ACTE CINQ Julian le Conquérant, y compris « La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin » Noël 2174 – Noël 2175

Les Vertus toujours rougissent en découvrant

Les Vices qui dissimulent leur vraie nature,

Et les Grâces comme les Charités sentent le feu

Dans lequel expirent les péchés de l’époque.

WHITTIER

1

Il m’incombe à présent d’écrire le dernier chapitre de mon récit, à savoir un compte rendu du règne de Julian le Conquérant, généralissime des Forces armées et Président des États-Unis, tel que je l’ai vécu, avec toutes les tragédies et joies consolatrices qui l’ont accompagné.

Ces événements me tiennent encore à cœur, malgré toutes les années écoulées depuis. Ma main tremble à l’idée de les décrire. Le lecteur et moi avons toutefois déjà parcouru un chemin considérable pour parvenir jusqu’ici et j’ai l’intention de conduire cette entreprise à son terme, quel qu’en soit le coût.

Il me vient à l’esprit qu’un des avantages de la Machine à écrire en tant qu’invention littéraire est que les larmes versées durant la rédaction ont moins de chances de faire des pâtés en tombant sur le papier. Une certaine précision s’en trouve préservée, qui ne peut s’atteindre autrement.

2

Quand nous avons débarqué à Manhattan, elle était tout apprêtée pour la célébration de la Nativité : je n’avais jamais vu une telle débauche de décorations, comme si la ville était un sapin de Noël paré de bougies et de guirlandes colorées, à moins de quarante-huit heures du Jour Sacré… mais tout cela avait peu ou pas d’importance pour moi, qui attendais avec impatience de découvrir ce qu’était devenue Calyxa.

Comme les autres survivants de la campagne de Goose Bay, nous avions, Julian et moi, passé trois semaines à l’hôpital américain de Saint-Jean pour nous rétablir. Nourriture fraîche, linge propre et eau bouillie s’y étaient avérés aussi efficaces que n’importe quels médicaments. Malgré mes maladroits points de suture, la blessure au visage de Julian était presque guérie et il ne restait de preuve de mes insuffisances en matière médicale qu’une cicatrice courbe entre l’articulation de sa mâchoire et sa narine droite, comme une seconde bouche perpétuellement et bien sagement fermée. C’était toutefois plutôt bénin, pour une blessure de guerre, et Julian n’avait jamais été vaniteux de son apparence.

Son humeur s’était améliorée aussi, ou du moins avait-il terrassé son pessimisme. Quelle qu’en fût la raison, il avait renoncé à sa résistance initiale et consenti à tout ce que l’armée des Laurentides lui avait préparé. Il acceptait, m’avait-il dit, d’assumer la présidence, au moins un certain temps, ne serait-ce que pour défaire une petite partie des vilenies commises par son oncle.

Il n’était bien entendu pour rien dans sa nomination à la présidence. Elle avait eu lieu en son absence et son nom avait été proposé comme compromis. Mes premières dépêches au Spark, parties de Striver à bord du Basilisk après la bataille de Goose Bay, ont peut-être joué un rôle dans ces développements. Deklan Comstock aurait sans nul doute préféré ne pas voir publié que Julian avait survécu, mais les responsables du Spark, qui n’en savaient rien, ont cru faire une faveur au Président en rendant publics l’héroïsme et les moments difficiles de son neveu.

Ces informations ont été abondamment reprises. Le public américain, du moins dans la moitié orientale du pays, s’était entiché de Julian Comstock, en qui il voyait un jeune héros national, et Julian jouissait d’une réputation tout aussi flatteuse au sein de l’armée des Laurentides. Entre-temps, aux plus hauts échelons militaires, le ressentiment envers la manière dont Deklan conduisait la guerre atteignait un point de non-retour. Deklan avait mal géré tant de campagnes audacieuses mais piètrement conçues, emprisonné tant de loyaux et irréprochables généraux, que l’armée avait résolu de le déposer pour le remplacer par quelqu’un de mieux disposé à son égard. La publication de mes comptes rendus avait contribué à chauffer à blanc ce feu qui couvait[87].

La seule chose qui empêchait les militaires de renverser l’oncle de Julian était le choix, toujours épineux, d’un successeur crédible. Un candidat acceptable peut s’avérer difficile à dénicher. Un tyran renversé par une action militaire ne permet pas de choix démocratique explicite et d’importants intérêts contradictoires – les Eupatridiens, le Sénat, le Dominion de Jésus-Christ sur Terre, voire, d’une certaine manière, le grand public – doivent être pris en compte et apaisés.

L’armée des Laurentides ne pouvait satisfaire toutes ces conditions, de même qu’elle ne pouvait aisément obtenir le consentement de sa lointaine consœur, l’armée des Deux Californies, bien davantage contrôlée par le Dominion que celle de l’Est. La nécessité de remplacer Deklan le Conquérant était toutefois communément admise. On finit par trouver une solution temporaire. Deklan n’ayant aucun enfant, on pouvait soutenir que, en vertu de la succession dynastique autorisée par le 52e amendement de la Constitution[88], le pouvoir revenait à son héroïque neveu Julian… qui se trouvait à ce moment-là pris dans le siège de Striver et ne compliquerait pas la situation en acceptant ou en refusant. Julian était ainsi devenu une figure de proue, presque une abstraction, et acceptable en tant que telle, jusqu’à ce que le tyran fût traîné hors de la salle du trône par les soldats et claquemuré dans une prison au sous-sol.

Julian avait toutefois survécu au siège et comme il avait été secouru par les efforts opiniâtres de l’amiral Fairfield, l’abstrait menaçait à présent de devenir d’une inconfortable réalité. S’il avait été tué, un autre arrangement aurait été trouvé, peut-être plus satisfaisant pour tout le monde. Sauf que Julian le Conquérant vivait… et il suscitait de si puissants sentiments au sein du grand public que ne pas l’installer à la présidence aurait déclenché des émeutes.

Voilà pourquoi il avait été entouré, durant sa convalescence et son retour à New York, d’une phalange de conseillers militaires, de consultants civils, d’employés flagorneurs et de mille autres types de manipulateurs ou de chasseurs de poste. Je n’avais eu que peu d’occasions de converser en privé avec lui, et dès notre arrivée à Manhattan, il s’est retrouvé prisonnier d’une foule de sénateurs et de soldats enrubannés qui l’ont emporté en direction du palais présidentiel : je n’ai même pas pu lui dire au revoir ni convenir d’une nouvelle rencontre.

Ce n’était toutefois pas un problème urgent : je pensais surtout à Calyxa. Je lui avais écrit plusieurs lettres depuis l’hôpital à Saint-Jean, et même télégraphié, mais elle n’avait pas répondu et je craignais le pire.

Je me suis rendu à la luxueuse demeure en grès brun d’Emily Baines Comstock, où j’avais confié Calyxa à la mère de Julian. Cela m’a réconforté de voir cette construction familière apparemment inchangée baigner dans le crépuscule de Manhattan, aussi solide que jamais et avec une douce lueur de lanterne derrière ses rideaux tirés.

Quand je me suis approché de l’allée, un soldat est toutefois sorti de l’ombre, la main levée. « Entrée interdite. »

Ces paroles ahurissantes m’ont indigné dès que j’ai été certain de les avoir correctement comprises. « Hors de mon chemin. C’est un ordre », ai-je ajouté, puisque mes galons de colonel étaient intacts et parfaitement visibles.

Le soldat a blêmi, mais n’a pas bougé. C’était un jeune homme, sans doute une nouvelle recrue, un garçon bailleur extrait d’une Propriété du Sud, à en juger par son accent. « Désolé, mon colonel, mais j’ai des ordres… des ordres très stricts, de ne laisser entrer personne sans autorisation.

— Mon épouse est dans cette maison, ou y était, ou devrait y être… Que faites-vous ici, au nom du ciel ?

— J’empêche qu’on entre ou qu’on sorte, mon colonel.

— Pour quelle raison ?

— Ordonnance de Quarantaine ecclésiastique.

— Vous m’en direz tant ! Ce qui signifie ?

— Je ne sais pas trop, mon colonel, a avoué le soldat. Je suis nouveau.

— Eh bien, d’où émanent ces ordres ?

— Directement de mon officier supérieur au quartier général de la Cinquième Avenue, mais je crois que ça a un rapport avec le Dominion. “Ecclésiastique”, ça signifie “église”, non ?

— Je pense, oui… Qui est à l’intérieur, que vous gardez si résolument ?

— Rien que deux femmes. »

Mon cœur a manqué un battement, mais j’ai fait semblant de garder une certaine distance. « Vos dangereux prisonniers sont des prisonnières ?

— Je leur remets des colis de nourriture de temps en temps… Ce sont des femmes, oui mon colonel, une jeune et une vieille. Je ne sais rien de leurs crimes. Elles n’ont pas l’air odieuses, ni particulièrement dangereuses, même s’il leur arrive d’être irritables, surtout la jeune… elle parle peu, mais quand elle parle, ça fait mal.

— Elles sont à l’intérieur, en ce moment ?

— Oui, mon colonel, mais comme je l’ai dit, on n’entre pas. »

Je n’ai pu me contenir plus longtemps. J’ai crié le nom de Calyxa de toute la puissance de mes poumons.

Le garde a eu un mouvement de recul et j’ai vu sa main s’aventurer à proximité du pistolet qu’il portait à la hanche. « Je ne pense pas que ce soit autorisé, mon colonel !

— Vos ordres indiquent-ils d’empêcher un officier en uniforme de crier dans la rue ?

— Je ne crois pas, pas expressément, mais…

— Alors suivez expressément vos ordres tels qu’ils sont écrits : gardez la porte si vous le devez, mais n’improvisez pas et ne portez aucune attention à ce qui se passe sur le trottoir : les trottoirs de New York ne vous concernent pas pour le moment.

— Mon colonel », a répondu le jeune homme en rougissant, mais il ne m’a pas contredit et j’ai crié encore plusieurs fois le nom de Calyxa jusqu’à ce que la tête de mon épouse bien-aimée apparût enfin à une fenêtre à l’étage.

J’ai eu du mal à maîtriser ma joie de la revoir. J’avais si souvent imaginé ce moment, durant la longue campagne de Goose Bay ! Évoquée durant un demi-sommeil, la silhouette de Calyxa était devenue une déité en direction de laquelle je m’inclinais de manière aussi prévisible qu’un mahométan vers La Mecque. Là-haut, à la fenêtre de la maison de grès de Mme Comstock, elle semblait au moins aussi belle que toutes mes visions d’elle, bien qu’un peu plus impatiente, ce qui n’avait rien de surprenant.

J’ai crié une fois de plus son nom, juste pour en sentir la vibration dans ma gorge.

« Oui, c’est moi, a-t-elle répondu.

— Je suis rentré de la guerre !

— Je vois ça ! Tu ne peux pas entrer ?

— Il y a un garde à la porte !

— C’est bien là le problème ! » Calyxa s’est retournée un instant, puis a réapparu. « Mme Comstock est là aussi, mais elle n’aime pas crier à la fenêtre… elle te passe le bonjour.

— Pourquoi êtes-vous enfermées ? Ce sont les ennuis avec le Dominion dont tu m’as parlé dans ta lettre ?

— L’histoire est trop longue pour qu’on la braille dans la rue, mais le diacre Hollingshead est derrière tout ça.

— Julian ne laissera pas durer cette situation !

— J’espère qu’il en entendra bientôt parler, dans ce cas. »

Durant cet échange, le soldat de garde m’a regardé bouche bée avec une curiosité non dissimulée. Une telle attention me déplaisait. Je voulais interroger Calyxa sur notre enfant, je voulais lui déclarer mon amour, mais j’étais gêné par le manque d’intimité et par la recrue qui me dévisageait. « Calyxa ! ai-je appelé. Il faut que je te dise… mes sentiments d’affection pour toi restent intacts…

— Je ne t’entends pas !

— Intacte ! Mon affection ! Pour toi !

— S’il te plaît, Adam, ne perds pas de temps ! »

Elle s’est éloignée de la fenêtre.

Je me suis tourné vers le soldat, les joues en feu. « Le spectacle vous plaît, soldat ? »

Il n’était cependant pas sensible à l’ironie, à moins qu’il eût été élevé en dehors de son orbite. « Oui, mon colonel, merci d’avoir posé la question. C’est une sacrée distraction. Le travail est ennuyeux, d’habitude.

— Je n’en doute pas. Vous semblez frigorifié. Vous ne préféreriez pas aller dans un endroit chaud, pour prendre un repas, peut-être, surtout que Noël est tout proche ?

— Pour sûr, mais je ne serai pas relevé avant deux heures.

— Pourquoi ne vous relèverai-je pas ? Je sais que je ne peux pas entrer, ce serait contre le règlement, mais il me semble qu’un officier supérieur peut assumer les fonctions d’un simple soldat pendant une période de temps limité, par pure bonté d’âme un soir glacé de décembre.

— Merci, mon colonel, mais cette combine ne marchera pas. Je n’ai pas les moyens de manger à mes frais. Je n’ai pas été payé depuis le mois dernier, avec cette perturbation dans le gouvernement et tout.

— Il y a un endroit au coin de la rue qui sert de la langue de bœuf et des dés de porc bien chauds. Tenez, ai-je dit en sortant deux dollars Comstock de ma poche et en les lui plaquant dans la paume, allez-y, profitez-en, et joyeux Noël. »

La recrue a regardé l’argent les yeux écarquillés, puis a enfoui les pièces dans la poche de son duffel-coat. « J’imagine que je peux laisser les dames sous votre garde pendant à peu près une heure… mais pas davantage.

— Je vous en suis reconnaissant et vous promets qu’elles seront saines et sauves à votre retour. »


La délicatesse m’empêche de raconter dans le détail mes retrouvailles avec Calyxa, mais cela a été une entrevue chaleureuse non dépourvue de quelques larmes, au cours de laquelle j’ai prouvé à de nombreuses reprises mon affection et constaté avec stupéfaction ainsi qu’une fierté attendrie à quel point ses formes féminines s’étaient adoucies et dilatées. Mme Comstock a observé ces manifestations avec indulgence et sans se plaindre, jusqu’à ce que nos familiarités commençassent à l’embarrasser. « Il y a d’importants sujets dont nous devons discuter, Adam Hazzard, a-t-elle alors dit, à moins que vous ne comptiez emporter sur-le-champ Calyxa dans la chambre nuptiale. »

Ce que j’aurais sans doute adoré faire, mais je me suis plié à la suggestion implicite et j’ai cessé d’embrasser ma femme pendant quelque temps.

« J’ai soudoyé le garde pour qu’il s’éloigne, ai-je annoncé. Nous pouvons nous échapper tout de suite, si vous voulez.

— Si ce n’était qu’une histoire de corruption, a répondu Mme Comstock, nous serions parties depuis longtemps… Mais où pensez-vous que nous puissions nous rendre ? Nous ne sommes pas des criminelles, et du moins en ce qui me concerne, je n’ai pas l’intention de me comporter comme si j’en étais une.

— Je suis un peu dérouté, ai-je admis. Je suis arrivé en bateau de Terre-Neuve depuis moins de deux heures et je n’ai jamais eu de réponse à mes lettres.

— Elles ne nous sont pas parvenues, ou ont été renvoyées. Julian est là aussi ?

— C’est pour lui que les cloches ont sonné dans toute la ville. Il a été emmené au palais exécutif pour être investi, ou je ne sais ce qu’on fait d’un nouveau Président. »

Mme Comstock a été soulagée d’apprendre cela, à tel point qu’elle a dû s’asseoir pour reprendre ses esprits. Il lui a fallu un long moment pour s’apercevoir à nouveau de ma présence. « Je suis désolée, Adam. Prenez une chaise et tenez-vous tranquille le temps que je vous explique la situation. Nous pourrons ensuite discuter de l’importante question d’y remédier. »

Son explication a été décousue, avec de nombreux retours en arrière et des interjections enflammées de Calyxa, mais en substance, elle revenait à cela :

Depuis l’arrivée du diacre Hollingshead en juillet, le Dominion avait beaucoup travaillé à débarrasser New York de sa corruption morale.

« Corruption » est un mot prisé par les fervents du Dominion et il annonce en général le couteau, le procès ou la potence. Dans le cas présent, il faisait référence au nombre croissant d’églises en ville qui ne payaient pas la dîme… autrement dit, des églises qui non seulement n’étaient pas reconnues par le Dominion, mais dédaignaient cette reconnaissance, car le Dominion leur apparaissait comme une institution matérialiste qui vivait des donations forcées tout en réprimant la véritable fraternité apostolique et le salut individuel en Jésus-Christ.

J’avais entendu parler de ces églises renégates. On en trouvait dans toutes les grandes agglomérations, mais plus fréquemment à Manhattan, où diverses espèces de ces églises prenaient soin des pauvres et des mécontents, des plus modestes des ouvriers mécaniciens ou encore des Égyptiens et des autres immigrants récents. Je n’ai toutefois pas vu le rapport entre ces établissements et le confinement de Calyxa et de Mme Comstock.

« On nous a trouvées dans, a expliqué Calyxa sans mâcher ses mots et en interrompant le récit plus nuancé de Mme Comstock.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Trouvées dans quoi ?

— Il s’agit d’un terme légal, a précisé Mme Comstock. Nous avons été arrêtées avec une dizaine d’autres personnes lors d’une descente de Hollingshead et de sa police cléricale dans un de ces établissements… On nous a “trouvées dans l’assistance”, en d’autres termes.

— Vous fréquentiez une église renégate ? » Cela m’a surpris, car Mme Comstock avait manifesté par le passé une piété parfaitement traditionnelle tandis que Calyxa, élevée dans une institution catholique, me disait souvent penser avoir engrangé bien assez de religion.

« Pas pour des raisons religieuses, a répondu Calyxa. L’église autorise des réunions politiques dans ses locaux. J’avais parlé à Mme Comstock de l’idée des Parmentiéristes, ça l’a intéressée, et nous sommes allées là-bas pour qu’elle puisse en avoir un échantillon.

— N’est-ce pas une circonstance atténuante ?

— Pas pour le diacre Hollingshead, a dit Mme Comstock. Le Parmentiérisme ne constitue pas vraiment un alibi, sous le régime actuel. Je soupçonne presque le diacre de nous avoir poursuivies dans le but explicite de nous compromettre. Cela pourrait faire partie d’un plan manigancé avec l’Exécutif avant la destitution de Deklan.

— Sauf que Deklan est destitué et que vous restez assignées à résidence.

— Le diacre Hollingshead est plus puissant que jamais, et une Ordonnance de Quarantaine ecclésiastique ne se circonvient pas si aisément. Une fois rendue, elle a tendance à rester. Si nous sommes là et non emprisonnées avec les autres Trouvés-Dans, c’est uniquement parce que je suis une Comstock et que Calyxa est enceinte[89].

— Julian va arranger ça, ai-je assuré.

— J’imagine, a dit Mme Comstock, dès qu’il apprendra notre situation. Il ne va cependant pas être facile à joindre, maintenant qu’il est installé au palais présidentiel.

— Je peux trouver un moyen de parvenir jusqu’à lui.

— Je ne pense pas que cela sera nécessaire. Julian ne manque jamais de passer Noël avec moi, quand il est à Manhattan, et je suis sûre qu’il m’enverra chercher cette année. De toute manière, Calyxa n’accouchera qu’en avril, si bien que Hollingshead ne peut rien faire d’ici là. Non, Adam, j’ai une autre commission pour vous, si vous l’acceptez. »

Je pouvais difficilement refuser, même si cela m’a surpris et a eu des effets déroutants.

« Ma commission, a dit Mme Comstock, concerne Sam Godwin.

— Sam ! Je ne l’ai pas revu depuis le Labrador. On l’a rapatrié sur blessure. Nous avons demandé de ses nouvelles à l’hôpital militaire de Saint-Jean, mais il en était déjà reparti pour New York. Il doit être arrivé depuis longtemps… vous l’avez vu ? J’aimerais lui serrer une nouvelle fois la main. » Celle qui lui reste, ai-je pensé sans le dire.

« Je me suis renseignée aussi, m’a appris Mme Comstock. Je sais qu’il est arrivé sans problème, qu’il a passé quelques jours au Repos du Soldat, mais qu’il a été libéré… et qu’il a aussitôt disparu, du moins, il ne s’est pas donné la peine de me contacter. Cela ne lui ressemble pas, Adam. »

J’en ai convenu. « Je peux peut-être le trouver et résoudre ce mystère.

— J’espérais que vous diriez cela. » Elle rayonnait. « Merci, Adam Hazzard.

— Inutile de me remercier. Mais pour le garde à la porte ? Il ne va pas tarder à revenir, je ne peux pas rester.

— Peu importe le garde… il est inoffensif, et comme prison, celle-ci est assez confortable.

