TROIS Nulle part où tomber

Slovius le prit sur ses épaules. Ils allaient assister à la destruction de la mauvaise machine. Il attrapa son oncle par le front et lui chiffonna la peau. C’était amusant. Il rit et se tortilla dans tous les sens, aussi oncle Slovius dut-il le tenir fermement par les chevilles pour l’empêcher de tomber.

— Fass, arrête de gigoter.

— Ava, te jure.

Il savait déjà qu’il fallait dire « ça va », voire « cela va », mais il préférait « ava », parce que cela faisait sourire les adultes et qu’après ils le prenaient dans leurs bras. Parfois, ils se contentaient de lui mettre la main sur la tête et de l’ébouriffer, mais ce n’était pas grave.

Ils passèrent par le sas. C’était l’été, et ils vivaient donc dans la Maison dédiée à cette saison. Il était grand, maintenant. Il avait vécu dans toutes les Maisons, sauf celle-là. Bientôt, il les aurait toutes visitées. Après, il recommencerait depuis le début. C’était la règle. Oncle Slovius se baissa pour qu’il ne se cogne pas à la porte.

— Hum, fais attention à ta tête, entendit-il son père dire d’une voix calme.

Maman soupira.

— Cesse un peu de te tracasser, mon chéri.

Il ne pouvait pas voir ses parents parce qu’ils étaient derrière lui, mais il les entendait parfaitement.

— Je ne me tracasse pas, c’est juste que je…

— Tu quoi ?

Quand papa et maman se parlaient comme cela, il avait une sensation bizarre dans le ventre. Il joua du tam-tam sur le front de son oncle et, tandis qu’ils approchaient de la navette, dit :

— Des histoires ! Des histoires ! Parle-moi encore de notre histoire !

Oncle Slovius rit. La vibration remonta dans les épaules de l’adulte et se propagea bientôt dans tout son corps.

— Ma parole, tu es un vrai petit étudiant.

— C’est une façon de voir les choses, dit sa mère.

— Allez ! rétorqua son père. Le petit est juste curieux de tout.

— Oui, oui, tu as raison, répondit-elle en soupirant bruyamment. Cela m’apprendra. Je te demande pardon d’avoir exprimé mon opinion.

— Arrête un peu ! Je ne voulais pas du tout te…

— Parle-moi des Vouns !

— Des Voehns, le corrigea oncle Slovius.

— J’en ai un à la Maison ! Un grand Voun qui parle, qui grimpe, qui nage, qui saute et qui peut même marcher sous l’eau. Il a un pistolet et, avec, il peut tuer les autres jouets. Et puis, j’en ai plein d’autres qui font que bouger. Ils ont des pistolets aussi, mais ils sont trop petits pour qu’on les voie. Ils sont quand même capables de se tirer dessus. J’en ai presque cent. Je regarde tout le temps Commando voun ! Mon préféré, c’est le capitaine Chunce, parce qu’il est malin. J’aime bien aussi le commandant Saptpanuhr et le caporal Qump, parce qu’il est rigolo. Jun et Yoze préfèrent tous les deux le commandant Saptpanuhr. Ce sont mes copains. Tu regardes Commando voun, oncle Slovius ?

— Je ne crois pas être déjà tombé dessus, Fass.

Fassin fronça les sourcils, pensif. Il décida que cela devait vouloir dire « non ». Pourquoi les adultes ne pouvaient-ils pas se contenter de dire « non », quand ils pensaient « non » ?

Ils s’installèrent dans la navette. Il descendit des épaules d’oncle Slovius, mais on lui permit de s’asseoir à l’avant, à côté de lui. Il n’avait même plus besoin de raconter qu’il avait envie de vomir quand il s’asseyait à l’arrière. Un serviteur prit place à sa droite. Son grand-oncle Fimender était derrière, avec deux vieilles dames qui étaient copines. Papa et maman étaient plus loin et parlaient calmement. Papa et maman étaient vieux, oncle Slovius encore plus vieux et grand-oncle Fimender encore, encore plus vieux.

La navette s’éleva et fendit les airs en produisant le même bruit que le Vengeur, le vaisseau de Commando voun. Son Vengeur à lui pouvait voler, mais uniquement « à l’extérieur et sous la surveillance d’un adulte ». Il tirait des missiles et faisait le même bruit que le vrai. D’ailleurs, il aurait voulu l’emmener – il avait même fait un caprice –, mais on ne l’y avait pas autorisé. Pas de jouets, lui avait-on dit. Pas un seul !

Il tira la manche de son oncle.

— Parle-moi des Vouns !

L’homme rit. Fassin se demanda bien pourquoi.

— Parle-moi de notre histoire, insista-t-il.

Comme Slovius se contentait de sourire, son grand-oncle Fimender prit la parole :

— Les Voehns, commença-t-il en se penchant vers lui, sont les durs de la Culmina, mon enfant.

Son haleine avait une odeur amusante et familière. C’était à cause de cette boisson qu’il aimait tant. Sa voix aussi était drôle. Comme si les sons qui sortaient de sa bouche ne formaient qu’un seul mot très, très long. Il reprit :

— À ta place, je ne parlerais pas de cette racaille avec autant d’enthousiasme. Après tout, ils ont privé notre espèce de son droit d’aînesse.

— Ne t’emballe pas, Fim, intervint oncle Slovius. Tu sais, reprit-il en se retournant vers Fimender et en regardant du coin de l’œil le serviteur qui faisait comme si de rien n’était, si tes paroles étaient mal interprétées, tu pourrais être considéré comme l’allié des IA clandestines. Hum ?

Il sourit au grand-oncle, qui reprit sa place entre ses deux amis et prit un verre dans le panier à pique-nique.

— Ce serait un honneur, dit-il dans sa barbe.

Oncle Slovius se retourna vers Fassin.

— Les Voehns sont venus sur Terre il y a très, très longtemps, Fass. Avant que les humains construisent leurs premiers vaisseaux spatiaux, avant même qu’ils apprennent à naviguer sur les océans.

— C’était quand ?

— Il y a environ huit mille ans.

— En 4051 avant JC, répondit grand-oncle Fimender d’une voix à peine assez forte pour être entendue.

D’ailleurs, oncle Slovius parut ne rien entendre. Peut-être oncle Slovius et grand-oncle Fimender n’étaient-ils pas d’accord ? Fassin n’en était pas sûr. Quoi qu’il en soit, il rangea 4051 avant JC dans la case des dates importantes à retenir.

— Ils ont donc rencontré les humains sur Terre, reprit Slovius, et ils en ont pris quelques-uns dans leur vaisseau pour les emmener sur d’autres étoiles et planètes.

— Ils les ont kidnappés, oui ! rétorqua Fimender. Ils ont pris des échantillons, voilà !

On aurait dit qu’il se parlait à lui-même. De toute façon, Fassin ne comprenait rien à ce charabia. Les deux vieilles dames, elles, riaient.

— En fait, reprit oncle Slovius avec un sourire en coin, personne ne peut dire si ces humains ont été kidnappés ou non. Les peuples d’Égypte, de Mésopotamie et de Chine étaient trop primitifs pour comprendre ce qui leur arrivait. Ils ont probablement pris les Voehns pour des dieux et sont peut-être partis de bonne grâce. Et puis d’ailleurs, sont-ils réellement partis ? Les extraterrestres auraient très bien pu se contenter de cellules.

— Ou de bébés, de fœtus, de quelques milliers d’ovules fécondés, extirpés de force, continua grand-oncle Fimender. Merci, chère amie, je vous revaudrai ça ! Oups ! Bon ! allez, j’arrête…

— Il est fort possible que les Voehns aient emmené des humains vivants sur d’autres planètes, très loin de la Terre. Là, ces gens ont vécu en compagnie d’autres espèces qui, grâce à la Culmina, les ont aidés à devenir rapidement civilisés et à inventer toutes ces choses que les humains restés sur Terre ont aussi inventées. Mais, pendant tout ce temps, ces gens qui vivaient loin de chez eux savaient qu’ils appartenaient à une communauté galactique plus vaste. Compris ? lui demanda-t-il en levant le sourcil.

Fass hocha vigoureusement la tête. Il savait ce qu’était la communauté galactique : tout le monde.

— Donc les gens de la Terre ont continué de se développer et d’inventer des choses, dont les trous de ver et les portails…

— Le Vengeur traverse souvent des trous de ver et des portails, lui dit-il.

— Bien sûr. Donc, quand l’humanité a commencé à voyager dans l’espace et à rencontrer d’autres espèces intelligentes, avec lesquelles elle a pu former un vaste réseau de trous de ver, elle s’est rendu compte que les extraterrestres connaissaient déjà les humains. Parce que les Voehns en avaient laissé sur de nombreuses planètes.

— L’Autre humanité, les aHumains, dit Fimender d’une voix amusée depuis la banquette arrière, comme s’il s’apprêtait à éclater de rire.

Oncle Slovius se tourna vers lui et le regarda longuement.

— Les termes importent assez peu, reprit-il, d’autant qu’ils peuvent parfois sembler bizarres.

— Oh, les termes ont été soigneusement choisis pour qu’on reste à notre place, pour qu’on n’oublie jamais ce qu’on leur doit, commenta grand-oncle Fimender.

— La Culmina nous a dit qu’elle avait chargé des gens de surveiller la Terre après le retour des Voehns chez eux. Histoire qu’il ne lui arrive rien de fâcheux, comme par exemple être heurtée par un gros rocher.

Grand-oncle Fimender eut un rire cassant, pareil à un toussotement.

— Facile à dire.

Fass se retourna vers son grand-oncle. Il voulait que Fimender se taise pour pouvoir écouter tranquillement ce qu’oncle Slovius avait à dire, mais en même temps, le premier semblait commenter ce que racontait le second – même s’il ne comprenait pas tout ce qui se disait. C’était un peu comme s’ils étaient à la fois en accord et en désaccord. Fimender lui fit un clin d’œil et désigna Slovius du menton.

— Écoute, écoute, chuchota-t-il.

— Les humains de la Terre ont donc fini par voler dans l’espace et par découvrir qu’il y avait des êtres intelligents partout. Des êtres comme nous, par exemple ! ajouta-t-il avec un sourire franc.

— Et les humains de l’espace étaient beaucoup plus nombreux que ceux qui se prenaient pour les seuls humains de l’univers, dit grand-oncle Fimender d’un ton moqueur.

Oncle Slovius soupira et se contenta de regarder droit devant lui.

La navette volait au-dessus de montagnes enneigées. Plus loin s’étendait une sorte de désert circulaire. Oncle Slovius ne paraissait plus avoir envie de parler, aussi Fassin changea-t-il de position et se retourna-t-il vers son grand-oncle.

— Ces soi-disant pHumains avaient une technologie plus avancée. En revanche, c’était une bande de trouillards, une espèce de serviteurs. Comme les autres, d’ailleurs. On était loin des rêves de grandeur et d’expansion sauvage. Depuis l’aube de l’humanité, on n’a cessé de se poser la même question : « Où sont les autres ? – Partout, mon capitaine ! » Dans cette grande partie de poker galactique, la mise minimum était un trou de ver, aussi avons-nous dû retrousser nos manches et nous mettre au travail. Cela nous a permis de découvrir que « partout » signifiait vraiment « partout », et que tout ce qu’on voyait – et même ce qu’on ne voyait pas – appartenait déjà à un trou du cul. Chaque caillou, chaque planète, lune ou étoile, chaque comète, nuage de poussière ou naine, et même le vide intersidéral était la demeure d’un couillon. Tu atterris sur un tas de cendres oublié des dieux, tu sors ta pelle pour creuser, bâtir quelque chose, exploiter le terrain, et là, tu vois un extraterrestre à deux têtes pointer le bout de ses deux nez pour te dire d’aller te faire foutre. Le tout en brandissant un flingue. Ou mieux, en menaçant de te poursuivre en justice !

Il n’avait jamais entendu son grand-oncle parler autant. Difficile de dire s’il lui racontait tout cela à lui ou bien s’il s’adressait à oncle Slovius ou à ses deux copines. Son regard était rivé sur la tablette dépliée devant lui, ou peut-être sur le carafon et le verre qui étaient posés dessus. Il semblait triste. Les deux dames le caressèrent, et l’une d’elles lui passa la main dans les cheveux, qui, malgré leur noir intense, trahissaient son âge avancé.

— La Préparation, qu’ils ont appelé cela…, se dit-il à lui-même ou bien à la tablette. Un putain de kidnapping, oui ! On emmène des gens, on les séquestre. On nous laisse bâtir des rêves avant de tout nous retirer.

Il secoua la tête et but le contenu de son verre scintillant.

— La Préparation ? demanda Fass pour vérifier s’il avait bien compris.

— Hum ? Oui, la Préparation.

— C’est quelque chose qui dure depuis des temps immémoriaux, dit oncle Slovius d’une voix douce.

Fass se demanda à qui il s’adressait.

La discussion se poursuivit, mais il ne l’écouta que d’une oreille, car il était trop occupé avec son écran. S’il avait eu la permission d’emmener des jouets, il aurait très certainement pris Robopot’, mais ces satanés adultes le forçaient à se servir d’un moniteur. Alors, il regardait des lettres, des nombres, des choses diverses (oncle Slovius et grand-oncle Fimender papotaient toujours).

Il ne voulait pas parler tout haut ; il voulait tapoter sur l’écran comme le faisaient les adultes. Il essaya quelques touches. Rapidement, il fit apparaître de petits livres, à côté desquels on pouvait voir un garçon et une oreille. Le garçon était un peu débraillé. Il tenait un bol de drogue et sa tête était entourée de minuscules satellites tournoyants et autres choses volantes. Voyons, voyons…

— Préparation, dit-il en appuyant sur la touche Texte.

L’écran afficha :


PRÉPARATION. Procédé très ancien mis récemment en pratique par la Culmina et consistant à prélever des individus d’espèces précivilisées (habituellement sous forme embryonnaire ou clonoclastique) pour les assujettir / les réduire en esclavage / en faire des mercenaires / les éduquer. Lorsque leur espèce d’origine atteint le stade galactique et qu’elle rencontre dans l’espace des congénères au moins aussi civilisés / technologiquement avancés (et souvent plus nombreux), elle est supposée se sentir redevable envers ses mentors (lesquels affirment souvent l’avoir protégée contre d’éventuelles comètes ou autres fléaux venus de l’espace). Cette pratique a déjà été bannie par le passé (voir lois pangalactiques et Conseil galactique) mais tend à réapparaître lorsque la civilisation recule. La Préparation est parfois appelée Élévation ou Éducation agressive. Voir aussi : pHumains et aHumains (premiers et autres humains).


Et ce n’était que le début. Il se gratta la tête. Trop de mots compliqués. En plus, c’était une version édulcorée, pour les enfants. Il aurait peut-être dû chercher un site pour les plus petits.

Ils atterrissaient. Waouh ! Il n’avait même pas remarqué qu’ils étaient si près du sol. Le désert était couvert de navettes de tailles diverses. Mais il y en avait aussi des tas dans le ciel. Beaucoup de gens aussi.

Ils descendirent de l’appareil et marchèrent sur le sable. De nombreuses personnes choisirent de rester à bord de leur navette. Bientôt, il se retrouva sur les épaules d’oncle Slovius.

Au loin au centre d’un grand cercle s’élevait une haute tour au sommet de laquelle se trouvait une sorte de grosse goutte métallique. C’était la vilaine machine que la Cessoria avait retrouvée au fond d’une grotte, dans la montagne. (La Cessoria et les Purificateurs chassaient les mauvaises machines. Il avait essayé de regarder La Patrouille des Purificateurs plusieurs fois, mais il y avait trop de longs discours et d’embrassades.)

On laissa la vilaine machine au sommet de la tour faire une dernière déclaration mais, une fois de plus, il y avait trop de mots longs et compliqués. Il commençait à s’ennuyer et en plus, il avait chaud. Pas de jouets ! Oncle Slovius lui demanda et de se calmer et de se taire une fois, deux fois. Il tenta d’attirer son attention en l’étranglant avec ses cuisses et ses genoux, en vain. Maman et papa parlaient toujours à voix basse en roulant les yeux et en secouant la tête. Comme d’habitude. Grand-oncle Fimender et ses deux amies étaient restés dans l’appareil.

Alors, des Purificateurs assis dans une navette – des humains et un Whule pareil à une grande chauve-souris grise – dirent des choses, et la mauvaise machine fut enfin tuée. Mais cela ne fut pas très amusant. La boule devint toute rouge et commença à fumer. Puis il y eut un éclair – un petit éclair de rien du tout –, un « boum », et des morceaux de la chose tombèrent. Quelques personnes applaudirent, mais la plupart restèrent calmes. Le bruit de l’explosion se répercuta sur les montagnes environnantes.

Ils remontèrent à bord de la navette. Grand-oncle Fimender avait les yeux tout rouges. Il dit qu’à son humble avis nous venions d’assister à un crime terrible.


* * *

— Ah, jeune Taak. Quelle est donc cette histoire de fouille rendue impossible par l’éloignement ?

Braam Ganscerel, Voyant en chef du Sept Tonderon et, de ce fait, le plus important de tous les Voyants du système – et, accessoirement futur paterfamilias par alliance de Fassin –, était grand, mince et coiffé d’une crinière blanche. Il faisait plus jeune que son âge et portait ses mille sept cents ans à merveille. Son visage était anguleux, taillé au couteau ; il avait un grand nez, le teint pâle, cireux, transparent, les mains et les doigts longs, en apparence fragiles. Il avait l’habitude de se tenir bien droit, de marcher la tête haute et le torse bombé, car il refusait depuis longtemps de plier sous le poids de son grand âge et devant la perspective de sa fin. Son attitude le forçait néanmoins à pencher la tête en arrière, ne lui laissant d’autre choix que de regarder ses interlocuteurs de haut, le long de son nez splendide et monumental. Il s’appuyait sur deux longs bâtons noirs et luisants, comme s’il revenait tout juste d’une station de ski à la mode.

Avec ses longs cheveux blancs noués en chignon, sa peau diaphane et sa tenue de Voyant simple et élégante – bandes molletières noires, culottes et longue veste –, il paraissait frêle, distingué à l’extrême et à peine moins autoritaire qu’une divinité suprême, aux yeux de Fassin.

Il fit son entrée dans le mess des officiers du croiseur Pyralis dans un vacarme de coups de bâtons et de talons, suivi par une colonne de douze Voyants subordonnés – il y avait un nombre égal d’hommes et de femmes, mais tous étaient aussi déférents –, dont un Paggs Yurnvic souriant et dégingandé. Fassin avait participé à la formation de ce dernier qui, ayant passé moins de temps que lui auprès des Habitants, était maintenant son aîné, aussi bien en temps absolu qu’en apparence.

— Voyant en chef, dit Fassin en se levant et en s’inclinant à la limite de la courbette.

Le croiseur volait vers Troisième Furie, une lune située en orbite basse au-dessus de Nasqueron, d’où ils conduiraient leurs recherches – soit à distance, soit, si Fassin parvenait à se faire entendre, en combinant simulation et présence sur le terrain.

Braam Ganscerel avait beaucoup insisté sur le fait que son âge et son état physique ne lui permettaient pas de supporter des accélérations violentes – malgré les nacelles, gels protecteurs et autres combinaisons anti-g –, aussi le navire volait-il tranquillement à un g standard, ce qui équivalait à deux fois la gravité de ’glantine et un peu moins d’une fois celle de Sepekte. Même à cette vitesse plus que modeste, Ganscerel était forcé de s’aider de bâtons pour marcher – du moins était-ce ce qu’il répétait à tout le monde. Néanmoins, les circonstances étaient tellement graves qu’il pouvait bien faire ce petit effort. Fassin trouvait que ces bâtons lui donnaient des airs de Whule un peu guindé.

— Alors ? demanda le vieillard en s’arrêtant devant Fassin. Comment se fait-il que vous refusiez d’effectuer ces recherches à distance ? Où est le problème, Fassin ?

— Le problème, monsieur, c’est que j’ai peur.

— Peur ? fit Ganscerel en penchant la tête encore plus en arrière et en la laissant dans cette position.

— Peur que vous pointiez du doigt mon incompétence, que vous mettiez en doute mes capacités de Voyant Lent.

Braam Ganscerel ferma à moitié une paupière et considéra longuement Fassin.

— Vous vous moquez de moi, Fassin.

— Je suis bien meilleur sur le terrain, rétorqua celui-ci en souriant. Vous le savez.

— En effet.

Ganscerel se retourna avec une grâce quelque peu saccadée et se laissa tomber dans le canapé occupé précédemment par Fassin, qui s’était confortablement installé pour regarder les informations. Celui-ci se rassit à côté de lui. Paggs se percha sur l’accoudoir d’un fauteuil tout proche, tandis que le reste de sa suite se positionna autour d’eux en respectant un ordre et une hiérarchie connus d’eux seuls.

Fassin salua Paggs.

— Voyant Yurnvic, dit-il avec un sourire formel, dont il espérait que l’autre ne le prendrait pas trop au sérieux.

— Heureux de te revoir, Fass, répondit Paggs en lui rendant son sourire.

Pas de malentendu, donc.

— Toutefois, nous n’avons d’autre choix que de travailler ensemble, reprit Ganscerel, le regard rivé sur l’écran fixé au mur, sur lequel les informations continuaient de défiler en silence.

On y voyait notamment les images des funérailles des gens de la Navigarchie morts lors de l’attaque de la base orbitale de Sepekte. Ganscerel avait posé un de ses bâtons sur le canapé, à côté de lui, mais était toujours appuyé sur le second. Il l’agita en direction du moniteur, qui s’éteignit aussitôt. Le mess des officiers était spacieux, mais son volume était transpercé par de nombreux piliers verticaux et barres de renfort transversales. Comme le reste du navire, il était relativement confortable pour ses passagers humains, mais pas pour le colonel Hatherence, qui trouvait sa cabine par trop exiguë. On avait proposé à l’Oerileithe d’embarquer sur un croiseur plus gros, mais elle avait décliné cette offre.

— Nous pourrions tout de même travailler ensemble, dit Fassin. Vous et Paggs à distance, le colonel et moi sur le terrain. Nos chances de réussite n’en seraient qu’améliorées. Et puis, s’il arrivait quelque chose à l’un des deux groupes…

— Ah !… Jeune Taak, vous venez de mettre le doigt sur un point fondamental. Sur Troisième Furie, avec ce vaisseau et son escorte pour nous protéger, nous serons tous en sécurité. Vous, vous préférez monter dans un minuscule gazonef et vous enfoncer dans l’atmosphère pour le moins tumultueuse de cette planète. En temps normal, c’est déjà une entreprise très dangereuse, mais en temps de guerre, c’est de l’inconscience.

— Braam, l’ancien portail était protégé par une flotte entière, et pourtant, il a quand même été détruit. Troisième Furie se déplace certes, mais d’une façon hautement prévisible. Quelqu’un de malintentionné n’aurait qu’à projeter un rocher sur elle à une vitesse proche de celle de la lumière pour nous anéantir tous. Notre seule chance serait que le croiseur, par un hasard heureux et fortement improbable, se trouve sur la route du projectile. Personne n’a l’intention d’entourer cette lune d’un mur de vaisseaux, et il ne serait pas très sage de placer tous nos espoirs dans quelques navires de guerre incapables de nous protéger.

— Pour quelle raison quelqu’un s’en prendrait-il à une lune mineure telle que Troisième Furie ? demanda Paggs.

— En effet ! s’exclama Ganscerel, comme s’il s’apprêtait justement à poser la même question.

— Pour une mauvaise raison, très certainement, répondit Fassin. Notez tout de même que, ces derniers temps, l’ennemi a attaqué de nombreux endroits sans aucune raison valable.

— Nasqueron non plus n’est pas à l’abri d’un pareil assaut, fit remarquer le vieillard.

— Certes, mais la géante gazeuse est infiniment moins vulnérable que son minuscule satellite.

— Vous pourriez être directement pris pour cible.

— À bord d’un gazonef, je serai indétectable, même si le colonel est avec moi.

— À moins que le colonel soit constamment relié à ses supérieurs, dit Paggs.

— C’est peut-être d’ailleurs pour cela que nous sommes supposés rester ensemble sur Troisième Furie, dit Ganscerel dans un soupir en se tournant vers Fassin. Pour le contrôle. Enfin, une illusion de contrôle. Nos maîtres sont parfaitement conscients de l’importance de cette mission. Pour le moment, ils pensent encore pouvoir en cacher la véritable nature aux intéressés, mais cela ne peut pas durer. Ce qu’ils craignent par-dessus tout, c’est d’être tenus pour responsables de ce qui risque d’arriver. De fait, leur avenir tient à peu de chose : au succès éventuel d’une bande de chercheurs dont, habituellement, on se soucie fort peu. D’ailleurs, continua-t-il en jetant un regard circulaire sur ses disciples, exception faite de ces Voyants et de leur travail, ce système n’a rien de remarquable. Il ne faut pas trop compter sur ceux d’en haut, mon pauvre Fassin. Maintenant qu’ils nous ont confié la lourde tâche de sauver la galaxie, ils vont continuer de faire leur travail médiocrement, convaincus qu’ils sont d’avoir accompli leur devoir en nous envoyant sur Troisième Furie avec une escorte de vaisseaux de guerre. S’ils vous laissaient aller sur Nasqueron, ils s’exposeraient à de vives critiques – je veux dire, en cas d’échec de la mission. Et je ne peux pas les blâmer de prendre ces précautions.

— Cela ne marchera pas, Braam.

— Il nous faut essayer, rétorqua le vieil homme. Écoutez…, fit-il en lui tapotant le bras – Fassin portait son uniforme de commandant, dans lequel il se sentait très mal à l’aise au milieu de ses compagnons Voyants –, avez-vous tenté de faire des recherches à distance ces derniers temps ?

— Non, admit Fassin.

— La technique a beaucoup changé, intervint Paggs en acquiesçant de la tête. Aujourd’hui, elle est plus vivante, plus convaincante, ajouta-t-il en souriant. Des progrès énormes ont été faits ces deux derniers siècles. Principalement grâce à l’influence du mouvement de rébellion que tu as dirigé.

Paggs, Paggs, pas de flatteries inutiles, s’il te plaît.

Ganscerel lui tapota une nouvelle fois le bras.

— Essayez ! Fassin, je vous en conjure. Faites-le pour moi.

Fassin ne voulait pas dire « oui » immédiatement. Nous sommes hors sujet, pensa-t-il. Une menace pèse sur Troisième Furie, mais ce n’est pas le problème. Les Habitants auxquels nous avons besoin de parler ne nous prendront jamais au sérieux si nous les contactons à distance. C’est une question de respect. À nous de prendre le risque de partager leur monde. Toutefois, il ne devait pas paraître intransigeant. Garder quelques arguments sous le coude, toujours avoir des réserves. Après un moment, il hocha gravement la tête.

— Très bien. Je ferai cela pour vous. Mais juste pour essayer, pendant un jour ou deux. Il n’en faudra pas plus pour comparer. Ensuite, nous prendrons notre décision finale.

Ganscerel sourit. Ils sourirent tous.

S’ensuivit alors un dîner très agréable en compagnie des officiers de haut rang qui les accompagnaient sur la petite lune de Nasqueron.

Fassin réussit néanmoins à parler à Ganscerel seul à seul.

— Voyant en chef, je ferai cette fouille à distance pour vous, mais si les résultats ne sont pas concluants, je serai forcé d’insister pour que vous me laissiez descendre sur le terrain.

Il s’interrompit un instant pour laisser au vieillard le temps de répondre, mais celui-ci se contenta de le regarder dans les yeux en penchant la tête en arrière.

— On m’a donné un certain pouvoir, reprit-il. L’amiral Quile et le Conseil des Complectors m’ont confié des responsabilités. Je sais que certaines personnes, dans les hautes instances de ce système, ont choisi d’interpréter cet ordre de mission à leur manière. Néanmoins, si les choses devaient ne pas se dérouler comme je le souhaite, je n’hésiterais pas à reprendre les choses en main.

Ganscerel réfléchit pendant quelques secondes, puis sourit.

