince.

— Oh…

Finalement, pensa Fassin, ces deux-là étaient peut-être bel et bien amoureux. L’école, les perspectives d’avenir étaient le genre de sujets dont on parlait sur un oreiller. Il observa furtivement la jeune femme. Quoique « amoureux » n’était pas forcément le terme le plus approprié pour décrire Sal et Taince, en admettant qu’ils sortent ensemble. Tous les deux se démarquaient des autres jeunes de leur âge, semblaient moins concernés par la frénésie des rendez-vous et des expérimentations sexuelles, comme s’ils étaient déjà passés par là ou que, du fait d’une prédisposition naturelle ou d’une détermination sans faille, ils étaient immunisés contre ces affres.

Taince intimidait la plupart des garçons de son âge, ainsi qu’une bonne partie des hommes plus âgés, mais elle s’en moquait. Fassin l’avait déjà vue éconduire avec une violence inouïe des garçons charmants et bien sous tous rapports, pour choisir ensuite de passer la nuit avec un type bien charpenté mais manquant cruellement de conversation. À l’université, il avait connu au moins trois filles éperdument amoureuses de Taince, qui, malheureusement pour elles, n’était guère intéressée par les femmes.

La position de Saluus était encore plus solide à la base. Il était beau – mais tout le monde pouvait l’être –, bien dans son corps, plein d’assurance, charmant et drôle. Et riche, bien sûr ! Une fortune à hériter signifiait automatiquement une place plus importante dans la société hautement hiérarchisée de la Mercatoria. Il était bien évidemment possible de progresser au mérite, mais au bout du compte, le système de promotion sociale, bien qu’antérieur à la métacivilisation, était subordonné à cette dernière. Comme les autres garçons de sa génération – et même tous les étudiants de leur université –, Fassin avait été obligé de se faire à l’idée que, tant que Sal serait dans les parages, il ne pourrait prétendre qu’à la médaille d’argent.

Pourtant, ni Taince, ni Sal – en particulier ce dernier – ne profitaient jamais de leurs avantages. Sauf, peut-être, lorsqu’ils étaient en compétition l’un contre l’autre.

C’était un peu comme s’ils étaient devenus adultes avant l’heure, de manière à respecter un planning élaboré pour eux depuis longtemps. Comme si le sexe n’était rien d’autre qu’une démangeaison passagère, un petit creux à combler de temps à autre, aussi rapidement et efficacement que possible, sans se laisser distraire outre mesure, afin de ne pas perdre de vue la vraie vie.

Bizarre.

— Pourquoi ? demanda Taince. Toi aussi, tu es allé à l’École de la Rigueur, Fass ?

Moi ? s’exclama Fassin, surpris. Putain, non !

— D’accord, d’accord.

Taince avait une jambe tendue et l’autre repliée contre la poitrine. Ses mains étaient posées sur son genou.

— Pourquoi ? reprit-elle en se donnant une tape sur la cuisse. C’est dur ?

— Merde, ils les chassent ! dit Fassin.

— C’est ce que j’ai entendu dire, commenta la jeune femme en haussant les épaules. Au moins, ils ne les mangent pas.

— Ah ! Ça ne les empêche pas de mourir parfois. Je suis sérieux. Ce ne sont que des gosses. Certains tombent d’une falaise, d’un arbre ou dans une crevasse, d’autres se suicident, tellement ils sont stressés. D’autres encore se perdent dans les bois et se font chasser, tuer et manger par des prédateurs.

— Hum… Il y a donc un fort taux d’échec.

— Tu n’es pas plus choquée que cela, Taince ?

La jeune femme sourit.

— Tu espères peut-être réveiller mon instinct maternel ? demanda-t-elle en secouant la tête. Eh bien, c’est raté. Tu veux savoir si je suis triste pour ces jeunes membres de l’Acquisitariat ? Je suis triste pour ceux qui n’en reviennent pas, pour ceux qui partent en haïssant leurs parents. Pour les autres, ma foi, je ne vois pas où est le problème. Cette école remplit parfaitement son objectif : elle produit sans cesse de nouvelles générations d’égoïstes. Dans mon école à moi, c’est très différent. Je préfère ne pas penser à eux. Si je le faisais, j’en viendrais immanquablement à les mépriser. Comme je les ignore, je ne les méprise pas. Mais, peut-être que je les admirerais, si je savais réellement. C’est vrai que cela a l’air beaucoup plus dur que l’entraînement de base.

— Dans ta formation, on vous laisse encore le choix. Ces petits…

— Pas si tu es désigné d’office, l’interrompit-elle.

Désigné d’office ?

— Oui, les lois le permettent encore, ajouta-t-elle en haussant les épaules. Je comprends néanmoins ce que tu veux dire. C’est très dur pour ces gosses. Mais c’est légal. Et puis, les riches ne sont pas comme nous.

Elle semblait insensible.

— Sal ne t’a vraiment rien dit ?

Quelque chose dans le ton de sa voix la fit le regarder de travers.

— Tu veux dire après ? demanda-t-elle en s’agitant et en fronçant les sourcils.