— Une fois ressorti de cette maison, je risque d’avoir du mal à y revenir. » Cela me déplaisait de penser que l’accès à ma chambre conjugale pourrait m’être interdit pour une période indéterminée. C’était cruel, sinon inhabituel.

« Logez au Repos du Soldat, s’il le faut, et faites vos adieux à Calyxa pour le moment. Nous serons réunis le jour de Noël, je n’en doute pas.

— Heureuse de ton retour, Adam », a ajouté Calyxa qui m’a embrassé à nouveau, et nous avons repris nos privautés jusqu’à ce que Mme Comstock indiquât par un raclement de gorge et un roulement d’yeux que le moment était – bien trop vite ! – venu pour moi de partir.

Le garde est réapparu alors que je redescendais les marches dans l’humidité de décembre. « Merci, mon colonel. Le repas était bon et je l’ai beaucoup apprécié, joyeux Noël à vous.

— Surveillez la maison de près, lui ai-je répondu. Prenez garde qu’aucun malfaisant n’y entre. »


J’ai passé la nuit au Repos du Soldat près des quais. Mon grade m’a donné le droit à un meilleur logement que celui d’un simple soldat, même s’il ne s’est agi en réalité que d’un box avec un matelas jaune et une couverture élimée. Comme le lit, celle-ci était infestée de puces, qui ont saisi l’occasion de gambader à leur guise et de se goberger à loisir ; j’ai eu un sommeil agité et me suis dépêché de sortir dès les premières lueurs.

Sam Godwin était à New York, ou s’y trouvait peu de temps auparavant. Cela au moins était établi. Je suis allé au quartier général du régiment, où le commis m’a montré un registre dans lequel Sam figurait parmi les anciens combattants blessés rendus à la vie civile. Y figurait une adresse new-yorkaise à laquelle faire suivre un éventuel courrier.

Elle correspondait à un quartier peu recommandable non loin de celui des Immigrants. Je m’y suis aussitôt rendu. Les maisons, pour la plupart mitoyennes et à ossature de bois, étaient le plus souvent divisées en chambres à louer, avec ici ou là une taverne, une boutique de chanvre ou un tripot qui permettaient aux hommes dans la déchéance de succomber sans trop d’efforts à leur vice. De la fumée se déversait de chaque cheminée, car il faisait froid. Penser à tous ces foyers à charbon et poêles à bois m’a fait redouter le feu, les constructions dans ces environs n’étant guère que du petit bois et du papier brun qui se donnaient des airs d’architecture.

J’ai toqué à une porte branlante, qu’une vieillarde au visage marqué par la varicelle a fini par venir m’ouvrir. « Je ne connais personne de ce nom », m’a-t-elle répondu quand je me suis enquis de Sam Godwin. J’ai dû le décrire en l’affirmant de mes amis pour qu’elle se laissât fléchir et me conduisît à une chambre à l’étage, au bout d’un couloir dépourvu d’éclairage.

La porte était entrouverte. Je l’ai poussée et suis entré en appelant Sam par son nom.

Il dormait sur un lit étroit qui ne valait pas mieux que celui dans lequel j’avais passé la nuit. Il portait une chemise en haillons et un vieux pardessus lui servait de couverture. Il avait le visage tiré et hâve, même au repos. Sa chevelure était davantage clairsemée que dans mon souvenir, sa barbe hirsute et presque complètement blanche. Il tenait son bras gauche recroquevillé sous son corps, pressé sur son ventre comme pour cacher la main manquante.

Une bouteille gisait près de lui sur le sol et on voyait sur la table de chevet délabrée une pipe à long tuyau ainsi qu’un coffret en bois qui contenait quelques miettes de fleurs de chanvre.

Je me suis assis sur le lit. « Sam, ai-je dit. Sam, réveille-toi, si tu m’entends. C’est moi… Adam Hazzard. »

Il m’a fallu le répéter à plusieurs reprises pour qu’il commençât à bouger. Il a grogné et s’est tourné sur le dos, a soupiré puis ouvert un œil méfiant, comme s’il s’attendait à de mauvaises nouvelles. La lumière de la sensibilité a enfin semblé s’enfoncer au fond de son être et il s’est redressé tant bien que mal. « Adam ? a-t-il marmonné d’une voix rauque.

— Oui, Sam, c’est moi.

— Adam… Oh ! Un instant, je me suis cru revenu au Labrador… ce n’est pas un pilonnage que j’entends ?

— Non, Sam. Nous sommes à New York, mais pas dans un quartier très reluisant. Ce bruit, c’est juste les chariots de marchandises dans la rue. »

Il m’a regardé de nouveau et a commencé à comprendre.

« Adam ! Mais je vous ai laissés à Striver, Julian et toi. Le Basilisk m’a emmené…

— Il nous a emmenés aussi, Sam, quelques semaines plus tard, après bien des malheurs et des histoires.

— Je pensais…

— Quoi ?

— La situation était désespérée. Striver était destinée à finir en boucherie et semblait bien partie pour ça. Je me suis dit…

— Qu’on s’était fait tuer ?

— Que vous étiez morts, oui, et que j’avais failli à protéger Julian comme j’en avais mission.

— C’est pour ça que tu vis dans de telles conditions ? Mais nous sommes vivants, Sam !… Je suis vivant, et Julian aussi. Tu as jeté un coup d’œil aux journaux, ces derniers temps ? »

Il a secoué la tête. « Pas depuis… des semaines, je crois. Tu veux dire que l’amiral Fairfield a amené du renfort aux divisions de Striver ?

— Je veux dire que Deklan Comstock n’est plus président ! Si tu avais sorti la tête de cette horrible tanière, tu aurais peut-être vu l’armée des Laurentides arriver pour le déposer ! »

De stupéfaction, Sam s’est soudain levé, puis a rougi, car il n’avait pas son pantalon. Il en a saisi un froissé sur le sol et s’est rendu respectable en se boutonnant d’une main tremblante. « Quel fichu manque d’attention de ma part ! Deklan Comstock déposé ! Et ils ont nommé un nouveau président ?

— Oui, Sam… mais tu ferais peut-être mieux de te rasseoir avant que je t’en parle. »


J’ai aidé Sam à s’habiller et à se peigner, et quand il a été à peu près présentable, je l’ai emmené dans une taverne proche où nous avons commandé des œufs et du pain grillé. Ce n’était pas un repas de gourmet – il y avait des asticots dans le beurre –, mais il nous a rassasiés. Sam a reconnu être resté seul depuis son retour à Manhattan. Le chagrin causé par la mort présumée de Julian l’avait poussé à se cacher, mais aussi la perte de sa main gauche, ou du sentiment d’intégrité et de virilité disparu avec elle. Il se débrouillait assez bien pour manger avec la main droite, mais gardait l’avant-bras gauche posé sur les genoux et prenait toujours soin de ne pas laisser voir son moignon. Il restait le menton baissé en évitant de croiser le regard des autres clients. Je ne lui en ai pas parlé et je me suis comporté comme si je ne m’en rendais pas compte, stratégie par laquelle je pensais lui changer les idées.

Durant notre repas, je lui ai raconté mes aventures avec Julian à Striver ainsi que l’ascension inattendue de Julian à la présidence. Cela a grandement intéressé Sam, qui m’a remercié à plusieurs reprises de lui permettre d’avoir l’esprit tranquille en ce qui concernait Julian. « Même si Dieu sait que la présidence n’est pas vraiment un lieu sûr, loin de là. Je suis content de ta visite, Adam, et merci pour le repas, mais quand on l’aura terminé, tu ferais mieux de me laisser. Je n’ai envie de voir personne, dans l’état actuel des choses. Je ne suis plus ce que j’étais. Je n’ai plus aucune valeur pour Julian. Je suis un appendice inutile.

— Le problème est plus pressant que ça, Sam. Le diacre Hollingshead cause des ennuis à Calyxa. La mère de Julian et elle sont enfermées sous bonne garde, en attendant des poursuites pénales. »

Jusqu’à présent humide et terne, le regard de Sam s’est rétréci à deux fentes. « Emily est en danger ?

— Potentiellement, oui… et Calyxa aussi. C’est Mme Comstock qui m’a demandé de te retrouver.

— Emily ! » Il a prononcé ce nom comme au supplice. « Je ne veux pas qu’elle me voie ainsi.

— Ça se comprend, mais nous pouvons t’offrir un bain et une coupe de cheveux dès que tu auras terminé ton petit déjeuner.

— Ce n’est pas ce que je veux dire !

— L’idée n’est peut-être quand même pas mauvaise. Mme Comstock porte une grande importance aux odeurs.

— Ce qui me fait honte, Adam, ne peut être réglé par un bain ! »

Il parlait bien entendu de son moignon. « Emily Comstock se fiche de ça, Sam.

— Peut-être… mais moi, non. » Il a baissé la voix, ce qui n’a pas suffi à dissimuler la douleur en elle. « Il y a eu un moment, après Striver, où j’ai prié pour que l’infection m’emporte.

— Ce genre de prière n’est pas bien vu du Paradis et je ne m’étonne pas qu’elle soit restée lettre morte.

— Je ne suis plus un homme entier.

— Pensais-tu la même chose de Willy Bass l’Unijambiste, quand il nous poursuivait au fin fond de l’Athabaska ? Tu me semblais beaucoup le respecter, alors même qu’il avait davantage perdu de sa jambe que tu n’as perdu de ton bras. »

La comparaison a semblé l’étonner. « Willy Bass n’était pas du tout infirme. Mais c’est ça que tu t’imagines que je veux, Adam… Une carrière dans la Réserve ?

— Je ne prétends pas deviner quelle profession tu aimerais, mais ne veux-tu pas aider Mme Comstock quand elle a besoin de toi ? C’est le problème, pour le moment.

— Évidemment que je veux l’aider ! Mais à quoi peut bien servir un ivrogne infirme ?

— À rien… c’est bien pour ça que tu dois arrêter de boire et cesser à tout prix de te considérer comme un infirme. Montre-moi ta blessure. »

Il s’est hérissé et a gardé le bras sous la table en refusant de parler.

« J’ai aidé le Dr Linch à l’hôpital de campagne de Striver, ai-je rappelé. J’ai déjà vu des amputations, et même pire. Tu as toujours été une sorte de deuxième père pour moi, mais les rôles sont inversés, apparemment. Ne fais pas l’enfant, Sam. Montre-moi. »

Ses joues ont viré à l’écarlate et pendant un long moment, il est resté figé sur sa chaise. J’ai espéré qu’il n’allait pas se sentir offensé et me frapper de son bras valide, car c’était encore un homme puissant malgré ses récentes débauches. Il a toutefois fini par accepter et, détournant les yeux, il a levé le bras un peu au-dessus de la table.

« Eh bien, ce n’est rien », ai-je dit malgré la gêne que m’inspirait ce moignon terminé par un vieux bandage taché de brun.

« Ça suinte encore de temps en temps, a-t-il murmuré.

— Comme toujours. Eh bien, Sam, j’imagine qu’il va falloir que tu choisisses entre Emily Baines Comstock et ta fierté blessée. Si tu préfères la seconde, retourne dans ton taudis t’enivrer à mort. Sinon, accompagne-moi chez le barbier, prends un bain et laisse-moi changer ce bandage, nous irons ensuite tirer nos femmes des ennuis dans lesquels elles se trouvent, dussions-nous en périr. »

Je courais un risque en disant cela. Il aurait pu s’en aller. Jamais toutefois je ne l’avais vu reculer devant un défi qu’on lui présentait sans ménagements.

« J’imagine qu’un bain ne va pas me tuer », a-t-il marmonné en me décochant toutefois un regard malveillant et dépourvu de toute gratitude.


Les barbiers et établissements de bains new-yorkais avaient déjà commencé à fermer pour Noël, mais nous avons réussi à en trouver un disposé à s’occuper de nous. Nous avons aussi rendu visite à une boutique de vêtements, où nous avons échangé les haillons militaires de Sam contre une tenue civile plus présentable. Ces achats ont quasiment eu raison de toute la paie que j’avais sur moi. Les poches de Sam ne contenaient quant à elles que des pièces.

Sam a toutefois refusé de se rendre aussitôt chez Emily Comstock. Il voulait d’abord se remettre de ses débauches, aussi avons-nous passé la nuit au Repos du Soldat. Il a dormi d’un profond sommeil tandis qu’une série d’escarmouches m’opposait aux invertébrés qui gambadaient entre les draps.

Au matin de Noël, nous nous sommes éveillés aux environs de l’aube et avons refusé la charitable proposition de petit déjeuner. « Nous devrions aller directement chez Mme Comstock, ai-je dit, si tu es prêt.

— Loin de là, mais attendre n’y changera rien. »

En arrivant devant la maison de grès brun, nous avons découvert qu’une calèche tirée par trois chevaux attendait devant, une ample et belle voiture ornée de dorures et frappée sur ses portes des armoiries du palais présidentiel. Son importante escorte de Gardes républicains, après avoir maîtrisé l’unique sentinelle en faction (un autre soldat que celui auquel j’avais offert un repas), aidait Mme Comstock et Calyxa à prendre place dans le véhicule.

Les deux femmes nous ont aperçus et nous ont fait signe de les rejoindre. Les Gardes républicains ont commencé par s’y opposer – cela ne figurait pas dans leurs ordres –, mais ont cédé quand la mère de Julian leur a sonné les cloches. En quelques secondes, nous nous sommes retrouvés tous les quatre dans la cabine.

Sam a regardé Mme Comstock, qui l’a regardé, et il y a eu un long silence gêné.

« Vous avez perdu votre main gauche », a ensuite constaté Mme Comstock.

J’ai blêmi, Calyxa a grimacé et Sam a rougi.

« Emily…, a-t-il commencé d’une voix rauque.

— Blessure de guerre, ou simple négligence ?

— Perdue au combat.

— On n’y peut rien, alors, je suppose. Votre barbe est plus blanche que dans mon souvenir. Je suppose qu’on n’y peut rien non plus… et vous m’avez l’air plus fragile… redressez-vous ! »

Il a obtempéré. « Emily… je suis content de vous revoir. Je regrette que ce soit dans de telles circonstances.

— Les circonstances vont changer. Nous sommes en route pour le palais présidentiel, à la requête de Julian. C’est votre meilleure chemise ?

— Ma seule.

— Je ne pense pas que la guerre vous ait fait beaucoup de bien, Sam.

— J’imagine que non.

— Ni à vous, Adam… Est-ce une puce que je vois là sur votre jambe de pantalon ?

— Une poussière, ai-je affirmé au moment où celle-ci disparaissait d’un bond.

— J’espère qu’il n’y a pas de photographes au palais », a conclu Mme Comstock d’un air sévère.


On nous a fait traverser les principales pièces publiques du palais exécutif, les salles lambrissées dans lesquelles s’était déroulée la réception présidentielle lors de la fête de l’Indépendance, puis une série de pièces plus intimes avec des lampes qui luisaient sur des tables polies et des feux qui brûlaient dans des poêles métalliques ventilés. On nous a enfin introduits dans un salon vaste mais aveugle dans lequel un sapin avait été installé et décoré de boules de verre coloré à l’esthétique complexe. Julian, qui nous y attendait, a aussitôt renvoyé les gardes.

Cela a été une matinée de Noël pleine d’émotion, étant donné que la moitié d’entre nous avait quasiment perdu espoir de revoir l’autre moitié en vie. Julian a serré sa mère dans ses bras avec les larmes aux yeux, le visage hâve de Sam a retrouvé une partie de sa vivacité chaque fois qu’il a regardé Emily Baines Comstock, et Calyxa et moi sommes restés inséparables sur un canapé près du feu.

Tout le monde s’est hâté de livrer récits et explications. Julian venait d’apprendre l’assignation à résidence de sa mère par le diacre Hollingshead, aussi bouillait-il de colère, mais comme c’était une journée de fête, il a réprimé ces sentiments en essayant de ne parler que de sujets plus agréables.

On ne pouvait toutefois ignorer les changements intervenus dans l’aspect et les manières de Julian depuis la dernière fois que nous nous étions retrouvés tous ensemble. Calyxa et Mme Comstock lui jetaient toutes deux des coups d’œil troublés ; pas seulement à cause de la cicatrice sur sa joue ni de l’immobilité de sa bouche de ce côté-là de son visage, même si Julian leur devait une expression nouvelle et sinistre qui ne lui ressemblait pas. Il y avait en lui une froideur, une résolution qui semblait masquer d’importantes turbulences, tout comme une mer calme dissimule les pérégrinations de la baleine et les appétits du requin.

Julian s’est enquis de la réclusion de sa mère dans la maison de grès brun et du genre de poursuites que le diacre Hollingshead voulait engager contre Calyxa et elle. Surpris d’apprendre qu’on les avait Trouvées Dans une Église Non Affiliée, il a demandé à sa mère si elle avait renoncé au Méthodisme pour l’encens et les prophéties.

« Nous étions venues à un meeting politique des Parmentiéristes…

— Encore pire !

— … mais l’Église des Apôtres Etc. n’est pas ce genre d’institution, de toute manière. J’ai eu une longue conversation avec le pasteur, un M. Stepney. C’est un jeune homme sérieux, pas totalement fanatique, très présentable et avenant[90].

— Que prêche-t-il ? La mort de l’Aristocratie, comme ses amis parmentiéristes ?

— Le pasteur Stepney n’est pas un boutefeu, Julian. Je ne connais pas sa doctrine en détail, mais elle a un rapport avec l’Évolution et la Bible écrite à l’envers ou quelque chose de ce goût-là.

— L’Évolution dans quel sens ?

— Il parle d’un Dieu qui évolue… je n’ai pas compris, à vrai dire.

— J’ai l’impression qu’il ne me déplairait pas de rencontrer un jour le pasteur Stepney pour discuter théologie », a dit Julian.

Bien que prononcées par amabilité et sans y penser, ces paroles se sont avérées prophétiques.

Vu le harcèlement que ne cessait de faire subir le diacre Hollingshead à Mme Comstock et à Calyxa, il a sagement été résolu de ne pas les laisser retourner dans la maison de grès brun. Il existait sur les terres du palais exécutif de nombreux et luxueux petits pavillons d’amis, alors inoccupés : Julian en a choisi un pour sa mère et un autre pour Calyxa et moi. Nous y serions en sécurité, nous a-t-il assuré, le temps qu’il réglât cette querelle avec le Dominion.

Pendant le reste de la journée et jusqu’à une heure avancée de la soirée, Julian a systématiquement refusé de recevoir les courtisans qui se présentaient. Il s’est consacré tout entier à sa famille et à ses vieux amis, puis, gavés de bonne nourriture sortie des cuisines présidentielles, nous nous sommes enfin retirés.

Cela a été un délice de s’allonger sur un lit moelleux qui ne servait pas de terrain de jeu aux invertébrés, de surcroît avec Calyxa pour la première fois depuis plusieurs mois. Une fois seuls, nous avons célébré Noël à notre façon… je n’en dirai pas davantage.

Julian s’est lui aussi activé, même si nous n’en savions rien. Je venais de terminer mon petit déjeuner, le lendemain matin, quand il m’a fait appeler pour assister à une réunion qu’il avait organisée avec le diacre Hollingshead.


Noël tombait un dimanche, cette année-là, d’où une espèce de double jour du Seigneur, ce qui expliquait en partie le calme inusité du palais présidentiel. Le lundi a connu un retour à l’agitation coutumière. On voyait partout des domestiques et des bureaucrates, ainsi qu’un grand nombre d’officiers supérieurs. Ceux que j’ai frôlés en allant à mon rendez-vous avec le Président m’ont tour à tour ignoré ou regardé avec suspicion.

Julian était toutefois seul dans le bureau où il avait prévu de rencontrer le diacre. « Toute entrevue entre la Branche exécutive et le Dominion est interdite à la bureaucratie, a-t-il expliqué.

— Qu’est-ce que je fais là, alors ?

— Hollingshead vient avec un scribe, sans doute pour consigner chacune de mes paroles qui pourrait être retournée contre moi. J’ai tenu à bénéficier du même privilège.

— Je ne suis pas vraiment un scribe, Julian. Les aspects politiques de la situation m’échappent totalement.

— Je comprends ; je veux juste que tu restes tranquillement assis avec un bloc-notes et un crayon. Si à un moment ou à un autre, le diacre Hollingshead commence à paraître mal à l’aise, écris quelque chose… du moins, fais semblant d’écrire quelque chose, histoire d’accroître sa gêne.

— Je ne suis pas certain de pouvoir rester bien disposé s’il se met à parler de Calyxa.