— Pensez-vous que cette fouille – ces fouilles, cette mission – sera un succès ? demanda-t-il.

— Non, Voyant en chef.

— Moi non plus. Pourtant, nous devons faire tout notre possible, même si les chances de succès sont minces et que l’échec est presque assuré. Nous devons donner le meilleur de nous-mêmes, éviter d’offenser ceux d’en haut et de ternir la réputation des Voyants Lents, tout faire pour ne pas compromettre notre avenir. Tout cela est à notre portée, vous serez d’accord avec moi ?

— Jusque-là, oui.

— Si vous êtes intimement persuadé qu’il est de votre devoir de vous rendre sur Nasqueron, je ne vous en empêcherai pas. Mais je ne vous soutiendrai pas non plus, car je persiste à croire que cela n’en vaut pas la peine. Dans d’autres circonstances, je vous aurais simplement ordonné de mettre en pratique ce qu’exigent les autorités de notre corporation. Toutefois, votre mission vous a été confiée par des gens très haut placés – extrêmement haut placés, même –, ce qui change tout. Essayez quand même de travailler à distance. Vous serez peut-être surpris. Faites-vous une opinion. Je ne tenterai pas de vous faire changer d’avis. Ainsi vous serez entièrement responsable de ce qu’il adviendra.

Le vieil homme lui fit un clin d’œil et se retourna pour parler au capitaine du croiseur.

Fassin aurait donc le soutien passif de Ganscerel. Mais, dans ce cas, pourquoi était-il incapable de se réjouir ?


Le Pyralis transperça l’ombre magnétique protectrice de Troisième Furie, petite sphère de roche et de métal de vingt kilomètres de diamètre, qui orbitait cent vingt mille kilomètres au-dessus de la couche nuageuse blafarde de Nasqueron. La géante gazeuse emplissait littéralement le ciel. Sa masse arrondie était comme un mur infranchissable, et ses ceintures et zones dépressionnaires composées de nuages tournoyants, entremêlés, semblaient prisonnières d’une couche de glace parfaitement transparente.

Troisième Furie n’avait pas vraiment d’atmosphère, et sa gravité était infinitésimale. Le croiseur aurait presque pu s’arrimer directement à la base des Voyants, sur la face de la lune constamment tournée vers Nasqueron. Toutefois, le transfert se fit à bord d’un petit transport de troupes. Le Pyralis attendrait à quelques kilomètres de là, dans l’espace, tel un nouveau satellite. Son escorte constituée de deux croiseurs légers et de quatre destroyers prit position quelques dizaines de kilomètres plus loin. Leurs orbites se croisaient, dessinaient des motifs géométriques complexes. Lorsque les vaisseaux passaient devant le visage illuminé de la géante, on distinguait à peine leurs silhouettes graciles.


Troisième Furie avait été bâtie, ou plutôt développée, des milliards d’années plus tôt à partir d’un rocher qui était là. Elle était l’œuvre de l’une des toutes premières espèces à avoir voulu rendre hommage à la cour des Habitants de Nasqueron. Les Habitants étaient la plus répandue des espèces vivant sur des planètes. Ils étaient présents sur presque toutes les géantes gazeuses de la galaxie – et Dieu savait qu’elles étaient nombreuses. Cependant, sur les quatre-vingt-dix millions de planètes colonisées par les Habitants, il n’en était que huit dont la population était disposée à accueillir les petits curieux qui se demandaient pourquoi ce peuple si sage ne s’intéressait pas du tout à ce qui se passait dans le reste de la galaxie civilisée.

Enfin « pas du tout » n’était pas l’expression appropriée, car les Habitants abhorraient les extrêmes. Ils ne vivaient donc pas complètement à l’écart de la société galactique. Ils recherchaient, rassemblaient et stockaient d’énormes quantités d’informations. Pourtant, il ne semblait y avoir aucune logique dans ce travail colossal, cette accumulation de données totalement désordonnées. Ils étaient d’ailleurs incapables de le justifier ou de l’expliquer, et ne comprenaient pas qu’on leur posât ce genre de question.

Depuis la nuit des temps – si l’on en croyait les archives de toutes les espèces qui peuplaient la galaxie –, il y avait toujours eu des Habitants pour accepter de nouer le contact avec l’extérieur, pour faire commerce d’informations. Mais ces êtres étaient volubiles, capricieux et excentriques, aussi était-il difficile de compter sur eux à chaque moment. Depuis la fin de l’Âge de la Première Diaspora, depuis que l’univers et la galaxie avaient deux milliards et demi d’années, les Habitants avaient toujours constitué un sujet d’étude pour de nombreux chercheurs. Néanmoins, il n’y avait jamais eu plus de dix centres de recherche à la fois.

Pour eux, les interlocuteurs acceptables allaient et venaient.

Les Habitants étaient une espèce Lente, à savoir une espèce capable de maintenir son niveau de civilisation élevé pendant au moins des millions d’années. Ceux qu’ils acceptaient chez eux, à qui ils étaient disposés à parler et avec lesquels ils échangeaient des informations étaient le plus souvent des Rapides, des êtres issus de civilisations mineures, destinées à disparaître après quelques dizaines de milliers d’années d’existence – dans le meilleur des cas. Les Habitants toléraient également certains individus issus d’autres espèces Lentes, mais c’était beaucoup plus rare. Il se disait que, malgré leur patience légendaire – on ne pouvait pas coloniser la galaxie en voyageant à un pour cent de la vitesse de la lumière (sans compter les pauses) sans être extrêmement patient –, ils savaient montrer des signes de lassitude lorsqu’ils accueillaient des visiteurs. Aussi en sélectionnant principalement des interlocuteurs Rapides étaient-ils assurés de les voir très vite partir. Dans l’esprit d’un Habitant, un visiteur légèrement ennuyeux pouvait rapidement – enfin, de leur point de vue – être perçu comme une véritable nuisance.

Depuis mille six cents ans environ – soit le temps d’un demi-clignement d’œil –, les humains étaient acceptés chez les Habitants de Nasqueron, dans le système Ulubis. Leur présence était tolérée, leur compagnie supportée, leur sécurité presque toujours garantie. En revanche, leurs questions et leurs recherches menées dans des banques de données au classement en apparence aléatoire n’étaient pas toujours prises au sérieux et faisaient parfois l’objet de moqueries. Parfois même, les Habitants prenaient un malin plaisir à mettre des bâtons dans les roues des chercheurs.

Le fait que ces petits jeux, ces cachotteries, ces menues entraves fussent perçus de façon si disproportionnée par les humains concernés – qui voyaient en eux des obstacles quasi impossibles à franchir, des problèmes d’une complexité décourageante – montrait qu’il existait un abîme entre une civilisation qui connaissait l’univers par cœur depuis toujours, et une autre qui ne le parcourait que depuis deux mille ans.

L’on avait certes essayé d’autres approches.

Soudoyer des créatures que le concept de monnaie amusait à peine avait de quoi décourager le plus entreprenant et talentueux des arbitragistes. Les Habitants avaient créé un système dans lequel le pouvoir était plus ou moins distribué au hasard, et où l’autorité et l’influence venaient automatiquement avec l’âge. Un système difficile à corrompre, en somme.

De temps à autre, il arrivait qu’une espèce tentât de prendre par la force et les armes ce que les chercheurs obtenaient après un travail acharné et respectueux. Mais la force – cela avait été démontré de nombreuses fois – ne fonctionnait pas avec les Habitants. Ils ne ressentaient aucune douleur, n’étaient pas particulièrement attachés à la vie (la leur, comme celle des autres) et semblaient partager l’idée selon laquelle, en cas d’agression extérieure, il fallait résister jusqu’à son dernier souffle, jusqu’au dernier individu, sans fléchir. Ce principe était ancré en eux au niveau cellulaire.

Les Habitants étaient presque partout, depuis presque toujours. Durant ce laps de temps, ils avaient appris de nombreuses choses sur l’art de la guerre. Leurs machines étaient réputées pour être peu fiables et inefficaces – car conçues et entretenues de façon excentrique – comme tout ce qu’ils construisaient, mais ils n’en étaient pas moins redoutables. Ils l’étaient même à un point particulièrement déconcertant.

La défaite ne leur était néanmoins pas inconnue. Certaines de leurs colonies avaient été complètement rasées, des géantes gazeuses entièrement détruites pour fournir les matériaux nécessaires aux espèces Rapides, si promptes à construire des mégastructures. Simplement parce qu’elles en étaient capables. À long terme, pourtant, les Habitants s’en étaient toujours bien sortis.

Entrer en guerre contre une espèce si ancienne, répandue, irascible et – lorsque cela l’arrangeait – bornée était rarement une bonne idée. Trop souvent, alors que la poussière soulevée par la dernière bataille était retombée depuis des lustres, voire des périodes géologiques, vous voyiez subitement apparaître dans votre système une flotte de lunes entourées de morceaux d’astéroïdes, eux-mêmes enveloppés d’un manteau de rochers de bonne taille entourés de pierres et de cailloux plus petits, le tout volant à une vitesse très proche de celle de la lumière. Dans ces cas-là, les espèces les plus observatrices et prudentes avaient en général le temps de dire : « Putain, mais qu…» avant de disparaître dans une impressionnante explosion de radiations.

Les représailles, lorsqu’elles étaient possibles, menaient immanquablement à une guerre d’usure horriblement confuse, lors de laquelle l’espèce qui avait eu le malheur de s’en prendre aux Habitants se rendait finalement compte de l’échelle de la civilisation de son ennemi (« civilisation » n’étant pas forcément le terme le plus approprié), découvrait son long passé et lui imaginait un avenir tout aussi long. En général, cette prise de conscience avait pour effet de calmer les ardeurs des plus belliqueux, qui en venaient rapidement à se demander ce qui leur avait pris de s’en prendre aux Habitants.

La stratégie qui consistait à prendre en otage une population d’Habitants dans l’espoir d’en influencer une autre était au mieux complètement ridicule, sinon lamentablement contre-productive. Les différentes colonies d’Habitants étaient très peu concernées par le destin de leur espèce tout entière. Leur donner l’occasion de démontrer à quel point ils étaient peu solidaires les uns des autres conduisait à des événements spectaculaires et épouvantables. La diversité génétique et culturelle de leur civilisation était infiniment moins importante que celle affichée par d’autres peuples galactiques.

Il était communément admis – en particulier chez les espèces qui pansaient encore leurs plaies, mais aussi chez celles qui s’étaient simplement contentées d’assister de loin au massacre – qu’il valait bien mieux laisser ces gens-là en paix.

Lorsqu’on les laissait dans leur coin, les Habitants ne dérangeaient personne à part eux-mêmes, sauf peut-être ceux qui se posaient trop de questions à leur sujet. Après tout, leur histoire, comme celle de la galaxie dans son ensemble, était celle d’une longue période de paix quasi ininterrompue – des milliards et des milliards d’années de calme. En plus de dix milliards d’années de civilisation, il n’y avait eu que trois Chaos Majeurs, et le nombre de guerres véritablement galactiques se comptait sur les doigts de la main. En base huit !

Les Habitants pensaient d’ailleurs qu’ils avaient de quoi être fiers de cet excellent résultat.


— Bienvenue à tous ! Voyant en chef, cela me fait plaisir de vous revoir ! Voyant Taak, Voyant Yurnvic. Mes jeunes amis. Je suppose que vous êtes le colonel Hatherence ? Très heureux de faire votre connaissance, madame.

Duelbe, le Majordome chauve et presque sphérique du Complexe commun de Troisième Furie les accueillit dans le hall de transit, comme la navette faisait demi-tour et s’en retournait vers le Pyralis. Deux jeunes Voyants, qui n’avaient manifestement jamais rencontré cet être en forme de balle, écarquillèrent ostensiblement les yeux. Comme tous ceux qui les avaient précédés ici, ils ne purent s’empêcher de remarquer à quel point le Majordome ressemblait à la lune sur laquelle il vivait. Heureusement, ils gardèrent cette remarque pour eux.

Des serviteurs se chargèrent des bagages. Hatherence chassa ceux qui se proposèrent de l’aider à manœuvrer dans cet espace relativement confiné – le dôme du hall, tout comme le reste de l’installation, avait été reconstruit à échelle humaine après le départ des précédents Voyants, sans aucune concession spatiale faite aux autres espèces. Là où c’était possible, le colonel actionnait les pales situées sur les côtés de son scaphandre et se déplaçait par bonds.

— Ah ! s’exclama Braam Ganscerel en avançant par longues foulées sur le sol du couloir et en s’aidant d’un bâton pour ne pas heurter le plafond, à la manière d’un perchiste inversé. C’est beaucoup mieux ainsi ! On n’apprécie jamais autant la gravité que lorsqu’on en est dépourvu, pas vrai Duelbe ?

Le Majordome eut un sourire franc, même si, Fassin en était persuadé, il avait déjà entendu cette phrase de la bouche du vieillard une bonne dizaine de fois. Les jeunes Voyants, quant à eux, semblaient découvrir l’humour de leur maître, puisqu’ils eurent le plus grand mal à se retenir d’éclater de rire.


Les trois disques doubles s’élevèrent au-dessus du grand canyon creusé dans des nuages pareils à une congère géante couleur sang, haute de cent kilomètres. Très loin au-dessus, des aurores boréales jaunes laissaient furtivement entrevoir un ciel cerise faiblement lumineux, transpercé par des étoiles et, de temps à autre, par une lune aux allures de boule de neige brune. La formation de machines volantes vira vers la falaise écarlate qui l’avala bientôt.

Ses sens furent chamboulés. Sans aucun effort, il capta magnétisme et radiations, ondes gravitationnelles et radio, obtenant ainsi une image composite de son environnement sur plusieurs centaines de kilomètres de profondeur et quelques milliers en largeur. Il repéra sa position précise au milieu de cette accumulation réticulée de champs magnétiques quadrillée par des ondes gravitationnelles et des courbes de radiations, sur laquelle était superposée la représentation visuelle fantomatique du paysage sonore.

Distançant Paggs et prenant la tête du trio, il plongea vers une thermocline abrupte située à une dizaine de kilomètres devant lui.

Ils pénétrèrent une vaste bulle relativement claire, puis une bourrasque de neige fondue. Ils s’enfoncèrent plus profondément dans une bande à la pression et à la température élevées, où tombait de l’eau liquide qui éclaboussa violemment le revêtement de leurs disques vrombissants. Ceux-ci tombèrent littéralement vers des ténèbres aveuglantes, vers une bouillie d’hydrogène dans laquelle ils flottèrent bientôt comme des Yo-Yo géants remués en tous sens, fumants, reliés entre eux par des masers.

— Qu’en pensez-vous, jeune Taak ? Heureux d’être de retour ?

— C’est une expérience fascinante, admit Fassin. Nous sommes à quoi… ? (Il vérifia ses instruments de navigation.) Deux satellites équatoriaux et une bande vers le nord, c’est cela ?

— Fass…, commença Paggs.

— Donc si je fais cela… (Fassin fonça brusquement vers le double disque de Paggs. Celui-ci, ayant deviné son intention, réduisit sa vitesse et prit un peu d’altitude. La machine de Fassin donna l’impression de vouloir suivre l’appareil de l’autre Voyant, puis se ravisa, s’arrêtant juste devant l’endroit occupé précédemment par Paggs.) … tu as tout juste le temps de te pousser, dit-il d’un ton raisonnable.

— Voyant Taak…, commença Braam Ganscerel.

— Alors que si je faisais une manœuvre similaire de l’autre côté de la planète, continua Fassin, à l’extrémité d’une chaîne de satellites, à presque une seconde-lumière de distance, sans compter le temps de calcul, on entendrait tous les deux nos machines nous expliquer que notre sécurité n’est plus garantie.

— Fassin, envoya Ganscerel avec un soupir. Je pense que nous connaissons tous la vitesse de la lumière et le diamètre de cette planète. Et puis, ces machines ne sont ni complètement stupides, ni sans défense. Elles possèdent un système anticollision extrêmement sophistiqué. Un système spécialement homologué par nos amis de la Prévôté. Un système vraiment près d’être… intelligent.

— Mais si un Habitant pointe un laser sur vous, juste par jeu, demanda Fassin, juste pour voir si vous sursautez, à quoi vous servira ce fameux système ?

— Le mieux, répondit Ganscerel d’une voix douceâtre, serait de ne pas fréquenter le genre d’Habitant susceptible d’agir de la sorte.

Sauf que ce sont justement eux qui sont les plus disposés à partager des informations avec vous, vieil homme, et pas ces vieilles choses desséchées que vous passez votre temps à flatter, pensa Fassin. Du moins espérait-il qu’il ne s’agissait que d’une pensée. Les gens se faisaient souvent des idées sur les machines d’exploration virtuelle. Ils craignaient de ne pouvoir faire la différence entre pensées personnelles et pensées communiquées. Lui n’était pas dépassé par la technologie au point de faire ce genre d’amalgame. Toutefois, Braam Ganscerel gagnerait à entendre certaines de ces remarques polies. Cela lui ferait le plus grand bien.

— Peut-être, se contenta-t-il de dire.

— Hum. Si nous sortions de là, maintenant ?


Ils revinrent à la réalité et émergèrent dans leur combinaison, dans une salle profondément enfouie dans les profondeurs de Troisième Furie, clignant des yeux dans la lumière vive, tandis que des techniciens les aidaient à se détacher et relevaient les demi-dômes dont étaient couverts les appareils à RMN. Ils retirèrent leurs oreillettes, leurs bandeaux de velours et étirèrent leurs muscles, comme s’ils sortaient réellement d’une fouille longue et poussée, et non d’une simulation d’une heure à peine, en temps réel et relatif.

Paggs se dégourdit les doigts en défaisant les dernières attaches souples qui le maintenaient contre les pneumotubes de sa nacelle. Ceux-ci captèrent ses mouvements mesurés. En cas d’action anormalement énergique, ils l’auraient empêché de se jeter hors de la machine.

Les yeux clos, la respiration lente et profonde, Ganscerel ne bougeait pas, laissait les techniciens le détacher de l’engin.

Paggs se tourna vers Fassin.

— Alors, nous t’avons convaincu ? demanda-t-il.

— Vous m’avez convaincu que ces fouilles à distance sont encore plus aisées aujourd’hui que par le passé, dit Fassin en s’appuyant sur l’auriculaire pour se projeter doucement hors de la nacelle, avant de se laisser lentement retomber vers le sol. Mais je vous croyais sur parole.


— Donc, commença Ganscerel, vous avez obtenu un tiers des volumes concernés, jeune Taak.

Fassin avait organisé une petite réunion privée dans une salle de maintenance à proximité du hangar à vaisseaux secondaire. Ganscerel aurait préféré rester dans ses quartiers, mais le colonel n’aurait jamais pu y entrer. Étaient présents Fassin, Ganscerel, Paggs et le colonel Hatherence. Fassin voulait que chacun en sût autant que lui – enfin, dans la mesure du possible – sur ses longues fouilles passées, et sur ce qu’ils commenceraient à chercher dès demain, si tout se déroulait comme prévu.

— Oui, dit-il. J’ai échangé quelques images haute définition de tableaux expressionnistes du XXe siècle contre – entre autres choses – la troisième traduction d’un poème épique de Lutankleydar datant d’avant le Troisième Chaos. Il s’agit d’une œuvre non publiée, signée – ou commandée – par le Doge des Énigmatiques. Elle est doublement codée et compressée, mais l’on sait qu’elle comporte trois volumes. Valseir m’a bien donné trois volumes… Malheureusement, comme les Jelticks l’ont découvert plus tard, il s’agit du même tome en trois langues différentes. Et il ne semble pas avoir été écrit par un Doge.

» L’un des volumes est rédigé dans une langue dite « pénombrale », que nous ne savions pas décoder jusqu’à très récemment. Elle date apparemment du temps de l’Addition. Nous avons fini par déchiffrer ce langage, et le livre a pu être traduit. Ce fut, en quelque sorte, notre pierre de Rosette. Nous pûmes alors décoder de nombreux autres textes, qui occupèrent les spécialistes pendant un bon moment. Jusqu’au jour où un Jeltick scrupuleux repéra une note cachée vers la fin de l’ouvrage, dans les appendices, une note ajoutée un peu plus tard, rédigée dans une sorte d’argot, qui disait en gros que le texte avait été écrit lors de la Grande Traversée du Second Vaisseau par un Habitant exilé maîtrisant la langue pénombrale, et que, oui, la Liste de son peuple existait bel et bien et qu’ils – peut-être l’équipage du vaisseau – en possédaient la clé, que celle-ci était contenue dans les volumes un et trois de ce poème épique. L’ensemble du texte se trouvait à l’époque à bord du navire, qui, semble-t-il, devait se rendre dans le système Zateki. D’où l’expédition envoyée par les Jelticks, dès que la traduction fut terminée.

— Pourquoi ne sont-ils pas plutôt venus sur Nasqueron ? demanda Paggs avec un sourire. Le troisième volume s’y trouve peut-être.

— Tout simplement parce que la Prévôté ne leur a pas dit où ces données ont été trouvées. S’agissait-il d’une stratégie délibérée ou pas ? Je ne puis vous le dire. Les Jelticks se sont probablement dit que le texte provenait d’un centre d’étude, mais ils n’avaient aucune certitude. Et puis, même si c’était le cas, ils n’avaient aucune raison de choisir Nasqueron a priori. Ils ont très certainement enquêté sur le sujet mais se sont gardés de révéler leurs résultats. N’oubliez pas que ces données ont été copiées et recopiées plusieurs fois aux quatre coins de la galaxie. De nombreuses personnes ont probablement lu ce texte, sans toutefois se donner la peine d’aller jusqu’aux appendices, où se trouvait pourtant cette fameuse note. Si l’information avait filtré, tout le monde se serait rué à la recherche des volumes manquants, et les Jelticks auraient perdu leur avance. Au lieu de quoi ils ont gardé le secret pour eux, se sont activés et sont partis pour Zateki.

— Et si tout cela n’était qu’un canular ? demanda Ganscerel, en fronçant les sourcils et en rajustant sa tenue. Cette affaire pourrait fort bien n’être qu’une blague de mauvais goût – les Habitants aiment ce genre d’humour décalé. Et nous, nous serions tombés dans le panneau…

— C’est possible, en effet, lui accorda Fassin. Mais nous avons reçu des ordres que nous nous devons d’exécuter, juste au cas où cette histoire serait authentique.

— Donc nous sommes à la recherche des deux volumes manquant de ce… Comment cette œuvre s’intitule-t-elle ? demanda le colonel Hatherence.

— La meilleure traduction serait peut-être L’Algébriste. Il y est question de mathématiques, de la navigation comme une métaphore, de devoir, d’amour, d’attente, d’honneur, de longs voyages de retour. Ce genre de choses.

— Quelle est donc cette histoire de Grande Traversée ? demanda le vieil homme, agacé. Je n’en ai jamais entendu parler auparavant.

— Il s’agissait de rentrer chez soi après un séjour dans ce que les humains appelaient le Triangulum Nebula, répondit Fassin avec un sourire en coin.

— Ah oui ? fit Ganscerel en fronçant les sourcils de plus belle. Nous ne sommes pas plus avancés. Comment appelle-t-on le Triangulum Nebula aujourd’hui, Voyant Taak ?

— Il s’agit de la galaxie des Âmes Perdues II, Voyant en chef. Ce voyage est appelé Grande Traversée, car il a duré trente millions d’années. L’aller s’est fait instantanément, puisque le navire a emprunté un trou de ver intergalactique, dont le portail figurait dans la Liste des Habitants.


Hervil Apsile, Maître Technicien du Complexe commun de Troisième Furie, promena une nouvelle fois son appareil portable à ultrasons sur la nacelle du gazonef et sourit, satisfait, comme le moniteur demeurait vierge. Au-dessus de sa tête se dressait sur ses pattes dépliées un des engins de descente du Complexe. La soute du vaisseau remorqueur massif était ouverte. D’un côté, le dôme principal transparent du hangar laissait voir des ténèbres profondes, illuminées de façon intermittente par des flashs semblables à des diamants taillés en pointe, qui paraissaient refléter la lumière d’un soleil bleu pâle.

— Alors, Hervil, dit Fassin en approchant par bonds sur le sol de roche fondue. On cherche des scrits ?

Apsile sourit en entendant la voix de Fassin. Toutefois, il ne lâcherait son moniteur du regard que lorsqu’il aurait terminé l’inspection de cette soudure. Il éteignit la machine et se retourna.

— Pour le moment, nous n’avons détecté que les variétés standards, Voyant Taak.

Les scrits étaient des créatures certainement mythiques, que les Habitants blâmaient lorsque survenait un incident sur leur territoire. Les humains, qui avaient pris la main en matière de civilisation nasquéronienne, avaient immédiatement adopté l’idée des scrits pour expliquer les dysfonctionnements fréquents provoqués – ou non – par la proximité des Habitants. C’était cela ou bien admettre que la négligence pathologique de ces derniers et le peu d’enthousiasme dont ils faisaient preuve lorsqu’il s’agissait d’entretenir leurs machines étaient contagieux.

Fassin tapota le flanc du gazonef en forme de pointe de flèche massive. C’était son appareil personnel, conçu pour et – en partie – par lui. Il faisait cinq mètres de long, quatre de large – si l’on incluait les ailerons – et deux de haut. Sa ligne harmonieuse n’était brisée que par divers manipulateurs et autres turbines, quelques capteurs et les propulseurs situés à l’arrière. Pour le moment, les pales étaient repliées. Fassin caressa l’aileron arrière.

— Tout est prêt, Herv ?

— Tout est prêt, en effet, répondit Apsile.

Il avait la peau noir nubien, était mince et musclé, avait le crâne rasé. Seules quelques lignes autour de ses yeux trahissaient son âge avancé. Chaque année, avant son traitement dépilatoire – il trouvait les modifications génétiques trop à la mode –, son scalp se couvrait de cheveux blancs, qui lui donnaient des allures de champ d’étoiles.

— Et vous ? demanda-t-il.

— Oh, je suis prêt aussi, répondit Fassin.

Il sortait tout juste de sa dernière réunion de la journée avec les types de la Surveillance de Nasqueron. Leur travail consistait à rester informés de ce qui se déroulait dans le chaos indescriptible qu’était la société des Habitants et, si possible, de garder un œil sur les structures et institutions majeures, et surtout sur les individus les plus intéressants.

Les nouvelles n’étaient pas très bonnes : une guerre couvait entre la Zone deux et la Ceinture C. Une tempête qui couvrait depuis longtemps la Zone un et la Ceinture D était en train de se dissiper, mais deux autres dépressions se formaient rapidement, car les mouvements de gaz étaient extrêmement fluides. Et capricieux. Quant à Valseir, personne ne l’avait vu depuis des siècles.

Les Habitants avaient toujours été difficiles à suivre. Dans le passé, on avait essayé de leur mettre des drones sur le dos, de façon à ne jamais lâcher les individus intéressants d’une semelle. Toutefois, les Habitants percevaient cette pratique comme un non-respect de leur intimité et n’avaient aucune difficulté à repérer ces engins – microgazonefs ou faux insectes – et à les détruire, quel que lût leur degré de sophistication. Et puis, il leur arrivait de bouder. Dès qu’on essayait de leur forcer la main, ils stoppaient toute coopération. Parfois par groupes entiers. Et pendant des années.

Les Voyants Lents de Nasqueron entretenaient d’assez bonnes relations avec les Habitants locaux. L’on pouvait même dire qu’ils en étaient relativement proches – à condition de ne pas trop s’immiscer dans leur vie quotidienne. En retour, ceux-ci se montraient plutôt coopératifs et fournissaient volontiers la position de leurs villes importantes, structures et institutions. Ce bulletin, envoyé toutes les huit heures et des poussières, était d’une fiabilité quasi légendaire, proche parfois des quatre-vingt-dix pour cent.

— Les vôtres vont bien ? demanda Apsile.

— Oui. Slovius vous envoie ses respects.

Fassin avait parlé à son oncle quelques heures plus tôt pour essayer de le persuader d’abandonner temporairement la Maison d’Automne. La distance relativement faible qui séparait Troisième Furie de ’glantine permettait d’avoir une conversation à peu près normale. Il avait également réussi à joindre Jaal, de l’autre côté du satellite, dans la Maison de Printemps de son Sept. La vie semblait suivre un cours normal sur ’glantine, où l’état d’urgence affectait moins la population que sur Sepekte.