Il détourna le regard.

— Prends cela comme tu veux.

Taince le dévisagea longuement.

— Fass, tout ce que tu veux, c’est savoir si Sal et moi on couche ensemble ?

— Non !

— Eh bien, oui, on couche ensemble. De temps à autre, quand cela nous chante. Tu es satisfait ? C’était un pari ? Il t’a rapporté de l’argent, j’espère ?

— Arrête, s’il te plaît.

Merde, pensa-t-il. Sur ce coup-là, j’aurais mieux fait de me taire. Fassin aimait penser aux couples et aux groupes qui se faisaient et se défaisaient à l’université – il lui était même arrivé de participer brièvement à ces parties de chasse –, mais force lui était d’admettre que la vision de Sal et Taince s’envoyant en l’air lui faisait froid dans le dos.

Taince souleva un sourcil.

— Si tu le demandes gentiment, dit-elle, peut-être qu’un jour on te laissera regarder. C’est ce que tu voudrais, pas vrai ?

Fassin tenta désespérément de se contrôler, mais ne put empêcher ses joues de s’empourprer.

— Ouais, c’est mon but dans la vie, rétorqua-t-il, sarcastique.

— Alors, non, il ne m’a jamais parlé de l’École de la Rigueur. Ni avant, ni pendant, ni après. Ou alors, j’étais plus distraite que je ne le croyais.

— On m’a dit que c’était horrible ! Douches froides, abus sexuels, châtiments corporels, privations, intimidations, dénigrement. Tu parles de vacances ! Tu te retrouves à essayer de sauver ta peau !

Taince renifla.

— Tu te retrouves à casquer pour avoir le droit de subir le sort que tes ancêtres ont tenté d’éviter toute leur vie, courte et brutale. C’est cela, le progrès.

— Je pense qu’il a été traumatisé, dit Fassin. Je suis sérieux.

— Oh, je suis sûre que tu es sérieux, lâcha Taince d’une voix agacée et ennuyée. Sal a pourtant l’air très équilibré. Il dit même que c’est grâce à cette expérience qu’il est ce qu’il est aujourd’hui.

— Ouais. Mais qu’est-il, justement ?

— De toute façon, c’est de votre faute, non ? lança-t-elle avec un sourire en coin.

Fassin soupira bruyamment.

— Encore et toujours les mêmes histoires.

— Oui, c’est une mode qui nous vient des Habitants, pas vrai ?

— Ouais, et alors ?

— Qui nous a raconté cette histoire de parents qui chassent leurs enfants dans des forêts obscures ? demanda-t-elle sans se départir de son sourire. Vous, évidemment. Les Voyants…

— Non, ils n’ont…

— Bon, d’accord, ceux qui ont étudié les Habitants, se corrigea-t-elle en agitant la main, agacée. C’est une espèce très, très ancienne et évoluée, qui chasse ses gosses et qui vit à notre porte. Pas de problème. Un petit malin arrive et voit là un bon moyen d’arnaquer les riches. Et ces cons-là se font avoir.

Fassin secoua la tête.

— Les Habitants existent depuis les origines de l’univers. Ils ont colonisé toute la galaxie. Toutefois, malgré leur supériorité indéniable, ils n’ont jamais essayé de modeler leur milieu à leur convenance. Leurs guerres sont tellement codifiées qu’elles ne font presque aucune victime. Leur vie, ils la consacrent à apprendre, à accumuler du savoir…

— Mais on nous a raconté que…

— C’est vrai qu’il est très difficile d’entrer dans leurs bibliothèques, qui sont les plus désorganisées de toute la galaxie, mais tout de même… Ils étaient paisibles, civilisés et disséminés aux quatre coins de l’univers avant même la naissance du Soleil et de la Terre. Alors, ce n’est pas leur faute si nous n’avons été capables d’appliquer qu’un seul de leurs préceptes.

— Tu as bien appris ta leçon.

Il était de notoriété publique que les Habitants chassaient leurs jeunes. L’espèce était présente sur la vaste majorité des géantes gazeuses de la galaxie, et partout, les anciens avaient l’habitude de traquer leurs propres enfants – un à la fois ou en groupe – seuls ou à plusieurs, parfois à l’affût, parfois lors d’expéditions de longue haleine et hautement organisées. Pour les Habitants, tout cela était parfaitement naturel. La chasse faisait partie intégrante de leur apprentissage. C’était un des piliers de leur culture ; sans elle, ils ne seraient pas ce qu’ils étaient, depuis des milliards d’années. Ceux d’entre eux qui se donnaient la peine de se justifier auprès de créatures aussi insignifiantes et attardées que les hommes affirmaient avec autorité que c’était justement cette pratique qui avait permis à leur civilisation de durer si longtemps. Ce n’était, après tout, qu’un jeu parfaitement innocent.