— Tu n’as pas besoin d’être bien disposé, Adam, juste silencieux. »

Le diacre n’a pas tardé à arriver, accompagné d’une escorte de la police ecclésiastique qu’il a laissée dans l’antichambre. Très cérémonieusement vêtu de ses habits sacerdotaux du Dominion, il s’est avancé vers Julian avec tout le faste d’un roi oriental. Il lui a adressé un hochement de tête et lui a serré la main avec un sourire onctueux avant de le féliciter pour sa prestation de serment comme successeur de Deklan. Il ne pouvait être sincère sur ce sujet, mais il jouait si parfaitement la comédie qu’il aurait pu se produire sur une scène de Broadway. À l’exception d’un coup d’œil, il m’a complètement ignoré et je n’étais pas certain qu’il eût reconnu en ma personne le mari de Calyxa.

Son propre « scribe » était un petit homme à l’air mauvais avec des yeux perçants et un renfrognement perpétuel. Cette créature s’est installée sur une chaise en face de moi en me décochant un regard menaçant que je lui ai rendu. Nous n’avons pas échangé un mot.

Julian et le diacre Hollingshead ont poursuivi un moment leurs formalités et civilités. Ils conversaient non comme des princes mais comme des principautés, en utilisant la première personne du pluriel par référence au fief qu’ils représentaient : l’un la Branche exécutive, l’autre le Dominion.

Ils n’ont pas abordé tout de suite le délicat sujet de leur réunion, mais se sont échauffés avec des banalités. Julian a parlé de son projet de coopération accrue entre la Marine et l’armée des Laurentides pour la conduite de la guerre au Labrador, le diacre Hollingshead du besoin d’une politique intérieure comme étrangère qui fût pieuse et dirigée par la prière, ainsi que du rôle du Dominion pour parvenir plus facilement à cet heureux résultat. Si ordinaires que pussent sembler ces sentiments, ils constituaient, au fond, des affirmations de pouvoir déguisées : Julian se vantait de contrôler les militaires et Hollingshead lui rappelait que le Dominion détenait une sorte de droit de veto qu’il pouvait exercer par l’intermédiaire des chaires de la nation. On aurait dit deux matous au poil hérissé pour sembler plus gros aux yeux de l’autre. Même s’ils souriaient, ils grognaient, et ces grognements constituaient une invitation au combat.

Julian a été le premier à mentionner enfin l’assignation à domicile de Mme Comstock. Le diacre a réagi par un sourire conciliant. « Monsieur le Président, vous parlez de l’incident à la soi-disant Église des Apôtres Etc., dans le Quartier des Immigrants. Vous savez, je n’en doute pas, que la rafle a permis de capturer un grand nombre de Parmentiéristes et d’apostats radicaux. C’est le résultat d’une enquête menée en collaboration par les autorités civiles et la Police ecclésiastique, un succès dont nous sommes fiers. Grâce à cette descente, ces personnes dorment en prison au lieu de répandre la sédition… non seulement contre le Dominion, mais aussi contre le Sénat et la présidence.

— Et d’autres qui ne sont coupables d’absolument rien se retrouvent privées de leur liberté de mouvement.

— Je ne veux pas me montrer hypocrite, monsieur le Président. Je sais que votre mère a été impliquée…

— Oui, j’ai même dû envoyer la Garde républicaine pour vous l’arracher, juste pour que nous puissions passer Noël ensemble.

— Et je m’en excuse. J’ai le plaisir de vous annoncer que l’Ordonnance qui la visait a été abrogée. Elle est libre d’aller et venir à sa guise. »

Cela a enlevé un peu d’eau au moulin de Julian, mais il est resté méfiant. « Je pense que je vais la garder sur le domaine palatin pour le moment, diacre Hollingshead. Je ne suis pas certain qu’elle soit tout à fait en sécurité ailleurs.

— La décision vous appartient, bien entendu.

— Et je vous remercie de cette abrogation. Mais ce n’était pas la seule personne arrêtée dans cette histoire.

— Ah… eh bien, c’est une autre question, plus embarrassante. Votre mère bien-aimée ne pouvait pas vraiment faire partie d’un complot, n’est-ce pas ? Fût-il ecclésiastique ou politique. Cela va de soi. Quant à toute autre personne, elle devra subir le procès habituel, si elle veut établir son innocence.

— Je parle d’une personne qui est actuellement mon invitée au palais. »

Le diacre Hollingshead m’a alors regardé en face, pour la première et la dernière fois de toute l’entrevue. Je m’attendais à lire sur son visage une haine non dissimulée ou une honte cachée, mais il avait les traits tout à fait détendus et indifférents. C’était l’expression qu’aurait pu avoir un alligator en regardant un lapin qui s’était arrêté pour boire dans son étang, si cet alligator venait de dîner et ne voyait pas l’intérêt de prendre un autre repas.

Il s’est retourné vers Julian en fronçant les sourcils. « Monsieur le Président, comprenez-moi bien. Les erreurs, cela arrive. Je le sais et l’admets volontiers. Nous en avons commis une en ce qui concerne votre mère et nous l’avons corrigée dès qu’elle a été portée à notre attention. Mais le Dominion est un rocher, un rocher inamovible, en ce qui concerne les principes.

— Je ne crois pas que vous et moi soyons si naïfs, diacre Hollingshead.

— Excusez-moi, mais justement. Si nous étions vous et moi des personnes ordinaires en désaccord sur un sujet temporel, nous pourrions aboutir à un compromis. Mais il s’agit là avant tout d’une affaire ecclésiastique. La menace des Églises non affiliées n’est ni insignifiante ni éphémère. Nous la prenons très au sérieux, et je parle ici au nom du Conseil du Dominion dans son ensemble.

— En d’autres termes, vous parvenez à trouver une excuse à une Eupatridienne de haut rang, mais pas à quelqu’un du peuple. »

Hollingshead a gardé le silence un instant.

« J’espère que vous ne doutez pas de ma loyauté, a-t-il fini par dire d’une voix terne et sans modulation. Ma loyauté à la Nation n’est modérée que par ma foi. Le monde entier finira par passer sous le gouvernement du Dominion de Jésus-Christ, et après un millénaire de règne chrétien, le Sauveur Lui-même reviendra faire de la Terre son Royaume[91]. Je crois aussi inconditionnellement à cette vérité révélée qu’un homme croit à sa propre existence. J’espère que vous y croyez aussi. Je sais que certaines de vos affirmations passées pourraient paraître sceptiques, voire blasphématoires…

— Je doute que vous sachiez quoi que ce soit de la sorte, l’a interrompu Julian.

— Eh bien, monsieur le Président, je dispose de déclarations sous serment d’un Officier du Dominion, le major Lampret, qui était affecté à votre unité durant la campagne du Saguenay et atteste cette accusation.

— C’est donc une accusation ? Mais je ne pense pas que vous devriez prendre vraiment au sérieux le major Lampret. Il s’est lamentablement acquitté de son devoir au combat.

— Peut-être, ou peut-être a-t-il été diffamé par des officiers jaloux. Ce que je veux dire, monsieur le Président, c’est que votre foi a été contestée dans certains cercles et qu’il pourrait être sage de manifester publiquement votre confiance dans le Dominion.

— Et si je le fais, si je publie un communiqué flagorneur, Mme Calyxa Hazzard sera-t-elle débarrassée de cette Ordonnance ecclésiastique ?

— Cela reste à voir. Je pense que les chances sont bonnes.

— Mais l’Ordonnance reste en vigueur jusqu’à ce que j’effectue ce geste ? »

Le diacre Hollingshead était assez avisé pour ne pas confirmer formellement une menace. « En ce qui nous concerne, Mme Hazzard peut rester dans l’enceinte du domaine présidentiel jusqu’à ce que son enfant arrive à terme et qu’un procès puisse être organisé.

— Vous tenez à un procès !

— Les preuves à son encontre sont solides… elles justifient une audition.

— Un procès, et ensuite ? Vous envisagez vraiment de la mettre en prison ?

— D’après les renseignements que nous avons pu obtenir, a dit Hollingshead, ce ne serait pas son premier séjour derrière les barreaux. »


Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite… je n’arrivais à penser qu’à Calyxa et n’ai pu me retenir de sauter à la gorge du diacre qu’au prix d’un gros effort de volonté. Hollingshead était un homme imposant que je n’aurais peut-être pas réussi à étrangler, mais j’aurais eu grand plaisir à essayer et y ai beaucoup pensé.

Julian a écourté la réunion et demandé à un garde républicain de reconduire hors du domaine le diacre Hollingshead et son scribe. Il m’a ensuite recommandé de respirer à fond, si je ne voulais pas exploser comme un Dépoteur plongeur.

« Il a l’intention de maintenir l’Ordonnance sur Calyxa ! ai-je protesté.

— À ce qu’il dit. Mais elle est en sécurité pour le moment, Adam, et nous avons suffisamment de temps pour mettre une stratégie au point.

— Une stratégie !… Ça m’a l’air un peu léger ! C’est comme s’il la tenait en otage !

— Exactement : il veut qu’elle soit son otage, et même si je capitule, je pense qu’elle le restera, comme garante de ma conduite.

— À quoi sert une stratégie, dans ce cas ?

— De toute évidence », a répondu Julian en tirant sur sa barbe blonde, ce qui a fait danser au même rythme la cicatrice sur sa joue, « il nous faut nous-mêmes prendre un otage. »

J’ignorais ce qu’il entendait par là et il n’a pas voulu me l’expliquer. Il m’a demandé de garder secrets les détails de cette rencontre (surtout vis-à-vis de Calyxa) jusqu’à ce qu’il eût résolu certains points sur la manière de procéder. Il m’a affirmé être déterminé à faire abroger l’Ordonnance et assuré que Calyxa ne courrait aucun danger.

J’ai essayé très fort de le croire.


Le 1er janvier 2175, un détachement de Gardes républicains a cerné le vieux bâtiment sur la Cinquième Avenue dans lequel le Dominion entreposait les anciens livres et documents interdits. Il en a expulsé manu militari le conservateur et son équipe avant de prendre possession des lieux. Par un décret officiel publié dans l’édition du jour du Spark et d’autres quotidiens new-yorkais, Julian a annoncé que des « problèmes de sécurité » avaient rendu nécessaire de « fédéraliser » les Archives du Dominion. « Bien que dignes de louanges, les efforts du Dominion pour protéger le public des erreurs des Profanes de l’Ancien Temps en fermant les portes de cette grande Bibliothèque sont devenus stériles en notre époque moderne où la connaissance elle-même est une arme de guerre, a-t-il écrit. J’ai donc ordonné à l’armée de prendre le contrôle de cette institution, et le moment venu de la rendre accessible aux spécialistes tant civils que militaires, afin d’assurer de manière indéfectible le succès et la prospérité des États-Unis. »

Nous avions notre contre-otage, autrement dit, sauf qu’il s’agissait d’un bâtiment et non d’une personne.

Le lendemain, Hollingshead a expédié par messager à Julian une violente protestation sur papier à en-tête du Dominion. Julian l’a lue avec le sourire, puis l’a froissée et lancée par-dessus son épaule.

3

Bien que je les eusse surtout passés sur le domaine du palais présidentiel et dans des conditions perturbantes, les mois de Noël à Pâques ont été heureux à bien des égards.

En premier lieu parce que je pouvais rester auprès de Calyxa. L’Ordonnance ecclésiastique, toujours en vigueur, l’empêchait de quitter le domaine, mais sa grossesse aurait de toute manière grandement limité ses déplacements. Julian nous avait de surcroît promis qu’il la protégerait des hommes de main du Dominion et qu’elle recevrait les meilleurs soins des médecins de la classe eupatridienne.

Je travaillais dans le même temps au roman promis à M. John Hungerford, l’éditeur du Spark. Je m’étais décidé à lui donner comme titre Un garçon de l’Ouest sur l’Océan, ou : Perdu et Retrouvé dans le Pacifique. J’avais en partie suivi le conseil donné par Theodore Dornwood après la bataille de Mascouche, « écrire ce qu’on connaît », aussi mon héros était-il un jeune homme qui me ressemblait beaucoup, bien qu’un peu plus ingénu et plus confiant. Le récit parlait toutefois principalement d’îles du Pacifique, de pirates et d’aventures maritimes en général. Pour ces passages, j’ai puisé dans ce que j’avais appris de la navigation à bord du Basilisk tout en empruntant largement à l’œuvre de Charles Curtis Easton, dont les histoires m’avaient enseigné tout ce que je connaissais sur la piraterie asiatique.

Le livre, qui a été très agréable à écrire, m’a paru à la fois bon et original, même si ce qu’il avait d’original n’était pas forcément bon et ce qu’il avait de bon n’était pas toujours original. M. Hungerford a trouvé à son goût les chapitres que je lui ai montrés et affirmé que le produit fini se vendrait sans doute comme des petits pains, « étant donné le goût du public pour ce genre de choses ».

Le matin, j’écrivais en général jusqu’au déjeuner, que je prenais avec Calyxa avant de sortir marcher, histoire de prendre de l’exercice, parfois dans les rues de Manhattan, mais le plus souvent dans les jardins du palais, puisque le temps devenait plus clément. L’ancien « Parc », comme l’appelaient encore certains des jardiniers, regorgeait de bizarreries qui éveillaient l’intérêt du flâneur, telle cette vieille Girafe mâle, dernière descendante d’une famille de ces improbables créatures offerte par un Premier ministre africain à l’époque des Présidents Pieux. L’animal, qu’on laissait déambuler à sa guise, mangeait les feuilles des arbres et le foin au grenier des écuries. Mieux valait ne pas trop en approcher, car son mauvais caractère l’incitait à charger quiconque l’importunait. Mais de loin, son aspect misérable et son irascibilité devenaient moins apparents, aussi était-il magnifique. Il appréciait particulièrement la Pelouse aux Statues et cela me fascinait de le voir rester à l’ombre de l’aiguille de Cléopâtre ou à côté de la torche en cuivre du Colosse de la Liberté comme s’il s’attendait à voir pousser dessus des plantes vertes et comestibles, ce qui ne s’est bien évidemment jamais produit.

Les jours de pluie, il s’abritait dans le bosquet d’ailantes près du Pond. Des clôtures le tenaient à l’écart des Terrains de Chasse afin qu’il ne fût pas abattu par accident. À ce que m’ont dit les jardiniers, il s’appelait Otis. C’était une noble Girafe célibataire et elle faisait mon admiration.


À plusieurs occasions au cours de l’hiver, Julian, las des distractions de la présidence, est venu dans notre pavillon d’amis me prier de me promener avec lui. Nous avons passé plusieurs après-midi glacés et ensoleillés à arpenter la réserve le fusil à la main, en faisant semblant de chasser quand nous nous contentions en réalité de revivre les plaisirs simples partagés à Williams Ford. Julian continuait à parler de Philosophie, du Destin de l’Univers et de ce genre de choses… centres d’intérêt ravivés par son exploration des Archives du Dominion et approfondies par les tragédies qu’il avait vécues à la guerre. Un ton bien particulier que je ne lui avais jamais entendu – mélancolique, presque élégiaque – apparaissait désormais dans sa conversation. J’ai imputé cela à la campagne de Goose Bay, qui l’avait beaucoup endurci.

Il se rendait souvent aux Archives libérées. Un samedi de mars, sur son invitation, je l’ai accompagné. Des gardes armés protégeaient encore sa façade de marbre, une des plus anciennes structures encore debout à New York, de toute tentative de réoccupation par la Police ecclésiastique. Nous sommes arrivés sous escorte prudente de la Garde républicaine, mais une fois à l’intérieur, nous avons pu déambuler seuls dans ce que Julian appelait « les Piles » : des pièces et des pièces de rayonnages serrés et bondés d’un nombre stupéfiant d’ouvrages des Profanes de l’Ancien Temps.

« Par chance, les Profanes publiaient énormément, a dit Julian d’une voix qui résonnait entre les croisées poussiéreuses. Durant la Chute des Villes, les livres ont souvent servi de combustible. On a dû en perdre ainsi des millions… et des millions encore du fait de négligences, de moisissures, d’inondations et cætera. Mais il en existait tellement que beaucoup en ont réchappé, comme tu le vois. Le Dominion nous a rendu un fameux service en les conservant, et commis un crime odieux en les gardant cachés. »

Les titres que j’ai examinés ne semblaient rien avoir de particulier et les livres, longtemps laissés à l’abandon par leurs gardiens du Dominion, n’étaient pas rangés de manière rationnelle, même si Julian avait entrepris de les faire inventorier et détailler. « Là », a dit Julian en attirant mon attention sur un rayonnage étiqueté Sujets scientifiques que sa petite armée de commis et d’érudits avait commencé à ranger. Il contenait non pas un, mais trois exemplaires d’Histoire de l’Humanité dans l’Espace, tous en parfait état, couverture et reliure intactes.

Il en a saisi un qu’il m’a tendu. « Prends-le, Adam… ton vieil exemplaire doit être en lambeaux, maintenant, et nous avons des doubles. Il ne manquera à personne. »

Contrairement à celui récupéré dans le Dépotoir de Williams Ford, cet exemplaire-là était recouvert d’une jaquette de couleur brillante avec une image que mes lectures antérieures m’ont permis de reconnaître : les Plaines de Mars, poussiéreuses sous un ciel rosâtre. L’image imprimée était si nette et si précise qu’elle m’a fait frissonner, comme si en soufflaient les vents éthérés de cette lointaine planète. « Mais il doit avoir une grande valeur, ai-je protesté.

— Certaines choses dans ce bâtiment en ont bien davantage. Les auteurs et les textes de l’Efflorescence du Pétrole et d’avant. Pense à la littérature approuvée par le Dominion avec laquelle nous avons été élevés, Adam, toute cette piété du dix-neuvième siècle qu’admire tant le clergé : Susan Warner, Mme Eckerson, Elijah Kellog et les autres… mais les recueils de textes du Dominion n’incluent jamais d’autres écrivains de la même époque, les Hawthorne, Melville ou Southworth, par exemple. Quant au vingtième siècle, il y a tout un monde qu’on ne nous a pas autorisés à voir… les documents scientifiques et techniques, les travaux d’histoire objective, les romans dans lesquels les personnages jurent comme des marins et volent dans des avions… Tu sais ce qu’on a trouvé sous clé à la cave, Adam ?

— Je ne vois pas comment je le saurais.

— Des films ! » Il a souri jusqu’aux oreilles. « Au moins une douzaine… Des films sur Celluloïd, dans des boîtes métalliques, venus tout droit des Profanes de l’Ancien Temps !

— Je croyais qu’aucun n’avait survécu ?

— Moi aussi, avant qu’on découvre ceux-là.

— Tu les as regardés ?

— Pas encore. Ils sont fragiles et ne rentrent pas dans les appareils de projection simples dont nous nous servons. Mais j’ai chargé un groupe de mécaniciens de les étudier et de résoudre le problème de leur duplication pour la postérité, ou du moins de leur conversion en une forme plus facile à visualiser. »

Tout cela était magnifique et intimidant. J’ai prélevé sur les rayonnages des livres que j’ai manipulés avec respect, pleinement conscient qu’aucun regard bienveillant ne s’était posé sur eux depuis la Chute des Villes. Plus tard, Julian me donnerait un autre livre choisi parmi les exemplaires en double des Archives, un court roman intitulé La Machine à explorer le temps, par M. H. G. Wells. Il parlait d’une voiture merveilleuse mais apparemment imaginaire qui emmenait un homme dans le futur – ce qui m’a fasciné… Les Archives elles-mêmes étaient pourtant une Machine Temporelle, sauf de nom. Il y avait là, préservées sur papier bruni comme des fleurs séchées, des voix qui murmuraient des apostasies à l’oreille d’un nouveau siècle.

Nous sommes repartis à la nuit tombée, pour ma part abasourdi par ce que j’avais vu. Nous avons gardé le silence un moment tandis que la calèche et son escorte militaire passaient sur Broadway puis entraient dans le domaine palatin. En pensant à ce qu’avait dit Julian à propos des films, je me suis rappelé ce projet dont il parlait avec tant de passion, à savoir La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin. « Et ton film à toi, Julian ? ai-je demandé. Tu as avancé, de ce côté-là ? » Bien que très pris par les affaires d’État, Julian m’avait confié qu’à ses moments perdus il continuait à réfléchir au projet, dont la réalisation pourrait à présent se trouver à portée de main, et qu’il avait même entamé l’écriture d’un script.

Ce soir-là, il s’est montré évasif. « Certaines choses sont difficiles à mettre au point. Des détails de l’intrigue, par exemple. Le script est comme un cheval qui a un clou dans le sabot : il n’est pas mort, mais il refuse d’avancer.

— De quels problèmes s’agit-il au juste ?

— J’ai fait de Darwin le héros, nous voyons sa fascination d’enfance pour les coléoptères, il parle de celle qu’il éprouve pour toutes les créatures vivantes, puis il part en bateau étudier les pinsons…

— Les pinsons ?

— Pour voir la forme de leurs becs et ce genre de choses, ce qui le conduit à certaines conclusions sur l’hérédité et l’environnement. Tout cela est important et avéré, mais manque de…

— De spectaculaire, ai-je avancé.

— De spectaculaire, peut-être.