Apsile déroula un écran de sa manche, appuya sur quelques touches. Il regarda nonchalamment le vaisseau remorqueur qui trônait au-dessus du petit gazonef, la soute ouverte, prête à accueillir l’engin pour le relâcher dans l’atmosphère de la géante gazeuse. Fassin suivit le regard du Maître Technicien. Une silhouette sombre pareille à une roue épaisse était suspendue à l’intérieur du vaisseau. Il plissa le front.

— N’est-ce pas le colonel Hatherence ? demanda-t-il.

— Les endroits capables de la loger ne sont pas légion, marmonna Apsile.

— Hein ? beugla une voix. On m’appelle ? ajouta-t-elle, moins fort cette fois. Oh ! oui, oui, c’est bien moi, Voyant Taak. Heu, pardon, commandant Taak. Bonjour. Désolée. Je me suis endormie. Cela arrive, n’est-ce pas ! Je me suis installée ici pour voir s’il y aurait suffisamment de place. En cas de besoin, je pourrai me rendre sur Nasqueron à bord de ce vaisseau. Enfin, il me semble. Vous êtes d’accord, Maître Technicien ?

Apsile sourit de toutes ses dents, qu’il avait aussi noires que la peau.

— Oui, madame, ce sera parfait.

— Nous sommes donc d’accord.

Dans les entrailles du transporteur en forme de delta épais, le disque géant changea de position sur son socle de façon à se retourner vers eux.

— Alors, commandant Taak, où en êtes-vous avec le Voyant en chef Braam Ganscerel ? Avez-vous réussi à le persuader de vous laisser aller au contact ?

Fassin sourit.

— Disons que c’est un peu comme une fouille à long terme, colonel ; cela va trop lentement à mon goût.

— Quel dommage !

Apsile appuya sur un bouton de son moniteur, qui se replia dans sa manche. Il hocha la tête en regardant le gazonef.

— Voilà, il est fin prêt. Vous voulez le charger dans la soute ? demanda-t-il.

— Pourquoi pas ?

Pour le technicien et Fassin, c’était devenu une sorte de rituel. Ils se penchèrent, agrippèrent chacun une extrémité et – d’abord lentement – soulevèrent la pointe de flèche au-dessus de leurs têtes. Afin de l’empêcher de s’élever trop vite, ils restèrent accrochés à l’engin, si bien que leurs pieds décollèrent du sol. Le gazonef ne pesait presque rien dans la gravité très faible de Troisième Furie, mais sa masse approchait les deux tonnes, et les principes d’inertie et de vitesse avaient cours, même ici. Ils furent entraînés à l’intérieur de la soute, vers les arceaux ouverts destinés à accueillir le gazonef. Le scaphandre du colonel prenait la place de deux engins de ce type, mais le vaisseau pouvait en contenir encore cinq. La pointe de flèche fut installée à côté du disque de Hatherence. Lorsqu’elle fut bien arrimée, les deux hommes, satisfaits, se laissèrent retomber au sol, bientôt imités par le colonel.

Fassin leva les yeux vers les courbes gracieuses de son appareil. Comme il a l’air petit, se dit-il. C’est un endroit minuscule pour y passer des années… des décennies… des siècles… Ils atterrirent. Plus expérimenté, Apsile plia les genoux juste ce qu’il fallait. Fassin, lui, rebondit.

Le scaphandre géant dut pivoter pour passer par l’ouverture de la soute, avant de reprendre sa position normale avec force tournoiements d’hélices et sifflements d’air.

— Je dois dire que, personnellement, je préférerais pénétrer réellement cette atmosphère, je veux dire, pour de vrai. Sans simulation, cria le colonel.

— Oui, dit Fassin. Je suis du même avis.

— Eh bien, bonne chance dans vos négociations ! ajouta l’Oerileithe.

— Merci. J’ignore si cela suffira, mais j’aurai effectivement besoin de chance.

Quelques heures plus tard, il eut tout juste le temps de se dire que sa malchance venait de lui fournir l’occasion dont il rêvait. Avant de fuir pour sauver sa peau.


* * *

Les autres finirent par le persuader. Thay, Sonj et Mome partaient tous. Alors, pourquoi pas lui ? Était-il nerveux ? Ou un peu fainéant ?

Non, il n’était ni nerveux, ni fainéant – du moins, pas à ce point. Il voulait juste rester dans le nid pour attendre K qui, reliée à un traumalyser et un subsal, était sur le point de sortir de sa transe. Attachée avec douceur, elle flottait dans un courant d’air soufflé par son aérofauteuil, son corps mince et gracieux en position quasi fœtale, les bras ballants, les cheveux châtains noués à la pointe formant une sorte de capuchon de cobra autour de son visage, qu’ils couvraient et découvraient tour à tour. Le filet à RMN était comme une main munie d’une bonne vingtaine de doigts argentés, qui lui soutenaient l’arrière de la tête. Le tube transparent du subsal disparaissait dans un implant neural dissimulé derrière son oreille gauche. Les yeux de K bougeaient languissamment derrière ses paupières, et son visage figé souriait.

À ce stade-ci du processus, c’était un peu comme si elle remontait d’une longue plongée effectuée à des profondeurs abyssales, progressivement, en nageant sur des kilomètres vers la surface et la lumière. Il était possible de se mettre à l’eau pour rencontrer le plongeur sans se soumettre complètement, sans atteindre l’état de paralucidité induit par les substances chimiques et la machine à RMN. Cela revenait, en quelque sorte, à nager avec un tube respiratoire, pendant que l’autre, doté de branchies virtuelles, continuait son bonhomme de chemin vers la plage qu’était la réalité.

— Hé ! Fass ! lui envoya-t-elle lorsqu’il plongea pour la rejoindre en mettant autour de son cou un col à RMN et en devenant une partie intégrante de son expérience évanescente.

Elle était partie depuis un jour et demi. C’était très long.

— Tu es venu à ma rencontre ? Merci !

— Tu t’es bien amusée ?

— Plus encore que tu ne l’imagines. Devine où je suis allée ?

Il lui envoya l’équivalent d’un léger haussement d’épaules.

— J’ai effectué une fouille ! J’ai fait comme les Voyants, je suis allée sur Nasqueron ! Enfin non, ce n’était pas vraiment Nasq, mais une autre géante gazeuse appelée Furenasyle. C’est la planète qui a servi de modèle à la simulation. Tu as entendu parler de Furenasyle ?

— Ouais, c’est un centre d’étude célèbre. Donc tu as rêvé que tu étais là-bas ? Pour fouiller, comme les Voyants ?

— Exactement. Cela paraît tellement extraordinaire quand tu en parles, Fass. C’était génial ! La meilleure… Non, la deuxième meilleure expérience de ma vie !

K lui envoya un sourire complice et satisfait. Il voyait parfaitement ce qu’elle voulait dire. Ils avaient fait cette expérience ensemble. Une immersion commune dans ce qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. Dans ce qu’ils étaient supposés ressentir l’un pour l’autre. De fait, c’était toujours délicat, car on pouvait toujours mentir, surtout si l’on choisissait le bon programme pour le traumalyser et qu’on l’accompagnait de substances chimiques adéquates. De cette façon, il était même possible de plonger dans la béatitude la plus profonde deux personnes qui se détestaient cordialement. Entre eux deux, cela s’était bien passé. Bien, mais pas au point de lui donner envie de recommencer. Il trouvait un peu suspect ce type d’expérience virtuelle, en particulier lorsqu’elle impliquait l’usage d’un subsal, qui se chargeait de synthétiser en temps réel les molécules nécessaires. C’était la réalité virtuelle – la RV – dans toute sa splendeur. Enfin, pour ceux qui se contentaient des produits légaux ou semi-légaux.

— Tu devrais essayer ! Vraiment ! Ce serait comme un entraînement pour toi, tu ne crois pas ?

— Oui, sans doute. Je ne sais pas encore si c’est à ça que je vais consacrer ma vie, mais tu sembles m’y encourager.

— Si la réalité ressemble à ce que j’ai vécu, fonce les yeux fermés !

Il n’en était pas sûr. Il était encore jeune et changeant. Devait-il devenir Voyant Lent comme tout le monde semblait le souhaiter, y compris les gens qui partageaient son nid sur l’Hab 4409 (l’« Hab de la joie ») ? Ou bien choisir une voie complètement différente ? Il ne savait toujours pas. Le fait que tout le monde s’attendît à ce qu’il devienne Voyant après sa jeunesse tumultueuse – réellement tumultueuse, ce qui ne pourrait pas durer éternellement – lui donnait envie de foncer dans une autre direction. Quoique, « foncer » était peut-être un terme légèrement excessif, force lui était de l’admettre. Disons que ces perspectives d’avenir ne l’emballaient guère. Oui, voilà, il n’était pas emballé. Alors, pourquoi ne pas partir et faire quelque chose de totalement différent, d’inattendu ? Il n’avait qu’à essayer diverses possibilités avant de faire un choix définitif.

— Écoute, je vais probablement aller à la manifestation avec les autres. Donc, à moins que tu aies besoin de moi…

— Non, non, ne t’inquiète pas. Vas-y. Je serais venue aussi, mais je dois d’abord sortir de là. La dernière fois que j’ai mariné là-dedans, je n’étais pas belle à voir. Bah !

— D’accord. À plus tard.

— À plus tard !

Il quitta le nid.

Le nid – une nacelle à faible gravité composée d’une quarantaine de sphères abritant une communauté humaine d’oisifs, de marginaux, d’accros aux simulations, de rebelles, de bosseurs et d’ivrognes – se trouvait près de l’axe de l’Habitat, du côté ouest – ou arbitrairement désigné comme tel –, pas très loin du tube lumineux. Officiellement, il appartenait à la mère d’un de ces pseudo-rebelles, mais, officieusement, il était la propriété de la République populaire immature de Machin-chose (des documents semi-officiels et des logiciels étaient là pour le prouver).

L’Hab 4409 faisait partie des centaines de milliers d’Habitats qui orbitaient autour de Sepekte. Il s’agissait d’un cylindre de cinquante kilomètres de long et dix de diamètre, dont la base était constituée d’un astéroïde remodelé. L’ensemble tournait sur lui-même de façon à créer une gravité naturelle équivalente à deux tiers de g sur la face interne de sa coque. Il tournoyait dans la lumière du soleil, tel un rouleau de jardin écrasant les photons. À chaque extrémité de la structure, des lentilles réfléchissantes de douze kilomètres de diamètre faisaient face à Ulubis, comme des fleurs incroyablement fines et fragiles. Des miroirs aiguillaient ensuite la lumière vers des panneaux en diamant, qui la laissaient pénétrer le long de l’axe, où un autre ensemble de miroirs, glissant d’une extrémité à l’autre de l’astéroïde, éclairaient sa surface interne en recréant l’illusion d’une journée planétaire. Parfois, la lumière n’atteignait jamais la surface, car une grappe de nids se dressait en travers de son chemin.

Il y avait bien plus de gens dans ces Habitats qu’à la surface des planètes, et la plupart de ces derniers se trouvaient autour de Sepekte. L’Hab 4409 était un endroit plutôt libéral, libéré, libertaire depuis sa création, deux millénaires plus tôt, depuis qu’on l’avait confisqué à une espèce vaincue. Toutefois, on ne savait toujours pas à qui il appartenait réellement. Des générations d’avocats avaient travaillé sur le dossier, s’étaient succédé sans pouvoir répondre à cette question.

La colonie attirait donc les vagabonds, artistes, inadaptés sociaux, exilés perpétuels et politiques, et autres excentriques et dérangés plus ou moins pathologiques. Et c’était comme cela depuis toujours. La majorité des habitants étaient originaires d’Ulubis, mais il y avait également des spécimens plus exotiques, des rebelles, des jeunes diplômés venus de toute la Mercatoria, qui souhaitaient prendre quelques années sabbatiques et se détendre avant de commencer leur vie active et de crouler sous les responsabilités. L’endroit produisait un art relativement intéressant et faisait office de classe terminale non officielle – mais aux frais d’inscription déductibles des impôts – pour les gosses de riches qui avaient encore besoin d’apprendre que la liberté totale et réelle était vaine – du moins était-ce le but poursuivi par leurs parents. C’était une station relais pour les disgraciés et ceux qui s’étaient décidés à revenir à la civilisation, une maison pour ceux qui n’avaient peut-être plus rien à offrir à la société, tout en étant en mesure de la galvaniser fondamentalement. (Si l’on se plaçait du côté des autorités – si l’on succombait à la paranoïa, donc –, on pouvait voir dans cet Habitat une cage, une boîte bien pratique pour ranger les idées dangereuses, un piège pour les radicaux.) En d’autres mots, l’Hab 4409 était utile. Il avait une fonction, et peut-être même plusieurs. De fait, dans une société aussi étendue que celle qui fleurissait autour d’Ulubis, on pouvait difficilement se passer d’endroits comme ceux-là.

Les gens étaient ce qu’ils étaient. Il y en avait des droits et d’autres, qui seraient toujours un peu tordus, en marge. Mais chacun avait un rôle à jouer, et l’on ne pouvait se passer de personne, n’est-ce pas ?

Cette putain de Mercatoria, cette saloperie d’Ascendance ou d’Omnocratie, le putain de Hierchon (ou plus probablement un des membres de son conseil tournant décidé à se faire un peu de pognon ou à gagner plus de pouvoir), un Juge qui dépendait de lui ou un Appariteur travaillant pour ce dernier, ou juste un Diégésien occupant la fonction de gouverneur, de maire ou autre (et qui devait sa présence et celle de ses gardes du corps à une vieille querelle visant à déterminer qui devait diriger quoi, et au compromis qui en avait résulté un siècle plus tôt), le putain de boss, les enfoirés qui possédaient tout et qui pensaient avoir le droit de décider pour tout le monde, ces salauds avaient donc décrété, estimé que la direction de ce putain d’endroit – et celle de beaucoup d’autres, dont on ne savait pas trop qui les possédait – devait revenir à une autorité responsable et officiellement accréditée. À savoir eux-mêmes. Ou leurs potes. Enfin, quelqu’un qui prenait ces histoires de propriété, de loyer et d’ordre trop au sérieux.

Ceux qui faisaient la loi et ceux qui l’appliquaient étant corrompus jusqu’aux os, il était hors de question de laisser cette décision être appliquée sans rien dire. Ces types, pour une raison qu’ils étaient seuls à connaître, détruisaient ce qu’il y avait de bien dans ces Habs, dans les colonies de Sepekte, dans le système tout entier, dans cette société dont ils faisaient tous partie. Finalement, on pouvait dire qu’ils s’autodétruisaient bêtement. Mais tout le monde n’était pas dupe – surtout pas les habitants de cet astéroïde –, et il était de leur devoir de dénoncer ces abus. Ils étaient tous du même côté au bout du compte ; c’était juste que les fumiers qui se trouvaient au sommet de la pyramide oubliaient parfois à quoi ressemblait la réalité des gens d’en bas. Dans ces cas-là, il fallait se lever et crier pour se faire entendre.

Ils allèrent donc à la manifestation. Ils prirent le métro à friction, une cabine à élastique, puis le tram jusqu’à la grande place où la foule était en train de se rassembler.

— On peut quand même se poser des questions, dit Mome comme ils remontaient la rue qui débouchait sur la place. Les Dissidents n’attaquent jamais les Habs et les villes. En fait, ils n’attaquent jamais ce qui est grand et sans défense. Ils s’en prennent à l’armée, aux autorités et aux infrastructures. Leurs actions, leur violence, leur stratégie militaire est une sorte de discours qu’il faut se donner la peine d’analyser, après s’être débarrassé de ses préjugés inculqués par la propagande. Leur message est très clair : ils en veulent à la Mercatoria, au système, à l’Ascendance, à l’Omnocratie et à l’Administrate, pas aux gens ordinaires comme nous.

— Je n’aime pas trop le mot « ordinaires », protesta Sonj.

— Estime-toi heureux d’être accepté dans la catégorie des gens, contre-attaqua Mome.

Mome était un petit gars pâle et légèrement voûté, qui donnait perpétuellement l’impression d’être sur le point d’attaquer, ou prêt à esquiver un coup. Sonj était massif, un grand gaillard à l’humeur changeante, à la peau brune et aux cheveux roux bouclés, qui ne se sentait à son aise qu’en l’absence de gravité – au point d’en devenir presque gracieux.

— Cela ne fait pas nécessairement d’eux des types bien, rétorqua Fassin.

— Certes, mais cela fait d’eux des gars raisonnables, avec lesquels il est possible de dialoguer, dit Mome. Et pas seulement une bande de tarés qu’il faut exterminer comme de la vermine, comme on veut bien nous le dire.

— Alors, pourquoi ne nous parlent-ils pas ? demanda Fassin.

— Pour dialoguer, il faut être deux, et pour le moment, les Dissidents n’ont pas d’interlocuteur, répondit Mome.

Ils se tournèrent tous vers lui. Mome parlait beaucoup, tout le monde le savait. En particulier ceux qui s’étaient déjà endormis pendant ses longs monologues. Il haussa les épaules.

— Ma cousine Lain…, commença Thay.

Encore une cousine ? l’interrompit Mome en feignant l’incrédulité.

— Oui, c’est la sœur de Kel, la demi-sœur de mon cousin Yayz, quoi, expliqua patiemment Thay.

Thay était la copine de Sonj. Elle était presque aussi massive que lui, mais s’accommodait beaucoup mieux que lui des 0,67 g de la surface de l’Habitat.

— Ma cousine Lain, continua-t-elle sans se laisser impressionner, celle qui est dans la Navigarchie, dit que les Dissidents nous attaquent pour se protéger, car, lorsqu’ils ne le font pas, la Navigarchie et la Grande Flotte vont les attaquer chez eux. Et elles ne s’en prennent pas uniquement aux installations militaires ; elles bombardent aussi leurs Habitats et font des millions de morts. Beaucoup d’offs mécontents…

— Beaucoup de quoi mécontents ? demanda Mome.

— Beaucoup d’offs, répéta Thay.

— J’ai bien entendu le mot, dit Mome dans un soupir. C’est le sens qui m’a échappé. Ah oui ! reprit-il en claquant des doigts. « Off » signifie « officier », c’est cela ?

— Exact.

— J’en étais sûr. Tu peux continuer.

— Oui, cette méthode déplaît à beaucoup de nos offs. Mais c’est comme ça, ajouta-t-elle en hochant la tête. Les Dissidents nous attaquent pour que nous soyons constamment sur la défensive. Du moins, c’est ce que dit ma cousine Lain.

— Écoutez-moi cette bande de traîtres ! s’exclama Mome en se plaquant les mains sur les oreilles. Un jour, je vous le dis, on va tous se faire coffrer !

Ils rirent.

— Au moins, nous avons la liberté de dire ce genre de chose, remarqua Fassin.

Mome eut alors son célèbre rire creux.


Sur la place centrale, Fassin salua des gens, s’enivra de la solidarité ambiante, de la fête – beaucoup de costumes amusants, de mannequins empaillés et de ballons (avec banderoles et slogans, haut-parleurs hurlants et narconfettis) – mais persista à se sentir étrangement à l’écart. Il regardait au-dessus et autour de lui, ignorant les gens – pour la plupart, des humains – et le cercle de bâtiments hémisphériques et brillants.

L’Hab était une ville géante et verdoyante construite dans un tube tournoyant, avec de petites collines, de nombreux lacs, des avenues qui s’entrecroisaient au pied d’immeubles modestes dotés de jardins suspendus, des rivières serpentines, des tours effilées et droites, des résidences qui montaient très haut et suivaient la courbe de l’astéroïde jusqu’au sommet, où elles rejoignaient d’autres bâtiments, dont la base se trouvait du côté opposé. Des grappes de nids – entourés de miroirs et sillonnés par des métros à friction, dont les tunnels figuraient les lianes d’une jungle artificielle – étaient concentrées le long de l’axe. En contrebas flottaient des bulles dirigeables semblables à des nuages transparents.

Alors, Fassin entendit une sorte de cri à la limite de la foule, près du palais du Diégésien, où étaient concentrés la plupart des manifestants. Il avait bien remarqué une odeur étrange, mais ce n’était probablement qu’une drogue disséminée par les ballons qui croisaient au-dessus de leurs têtes, une drogue contre laquelle son système nerveux était immunisé. Puis il comprit qu’il ne s’agissait pas de cela. Les ballons avaient tous disparu, et le tube solaire était en train de s’éteindre, ce qui, normalement, n’arrivait jamais. Il entendit beaucoup de bruits bizarres, dont certains auraient pu être des cris. La température paraissait avoir chuté brutalement, ce qui était également très étrange. Les gens le cognaient, lui donnaient des coups d’épaule en courant, lui tombaient dessus, et il comprit qu’il était Fassin ?, comprit qu’il était Fassin et qu’il était étendu sur le sol, qu’il était Fassin et qu’on le cognait de plus belle, que lui, Fassin, essayait de se relever, car il était Fassin, oui, qu’il était à genoux, qu’il tentait de se mettre debout tant bien que mal – il titubait, se sentait bizarre, se demandait pourquoi ces gens étaient tous allongés par terre tout autour de lui. Alors, on le bouscula, et il se retrouva au sol. Le coupable était un homme en armure gris acier armé d’une grande matraque, un homme sans visage, au-dessus duquel voletaient deux drones, un homme qui vaporisait un gaz tout en produisant un bruit terriblement aigu, un bruit auquel il – Fassin ! – aurait voulu échapper. Mais il avait mal au nez, aux yeux, partout, et ne savait pas quoi faire. Il était Fasssin, il était là, et le grand type armé de sa matraque longue comme une lance approchait. Il se relevait et se disait bêtement qu’il – Fassssin ? – pourrait lui demander ce qui arrivait à Faaaassssiiinnn ? lorsque l’homme brandit son arme et le frappa au visage, lui cassant quelques dents et le projetant au sol.

Fassin ?

Son nom finit par le sortir de son hébétude.

— De retour parmi nous ? Bien.

Il s’agissait d’un petit homme assis dans un énorme fauteuil, derrière un bureau métallique étroit. La pièce était trop sombre, même pour ses implants IR. Néanmoins, la manière dont la voix du petit homme résonnait laissait penser qu’il s’agissait d’une toute petite pièce. Fassin avait conscience que son visage, et en particulier sa bouche, le faisaient atrocement souffrir. Il voulut s’essuyer les lèvres. Il regarda en bas. Il ne pouvait pas bouger parce que ses avant-bras étaient – il chercha longuement le mot approprié – entravés ? Ses avant-bras étaient attachés à sa chaise. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il se mit à rire.

Quelqu’un lui tabassa le squelette. Tous les os de son corps résonnèrent à l’unisson, tandis que sa chair et ses organes lui donnaient l’impression de se trouver ailleurs. Un enfoiré, ou plutôt une belle bande d’enfoirés étaient en train de cogner ses os à coups de marteau. La douleur s’en fut presque aussi brusquement qu’elle était apparue, ne laissant derrière elle qu’un écho dans son système nerveux.

— Qu’est-ccce que ccc’est que ççça ? demanda-t-il au petit homme d’une voix positivement comique.

Il lui manquait des dents, et sa langue ressortait par les trous de sa bouche. Deux trous, un chicot branlant. Il tenta de se rappeler combien de temps il fallait à un adulte pour faire repousser ses dents. Le petit homme semblait du genre enjoué, avec sa bouille pouponne et grassouillette, et ses joues roses. Il avait les cheveux noirs coupés très court et portait un uniforme qui ne dit rien à Fassin.

— Ze rêve, ou vous êtes en train de me torturer ? demanda-t-il.

— Non, répondit l’homme d’un ton très raisonnable. J’essaie juste d’attirer votre attention.

Sa main se déplaça sur son bureau. Les os de Fassin s’entrechoquèrent littéralement. Ayant fait cette expérience deux fois, ses nerfs décidèrent que ce n’était vraiment pas drôle, et la douleur mit bien plus longtemps à se résorber.

— D’accord ! D’accord ! s’entendit-il dire. Z’ai pizé, z’ai pizé ! Putain, j’ai pigé ! répéta-t-il en adaptant sa prononciation à sa nouvelle denture.

— Ne jurez pas, dit le petit homme en lui refaisant mal.

— D’accord ! cria-t-il.

Sa tête pendait mollement. De la morve coulait de son nez ; de la salive et du sang, de sa bouche.

— Je vous prie de ne pas jurer, répéta l’homme. Un langage ordurier est le signe d’un esprit malsain.

— Pu… Dites-moi ce que vous voulez de moi.

Était-ce la réalité ? Ou bien était-il dans une étrange simulation depuis sa conversation avec K, un peu plus tôt dans la journée ? Voilà ce qui arrivait lorsqu’on se procurait des programmes de RV trop bon marché et des copies illégales. À moins que tout fût vrai. En tout cas, il avait réellement mal. Il regarda ses jambes, les ourlets de son short couverts de sang, de mucus et de morve. Il distinguait les poils de ses cuisses. Certains étaient dressés ; d’autres, collés à sa peau. Il voyait même ses pores. Cela signifiait-il que tout était vrai ? Non, cela ne voulait rien dire. Les simulations ou autres RV dépendaient toutes du fait que l’esprit ne pouvait se concentrer que sur une chose à la fois. Le reste n’était qu’illusion. La vue, le plus complexe des sens humains, faisait cela depuis des millions d’années. On pensait avoir une vision en couleurs et en détail, mais c’était en partie faux. Seule une petite partie de notre champ de vision bénéficiait d’une image en couleurs naturelles. Le reste n’était que du noir et blanc un peu flou.

Le cerveau se leurrait en se persuadant qu’il voyait aussi bien sur les côtés qu’au centre. Les RV intelligentes utilisaient le même genre de subterfuge. Il suffisait de zoomer sur un détail pour que celui-ci fût reproduit avec exactitude, tandis que le reste pouvait être momentanément ignoré, afin de garder dans des limites acceptables la quantité de données à traiter.

Fassin réussit à détacher les yeux de ses jambes maculées de sang.

— Tout cela est-il vrai ? demanda-t-il.

Le petit homme soupira.

— Monsieur Taak, dit-il en baissant les yeux vers un moniteur, votre profil indique que vous venez d’une famille respectable et que vous avez toutes les chances de devenir un membre important de notre société. Vous ne devriez pas fréquenter les personnes avec lesquelles vous vivez en ce moment. Vous avez agi bêtement, et des gens ont souffert à cause de cela. Jusque-là, vous avez vécu dans un genre de rêve, toutefois, le temps est venu de vous réveiller. Et c’est officiel. Je pense que vous devriez rentrer chez vous. Vous ne croyez pas ?

— Où sont mes amis ?

— M. Iifilde et Resiptiss, et Mlles Cargin et Hohuel ?

Fassin se contenta de le regarder. Merde, il vivait avec eux depuis des mois et ne les connaissait que par leur prénom. L’homme devait parler de Thay, Sonj et Mome. Mais il n’était sûr de rien. N’avait-il pas prononcé quatre noms ? Cela signifiait-il qu’il mettait K dans le lot ? Elle n’était pourtant pas venue à la manifestation.

— Soit ils sont détenus quelque part, soit ils ont été interrogés puis relâchés, soit nous nous occupons toujours d’eux, répondit l’homme avec un sourire.

Fassin regarda ses bras entravés par des anneaux en métal. Il essaya de bouger les jambes, puis se pencha en avant pour les voir. Entravées, elles aussi. Attachées. Sa bouche lui faisait un effet bizarre. Il passa sa langue là où des trous béants avaient remplacé ses dents. Il devrait sans doute s’en faire poser de fausses en attendant que les nouvelles repoussent. À moins de s’accommoder d’un sourire de pirate.

— Pourquoi me traite-t-on de la sorte ? demanda-t-il.

Le petit homme prit un air incrédule. Il sembla sur le point de lui faire à nouveau mal, puis secoua la tête, exaspéré.