En fait, la longévité de leur espèce n’était pas aussi impressionnante que celle de certains de leurs individus, dont il se disait qu’ils avaient plusieurs milliards d’années. Le nombre de géantes gazeuses étant limité dans la galaxie (et au-delà, semblait-il), ils n’avaient d’autre choix que de limiter leur population. Les espèces spectatrices – en particulier celles qui vivaient si peu qu’elles étaient qualifiées de « Rapides » – feraient mieux de ne pas oublier que les Habitants chasseurs avaient eux aussi été chassés, et que les chassés deviendraient à leur tour des chasseurs. Par ailleurs, dans une vie de plusieurs centaines de millions d’années, on pouvait très bien faire l’effort de servir de proie pendant un siècle et des poussières. C’était si peu, au fond.

— Ils ne ressentent aucune douleur, expliqua Fassin. C’est cela le truc. Ils ne comprennent pas vraiment le concept de souffrance physique. Pas émotionnellement, en tout cas.

— Cela me paraît quand même peu plausible. Mais bon, cela change quoi ? Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? Qu’ils ne sont pas assez intelligents pour être angoissés et terrifiés ?

— La douleur mentale n’est pas vraiment une douleur, puisqu’elle n’a aucune réalité physiologique, palpable.

— C’est la dernière théorie en vogue ? Exo-éthique pour débutants ?

Une secousse modérée ébranla le sol, mais ils n’y prêtèrent aucune attention. Les lambeaux tordus suspendus très haut au-dessus de leurs têtes oscillèrent.

— Tout ce que je dis, c’est que nous aurions beaucoup à apprendre de cette civilisation.

— Quelle civilisation ? Techniquement, ils n’en forment même pas une.

— Ce n’est pas vrai…, soupira Fassin.

— Alors ?

— D’accord, cela dépend du sens que tu donnes à ce terme. Certains affirment que c’est une postcivilisation, parce que les groupes disséminés sur les géantes gazeuses de la galaxie sont isolés les uns des autres. D’autres préfèrent parler d’une diaspora, ce qui revient à peu près au même, mais formulé d’une façon plus diplomatique. Certains chercheurs pensent que les Habitants sont l’exemple type d’une espèce dégénérée qui, après avoir colonisé toute la galaxie, a perdu l’envie de progresser, a oublié ce qui l’avait poussée à partir, a perdu son impétuosité pour devenir conservatrice afin, peut-être, de laisser leur chance à d’autres espèces. À moins qu’une puissance supérieure les ait refroidis ? Toutes ces hypothèses sont plausibles et ridicules à la fois. Voilà à quoi servent les recherches sur les Habitants. Un jour, nous saurons peut-être avec certitude… Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, comme Taince le regardait bizarrement.

— Rien. Je réfléchissais. Tu n’as toujours pas décidé ce que tu ferais après l’université ?

— Je pourrais devenir Voyant, travailler d’une façon ou d’une autre sur les Habitants, mais rien n’est obligatoire. Nous, on ne nous désigne pas d’office.

— Hum… Bon ! il est temps de réessayer d’entrer en contact avec l’extérieur, dit-elle en se levant avec grâce. Tu viens avec moi ?

— Cela ne te dérange pas si je reste ici ? demanda Fassin en se frottant le visage et en regardant alentour. Je suis un peu fatigué. L’endroit est assez sûr, non ?

— Je suppose. Je n’en ai pas pour longtemps.

Elle tourna les talons et s’enfonça dans les ténèbres. Elle disparut bientôt, laissant Fassin seul dans cette vaste grotte silencieuse, baignée par la lumière douce de la petite navette.

Il voulait et refusait de s’endormir à la fois. Au bout de quelques minutes à peine, il commença à se dire que cet endroit n’était peut-être pas si sûr que cela ; il faillit presque partir à la recherche de Taince. Toutefois, il eut peur de se perdre et changea d’avis. Il se racla la gorge, se redressa et se répéta pour la énième fois qu’il ne s’endormirait pas. Mais il s’endormit quand même, puisqu’il fut réveillé par des cris.


* * *

Il partit de chez lui dans la fausse aurore d’un lever de soleil à l’albédo nul. Ulubis était encore loin en dessous de la ligne d’horizon, mais ses rayons éclairaient la moitié de la face visible de Nasqueron, inondaient le Grand Désert du Nord d’une douce lumière brun doré. À cela venait s’ajouter le rougeoiement incertain d’une aurore boréale. La veille au soir, il avait dit au revoir à ses amis et à sa famille, et laissé des messages pour ceux qui n’étaient pas là, comme sa mère. Jaal dormait lorsqu’il était parti.

À la grande surprise de Fassin, Slovius attendait déjà à l’astroport familial. Ce dernier se résumait à un disque de granit fondu de cent mètres de diamètre, situé à un kilomètre de la Maison, près de la rivière et des pentes de la forêt du Plateau. Des nuages d’altitude arachnéens, venus de l’ouest, dispensaient une pluie fine et légère. Au centre du cercle de pierre trônait un vaisseau de la Navigarchie, luisant et noir comme la nuit. L’appareil, posé sur trois pieds et enveloppé dans des rubans de vapeur condensée, faisait environ soixante mètres de long et irradiait une chaleur intense.

Ils s’arrêtèrent pour le regarder.

— C’est un vaisseau-aiguille, n’est-ce pas ? dit Fassin.