— Eh bien, le bateau est une bonne idée. On ne peut pas se tromper, avec un bateau.

— Le fond du problème m’échappe. Il ne veut pas se retrouver comme je veux sur le papier.

— Je peux peut-être t’aider.

— Merci, Adam, mais je préfère me débrouiller seul, en tout cas pour le moment. »


Si le travail cinématique en cours de Julian manquait de spectaculaire, on ne pouvait en dire autant des incidents de sa vie quotidienne, en particulier de ses relations de plus en plus hostiles avec le Dominion de Jésus-Christ en général et le diacre Hollingshead en particulier.

Sam m’avait dit redouter que Julian fût en train de s’impliquer dans une bataille qu’il ne pourrait jamais remporter. Selon lui, vu le passé retors et les importants moyens financiers du Dominion, Julian ferait mieux de s’insinuer dans les bonnes grâces du Sénat et de garder l’armée dans son camp : cela lui donnerait davantage de prise dans tout corps-à-corps politique avec Colorado Springs.

Il s’agissait toutefois d’une stratégie à long terme ; à court terme, nous nous souciions davantage de la menace qui pesait sur Calyxa. En s’emparant des Archives du Dominion, Julian n’avait pas obtenu l’abrogation de l’Ordonnance qui visait mon épouse… et maintenant qu’il les détenait, il ne paraissait pas disposé à les restituer, si un tel marché avait été proposé. Il maintenait toutefois que Calyxa ne courait aucun danger et je pouvais difficilement ne pas le croire, car il aurait fallu une révolution pour que le Dominion parvînt à pénétrer dans le domaine palatin afin de s’emparer d’elle. Il était fort probable, d’après Julian, que le diacre Hollingshead ne lancerait même pas une convocation au tribunal, et s’il la lançait, Julian veillerait à la faire annuler.

À la lumière de tout cela, il a commencé à s’intéresser davantage aux événements qui avaient conduit à cette Ordonnance de Quarantaine ecclésiastique. « L’Église où vous avez été Trouvées Dans, a-t-il demandé à Calyxa, elle poursuit ses activités, ou bien le diacre Hollingshead les a fait complètement cesser ? »

Les amitiés parmentiéristes nouées en ville par Calyxa lui permettaient de se tenir informée des derniers événements. Assise sur un canapé de notre pavillon d’amis (c’était par une soirée venteuse de fin mars), avec son ventre gonflé et bombé sous une robe de maternité obtenue pour elle par Mme Comstock et ses cheveux torsadés qui ressemblaient à une auréole, elle m’évoquait une bienheureuse et je ne pouvais poser les yeux sur elle sans sourire malgré moi[92].

« Son emplacement précédent a été saisi et mis aux enchères, a-t-elle répondu, mais le pasteur Stepney a réussi à échapper à l’arrestation. L’Église des Apôtres Etc. continue à se réunir, à un nouvel endroit… et avec une nouvelle congrégation, la première croupissant toujours en prison.

— Cette Église m’intrigue. Nous aurions peut-être avantage à mieux la connaître, cela pourrait nous permettre d’anticiper d’éventuelles nouvelles actions de Hollingshead.

— Je n’ai vu Stepney que de loin, mais il m’a paru homme de bien, a fait remarquer Mme Comstock. Il m’a fait bonne impression, malgré ses doctrines radicales. »

(Elle savait pourtant qu’elle ferait par ces mots frémir et se renfrogner Sam, lui aussi en visite chez nous ce soir-là. Elle lui a jeté des coups d’œil de côté pour évaluer sa réaction, que je la soupçonne d’avoir trouvé divertissante.)

« Je t’y emmènerais, si j’avais le droit de circuler librement en ville », a dit Calyxa.

Elle approchait bien trop du terme pour envisager une telle possibilité, à laquelle Julian s’est aussitôt opposé. « Eh bien, a alors dit Mme Comstock, j’aimerais pour ma part avoir l’occasion de converser avec le pasteur Stepney et d’apprendre à le connaître. Peut-être pourrais-je t’accompagner, Julian, si Calyxa veut bien nous donner l’adresse actuelle.

— La dernière chose dont nous avons besoin, a grogné Sam, c’est que vous soyez “Trouvée Dans” une deuxième fois. Je ne le permettrai pas.

— Je ne vous ai pas demandé votre permission », a répliqué Mme Comstock avec raideur.

Julian a prévenu la dispute d’un geste de la main. « C’est moi qui en suis curieux et je suis le seul que le diacre Hollingshead n’oserait pas arrêter, a-t-il dit. Adam et moi pouvons sans doute aller dans l’église de cet homme, avec un nombre suffisant de Gardes républicains pour nous prévenir au cas où le Dominion tenterait quelque chose.

— Ce serait quand même dangereux, a objecté Sam.

— De qui tu as peur, Sam, de Hollingshead ou du charismatique M. Stepney ? »

Sam n’a pas répondu à l’impertinente question de Julian et s’est réfugié dans un silence boudeur.

« Ce pourrait être une Expédition fascinante, a répété Julian. M’accompagneras-tu, Adam ? Demain, par exemple ? »

J’ai répondu par l’affirmative. En réalité, ce n’était pas l’Église apostate du pasteur Stepney qui m’intéressait, mais l’intérêt que lui portait Julian.


« Stepney est tout à fait du genre à intriguer Julian », m’a dit Calyxa ce soir-là tandis que je me couchais à ses côtés. Les brises de mars faisaient vibrer les grandes fenêtres de la chambre et je trouvais agréable de me blottir sous les épaisses couvertures en serrant mon épouse dans mes bras. « C’est peut-être un escroc, comme beaucoup de ces pasteurs non affiliés, et ses doctrines ne m’intéressent pas. Mais il s’est montré généreux avec les Parmentiéristes qui se réunissaient dans son église et il disait des choses intéressantes, quand le hasard voulait que je l’entende. Ce n’était pas le fanatisme habituel des petites églises, plutôt des discussions sur le Temps, l’Évolution et cætera, le genre de sujets que Julian aime, et il est aussi éloquent qu’un Aristo.

— Julian voit davantage ça comme de la Philosophie que comme du Bavardage.

— Peut-être. De toute manière, c’est un gruau peu consistant pour une travailleuse ou un mécanicien qui se sent victime d’une injustice. Tiens, Adam, colle-toi à moi… j’ai froid. »

J’ai fait comme elle me l’a demandé et nous nous sommes réchauffés ensemble.


Son ancienne église du Quartier des Immigrants ayant été saisie et vendue, le pasteur Stepney avait déménagé son entreprise dans le grenier d’un entrepôt délabré le long d’un des canaux de Lower Manhattan. Julian s’était déguisé en ouvrier ordinaire et j’avais revêtu une tenue similaire. Nous avons monté seuls l’escalier en bois du grenier, même si à l’extérieur, des Gardes républicains en civil se tenaient prêts à nous avertir au cas où des hommes du Dominion arriveraient.

Au sommet des marches, un écriteau punaisé à la porte annonçait d’une écriture fleurie :


ÉGLISE DES APÔTRES ETC.

DIEU EST CONSCIENCE

N’EN AYEZ AUCUN AUTRE

AIMEZ VOTRE PROCHAIN COMME VOTRE FRÈRE


« Voilà un noble sentiment, ai-je avancé.

— Sans doute. Mais plus souvent honoré en agissant à l’inverse, j’imagine. Nous verrons bien. » Julian a frappé.

Une femme nous a ouvert, qui portait une robe rouge moulante et un gros châle. Elle ressemblait à une des créatures de petite vertu qui fréquentaient le quartier, en ayant cependant peut-être dépassé de quelques années l’apogée de sa désirabilité. Mais je ne cherche pas à insulter cette personne, simplement à la décrire. « Oui ? s’est-elle enquise.

— Nous souhaiterions rencontrer le pasteur Stepney, a indiqué Julian.

— Il n’y a pas d’office en ce moment.

— Ce n’est pas grave, nous n’en avons pas besoin.

— Eh bien, entrez. » Elle nous a laissés accéder à une petite pièce presque nue. « Je vais le prévenir, si vous me dites qui vous êtes.

— Des pèlerins en quête de lumière, a dit Julian en souriant.

— Nous en recevons cinq ou six par jour. Il y en a autant que des puces, dans le coin. Asseyez-vous, je vais voir s’il a du temps à vous consacrer. »

Elle a disparu par une autre porte et nous nous sommes posés sur le petit banc, le seul siège de la pièce. Quelques brochures gisaient sur la table de pin brut devant nous, l’une titrée Le Dieu qui Évolue. « Il s’intéresse à l’Évolution, ai-je remarqué. Inhabituel, pour un ecclésiastique.

— Je doute qu’il sache de quoi il parle. Ces imposteurs le savent rarement.

— Mais il est peut-être sincère.

— Encore pire. »

L’autre porte s’est alors ouverte pour laisser entrer le pasteur Stepney en personne.

Il était bel homme. Mme Comstock et Calyxa en avaient déjà attesté et je ne pouvais leur donner tort sur ce point. Jeune (il ne semblait pas plus âgé que Julian), grand et svelte, il avait une peau foncée chatoyante et une chevelure rêche. Le plus frappant dans sa physionomie était toutefois ses yeux, perçants, généreux, et d’une teinte très sombre, presque terre de Sienne. Il nous a accordé un sourire bienveillant et s’est adressé à nous d’une voix réconfortante : « Que puis-je pour vous, les gars ? Vous cherchez un peu de sagesse spirituelle, pas vrai ? Je suis à votre service, du moment que vous n’oubliez pas le tronc à donations en repartant. »

Julian s’est aussitôt levé. Son comportement avait changé du tout au tout. Ses yeux se sont écarquillés de stupéfaction. « Mon Dieu ! s’est-il exclamé. De tous les Stepney de New York… c’est toi, Magnus ?

— Magnus Stepney, oui, a dit le pasteur en reculant prudemment d’un pas.

— Tu ne me reconnais pas, Magnus ? Même si nous ne nous sommes pas vus depuis quelques années ? »

Le jeune pasteur a froncé les sourcils encore un instant, puis cela a été à son tour d’écarquiller les yeux d’étonnement. « Julian ! s’est-il écrié avec un large sourire. Julian Comstock, par la grâce de Dieu ! Mais n’es-tu pas Président, maintenant ? »

Il m’a fallu un moment pour tirer au clair ce développement inattendu, mais je ne vais pas obliger le lecteur à partager ma confusion. Julian et Stepney s’étaient de toute évidence déjà rencontrés et leur conversation m’a permis de glaner quelques faits frappants.

Stepney nous a invités dans son sanctuaire – qui occupait la majeure partie du grenier de l’entrepôt et contenait des bancs ainsi qu’un autel de fortune – afin de nous permettre de discuter plus à notre aise. J’use du pronom collectif « nous », mais seuls Julian et le pasteur ont participé à la discussion… j’en suis resté à l’écart. Ils s’étaient mis à évoquer leurs souvenirs avant même que Julian se souvînt de me présenter.

« Voici Magnus Stepney, une vieille connaissance, a-t-il fini par dire. Magnus, je te présente Adam Hazzard, un autre ami. »

Le pasteur Stepney m’a serré la main avec force et affabilité. « Heureux de faire votre connaissance, Adam. Vous aussi, vous êtes un haut fonctionnaire de la Branche Exécutive sous déguisement ?

— Non, juste un écrivain », ai-je répondu.

Julian m’a expliqué que, avant d’être envoyé à Williams Ford pour le protéger de son oncle, il était allé à l’école avec cet homme (un garçon, à l’époque) dans une institution eupatridienne chargée d’enseigner aux petits Aristos brillants tout ce qu’il était considéré bienséant de savoir en arithmétique et en littérature. Julian et Magnus avaient été très liés, ai-je compris, et n’avaient cessé de terroriser leurs surveillants. Tous deux jouissaient d’une intelligence supérieure à celle de leur âge et se montraient impudents dans leurs relations avec l’autorité. Le départ sanitaire de Julian en Athabaska avait prématurément mis un terme à leur amitié et le contact avait été rompu. « Comment diable en es-tu arrivé à devenir pasteur d’une Église qui se moque de la loi ? a demandé Julian.

— Mon père n’a pas voulu lécher les bottes du Sénat dans une dispute au sujet d’une propriété sur les quais, et il en a payé le prix. Il a été obligé de fuir en France méditerranéenne pour sa propre sécurité. Ma mère et moi devions le suivre un peu plus tard, mais son navire s’est perdu en mer. Il ne me restait plus que ma mère, et la variole l’a emportée en 72. J’ai été obligé d’accepter n’importe quel travail, ou de m’en créer un.

— Et voilà le résultat ? L’Église des Apôtres Etc. ?

— Après bien des chemins tortueux, oui. »

Il a résumé à Julian ces années difficiles, récit que je n’ai écouté que d’une oreille. J’ai pensé que tout cela signifiait que le pasteur Stepney était un imposteur et son Église un simple moyen d’extorquer des dons en liquide aux paroissiens naïfs. Stepney s’exprimait toutefois avec modestie et une apparente sincérité sur ses croyances religieuses, ainsi que sur la manière dont elles l’avaient conduit à créer cette secte apostate qu’il dirigeait.

Julian et lui se sont alors lancés dans une vigoureuse discussion sur la Théologie, l’Existence de Dieu, l’Évolution par Sélection Naturelle et d’autres sujets du même genre, qui, à ce que j’en ai conclu, étaient aussi ceux de leurs conversations d’enfance. Ne pouvant bien entendu prendre part à ce débat, j’ai passé le temps en examinant les brochures grossièrement imprimées que le pasteur Stepney avait éparpillées un peu partout.

Ces brochures et la conversation m’ont permis de me représenter dans ses grandes lignes les doctrines peu communes de Magnus Stepney. C’était un véritable apostat, dans le sens qu’il déniait toute légitimité au Dominion de Jésus-Christ en tant que pouvoir temporel et qu’il avait sur Dieu des idées complètement hétérodoxes. Dieu, affirmait-il, n’était contenu dans aucun Livre, mais était une Voix que tous les humains entendaient (et que la plupart choisissaient d’ignorer). On donnait habituellement à cette voix le nom de Conscience, mais Stepney soutenait qu’il s’agissait d’un Dieu selon toute définition acceptable. Comment pouvait-on qualifier autrement une Entité Invisible qui disait la même chose aux membres de chacune des diverses branches de l’humanité, quelles que fussent leur classe, leur localisation géographique ou leur langue ? Cette Voix n’étant pas contenue dans un seul esprit, mais connue en permanence de tous les esprits sains, elle devait être davantage que simplement humaine, et par conséquent divine.

Les Dieux, affirmaient les brochures, n’étaient pas des êtres surnaturels, mais des créatures à la vie précaire, comme des plantes fragiles, qui évoluaient de conserve avec l’espèce humaine. Nous n’étions que leur médium… nos cerveaux et notre chair le sol dans lequel elles germaient et poussaient. D’autres Dieux existaient que la Conscience, mais celle-ci était la seule qui valait qu’on l’adorât, parce que ses commandements, si tout le monde les observait, nous conduiraient dans un véritable Éden de confiance mutuelle et de charité universelle.

(Je ne livre pas ces notions au lecteur avec mon approbation, mais simplement comme un échantillon des étranges doctrines de Magnus Stepney. Au premier abord, ces idées m’ont semblé à la fois excentriques et inquiétantes.)

La discussion entre Julian et Stepney portait à peu près sur le même domaine, mais entrait davantage dans les détails. Ces abstractions insaisissables distrayaient manifestement Julian : il se délectait à harceler d’objections logiques le pasteur, qui semblait les parer avec tout autant de plaisir.

« Mais tu es un Philosophe ! s’est à un moment exclamé Julian. Puisque tu exclus les êtres surnaturels, il s’agit de Philosophie et non de Religion… et tu le sais aussi bien que moi !

— J’imagine que c’en est, oui, d’un certain point de vue, a concédé Stepney. Sauf qu’il n’y a pas d’argent dans la Philosophie, Julian. La Religion fait une profession bien plus lucrative.

— Oui, jusqu’à ce que le Dominion te retire ton Église. Ma mère et la femme d’Adam ont été mêlées à ces ennuis, tu sais.

— Vraiment ? Elles vont bien ? a demandé Stepney avec une inquiétude qui semblait sincère.

— Oui, mais uniquement parce que je les ai prises sous mon aile.

— L’aile présidentielle doit constituer un abri plutôt solide.

— Moins qu’elle le pourrait. Ne crains-tu donc pas le Dominion, Magnus ? Tu serais toi-même en prison, si tu n’avais pas échappé à la rafle. »

Le pasteur Stepney a haussé ses larges épaules. « Je ne suis pas la seule Église non affiliée de New York. Cette activité n’est dangereuse que lorsque le Dominion est d’humeur vindicative, et les diacres n’entreprennent ce genre de croisades qu’une ou deux fois par décennie. Dans quelques semaines, quelques mois tout au plus, ils vont déclarer la ville sanctifiée et les Églises dévoyées pousseront à nouveau comme des champignons après la pluie. »

La chapelle de l’Église des Apôtres Etc. ne contenait qu’une seule fenêtre, placée en hauteur et par laquelle je voyais le jour commencer à diminuer. J’en ai fait la remarque à Julian en lui rappelant ma promesse à Calyxa d’être rentré avant la nuit (selon sa préférence durant ses dernières et nerveuses semaines de grossesse).

Julian semblait peu désireux de repartir – la compagnie du pasteur lui plaisait et ils étaient assis si près l’un de l’autre que leurs genoux se touchaient –, mais il a hoché la tête après un coup d’œil à la fenêtre. Il s’est levé, le pasteur Stepney aussi, et ils se sont étreints comme les deux vieux amis qu’ils étaient.

« Tu devrais venir au palais, a dit Julian. Ma mère serait contente de te voir.

— Tu crois que ce serait sage ?

— Je pense que ce serait fascinant, a répondu Julian. Je t’enverrai un mot, discrètement. »


Le pasteur Magnus Stepney est bel et bien venu au palais exécutif, et à plus d’une reprise, lors des mois qui ont suivi, il y a même souvent passé la nuit. Cette amitié renouée a eu deux effets immédiats et inattendus.

Tout d’abord, Julian a été poussé à se mêler encore davantage des relations entre l’autorité civile et le Dominion. Il a fait venir des avocats et s’est documenté sur la loi ecclésiastique, ce qui l’a conduit à certaines conclusions. Il se trouvait, a-t-il dit, que le Dominion n’avait pas de véritable juridiction sur les Églises non affiliées, sauf pour leur refuser leur adhésion à son organisation. Ce sont les conséquences légales de ce refus qui donnaient leur pouvoir aux diacres : une Église non affiliée ne pouvait se voir reconnaître association caritative et ses dîmes ou propriétés n’étaient pas exonérées d’impôts. Ses possessions étaient d’ailleurs taxées à un taux prohibitif, ce qui poussait de telles institutions à la faillite si elles essayaient de se soumettre à la loi, et à une existence hors la loi dans le cas contraire. Ces réglementations avaient été mises en place par un Sénat accommodant, et appliquées par les forces civiles, non par les religieuses.

Julian réprouvait ces lois, qu’il estimait conférer un pouvoir excessif au Dominion. Afin de remédier à ce préjudice, il en a préparé une pour modérer les prélèvements sur de telles Églises et placer le fardeau de la preuve de l’« apostasie » sur les diacres demandeurs. Il estimait jouir d’une popularité suffisante pour la faire voter par le Sénat, même s’il savait que le Dominion s’y opposerait de toutes ses forces, car elle ne représentait rien de moins qu’une attaque portée à leur Monopole clérical établi de longue date. Sam n’approuvait pas cette manœuvre – qui provoquerait à coup sûr un autre conflit –, mais Julian n’a pas voulu en démordre et a chargé ses subordonnés d’introduire aussi vite que possible cette mesure au Sénat.

Le second résultat visible indirectement provoqué par les visites du pasteur Stepney a consisté en une modification des relations entre Sam et Emily Baines Comstock. À chacune des visites de Magnus Stepney, Mme Comstock se montrait prévenante envers lui (alors qu’elle avait plusieurs fois son âge), le complimentait sur son apparence en présence des autres, l’assurait qu’elle ne trouvait pas étonnant qu’il fût d’ascendance eupatridienne et se livrait à d’autres commentaires flatteurs du même acabit. Ces éloges enthousiastes agissaient sur Sam comme une scie sur un morceau de bois brut. Il n’aimait pas voir Mme Comstock si manifestement charmée par un autre homme, de surcroît plus jeune que lui-même. L’affection de la mère de Julian aurait dû selon lui se diriger davantage dans sa propre direction. Aussi, après ce qui a sûrement été une longue réflexion, il a rassemblé son courage et refoulé son embarras pour débouler devant elle un soir qu’elle dînait avec Calyxa et moi.