— Parce que vous avez pris part à une manifestation violente contre le Diégésien, voilà pourquoi !

— Il n’y a pas eu de violences, rétorqua Fassin.

— Vous n’avez peut-être pas commis d’actes violents, mais la manifestation, elle, a bel et bien dégénéré.

S’il avait été en mesure de le faire, Fassin se serait volontiers gratté la tête.

— C’est pour cela, alors ?

— Bien sûr !

— Qui a commencé ? demanda-t-il.

Le petit homme écarta les bras et répondit d’une voix haut perchée :

— Quelle importance ?

Fassin voulait savoir quel camp avait entamé les hostilités, alors que le petit homme devait penser à un manifestant en particulier. Il soupira.

— Écoutez, je voudrais retrouver mes amis et retourner dans mon nid. Je peux partir ? Je n’ai rien fait, on m’a cassé les dents, je ne puis rien vous dire de plus… rien…, dit-il avant de soupirer une nouvelle fois.

— Vous pourrez partir quand vous aurez signé ceci, répondit le petit homme en faisant pivoter le moniteur vers lui.

Il regarda ce qu’il était supposé signer, ainsi que le lecteur d’empreintes digitales et les caméras qui prouveraient qu’il s’était bien agi de lui (et qui rendraient cette fausse déclaration encore plus lourde à stocker).

— Je ne peux pas signer ça, dit-il. Mes amis ne sont pas des agents des Dissidents et ne méritent pas la mort.

Le petit homme roula les yeux.

— Relisez ce texte attentivement, s’il vous plaît. Il dit simplement que vous les suspectez d’être des traîtres. Vous ne croyez tout de même pas que votre parole suffirait à les faire enfermer ?

— Eh bien, je ne sais pas. Mais alors, pourquoi me…

— Nous voulons que vous les trahissiez ! cria le petit homme comme si c’était une évidence. Nous voulons que vous leur tourniez le dos et que vous deveniez un membre à part entière de notre société. C’est tout.

— Mais ce sont mes amis.

Fassin toussa et avala avec peine.

— Écoutez, je pourrais avoir quelque chose à boire ? demanda-t-il.

— Non. Je suis désolé. Et ils ne sont pas vos amis. Tout juste des connaissances. Et encore. Vous avez bu en leur compagnie, vous vous êtes défoncé avec eux, avez couché avec certaines d’entre eux. Ce qui ne vous empêchera pas de vous quitter avant longtemps pour suivre des chemins séparés. Et ne jamais vous revoir. Ils ne sont pas vos amis. Rendez-vous à l’évidence.

Fassin se dit que le moment était mal choisi pour débattre de ce qu’était l’amitié.

— Peut-être, mais je ne les trahirai pas.

— Eux vous ont trahi !

Le petit tortionnaire fit pivoter le moniteur, appuya sur quelques touches, avant de le retourner dans sa direction. Fassin vit Thay, Sonj et Mome – tous étaient assis sur une chaise en tout point semblable à la sienne, et Sonj paraissait bien amoché – dire qu’ils pensaient qu’il était un agent des Dissidents et qu’il représentait un danger pour la société. Ils marmonnèrent tous quelque chose d’accablant et apposèrent le pouce sur le lecteur de l’écran (Sonj y laissa également un peu de sang).

Cette vision le secoua. C’était probablement un trucage, mais tout de même. Il s’affala sur sa chaise.

— C’est un faux, dit-il, incertain.

Le petit homme éclata de rire.

— Vous êtes fou ? Pourquoi nous serions-nous donné cette peine ?

— Je ne sais pas, admit Fassin. Mais je connais mes amis. Ils n’auraient pas…

L’homme se pencha vers lui.

— Bon, signez-moi ça. Et si jamais cela devait se savoir – ce qui est fort peu probable –, vous n’aurez qu’à dire que c’est un faux.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas faire un faux ? demanda Fassin.

— Parce qu’il faut que vous les trahissiez ! hurla l’homme. Allez ! Signez, et vous pourrez partir. Je n’ai pas que cela à faire.

— Pourquoi faire tout cela, demanda Fassin au bord des larmes. Pourquoi vouloir à tout prix que nous nous trahissions mutuellement ?

Le petit homme le dévisagea longuement.

— Monsieur Taak, commença-t-il d’un ton patient en se rasseyant convenablement. J’ai examiné votre profil. Vous n’êtes pas stupide. Fourvoyé, idéaliste, naïf, oui, certainement, mais pas stupide. Vous devez savoir comment les sociétés fonctionnent. Vous en avez au moins une vague idée. Elles fonctionnent grâce à la force, au pouvoir, à la coercition. Les gens ne se tiennent pas correctement parce qu’ils sont bons – ça, c’est une illusion libérale. Les gens se tiennent correctement parce que, sinon, ils sont sévèrement punis. Tout le monde le sait. Inutile d’en débattre. Civilisation après civilisation, société après société, espèce après espèce, le même système est appliqué. La société, c’est le contrôle, et le contrôle, c’est le châtiment. La récompense, c’est d’être autorisé à faire partie de cette société. Et de ne pas être puni sans raison – quoiqu’il y ait des exceptions.

— Mais…

— Calmez-vous. La cause idiote pour laquelle vous vous êtes engagé – à savoir la propriété de cet Habitat – ne vous concerne pas. C’est à la loi de trancher et à elle seule. Vous n’êtes pas né ici et étiez de toute façon destiné à partir d’ici à quelques mois – admettez-le. Vous auriez dû rester en dehors de tout cela. Au lieu de quoi vous avez pris la mauvaise voie et vous êtes mis en danger. Vous payez le prix de cette erreur. Ce prix inclut en autres choses la trahison de vos pseudo-amis ou complices. Faites ce qu’on vous demande, et vous pourrez repartir chez vous. Et quand je dis chez vous, je pense à ’glantine.

— Et si je refuse ?

— Si vous ne signez pas cette déclaration ?

— Oui.

— Sérieusement ?

— Sérieusement.

— Votre cas ne sera plus de mon ressort. On vous mettra entre les mains de personnes qui prennent réellement plaisir à faire ce genre de chose…

Cette fois-ci, lorsque la main du petit homme se déplaça sur son bureau, Fassin hurla de douleur. Il se mordit la langue. Un goût de fer et un liquide chaud lui emplirent la bouche.

— Parce que moi, reprit l’homme d’un ton las, ce n’est pas trop mon truc.


À la fin, Fassin signa. Il savait qu’il en arriverait là.

Le petit tortionnaire eut l’air satisfait ; deux grosses geôlières entrèrent pour détacher Fassin et l’aider à se relever.

— Merci, monsieur Taak, dit l’homme en lui attrapant la main et en la secouant avant que les femmes n’aient eu le temps de l’emmener. Je déteste vraiment ces tracasseries, et je suis très heureux lorsque je tombe sur quelqu’un d’aussi coopératif et sensé que vous. Essayez de ne pas trop m’en vouloir. Bonne chance à vous.

On le doucha, le soigna et, après une visite médicale et un bol de soupe, on le laissa partir vêtu d’une combinaison aussi fine que du papier. Il regarda autour de lui comme on le poussait à l’extérieur – enfin, ce qui passait pour l’extérieur dans cet Habitat. Pendant tout ce temps, il avait été quelque part dans le palais du Diégésien.


* * *

De retour dans le nid. Bouleversement. L’endroit avait été visité, saccagé. Tout avait été brisé ou vaporisé de glue antiémeute puante et vomitive. Alors, ils allèrent dans un bar et évitèrent de parler de la manifestation et de ce qui avait suivi. Ils évoquèrent néanmoins des rumeurs de disparitions, d’assassinats.

K n’était pas là. Elle avait été passée à tabac lorsque les soldats avaient débarqué dans le nid. Après trois semaines passées dans un hôpital carcéral, elle avait fini par se tuer avec un morceau de verre.

Fassin n’apprit la vérité que des mois plus tard. On avait plongé K dans une simulation de cauchemar. Quelqu’un qui était venu avec les soldats – ou même peut-être l’un d’entre eux – l’avait découverte en train de flotter et avait modifié les réglages du traumalyser et du subsal pendant que ses camarades la tenaient et la rouaient de coups. Le type qui avait trafiqué le traumalyser devait avoir sur lui les puces nécessaires aux modifications qu’il avait apportées. Ensuite, ils l’avaient abandonnée, attachée et ensanglantée, à un cauchemar frénétique plein d’horreurs, de viols et de tortures.

Lorsque cette histoire fut dévoilée, ils vivaient chacun de leur côté et faisaient des boulots sérieux. Ils parlèrent de porter plainte, de lancer une enquête, d’organiser une manifestation.

Fassin retourna sur ’glantine, où il s’inscrivit au stage préparatoire qui devait lui permettre de devenir Voyant. Comme il lui restait du temps avant la rentrée, il refit un séjour dans son ancien Habitat, puis se rendit à Boogeytown sur Sepekte, où il s’adonna à la boisson, à la drogue, au sexe, tout en menant une enquête habile et discrète, et en traînant dans des endroits choisis afin de rencontrer certaines personnes. Apparemment, sans même s’en rendre compte, il passa avec succès plusieurs tests, jusqu’au soir où il fut présenté à une fille qui se faisait appeler Aun Liss.


* * *

— Fassin !

Son prénom le tira du sommeil. Troisième Furie. Sa cabine. La nuit noire. Un bruit métallique. Le moniteur indiquait quatre heures. Il était rouge et clignotait. Quelqu’un avait parlé ?

— Quoi ? demanda-t-il en défaisant ses sangles et en se redressant pour flotter vers le centre de la cabine.

— C’est Herv Apsile, dit une voix semblable à celle de ce dernier, mais tout excitée et inquiète. Nous avons un problème. Je crois qu’on nous attaque.

Merde. Fassin enfila des vêtements et demanda aux lumières de s’allumer.

— Ce putain de bruit métallique, c’était l’alarme.

— En effet.

— Vous appelez depuis le centre de commandement ?

— Oui.

— Qui sont-ils ?

Une lumière s’alluma au-dessus d’un placard, dont la porte s’escamota pour révéler une combinaison de survie.

— Aucune idée. Mais deux navires ont déjà été vaporisés. Mettez votre combinaison et…

Les lumières – toutes les lumières – clignotèrent, menacèrent de s’éteindre. Le moniteur, lui, ne se ralluma pas. Un tremblement secoua la cabine. Dans la salle de bain, quelque chose se brisa avec un craquement sec.

— Vous avez senti ? Vous êtes toujours là ? demanda Apsile.

— Oui et oui, répondit Fassin en examinant la combinaison.

— Apprêtez-vous et laissez-vous glisser par le conduit d’urgence jusqu’à l’abri du complexe. Vous m’avez entendu ? Fass ?

— Oui, je suis là, finit par répondre ce dernier en se préparant. Herv, c’est ce que vous allez faire ?

— C’est ce que nous sommes supposés faire tous les deux.

Une autre secousse ébranla toute la cabine. Même l’air tremblotait comme de la gelée.

L’alarme se tut, mais d’une manière étrangement inquiétante.

Un éclair traversa le moniteur, qui couina. Fassin sortit la combinaison de son placard.

— Où en est le hangar principal ? demanda-t-il.

— Il est intact. J’ignore ce qui nous tombe dessus, mais cela semble venir de derrière, dans le sens de rotation de Nasq.

— En s’enfonçant dans le complexe, on se rapprocherait des points d’impact, donc.

Était-ce un courant d’air ? Il entendait un genre de sifflement. Il fixa le col de la combinaison autour de son cou et laissa le casque se déployer. Un voile lui couvrit alors l’ouïe et la vue, jusqu’à ce que le casque, jugeant que la situation n’était pas encore dangereuse, se dote d’ouvertures pour lui permettre de respirer, de voir et d’entendre à l’extérieur. Enfin, la partie avant du dispositif s’affina et devint parfaitement transparente.

— Pour l’instant, oui, confirma Apsile. Si la trajectoire des projectiles reste constante, nous ne serons directement menacés que dans deux heures.

Fassin enfila la combinaison, la laissa se connecter au col, s’ajuster aux proportions de son corps en se distendant et en se contractant. Elle était vraiment très confortable.

— C’est ce que vous voulez faire, Herv ? Vous terrer avec les autres comme des souris dans un trou en espérant que le chat ne viendra pas vous chercher ?

— J’exécute les ordres.

— Je sais. Personnellement, j’ai d’autres projets.

Il y eut une pause. Une autre secousse ébranla violemment la cabine. La porte principale s’ouvrit toute seule vers l’intérieur, révélant une volée de marches. La pause se prolongea.

— Herv ? appela-t-il en jetant un regard circulaire sur la cabine, histoire de voir s’il n’oubliait rien. Herv ?

— Rendez-vous là-bas.

Une lumière blanc-bleu intense se découpa sur la toile de fond de Nasqueron, illumina le hangar aux parois luisantes, accentua ses contours et ses angles aigus et projeta des ombres longues et noires alentour. Fassin sursauta. La lumière faiblit rapidement, tournant au jaune, puis à l’orange. On aurait dit un minuscule soleil en train de mourir entre la géante gazeuse et sa lune.

Herv Apsile était arrivé avant lui. Il le salua furtivement de la main et sauta avec grâce dans le nez ouvert de l’appareil, huit mètres au-dessus de lui. Le nez se referma.

— Herv ? appela Fassin en essayant le système de communication de sa combinaison.

Pas de réponse. Il se dirigea par bonds contrôlés vers la soute. Le colonel Hatherence était déjà là. Le disque massif de son scaphandre flottait juste au-dessus du plancher, en dessous de l’endroit que l’officier avait occupé un peu plus tôt.

— Voyant Taak ! Je me doutais bien que vous alliez nous rejoindre. Merde, pensa Fassin. Lui qui s’imaginait que le colonel allait appliquer la procédure d’urgence et se réfugier avec les autres au cœur du satellite, dix kilomètres sous sa surface. À moins qu’il n’y eût pas de conduit assez large pour le laisser passer. Soit. Il s’arrêta sous le petit gazonef en pointe de flèche.

— Colonel, fit-il avec un hochement de tête.

Essaierait-elle de l’arrêter ? aucune idée. En avait-elle le pouvoir ? Certainement.

— Je ne sais pas si je dois être soulagée ou terrifiée, cria Hatherence. Un bras manipulateur situé sur le flanc du scaphandre se déplia vers Fassin. Et merde, se dit-il. C’est parti…

— Après vous ! dit le colonel en désignant l’espace situé juste au-dessus. Fassin sourit et sauta. Elle s’éleva avec lui en bourdonnant. Il monta jusqu’au plafond, auquel il s’attacha, avant d’ouvrir le cockpit du gazonef où l’attendait une sorte de cercueil. Il s’extirpa de sa combinaison et défit son casque.

— Vous vous séparez de votre uniforme, commandant, dit le colonel d’un ton jovial, et sa voix résonna dans l’espace confiné de la soute.

Fassin laissa la combinaison tomber au sol et monta dans l’habitacle de son appareil.

— Quelle grâce ! ajouta Hatherence. Les mâles humains ont-ils tous les mêmes proportions que vous ?

— Seulement les plus beaux.

Il s’installa avec circonspection dans le gel froid. Le couvercle du cockpit se referma sur lui. Il se tortilla dans l’obscurité, chercha la position idéale pour que son cou reposât sur le collier scanner. L’apparition d’une lumière tamisée et un carillon synthétique lui confirmèrent que tout était en ordre. Il saisit les tuyaux dispensateurs de fluide respiratoire, inspira profondément, se vida les poumons et se les enfonça dans les narines.

Fassin se laissa aller, réprima sa panique naissante et sa peur animale, comme le fluide se déversait dans son nez, sa gorge et ses poumons, plus froid encore que le plus glacé des breuvages.

Un moment de confusion, de désorientation. Alors, le collier se resserra autour de sa gorge, le gel enveloppa son corps et des vrilles jaillirent qui lui chatouillèrent les oreilles, la bouche, le pénis et l’anus. Des douleurs jumelles aux avant-bras, puis deux autres derrière les oreilles.

— Prêt ? demanda Herv Apsile, dont la voix gargouillante lui était transmise par le gel qui lui emplissait les oreilles.

Prêt, répondit-il en pensée.

— Et le colonel ?

— Je suis prête aussi !

Le colonel ne pouvait s’empêcher de crier, même lorsque la communication se faisait à distance. Fassin se demanda brièvement s’ils ne pourraient pas l’abandonner ici d’une façon ou d’une autre. Probablement pas.

— Les portes se referment, annonça Apsile. Décollage imminent.

Fassin commença à fusionner avec son petit gazonef. Ce dernier l’enveloppait, l’embrassait, le pénétrait en de multiples points et, ce faisant, s’offrait complètement à lui. La soute se referma. Il n’y avait plus de lumière. Il voyait néanmoins le scaphandre du colonel Hatherence qui pendait à côté de lui, sentait le froid qui en émanait, percevait sa signature électromagnétique, tout comme il sentait que les systèmes du vaisseau se préparaient, s’étiraient, se modifiaient comme l’engin quittait lentement le sol. D’autres sens prirent note des radiations inhabituelles qui se déversaient sur eux, du puits de gravité colossale qui les englobait, d’une quantité importante de communications parfaitement incompréhensibles et d’une transmission confuse de signaux EM en provenance du complexe lui-même. Soudain, il y eut un cahot, une sorte de grondement lointain ; ils furent comme aspirés vers le ciel.

En attendant qu’Apsile leur explique ce qui était arrivé, il essaya de comprendre. Un bourdonnement et un sifflement étouffés lui signifiaient que le vide était en train de se faire à l’intérieur de la soute.

— Désolé, finit par dire Apsile avec douceur. J’ai repris les choses en main. Ces gens-là – qui qu’ils soient – ont de bien étranges manières d’ouvrir les hangars au vide.

— Pas de souci ? demanda Fassin.

— PDI, répondit Apsile d’un ton distrait. Pas de dégâts importants.

— Bon, alors, qu’on en finisse !

— Entendu.

— Accentuer la terreur et interdire tout répit, déclara le colonel…

Fassin se demanda à qui elle s’adressait. Il vérifia les systèmes et les réglages de son gazonef, veillant sur ce dernier, comme les vrilles et les cathéters veillaient sur lui. Des lumières de couleurs diverses apparurent dans un coin de son champ de vision. L’image se centra et devint nette. Il jeta un œil à plusieurs affichages et mit en route quelques sous-programmes pour s’assurer du bon fonctionnement de son appareil. Apparemment, tout allait bien.

Le transporteur s’éloignait de la lune en accélérant. Une interface apparut pour permettre à Fassin d’accéder aux senseurs du vaisseau. Il en usa immédiatement.

De cette manière, il pourrait vivre le voyage de la même façon qu’Apsile.

Nasqueron emplissait le ciel devant et au-dessus de leurs têtes, tandis que la surface gris-brun de Troisième Furie disparaissait rapidement en dessous et derrière. Des nuages de débris. Des faisceaux de communications. Nombreux. Trop nombreux pour une flottille aussi bien organisée que celle qui les avait conduits jusqu’ici. Aucun signe de radar lumineux ou de système de visée. Leur vaisseau était un appareil civil et n’avait certes pas les moyens de détecter ce genre de jouets, sauf peut-être les plus évidents. Pour le moment, ils ne déploraient aucune avarie majeure. À peine quelques impacts insignifiants. Des signatures de réacteur. À quelques centaines de kilomètres, un pic de radiations, comme un navire disparaissait à toute allure. Émission en boucle d’un message confirmant leur statut de navire civil, de canot de sauvetage. Un flash ! Droit derrière eux. Un nuage de débris quasi hémisphérique sur la surface de Troisième Furie. Un nouveau cratère de cinq cents mètres de diamètre. Trois cratères plus petits en vue. Récents, mais plus froids, orange et non pas rouges. La vue changea. Les lignes, une grille et des icônes symbolisant le réacteur du vaisseau se dessinèrent devant lui.

Apsile pointa le nez de l’engin droit vers Nasqueron et entama une longue descente en tire-bouchon, accélérant au maximum, poussant le réacteur dans ses derniers retranchements.

Les performances du transporteur n’étaient pas comparables à celles d’un engin militaire ultramoderne. Son unique fonction était de lâcher le gazonef dans l’atmosphère de Nasqueron et de le récupérer plus tard. Il était robuste, capable de voler dans le champ de gravité de la géante gazeuse, de supporter ses variations de pression et même d’évoluer dans de l’hydrogène liquide. Par ailleurs, il avait suffisamment de puissance pour les libérer, son chargement et lui, de l’étreinte de Nasqueron. Toutefois, il n’était pas très manœuvrable, ne transportait aucune arme, aucun système défensif, et était loin d’être furtif, puisqu’il était conçu pour être repéré le plus facilement possible, afin d’empêcher un Habitant malintentionné de le prendre pour cible et de clamer ensuite qu’il ne l’avait pas vu.

— Comment ça va, là-dedans ? demanda Apsile d’un ton calme, pas inquiet pour un sou.

— Personnellement, je vais très bien, répondit le colonel.

— Pareil, envoya Fassin. Vous avez estimé la durée du trajet ?

Habituellement, il fallait environ une heure pour aller de Troisième Furie à Nasqueron. Fassin espérait pourtant arriver en moins d’une demi-heure.

— Nous allons accélérer pendant encore dix minutes, puis décélérer pendant dix minutes supplémentaires. Après il faudra compter cinq minutes au maximum pour pénétrer assez profondément dans l’atmosphère.

Il voulait dire suffisamment profondément pour être hors de portée des armes les plus terrifiantes. À condition de faire abstraction des armes tout aussi terrifiantes que possédaient les Habitants.

— Peut-on espérer faire mieux que cela ? demanda-t-il.

— Peut-être pourrons-nous gagner un peu de temps lorsque nous aurons atteint la couche nuageuse, répondit Apsile. Si l’on garde un peu plus de vitesse. Peut-être. Hum…, fit l’homme qui, pensa Fassin, devait se gratter le menton. Oui, peut-être, si nous prenons le risque de laisser la température monter au-dessus de la limite conseillée… À moins, bien sûr, que le vaisseau ait subi des dommages lors de l’explosion de la porte du hangar.

— Bien sûr.

— Maître Technicien, appela le colonel Hatherence, avons-nous été pris en chasse ou pour cible ?

— Non, colonel.

— Alors, je suggère que nous appliquions votre plan initial.

— Herv, vous êtes le seul à pouvoir prendre cette décision, lui envoya Fassin.

— J’en prends note.

— Pouvez-vous recevoir des communications militaires, Maître Technicien ?

— Malheureusement non, madame. À moins d’être directement visé par un faisceau…

— C’est regrettable. À votre avis, que se passe-t-il ?

— Apparemment, il y a eu un échange de tirs. Je vois des réacteurs s’éloigner de la lune et foncer tout droit dans la direction d’où sont venus les projectiles. Waouh !

L’éclair blanc attira aussi l’attention de Fassin. Un autre cratère, encore plus grand, venait d’apparaître à la surface de Troisième Furie.

— Et tous ces gens restés dans les profondeurs de la lune ? demanda le colonel.

— J’étais en train d’écouter, répondit Apsile. Je vais essayer de les contacter. Donnez-moi juste quelques secondes.

Le silence. Grâce aux capteurs du vaisseau, Fassin regarda l’espace défiler autour d’eux. Dans la mémoire du transporteur, il trouva une carte du système, l’orienta dans la bonne direction et chercha ’glantine. Un point minuscule au loin. Il zooma jusqu’à obtenir l’image lumineuse et scintillante d’une lune gibbeuse. Sa topographie était à peine visible. Voyait-il le Grand Désert ? Et là, cet éclat de lumière ? S’agissait-il d’une mer ? Une simple étincelle. Et là-haut… Un éclair ? L’avait-il déjà vu ?

Quelque chose de plus froid et agressif que n’importe quel gel ou vrille s’empara de lui, enserra son estomac et son cœur. Non, ce n’était pas possible. Ce devait être un artefact quelconque. Il chercha les commandes des capteurs pour revoir les images.

— Merde, il y a une putain d’épave, eut le temps de dire Apsile, avant de faire faire une embardée au vaisseau.

Fassin se concentra de nouveau sur les alentours immédiats de l’appareil et vit, droit devant eux, un nuage de points sombres se découpant sur la surface de la planète. On aurait dit une lointaine volée d’oiseaux. Le transporteur, qui volait à sa vitesse maximum, entreprit de virer.

Une pluie d’éclats noirs s’abattit sur eux de tous les côtés, telle une chute de flocons de suie. Fassin sentit ses bras, enveloppés par le gel protecteur, essayer de se rapprocher de son corps dans une tentative instinctive et désespérée pour former une cible plus petite. Puis tout fut terminé. Aucun impact.

Quelques instants plus tard, Fassin sentit le vaisseau qui pivotait, tournait son réacteur vers Nasqueron, afin d’entamer sa décélération.

— Je crois, commença Apsile avec circonspection, que nous nous en sommes plutôt bien…

Quelque chose les heurta. Le vaisseau vacilla ; il y eut un craquement, qui traversa le transporteur et que Fassin ressentit à travers le gazonef et son gel protecteur. Sa connexion avec le vaisseau fut rompue. Il était de retour dans sa minuscule pointe de flèche. Ils étaient en train de tourbillonner. Une lumière les éclairait par intermittence. Une lumière ?

Elle venait d’en dessous, de l’entrée de la soute. Il voyait le scaphandre du colonel Hatherence à côté de lui. Oh-oh !…

Le vaisseau commença à sortir de sa vrille et à stabiliser sa trajectoire. L’éclat devint moins intense, mais ne disparut pas pour autant. D’après son spectre, il pouvait fort bien s’agir de la lumière reflétée par Nasqueron. Les couleurs de la géante gazeuse lui parvenaient donc par la porte, en principe fermée, de la soute. Fassin retourna l’anneau de senseurs du gazonef en direction de l’ouverture.

— Putain ! essaya-t-il de dire.

Il y avait bien un trou aux bords dentelés, par lequel se déversaient des conduits semblables à des boyaux. La lumière de Nasqueron était réfléchie vers l’intérieur par une surface plane et polie.

Le gel qui l’entourait fut mis à contribution. Le réacteur principal était en train de les faire décélérer comme prévu. Il essaya l’intercom, puis émit un signal radio.

— Herv ?

— Je suis là. Je suis vraiment désolé. On a heurté quelque chose. Mais j’ai réussi à nous stabiliser, à nous retourner et à récupérer la bonne trajectoire. En revanche, je ne reçois plus aucune donnée de la soute. De sa porte non plus, d’ailleurs.

— C’est là que nous avons été touchés. Je vois un trou d’ici.

— De quelle taille ?

— Je dirais un mètre sur deux.

— Moi aussi, je vois le trou, intervint le colonel en se joignant à leur petite sauterie radiophonique. Le Voyant Taak en a fait une bonne description.

— En tout cas, il est trop petit pour que vous tombiez dedans, dit Apsile.

— Comment va le reste du vaisseau ? envoya Fassin.

— Pour l’instant, il résiste bien. En revanche, je ne sais pas ce qu’est devenue cette chose qui nous a touchés, si elle est ressortie ou non…

— Je crois bien qu’elle m’a heurtée, dit Hatherence. Enfin, qu’elle a heurté mon scaphandre.

Une pause. Alors, Apsile finit par demander :

— Et vous… Vous allez bien ?

— Parfaitement bien. La porte a absorbé le gros du choc, et mon scaphandre est d’une qualité, d’une durabilité et d’une solidité exceptionnelles. Il est à peine égratigné.

— Si nous n’arrivons pas à ouvrir la porte, nous ne pourrons pas sortir, et tout cela aura été vain, Herv, fit remarquer Fassin.

— En tout cas, nous pourrons toujours rester dans le transporteur et nous cacher derrière la couche nuageuse. Je ne reçois plus aucun signal de la base. Le dernier impact doit les avoir sévèrement touchés. Nous serons certainement plus en sécurité dans ces nuages de gaz qu’en orbite, à la vue de tout le monde.