— Je crois, oui, répondit son oncle en hochant la tête. Au moins ton arrivée à Pirrintipiti se fera-t-elle avec style, mon neveu.

Le yacht suborb de Slovius, une machine aérodynamique, quoique moins effilée, attendait sur une aire de stationnement circulaire, tout près du cercle principal. Ils se remirent à avancer. Fassin portait une combinaison anti-g sous la robe légère de son Sept. Il avait l’impression d’être recouvert d’un gel chaud des chevilles à la gorge.

Dans un petit bagage, il avait préparé ses vêtements officiels. Un serviteur à queue de cheval portait son autre sac ainsi qu’un grand parapluie ouvert au-dessus de la tête de son maître. La baignoire ambulante de Slovius s’était dotée d’une capote transparente. Un autre serviteur portait Zab, la nièce de Fassin. La petite fille dormait. Elle avait veillé scandaleusement tard et entendu que son oncle devait partir pour Sepekte, aussi avait-elle insisté pour se lever tôt le lendemain et l’accompagner au port. Son grand-père et ses parents avaient accepté, mais la petite s’était endormie aussitôt installée dans le funiculaire qui reliait la Maison à l’installation.

— Oh, et n’oublie pas de présenter mes respects à mon vieil ami le Voyant en chef Chyne, du Sept Favrial, dit Slovius, comme ils approchaient du vaisseau de la Navigarchie. Ah, j’allais oublier Braam Ganscerel, du Sept Tonderon.

— Je tâcherai de saluer tous les gens que vous connaissez, mon oncle.

— J’aurais dû t’accompagner, dit Slovius d’un air absent. Ou peut-être pas.

Une silhouette en uniforme gris apparut sur une plate-forme à l’arrière du vaisseau et se dirigea vers eux. L’officier, une femme au visage jeune et joyeux, se découvrit, s’inclina devant Slovius et dit à Fassin :

— Commandant Taak ?

Fassin la regarda un instant sans comprendre, puis se souvint qu’il était désormais officiellement commandant dans l’Ocula de la Prévôté.

— Ah oui, répondit-il.

— Lieutenant Oon Dicogra, du vaisseau-aiguille NMS 3304, dit la jeune femme. Bienvenue. Si vous voulez bien me suivre.

Slovius leva une nageoire en signe d’adieu.

— J’essaierai de rester en vie jusqu’à ton retour, commandant, mon neveu.

Il produisit un sifflement, qui était probablement un rire. Fassin serra maladroitement les doigts atrophiés de son oncle.

— J’espère que tout cela n’est qu’une fausse alerte et que je serai revenu dans quelques jours.

— Prends tout de même garde à toi. Au revoir, Fassin.

— Je serai prudent. Au revoir.

Il déposa un baiser léger sur la joue de la fillette encore endormie, en essayant de ne pas la réveiller, puis suivit l’officier de la Navigarchie jusqu’à la plate-forme, qui s’enfonça dans le vaisseau.

— Nous aurons à supporter environ 5,2 g terrestres pendant la plus grande partie du trajet, dit Dicogra, comme Fassin plaçait ses bagages dans un renfoncement muni de sangles. Cela vous convient-il ? D’après votre profil physio, il ne devrait pas y avoir de problème, mais nous devons vérifier.

Fassin la regarda longuement.

— Jusqu’à Pirrintipiti ? demanda-t-il.

Les navettes locales accéléraient beaucoup moins que cela, et pourtant, elles mettaient moins d’une heure pour faire le voyage. Son planning était-il si serré que cela ?

— Non, jusqu’à Borquille City, répondit l’officier. Nous allons directement là-bas.

— Oh ! fit Fassin, surpris. Non, 5,2 g, cela ira.

La gravité de ’glantine atteignait à peine un dixième de ce chiffre, mais il était habitué à beaucoup plus. Il voulut lui faire remarquer que son travail le conduisait parfois à passer une année entière dans un champ de gravité équivalant à 6 g terrestres, mais cela se passait dans un gazonef et un bain de gel protecteur ; cela ne comptait donc pas vraiment.

Le lieutenant Dicogra sourit, fronça le nez et dit :

— Parfait. Ce rapport physio dit que vous êtes un homme solide, mais bon, nous allons devoir supporter cette accélération pendant presque vingt heures, avec juste quelques moments d’apesanteur à mi-parcours. Vous voulez que je vous montre les toilettes ?

— Non, merci.

Elle désigna son entrejambe protégé par une coque. C’était la seule partie de son corps à ne pas être couverte par sa combinaison épaisse d’un centimètre.

— Besoin d’un accessoire ? demanda-t-elle en souriant.

— Non, merci.

— Des médicaments pour dormir ?

— Pas nécessaire.