Il est arrivé tout tremblant et tout suant. Mme Comstock a posé sur lui le regard qu’on décerne à une étrange apparition et lui a demandé ce qui n’allait pas.

« Les conditions », a-t-il commencé… avant d’hésiter et de secouer la tête, comme consterné par sa propre effronterie.

« Les conditions ? l’a encouragé Mme Comstock. Lesquelles, et qu’est-ce qui leur est arrivé ?

— Les conditions ont changé…

— Soyez spécifique, si c’est en votre pouvoir.

— Avant que Julian arrive à la présidence, je n’aurais jamais… c’est-à-dire, il n’était pas de mon ressort de demander… même si je vous ai toujours admirée, Emily… vous savez que je vous admirais… nous n’avons pas la même position sociale… je n’ai pas besoin de vous le dire… moi soldat, vous de bonne naissance… mais avec les récents changements dans nos destins… je peux seulement espérer que mes sentiments soient partagés… je n’ai pas l’intention de parler à votre place… juste de demander… avec espoir… avec humilité…

Demander quoi ? Venez-en au fait, Sam, ou cessez là. Vos propos sont décousus et nous sommes prêts pour le dessert.

— Demander votre main, a-t-il conclu d’une voix docile et essoufflée qui ne lui ressemblait guère.

— Ma main !

— En mariage.

— Doux Jésus ! a lâché Mme Comstock en se levant de sa chaise.

— Consentez-vous à me l’accorder, Emily ?

— Quelle étrange demande en mariage !

— Mais m’accorderez-vous votre main ? »

Elle a tendu le bras dans sa direction en fronçant les sourcils. « Je pense qu’il va falloir, a-t-elle répondu, vu que vous vous êtes débrouillé pour perdre une des vôtres. »


Sam et Emily ont fixé la date de leur mariage à la mi-mai, et cela a été une cérémonie tranquille, vu qu’elle était veuve et lui d’une lignée incertaine (comme diraient les Eupatridiens). Cette cérémonie marquera à jamais pour moi la fin d’une brève « époque dorée » dans le règne de Julian le Conquérant… mais certains événements encore plus historiques, tout au moins de mon point de vue, se sont produits auparavant. Le mardi 11 avril, deux jours après que nous avons célébré Pâques, j’ai terminé l’écriture d’Un garçon de l’Ouest sur l’Océan, ou : Perdu et Retrouvé dans le Pacifique. Je suis allé moi-même dans les bureaux du Spark remettre le dactylogramme à M. Hungerford, qui m’a remercié et m’a indiqué qu’il ne tarderait pas à le faire imprimer afin de capitaliser sur le récent succès des Aventures du capitaine Commongold. Il a précisé que le roman serait sans doute publié au milieu de l’été.

Encore plus important, Calyxa a commencé le travail le 21, un vendredi après-midi aussi ensoleillé et agréable que les autres journées de cette saison-là, avec un ciel bleu dégagé et une brise tiède.


Le médecin qui s’est occupé de Calyxa, Cassius Polk, était un vénérable vieillard à chevelure blanche, très respectable, qui se mouvait avec une immense dignité et ne touchait ni à la boisson ni au tabac. Vers la fin de la grossesse de Calyxa, il a commencé à passer beaucoup de temps dans notre pavillon d’amis, y dormant même à l’occasion. Julian l’avait engagé pour s’occuper exclusivement de Calyxa et le rétribuait avec générosité pour cela.

Cet après-midi-là, il était assis avec moi à la table de la cuisine tandis que, comme presque tous les jours, Calyxa se reposait à l’étage. Nous savions que son heure approchait. Elle avait le ventre tendu comme un tambour et quand je la tenais dans mes bras la nuit, je sentais l’enfant bouger et donner des coups de pied avec une vigueur et une détermination surprenantes. Sa venue au monde semblait même avoir pris un peu de retard.

Le Dr Polk a bu quelques gorgées d’eau dans un verre que je lui avais donné. C’était un homme loquace qui aimait parler de son travail. Spécialisé en obstétrique et en problèmes féminins, on le trouvait dans son bureau d’un quartier recherché de Manhattan, quand il ne mettait pas au monde des Eupatridiens de haut rang. Nombre de ses clientes, m’a-t-il confié, étaient des jeunes femmes fortunées, « le genre qui tient à tenter le diable en fréquentant des officines de vaccination. Je leur donne mon avis sur le sujet, mais bien entendu, elles n’en tiennent aucun compte ».

Je lui ai avoué en savoir très peu sur ces affaires-là.

« Oh, en principe, c’est très bien. La vaccination était une mesure préventive utile contre certaines maladies avant même l’Efflorescence du Pétrole. Mais il faut s’en servir de manière scientifique, vous voyez. Le problème avec la vaccination à la mode, c’est justement qu’elle est à la mode. On s’imagine qu’une cicatrice sur le bras rend une femme plus attirante pour ses soupirants, et aussi qu’elle constitue une marque de richesse, vu les tarifs absurdes auxquels les officines monnayent leurs services.

— D’accord, mais si le traitement est efficace…

— Il l’est parfois… le plus souvent, il est frauduleux. Une seringue pleine d’eau de rivière avec une aiguille à tricoter aiguisée. La fraude lucrative va bon train et a plus de chances de propager les maladies que de les prévenir. Rien que ce mois-ci, une nouvelle Vérole s’est déclarée, particulièrement virulente chez les hauts-nés, sans doute précisément à cause de ces pratiques antihygiéniques.

— Le Sénat ne peut-il voter une loi pour les interdire ?

— Les officines de vaccination ? J’imagine qu’il peut, mais les sénateurs sont mariés à l’idée de Libre-Échange, de Main Invisible du Marché et autres doctrines arbitraires. Ils en subissent bien entendu eux aussi les conséquences, ou les subiront quand leurs filles commenceront à tomber malades. Quinze cas rien que cette semaine. Dix la semaine dernière. Et une Vérole que je ne connais pas, en plus. Un peu Vérole du Chien, un peu Vérole de Denver dans ses signes et indications.

— Est-elle très meurtrière ?

— Plus de la moitié de mes patientes ne s’en sont pas remises. »

C’était inquiétant. « Vous craignez par conséquent une épidémie ?

— J’ai vu la Vérole traverser New York une demi-douzaine de fois au cours de ma carrière. Je redoute une éruption chaque jour de ma vie, monsieur Hazzard. Nous ignorons d’où viennent les épidémies et nous ignorons comment les arrêter. Si cela ne dépendait que de moi… »

Je n’ai cependant jamais su ce qu’il ferait si cela ne dépendait que de lui, car Calyxa nous a appelés d’en haut d’une voix angoissée. Son travail avait commencé et Polk s’est précipité à son chevet.

Je ne l’ai pas suivi. Il m’avait dit de me tenir à l’écart de l’accouchement, promesse qui n’était pas difficile à faire. Je ne savais de l’acte de naissance que ce que j’avais vu comme garçon d’écurie à Williams Ford. Je comprenais, abstraitement, que Calyxa subirait les mêmes épreuves que les juments des écuries de Duncan-Crowley quand elles poulinaient, mais je ne pouvais juxtaposer ces souvenirs avec ma connaissance intime de Calyxa… l’image qui en résultait était au mieux déplaisante.

Les cris de Calyxa sont descendus de notre chambre à des intervalles de plus en plus réduits. Le Dr Polk avait fait venir une accoucheuse (comme les Eupatridiens appelaient leurs sages-femmes) dès le début du travail, et à son arrivée, cette infirmière a remarqué mon angoisse qu’elle a essayé d’alléger en me donnant une teinture d’huile de chanvre et d’opium dans un verre d’eau.

Je n’étais pas habitué à cette médication. Elle a eu dans l’heure un résultat pas totalement apaisant. J’ai perdu le contrôle de mes pensées et n’ai pas tardé à garder les yeux fixés sur les portes des placards de la cuisine. Ces battants de chêne huilé sont devenus pour moi une espèce d’Écran de Cinéma sur lequel le grain du bois se transformait en images d’animaux, de locomotives à vapeur, de forêts tropicales, de scènes de guerre, etc. Ces impressions étaient élastiques et chacune se coulait dans la suivante comme de l’eau dans un ruisseau rocailleux. Certaines m’ont fait rire, d’autres ont suscité un mouvement de recul… un observateur aurait pu me croire faible d’esprit. Et si tout cela me changeait les idées, l’effet en était moins que réconfortant.

Dans la même période, le Dr Polk et son infirmière entraient et ressortaient de la cuisine comme des apparitions afin de puiser des casseroles d’eau ou de rincer des serviettes. Plusieurs heures se sont écoulées, encore qu’il eût pu s’agir de minutes ou de mois, car mon ébriété m’empêchait de mesurer le passage du temps. Je ne me suis vraiment extrait de mes rêveries qu’en entendant un hurlement prodigieux dans la chambre à l’étage… un hurlement grave, masculin, poussé par le Dr Polk.

Je me suis levé tant bien que mal. Je n’avais pas oublié ma promesse de ne pas gêner le docteur, mais cela semblait une circonstance exceptionnelle. Le Dr Polk avait-il réellement poussé un cri de terreur, ou bien n’était-ce que mon imagination ? Le doute a ralenti mon pas. Il y a alors eu un autre cri, ni de Calyxa ni du médecin… l’infirmière s’y était mise aussi. Une frayeur glacée s’est emparée de moi et je me suis rué dans l’escalier.

Mon imagination me montrait de sinistres images. Naissances monstrueuses et fausses couches, qui avaient été monnaie courante durant l’Épidémie d’Infertilité, se produisaient encore de temps à autre, en cette seconde moitié du vingt-deuxième siècle. J’ai refusé de me laisser aller à penser que Calyxa avait pu donner naissance à une créature si inhabituelle que même un médecin chevronné reculerait avec un cri d’horreur en la voyant, mais cette possibilité me tourmentait. Les marches semblaient d’une raideur ridicule et je suis arrivé sur le palier à bout de souffle. La porte de la chambre était entrouverte. Je me suis précipité dessus d’un pas tremblant.

La cause de toute cette excitation m’est aussitôt apparue, même si je n’ai pas compris tout de suite ce que je voyais.

Le Dr Polk et son infirmière se tenaient dos au mur, le visage tordu de terreur pure et le regard braqué sur la grande fenêtre double de la chambre. Plus tôt dans la journée, le Dr Polk en avait ouvert les volets, comme il le faisait souvent, car il considérait l’air frais comme le meilleur ami de l’invalide. Une énorme Tête bestiale et puante emplissait à présent ladite fenêtre.

Je n’étais pas assez ivre pour ne pas comprendre ce qui s’était produit. La Tête était celle d’Otis. Girafe célibataire, Otis devait avoir été attiré par ces bruits et odeurs d’accouchement inhabituels pour lui. Il s’était approché avec nonchalance de la demeure avant de glisser la tête par la fenêtre ouverte comme on le fait naturellement pour satisfaire sa curiosité. Le Dr Polk ignorait cependant qu’une girafe adulte était autorisée à vagabonder dans les jardins, aussi était-il bien entendu très surpris de cette intrusion. Son infirmière partageait sa stupéfaction et sa terreur.

Calyxa connaissait assez bien Otis pour ne pas le craindre, mais celui-ci était malencontreusement arrivé aux pénultièmes instants du travail. Le visage rouge et constellé de sueur, elle criait « Virez-moi cette girafe d’ici# ! » d’une voix farouche et prête à tout.

Je me suis avancé aussi près que je l’osais de la fenêtre pour adresser des reproches à Otis par le biais de cris et de grands mouvements de bras. Cela l’a suffisamment ennuyé pour qu’il finît par me rendre le service de reculer. Je me suis hâté de refermer la fenêtre et d’en verrouiller les volets. Otis s’est cogné une fois ou deux le museau à ces barrières avant d’abandonner avec écœurement ses vérifications.

« Rien qu’une Girafe », ai-je dit au Dr Polk, d’un ton d’excuse alors que je n’étais pas responsable d’Otis.

« Empêchez-la d’approcher, s’il vous plaît », a-t-il répondu en s’efforçant de recouvrer sa dignité.

« Elle s’appelle Otis. Elle ne vous embêtera plus, si vous ne rouvrez pas la fenêtre.

— On ne m’avait pas prévenu, pour les Girafes », a bougonné le médecin, qui a ensuite retrouvé une partie de son sang-froid et m’a annoncé que j’étais le père d’une petite fille.

4

Mon récit va décevoir les lecteurs qui espèrent une chronologie politique de la carrière de Julian à la présidence des États-Unis, incluant tous les menus détails de sa législation[93]. En dépit de leur importance dans l’évolution du Pouvoir Exécutif, les semaines entre Pâques et la fête de l’Indépendance 2175 ont été dévorées, en ce qui me concerne, par le travail et l’agitation considérables qui accompagnent la paternité.

La plupart des auteurs qui traitent de cette période dépeignent Julian soit comme un ennemi implacable et arrogant de la religion, soit comme un ami indulgent et large d’esprit de la liberté, suivant ce que leur dictent leurs convictions. Ces deux représentations recèlent peut-être chacune une part de vérité, car Julian présentait plusieurs visages, en particulier durant sa présidence.

Au cours de cette période, ses relations hostiles avec le Dominion ont en effet atteint un point de non-retour aux conséquences connues des historiens. On ne peut nier non plus qu’il avait avec les Églises non affiliées des relations chaleureuses et généreuses, ce qui ne ressemble guère à quelqu’un qu’on appelait « l’Agnostique » ou « l’Athée ». Il s’agissait de contradictions moins politiques que personnelles. Julian détestait le Pouvoir, mais ne pouvait s’empêcher de l’utiliser à des fins qu’il considérait bienfaisantes. Il n’avait pas voulu du sceptre, mais à présent que celui-ci se trouvait entre ses mains, il s’en servait comme d’un outil. Sa façon de voir s’est élargie et son contexte s’est rétréci.

Je l’ai souvent vu durant ces mois, mais pas dans son rôle officiel. Il passait fréquemment dans notre pavillon d’amis et voir Flaxie[94] ou la prendre dans ses bras le mettait toujours aux anges. Facile à vivre, la petite Flaxie appréciait ses attentions et j’avais plaisir à les regarder ensemble. Julian se montrait tout aussi prévenant envers Calyxa et il s’est assuré qu’elle bénéficiait durant son rétablissement de tous les luxes et égards voulus. « La seule chose qu’il ne m’a pas donnée, a remarqué Calyxa un jour, c’est l’abrogation de cette fichue Ordonnance ecclésiastique. » Il l’aurait fait, si cela s’était trouvé en son pouvoir ; il continuait d’ailleurs à contrarier le diacre Hollingshead sur ce sujet comme sur d’autres importantes questions.

Sam était lui aussi très pris par les détails domestiques de son mariage avec Emily Baines Comstock (désormais Godwin), aussi craignais-je que Julian souffrît de la solitude, privé du genre de camaraderie intime que Sam et moi lui procurions jusqu’ici. Je me réjouissais donc de son amitié naissante avec le pasteur Magnus Stepney de l’Église des Apôtres Etc. Tous deux étaient récemment devenus inséparables et leurs aimables discussions sur Dieu, la Destinée et autres sujets similaires fournissaient à Julian un soulagement bienvenu, un moyen d’oublier les fardeaux de la présidence.

En ce qui concernait les militaires, Julian s’est acquis leur approbation en consolidant les quelques réalisations positives de son oncle, en attendant que l’armée des Laurentides retrouvât force et moral pour lancer de nouvelles initiatives sur le terrain et en poursuivant la guerre contre les Hollandais sur mer plutôt que sur terre. L’amiral Fairfield a conduit avec succès plusieurs manœuvres navales durant cette période, et le stratégique dépôt de charbon mitteleuropéen à Iqaluit a été bombardé jusqu’à reddition. Si ce n’était pas l’« ultime victoire écrasante sur l’agression européenne » que tant espéraient de Julian le Conquérant, cela a au moins suffi à satisfaire le sentiment patriotique.

En vérité, durant ce printemps et cet été-là, je n’ai guère pensé à l’avenir, sinon les nuits où, tandis que Flaxie dormait à poings fermés dans son berceau, Calyxa et moi bavardions dans notre lit.

« Il faut qu’on s’en aille, tu sais », m’a dit Calyxa en juin au cours d’une de ces discussions. Une brise chaude entrait par la fenêtre de la chambre, que nous avions équipée d’une robuste moustiquaire pour décourager insectes et Girafes. « On ne peut pas rester ici.

— Je sais, ai-je répondu. On y est plutôt bien, pourtant. » La réserve de chasse me manquerait, tout comme la Pelouse aux Statues, l’absence du bruit et du désordre de la ville… mais nous ne pouvions faire du domaine palatin notre résidence permanente. « Nous pourrons trouver un logement en ville dès que Julian aura fait abroger cette Ordonnance. »

Elle a secoué la tête. « Le Dominion n’acceptera jamais, Adam. Il est temps d’admettre la vérité. Le diacre Hollingshead en fait un point d’honneur : il n’y renoncera que dans la tombe et il a le soutien du Dominion tout entier. Des organismes comme le Dominion de Jésus-Christ sur Terre n’abandonnent pas le pouvoir de leur plein gré.

— Tu es bien pessimiste. Sans abrogation de l’Ordonnance, nous ne pouvons pas quitter le domaine. »

Calyxa s’est détournée et la faible lumière s’est reflétée dans son regard pensif. « Combien de temps penses-tu que Julian restera à la présidence, s’il s’obstine à chercher la bagarre avec les sénateurs et les diacres ?

— Il vient juste de devenir président.

— Et alors ? Certains ont duré moins longtemps. »

On avait en effet vu par le passé certains Présidents se faire rapidement destituer ou assassiner, uniquement toutefois dans des circonstances inhabituelles. L’exemple le plus célèbre était celui du jeune Varnum Bayard, déposé moins d’une semaine après avoir hérité de la présidence en 2106, mais il n’avait alors que douze ans et manquait d’expérience pour se prémunir d’un coup d’État. J’ai répondu que Julian ne semblait pas particulièrement en danger pour le moment.

« C’est une illusion. Tôt ou tard, Adam, il faudra partir, si nous voulons vivre en sécurité. D’ici six mois, peut-être un an, sans doute pas davantage.

— Eh bien, où pourrions-nous aller ? Nous n’aurons pas vraiment davantage d’anonymat à New York, vu ma profession d’écrivain. Et New York n’est pas un endroit sûr non plus, avec cette nouvelle Vérole qui circule.

— Au pire, nous devrons peut-être quitter complètement la ville. Voire le pays.

— Le pays !

— Pour assurer la sécurité de Flaxie, ça en vaudrait la peine, non ?

— Bien entendu, s’il n’y a aucun autre moyen concret de la protéger, mais j’ai du mal à imaginer que ce soit le cas… en tout cas pour l’instant.

— Pas pour l’instant », a convenu Calyxa, mais avec la bouche pincée et les yeux comme fixés sur un endroit bien plus éloigné que les murs du pavillon d’amis dans lequel nous nous trouvions. « Non, pas pour le moment, mais le temps file, Adam. Les choses changent. Julian s’est engagé dans une voie dangereuse. Ça ne me gêne pas qu’il s’attaque au Dominion, c’est courageux de sa part, mais politique ou pas, je n’ai pas l’intention de laisser quoi que ce soit arriver à Flaxie.

— Évidemment qu’on ne laissera rien arriver à Flaxie.

— Redis-le-moi. Répète-le-moi, Adam, ça m’aidera peut-être à dormir.

— Rien n’arrivera à Flaxie, lui ai-je promis.

— Merci », a-t-elle soupiré.

Elle s’est alors endormie. Je n’y suis quant à moi pas arrivé, car la même conversation qui avait apaisé ses craintes avait exaspéré les miennes. Au bout d’une heure d’insomnie, j’ai enfilé une robe de chambre et suis allé m’asseoir sur le perron. Les larges étendues de pelouse et de forêt du domaine s’étalaient, sombres sous le ciel dégagé et sans lune. Les heures fixées pour l’Illumination de Manhattan étaient derrière nous et aucune lueur particulière ne montait de la ville. Les constellations estivales effectuaient leur marche calendaire au-dessus de nos têtes et je me suis souvenu que ces mêmes étoiles avaient brillé avec indifférence sur l’île de Manhattan à l’époque où l’habitaient des Hommes d’Affaires Profanes, ou avant cela des Aborigènes sans Église, voire des Mammouths ou des Paresseux Géants (à en croire les histoires évolutionnistes de Julian). Comme mon épouse et mon enfant dormaient à l’abri de tout danger immédiat dans la maison derrière moi, j’ai prié pour que cet instant précis se prolongeât indéfiniment et que rien ne vînt le changer.

Sauf que le monde allait changer, d’une manière ou d’une autre… on ne pouvait l’en empêcher. Julian m’avait délivré cette homélie à Williams Ford, il y avait bien longtemps de cela… et les événements écoulés depuis n’avaient fait qu’en confirmer la vérité.