Aucun signal logique n’était plus émis par le complexe de Troisième Furie, et aucun vaisseau militaire n’utilisait les fréquences civiles. Les interférences sur les bandes EM – fréquentes à proximité de Nasqueron – étaient plus intenses que jamais. Apsile réussit à se connecter à deux satellites relais équatoriaux, mais étrangement, ne parvint pas à utiliser leurs émetteurs-récepteurs, n’obtenant qu’une bouillie de parasites et de données incompréhensibles. Il essaya même un des satellites miroirs de la population locale qui, habituellement, ne fonctionnaient pas ou n’émettaient rien d’autre que des idioties parfaitement inutiles. Cette fois-ci, pourtant, tout paraissait en ordre.

— Aïe ! l’entendirent-ils s’exclamer. Troisième Furie vient d’essuyer un nouveau tir. Nous continuons notre descente. Lentement, certes, à cause des dommages subis, mais sûrement.

— Faites de votre mieux, Maître Technicien, dit le colonel.

Le transporteur commença à vibrer en entrant dans l’atmosphère supérieure de Nasqueron et en dessinant une courbe lumineuse au-dessus des nuages. Ils ralentirent. Les passagers sentirent leur corps peser de nouveau, de plus en plus. Des couinements et des cliquètements provenaient des bras qui les maintenaient contre les parois de la soute. Les secousses se calmèrent, redoublèrent d’intensité, puis se calmèrent de nouveau. Des bruits de déchirures et des craquements se firent entendre, ou plutôt sentir par les parois, comme les débris pendillant autour du trou laissé dans la porte de la soute se détachaient, s’enflammaient et brûlaient furtivement dans l’atmosphère de plus en plus dense. À l’intérieur, on pouvait de nouveau percevoir des sons. Ils se sentaient tous lourds à présent, vraiment très lourds. Le gel faisait pression sur la peau de Fassin en produisant un son comparable à celui de bottes dans de la neige poudreuse. Les bulles de gaz qui subsistaient dans son corps s’écrasèrent et prirent l’apparence de cellules sanguines. Lourd, je me sens si délicieusement lourd…

— Maître Technicien, appela soudainement le colonel.

— Attendez, dit Apsile. Ce…

Le vaisseau tout entier fut secoué brutalement.

— Herv ? envoya Fassin.

— On dirait qu’on est pris pour cible, commença le pilote, lorsqu’une nouvelle secousse ébranla le transporteur, le faisant dévier de sa trajectoire.

— C’est le moins qu’on puisse dire, commenta Hatherence. Maître Technicien, cria-t-elle sur toutes les fréquences, vous est-il possible de nous laisser sortir ?

— Hein ? Pardon ? Non ! Je…

— Maître Technicien, à mon commandement, essayez d’effectuer un tonneau ou une boucle, lui dit Hatherence. Je m’occuperai de notre éjection.

Vous vous en occuperez ? s’exclama Apsile.

— Oui. Je le ferai. Je suis armée. Mais nous n’avons plus le temps de bavarder. Bonne chance à vous.

— Attendez une minute, commença Fassin.

— Voyant Taak, le coupa sèchement le colonel, protégez vos sens.

Le disque épais suspendu à ses côtés envoya un rayon blanc-bleu aveuglant sur la porte déjà entamée, qui explosa dans un grand jaillissement d’étincelles. À l’extérieur bouillonnaient des nuages jaune-brun. La pointe de flèche de Fassin avait des taches devant les yeux. Elle était d’ailleurs occupée à remplacer ses capteurs endommagés. Fassin comprit qu’il ne s’était pas protégé assez vite. Il éteignit ses senseurs.

— Éjection dans trois secondes, annonça le colonel. Faites votre manœuvre maintenant, Maître Technicien.

Une explosion de radiations et un pic de chaleur accompagnèrent la vrille. Les bras qui maintenaient le gazonef de Fassin lâchèrent prise, le propulsant à l’extérieur comme un boulet de canon. Un instant plus tard, ce fut le tour du scaphandre du colonel oerileithe, qui rattrapa aussitôt son retard. Au-dessus de sa tête, Fassin aperçut le transporteur qui continuait de tournoyer. Subitement, un rayon violet apparut dans son champ de vision raccommodé ; il transperça l’épaisse couche de gaz, manquant le transporteur de très peu. Alors, il n’y eut plus que les nuages jaunes, le colonel et lui, minuscule silhouette en pointe de flèche, qui tombaient dans les cieux chaotiques de Nasqueron.


* * *

— « Ceux qui se donnent la peine d’étudier ces choses-là s’accordent à dire qu’il existe, au sein de certaines espèces, une classe d’êtres si méprisants et suspicieux qu’ils ne peuvent envisager leurs semblables qu’avec haine et terreur, deux réactions émotionnelles qu’ils affectionnent particulièrement, car elles ne sont jamais feintes. »

L’Archimandrite Luseferous leva les yeux vers la tête accrochée au mur. Celle-ci regardait droit devant elle, à travers la cabine, et ses yeux étaient pleins de douleur, de peur et de folie.

L’assassin avait trépassé peu de temps après leur départ pour Ulubis, ses défenses inférieures ayant fini par transpercer mortellement son cerveau. L’Archimandrite lui avait fait découdre les paupières lorsque les médecins lui avaient annoncé que l’homme n’avait plus que quelques jours à vivre. Il voulait à tout prix regarder le tueur dans les yeux au moment où il quitterait ce monde.

Malheureusement, l’homme était mort pendant que Luseferous dormait. Pour se rattraper, celui-ci avait visionné l’enregistrement de la scène plusieurs fois. (Le visage de l’assassin cessait brusquement de se contorsionner, ses yeux roulaient vers le haut, retombaient lentement en louchant. Son cœur avait lâché – comme l’attestait le monitoring qui accompagnait l’enregistrement –, et, quelques minutes plus tard, son cerveau s’était endormi pour toujours. Luseferous aurait préféré quelque chose de plus théâtral et spectaculaire, mais on ne pouvait pas tout avoir.) Il avait fait décapiter l’assassin et accrocher sa tête en face de celle du chef rebelle Stinausin, qui pourrait ainsi le regarder à longueur de journée.

L’Archimandrite examina longuement la tête aux yeux écarquillés qui n’avait pas de nom.

— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il avant de relire silencieusement le passage, en remuant les lèvres. Personnellement, je suis d’accord avec ce qui est dit, reprit-il en faisant la moue, mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir une critique voilée.

Puis il secoua la tête, referma le volume ancien et en détailla la première de couverture.

— Jamais entendu parler, marmonna-t-il.

Au moins, se dit-il, ce pseudo-intellectuel avait-il une identité. Luseferous était véritablement fâché de n’avoir aucun nom à mettre sous la tête de l’apprenti assassin. Le bougre avait certes échoué, il avait payé chèrement son crime raté et fini en trophée de chasse. Cependant, le fait que son nom soit demeuré secret jusqu’au bout dérangeait grandement l’Archimandrite. C’était un détail, mais cela le touchait au plus haut point. Car sa victoire indéniable ne serait jamais complète. Il avait déjà envoyé des consignes à Leseum afin d’éclaircir ce mystère le plus vite possible.

Son secrétaire personnel en chef apparut derrière le panneau en diamant qui servait de porte à sa cabine.

— Oui ?

— Monsieur, le maréchal Lascert, monsieur.

— Deux minutes.

— Bien, monsieur.

Il devait rencontrer le maréchal des Dissidents dans la salle de réception de son plus gros navire de guerre, Luseferous VII, le vaisseau amiral de sa flotte. (Luseferous trouvait les termes « vaisseau de guerre » ou « transport de troupes » quelque peu démodés et communs.) Il avait fait modeler le navire à sa convenance, le pourvoyant d’équipements dignes de son rang, au point de mettre ses architectes dans tous leurs états, car, selon eux, ces vastes espaces vides affaiblissaient considérablement la structure de l’engin. Finalement, il les avait écoutés et avait consenti à réduire les dimensions de la salle de réception, qui n’était pas aussi intimidante que prévu. Pour compenser ce défaut, il y avait fait installer des miroirs et quelques holoprojecteurs, qui la faisaient paraître plus vaste. Malheureusement, il avait toujours la désagréable sensation que les visiteurs ne se laissaient que rarement berner. Il avait opté pour une décoration « néobrutale » avec beaucoup de faux béton et de tuyaux rouillés. Le nom de cette tendance l’avait bien fait rire, mais le style lui avait immédiatement plu.

Il entra dans la salle de réception, précédé par son secrétaire. Lorsqu’il passa devant eux, les gardes, courtisans, employés de l’administration, soldats et marins s’inclinèrent bien bas.

— Maréchal.

— Archimandrite.

Le maréchal était une femme vêtue d’une armure légère qui, quoique polie, avait une allure miteuse et usée. Elle était grande, mince, avait le port altier, mais également le buste un peu trop développé au goût de Luseferous. Et puis, il n’avait jamais été attiré par les femmes chauves. Elle hocha formellement la tête. Ces dernières décennies, ceux qui s’étaient contentés de le saluer de la sorte – des opposants patentés – avaient tous été exécutés. Il ne savait pas trop s’il trouvait cela insultant ou rafraîchissant. Derrière elle attendaient deux officiers de haut rang – des Jajuejeins aux allures de buissons d’amarante équipés d’armures, qui ne lui arrivaient qu’à la taille. Il se doutait bien que la femme avait été choisie parce qu’elle était humaine, tout comme lui. En effet, presque tous les pontes des Dissidents étaient des non-humains.

Il s’assit. Non pas sur un trône, mais dans un fauteuil impressionnant installé sur une estrade. Madame le maréchal resterait debout.

— Vous souhaitiez me parler, maréchal Lascert.

— Je suis envoyée par les Transgresseurs, les Libres et la Double Entente. Cela fait déjà un certain temps que nous essayons de vous approcher, dit-elle d’une voix douce, mais néanmoins profonde pour une femme. Je vous remercie de m’avoir accordé cette audience.

— C’est un plaisir. Bien. Où en est-on de cette petite guerre ? Quelles sont les dernières nouvelles ?

— D’après ce que je sais, tout se déroule pour le mieux, répondit le maréchal avec un sourire en penchant la tête, ce qui eut pour effet de faire briller son crâne rasé dans la lumière. J’ai cru comprendre que vous alliez vous-même de victoire en victoire.

Il agita la main.

— Je n’ai rencontré que très peu d’opposition.

— Votre flotte principale devrait atteindre Ulubis dans, quoi, un an environ ?

— Quelque chose comme ça.

— Nous avons pris un peu de retard par rapport à ce qui était prévu.

— La flotte est très importante. La réunir m’a pris du temps, rétorqua Luseferous en montrant bien qu’il n’appréciait pas d’être critiqué et que son avis ne lui importait guère.

Ils avaient certes pris du retard. Normalement, l’invasion aurait dû débuter d’ici à six mois. C’était ce qu’il avait promis à ses alliés temporaires. S’il y avait un responsable, ce devait être lui. Toutefois, il préférait que sa flotte volât en formation pendant tout le trajet, plutôt que de permettre aux plus rapides de ses vaisseaux d’arriver avant les autres et de devoir reformer l’essaim devant Ulubis. Ses amiraux et généraux insistaient pourtant (pas trop vigoureusement, il est vrai) sur le fait que ses navires n’avaient pas besoin de rester tout le temps groupés, mais Luseferous ne voyait pas les choses de cette façon. Une arrivée en masse serait plus impressionnante, plus propre et satisfaisante.

En attendant, les Dissidents devraient supporter seuls la charge de préparer le système à l’invasion. Ainsi, le travail serait plus facile pour sa flotte, qui, à la fin, aurait plus de chances de se retrouver en position de force par rapport à ses alliés, évidemment diminués.

— Néanmoins, reprit Lascert, vos unités les plus avancées pourraient attaquer dès maintenant.

— Depuis un certain temps déjà, nos navires éclaireurs automatisés et drones à grande vitesse prennent pour cibles leurs vaisseaux aussi bien dans le système que sur les routes interstellaires les plus fréquentées, dit Luseferous. Il est toujours bon d’être prêt à toute éventualité. Certains de ces engins ont besoin d’être reprogrammés, mais le travail de sape devrait suivre son cours comme prévu, ajouta-t-il en souriant et en lui laissant le temps de réagir à la vue de ses dents de diamant. Maréchal, je suis de ceux qui pensent qu’il convient, avant toute entreprise de ce genre, de semer un peu la panique. Beaucoup, même. Après une période de harcèlement, la population accueillera à bras ouverts toute force d’invasion qui mettra fin au doute et à l’incertitude. Alors qu’elle aurait résisté avant.

La femme sourit aussi, mais donna l’impression de se faire violence.

— Évidemment. Nous pensons que le moment est venu de discuter en profondeur de la stratégie à appliquer une fois que vous serez arrivés sur place.

— C’est très simple. Je vais prendre possession de ce système, maréchal.

— Certes, mais il pourrait être bien défendu.

— J’espère bien. C’est pour cela que je me suis doté d’une flotte si importante.

Ils se trouvaient entre deux étoiles, dans le quasi-néant sauvage et abandonné, à moins d’une année de voyage d’Ulubis. Le croiseur rapide des Dissidents et les deux destroyers qui l’escortaient avaient rejoint la flotte quelques heures plus tôt, manœuvrant avec grâce et calant leur vitesse sur celle du vaisseau de l’Archimandrite, le tout avec une facilité qui déconcerta les pilotes de la flotte. Ils avaient des vaisseaux magnifiques, mais lui possédait les systèmes. Ils étaient donc faits pour s’entendre. D’autant que ces trois engins si rapides étaient désormais enserrés dans l’étau de sa flotte si lente et pesante.

— Puis-je me permettre d’être franche, Archimandrite ?

— Je n’en attends pas moins de votre part, répondit-il en la fixant de son regard couleur de sang.

— Nous craignons qu’une attaque excessivement agressive ne fasse courir des risques trop importants à la population civile.

Pourquoi donc dit-elle cela ? se demanda Luseferous en gloussant intérieurement.

Il regarda tour à tour son secrétaire personnel, ses généraux et ses amiraux.

— Maréchal, commença-t-il d’une voix raisonnable, nous allons les envahir. Nous allons les attaquer, et, pour cela, il est essentiel de faire preuve d’une certaine agressivité, non ?

Il sourit, bientôt imité par ses officiers. Deux ou trois de ses hommes les plus gradés se permirent même de rire discrètement. Contrairement à une idée reçue, terrifier les gens au point qu’ils n’osent pas vous annoncer une mauvaise nouvelle ou qu’ils se forcent à rire en même temps que vous n’était pas forcément une mauvaise chose. À condition d’en être conscient et de savoir l’exploiter. L’on risquait certes de se retrouver isolé et d’être tenu à l’écart des événements ; toutefois, il suffisait d’ajuster sa perception pour éviter les erreurs d’appréciation. Parfois, tout le monde riait, parfois quelques-uns seulement. De même, on pouvait en apprendre beaucoup plus sur la situation réelle en faisant mentalement le tri entre ceux qui riaient et ceux qui gardaient le silence. C’était une sorte de code. Un code qu’il savait déchiffrer depuis toujours.

— Oui, Archimandrite, d’agressivité et de mesure, répondit la femme. Deux qualités que vous possédez, évidemment, ajouta-t-elle avec un sourire non communicatif. Nous avons simplement besoin d’être sûrs que vos troupes agiront d’une manière qui ne nuira pas à votre image et qui vous apportera davantage de louanges.

— Des louanges ? Maréchal, j’inspire la terreur. Cela fait partie de ma stratégie. C’est ce que j’ai trouvé de plus efficace pour amener les gens à agir comme je l’entends.

— Et la gloire, dans tout cela ?

— Me montrer clément pour la gloire ?

La femme réfléchit un instant.

— Eh bien, oui, finit-elle par dire.

— Je vais conquérir ce système, maréchal. Avant peu. Dans cette entreprise, nous sommes partenaires, mais cela ne vous donne pas le droit de me dicter ma conduite.

— Bien sûr que non, Archimandrite, s’empressa de dire la femme. Je sais très bien ce qu’il convient de faire, mais je vous demande simplement de soigner la manière.

— J’ai bien entendu votre requête et j’en tiendrai compte.

Il avait déjà entendu quelqu’un utiliser cette phrase, mais il ne se rappelait plus où. C’était une excellente réplique, à condition de la prononcer d’une voix légèrement pompeuse : lentement, avec gravité, en gardant le visage inexpressif, de façon à ce que vos interlocuteurs soient persuadés de votre bonne foi. Si toutefois vous deviez ne pas appliquer leurs conseils, ce serait uniquement par esprit de contradiction, pour bien démontrer qu’il était contre-productif de vous forcer la main. C’était une tactique délicate, car elle pouvait encourager certains à vous faire faire des choses en vous demandant leur contraire. Ce qui revenait à accepter qu’ils aient un pouvoir sur vous – ou en tout cas à le laisser croire –, chose que l’Archimandrite n’était pas disposé à avaler.

Le pouvoir était tout. L’argent n’était rien sans pouvoir. Même le bonheur n’était qu’une distraction, un fantôme, un jouet. Le bonheur, on pouvait trop souvent vous en priver. Et puis, la plupart du temps, il impliquait d’autres personnes. Des personnes qui exerçaient un pouvoir sur vous et qui étaient en mesure de vous retirer ce qui, justement, vous rendait heureux.

Luseferous avait connu le bonheur. Il se l’était également vu arracher. Son père, le seul homme qu’il ait jamais admiré – et haï à la fois –, s’était débarrassé de sa mère quand elle était devenue moins attirante, alors que le petit Luseferous était adolescent, la remplaçant par une succession de maîtresses désirables mais sans âme, des jeunes femmes peu prévenantes, égoïstes, qu’il aurait voulu posséder et qu’il méprisait. Sa mère fut chassée. À jamais.

Omnocrate pour la Mercatoria, son père avait débuté en bas de l’échelle dans le complexe industriel de Leseum, où il occupait le poste de Peculan (fonction qui, de manière cynique, mettait l’accent sur le fait que ceux qui l’occupaient étaient forcés de se laisser corrompre pour pouvoir vivre dignement, s’exposant à de possibles déconvenues). Après avoir été promu Ovate, il avait grimpé les échelons un à un jusqu’à devenir Diégésien. Successivement, on lui avait confié l’administration d’un quartier, d’une petite cité industrielle, d’une ville de taille moyenne, d’une grande ville, d’une capitale continentale. Alors, profitant de la mort de son supérieur hiérarchique dans les bras de leur maîtresse commune, il fut nommé Appariteur. Il choisit d’épouser sa maîtresse tueuse. Celle-ci, sans doute parce qu’elle était devenue trop exigeante, connut aussi une fin tragique.

Luseferous ne sut jamais le fin mot de l’histoire.

Lui-même n’avait jamais parlé à personne de la relation qu’il entretenait avec la jeune femme.

Plus tard, son père fut nommé Peregal, chargé d’une grappe de stations orbitales, puis d’un continent, puis d’une lune de belle taille. C’était une fonction très prestigieuse, gratifiante et bien rémunérée, dans un ensemble de systèmes interconnectés tel que Leseum. À ce moment-là, pour la première fois de son existence, il avait paru satisfait de sa position. Il était plus détendu, plus prompt à profiter de la vie.

Mais son ascension se termina là. Alors qu’il briguait le poste de Hierchon, son père, qui avait amassé une fortune considérable en dispensant l’argent du contribuable selon son bon vouloir et en faisant signer des contrats publics à des marchands et fabricants choisis par ses soins, doubla un de ses Appariteurs dans une affaire mineure, vraiment insignifiante, et se fit aussitôt dénoncer et destituer pour corruption active. Ce qui permit au jeune Appariteur en question de lui prendre sa place.

Convaincu qu’il ne pourrait jamais concurrencer son père sur son propre terrain, Luseferous, que la nature de la religion et de la foi intriguait depuis toujours, avait rejoint la Cessoria quelques années plus tôt. Au moment du procès de son père, il était séminariste, aussi put-il accompagner ce dernier jusque dans ses derniers instants afin de recueillir sa confession. Au début, l’homme s’était montré courageux, avant de craquer complètement. Il avait pleuré, supplié, promis tout et n’importe quoi (en particulier les choses qu’il avait déjà perdues), s’était accroché à la robe de son fils en hurlant, en implorant, en y enfouissant son visage. Luseferous savait qu’on les regardait et que ce moment serait déterminant pour son avenir. Aussi l’avait-il repoussé sans ménagement.

Son ascension au sein de la Cessoria fut fulgurante.

Il ne serait jamais aussi puissant que son père, mais il était intelligent, capable et respecté, et il officiait dans une branche moins dangereuse, quoique influente, présente aux quatre coins de cette métacivilisation qui comptait parmi les plus grandes que la galaxie ait connues. Il était d’ailleurs satisfait de son sort et n’imaginait pas se mettre dans une position délicate en prenant les risques qu’avait pris son père.

C’est alors que survint la Déconnexion. Tous les portails furent détruits dans un volume comprenant des millions d’étoiles. Les systèmes situés autour de Leseum furent plongés dans les ténèbres, projetés dans le passé, comme au temps de l’Effondrement des Artères. Heureusement, les systèmes directement reliés à Leseum n’eurent pas à souffrir, du moins pendant les quelques millénaires qui suivirent, jusqu’à ce qu’une chamaillerie liée à l’Éparpillement, un différend sans importance opposant trois factions jusque-là inconnues – et dont personne ne voulut plus jamais entendre parler –, provoque la destruction du portail de Leseum9 IV, isolant du reste de la galaxie civilisée un énorme volume d’espace.

Alors, tout changea, y compris ce qu’il fallait faire pour conserver son pouvoir, y compris la liste des personnalités pouvant espérer atteindre le sommet de la pyramide.

Malgré tout ce qui les différenciait, son père avait appris à Luseferous tout ce qu’il savait. Par exemple, il lui avait démontré que l’existence ne stagnait jamais, qu’elle était ascension ou chute. Évidemment, il valait mieux connaître une ascension permanente, quitte à marcher sur les autres, à les enfoncer, à s’en servir de marchepied. Le vieil adage selon lequel il fallait être bon durant son ascension pour être bien traité lors de sa chute n’était pas sans fondement, mais c’était une attitude défaitiste, un truisme de perdant. Il n’y avait rien de tel qu’une montée permanente et ininterrompue. D’ailleurs, la pensée de ce qui risquerait de lui arriver s’il rencontrait ses nombreuses victimes – celles qui avaient survécu – lors d’une hypothétique dégringolade suffisait à le persuader de ne jamais cesser d’avancer, de ne jamais envisager la défaite. En compétiteur né, il s’attaquait constamment à de nouveaux challenges, entreprenait toujours de nouvelles conquêtes, cherchait constamment à évoluer, à découvrir d’autres horizons.

La vie était un jeu, aussi fallait-il jouer. C’était peut-être bien la vérité ultime qui se cachait derrière La vérité, la religion dans laquelle Luseferous avait été élevé en tant que membre obéissant de la Mercatoria. Rien de ce que vous faisiez ne comptait réellement, n’avait de conséquence, car tout n’était – ou n’était pas – qu’un jeu, une simulation. C’était pour de faux. Même ce Culte des Affamés, dont il était le chef, n’était qu’une invention, un amusement au nom pompeux, choisi parce qu’il sonnait bien. Une variante de La vérité, avec quelques modifications destinées à tester la crédulité de ses semblables. Les gens étaient prêts à avaler n’importe quoi. Vraiment. Il en existait quelques-uns – une infime minorité – que tout cela consternait. Mais, dans l’ensemble, c’était une formidable occasion de tirer parti des faibles d’esprit.

Évidemment, il fallait accepter de paraître cruel. Évidemment, les gens vivaient, souffraient et mouraient en vous haïssant. Et alors ? Tout cela n’était peut-être qu’une illusion.

Et, si c’était vrai, cela signifiait que la vie était une lutte permanente. Il en avait toujours été ainsi, et il n’y avait aucune raison pour que cela change. Soit on admettait cet état de fait et on en assumait les conséquences, soit on se persuadait que le progrès et la civilisation rendaient ce combat obsolète, et on acceptait de chuter, de se faire exploiter, de devenir une proie, de la nourriture pour les puissants.

Il se demanda à quel point ces Dissidents, censés être féroces et sans foi ni loi, comprenaient cette vérité de base. Ils permettaient aux femmes de s’élever au sommet de la hiérarchie militaire, ce qui n’augurait rien de bon. Le maréchal ne semblait pas avoir compris que sa promesse de suivre ses recommandations n’avait strictement aucune valeur.

— Merci infiniment, Archimandrite, dit la femme.

Il sourit.

— Vous resterez un peu, j’espère ? Nous avons organisé un banquet en votre honneur. Nous avons tellement peu d’occasions de nous détendre, ici, parmi les étoiles.

— C’est un honneur, Archimandrite, dit le maréchal en s’inclinant de cette manière si peu respectueuse.

Et nous allons essayer de nous soutirer mutuellement des informations toute la soirée, pensa-t-il. Mon Dieu ! comme ce sera amusant. Une planète à piller par jour, c’est tout ce que je demande.


* * *

— Vous avez une idée de l’endroit où nous nous trouvons ? émit le colonel à l’aide d’un faisceau laser, le plus sûr moyen de télécommunication dans ce milieu hostile.

— Zone zéro, au-dessus de l’équateur, répondit Fassin. Quelque part devant la plus récente des grandes tempêtes, à dix ou vingt mille kilomètres du Feston de l’Oreille. Je suis en train de vérifier la dernière mise à jour envoyée par les Habitants avant notre éjection.

Ils flottaient dans un tourbillon lent, autour d’une source d’ammoniaque au diamètre comparable à celui d’une petite planète, deux cents kilomètres sous le sommet de la couche nuageuse. À l’extérieur, la température était relativement douce selon les standards humains. Dans toutes les géantes gazeuses, il y avait des zones où, en théorie, un homme aurait pu subsister sans aucune protection, exposé aux éléments. Subsister, certes, mais en position allongée, et dans un lit de gel protecteur, poids multiplié par six oblige. Et puis, il y avait le problème de l’atmosphère très pauvre en oxygène – problème non rédhibitoire, à condition de s’emplir les poumons de gel filtrant –, celui de la pression atmosphérique colossale, celui de la douche incessante de particules chargées. Les conditions n’étaient manifestement pas idéales, mais c’était ce que Nasqueron avait de mieux à offrir.

Pour le colonel Hatherence, il faisait un peu trop chaud. En général, les Oerileithes préféraient les températures qui régnaient à plus haute altitude. L’officier avait clamé haut et fort que son scaphandre était en parfait état et qu’il lui était possible de s’aventurer n’importe où, y compris dans le vide interstellaire ou au cœur de Nasqueron, où la pression était un million de fois supérieure à ce qu’ils connaissaient actuellement, et où la température atteignait la moitié de celle qui régnait à la surface d’Ulubis. Fassin préféra ne pas entrer dans cette compétition puérile. Son gazonef aussi était capable d’évoluer dans l’espace en cas d’urgence. En revanche, il n’avait jamais été testé à des profondeurs extrêmes.

Il avait essayé de contacter Apsile, mais n’avait reçu que des parasites. La grille de positionnement passif fournie par les satellites équatoriaux était bien accessible, mais incomplète, ce qui indiquait que certains satellites n’étaient plus là, ou étaient défaillants.

Être en mesure de vous positionner sur la carte de n’importe quelle géante gazeuse était très important, mais cela ne suffisait pas. Au cœur de la planète, il y avait un noyau solide, une masse sphérique grosse comme dix fois la Terre et noyée sous soixante-dix mille kilomètres d’hydrogène, d’hélium et de glace. Il y avait même des puristes pour appeler « surface » la transition entre ce cœur rocheux et le liquide à haute température et haute pression qui le recouvrait. Difficile, toutefois, de prendre cette définition au sérieux. Après la glace – techniquement, il s’agissait bien de glace, malgré les vingt mille degrés qui caractérisaient cette eau solidifiée par la pression –, on trouvait quarante mille kilomètres d’hydrogène métallique, puis une couche de dix mille kilomètres d’hydrogène moléculaire qu’il était possible, à condition d’être un peu poète, de considérer comme un océan.