Le commandant de bord était une Whule, une sorte de croisement entre une chauve-souris grise géante et une mante religieuse titanesque. Elle salua laconiquement Fassin via un écran, avant que le jeune homme ne fût installé vers le milieu de l’appareil dans une sorte de boule montée sur cardans et équipée de trois couches étroites et légèrement inclinées. À côté de lui était déjà couché un matelot whule à l’apparence fragile, et dont l’odeur, pour un nez humain, s’apparentait à celle de l’amande. Le matelot se releva dans un bruissement d’ailes membraneuses pour permettre au lieutenant de s’installer dans la dernière couche. La jeune femme se contenta de jeter son béret dans un placard et d’ajuster son uniforme sous elle. Elle était prête pour une journée de vol.

Le vaisseau s’éleva d’abord lentement, et Fassin regarda sur un moniteur accroché à la paroi incurvée l’aire de stationnement circulaire qui rapetissait. Trois minuscules silhouettes suivaient du regard l’appareil de la Navigarchie. Il crut voir Zab lui faire au revoir de la main, puis il y eut les nuages. Alors, le vaisseau s’inclina et accéléra vers l’espace. Dans leur boule, les couches restèrent dans leur position initiale.


* * *

Étaient-ce des cris ? Il cligna des yeux. Les poils de son cou étaient dressés, et il avait la bouche sèche. Le noir. Il était toujours dans cette ruine mystérieuse, le dos collé à la paroi familière de la petite navette faiblement éclairée. Taince était partie voir si son communicateur fonctionnait. Merde, il s’agissait bel et bien de cris. Ils venaient de derrière. Avait-il entendu des mots ? Il se releva difficilement et jeta un regard alentour. On n’y voyait pas grand-chose, à part les contours vagues de ce paysage désolé, détruit et déformé qu’était l’intérieur de l’épave. Des ponts et des parois gauchies. Des morceaux d’un matériau inconnu suspendus au plafond invisible. Les cris venaient des profondeurs du vaisseau, de la direction prise par Saluus et Ilen. Il resta là à scruter les ténèbres, à retenir sa respiration pour entendre mieux. Le silence, puis une voix, peut-être Sal criant un mot incompréhensible. Au secours ? Taince ? Fass ?

Que dois-je faire ? Les rejoindre au plus vite pour les aider ? Attendre Taince ? Chercher une torche, une arme, s’il y en a une ?

Un cliquetis, derrière lui, le fit se retourner.

Taince venait de sauter d’un mur tordu, chiffonné.

— Tu vas bien ?

— Oui, mais…

— Viens avec moi. Reste quelques pas en arrière. Préviens si tu n’arrives pas à suivre.

Elle le dépassa en trottant, son arme à la main, bien en évidence. Plus tard, il se rappellerait que son visage arborait une sorte de sourire sinistre.

Ils s’enfoncèrent en courant dans les profondeurs de l’appareil. Sous leurs pieds, le sol était de plus en plus déformé. Bientôt, ils furent obligés de sauter par-dessus des arêtes, de se laisser glisser par une ouverture faite dans le plancher, avant de reprendre leur course sur une surface légèrement molle, comme si la tôle était recouverte de caoutchouc, passant par-dessus d’énormes câbles tendus de façon aléatoire en travers de leur chemin. Fassin suivit Taince comme il le put, sans lâcher des yeux les patchs lumineux de son treillis. Elle courait et sautait avec beaucoup plus de fluidité que lui, bien qu’elle eût une arme à la main. Le sol s’éleva brusquement avant de redescendre.

— Taince ! Fassin ! cria Sal, quelque part, devant.

— Mon amour ! répondit Taince en accélérant de plus belle.

Fassin se baissa juste à temps. Ses cheveux frôlèrent un pli de matériau noir comme de l’encre. Ils ralentirent. Taince progressa à tâtons, se glissa de côté dans une fente étroite.

Fassin l’imita, mais le contact froid du matériau lui donna la chair de poule.

De la lumière devant. La vision vague d’un plancher déformé et d’un plafond constitué d’un écheveau chaotique de poutrelles et de tubes. Des stalactites et des stalagmites, une explosion rouge, telle une énorme fleur inversée, une substance mystérieuse. Et là, accroupi sur une saillie étroite, près d’un trou vaguement triangulaire de deux mètres de côté, Sal, éclairé par ses patchs lumineux.

Il leva les yeux.

— Len ! cria-t-il. Elle est tombée !

— Sal ! appela Taince, circonspecte. Ce plancher est-il assez solide pour supporter notre poids ?

Le jeune homme avait l’air perdu, effrayé.

— Je crois, répondit-il.

Taince testa la résistance du sol avec le pied puis, satisfaite, s’agenouilla à un des sommets du triangle béant. Elle fit signe à Fassin de rester à l’écart, se coucha sur le ventre, passa la tête dans le trou, marmonna quelque chose à propos des bords consolidés et signifia à Fassin de se tenir à l’opposé de Saluus, là où il y avait davantage de place. Le jeune homme s’allongea à son tour et regarda.