Des étoiles se sont couchées, d’autres se sont levées. J’ai regagné mon lit estival.


M. Hungerford avait voulu qu’Un garçon de l’Ouest sur l’Océan fût disponible le 4 Juillet, convaincu que les émotions patriotiques de cette fête universelle pourraient en stimuler les ventes. Ses imprimeurs ont atteint le but qu’il leur avait fixé : le bouquin a été fabriqué et livré le 1er du mois. J’ai assisté à une petite réception donnée dans les bureaux du Spark pour fêter cette publication.

À part M. Hungerford, je ne connaissais presque personne. Il y avait là les auteurs d’autres livres publiés dans la collection de Hungerford… en général assez minables (les auteurs, je veux dire, pas forcément leurs romans) : on lisait sans peine sur nombre d’entre eux les signes d’une vie dissipée. Étaient aussi présents certains hommes d’affaires de Manhattan qui distribuaient les livres et des commerçants qui les vendaient… des coquins là encore, mais moins éperdument ivres que les auteurs et plus sincèrement enthousiasmés par mon travail. J’ai adressé des paroles polies à tout ce petit monde en n’oubliant pas de sourire chaque fois que je discernais un trait d’esprit.

On avait empilé sur une table des exemplaires d’Un garçon de l’Ouest. C’était les premiers que je voyais sous leur forme définitive et je me souviens encore aujourd’hui du plaisir nerveux ressenti à en tenir un dans la main, à en inspecter les illustrations monochromes estampées à froid sur la couverture. L’illustration montrait mon protagoniste, le garçon de l’Ouest Isaiah Compass, une épée dans la main droite et un pistolet dans la gauche, en plein combat contre un Pirate au pied d’un rudimentaire Palmier, sous le regard d’une Pieuvre à l’air menaçant mystérieusement sortie de son élément naturel. N’en ayant pas inclus la moindre dans mon histoire, j’ai espéré que le lecteur moyen, une fois son intérêt éveillé par cette illustration, ne serait pas déçu par l’absence de l’animal dans le texte. J’ai fait part de mon inquiétude à M. Hungerford, qui m’a répondu que cela n’avait aucune importance. Il y avait bien mieux que des Pieuvres dans le roman, a-t-il affirmé, et celle-ci ne servait qu’à accrocher l’attention des clients potentiels, rôle dans lequel il faut reconnaître qu’elle se rendait utile. Je me suis néanmoins posé la question de glisser dans mon prochain roman une Pieuvre ou une autre forme de vie océanique excitante et meurtrière, afin de dédommager les lecteurs qui pourraient se sentir lésés par celui-là.

Un auteur new-yorkais qu’on n’a pas vu à cette réception (on ne l’y attendait d’ailleurs pas, vu qu’il n’était pas publié par Hungerford), c’est M. Charles Curtis Easton. J’ai demandé à M. Hungerford s’il avait déjà rencontré ce célèbre écrivain.

« Charles Easton ? Je l’ai croisé une fois ou deux. Un vieil homme plutôt convenable, qui a su rester humble malgré son succès. Il vit dans une maison à deux pas de la 82e Rue.

— J’ai toujours admiré son œuvre.

— Pourquoi n’allez-vous pas lui rendre visite, dans ce cas ? J’ai entendu dire qu’il aimait recevoir ses confrères, du moment qu’ils ne prenaient pas trop de son temps. »

Sa suggestion m’a intrigué et plongé dans le désarroi. « Il ne me connaît pas du tout… »

L’objection a paru insignifiante à Hungerford, qui a sorti une de ses cartes de visite au dos de laquelle il a écrit une petite présentation de ma personne et de mon travail. « Allez le voir avec ça… histoire de vous ouvrir sa porte.

— Je ne voudrais pas le déranger.

— Faites comme il vous chante. »

Je voulais bien entendu faire la connaissance de Charles Curtis Easton, mais je craignais de me rendre ridicule par trop de flagornerie, ou de trahir d’une manière ou d’une autre mon manque d’expérience. Je ne pourrais lui rendre visite, ai-je résolu, sans un meilleur prétexte qu’un premier roman ou une recommandation gribouillée sur un bristol.

Ce prétexte m’a en fait été fourni par Julian.

Je l’ai trouvé en compagnie de Calyxa quand je suis retourné au pavillon d’amis. Assise sur ses genoux, Flaxie essayait d’attraper sa barbe dans son poing minuscule. Elle portait un intérêt considérable à cette barbe, accrochée au menton de Julian comme un écheveau de ficelle blonde. Quand elle arrivait à la saisir, elle tirait dessus avec l’enthousiasme d’un capitaine de vapeur qui actionne son sifflet et riait des piaillements que laissait systématiquement échapper Julian. C’était un jeu qu’ils semblaient apprécier l’un et l’autre, même si Julian en sortait les larmes aux yeux.

J’ai exhibé mon nouveau livre, dont j’ai offert des exemplaires à Julian et à Calyxa. Ils l’ont admiré et en ont fait l’éloge, même s’il y a eu des questions gênantes sur l’illustration de couverture. Flaxie a fini par s’agiter et Calyxa l’a emmenée pour la nourrir.

Julian a profité de son absence pour me confier que son travail sur La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin n’avançait toujours pas. « J’ai toujours eu l’intention de faire ce film, a-t-il dit. Maintenant que j’en ai les moyens à portée de main, et qui sait pour combien de temps encore ?, il ne veut toujours pas se laisser coucher sur papier. Je ne plaisante pas, Adam. J’ai besoin d’aide… je l’admets. Toi qui es l’auteur d’un roman et qui as une certaine compréhension de ces choses, je veux te prier de venir à mon secours. »

Il avait apporté le manuscrit, une petite liasse de pages abîmées et cornées à force de manipulations. Il me l’a tendue d’un air penaud.

« Tu veux bien jeter un coup d’œil ? m’a-t-il demandé avec une humilité sincère. Et me donner ton avis, quel qu’il soit ?

— Je débute tout juste, ai-je répondu. Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider. »

Je pensais toutefois savoir à qui m’adresser pour cela.


J’ai attendu lundi, le troisième jour de juillet, pour aller sur la 82e Rue chercher la résidence de M. Charles Curtis Easton. Il vivait dans une maison distinctement numérotée et assez facile à identifier dans la lumière de l’été, mais je suis passé devant une fois, puis deux, puis trois avant de rassembler le courage de frapper à la porte.

Quand je l’ai enfin fait, d’un geste toutefois hésitant, m’a ouvert une femme sur la jupe de laquelle tirait un petit enfant. Je lui ai montré la carte de Hungerford avec sa recommandation. Elle l’a regardée et a souri. « Mon père fait en général un somme entre trois et cinq heures, mais je vais voir s’il peut vous recevoir. Entrez, je vous prie, monsieur Hazzard. »

Ainsi ai-je pénétré dans la demeure Easton, le Temple des Histoires, dans laquelle régnait un joyeux chahut et flottaient de riches odeurs issues d’une bonne nourriture ainsi que d’enfants peut-être moins bons. Au bout de quelques instants, au cours desquels trois de ces mêmes enfants n’ont cessé de me dévisager avec intérêt, la fille de M. Easton a redescendu l’escalier, en évitant les jouets à roulettes et autres obstacles, pour m’inviter à monter dans le bureau de son père. « Il sera très heureux de vous rencontrer. Allez-y, monsieur Hazzard, a-t-elle insisté en m’indiquant la porte ouverte. Ne soyez pas timide ! »

Charles Curtis Easton était à l’intérieur. Je l’ai aussitôt reconnu grâce au portrait gaufré au dos de tous ses livres. Il se tenait assis à un bureau encombré, sous une fenêtre lumineuse tachetée par l’ombre d’un ailante, le portrait même de l’écrivain à l’œuvre. Ce n’était pas un jeune homme. Ses cheveux, d’un blanc neigeux, avaient déserté son front pour se replier sur une position défensive à l’arrière de son crâne. Il portait une grande barbe, blanche elle aussi, et ses yeux, enfouis dans d’aimables réseaux de rides, m’ont regardé à l’abri de sourcils ivoire. Il n’était pas gras à proprement parler, mais avait le physique d’un homme qui travaille assis et mange à satiété.

« Entrez, monsieur Hazzard, a-t-il dit en jetant un coup d’œil à la carte remise par sa fille. C’est toujours un plaisir de faire la connaissance d’un jeune auteur. On vous doit Les Aventures du capitaine Commongold, je crois ?

— Oui », ai-je répondu, ravi qu’il en ait entendu parler.

« Un bon livre, malgré sa ponctuation quelque peu excentrique. Et vous en avez publié un nouveau ? »

Je tenais à la main l’exemplaire dédicacé que j’avais apporté en cadeau. Je le lui ai tendu en bredouillant.

« Un garçon de l’Ouest sur l’Océan, a-t-il lu sur la couverture. Et il y a une Pieuvre dedans !

— En fait, non… la Pieuvre est un trait d’esprit de l’illustrateur.

— Ah ? Dommage. Mais l’épée et le pistolet ?

— Ils apparaissent à plusieurs reprises. » Mon embarras m’était presque douloureux. Mais pourquoi n’avais-je pas inclus de Pieuvre dans l’histoire ? Cela n’aurait pas été difficile. J’aurais dû y penser à l’avance.

« Très bien », a dit M. Charles Curtis Easton en dissimulant toute déception qu’il pourrait ressentir. Il a mis le livre de côté. « Asseyez-vous. Vous avez rencontré ma fille ? Et mes petits-enfants ? »

Je me suis installé sur une chaise rembourrée. « Nous n’avons pas vraiment été présentés, mais ils m’ont l’air très gentils. »

Ce modeste compliment l’a enchanté. « Parlez-moi donc de vous, monsieur Hazzard. Vous ne me semblez pas un Eupatridien de haut rang, sans vouloir vous offenser, vous fréquentez pourtant le Président actuel, je crois ? »

Je lui ai raconté aussi brièvement que possible mes origines dans l’Ouest boréal et les événements inattendus qui m’avaient conduit à habiter le domaine palatin. Je lui ai raconté l’importance qu’avaient eue ses livres pour le garçon bailleur avide de lectures que j’avais été, et combien je restais loyal à son œuvre, que je recommandais souvent autour de moi. Il a accueilli ces éloges avec grâce et m’a interrogé plus avant sur la guerre, le Labrador et autres sujets analogues. Mes réponses ont semblé sincèrement l’intéresser et en une demi-heure, nous sommes devenus « vieux amis ».

Je n’avais pas toutefois pour seule intention de le flatter, même s’il le méritait sans doute. Je n’ai pas tardé à mentionner l’intérêt que portait Julian Comstock au cinéma et son intention d’écrire un script sur un sujet qui lui tenait à cœur.

« Voilà une ambition peu commune pour un Président, a fait observer M. Easton.

— En effet, monsieur, mais Julian n’est pas un Président comme les autres. Il porte au cinéma un amour fervent et sincère. Mais il est tombé sur une difficulté que ses capacités narratives ne lui permettent pas de surmonter. » J’ai poursuivi en décrivant dans ses grandes lignes La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin.

« Darwin et l’évolution biologique sont des sujets difficiles à adapter, a dit M. Easton. Ne craint-il pas de surcroît que le résultat n’obtienne pas l’approbation du Dominion ? M. Charles Darwin n’enthousiasme pas les personnes très religieuses, si j’ai bien retenu mes leçons.

— Vous les avez bien retenues. Mais Julian ne compte pas parmi les admirateurs du pouvoir terrestre du Dominion et a l’intention, en l’occurrence, de ne tenir aucun compte de ses objections.

— Il en a le pouvoir ?

— Il l’affirme. Mais le problème, c’est le script, qu’il n’arrive pas à faire venir à lui comme il le désire. Il m’a demandé mon avis, mais je ne suis qu’un auteur débutant. J’ai pensé… bien entendu, je n’ai pas l’intention d’abuser de votre générosité…

— En temps ordinaire, je ne me pencherais pas sur le scénario d’un débutant, mais une commande d’un Président des États-Unis en exercice n’est pas chose ordinaire. Il m’est arrivé par le passé de travailler sur quelques adaptations cinématographiques de mes propres histoires. J’imagine que je pourrais examiner le texte du président Comstock et lui prodiguer quelques conseils, si c’est ce qu’on attend de moi.

— C’est tout à fait ce qu’on attend de vous et je ne doute pas que Julian vous sera aussi reconnaissant que moi-même de tout ce que vous pourrez lui dire.

— Avez-vous apporté le script ?

— Oui, ai-je répondu en tirant les pages pliées de la poche de ma veste. Manuscrit, j’en ai bien peur », ai-je ajouté, car je voyais que M. Easton possédait une machine à écrire encore plus belle que celle cédée par Theodore Dornwood, « mais Julian écrit lisiblement, en général.

— J’aimerais l’examiner. Voudriez-vous m’attendre en bas ?

— Vous comptez le lire maintenant, monsieur ?

— Si vous me le permettez. »

Je le lui ai assuré avant de descendre bavarder un peu avec sa fille, Mme Robson. Elle partageait la maison avec son père pendant que son mari commandait un régiment à Québec. Durant cette conversation, les quatre enfants (si j’ai bien compté) de Mme Robson ont traversé la pièce à intervalles réguliers en criant pour attirer l’attention et en s’essuyant le nez sur diverses choses. Je leur souriais à chacun de leur passage, même s’ils se contentaient la plupart du temps de me répondre par des grimaces ou des bruits irrévérencieux.

M. Easton a ensuite descendu en personne l’escalier, une canne dans une main, car il boitillait, Charles Darwin dans l’autre. Son âge l’avait un peu handicapé et Mme Robson s’est précipitée en lui reprochant d’avoir entrepris sans aide la descente.

« Cesse tes jérémiades, a-t-il répliqué à sa fille, je suis en mission présidentielle. Monsieur Hazzard, votre évaluation du travail de votre ami était tout à fait correcte. Il est manifestement sincère et bien documenté, mais il lui manque certains éléments indispensables à toute production cinématographique vraiment réussie.

— Lesquels ? ai-je demandé.

— Des chansons, a-t-il répondu sans hésiter. Et un traître. Et dans l’idéal, des pirates. »


J’avais hâte de faire part de ces nouvelles à Julian… de lui apprendre que M. Charles Curtis Easton, le célèbre écrivain, acceptait de l’aider à écrire son script, mais un télégramme m’attendait quand je suis rentré retrouver Calyxa.

Je n’en avais encore jamais reçu, aussi me suis-je inquiété et ai-je tout de suite deviné qu’il annonçait de mauvaises nouvelles.

Mon intuition était correcte. Le câble provenait de ma mère, à Williams Ford.

Cher Adam, disait-il. Ton père gravement malade. Morsure de serpent. Viens si tu peux.

J’ai aussitôt préparé mon départ et acheté une place dans un train express, mais mon père est mort avant mon arrivée en Athabaska.

5

Le train m’a semblé traverser la moitié de l’Amérique, en ce 4 Juillet, passant près de petites villes florissantes et de beaucoup d’autres désertées, longeant de vastes Propriétés sur lesquelles des sous-contrats travaillaient torse nu ainsi que d’innombrables Dépotoirs, Décharges et ruines, pour s’enfoncer dans un crépuscule qui brûlait comme du charbon lent sur l’horizon et poursuivre son chemin dans la nuit de la Prairie. Il n’y a pas eu de feu d’artifice ce soir-là, mais des réjouissances impromptues dans le wagon-restaurant… je n’y ai pas participé. Je dormais au moment où la lune s’est levée. Le lendemain, en fin de journée, le train a franchi la frontière de l’Athabaska, marquée par un paysage d’énormes fosses aux endroits où les Profanes de l’Ancien Temps avaient autrefois contraint la terre bitumeuse à leur fournir du pétrole. J’ai vu les ruines d’une Machine grande comme une cathédrale et dont des croûtes de boue calcifiée recouvraient les chenilles rouillées. Chaque fois que notre train passait près d’une étendue d’eau, des volées d’oies et de corbeaux en décollaient pour nous saluer.

Julian avait annoncé par télégraphe mon arrivée à la Propriété Duncan-Crowley, ce qui a présenté une difficulté sociale pour ces Aristos. D’un certain point de vue, j’étais un garçon bailleur déloyal et sans importance revenu voir la tombe de son père analphabète ; d’un autre, le scribe et confident du nouveau Président, ce que Williams Ford recevrait donc sans doute jamais de plus ressemblant à un émissaire du Pouvoir Exécutif. Les Duncan et les Crowley, dont toute la fortune consistait en terres arables de l’Ohio et en mines du Nevada, n’avaient que des liens ténus avec New York. Ils ont résolu leur dilemme en expédiant Ben Kreel à ma rencontre. Celui-ci est descendu à Connaught dans la meilleure voiture de la Propriété, tirée par deux chevaux qui levaient haut les pieds.

Le train est arrivé avec l’aube. Je n’avais pas bien dormi, mais Ben Kreel, habitué à se lever tôt, m’a serré la main avec autant d’allégresse que le permettait la situation. « Adam Hazzard ! Ou devrais-je dire colonel Hazzard ? »

Il n’avait pas beaucoup changé, même si (me semblait-il) je le voyais d’un œil neuf. Il était toujours direct, corpulent, rouge de joues et d’une maîtrise de soi absolue. « Je ne suis plus dans l’armée… appelez-moi Adam, comme avant.

— Mais tu n’es plus comme avant. Nous avons tous pensé que Julian et toi aviez fui pour échapper à la conscription. Alors que vous vous êtes, entre autres, distingués au combat, pas vrai ?

— Ce qu’une personne fuit et ce vers quoi elle fuit ne sont pas toujours aussi différents qu’on l’espère.

— Et te voilà Écrivain, maintenant, ça s’entend à ta manière de parler, d’ailleurs.

— Je ne voulais pas me donner des airs, monsieur.

— Une fierté légitime n’est jamais déplacée. Absolument désolé pour ton père.

— Merci, monsieur.

— Le médecin de la Propriété a fait de son mieux, mais c’était une vilaine morsure et ton père n’était plus de première jeunesse. »

S’écartant du brouhaha et du désordre de la gare, la voiture est passée devant des hôtels à ossature de bois et les nombreux bars et boutiques de chanvre qualifiés de « malédiction de Connaught » par ma mère, puis s’est engagée sur la route de terre battue qui conduisait au nord jusqu’à Williams Ford. C’était une matinée tiède et sans vent, avec le soleil levant qui découpait au loin les sommets montagneux. Les épervières orangées poussaient en fourrés colorés le long de la route et le paysage peu boisé exhalait ses familières odeurs estivales.

« Les Duncan et les Crowley sont prêts à te souhaiter la bienvenue en ville, a dit Ben Kreel, et dans des circonstances moins malheureuses, ils auraient sûrement préparé une espèce de réception publique. Les choses étant ce qu’elles sont, ils t’ont réservé une chambre dans une des Grandes Maisons.

— Je les en remercie chaleureusement, mais je me suis toujours senti très bien chez ma mère et je pense qu’elle voudra que je dorme dans sa maison, ce qui est mon intention.

— Ça vaut sans doute mieux », a dit Ben Kreel avec ce qui pouvait être un soupir de soulagement étouffé.

Quand nous avons enfin traversé les champs où travaillaient les sous-contrats, puis pénétré dans les ondulantes collines qui longeaient la rivière Pine et atteint la périphérie de Williams Ford, j’ai dit que les feux d’artifice de la fête de l’Indépendance avaient dû être somptueux, cette année-là.

« En effet, a répondu Ben Kreel. Un colporteur nous a fourni une poignée de fusées chinoises venues de Seattle. Des Roues de Feu bleues et quelques Salamandres très colorées… comment le sais-tu ?

— L’air sent encore la poudre. » C’était une sensibilité que j’avais acquise à la guerre.


Je ne m’étendrais pas sur les détails de ma peine. Le lecteur comprend la délicatesse de ces douloureuses émotions[95].

Je suis passé brièvement à la Propriété, par politesse, et j’y ai été reçu avec politesse par les Duncan et les Crowley, mais je ne suis pas resté longtemps. Voir ma mère revêtait davantage d’importance à mes yeux. En repartant de la propriété pour me rendre aux logements à bail, j’ai longé les écuries et la tentation m’a pris d’aller voir si mes anciens bourreaux y travaillaient encore, s’ils me craignaient désormais à cause de mon nouveau rang, mais c’était une envie mesquine qui ne valait pas qu’on y cédât.

La petite maison de mon enfance n’avait pas changé de place. Le ruisseau derrière elle miroitait dans sa course joyeuse vers la Pine et la tombe de ma sœur Flaxie se trouvait toujours au même endroit, avec sa modeste inscription. Sauf qu’on y voyait à présent une seconde tombe, toute neuve, surmontée d’une croix en bois blanc avec le nom de mon père gravé au fer rouge dessus. Bien qu’analphabète, il avait appris à reconnaître son nom écrit et pouvait même fournir une signature plausible… il arriverait à lire sa propre inscription funéraire, ai-je supposé, si son fantôme se redressait en tendant le cou.