Au-dessus, dans les strates relativement fines – quelques milliers de kilomètres tout au plus – et complexes qui se succédaient jusqu’à l’espace vivaient les Habitants, dans des ceintures s’enroulant les unes autour des autres, dans les tourbillons de gaz – ornés de tempêtes, grandes et petites, bouleversés par des remous, décorés de festons, de barres, de tiges, de bandes, de voiles, de colonnes, de touffes cotonneuses, de creux, de bouillonnements, de panaches, de rafales de subduction – qui gainaient la planète. Là où vivaient les Habitants, là où il y avait de l’animation, il n’existait pas de surface solide, pas de paysage qui durât plus de quelques milliers d’années, à part les bandeaux de gaz qui se bousculaient incessamment et les grandes roues atmosphériques qui constituaient les rouages mal assemblés de cette boîte de vitesse de cent cinquante mille kilomètres de diamètre.

Les satellites équatoriaux étaient supposés se maintenir en orbite géostationnaire et suivre les mouvements de la zone tropicale, à partir de laquelle il était plus ou moins possible de se repérer. Mais ce n’était pas simple, car tout était en mouvement. Les zones et ceintures étaient relativement stables, mais elles changeaient de position et se croisaient à des vitesses comparables à celle du son. Elles étaient déformées par des tourbillons aux mouvements erratiques, compressées et remuées par des tempêtes géantes, telle la Grande Tache rouge de Jupiter, à cheval entre deux ceintures circulant dans des directions opposées, à la façon d’un vortex géant produit par des courants antagonistes, qui se développaient, faisaient rage, se calmaient lentement au cours des siècles, sans que l’humanité ne remarque rien. Dans une géante gazeuse, tout évoluait, tournoyait, allait et venait, malmenait les concepts humains de « surface », « territoire », « terre », « mer » et « air ».

Si l’on ajoutait à cela les effets d’un champ magnétique extrêmement puissant, les déferlantes de radiations intenses et l’échelle titanesque de l’environnement – on aurait pu faire disparaître une planète grosse comme la Terre ou Sepekte dans une tempête de taille moyenne –, les capacités du cerveau humain étaient rapidement dépassées.

Et encore, c’était sans compter l’attitude trop souvent taquine – pour rester poli – des Habitants, si prompts à jouer avec les données cartographiques de la planète et à lancer des défis à leurs visiteurs étrangers.

— Je croyais que nous en serions entourés, remarqua le colonel.

— D’Habitants ? demanda Fassin en étudiant des schémas et des graphiques complexes censés les aider à se situer.

— Oui, je m’imaginais arriver dans une vaste cité.

Ils examinèrent tous les deux ce paysage brumeux et mouvant, qui s’étirait de tous les côtés, avec ses détails grands de quelques mètres ou de quelques centaines de kilomètres, selon le point de vue que l’on choisissait d’adopter. Tout paraissait calme et immobile, alors qu’ils se trouvaient dans la zone équatoriale, qu’ils tournaient avec elle à plus de cent mètres par seconde et qu’ils perdaient lentement de l’altitude au-dessus d’un énorme bassin d’ammoniaque.

Fassin se surprit à sourire tout seul, dans son enveloppe de gel.

— Il y a beaucoup d’Habitants, dit-il, mais c’est une très grosse planète.

Rappeler cette banalité à une créature dont l’espèce vivait aussi autour d’énormes géantes gazeuses lui fit un effet étrange. Fassin croyait cependant savoir que les Oerileithes se montraient souvent – quoique à regret – craintifs lorsqu’il s’agissait des Habitants, dont ils imaginaient qu’ils vivaient groupés dans des complexes majestueux et colossaux dissimulés derrière des barrières nuageuses (et il ne fallait pas compter sur les Habitants pour dissiper ce malentendu). Les Oerileithes étaient une civilisation très ancienne selon les standards des hommes et de la plupart des espèces qui peuplaient cette galaxie. Néanmoins, avec leur histoire vieille de huit cent mille ans, ils n’étaient que des éphémères pour les Habitants.

Une pensée effleura soudain l’esprit de Fassin :

— Colonel, vous vous êtes déjà rendue sur un monde peuplé d’Habitants ?

— Eh bien, justement non. Je n’ai pas encore eu ce privilège, répondit l’officier en admirant ostensiblement le paysage. C’est très différent de l’endroit où je vis. Vraiment.

Encore une pensée :

— Mais vous avez bien une autorisation, colonel ?

— Une autorisation, Voyant Taak ?

— Oui, il faut une autorisation pour descendre. Pour entrer dans Nasq.

— Ah !…, envoya le colonel. En fait, pas vraiment, je dois l’avouer. À vrai dire, tout le monde pensait que nous allions nous contenter d’effectuer les fouilles à distance, depuis le complexe de Troisième Furie. Braam Ganscerel en personne me l’avait assuré. Apparemment, ma présence ne dérangeait personne. Il me semble d’ailleurs qu’une requête avait été déposée pour me permettre de vous suivre dans l’atmosphère de la planète en cas de nécessité – amusant, non ? –, mais, avant notre départ, rien n’était encore décidé. Pourquoi ? Vous croyez que cela peut poser problème ?

Et merde.

— Les Habitants, commença Fassin, peuvent se montrer très…, pointilleux sur ce genre de question.

Pointilleux, pensa-t-il. Ils étaient parfaitement capables de nommer le colonel « enfant honoraire », de lui laisser une demi-heure pour fuir avant de le chasser.

— Ils considèrent leur tranquillité avec beaucoup de sérieux, reprit-il. Les entrées non autorisées sont sévèrement découragées…

— Oh ! mais je sais tout cela.

— Ah oui ? Bien.

— Je me plierai à leur décision.

— Parfait. Je vois.

Vous êtes très courageuse et possédez un excellent sens de l’humour, se dit-il. À moins que vous ne soyez pas très maligne.

— Alors, Voyant Taak, dans quelle direction sommes-nous supposés aller ?

— Il devrait y avoir un Tunnel de nuages dans cette direction, à quatre cents kilomètres, répondit Fassin en pointant le nez de son gazonef vers le sud et légèrement vers le bas. Sauf s’il a bougé depuis la dernière fois, évidemment.

— Ah oui ? fit le colonel en virant dans la direction indiquée.

— Nous allons utiliser un de nos satellites pour nous manifester. Histoire de leur dire que nous sommes là.

— Est-ce réellement sage ?

Était-ce sage ? Les installations des Voyants avaient subi des assauts à proximité de Nasqueron, mais cela ne signifiait pas pour autant que les environs immédiats de la planète étaient menacés. D’un autre côté…

— Quelle vitesse peut atteindre votre scaphandre ? demanda Fassin.

— Dans cette densité, je dirais quatre cents mètres par seconde. Deux fois moins vite, en moyenne, sur de longs trajets.

Dans tous les cas, plus vite que son gazonef. C’était décevant. Fassin espérait encore fausser compagnie au colonel, mais apparemment, ce ne serait pas possible.

— J’ai envoyé un signal au satellite, dit-il à Hatherence. Allons-y.

Ils ne perdirent pas de temps. Heureusement, car ils eurent à peine le temps de parcourir cent mètres qu’un éclair violet déchira les nuages dans leur dos et embrasa le volume de gaz dans lequel ils se trouvaient encore quelques secondes plus tôt. D’autres rayons jaillirent du point d’impact principal, se propageant lentement et de façon erratique dans l’atmosphère. Avec force crépitements, l’un d’entre eux se matérialisa à cinquante mètres de leur position. Les autres étaient beaucoup plus loin et disparurent au bout d’une minute.

— On dirait que quelqu’un vous en veut, Voyant Taak, envoya le colonel comme ils fendaient une strate de gaz.

— Il faut croire.

Quelques minutes plus tard, il y eut un flash et une impulsion EM, bientôt suivis par un grondement sourd et des secousses intenses.

— C’était une bombe atomique ? demanda Fassin.

Les résultats affichés par ses capteurs étaient très clairs, mais il avait du mal à y croire.

— Je ne connais rien d’autre qui produise ce genre d’effets.

— Nom de Dieu !

— Ce quelqu’un semble vous en vouloir vraiment beaucoup, Voyant Taak, ajouta Hatherence.

— Les Habitants ne vont pas apprécier. Eux seuls ont le droit de faire exploser des charges nucléaires dans leur atmosphère. En plus, ce n’est même pas la saison des feux d’artifice.

Ils trouvèrent le Tunnel de nuages à peu près là où il était supposé se trouver – deux kilomètres plus bas, et cent kilomètres plus loin, ce qui n’était rien pour une planète de la taille de Nasqueron. Le Tunnel était un fagot de tubes en carbone, qui flottait dans l’immensité de ce paysage cotonneux constitué de nuages jaunes, orange et ocre constamment en mouvement. Les deux tubes principaux mesuraient dans les soixante mètres de diamètre, tandis que les moins épais – dans lesquels circulaient des données télémétriques – ne dépassaient pas cinquante centimètres. Lorsqu’ils l’aperçurent de loin, à plusieurs dizaines de kilomètres de distance, le Tunnel paraissait aussi gros qu’un cheveu, mais plus ils s’en approchaient, plus il prenait des allures de haussière assez solide pour remorquer une lune. Des deux conduits principaux leur parvenait un bruit de tempête impressionnant.

— Et maintenant ? envoya le colonel.

— Maintenant, on va voir si je suis toujours aussi populaire qu’avant.

Fassin utilisa un des bras articulés de son gazonef pour manipuler, sans les casser, les filaments contenus dans un des conduits de service. Un câble aussi fin qu’un cheveu se déroula et se connecta à la matrice de lumière qui emplissait le tube étroit. Des données affluèrent depuis l’autre extrémité du Tunnel et se déversèrent dans la biomémoire de son appareil, avant d’être transformées puis aiguillées vers l’esprit de Fassin, sous la forme d’un code chaotique composé de sons incompréhensibles, d’images clignotantes et de diverses expériences sensorielles. La coupure du faisceau lumineux avait déjà été remarquée et autorisée. Un bouquet de données afflua directement dans le filament jailli du gazonef afin de s’enquérir de l’identité des intrus, de leur demander s’ils avaient besoin d’assistance et de les sommer de cesser sur le champ de gêner la circulation de données publiques.

— Je suis Fassin Taak, Voyant Lent à la cour des Habitants de Nasqueron, envoya-t-il. J’aurais besoin que l’on vienne me chercher et que l’on m’emmène jusqu’à Hauskip.

On lui demanda d’attendre.


— Fassin Taak, le Lien, l’Étranger, le Voyant, l’humain ! Et… cela ? Qu’est-ce que c’est ?

— C’est le colonel Hatherence de l’Ocula, de l’ordre militaro-religieux de la Prévôté. C’est une Oerileithe.

— Bonjour, Habitant Y’sul, dit Hatherence.

— Un petit habitant ! Comme c’est fascinant ! Ce n’est pas un enfant, alors ?

Y’sul, un adulte de neuf mètres de diamètre, se rapprocha en roulant à travers le gaz, étendit un bras long et fin, serra le poing et frappa (bing-bing-bing !) la paroi du scaphandre du colonel.

— Salut, là-dedans ! s’exclama-t-il.

Le disque de Hatherence se pencha sous la violence des coups, qui manquaient un brin de gentillesse.

— Heureuse de faire votre connaissance, répondit-elle sèchement.

— Non, ce n’est pas une enfant, confirma Fassin.

Ils se trouvaient dans une salle géante et sphérique, à la toiture couverte de tuiles de diamant épaisses de quelques microns seulement. Il s’agissait du Club des Épaississeurs de la ville d’Hauskip.

Hauskip était l’une des cent mille conurbations de la zone équatoriale de Nasqueron. Les observateurs les moins sévères disaient souvent qu’elle ressemblait au mécanisme d’une montre ancienne grossi des milliers de fois. De loin ou sur une carte, on voyait uniquement des millions de roues dentées accrochées les unes aux autres, montées sur des axes, des moyeux, interconnectées pour former un vaste ensemble. Le tout faisait facilement deux cents kilomètres de diamètre et tournait lentement en dégageant une impression de puissance. Hauskip flottait dans une soupe de gaz épais, cent kilomètres sous le sommet de la couche nuageuse.

Plusieurs Tunnels convergeaient vers la cité. Une voiture vide était venue chercher Fassin et Hatherence près du sas le plus proche de l’endroit où ils attendaient. Elle avait ensuite changé de ligne deux fois, empruntant même des conduits partiellement évacués pour les emmener à grande vitesse là où ils avaient besoin d’aller. Le trajet avait tout de même duré une journée complète. Tous les deux avaient dormi pendant la majeure partie du voyage. Juste avant de sombrer dans le sommeil, Fassin avait eu le temps d’entendre le colonel dire :

— Nous continuons, commandant, n’est-ce pas ? Nous allons poursuivre notre mission jusqu’à ce qu’on nous donne l’ordre d’arrêter.

— Je suis d’accord.

La voiture s’était arrêtée, avait traversé un sphincter pour se retrouver dans la Gare centrale de Hauskip, où elle s’était enfoncée dans l’atmosphère gélatineuse pour rallier le Club des Épaississeurs de la Huitième Progression. Là, Y’sul, qui était le Gardien/Mentor de Fassin depuis longtemps, participait à la Cérémonie d’Expulsion d’un des membres du club.

Durant la brève période où ils se voyaient souvent chassés, les jeunes Habitants ressemblaient à des raies manta anorexiques. Ensuite, ils grandissaient, grossissaient, se divisaient partiellement en deux (vers l’adolescence), puis basculaient d’un axe horizontal vers un axe vertical. Ils finissaient, à l’âge adulte, par ressembler à une énorme paire de roues de charrette tissées, reliées par un axe court et épais, aux extrémités duquel on trouvait des sortes d’araignées de mer géantes.

Une partie de la transition entre le début et le milieu de l’âge adulte impliquait une période d’Épaississement, au cours de laquelle les disques fins et fragiles des jeunes devenaient des roues solides et massives. Pendant cette transformation, les Habitants d’une même génération se retrouvaient souvent dans des clubs, où ils ne faisaient d’ailleurs rien de particulier. En règle générale, ils aimaient beaucoup être membres de clubs, de confréries, d’ordres, de ligues, de partis, de sociétés, d’associations, de communautés, de fraternités, de groupes, de guildes, d’unions, de factions, de compagnies, tout en se réservant des plages de temps libre pour participer à divers rassemblements impromptus. Leur agenda était très chargé.

Y’sul les avait invités dans son bureau privé, aux étagères encombrées de livres et de cristaux, pour, expliqua-t-il, pouvoir rejoindre ses amis sans tarder au cas où ses deux visiteurs se montreraient ennuyeux. De fait, le dîner cérémoniel allait bon train, et l’ambiance, dans cette salle des banquets située un niveau en dessous, était excellente.

— Fassin, cela me fait plaisir de vous revoir ! dit Y’sul. Pourquoi être venu accompagné de cette petite chose ? Est-elle destinée à être mangée ?

— Non, pas du tout. C’est une collègue.

— Une collègue, bien sûr ! Pourtant, les Oerileithes ne forment pas de Voyants…

— Elle n’exerce pas cette profession.

— Elle n’est donc pas votre collègue.

— L’Ocula de la Prévôté, qui est un ordre militaro-religieux de la Mercatoria, lui a demandé de m’escorter.

— Je vois.

Vêtu de façon élégante et décontractée avec ses franges colorées et ses fraises sophistiquées, Y’sul recula un peu en roulant, avant de se rapprocher encore plus près d’eux.

— Mais, non ! Qu’est-ce que je raconte ! Je ne vois pas du tout ! Qu’est-ce que c’est que cette « Ocula » ?

— L’Ocula…

L’explication prit un certain temps. Au bout d’un quart d’heure – en temps réel, heureusement, sans ralentissement –, Fassin estima qu’il en avait assez dit, qu’il n’avait rien omis d’important. Hatherence l’avait aidé à plusieurs reprises, sans toutefois réussir à capter l’attention d’Y’sul.

Celui-ci avait dans les quinze mille ans et était à un ou deux millénaires de devenir un traav, un adulte dans la force de l’âge. Avec ses neuf mètres de diamètre (sans compter ses vêtements bouffants qui devaient mesurer un mètre d’épaisseur), il était aussi grand qu’un Habitant pouvait l’être. Son double disque faisait près de cinq mètres de large, et son axe central modestement habillé était à peine visible, car l’écart entre les deux parties de son corps était très faible. Les Habitants se tassaient très peu en vieillissant. Vers la moitié de leur existence, ils commençaient à perdre les rayons de leurs roues, et leur moyeu se ratatinait ; aussi lorsqu’ils atteignaient plusieurs milliards d’années leur arrivait-il souvent de ne plus pouvoir bouger leurs membres.

Néanmoins, la plupart du temps, cela ne les empêchait pas de se déplacer, puisqu’ils possédaient un ensemble de vannes situées sur les faces internes et externes de leurs roues. Ces vannes étaient orientables et escamotables, et disparaissaient une fois le mouvement imprimé. Ainsi les Habitants donnaient-ils véritablement l’impression de rouler dans l’atmosphère. Cette technique avait été baptisée « roulage ». Les plus vieux perdaient leurs vannes externes, mais en gardaient en général suffisamment pour pouvoir se déplacer.

— Si j’ai bien compris, dit Y’sul à la fin, vous êtes à la recherche de Valseir, et vous espérez pouvoir reprendre vos fouilles dans sa bibliothèque.

— C’est à peu près cela, confirma Fassin.

— Je vois.

— Y’sul, vous m’avez toujours été d’un grand secours. Pourrez-vous m’aider cette fois-ci ?

— Problème.

— Problème ?

— Valseir est mort, et sa bibliothèque a été mise sous scellés. Sa collection a été éparpillée au hasard, répartie entre ses pairs, ses alliés, ses parents, collègues ou ennemis. Sans compter les simples passants.

— Mort ?

Il laissa son sentiment d’horreur apparaître sur la carapace sensible de son gazonef sous la forme de spires mouvantes, qui indiquaient à quel point – en ami proche du défunt – il était intellectuellement et émotionnellement bouleversé par ce drame. N’étaient-ils pas tous les deux fascinés par les mêmes recherches ?

— Mais il n’était que Choal ! Il avait des milliards d’années devant lui !

Valseir avait un million et demi d’années, et était sur le point de devenir un Sage. Il n’était que Choal, ce qui était la dernière étape de l’Âge cuspien. En général, ce passage se faisait plutôt chez les Habitants âgés de deux millions d’années, mais les anciens avaient jugé Valseir apte à devenir Sage avant l’heure. Il était – avait été – un jeune prodige. Lors de leur dernière rencontre, Fassin l’avait trouvé en pleine forme, plein de vigueur et de vie. Il était vrai qu’il passait énormément de temps à travailler dans sa bibliothèque, mais Fassin ne parvenait toujours pas à croire qu’il fût mort. Mort ? Comment était-ce possible ?

— Un accident de navigation, si je me souviens bien…, dit Y’sul en émettant une requête sur le réseau accessible par un nœud situé dans le mur de la salle. Oui, je ne me suis pas trompé ! Un accident de navigation. Son Pourfendeur de tempête a été pris dans un tourbillon plus violent que prévu, et il n’y a pas survécu. Au moins, on a réussi à sauver son navire avant qu’il disparaisse dans les Profondeurs. C’était un excellent marin. Terriblement efficace.

— Mais quand ? demanda Fassin. Je n’en ai pas entendu parler.

— Assez récemment. Il y a deux siècles, pas plus.

— Les réseaux d’informations n’en ont pas dit un mot.

— Vraiment ? Ah ! Attendez… Oui. Il avait laissé des instructions en cas d’accident. Il souhaitait que la nouvelle de sa mort ne fût pas annoncée par les médias, ajouta-t-il en étirant tous ses bras articulés. Je comprends parfaitement – j’ai laissé les mêmes instructions.

— Y a-t-il des données sur ce qu’il est advenu de sa bibliothèque ? demanda Fassin.

Y’sul recula à nouveau en faisant tourner ses roues géantes et légèrement coniques, avant de s’avancer brusquement. Puis il se laissa dériver dans les airs.

— Vous savez quoi ?

— Quoi ?

— Il n’y a aucune donnée à ce sujet. N’est-ce pas bizarre ?

— Nous… Je voudrais vraiment étudier cette question plus en profondeur, Y’sul. Pensez-vous pouvoir nous aider ?

— Eh bien, disons que… Tiens ! En parlant d’informations ! Une explosion nucléaire se serait produite tout près de l’endroit où vous étiez avant d’emprunter le Tunnel de nuages. Cela a-t-il quelque chose à voir avec vous ?

Et merde, pensa une nouvelle fois Fassin.

— Oui. Il semblerait que quelqu’un ait décidé de me tuer. Ou bien en a-t-il après le colonel ici présent ? dit-il en désignant d’un mouvement du bras le scaphandre de Hatherence, qui flottait à ses côtés.

Elle n’avait rien dit depuis longtemps. Fassin n’était pas certain que cela fût bon signe.

— Je vois, fit Y’sul. En parlant du colonel, je n’arrive pas à trouver son autorisation… Je veux dire, son permis de séjour.

— En fait, dit Fassin, nous avons été forcés de descendre sur Nasqueron précipitamment à cause d’une menace imprévue. Le colonel a fait une demande officielle avant notre départ, mais nous n’avons guère eu le temps d’attendre une réponse. Techniquement, Mme Hatherence n’est pas autorisée à séjourner chez vous. C’est pour cela qu’elle demande le statut de naufragée, de réfugiée. En tant qu’habitante d’une géante gazeuse, elle demande votre hospitalité, continua Fassin en se retournant vers l’Oerileithe, qui pivota sur son axe vertical pour lui retourner son regard. Elle demande asile…

— Nous acceptons de le lui offrir à titre provisoire. Même s’il serait possible de chipoter sur le caractère prétendument imprévu de la « menace » dont vous parlez et sur la définition du mot « naufrage ». Toutefois, je ne suis pas d’humeur à chicaner. Dois-je comprendre que vous êtes pris dans une sorte de dispute ?

— Effectivement, répondit Fassin.

— J’espère que ce n’est pas encore une de vos guerres ! protesta Y’sul en reculant – mouvement qu’il était aisé d’interpréter comme une réaction d’exaspération.

— Malheureusement, j’ai peur que si.

— Votre passion pour la destruction mutuelle ne cessera jamais de me stupéfier, de me ravir, de m’horrifier !

— J’ai cru comprendre qu’un conflit était en préparation entre la Zone deux et la Ceinture C, remarqua Fassin.

— C’est ce que j’ai cru comprendre également ! s’anima Y’sul. Vous pensez réellement qu’on va en arriver là ? Franchement, je ne suis pas très optimiste. Apparemment, des négociateurs chevronnés ont été appelés à la rescousse. Ah ! la carapace qui vous protège et sur laquelle je suis supposé lire vos expressions indique que votre dernière remarque était sarcastique !

— Ne faites pas attention à cela.

— Très bien. Bon ! revenons à Valseir. Puisqu’il y a un rapport entre ces deux affaires.

— Vraiment ?

— Oui !

— Entre quelles affaires ? Que voulez-vous dire ?

— Entre sa mort et la guerre potentielle à laquelle vous venez de faire allusion !

— Vous êtes sûr ?

— Oui ! Son vieux bureau se trouve justement dans la zone concernée.

— Mais, si tous ses biens ont déjà été éparpillés…

— Oui, oui, mais il doit y avoir des sauvegardes quelque part. Et puis, je ne suis même pas sûr que le vieux bougre ait été inhumé.

— Après deux siècles ?

— Il y a toutes les questions de succession à régler.

— Et sa bibliothèque se trouve dans la zone de guerre ?

— C’est fort probable, en effet ! N’est-ce pas excitant ? Nous devrions nous y rendre immédiatement ! ajouta Y’sul en agitant tous ses membres. Montons une expédition ! Allons-y ensemble. Si vous le souhaitez, vous pouvez même emmener votre… amie.


— J’étais en train de me dire qu’il faudrait peut-être tenter d’entrer en contact avec le complexe de Troisième Furie via vos satellites, voire directement, dit le colonel.

— Personnellement, je ne le ferais pas, rétorqua Fassin. Mais si vous décidez d’essayer, prévenez-moi avant et laissez-moi le temps de m’éloigner.

— Vous pensez que l’on pourrait nous attaquer ici ?

— Probablement pas. Nous sommes tout de même chez les Habitants. Mais pourquoi jouer avec le feu ? Ceux qui nous en veulent ne savent peut-être pas ce qu’ils risquent en s’attaquant de la sorte à Nasqueron. Et je n’ai pas envie de faire les frais de leur ignorance.

— Certes, mais nous avons besoin de savoir ce qui s’est passé, commandant Taak.

— Je sais. J’enverrai un message depuis un satellite éloigné dès que j’aurai jeté un œil au réseau local.

Le colonel flotta jusqu’au moniteur énorme, antique et hautement directionnel dont se servait Fassin pour tenter de comprendre ce qui s’était passé. Ils étaient chez Y’sul, une maison-roue complètement délabrée, accrochée à un axe sous les niveaux médians de la ville. On aurait dit un entrepôt de ferrailleur encombré de boîtes de vitesses désossées.

Y’sul les avait conduits chez lui avec un enthousiasme non dissimulé. Puis il les avait laissés seuls et était parti, avec son serviteur Sholish, à la recherche d’un tailleur décent – son tailleur habituel ayant décidé de changer de profession et de se lancer dans la fabrication de cuirassés pour surfer sur la vague de la guerre future.

— Qu’avons-nous découvert ? demanda le colonel en regardant l’écran plat se couvrir d’images de Troisième Furie. Hum… La lune ne semble pas avoir beaucoup changé.

— C’est un vieil enregistrement, expliqua Fassin. J’essaie justement d’en dégotter un plus récent.

— Y fait-on mention des attaques ?

— Très peu, répondit Fassin en manipulant les boutons de contrôle massifs du moniteur à l’aide de bras articulés. Une radio locale en a vaguement parlé, mais c’est à peu près tout.

— Ils en parlent quand même. C’est encourageant, non ?

— Ne soyez pas trop optimiste. Nous parlons d’une radio tenue par un groupe d’amateurs passionnés, écoutée par quelques milliers d’Habitants sur une population totale de cinq à dix milliards.

— La population de Nasqueron n’est-elle pas connue avec précision ?

— Certains l’estiment à deux milliards, d’autres à deux cents, voire trois cents milliards d’individus.

— J’ai moi-même été confrontée à ce genre d’incertitude lors de mes recherches, dit Hatherence, tandis que Fassin changeait manuellement de canaux pour accéder à d’autres données. Toutefois, je me disais que ce n’était pas possible, qu’il devait y avoir une erreur. Du simple au centuple… Pourquoi ne pas leur poser la question ? Ils doivent savoir combien ils sont, non ?

— Oh ! oui, vous pouvez le leur demander, rétorqua-t-il avec une pointe d’humour. Un de mes anciens tuteurs avait l’habitude de dire que ce genre de question permettait d’en apprendre bien plus sur la psychologie des Habitants que sur le sujet de vos investigations.

— Ils mentent ou alors ils ne savent pas ?

— Impossible à dire.

— Ils ne peuvent pas ne pas être au courant, protesta le colonel. Une société a besoin de savoir combien elle compte d’individus. Ne serait-ce que pour prévoir ses infrastructures.

Fassin sourit.

— En effet, c’est ce qui se passe partout ailleurs.

— Il en est pour dire que les Habitants ne sont même pas civilisés, fit remarquer le colonel, pensif. Qu’ils ne possèdent aucune société digne de ce nom, sur aucune de leurs géantes gazeuses. Qu’à l’échelle galactique, ils ne constituent pas une civilisation. En fait, ils seraient des genres de barbares hautement développés.

— Oui, je connais cette théorie.

— Vous êtes d’accord avec ?

— Non. Ceci est bien une société. Nous sommes bien dans une ville. Et, même si l’on se limite à cette planète, il s’agit bien d’une civilisation. Je sais que les définitions varient selon les époques et les cultures, mais, sur ma planète, un groupe qui prospère sur une petite île ou au bord d’une rivière, au rythme de celle-ci, est déjà une civilisation.