Le triangle s’ouvrait sur un vaste espace caverneux, au fond duquel seuls quelques éclats de sol inégal étaient visibles. De sol, il n’était en fait pas question, puisque les arêtes multiples appartenaient à un ensemble d’hélices de ventilateurs. La tête de Fassin se mit à tournoyer, comme les dimensions de la partie jusque-là invisible du vaisseau lui apparaissaient. Puis il se souvint que leur navette avait dû prendre de l’altitude avant de s’engouffrer dans cette brèche. À combien de mètres du sol se trouvaient-ils ? Une centaine ? Un peu moins ? Sans compter qu’ils n’avaient fait que monter depuis qu’ils s’étaient éloignés de leur appareil.

Ilen se trouvait six mètres en dessous, sur deux poutrelles épaisses comme le bras et incurvées comme des défenses, qui jaillissaient de la paroi en apparence intacte. Elle était allongée sur le ventre. Sa tête, un bras et une jambe pendaient dans le vide. Collés à ses manches, des patchs lumineux dispensaient un faible éclairage bleu-vert. Les bouts brisés des poutrelles n’étaient qu’à quelques centimètres de son corps. D’autres chicots identiques jaillissaient de la paroi à intervalles réguliers, tous les huit ou neuf mètres, semblables à des doigts osseux et crochus. Sous Ilen, il y avait bien cinquante ou soixante mètres de vide jusqu’aux pales acérées des ventilateurs.

L’esprit humain devait s’adapter à la gravité d’un monde comme ’glantine, où il était possible d’effectuer des sauts beaucoup plus impressionnants que sur Terre sans risquer de se briser les deux jambes. Néanmoins, une chute de soixante mètres sur ce satellite habité équivalait à une chute de trente mètres sur Terre, ce qui était bien assez pour y laisser la vie.

— On a des cordes ? demanda Taince.

Sal secoua la tête.

— Putain, non. Fait chier, non. Enfin, si, mais on les a laissées là-bas, dit-il en désignant du menton les entrailles de l’épave.

Il tremblait, se frottait les épaules pour se réchauffer, remontait sans cesse son col.

— On n’a… On n’a pas réussi à défaire les nœuds, ajouta-t-il.

— Merde ! Elle bouge ! s’exclama Taince avant d’enfoncer une nouvelle fois la tête dans le trou. Ilen ! cria-t-elle. Ilen, ne bouge surtout pas ! Tu m’entends ? Ne bouge pas ! Dis-moi si tu m’entends !

Ilen bougea faiblement. Sa tête et son bras s’agitaient dans le vide de façon alarmante. Apparemment, elle essayait de se retourner, mais ce faisant, se rapprochait de plus en plus du bord.

— Oh ! putain, putain, putain ! dit Sal d’une voix rapide et aiguë, proche de la rupture. Elle était derrière moi. Je croyais que tout allait bien. Je n’ai rien vu. J’ai dû enjamber le trou sans m’en rendre compte. Ou alors il y avait une trappe ou un truc, et elle l’a heurté, et elle a crié, et elle est tombée ! Elle a réussi à s’accrocher d’une main, mais je ne suis pas arrivé à temps pour la rattraper, et elle est tombée ! En plus, on n’a rien trouvé, on n’a rien vu, juste des débris ! Putain ! Elle allait bien ! Juste derrière moi !

— Calme-toi, dit Taince.

Sal s’assit et se frotta la bouche. Il frissonnait. Taince rangea son arme dans son treillis, se colla un patch lumineux sur le front et se pencha une nouvelle fois dans l’ouverture triangulaire, mais plus profondément cette fois. Elle se redressa, se retourna vers Fassin et lui ordonna :

— Tiens-moi par les pieds.

Fassin lui obéit. Taince passa les épaules dans le trou, et ils entendirent :

— Ilen ! Ne bouge surtout pas !

Elle se hissa à l’extérieur. Sur son front, le patch brillait comme un troisième œil.

— Il n’y a absolument rien en dessous d’elle. Je crois qu’elle s’est cogné la tête. Elle va tomber. Sal, cette corde est loin d’ici ? À combien de minutes de marche ?

— Oh ! putain ! J’en sais rien ! Dix, quinze minutes !

Taince regarda furtivement le trou.

— Merde, chuchota-t-elle. Ilen ! Surtout, ne bouge pas ! Zut, elle bouge encore plus quand je crie, ajouta-t-elle en secouant la tête et en se parlant à elle-même.

Elle prit une profonde inspiration et fit face aux deux garçons.

— Bien. Voilà ce qu’on va faire. Une chaîne de sauvetage. C’est faisable, j’ai essayé durant mes classes.

— D’accord, dit Sal en se redressant. Comment s’y prend-on ?

Son visage était pâle dans la lumière tamisée.

— Une première personne s’accroche au bord du trou, une seconde se laisse glisser le long de son corps et se suspend à ses pieds, et la troisième descend jusqu’en bas, attrape Ilen et la remonte à la surface. Je m’occuperai de cette dernière partie.

Sal écarquilla les yeux.

— Mais la première personne…

— Tu seras la première personne. Tu es le plus fort. Sur Terre, cela ne marcherait pas, mais ici, si, précisa-t-elle en glissant sur le sol et en attrapant le sac à dos de Sal. Je l’ai vu faire avec quatre maillons. Vous m’avez l’air de tenir la forme tous les deux. Fass, tu seras donc le second. La première personne sera attachée avec ses sangles, dit-elle en regardant Sal du coin de l’œil, avant de sortir un couteau de son pantalon et de découper les bretelles du sac à dos.