Mieux vaut se rendre sur des tombes à la lumière du soleil. Le temps chaud de juillet était réconfortant et avec les cris des oiseaux, le léger gloussement du ruisseau aidait à tolérer l’idée de la mort. Cela ne m’a pas plu du tout de penser aux neiges qui pèseraient durant l’hiver sur cette terre fraîchement retournée ou aux vents de janvier qui passeraient dessus. Mon père était toutefois à présent aux côtés de Flaxie, aussi ne serait-il pas seul, et il ne me semblait pas que les morts souffraient vraiment du froid. Les défunts sont immunisés contre les incommodités saisonnières… il y a au moins une petite portion de Paradis en ce monde.

Me voyant debout près de la tombe, ma mère est sortie par la porte de derrière pour me prendre sans un mot par le bras. Nous sommes alors rentrés dans la maison pleurer ensemble.


Je suis resté cinq jours. Ma mère était dans un état fragile, du fait à la fois de son chagrin et de son âge. Elle n’y voyait plus très bien et n’était plus utile comme couturière aux Aristos, mais elle appartenait à la classe bailleresse et avait fidèlement servi toute sa vie, si bien qu’on continuait à lui donner des reçus avec lesquels acheter de la nourriture au magasin-bailleur, et personne ne l’expulserait de sa maison.

Sa vue n’avait pas assez diminué pour l’empêcher de tenir à voir un exemplaire d’Un garçon de l’Ouest sur l’Océan. Je lui en avais bien entendu apporté un, qu’elle a pris avec un soin exagéré et en souriant un peu avant de le ranger en hauteur sur une étagère près des Aventures du capitaine Commongold, que je lui avais aussi expédiées.

Elle m’a dit qu’elle le lirait chapitre par chapitre, l’après-midi, quand la lumière et ses yeux seraient à leur meilleur.

Je lui ai raconté que je n’aurais écrit ni l’un ni l’autre de ces livres si elle n’avait fait preuve d’une telle résolution à m’apprendre à lire… à m’apprendre à aimer la lecture, je veux dire, pas simplement le nom des lettres, comme on l’enseignait le dimanche à la plus grande partie des garçons bailleurs.

« J’ai appris à lire avec ma propre mère, a-t-elle dit. Qui l’a appris de sa mère à elle, et ainsi de suite jusqu’aux Profanes de l’Ancien Temps, à en croire la légende familiale. Nous avons eu un instituteur dans notre famille, il y a longtemps. Peut-être un autre écrivain, aussi… qui sait ? Son analphabétisme était ce qui faisait le plus honte à ton père. Il en souffrait profondément, même s’il ne le montrait pas.

— Tu aurais pu lui apprendre.

— Je lui ai proposé. Il n’a pas voulu. Trop vieux et trop rigide pour ça, qu’il disait toujours. Je pense qu’il avait peur d’échouer.

— J’ai appris à lire à un homme, à l’armée. » Le sourire de ma mère a réapparu quand elle a entendu cela.

Elle avait aussi très envie d’avoir des nouvelles de Calyxa et du bébé. Par une heureuse coïncidence, Julian nous avait fait photographier peu avant la fête de l’Indépendance. J’ai exhibé le cliché : il montrait Calyxa dans une chaise, avec sa chevelure torsadée qui brillait ; sur ses genoux, Flaxie, un peu inclinée, les vêtements un peu de travers, regardait l’appareil avec de grands yeux. Quant à moi, debout derrière la chaise, je posais une main sur l’épaule de Calyxa.

« Elle a l’air vigoureuse, ta Calyxa, a fait observer ma mère. De bonnes jambes solides. Le bébé est mignon. Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient, mais j’arrive encore à reconnaître un beau bébé quand j’en vois un.

— Ta petite-fille, ai-je dit.

— Oui. Et elle aussi apprendra à lire, n’est-ce pas ? Quand elle sera prête ?

— Aucun doute là-dessus. »

Nous avons fini par parler de la mort de mon père… non seulement du décès lui-même, mais de ses circonstances. J’ai demandé si la morsure s’était produite pendant un office de l’Église des Signes.

« Il n’y a plus d’offices de ce genre, Adam. L’Église des Signes n’a jamais été populaire, à part auprès de quelques sous-contrats, et peu après ton départ, les Duncan et les Crowley ont décidé qu’elle était un “culte” et qu’il fallait donc la supprimer. Ben Kreel a commencé à prêcher contre la secte et les membres les plus enthousiastes de la congrégation ont été vendus ou éloignés. Comme ton père était le seul bailleur parmi eux, il est resté, mais il n’avait plus de congrégation à prêcher.

— Il a tout de même gardé les serpents. » Je les avais vus se contorsionner de désagréable manière dans leurs cages derrière la maison.

« Il les considérait comme des animaux domestiques. Il ne pouvait pas supporter de ne plus les nourrir, ni de les détruire d’une autre manière, mais les remettre en liberté aurait été dangereux. Je ne suis pas sûre que moi-même je me résoudrais à les tuer. Même si je les méprise. » Elle a dit ces mots avec une véhémence qui m’a surpris. « Je les méprise de tout mon cœur. Depuis toujours. J’aimais profondément ton père. Mais ces serpents ne m’ont jamais plu. Ils n’ont pas été nourris depuis sa mort. Il faut faire quelque chose. »

Nous n’en avons pas davantage discuté. Ce soir-là, après le modeste ragoût aux boulettes de pâte de ma mère et une fois celle-ci couchée, je suis très discrètement sorti voir les cages.

Une lune brillait au loin sur les montagnes, qui jetait une lueur pâle et égale sur la famille de crotales massasaugas de mon père. Ils étaient de mauvaise humeur, sans doute à cause de la faim. Une impatience cinglante imprégnait leurs mouvements. On ne leur avait pas non plus extrait le venin depuis un bon moment. (Mon père faisait cela en secret, avant les offices, surtout s’il pensait que des enfants pouvaient participer aux manipulations. Il tendait sur un vieux bocal un morceau de cuir fin qu’il laissait mordre aux serpents : cela les vidait de leur venin pendant un certain temps. C’était sa propre apostasie personnelle, j’imagine… une police d’assurance contre un moment d’inattention des puissances supérieures.) Les serpents, qui avaient senti ma présence, se tordaient et s’enroulaient nerveusement. Je me suis de surcroît imaginé sentir une fureur glacée derrière leurs yeux vides et exsangues.

Un homme qui s’en remet de tout cœur à Dieu pouvait les manipuler sans mal. Telle était la foi qu’avait professée mon père. Il avait assurément confiance en Dieu, pour ce qui le concernait, et il croyait que Dieu Se manifestait dans les yeux révulsés des membres de sa congrégation et dans leur incompréhensible mélange de langues. Ayez confiance et soyez sauvés, voilà en quoi consistait sa philosophie. C’était pourtant les serpents qui avaient fini par le tuer. Je me suis demandé quel élément de l’équation lui avait fait défaut, en fin de compte : la foi humaine ou la patience divine ?

Je n’étais pas croyant, selon la plupart des définitions de ce terme. Je n’étais pas un dévot de l’Église des Signes, dont je n’avais jamais adopté les doctrines. J’ai néanmoins soulevé le loquet et ouvert la porte de la cage la plus proche. Je ne portais ni gants ni aucune protection. Mes mains et mes bras étaient exposés et vulnérables. J’ai plongé les doigts dans la cage.

J’avais pénétré dans un domaine muet de chagrin et de colère. Aucune logique n’imprégnait mon acte, juste le souvenir du conseil donné par mon père des années auparavant, alors que je le regardais nourrir de souris vivantes ses serpents tout en esquivant leurs attaques et leurs frappes. En temps ordinaire, si tu sais ce que tu fais, tu ne devrais pas avoir à tuer un serpent, avait-il dit. Mais des choses inattendues arrivent parfois. Par exemple une vipère errante qui menace un homme ou un animal innocent. Dans ce cas, il faut que tu sois résolu. Et rapide. Ne crains pas l’animal, Adam. Attrape-le à l’endroit où son cou devrait être, derrière la tête, ne t’occupe pas de la queue même si elle s’agite très fort et tant qu’il résiste, n’arrête pas de lui taper violemment sur le crâne.

Et c’est ce que j’ai fait… à gestes mécaniques et répétitifs, jusqu’à avoir à mes pieds une douzaine de corps en train de raidir.

Je suis ensuite rentré dans la vieille et familière maison, où je suis allé me coucher dans le lit qui m’avait apporté le bien-être durant tant d’hivers et qui m’a permis de dormir plusieurs heures sans le moindre rêve.

Le lendemain matin, les cages de fil de fer brillaient de perles de rosée et les cadavres avaient disparu… emportés par un animal affamé, ai-je supposé.


La veille de mon départ de Williams Ford, j’ai demandé à ma mère si elle croyait en Dieu, au Paradis, aux Anges et à tout le reste.

Ma question effrontée l’a surprise. « C’est le genre de questions qu’une personne bien élevée devrait uniquement poser dans une église, a-t-elle répondu.

— Peut-être, mais c’est ce que Julian Comstock aime demander, dès qu’il en a l’occasion ou presque.

— Ça lui attire des ennuis, j’imagine ?

— Assez souvent.

— Tu peux en tirer une leçon. De toute manière, tu connais la réponse. Ne t’ai-je pas lu les recueils du Dominion et raconté toutes les histoires qu’on trouve dans la Bible ?

— En tant que parent à son enfant. Pas en tant qu’adulte à un autre.

— Vos enfants ont beau devenir sans cesse plus vieux et plus sages, on reste parent toute sa vie, Adam… tu verras.

— Je n’en doute pas. Mais donc, tu crois en Dieu ou pas ? »

Elle m’a regardé comme pour évaluer mon sérieux. « Je crois en toutes sortes de choses, même si je ne les comprends pas forcément. Je crois à la lune et aux étoiles, pourtant je ne peux pas te dire de quoi elles sont faites ni d’où elles viennent. J’imagine que Dieu appartient à cette catégorie… assez réel pour être ressenti de temps en temps, mais mystérieux par Sa nature, et souvent déroutant.

— C’est une réponse subtile.

— J’aimerais en avoir une meilleure.

— Et le Paradis, alors ? Tu penses que nous allons au Paradis une fois morts ?

— On considère en général que le Paradis a des conditions d’admission très strictes, même si les religions n’arrivent jamais à se mettre d’accord sur les détails. Je n’en sais rien. C’est comme la Chine, je suppose : un endroit que tout le monde reconnaît comme réel, mais dans lequel presque personne ne va.

— Il y a des Chinois à New York, ai-je répliqué. Et beaucoup d’Égyptiens, d’ailleurs.

— Mais très peu d’anges, j’imagine.

— Presque aucun. »

Cela a été toute la Théologie qu’elle a tolérée, aussi avons-nous changé de sujet et passé notre dernière journée à discuter de sujets plus gais. Le lendemain matin, je lui ai fait mes adieux et suis parti de Williams Ford pour la seconde et dernière fois.


« Toi qui as beaucoup voyagé depuis notre dernière rencontre, m’a demandé Ben Kreel en me raccompagnant par la route du Fil jusqu’à Connaught, tu as déjà poussé jusqu’à Colorado Springs ?

— Non, monsieur. » C’était une autre journée ensoleillée. Les fils du télégraphe bourdonnaient dans une brise chaude. Le train qui m’emporterait loin de la ville de mon enfance et de tous ses souvenirs devait partir exactement trois heures plus tard. « On m’a surtout envoyé ici ou là au Labrador, très au nord et à l’est du Colorado.

— Je suis allé cinq fois à Colorado Springs suivre des formations ecclésiastiques. Ce n’est pas du tout comme sur les images des recueils du Dominion. Tu vois ce que je veux dire… elles ne montrent que l’institut du Dominion, avec ses colonnes blanches et ses grandes peintures de la Chute des Villes.

— C’est très impressionnant, ça vaut le coût de la photographier.

— Tout à fait, mais Colorado Springs ne se limite pas à l’institut, et le Dominion non plus.

— Je n’en doute pas, monsieur.

— Colorado Springs est une ville pleine d’hommes et de femmes pieux, prospères et loyaux à l’Union ainsi qu’à sa foi, et le Dominion n’est pas à proprement parler un bâtiment, ni même une organisation, mais une idée. Une idée très puissante et très ambitieuse, qui consiste à refaire à neuf le monde meurtri et imparfait dans lequel nous vivons… à le transformer en Royaume Céleste, assez pur pour que les anges eux-mêmes n’hésitent pas à s’y promener. »

À la différence de Manhattan, ai-je pensé. « Il semble que nous en soyons encore loin. Nous n’avons pas encore pris le Labrador, encore moins le reste du monde.

— C’est un travail pénible qui ne se fera pas en une seule génération. Mais nous ne pouvons communier directement avec le Paradis tant que nous n’aurons pas rendu le monde parfait, et il faut pour cela commencer par devenir parfaits nous-mêmes. Voilà en quoi consiste le travail du Dominion, Adam : à nous rendre tous davantage parfaits. Rude obligation, certes, mais qui résulte des instincts communs de la charité et de la bonne volonté. Ceux qu’elle irrite sont en général trop attachés à une de leurs imperfections, qu’ils aiment avec une opiniâtreté pécheresse.

— Oui, monsieur, c’est ce que vous nous disiez durant les offices de fête.

— Je suis content que tu t’en souviennes. Notre ennemi est quiconque se rebelle contre Dieu… tu te rappelles peut-être aussi cet aphorisme.

— Je m’en souviens.

— Quelle forme penses-tu que prend généralement cette rébellion, Adam ?

— Le péché, ai-je deviné.

— Tout à fait, et ce ne sont pas les péchés qui manquent. Mais ils ne font en général de mal qu’à celui qui les commet. Il en existe de plus insidieux, qui visent directement à empêcher le Dominion d’accomplir sa tâche.

— Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous voulez dire. » Je nourrissais toutefois quelques soupçons.

« Vraiment ? Quand tu étais dans l’armée, n’y avait-il pas un Officier du Dominion au sein de ton régiment ?

— Si.

— Était-il aimé de tous ?

— Non, ce n’était pas un sentiment très partagé.

— Rien de plus normal puisque le travail de cet officier consistait à exalter la vertu et fustiger les actions fautives. Les voleurs n’aiment pas les prisons et les pécheurs n’aiment pas l’Église. Je veux dire que le Dominion est aux États-Unis ce que le pasteur est à ses troupes. Il ne cherche pas à être aimé pour lui-même, mais à pousser et conduire une population renégate dans le corral de l’amour divin. »

Pour une raison ou pour une autre, cela m’a rappelé Lymon Pugh et sa description de l’industrie du conditionnement de la viande.

« Le Dominion s’intéresse grandement au destin de cette nation, comme à celui de toutes les autres, a continué Ben Kreel. Comparés à cet intérêt institutionnel, les caprices présidentiels sont passagers.

— Cette conversation est trop sibylline, me suis-je plaint. C’est de Julian dont vous parlez ? Dites-le, dans ce cas.

— Qui suis-je pour porter un jugement sur le Président des États-Unis ? Je ne suis qu’un pasteur de campagne. Mais le Dominion veille, le Dominion juge et le Dominion est plus ancien, et en fin de compte plus puissant, que Julian Comstock.

— Julian n’a rien contre le Dominion, à part sur quelques points particuliers.

— J’espère bien, Adam, mais dans ce cas, pourquoi essaie-t-il de rompre l’ancienne et bénéfique relation entre le Dominion et les armées ?

— Quoi ! Il a fait ça ? »

Ben Kreel a eu un sourire désagréable. Pendant bien des années, cet homme m’avait semblé une divinité mineure et irréprochable. C’était une voix affable, un enseignant capable et un vigoureux conciliateur en cas de conflit à l’intérieur de la communauté. En le regardant à présent, je détectais toutefois quelque chose d’acerbe et de triomphant dans son caractère, comme s’il se délectait d’avoir coupé l’herbe sous le pied d’un garçon bailleur arriviste. « Eh bien, c’est exactement ce qu’il a fait, Adam, tu n’en savais rien ? La nouvelle est arrivée par télégraphe de Colorado Springs ce matin. Julian le Conquérant, comme on l’appelle, a ordonné au Dominion de retirer tous ses représentants dans les armées de la nation et de cesser de participer aux conseils militaires.

— Une mesure audacieuse, ai-je estimé avec une grimace.

— Pas seulement, Adam. C’est quasiment une déclaration de guerre. » Il s’est penché près de moi pour me glisser sur le ton mielleux de la confidence : « Une guerre qu’il ne peut pas gagner. S’il ne le comprend pas, tu devrais le lui expliquer.

— Je ne manquerai pas de lui rapporter vos propos.

— Je t’en remercie, a dit Ben Kreel. Tu es très ami avec Julian Comstock ?

— J’essaye.

— Il ne faut jamais suivre quelqu’un qui a pris le chemin de l’Enfer, Adam Hazzard, même si c’est votre meilleur ami. »

J’ai eu envie de dire à Ben Kreel que je croyais depuis quelque temps à l’Enfer d’une manière encore plus incertaine qu’au Paradis. J’aurais également pu lui raconter ma rencontre à New York avec un homme affirmant que Dieu n’était que Conscience (« n’en ayez nul autre »), principe selon lequel le Dominion tout entier était une Apostasie, peut-être pire, mais je ne voulais pas l’encourager à poursuivre la discussion, aussi ai-je gardé un silence renfrogné jusqu’à Connaught.

Je suis ensuite monté sans tarder dans le train qui me reconduirait à Manhattan. Il avait beau être plus confortable que celui à cornes de Caribou à bord duquel j’avais pour la première fois quitté Williams Ford, j’y ai eu tout aussi peur.

6

Une fois de retour, après avoir retrouvé Calyxa et Flaxie, pris un bain pour me débarrasser de la saleté du voyage et m’être accordé une nuit de sommeil, je suis allé au palais voir Julian.

Immense structure divisée avec précision en pièces et salles labyrinthiques, le palais présidentiel restait globalement pour moi un mystère. En sus du Président lui-même, il hébergeait des domestiques, des bureaucrates et une petite armée de Gardes républicains. Ses trois étages s’élevaient sur une pléthore de sous-sols et de caves. Je n’étais jamais entré dans un bâtiment qui avait autant de lambris, draperies, moquettes, rubans et fanfreluches et je ne m’y sentais jamais à mon aise. Les fonctionnaires de second rang devant lesquels je passais me considéraient avec un dédain confinant au mépris et les Gardes républicains prenaient l’air mauvais en posant les doigts sur leur pistolet quand ils me voyaient.

Julian n’« habitait » pas tout cet espace – un homme seul n’y serait sûrement jamais parvenu –, mais passait le plus clair de son temps dans l’aile de la Bibliothèque. Celle-ci ne contenait pas seulement la Bibliothèque présidentielle (considérable, malgré son contenu en grande partie approuvé par le Dominion, et enrichie par Julian de nombreux livres sélectionnés dans les Archives libérées), mais aussi une vaste salle de lecture pourvue de hautes fenêtres ensoleillées ainsi que d’un énorme bureau en chêne. C’était cette pièce que Julian s’était tout particulièrement appropriée et dans laquelle je lui rendais visite.

Magnus Stepney, le pasteur dévoyé de l’Église des Apôtres Etc., était là aussi : paresseusement installé dans un fauteuil rembourré, il lisait un livre tandis que Julian écrivait quelque chose sur le bureau. Le pasteur Stepney était désormais l’intime de Julian depuis de nombreuses semaines et tous deux m’ont accueilli avec le sourire. Ils se sont enquis de Williams Ford, de mon père et de ma mère, et je leur ai un peu raconté ces mauvaises nouvelles, mais il n’a pas fallu longtemps pour que Julian ramenât à nouveau la conversation sur le Script de son Film.

Je lui ai indiqué que j’en avais discuté avec M. Charles Curtis Easton. Je craignais que Julian me reprochât d’avoir « sorti le problème de la famille » en le soumettant à un étranger. Il a en effet semblé un peu perplexe, mais Magnus Stepney, qui était tout aussi Esthète et Fervent de Drame que lui[96], a tapé des mains en disant que j’avais fait précisément ce qu’il fallait : « C’est ce dont nous avons besoin, Julian : d’une opinion professionnelle.

Peut-être. Est-ce que M. Easton a rendu une opinion ?

— Il se trouve que oui.

— Voudrais-tu nous en faire part ?

— Il a reconnu que l’histoire manquait de certains ingrédients essentiels.