— J’avais oublié que vous étiez originaire d’une planète solide et minuscule, dit le colonel sans volonté de le blesser. Néanmoins, il convient de revoir la définition de la civilisation à la hausse lorsqu’on atteint le stade galactique. Les Habitants, vus dans leur ensemble, me semblent tout de même déficients.

— Chacun a sa propre définition de la civilisation… Eh ! attendez, on dirait que cela devient intéressant.

La mosaïque d’images dont était couvert le moniteur céda la place à un enregistrement vidéo unique. Troisième Furie, encore, mais filmée de loin, floue, enveloppée de brume. Les installations coniques du complexe étaient à peu près visibles au sommet d’un promontoire. Un éclair de lumière sur le côté, un nuage de débris hémisphérique en expansion. Un cratère rougeoyant à l’endroit de l’impact.

— C’était hier, fit remarquer Hatherence.

— Je crois bien, acquiesça Fassin. La scène semble avoir été filmée depuis la Ceinture A ou au sud de la Zone deux. C’est un travail d’amateur.

Il réussit à revenir en arrière pour rediffuser la vidéo, et apprit rapidement à zoomer.

— Là, c’est nous, reprit-il.

Un point couleur cerise apparut sur une bulle scintillante, au bord du complexe. L’image était exécrable, mais ils virent quand même le dôme du hangar exploser et ses débris se propager rapidement comme un nuage de vapeur. Un minuscule point gris se dessina sur la toile de fond infernale : le transporteur, qui fuyait désespérément vers la géante gazeuse.

Fassin fit avancer l’enregistrement. La position de la lune changea brutalement dans le ciel sombre, comme l’astre poursuivait sa course, et comme celui qui le filmait était emporté dans la direction opposée par un jet-stream puissant, qui permit à Fassin d’affirmer que l’image avait été prise depuis la Bande A.

Un flash blanc aveuglant emplit tout l’écran. Il se dissipa, puis révéla un cratère de plusieurs kilomètres de diamètre. Des débris se propageaient en tous sens, comme du pollen emporté par une tempête soudaine. Le fond du cratère passa du blanc au jaune, du jaune à l’orange, de l’orange au rouge. Les débris continuaient de se disperser. Toutefois, la plupart d’entre eux resteraient à proximité de la lune et décriraient la même orbite qu’elle.

Ils regardèrent en silence. Troisième Furie avait changé de forme. Elle continuait de trembloter, de s’effondrer partiellement sur elle-même, de perdre des morceaux, comme pour recouvrer une forme plus ou moins circulaire. Des nuages jaunes s’élevèrent jusqu’au milieu de l’image, flirtèrent avec l’astre, avant de l’avaler complètement.

Fassin laissa l’enregistrement défiler jusqu’au bout et reprendre depuis le début. Puis il l’arrêta. L’image se figea. Troisième Furie occupait encore une bonne partie du moniteur. Le premier impact venait d’avoir lieu.

— Je ne pense pas que l’on puisse survivre à cela, envoya le colonel.

Sa voix synthétisée paraissait calme.

— Moi non plus.

— Je suis désolée. Combien de personnes y avait-il dans ce complexe ?

— Environ deux cents.

— Je n’ai vu aucun signe de votre Maître Technicien, ni de l’attaque que nous avons essuyée après être sortis de son appareil.

Fassin mit en corrélation l’horloge de l’enregistrement et la mémoire de son gazonef.

— Ce dont vous parlez est arrivé après les événements auxquels nous venons d’assister, et derrière la ligne d’horizon visible sur le moniteur.

— Nous ne pouvons donc plus compter sur aucune aide extérieure, dit le colonel en se tournant vers lui. Nous continuons quand même, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Qu’allons-nous faire, à présent ?

— Nous avons besoin de parler à certaines personnes.


— Donc, vous voulez entrer en contact avec ceux de votre espèce ? demanda Y’sul.

— Via un relais situé loin d’ici, confirma Fassin.

— Pourquoi ne pas l’avoir déjà fait ?

— Je voulais obtenir votre autorisation.

— Vous n’avez pas besoin de permission pour cela. Il vous suffit de trouver une parabole et d’envoyer votre message. Je ne crains pas pour ma réputation, vous savez.

Ils se trouvaient dans l’antichambre de l’Administrateur de la ville. C’était une grande salle ornée de tentures taillées dans des peaux de croqueur de nuages couvertes de volutes jaunes et rouges. Sur certaines d’entre elles, on pouvait voir le trou laissé par le projectile qui avait tué la bête. L’antichambre était également dotée d’une grande baie vitrée donnant sur l’infinité de roues et d’engrenages dont était composée Hauskip. La nuit tombait lentement, les lumières commençaient à s’allumer. Y’sul flotta jusqu’à la fenêtre. Il la cogna légèrement, et elle s’ouvrit vers le bas pour former une sorte de balcon. L’Habitant marmonna quelque chose à propos de la vue magnifique, d’un déménagement éventuel. Le vent s’engouffra à l’intérieur, souleva les tentures, donna l’impression que les peaux étaient des bêtes vivantes qui fuyaient leurs chasseurs.

Le colonel Hatherence se pencha vers Fassin.

— Cette histoire de réputation, c’est vraiment ce qui compte lorsqu’ils doivent prendre une décision ?

— J’en ai bien peur.

— C’est donc vrai ! Moi qui croyais que c’était une blague…

— Faire la différence entre le sérieux et le futile n’est pas le fort des Habitants.

Y’sul recula, mais ne parvint pas à refermer la fenêtre. Ses vannes bourdonnèrent faiblement lorsqu’il se rapprocha d’eux.

— Confiez-moi ce message, dit-il. Je me chargerai de l’expédier.

— Via un émetteur-récepteur éloigné ? demanda Fassin.

— Bien sûr !

— Très bien. Contactez le Sept Bantrabal, dites-leur que je vais bien et demandez-leur comment cela se passe de leur côté. Je suppose qu’ils sont déjà au courant pour Troisième Furie. Demandez-leur aussi s’ils ont des nouvelles du Maître Technicien Apsile et ce que sont devenus les navires qui étaient censés nous protéger.

— Hum-hum ! fit discrètement Hatherence pour attirer leur attention. Est-ce réellement une bonne idée ? demanda-t-elle.

— Vous pensez peut-être qu’il serait plus sage de me faire passer pour mort ?

— Oui.

— J’y ai pensé. Toutefois, j’aimerais rassurer certaines personnes.

Il repensa à cet éclair de lumière qu’il avait vu sur ’glantine tandis que le bombardement de Troisième Furie débutait.

— Et puis, reprit-il, j’ai besoin de savoir si mes amis et ma famille vont bien.

— C’est compréhensible, dit le colonel. Néanmoins, il serait peut-être préférable que je contacte mes supérieurs d’abord. Nous pourrions demander à Y’sul de me laisser utiliser son relais. Si je parvenais à établir une connexion avec un des vaisseaux de guerre qui, je suppose, croisent toujours quelque part autour de cette planète, vous seriez en mesure d’envoyer un message à votre Sept d’une façon plus sécurisée. Cela ne prendrait pas très longtemps.

Pendant que Hatherence parlait, Y’sul s’était laissé flotter jusqu’à son scaphandre pour regarder par le hublot pourtant parfaitement opaque et, par ailleurs, blindé. Il n’était qu’à un petit centimètre d’elle et la dominait de toute sa taille. Le colonel ne bougea pas. Y’sul déplia un bras articulé pareil à une patte d’araignée de mer et tapota le scaphandre, plutôt délicatement il est vrai.

— Pourriez-vous éviter de faire cela ? dit-elle d’un ton glacial.

— Pourquoi ne sortez-vous jamais de cette chose ? demanda Y’sul.

— Parce que je suis habituée à des températures plus basses, à des pressions et à un mélange gazeux différents, Habitant Y’sul.

— Je vois, dit celui-ci en reculant. Votre accent et votre grammaire sont étranges. Cet humain parle mieux que vous. Que m’avez-vous demandé ?

— Je vous ai gentiment demandé d’éviter d’entrer en contact physique avec mon scaphandre.

— Non, avant cela.

— Avant cela, j’ai proposé d’envoyer un message à mes supérieurs.

— Vos supérieurs ? Vous voulez dire des militaires ?

— Oui.

Y’sul se tourna vers Fassin.

— Cela m’a l’air plus intéressant que votre plan, Fassin.

— Y’sul, au moins deux cents hommes sont morts hier. J’aimerais simplement…

— Oui, oui, oui, mais…

— En fin de compte, s’il ne reste plus de satellite en état de fonctionner, je serai peut-être obligée de contacter ’glantine directement, dit Hatherence lorsqu’une grande porte s’ouvrit, laissant apparaître les roues d’un Habitant en habit cérémoniel.

— Je peux vous recevoir, dit l’Administrateur.


* * *

Le bureau de l’Administrateur était énorme, de la taille d’un stade. Tout autour étaient alignées des tables individuelles dotées d’holoprojecteurs. Fassin en compta au moins une centaine, dont quelques-unes seulement occupées par des Habitants affairés, jeunes pour la plupart. Il n’y avait pas de fenêtres, mais le plafond était constitué de panneaux de diamant, que l’on avait d’ailleurs escamotés. Au-dessus de leurs têtes, le ciel de Nasqueron s’assombrissait rapidement. Des lampes flottantes ballottaient un peu partout, dispensant une douce lumière jaune. Ils suivirent l’Administrateur jusqu’à la zone d’audience légèrement enfoncée dans le sol, au centre de la salle géante.

— Vous êtes enceinte ! s’exclama Y’sul. C’est formidable !

— C’est ce qu’on n’arrête pas de me dire, dit l’Administrateur, amer.

Les Habitants étaient mâles pendant plus de quatre-vingt-dix pour cent de leur existence et ne changeaient de sexe que pour donner la vie. Devenir femelle pour donner naissance à un petit Habitant était considéré comme un devoir social, une obligation qui conférait un grand prestige à ceux qui s’en acquittaient. Être enceinte était excellent pour votre réputation. C’était quelque chose d’émouvant, sauf peut-être pour les éléments les plus misanthropes de la société (statistiquement, environ quarante-trois pour cent de la population). Néanmoins, cela demeurait une épreuve, et très peu d’Habitants allaient au bout de l’expérience sans passer leur temps à se plaindre.

— J’ai moi-même eu envie de devenir femelle plusieurs fois, dit Y’sul.

— Ce n’est pas aussi formidable qu’on veut bien le dire, rétorqua l’Administrateur. Le pire, c’est que je viens de recevoir une invitation pour participer à la prochaine guerre, et que je suis contraint – enfin contrainte – de la décliner – question de morale. Installez-vous, je vous prie.

Ils flottèrent jusqu’à une série de creux, dans lesquels ils se laissèrent doucement tomber.

— J’espère bien y aller, à cette guerre ! dit joyeusement Y’sul. Ou au moins la voir de près. Je reviens tout juste de chez mon tailleur, à qui j’ai demandé de me confectionner un costume de guerre à la dernière mode.

— Oh ! vraiment ? fit l’Administrateur. Comment s’appelle votre tailleur ? Le mien vient de partir pour le front.

— Ne me dites pas que c’est Fuerliote ? s’exclama Y’sul.

— Mais si, justement !

— C’était mon tailleur aussi !

— C’est le meilleur.

— Absolument.

— Mais j’ai dû aller chez Deystelmin.

— Est-il compétent ?

— Eh bieeennnnn, commença Y’sul en agitant son double disque. Je l’espère en tout cas. Il m’a donné l’impression de prendre mes mesures correctement. Toutefois, je me demande si le résultat sera suffisamment flatteur à mon goût. Mais, bon, c’est le genre de question qu’on est amené à se poser.

— Je suis bien d’accord. Et l’autre qui s’est engagé comme officier sur un cuirassé !

— Même pas ! Comme simple matelot !

— Non ?

— Si !

— Pas terrible, pour quelqu’un de si distingué !

— Je sais, mais c’est très malin. S’engager en tant que matelot avant la campagne de recrutement peut s’avérer payant. C’est le fameux principe de l’uniforme fumant.

— Ah ! Bien sûr !

Fassin fit un peu de bruit en se raclant la gorge, mais ne parvint pas à attirer leur attention.

— Le principe de l’uniforme fumant ? lui envoya discrètement le colonel.

— Oui, c’est comme les chaussures des soldats morts, expliqua Fassin. Les promotions internes n’interviennent qu’une fois les hostilités commencées. Avec un peu de chance, le cuirassé du tailleur subira des dommages importants et perdra quelques-uns de ses officiers, permettant au simple matelot d’être promu officier à son tour. S’il a vraiment beaucoup de chance, il peut même devenir amiral.

Hatherence réfléchit pendant quelques secondes.

— Un tailleur, même distingué, deviendra-t-il nécessairement un bon amiral ?

— Sans doute pas plus mauvais qu’un militaire de carrière.

Le problème, c’était que les professions des Habitants n’étaient en réalité que des hobbies ; les postes et positions importantes, des sinécures. Ce tailleur, dont parlaient d’une façon si animée Y’sul et l’Administrateur, n’avait probablement aucun besoin d’exercer cette profession. Il devait simplement avoir découvert par hasard qu’il possédait les aptitudes requises pour exercer ce passe-temps (à savoir une propension certaine à bavarder et à colporter des ragots). Il ne prenait donc des clients que pour servir sa réputation. Plus ses clients étaient distingués et occupaient un poste important, plus sa réputation était bonne, même si les postes prétendument importants étaient pourvus par un système de loterie, de rotation ou sous la menace – les Administrateurs de ville étant choisis en usant des trois méthodes à la fois, mais en les dosant différemment selon la ceinture ou la zone concernée. Ce qui, au bout du compte, permettait à l’Administrateur (ou Administratrice) de Hauskip de glisser dans toutes ses conversations le nom de son si distingué tailleur.

Manifestement, Y’sul jouissait lui-même d’une belle réputation pour s’être permis de recourir aux services d’un personnage si important. Ceux qui ne bénéficiaient pas de son prestige devaient se contenter de tailleurs moins en vue, voire se fournir en vêtements auprès du Fond commun, où on ne trouvait que des produits de piètre qualité – y compris des vaisseaux spatiaux –, accessibles à tous, à condition bien sûr d’être un Habitant.

Fassin avait déjà vu des vaisseaux construits par la civilisation de Nasqueron, et force lui était d’admettre que leur architecture erratique et dénuée de logique avait ses limites.

— Il est vrai, reprit Y’sul, que cela fait des siècles et des siècles que je demande à être nommé officier, mais rien n’y fait. J’ai l’impression d’avoir été complètement oublié. S’engager en tant que simple matelot peut paraître dégradant, toutefois c’est une tactique qui pourrait très bien s’avérer payante à moyen terme.

— Bien sûr, évidemment, commenta l’Administrateur avant de s’interrompre pour poser son regard sur le colonel. Qu’est-ce que c’est ?

— Un Oerileithe, un petit habitant, répondit Y’sul avec une pointe de fierté.

— Quelle grâce ! Ce n’est pas un enfant ?

— Non. Ni de la nourriture. J’ai déjà demandé.

— Heureuse de faire votre connaissance, dit le colonel avec toute la dignité du monde.

Apparemment, les Oerileithes inspiraient beaucoup moins de respect que Fassin – et probablement le colonel – ne l’aurait cru. Leur civilisation s’était développée assez récemment et à l’écart de leurs vénérables voisins Habitants, aussi était-elle considérée par ces derniers comme inutile ou comme une bande de parvenus, usurpateurs de planètes.

— Je suppose que ceci est le Voyant Lent, dit l’Administrateur en se tournant brièvement vers le gazonef de Fassin. Devons-nous parler lentement pour nous faire comprendre ?

— Non, Administrateur, s’empressa de répondre Fassin pour ne pas laisser à Y’sul le temps de réagir. Pour le moment, j’utilise la même échelle temporelle que vous.

— Comme c’est heureux ! fit l’autre en se penchant sur le côté et en dépliant un membre pour mettre en route un holoprojecteur, qui illumina l’avant de ses roues. Hum… Je vois. Vous êtes donc responsable de toute cette agitation et de ces destructions, n’est-ce pas ?

— Des destructions ?

— Ce qui est arrivé à la lune baptisée Troisième Furie est suffisamment grave pour être qualifié de destruction, il me semble. C’était une bien belle lune, un astre très agréable à regarder, à condition bien sûr de s’élever au-dessus de la couche nuageuse. Elle est là depuis des millions d’années. Hier, nous avons presque failli la perdre définitivement. Maintenant, elle est entourée d’un anneau de débris. Son orbite a été bouleversée, et nous avons dû nous adapter à cette altération. Notez également que trois bandes ont été bombardées de débris, que des installations à la valeur sentimentale importante ont été manquées de peu par des morceaux plus gros – merci à nos défenses aériennes automatisées – et que de nombreux satellites sont toujours hors d’usage. Ah ! j’allais oublier cette explosion nucléaire non autorisée. Elle a eu lieu au milieu de nulle part, c’est vrai, mais tout de même… Heureusement, rien de tout cela n’a eu lieu dans ma juridiction. Néanmoins, vous êtes aujourd’hui dans ma ville, Voyant Taak, et je n’ai guère envie de voir ces choses arriver chez moi. Vous pensez rester longtemps ? demanda l’Administrateur en se rapprochant quelque peu de l’humain.

— Eh bien…, commença Fassin.

— Fassin Taak est sous ma protection, Administrateur ! l’interrompit Y’sul. Je me porte garant de lui et suis prêt à mettre ma réputation entre ses mains. Je ferai le nécessaire pour le protéger et tenir à l’écart les forces hostiles qui lui voudraient du mal. Puis-je compter sur votre soutien pour organiser l’expédition proposée par l’humain dans la zone de guerre ?

— Accordé, répondit l’Administrateur.

— Splendide ! Nous serons prêts à partir d’ici à quelques jours. Mais je dois d’abord persuader mon tailleur Deystelmin de traiter ma commande en priorité.

— Je lui en parlerai.

— C’est très aimable à vous ! Je jure de ne jamais proposer de vote punitif contre vous.

— Ma gratitude est sans limites.

Si les Habitants étaient capables de serrer les mâchoires, pensa Fassin, l’Administrateur devait être en train de parler entre ses dents.

— Euh, excusez-moi.

— Oui, Voyant Taak ?

— Avez-vous des nouvelles du reste du système ?

— Comme je viens de le dire, les divers anneaux et lunes sont en train de modifier leur orbite pour compenser le…

— Je crois qu’il parle du système solaire, et non pas de Nasqueron, dit le colonel Hatherence.

Les deux Habitants se tournèrent vers l’officier. Ils étaient pourvus de bandeaux sensibles tout autour de leurs roues, ainsi que d’une paire d’yeux accrochés aux extrémités du moyeu. Ils n’avaient pas forcément le regard le plus sévère de la galaxie, mais quand ils s’en donnaient la peine, ils se débrouillaient plutôt bien. La planète d’origine d’un Habitant était tout pour lui. La plupart des géantes gazeuses possédaient plus de lunes que la majorité des systèmes solaires n’avaient de planètes ; elles irradiaient plus de lumière qu’elles n’en recevaient de l’étoile autour de laquelle elles orbitaient. Ainsi, leur système de transfert de chaleur, leur météo et leur écologie étaient largement les fruits de processus internes, non dépendants de la lumière du soleil. Leur population devait prêter beaucoup d’attention aux cieux, mais leur mode de pensée n’en était pas moins centré sur leur géante gazeuse. De fait, l’étoile de son système et les planètes qui composaient ce dernier n’intéressaient que très peu l’Habitant lambda.

— Ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire, dit rapidement Fassin. La lune ’glantine, par exemple, a-t-elle été touchée ?

— Pas à ma connaissance, répondit l’Administrateur en toisant une nouvelle fois Hatherence.

— Et les navires militaires qui étaient en orbite autour de Troisième Furie ? demanda le colonel.

(— Chut ! envoya Fassin à l’officier.

— Non ! répondit l’Oerileithe.)

— Quels navires ? fit l’Administrateur, qui parut perplexe.

— Vous avez des nouvelles de Sepekte ? demanda Fassin pour détourner son attention.

— Aucune. Dites-moi, reprit l’Administrateur en fixant le jeune homme, était-ce pour me poser ces questions que vous souhaitiez me voir ? Pour vous enquérir de l’état de lunes et de planètes lointaines ?

— Non, pas du tout. Je souhaitais vous parler, car j’ai peur qu’une menace pèse sur Nasqueron.

— Ah bon ? laissa échapper Y’sul.

Même Hatherence s’était tournée vers lui.

— Une guerre est sur le point d’éclater parmi les Rapides, dit Fassin à l’Administrateur. Ulubis sera directement menacée, et il n’est pas impossible que certaines des factions concernées tentent d’impliquer Nasqueron et ses Habitants dans ce conflit.

L’Administrateur recula un peu et rétracta ses collerettes, l’équivalent nasquéronien d’un froncement de sourcils.

(— Commandant ? envoya le colonel. Vous n’aviez rien dit de tout cela. D’où tenez-vous ces informations ? Y a-t-il encore des choses que vous ne m’ayez pas révélées ?

— Des centaines. Non, j’essaie juste d’attirer leur attention. Par ailleurs, je vous rappelle qu’il est extrêmement impoli de s’envoyer ainsi des signaux au milieu d’une conversation.)

L’Administrateur continua de regarder Fassin pendant quelques secondes, puis se retourna vers Y’sul.

— Cet humain est-il fou ? demanda-t-il.

— Oh ! cela dépend du sens que vous prêtez à ce mot, répondit Y’sul d’un ton raisonnable.

— Nasqueron pourrait subir d’autres bombardements, insista Fassin. Voire un raid plus massif.

— Ha ! lâcha Y’sul dans un éclat de rire.

— Nous ne sommes pas sans défense, humain Taak ! s’exclama l’Administrateur d’une voix forte.

Non, mais vos vaisseaux spatiaux sont des antiquités décrépites et vos défenses planétaires ne sont aptes qu’à arrêter des cailloux, pensa Fassin avec lassitude. Vous parlez de vous défendre, mais si les envahisseurs venus d’Épiphanie Cinq décident d’attaquer, ou si la Mercatoria décide que je suis mort et qu’il y a des manières plus brutales et moins polies de récupérer le contenu de la bibliothèque de Valseir, vous ne pourrez pas grand-chose pour les arrêter. D’après ce que j’ai vu, un seul destroyer de la Navigarchie serait en mesure de venir à bout de votre planète tout entière en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

— Certes, dit-il. Néanmoins, je vous demanderai de faire suivre cette information à qui de droit. Vous vous défendrez mieux si vous vous préparez à les recevoir.

— J’y penserai, se contenta de répondre l’Administrateur d’un ton neutre.

Et merde, pensa Fassin. Tu vas tout foutre en l’air en gardant cette information capitale pour toi.

Y’sul regardait vers le ciel.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda-t-il.

Fassin connut alors un véritable moment d’horreur. Il suivit le regard de l’Habitant. Un cylindre de deux mètres de haut, épais et doté d’une hélice, flottait dans les ténèbres juste au-dessus des pétales ouverts du toit en diamant. La chose pointait un objet long et de couleur sombre dans leur direction.

L’Administrateur grogna.

— Oh ! non. Les médias !


— Sholish ! Espèce de grignoteur de croûte sans cervelle. Ma seule belle cuirasse ! Tu n’es qu’un déchet gazeux.

Y’sul jeta une partie de son armure vers son serviteur. La plaque de carbone virevolta à travers la pièce en changeant plusieurs fois de couleur pour s’adapter au décor, manquant de peu plusieurs Habitants – qui furent contraints de se baisser, de sauter ou de se pencher –, dont Sholish. Elle se ficha dans un panneau d’Arbre Flottant en produisant un son creux. Sans laisser au morceau de matériau composite le temps de changer une nouvelle fois de couleur, le serviteur l’arracha de la paroi et disparut en marmonnant dans une pièce adjacente.

— Excusez-moi…, dit sèchement Hatherence à un Habitant qui venait de la bousculer violemment pour se mettre hors de portée de la pièce d’armure.

— Je vous excuse ! répondit l’Habitant avant de reprendre sa conversation avec un autre ami d’Y’sul.

Celui-ci se préparait à quitter Hauskip et à partir en guerre avec Fassin et l’Oerileithe. Sa nouvelle tenue de combat était arrivée le matin même (décidément, son prestige augmentait de jour en jour !), en même temps que divers cadeaux offerts par ses amis et ses parents, lesquels avaient cru plus approprié de venir les apporter en personne. Ces présents étaient pour la plupart inutiles et parfois même dangereux. Ils étaient souvent accompagnés de conseils nombreux, contradictoires et dispensés d’une voix forte, ostensiblement paternaliste.

Excité et flatté par sa popularité soudaine, Y’sul avait invité tout le monde dans son dressing. Pendant qu’il essaierait ses nouveaux vêtements et accessoires et qu’il vérifierait son antique armure, héritée de sa famille, ses amis pourraient manger un morceau. Fassin compta plus de trente Habitants dans la pièce, qui était certes l’une des plus grandes de la demeure en forme de roue. Selon un vieil adage, un Habitant seul préparait forcément une dispute ; deux Habitants, une conspiration et trois Habitants, une émeute. Fassin ignorait ce qu’étaient supposés faire trente Habitants réunis dans la même pièce, mais il était certain que cela n’avait rien à voir avec le silence et la subtilité.

Le bruit se répercutait sur les parois incurvées. La tenue de guerre était elle-même très bruyante ; des motifs expressifs, pareils à des œuvres d’art géométriques, se dessinaient sur les pans d’épiderme visibles. Des bavardages magnétiques tourbillonnaient en tous sens, les infrasons rebondissaient d’un mur à l’autre. Un mélange entêtant de phéromones baignait la pièce dans un courant frénétique d’hilarité.

— Ne pourrions-nous pas chercher un autre Gardien/Mentor que celui-là ? demanda Hatherence en s’appuyant contre une paroi à côté de Fassin, afin de permettre à un nouvel invité chargé de cadeaux de passer.

— Pas vraiment, répondit Fassin. Y’sul a énormément perdu en prestige au sein de la Guilde des Gardiens/Mentors lorsqu’il a accepté de prendre sous sa coupe mon oncle Slovius. Depuis, les choses se sont arrangées pour lui, mais il a fait preuve d’un grand courage. Peu d’entre eux seraient disposés à accepter ce type de déconvenue. Repartir de zéro pour trouver quelqu’un d’autre pourrait prendre des années et nécessiterait l’accord préalable d’Y’sul.

Quelque chose de petit, rond, rose et collant atteignit le scaphandre du colonel et y resta collé. L’officier s’en débarrassa aussitôt.

— Quelle est donc cette chose ? demanda l’Oerileithe, exaspérée.

— Oh, juste un signe d’hospitalité, répondit Fassin, l’air résigné.

Dans toute la salle flottaient et dérivaient des fruits, des boules de barbe à papa, des lustres en forme de buisson à caoutchouc, des plateaux chargés de sucreries, des ballons d’ambiance, des narcopâtes, des suppositoires. Les invités se servaient, mangeaient, ingéraient, reniflaient, frottaient, inséraient dans diverses parties de leur anatomie. Le boucan était de plus en plus insupportable et semblait augmenter avec le nombre des collisions – preuve s’il en était que les Habitants étaient en train de prendre du bon temps (bousculades, excuses ostentatoires, changements subits et inquiétants de position, bientôt suivis par des éclats de rire rauques, comme un invité comprenait que son ami avait un peu de mal à flotter droit).

— Mon Dieu ! envoya Fassin. J’ai bien l’impression que cette réunion improvisée est en train de tourner à la fête.

— Ces gens sont-ils intoxiqués ? demanda Hatherence, manifestement choquée.

Fassin la regarda longuement, incrédule.

— Colonel, quand ne le sont-ils pas ?

Un bruit sourd et un glapissement retentirent dans le coin de la pièce où flottait Y’sul. Un fruit explosa en plein vol et tomba mollement sur le sol. Tout autour, les invités nettoyaient leurs vêtements souillés.