Les jambes tremblantes, Sal s’agenouilla au bord du trou.

— Nom de Dieu, Taince, on veut tous la sauver, mais là, on va se tuer. Putain, merde ! Je sais pas. On ne va pas y arriver, non, on ne peut pas. Putain de merde, c’est pas vrai ! Dites-moi que c’est un cauchemar !

Il se rassit et regarda fixement ses mains tremblantes, comme s’il ne les reconnaissait pas.

— Taince, je ne sais pas si j’aurai assez de force. Vraiment, je ne sais pas.

— Tout ira bien, rétorqua la jeune femme en s’affairant sur les sangles.

— Oh, putain, on va tous crever ! Bordel de merde ! dit-il en secouant vigoureusement la tête. Je ne veux pas, putain, je ne veux pas.

— Ça va marcher, le rassura Taince en nouant les bretelles à une autre paire de sangles restées accrochées au sac à dos.

Je suis calme, pensa Fassin. Je dois être choqué, ou un truc comme cela, mais je suis calme. Nous allons peut-être mourir ou alors simplement nous ouvrir le crâne. Peut-être qu’on va s’en tirer avec un bon bandage sur la tête et qu’on se rappellera cette mésaventure toute notre vie. En tout cas, je suis calme. Ce qui doit advenir adviendra, mais tant qu’on fera de notre mieux, tant qu’on ne se laissera pas tomber, peu importe ce qui arrivera. Il regarda ses mains. Elles tremblaient, mais n’étaient pas incontrôlables. Il plia les doigts. Il se sentait fort. Il ferait tout son possible, et si cela n’était pas assez, eh bien, ce ne serait pas sa faute.

Sal bondit sur ses pieds et s’agita dangereusement près du trou.

— On a encore des cordes ! s’exclama-t-il soudain.

Son visage gris pâle n’arborait plus aucune expression. Il passa près de Taince sans la regarder. Fassin le suivit des yeux en se demandant où il voulait en venir.

— Quoi ? fit la jeune femme en testant la solidité d’une stalagmite parallélépipédique et en passant les sangles du sac à dos par-dessus.

— Une corde, dit Sal en tendant le bras et en prenant la direction de leur navette. On en a encore. Dans la soute. J’y vais. Je sais où elles sont rangées.

Et il s’en fut.

— Sal ! cria Taince. On n’a pas le temps !

— Si, rétorqua-t-il. J’y vais.

— Putain, reste ici, Sal, insista la jeune femme d’une voix plus grave et profonde.

Sal parut hésiter, puis secoua la tête, se retourna et partit en courant.

Taince bondit pour le rattraper mais n’y parvint pas. Sal sauta par-dessus une stalagmite et se précipita vers le passage étroit emprunté par Fassin et Taince un peu plus tôt. La jeune femme mit un genou à terre et dégaina son arme.

— Arrête-toi, espèce de lâche !

Pendant une demi-seconde, pensa Fassin, elle aurait pu tirer. Au lieu de quoi elle fourra le pistolet dans son treillis et laissa Sal disparaître dans la brèche. Alors, elle se tourna vers lui. Son visage était devenu parfaitement inexpressif.

— Il reste une possibilité, dit-elle en se hâtant de retirer son treillis.

Comme elle portait un body couleur chair, Fassin crut d’abord qu’elle était nue. Elle noua sa chemise à son pantalon et tira fortement dessus pour serrer son nœud au maximum.

— Bien, maintenant, attache ça à ta cheville.

Les bretelles du sac à dos tinrent bon, tout comme Fassin. Il n’avait aucune confiance dans ces sangles, alors il supporta son poids et celui de la jeune femme avec ses poignets et ses doigts. Le pantalon noué à sa cheville tint également, et Taince aussi, qui descendit lestement le long de son corps, le forçant à se tordre le cou pour suivre sa progression et voir Ilen, comme si le simple fait de la regarder suffirait à l’empêcher de tomber. Puis il y eut une secousse, et l’épave fut ébranlée. Très peu, en fait, mais cela suffit à lui faire perdre son sang-froid. Ses mains, ses paumes, ses doigts glissèrent, si bien qu’ils ne furent plus retenus que par les bretelles du sac à dos. En contrebas, Taince tendit le bras, Ilen bougea une dernière fois et tomba dans le vide, dans les ténèbres.

Taince fit un mouvement brusque pour tenter de la rattraper, mettant son treillis à rude épreuve. Elle grogna, siffla, en vain. Ilen disparut dans l’ombre, tournoyant lentement, ses cheveux et ses vêtements voletant comme des flammes froides et pâles.

Elle devait être encore inconsciente, car elle ne cria même pas. De longues secondes s’écoulèrent avant qu’ils entendent son corps heurter les pales, avant que les vibrations produites par l’impact ne leur parviennent à travers la structure du vaisseau.