— Oops ! fit Y’sul, tandis que les autres éclataient de rire.

— Dites-moi qu’il n’est pas le seul guide qualifié de cette planète ! insista le colonel. Et les autres Voyants ? Ils doivent avoir des guides, eux aussi !

— Ils en ont. Mais ce sont des relations particulières, exclusives. Abandonner son Gardien/Mentor serait une insulte terrible. C’en serait terminé de sa réputation.

— Commandant Taak, nous ne pouvons pas nous permettre de sombrer dans la sensiblerie ! S’il existe une chance de trouver un guide plus compétent, moins stupide, nous nous devons de la saisir.

— Les Gardiens/Mentors appartiennent à une Guilde, colonel. C’est, en quelque sorte, un marché fermé. Lorsque vous jouez un mauvais tour à l’un d’entre eux, vous avez tous les autres sur le dos. Oh, nous pourrions quand même trouver un clown pour nous servir de guide, de mentor, de gardien – nous aurions même l’embarras du choix –, mais il serait forcément jeune et stupide, ou vieux et excentrique. Enfin bref, absolument pas fiable, et certainement plus doué pour attirer les ennuis que pour nous en protéger. Pour commencer, la Guilde le harcèlerait, et les autres Habitants refuseraient de nous adresser la parole. Les bibliothécaires, les archivistes, les antiquaires, les exospécialistes – en d’autres mots, tous ceux à qui nous avons besoin de parler – nous rejetteraient comme des pestiférés.

Ils se poussèrent pour laisser passer Sholish, le domestique d’Y’sul, qui revenait avec une cuirasse en deux parties polie comme un miroir. Sholish était un adolescent. Il n’avait que quelques siècles, n’avait pas fini sa croissance et était tout maigrichon. Avoir un serviteur plus jeune (au moins deux générations d’écart) était très fréquent sur Nasqueron, en particulier chez les Habitants qui se donnaient la peine d’exercer une profession nécessitant un long apprentissage. Ainsi, les jeunes gens pouvaient-ils profiter de l’expérience de leur employeur. Les maîtres les plus ouverts considéraient leurs serviteurs plus comme des apprentis que comme des domestiques. Il en était même pour les traiter en égaux, mais c’était une aberration extrêmement rare.

Y’sul, pour sa part, n’était pas vraiment un sentimental.

— Ah ! c’est pas trop tôt, espèce de verrue phlegmoneuse, de créature sans cervelle ! hurla-t-il en lui arrachant la cuirasse. Tu l’as forgée et montée toi-même, ma parole ! Ou alors tu t’es tout simplement perdu dans la contemplation de ton propre reflet, hein ?

Sholish marmonna quelque chose, puis se retira.

— Je n’arrive pas à me faire à l’idée que nous soyons à ce point impuissants, commandant Taak, envoya le colonel.

Fassin se retourna pour faire face à l’Oerileithe.

— Vous savez, notre présence ici est tout juste tolérée. Les Habitants sont parfaitement capables de nous renvoyer définitivement chez nous sur un simple coup de tête. Ils ont déjà fait cela avec des espèces entières, et on n’a jamais compris pourquoi. Vous vous levez un matin, et vous découvrez que vous et les vôtres n’êtes plus les bienvenus sur cette planète. En général, cela n’arrive pas aux espèces nouvellement civilisées, mais il n’existe aucune garantie. Il leur arrive parfois d’en avoir assez de certains individus – je l’ai déjà vu – sans aucune raison valable. À chaque fois que je reviens ici, je me dis que ce pourrait très bien être la dernière, qu’en dépit de la gentillesse avec laquelle on m’accueille la plupart du temps – (le colonel eut un sourire sceptique) – je ne suis pas à l’abri d’un changement radical d’humeur. En fait, ils peuvent nous convoquer d’un moment à l’autre pour nous annoncer que nous avons une journée pour quitter leur planète, après quoi nous serons traités comme du gibier.

» Les Voyants connaissent cette angoisse à chaque fois qu’ils viennent effectuer des recherches ici. Disons qu’on est obligé de s’y habituer. Parfois, ils refusent même de vous rencontrer une première fois. J’ai vu des pages et des pages noircies de noms de Voyants débutants qui, après avoir passé des décennies à apprendre leur art dans des Septs respectés et reconnus depuis des millénaires, ont purement et simplement été renvoyés chez eux, avant même le début de leur première fouille. C’est déjà un miracle qu’ils tolèrent votre présence ici. D’ailleurs, si Y’sul ne s’était pas porté garant, vous auriez été chassée depuis longtemps.

— Vous êtes en train de me dire que nous allons nous trimballer ce bouffon jusqu’au bout ?

— Effectivement. Je sais que c’est difficile à croire, mais c’est un des meilleurs.

— Nous sommes fichus d’avance. À quoi bon perdre notre temps ? Je ferais mieux de demander tout de suite une médaille posthume.


Le rôle de la Guilde des Gardiens/Mentors volontaires était de prendre en charge les Habitants venus d’autres bandes ou zones, ou, plus rarement, d’autres géantes gazeuses, habituellement situées dans le même système solaire. Les Habitants voyageaient parfois d’un système à l’autre – seuls, en général –, mais cela n’arrivait que lorsque les individus en question avaient été chassés de leur monde d’origine pour avoir commis un crime particulièrement horrible et impardonnable.

En tant qu’espèce, ils avaient cessé d’effectuer ces grandes traversées vers la fin de l’Âge de la Deuxième Diaspora, lorsque la galaxie n’avait que la moitié de son âge actuel. Il était communément admis que les sept milliards d’années qui s’étaient écoulés depuis lors expliquaient en grande partie l’architecture aberrante de leurs vaisseaux spatiaux. Fassin, pour ce qui le concernait, se demandait si on n’avait pas confondu la cause et la conséquence.

Ils devaient partir pour la zone de guerre le lendemain. Depuis leur entretien avec l’Administrateur de la ville, ils avaient passé leur temps à repousser les journalistes et leurs avatars mécaniques, ou à tenter de prendre des nouvelles des autres planètes du système. Finalement, ils n’eurent d’autre choix que de marchander et de chercher un compromis. Un journaliste obtint une interview exclusive de Fassin (interview menée sous la surveillance du colonel Hatherence, qui s’évertua à tousser bruyamment à chaque fois qu’un sujet sensible était abordé) en échange de nouvelles de l’extérieur.

Troisième Furie avait été dévastée, et tous ceux qu’elle abritait avaient péri. Aucun vaisseau transporteur ne semblait s’être posé ou écrasé sur Nasqueron. Quoiqu’il aurait très bien pu disparaître à jamais dans les Profondeurs… De nombreux satellites avaient été détruits ou endommagés. Ceux qui appartenaient aux Rapides (à la Mercatoria, donc) s’étaient volatilisés ou ne fonctionnaient plus du tout. Des vaisseaux de guerre envoyés par les espèces Rapides locales avaient longuement sondé ce qui restait de la petite lune, en vain, ’glantine, en revanche, ne semblait pas avoir changé. Dans le système, le trafic était peu dense, mais restait normal. Un signal avait été envoyé vers ’glantine par le colonel Hatherence – sous l’autorité du Gardien/Mentor Y’sul, de Hauskip –, mais aucune réponse ne leur était encore parvenue. Par ailleurs, rien de fâcheux n’était arrivé à la station qui avait relayé ledit message.

D’après le journaliste, ils auraient pu trouver ces informations tout seuls. Il suffisait de savoir où chercher. Par contre, il était mécontent d’avoir été berné. Au moins quatre-vingt-dix pour cent des données qu’il leur avait fournies étaient authentiques, alors qu’eux ne lui avaient pas appris grand-chose. Toutefois, il savait que les étrangers avaient tendance à se fâcher facilement lorsqu’on leur racontait des bobards, aussi avait-il fait un effort.


— Qu’a dit votre ami, exactement ?

— Il a annoncé qu’ils lui avaient demandé de… « rendre tout un tas de choses plus gazodynamiques »… Je suis presque certain que c’est le mot exact qu’il a utilisé. Alors, il a semblé réaliser qu’il en disait trop, et il a détourné la conversation. Son… hésitation, la manière dont il a changé de sujet, prouvent que ce mot a une importance particulière. Il a compris qu’il parlait à quelqu’un qui avait passé une bonne partie de sa vie sur Nasqueron, quelqu’un qui pourrait ne pas avoir le même avis que lui.

— Il a dit tout cela en… ?

— Il parlait une version humanisée du G-clair, très proche de notre langue. Il n’y a quasiment aucune différence sémantique, tout juste quelques altérations phonologiques.

— Pas en Englais, donc ?

— Non, pas un mot.

— Et il a dit « gazodynamique », et pas « aérodynamique » ou « atmosphérodynamique » ?

— Je ne pense pas que l’on puisse dire « atmosphérodynamique ». Le terme correct est « aérodynamique ». Il a choisi de dire « gazodynamique » sans même y réfléchir, parce que c’est un mot plus précis, plus approprié, techniquement parlant. Dans le contexte qui nous intéresse, il signifie « capable d’évoluer dans une atmosphère telle que celle de Nasqueron ». Il est bien sûr question de vaisseaux spatiaux.

— Vous en concluez donc qu’une invasion ou un raid à grande échelle est imminent ?

— Je pense effectivement qu’un genre d’attaque est en préparation.

— Ce que vous me dites là est très grave. Néanmoins, vos craintes ne reposent sur rien de concret.

— Je sais. Mais comprenez-moi : la société de ce type construit et équipe les trois quarts des vaisseaux de guerre du système. Le mot qu’il a employé n’est pas anodin, et la façon dont il a réagi lorsqu’il s’est rendu compte qu’il avait affaire à quelqu’un pour qui Nasqueron comptait énormément est fort suspecte. Je connais cet homme. Nous nous connaissons même depuis toujours. Je sais comment fonctionne son esprit.

— Envahir une géante gazeuse n’est pas une mince affaire. En sept mille ans d’existence, la Mercatoria ne s’y est jamais résolue.

— Sauf qu’aujourd’hui la situation est quasi désespérée. La Mercatoria elle-même est menacée d’invasion. Elle n’a qu’une année devant elle – et je parle d’une année standard. Peut-être même l’invasion est-elle déjà en cours. L’attaque subie par Troisième Furie et la destruction des installations de la Mercatoria autour de Nasqueron pourraient en être les premières étapes.

— En quoi le fait de nous envahir leur serait-il d’un quelconque secours ?

— Ils pensent que vous possédez quelque chose qui pourrait faire la différence. Une information. C’est d’ailleurs la raison de ma présence ici. Mais si jamais ils devaient me croire mort, si jamais ma mission échouait, la Mercatoria pourrait intervenir directement. Ceux qui s’apprêtent à envahir le système pourraient avoir encore moins de scrupules. L’avenir de la recherche sur la civilisation des Habitants arrive très loin sur la liste de leurs priorités.

— Fassin, quel type d’informations justifierait un tel emballement ?

— Des informations importantes.

— C’est-à-dire…

— Des informations très importantes.

— Vous ne voulez pas m’en dire davantage ?

— Je ne peux pas. De toute façon, c’est mieux pour vous.

— Ce n’est pas à vous d’en juger.

— Écoutez, si j’avais une chance de vous convaincre en vous disant toute la vérité, je le ferais, mentit Fassin.

Il s’entretenait avec un Habitant appelé Setstyin. Celui-ci se voyait comme une sorte de colporteur très influent, ce qui était une manière détournée de dire qu’il avait des contacts très haut placés. La société de Nasqueron était organisée de façon quasi horizontale – elle était plate comme la surface d’une étoile à neutrons, comparée à la monstruosité verticale qu’était la Mercatoria –, mais elle comportait tout de même des hautes et des basses sphères, auxquelles le Suhrl Setstyin avait facilement accès.

C’était un mondain, un « travailleur social » à temps partiel, un visiteur d’hôpitaux, l’ami de tous les gens importants de cette société. Setstyin était une créature sociable, véritablement passionnée par les autres, quelle que soit leur réputation ou leur prestige (ce qui faisait de lui un personnage inhabituel, étrange, voire inquiétant). S’il avait été humain, on l’aurait qualifié d’original, de cool. Son originalité principale résidait dans son refus de tenir compte de ce qui obsédait tout le monde : la réputation. C’était aussi pour cela qu’on le trouvait cool : parce qu’il ne se souciait ni du prestige des autres, ni du sien, parce qu’il ne cherchait pas spécialement à être plus cool que son voisin. Tant qu’on ne le suspecterait pas de jouer un double jeu, tant qu’on ne prouverait pas que son attitude désintéressée était une posture étudiée pour nourrir sa popularité, tant qu’il serait considéré comme un sage un peu naïf, son prestige ne cesserait de croître, quoique d’une manière étrangement peu enviable.

(C’est Slovius qui avait expliqué à Fassin cette histoire de prestige et de popularité. Le jeune Fassin voyait cela comme une sorte de monnaie. Toutefois, lui avait alors dit son oncle, l’argent n’était plus ce qu’il était, et, de toute façon, la société de Nasqueron fonctionnait très différemment des autres sociétés connues, car plus on œuvrait pour augmenter son prestige et sa popularité, moins on avait de chances de réussir.)

Setstyin était également un des Habitants les plus sensés et les plus raisonnables que Fassin ait jamais rencontrés. Un simple humain l’avait réveillé, l’avait forcé à se hâter pour aller répondre au téléphone… Bien peu de ses congénères auraient accepté de discuter avec lui dans ces conditions.

Fassin avait expliqué à Hatherence qu’il avait besoin de temps pour permettre à son cerveau et à son corps de se reposer, pour laisser son gazonef s’autoréparer et recharger ses batteries. Puis il s’était retiré dans la longue pièce qu’Y’sul lui avait allouée dans sa propre maison – une chambre située dans un des rayons de sa demeure en forme de roue. Il s’agissait en fait d’une galerie sombre et poussiéreuse, encombrée de vêtements démodés, d’anciennes armoires, de tableaux et de tapisseries chiffonnées. On y trouvait également un lit double, qui se résumait à un creux dans le sol, et un placard tapissé de mousse. Accessoires dont ni lui ni son appareil n’avaient besoin.

Il avait verrouillé la porte, s’était servi des capteurs soniques de son gazonef pour localiser les panneaux escamotables du plafond, puis était sorti sur le toit à double paroi dans la nuit venteuse et relativement noire.

Comme toutes les villes de Nasqueron, Hauskip était sise dans une zone, dans un volume atmosphérique historiquement calme, ce qui ne l’empêchait pas de connaître des variations météorologiques. Il y avait des changements de pression, des bourrasques, du brouillard, de la pluie, de la neige, des vents de travers, des flux ascensionnels, des courants aspirants, des mouvements latéraux, des tourbillons. Le temps dépendait énormément de l’état des gaz qui entouraient la ville. Modérément secoué par le vent, à moitié caché par les nappes épaisses qui dérivaient dans la nuit faiblement éclairée, Fassin avait traversé la ville sans jamais descendre de ses toits luisants.

Le trafic nocturne était relativement peu dense – la plupart des trajets se faisaient à l’intérieur des moyeux et des rayons qui reliaient entre elles les différentes parties de la cité –, même s’il avait vu quelques Habitants et appareils modestes – principalement des engins de livraison – voler au loin. Néanmoins, il espérait bien ne pas s’être fait remarquer.

Loin en dessous, l’atmosphère était zébrée d’éclairs.

Fassin avait atteint un câble suspendu, épais de quelques centimètres seulement, qu’il avait suivi jusqu’à une place déserte et faiblement illuminée, semblable à un bol vide. Là, il avait trouvé une cabine publique dotée d’un terminal.

Setstyin vivait aussi dans le bandeau équatorial, mais de l’autre côté de la planète, raison pour laquelle Fassin s’attendait à ce qu’il fût éveillé. Il ne pouvait certes pas prévoir que l’autre avait passé la nuit à festoyer avec ses amis. Les Habitants pouvaient ne pas dormir pendant des dizaines de leurs jours, mais ils étaient capables de dormir tout aussi longtemps. Fassin avait donc prié, supplié le serviteur de Setstyin de réveiller son maître, ce qui avait pris un certain temps. L’Habitant paraissait groggy, mais son esprit, lui, était parfaitement alerte, quelque part à l’intérieur de sa carcasse amorphe.

— Vous voudriez que je fasse quoi ? demanda-t-il.

Il se gratta les branchies à l’aide d’un long membre articulé. Il portait une légère collerette de nuit autour du moyeu, ce qui était le minimum lorsqu’on ne s’adressait pas à un parent ou à un ami proche. Les Habitants ne voyaient aucun inconvénient à montrer leur bouche et leurs organes sexuels, même si un certain décorum les obligeait à faire attention quand ils étaient confrontés à des espèces étrangères.

— Que voudriez-vous que je dise, et à qui ?

Une rafale de vent déstabilisa le gazonef, obligea ses hélices à entrer en action pour le maintenir en position devant le moniteur et la caméra.

— Je voudrais que vous essayiez de convaincre un maximum de personnes – parmi les plus influentes –, que la menace est réelle. Laissez-leur le temps de décider ce qu’elles feraient en cas d’attaque. Laissons faire, et nous verrons. Ce qu’il faut éviter à tout prix, c’est une réaction hostile, qui conduirait immanquablement quelque maniaque à anéantir une ou deux de vos villes pour vous mettre du plomb dans la cervelle.

Setstyin avait l’air un peu perdu.

— Quel avantage auraient les Rapides à nous bombarder ?

— Faites-moi confiance. Les Rapides font parfois ce type de bêtise.

— Donc, vous voulez que je parle aux politiciens et aux militaires ?

— Oui.

Dans cette société, les politiciens et les soldats étaient aussi peu professionnels et dévoués que les tailleurs ou les gens comme Setstyin – peut-être même moins. Toutefois, se dit Fassin, il fallait faire avec ce qu’on avait sous la main.

L’Habitant prit un air pensif.

— Toute invasion serait vouée à l’échec.

Il n’avait pas tort, supposa Fassin. Une invasion en bonne et due forme était hors de question. Les forces d’Ulubis n’étaient pas préparées à occuper un espace aussi vaste qu’une géante gazeuse, même si cette dernière était peuplée par une espèce aussi peu belliqueuse et encline à la révolte que celle des Habitants. Néanmoins, tenter de contrôler cette planète en étant entouré d’Habitants reviendrait à plonger le regard dans une étoile. Car, en sécurisant une zone limitée pour permettre la recherche de ces informations si précieuses, on courrait le risque de mettre toute la communauté en colère. La réaction exagérée faisait partie intégrante de la psychologie de ce peuple, et Fassin avait peur que la situation dégénère sérieusement.

— Tout raid ou occupation temporaire d’une zone donnée – avec ce que cela implique de patrouilles agressives – pourrait être interprété comme une invasion à grande échelle, expliqua-t-il.

— Mais où donc ? À moins que vous n’en ayez vous-même aucune idée…

— Si j’ai bien compris, la zone concernée est celle qui se prépare à accueillir une guerre.

Setstyin laissa ses membres pendre mollement contre ses flancs, ce qui, pour un humain, était l’équivalent de rouler des yeux.

— Évidemment, j’aurais dû m’en douter.

— Je suppose qu’on ne peut pas espérer annuler ou repousser ce conflit ?

— Ce n’est pas complètement exclu, mais cela dépasse les compétences du fêtard que je suis. Je ne crois pas qu’il suffise de parler aux gens, même haut placés, que je fréquente. Vous voudriez que nous annulions une Guerre Formelle alors qu’il existe une possibilité pour que nous subissions des raids à grande échelle au milieu même des vents de Nasqueron ? Le moment serait plutôt venu de nous entraîner et d’en organiser quelques autres pour démontrer combien nous sommes féroces.

— Si vous le dites.

— Quand partez-vous pour la zone de guerre ?

— Demain matin – heure locale de Hauskip.

— C’est formidable, vous serez là pour assister à la cérémonie d’ouverture de la guerre !

— J’aurai sans doute d’autres choses en tête à ce moment-là.

— Hum. Vous réalisez que si je parle de tout cela en haut lieu, vous risquez d’être suivi et surveillé ?

— C’est ce qui m’arrive à chaque fois que je viens sur cette planète, alors oui, je réalise parfaitement.

— Fassin Taak, je vous souhaite bonne chance.

— Merci.

Setstyin scruta son écran, examina le décor dans lequel se trouvait l’humain.

— Y’sul est sur la liste noire des opérateurs téléphoniques ? demanda-t-il.

— On m’a assigné une Gardienne supplémentaire en la personne d’une Oerileithe, colonel dans l’armée de la Mercatoria. Elle n’aurait pas forcément compris mon inquiétude, aussi me suis-je débrouillé pour lui fausser compagnie.

— Oh ! c’est très… barbouze comme technique. Je vous souhaite le meilleur. Et n’oubliez pas de me tenir au courant.


* * *

— Sal, si tu es en train de regarder ces images, c’est que je suis morte. Évidemment, je ne peux pas te dire comment cela est arrivé. J’espère que j’ai péri au combat, honorablement, en me battant avec courage. Et pas dans mon sommeil, paisiblement, en pétant une durite sans y prendre garde. Avec un peu de chance, ce genre de truc t’arrivera avant de m’arriver à moi. Mourir paisiblement… Comment mourir en paix si tu es toujours en vie ?

» Cette affaire vous concerne Fass et toi, quoique d’une manière différente. Elle nous concerne tous : Fass, Ilen, toi et moi. Pauvre Ilen. Ilen Deste, Sal. Ce nom te dit quelque chose ? Peut-être pas. Cela fait si longtemps à présent. Tous ces destins différents et tellement similaires. Toi et tes traitements, Fass et son temps ralenti, et puis moi, einsteinisée jusqu’à l’os d’avoir passé trop de temps à voler tout près de la vitesse de la lumière. Le temps n’a pas réussi à nous rattraper, pas vrai, Sal ?

» Je crois néanmoins que tu te rappelles parfaitement Ilen et ce qui lui est arrivé. Cet événement nous a tous traumatisés, n’est-ce pas ? On ne peut pas effacer de sa mémoire quelque chose de si dramatique et de si horrible. Pas complètement, en tout cas. Comment cela se passe-t-il pour toi ? Tu fais des cauchemars ? Tu y penses même au milieu de la journée ? Je crois que oui. C’est une image que l’on a tous vue cent fois dans des films : une personne, une femme, suspendue au-dessus du vide. Dans les films, la plupart du temps, elle s’en tire. Pas toujours, mais souvent. Parfois, ce qui est arrivé me… tombe dessus à l’improviste, sans aucune raison ou signe avant-coureur, sans stimulus particulier, sans raison logique. Tout à coup, je nous revois, Ilen, Fass, toi et moi dans ce putain de vieux vaisseau abandonné.

» Cela t’arrive aussi ? À moi, oui, en tout cas, même après toutes ces années. On aurait pu croire que, le temps aidant, mon état se serait amélioré. Merde, même sans tout ce temps passé à côtoyer la vitesse de la lumière, le souvenir aurait dû s’estomper, s’effacer, non ? Regarde-moi : soixante et un ans en temps corporel, qu’ils me disent. Je suis plus mince que jamais et je me tape toujours des types qui n’ont que le tiers de mon âge. Est-ce que j’ai l’air d’avoir la soixantaine ? J’espère que non. J’aurais dû surmonter tout cela depuis le temps. Avec le temps, tout s’arrange, non ? Tout s’efface.

» Et toi, comment le vis-tu ? As-tu les mêmes soucis que moi ? Cela m’intéresse, vraiment. Un jour, peut-être, tout s’éclaircira. Peut-être que tu ne contempleras jamais ces images, mais que nous verrons la lumière chacun de notre côté. Peut-être quelqu’un d’autre tombera-t-il sur cet enregistrement. Il t’est destiné, mais j’exerce une profession à haut risque, et on ne sait jamais ce qui peut arriver.

» Toutefois, cela n’a que peu d’importance. Ce qui compte, c’est que je sais ce qui est arrivé et que j’ai la ferme intention de te tuer, Sal. Ou en tout cas, je l’avais. Car, si tu regardes ces images, c’est que je ne suis plus de ce monde. Toutefois, je veux que tu saches que cela ne s’arrêtera pas là. Sal, mon vieux, même morte, je ne te lâcherai pas. Ce ne sera pas facile, évidemment, mais j’ai passé ma vie à acquérir du pouvoir. Tu sais, il me suffit de claquer des doigts pour qu’on mette en route un vaisseau spatial. Et après, je peux aller où je veux. J’ai tissé un réseau, je me suis fait des amis, des alliés, j’ai eu des amants, passé des examens, couru des risques… Tout cela, pour un jour avoir le pouvoir de défier un homme qui, à l’heure qu’il est, doit posséder le système presque tout entier. La destruction du portail a failli anéantir mes projets – qui remontent à loin, comme tu peux le constater –, mais je suppose que tu seras toujours en vie et en pleine forme lorsque je serai de retour, ou que ma mort aura déclenché mon plan B.

» Je ne peux pas trop t’en dire. Tu ne sauras pas de quoi tu devras te méfier. Tous les avantages sont déjà de ton côté, pas vrai ? Me reste donc l’effet de surprise. Tu es surpris, n’est-ce pas ? De regarder et d’entendre cet enregistrement ? Tu te demandes ce qui va t’arriver ? C’était l’effet escompté. Tourmente-toi, réfléchis, Sal. Cela te permettra peut-être de rester en vie un peu plus longtemps. Mais pas trop. Non, pas trop longtemps, mais juste assez longtemps.

» Je pense que cela suffit, tu ne crois pas ? Même à l’époque où nous étions ensemble, je ne t’ai jamais autant parlé. Nos conversations mises bout à bout ne dépassent probablement pas la durée de cet enregistrement. Enfin si, mais de peu.

» Laisse-moi juste t’expliquer, histoire que tu comprennes bien : j’ai vu les marques, Sal. J’ai eu le temps de voir les trois traits rouges sur ton cou avant que tu remontes le col de ta veste. Tu te souviens de cela ? Tu te rappelles avoir fait semblant d’avoir froid pour justifier ce geste ? Hein, tu te rappelles ? Tu sais, c’est le genre de fausse note qu’on ne remarque pas sur le coup à cause de la peur et de l’adrénaline, et qui commence à te tracasser bien après. Ce col, tu l’as gardé relevé même après, n’est-ce pas ? Tu es resté couvert jusqu’à ce que tu aies pu t’enfermer dans une salle de bains et mettre la main sur un kit de premiers secours. Je me rappelle très bien. Quand j’essayais d’attraper Ilen, j’ai vu ses ongles. Et le sang en dessous. J’ai vu ce sang très distinctement. Fass, lui, n’a rien remarqué. Il ne sait rien, encore aujourd’hui. Mais moi, je sais. Comme je n’étais pas absolument sûre pour les marques de ton cou, j’ai vérifié. Deux semaines plus tard, on a baisé une dernière fois, pour se dire au revoir… Eh bien, en vérité, c’était juste pour vérifier. Oh, elles avaient presque disparu à ce moment-là, mais on les voyait encore un peu.

» Tu la voulais depuis le début, pas vrai, Sal ? Tu désirais la belle Ilen. Tu t’es peut-être dit qu’elle répondait favorablement à tes avances en t’accompagnant dans les entrailles du vaisseau ? C’est cela ? Sauf qu’elle avait changé d’avis. Cela n’a que peu d’importance, car je sais ce que j’ai vu.

» Tu sais ce qui est drôle ? Ilen et moi, on avait déjà fait l’amour. Une seule fois, c’est vrai, mais une fois que je n’oublierai jamais. Oh ! tu aurais adoré être là à ma place, j’en suis certaine. J’ai aussi couché avec Fass, après, pour compléter le tableau en quelque sorte. Soit dit en passant, c’était bien meilleur qu’avec toi.

La silhouette en uniforme se rapprocha tout près de la caméra et parla lentement, à voix basse :

— J’étais en route pour te voir, Sal. Si tu regardes ces images, c’est que je suis morte. Toutefois, il en faudra plus pour m’arrêter.

L’image se figea, puis disparut. Une main très légèrement tremblante se tendit pour éteindre le moniteur.

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