Fassin avait fermé les yeux depuis longtemps. Et si Sal avait raison ? Si tout cela n’était qu’un cauchemar ? Il essaya d’attraper le bord du gouffre pour soulager les sangles.

Taince resta suspendue quelques secondes sans rien faire.

— On l’a perdue, finit-elle par dire calmement.

Quelque chose dans le ton de sa voix fit craindre à Fassin qu’elle ne lâche tout et se laisse tomber à la suite d’Ilen, mais elle n’en fit rien.

— Je remonte. Tiens bon.

Elle l’escalada, sortit du trou et l’aida à remonter. Ils regardèrent en bas mais ne virent rien. Ils restèrent longuement assis l’un près de l’autre, le dos appuyé contre une stalagmite, à reprendre leur respiration. Quelque temps plus tôt, ils étaient installés de la même manière, près de leur navette. La jeune femme défit le nœud de son treillis, se rhabilla, puis dégaina son arme.

Comme elle se relevait, Fassin ne lâcha pas le pistolet des yeux.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda-t-il.

— Pas tuer ce salaud, si c’est ce que tu veux savoir, répondit-elle en posant son regard sur lui.

Elle paraissait calme.

— On devrait y aller, ajouta-t-elle en lui donnant un petit coup de botte dans le pied.

Il se releva, un peu tremblant. Elle l’aida à tenir debout.

— On a fait de notre mieux, Fass. Tous les deux. On pleurera Ilen plus tard. Pour le moment, on doit retourner à la navette, retrouver Sal, tenter de rétablir les communications, se tirer d’ici et prévenir les autorités.

Ils tournèrent le dos au trou triangulaire.

— Pourquoi tu ne ranges pas ton arme ?

— À cause de Sal, répondit-elle. Il ne s’est jamais humilié de la sorte, jamais laissé aller comme cela. Enfin, pas à ma connaissance. Le chagrin et la culpabilité font parfois faire des bêtises aux gens.

Elle se livra à un genre d’exercice de respiration, inspirant et expirant rapidement, retenant son souffle quelques secondes.

— Il existe une petite chance pour qu’il se dise : Si personne n’apprend ce qui s’est passé ici…, reprit-elle en haussant les épaules. Il est armé. Il pourrait nous vouloir du mal.

Fassin la regarda, incrédule.

— Tu crois ? Sérieusement ?

— Je le connais, répondit-elle en hochant la tête. Et ne sois pas étonné si la navette n’est plus là.

Elle n’était plus là.

Ils marchèrent jusqu’à la sortie et la trouvèrent à l’extérieur, posée dans la lumière tamisée renvoyée par un quartier de Nasqueron inondé de soleil. Sal était assis à l’intérieur, le regard perdu dans ce désert glacé. Avant de le rejoindre, Taince vérifia son communicateur militaire et découvrit qu’elle captait enfin un signal. Elle appela l’unité de la Navigarchie la plus proche et fit un bref rapport sur la situation. Alors seulement, ils se dirigèrent vers la navette. Leurs téléphones étaient toujours hors service.

Saluus regarda par-dessus son épaule.

— Elle est tombée ? demanda-t-il.

— On y était presque, dit Taince. Vraiment.

Elle n’avait pas rengainé son arme. Sal se cacha le visage d’une main et resta ainsi quelques secondes. Dans l’autre, il tenait un morceau de métal fin et tordu, à moitié fondu. Il se découvrit le visage et commença à jouer avec le fragment de métal, à le faire passer d’une paume à l’autre. Son arme était posée sur son blouson, à l’arrière de la navette.

— J’ai réussi à joindre l’armée, annonça Taince. L’alerte est terminée. On n’a plus qu’à attendre ici. Un vaisseau est déjà en route.

Elle monta dans la navette, derrière lui.

— On n’y serait jamais arrivé, Tain. Je te le dis, ajouta-t-il comme Fass prenait place à ses côtés, on n’y serait jamais arrivé. On serait tous morts à l’heure qu’il est.

— Tu as trouvé la corde ? demanda Fassin.

Soudain, il s’imagina en train de lui arracher ce morceau de métal des mains pour le lui fourrer dans l’œil.

Sal secoua la tête. Il paraissait hébété plus qu’autre chose.

— Je me suis foulé la cheville, dit-il. Je crois que j’ai une entorse. J’ai eu le plus grand mal à arriver jusqu’ici. Je pensais pouvoir utiliser la navette, lui faire traverser les matériaux suspendus au plafond, puis vous rejoindre là-bas. Mais cette toile était plus solide que je ne le croyais. Alors, je suis sorti pour essayer d’appeler du secours.

Le fragment de métal tordu continuait de danser dans ses mains.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Fassin après un moment de silence.

Sal regarda l’objet et haussa les épaules.

— Ça vient du vaisseau. Un truc que j’ai trouvé.

Taince tendit le bras par-dessus la banquette, lui arracha le débris des mains et le lança dans le sable.

Ils restèrent là à attendre en silence jusqu’à l’arrivée du suborb de la Navigarchie. Lorsque Taince sortit à la rencontre des soldats, Sal alla chercher le morceau de métal en boitillant.

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