— Tels que ? »

Je me suis raclé la gorge. « Trois actes… des chansons dont on n’a aucun mal à se souvenir… des femmes attirantes… des pirates… une bataille navale… un méchant ignoble… un duel d’honneur…

— Mais rien de tout cela n’est vraiment arrivé à M. Darwin, ni n’a le moindre rapport avec lui.

— Eh bien, j’imagine que c’est là le nœud du problème. Tu veux raconter la vérité ou une histoire ? Le truc », ai-je rajouté en me souvenant des commentaires de Theodore Dornwood sur mes propres écrits, « consiste à garder le cap entre Charybde et Scylla…

— Il parle bien, pour un garçon bailleur, a dit Magnus Stepney en riant.

— … où Scylla est la vérité et Charybde le spectaculaire… à moins que ce ne soit l’inverse, je ne me souviens plus très bien. »

Julian a soupiré et roulé des yeux, mais Stepney a poussé un petit hourra avant de s’écrier : « C’est exactement ce que je te disais, Julian ! Je t’avais donné un bon avis, Adam Hazzard et M. Charles Curtis Easton t’en donnent un bon aussi. »

Julian n’a rien dit de plus sur le sujet ce jour-là. Au départ, bien entendu, il s’est montré sceptique. Il n’a toutefois pas résisté longtemps à l’idée, qui séduisait son goût du Théâtre, et l’a adoptée comme sienne avant la fin de la semaine.


Le reste du mois de juillet a été consacré à l’écriture du script définitif. Certains érudits ont laissé entendre que Julian « s’amusait » avec le cinéma pendant que sa présidence partait à vau-l’eau. Cela n’en donnait cependant pas l’impression durant l’été 2175. Je pense que Julian a vu avec l’Art une possibilité de rédemption, après toutes les horreurs auxquelles il avait assisté à la guerre, même si la guerre est plus coutumièrement le domaine du généralissime. Et il existe à mon avis une raison plus profonde au fait que Julian ait ignoré les protocoles et imbroglios de la suprématie politique : selon moi, il s’était sincèrement attendu à mourir au Labrador… il avait accepté son destin, après l’échec de la manœuvre avec les Cerfs-Volants Noirs, et cela le scandalisait de se retrouver toujours vivant, après avoir conduit tant d’autres à la mort.

Son ordre de faire cesser toute relation officielle entre le Dominion et les militaires avait suscité des ondes de choc dans les deux armées. Colorado Springs s’était quasiment rebellé et le diacre Hollingshead avait cessé de venir au palais présidentiel, ou de reconnaître de quelque façon que ce fût l’existence de Julian. Le Dominion gardait toutefois une emprise ferme sur ses Églises affiliées et « Julian l’Athée » était dénoncé en chaire dans tout le pays, ce qui gênait les Eupatridiens et le Sénat dans le soutien qu’ils accordaient à Julian.

Les visites du diacre Hollingshead ont en tout cas été avantageusement remplacées par celles de M. Charles Curtis Easton, invité au palais pour discuter avec Julian des modifications à apporter au script de Darwin. Enchanté par M. Easton (« Tu deviendras peut-être comme lui, Adam, si tu vis vieux et que tu te laisses pousser la barbe »), Julian l’a chargé de travailler à mes côtés au sein d’un Comité du Scénario. Nous nous réunissions à intervalles réguliers, souvent rejoints par Julian et Magnus, aussi quelques semaines nous ont-elles suffi pour dresser les grandes lignes d’une toute nouvelle version de La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin, que je vais maintenant décrire brièvement.

L’Acte Premier, Homologie, parlait de la jeunesse de Darwin. Le jeune Darwin y rencontre la fille dont le destin voulait qu’il tombât amoureux – sa belle cousine Emma Wedgwood – et découvre qu’un rival lui en dispute l’affection : un jeune étudiant en théologie appelé Samuel Wilberforce. Tous deux s’inscrivent à un concours de Collecte et Reconnaissance de Coléoptères organisé par l’université locale, qui s’appelle Oxford, et dans un moment de coquetterie, Mlle Wedgwood annonce qu’elle accordera un baiser au vainqueur. Wilberforce entonne alors une chanson sur les Insectes comme Spécimens de l’Ordonnancement Divin des Espèces, à laquelle Darwin réplique par de musicales observations sur l’Homologie (c’est-à-dire les caractéristiques physiques communes aux Insectes d’espèces différentes). Comploteur fourbe et sans pitié, Wilberforce essaye de faire disqualifier Darwin pour Blasphème, mais Oxford reste sourde à sa plaidoirie. Darwin remporte le concours ; Wilberforce, amer, arrive deuxième ; Emma dépose un chaste baiser sur la joue de Darwin ; Darwin rougit tandis que, furieux, Wilberforce jure de se venger un jour.

L’Acte Second était titré Diversité, ou : un Garçon anglais sur l’Océan[97] et relatait les excitants voyages de Charles Darwin autour de l’Amérique du Sud à bord du navire d’exploration, le Beagle. C’est là où Darwin procède à une partie de ses nombreuses observations sur les Tortues, les Becs de Pinson et autres, même si nous avons limité le côté scientifique à son minimum pour ne pas mettre à rude épreuve l’attention du public, tout en l’égayant d’une scène avec un Lion féroce. Toutes ces expériences inhabituelles permettent à Darwin de commencer à formuler sa grande idée de la Diversité de la Vie et de la manière dont cette Diversité résulte des effets combinés du temps et des circonstances sur la reproduction animale. Il résout de communiquer sa vision des choses au monde, même s’il sait que les cercles ecclésiastiques ne lui réserveront pas bon accueil. Cependant Wilberforce, désormais jeune Évêque à Oxford et fermement résolu à accroître davantage encore son pouvoir ecclésiastique, a puisé dans la fortune familiale pour engager un gang de pirates des mers afin de pourchasser et couler le Beagle. L’Acte culmine avec une bataille navale acharnée dans laquelle le jeune Darwin s’agite sur le gaillard d’avant avec une épée et un pistolet, spécule musicalement sur le rôle du hasard et de l’« aptitude » dans la détermination du résultat final du combat. Ce dernier est sanglant mais (comme dans la nature) les plus aptes survivent… Par chance, Darwin en fait partie.

Au commencement de l’Acte Troisième, appelé La Chute de l’Homme, toute l’Angleterre se trouve en proie à une controverse religieuse acharnée quant aux théories de Darwin. Celui-ci a publié un livre sur les Origines de l’Espèce dont Wilberforce, devenu premier évêque d’Oxford, a tenu à dénoncer le contenu et ridiculiser l’auteur. Il espère par cette stratégie faire naître un conflit entre Darwin et Emma Wedgwood, qui ont retardé leur mariage (sous la pression de la famille de la jeune fille) le temps que la respectabilité de Darwin fût plus fermement établie dans l’opinion publique. Cet objectif semble encore lointain, car les églises anglaises résonnent de rhétorique antidarwinienne, des foules munies de torches menacent Oxford et Emma elle-même est déchirée entre Amour Romantique et Devoir Religieux. La tempête culmine dans un Débat public à l’intérieur d’une grande salle bondée de Londres, où Darwin et Wilberforce débattent des relations ancestrales entre l’Homme et le Grand Singe. Darwin expose (c’est-à-dire chante) sa doctrine avec éloquence et un zeste d’humour, tandis que l’éclairage cru de la logique révèle le véritable visage de Wilberforce, celui d’un poseur jaloux. « Darwin un Véritable Savant ! » clame le lendemain matin un gros titre du Times de Londres, ce qui conduit à un apaisement général et lève les obstacles au mariage des jeunes gens. Ne supportant pas d’être ainsi humilié, Wilberforce provoque cependant Darwin en duel en l’accusant de blasphème et d’insulte personnelle. Faute d’autre moyen de se débarrasser de l’encombrant Évêque, Darwin accepte à contrecœur et les deux hommes grimpent dans une haute prairie escarpée des montagnes sauvages et venteuses qui se dressent au-dessus de l’université d’Oxford.

Ce duel constitue presque à lui seul le point culminant du film, avec Wilberforce qui tente ruses et coups bas et Darwin qui les contrecarre. Il y a des chansons, des coups de pistolet et quelques hurlements sonores d’Emma, d’autres coups de pistolet, un corps-à-corps au bord d’une falaise, puis Darwin qui se penche blessé mais victorieux sur le corps chaud et sans vie de son impitoyable ennemi.

Suit une cérémonie de mariage, avec des sonneries de cloches, des bruits de réjouissances, etc.

Julian a donné son approbation à ce canevas, même s’il a pris un certain plaisir à souligner la distance qui séparait nos libertés dramatiques de la vérité historique dans son sens le plus strict. (« Si Oxford a des Alpes, s’est-il plu à dire, New York a peut-être un volcan : la géographie est une science si flexible. ») Il s’agissait toutefois là d’objections amicales et sans gravité : il a compris les raisons pour lesquelles nous remodelions la glaise obstinée de l’histoire.

Quant aux chansons et à leurs paroles, si importantes pour le succès d’une telle entreprise, pouvions-nous faire autrement qu’en appeler aux formidables talents de Calyxa ? Julian lui a fourni une biographie de Darwin récupérée dans les Archives du Dominion ainsi que des œuvres discutant de la taxonomie des coléoptères, de la géographie sud-américaine, de l’habitat des Pirates, de leur cycle de vie et d’autres sujets du même acabit. Calyxa a pris sa mission très au sérieux et a lu très attentivement toute cette documentation. À plusieurs reprises, en l’absence du personnel de maison, on m’a délégué le soin de m’occuper des (nombreux et pressants) besoins infantiles de Flaxie tandis que Calyxa poursuivait son travail créatif sur le bureau ou le piano.

En quelques jours, elle avait ébauché des Arias et des mélodies pour les trois Actes de Charles Darwin. Elle les a présentés à Julian un soir où il est venu avec le pasteur Stepney participer à notre Réunion de Script hebdomadaire. Julian a parcouru les feuillets et les partitions avec une estime croissante, à en juger par son expression. Il s’est ensuite tourné vers Calyxa pour lui dire : « Tu devrais nous en chanter une partie. Je veux que Magnus entende cela, mais il ne sait pas lire une partition.

— La plupart des Arias sont pour des voix d’homme, a objecté Calyxa, même si Emma Wedgwood a une ou deux chansons.

— Compris. Tiens », a dit Julian en lui tendant une des premières parties, dans laquelle le jeune Charles Darwin, au cours d’une recherche de coléoptères à l’extérieur d’Oxford, aperçoit sa cousine Emma dans les bois[98]. Calyxa s’est installée au piano et a commencé à l’endroit où Darwin inspecte le contenu de son filet à insectes en chantant :

Ces créatures sont toutes semblables

D’une manière qui semble improbable :

Six pattes sur un corps en trois parties ;

Carapaces soit voyantes soit unies ;

Avec des ailes, des poils, des crochets…

— Il y a des différences, oui, parfois une douzaine –

Leur Structure générale se ressemble pourtant

Comme se ressemblent la mienne et celle de ma cousine.

Ah tiens, mais je la vois qui approche, justement !

Quand elle s’arrêtera à l’ombre du bois

J’espère qu’elle tournera les yeux vers moi,

Cette jeune et si pieuse Emma Wedgwood !

Robe blanche et bonnet bleu d’été,

Un coccinellidé sur le coude…

« Attends, s’est écrié Julian. Qu’est-ce qu’un coccinellidé ?

— Bête à bon Dieu, a laconiquement répondu Calyxa.

— Excellent ! Continue. »

Toute vie intrigue ma curiosité

Pourtant il me faut bien l’avouer :

Je trouve les jolies jambes de Miss Emma bien plus

Intéressantes que n’importe quel œuf de sangsue

Julian a encore demandé quelques éclaircissements, mais Calyxa n’a plus trop été interrompue… Elle a chanté la partition entière, à l’exception d’un duo (qu’elle ne pouvait faire seule) et du pot-pourri choral de la fin. Elle a interprété les parties masculines avec brio et les parties féminines d’une jolie voix de contralto, en martelant le piano avec enthousiasme et compétence. Tout ce bruit empêchait bien entendu la petite Flaxie de dormir et sa nurse a fini par nous la descendre. Calyxa nous a tout compte fait régalés pendant presque une heure de ses magnifiques et divertissantes interprétations avant de s’écarter du piano avec un sourire satisfait. Elle a dénoué l’écharpe qu’elle portait, « Et ils se répandirent sur sa gracieuse silhouette/En rares et somptueuses frisettes », tandis que Julian applaudissait et que le reste d’entre nous se joignait à lui pour une longue ovation. Flaxie a essayé d’applaudir aussi, même si elle ne savait pas trop comment faire et que ses mains ne se heurtaient pas souvent.

Cela a somme toute été le moment le plus agréable que nous eussions eu depuis un long moment. Nous ressemblions à une grande famille qui, après une longue absence, se réjouit de se trouver réunie et ne se rend pas compte un seul instant des dangers qui tournent autour d’elle comme des charognards au-dessus d’une mule tuberculeuse.

7

L’été touchait à sa fin quand un assassin s’est glissé à l’intérieur du palais présidentiel pour se dissimuler dans l’aile de la Bibliothèque afin de tuer Julian le Conquérant d’une décharge de pistolet en pleine tête.

Août venait de céder la place à septembre et La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin avançait bien. Julian n’était pas resté inactif durant la préparation du livret et de la musique. Tout le pouvoir de la présidence ainsi qu’une bonne partie de la richesse Comstock à sa disposition avaient été investis dans cette production. Il avait fait rénover une série d’écuries inutilisées du côté 110e Rue Ouest du domaine palatin pour les transformer en « studio de cinéma » d’une modernité digne de Manhattan et s’était adjoint les talents de la meilleure société de production de la ville, l’Alliance new-yorkaise de la Scène et de l’Écran. Cette coalition d’acteurs, chanteurs, bruiteurs, cadreurs, copieurs de film et alia avait à son crédit de nombreux titres très estimés, dont Le Choix d’Eula déjà décrit dans ces pages. Si, par le passé, elle avait toujours dû se soumettre aux règles du métier et aux restrictions du Dominion, elle avait en l’occurrence été directement prise en charge par Julian et ne devait suivre les instructions de personne d’autre.

Ce jour-là, j’assistais au « studio » à des prises de vue secondaires ne nécessitant pas la présence des acteurs principaux. C’était jour de congé pour Magnus Stepney, qui interprétait Darwin ; quant à Julinda Pique, l’actrice qui représentait Emma Wedgwood à l’écran, elle était partie rendre visite à des parents dans le New Jersey. Les comédiens m’intéressaient toutefois moins que le travail technique, qui se poursuivait sans eux. Je m’étais lié d’amitié avec le Cadreur Responsable des Illusions, le Filmeur d’Effets, comme on l’appelait pour faire plus court, que j’aidais à mettre au point des plans pour la partie sud-américaine de l’Acte Second. Il avait préparé, grande comme un mur et d’un réalisme troublant, une peinture représentant des jungles et des montagnes, avait placé devant de très convaincantes imitations papier de buissons et plantes tropicaux, puis peuplé le tout de chiens apprivoisés déguisés en tigres et de nombreux tatous, pour la plupart en vie, expédiés par la poste depuis le Texas. Julian lui avait indiqué de ne pas garder la caméra immobile, mais de la faire circuler un peu afin de donner une impression de vie, et c’est ce que je regardais le cadreur faire, qui essayait de garder les animaux rétifs dans le champ sans révéler par inadvertance l’artifice de la toile de fond. Ce genre de travail donnait chaud, par une lourde journée de septembre, et l’homme a lâché quelques jurons inhabituels avant de parvenir au résultat désiré.

Il venait de terminer quand un Page présidentiel en livrée verte s’est approché en toute hâte. Visiblement dans tous ses états, il lui a fallu reprendre son souffle avant d’arriver à articuler : « Il y a eu des coups de feu, colonel Hazzard ! Des coups de feu, au palais ! »

Je m’y suis précipité sans attendre d’en savoir davantage. J’ai eu du mal à traverser le cordon de Gardes républicains qui avait isolé l’aile de la Bibliothèque et j’ai constaté avec inquiétude qu’on laissait en hâte passer le médecin du palais devant moi. J’ai protesté auprès des Gardes républicains jusqu’à ce que Sam Godwin arrivât et nous avons continué notre chemin ensemble.

Je craignais le pire. La présidence de Julian était devenue de plus en plus précaire au fur et à mesure que s’intensifiaient ses combats contre le Dominion. Pas plus tard que la semaine précédente, il avait déclaré nulles et non avenues toutes les Ordonnances ecclésiastiques de Saisie-Réquisition, dans l’attente d’une nouvelle législation. Les autorités ne pouvaient donc plus rechercher, appréhender ou emprisonner des fugitifs sur des plaintes uniquement émises par l’Église. Cela a eu pour effet de débarrasser Calyxa de son assignation, mais aussi de libérer d’innombrables apostats emprisonnés, les congrégations de diverses Églises non affiliées, un certain nombre de radicaux parmentiéristes arrêtés sur accusations ecclésiastiques et quelques malheureux aliénés qui tenaient à se proclamer divins.

L’annulation de cette loi, ajoutée à la tentative en cours de séparer Église et armée, revenait à émasculer le Dominion. Celui-ci pouvait toujours recueillir les dîmes de ses affiliés et prononcer l’anathème à l’encontre des dissidents, mais privé de force légale, il ne tarderait pas à perdre du terrain… du moins à ce qu’espérait Julian.

La réaction semblait avoir consisté à envoyer un assassin parmi nous, car je ne doutais pas que le Dominion fût derrière cette traîtrise. « Julian a été tué ? ai-je demandé à Sam tandis que nous nous frayions un chemin dans l’aile de la Bibliothèque.

— Je n’en sais rien. On a appelé le médecin ?

— Oui, je l’ai vu entrer… »

Julian n’était toutefois pas mort. À notre arrivée dans la Salle de Lecture, nous l’avons trouvé sur une chaise, droit et alerte, mais la tête bandée. Il nous a appelés dès qu’il nous a vus.

« Tu es gravement blessé ? » a voulu savoir Sam.

Julian avait la mine sombre. « Non, du moins d’après le docteur… la balle m’a emporté une partie de l’oreille.

— Ça s’est passé comment ?

— L’assassin était caché derrière une chaise et il s’est subitement précipité vers moi. Il m’aurait bel et bien tué, sans le cri qu’a poussé Magnus en l’apercevant.

— Je vois, a dit Sam. Où est passé Magnus, d’ailleurs ?

— Il est allé s’allonger. Cela l’a beaucoup perturbé… c’est un garçon sensible.

— J’imagine qu’une tentative de meurtre perturberait à peu près n’importe qui. Et l’assassin… il est où, lui ?

— Les Gardes républicains l’ont malmené et sont allés l’enfermer au sous-sol. »

Le « sous-sol » du palais présidentiel comportait une série de cellules dans lesquelles on pouvait détenir les prisonniers[99]. « A-t-il dit quelque chose d’utile ? a demandé Sam.

— Apparemment, on lui a coupé la langue il y a plusieurs années et il ne sait pas ou ne veut pas écrire. Le Dominion choisit bien ses assassins… il sait briser des hommes et s’efforce de rendre les siens impossibles à briser.

— Tu ne sais pas de science certaine qu’il était envoyé par le Dominion.

— Quelque chose prouve-t-il le contraire ? Je n’ai nul besoin de certitude pour agir sur la base d’une suspicion légitime. »

Sam a secoué sans un mot la tête d’un air malheureux, car il croyait, et disait souvent, que Julian dans son conflit avec le Dominion s’était aussi sûrement mis sur le chemin de sa perte que s’il avait plongé dans les eaux tumultueuses au-dessus des chutes du Niagara.

« De toute manière, a repris Julian, la motivation de l’assassin est plutôt évidente. On a trouvé sur lui un prospectus grossièrement imprimé qui réclame le retour de Deklan le Conquérant à la présidence.

— Mais s’il ne sait ni lire ni écrire…

— J’imagine que le prospectus sert à ce qu’on ne soupçonne pas le clergé, mais qui d’autre voudrait voir mon meurtrier d’oncle revenir au pouvoir ? Malgré tout, je n’aime pas qu’on utilise Deklan comme un clou auquel les assassins accrochent leurs espoirs. Il va falloir que je m’occupe de lui. »

Un reflet glacé a joué dans son regard tandis qu’il prononçait ces paroles et ni Sam ni moi n’avons osé approfondir la question, malgré l’appréhension dont nous remplissait son comportement.

« Il y a aussi le problème des Gardes républicains, a poursuivi Julian.

— Quel problème ? Ils semblent avoir agi dès que l’assassin s’est montré.

— Mais ils auraient agir avant, sinon à quoi servent-ils ? Je dois la vie sauve à la chance et à Magnus Stepney, pas aux Gardes. Je ne vois pas comment l’assassin a pu aller aussi loin sans complice parmi eux. J’ai hérité de ces hommes du régime précédent et je ne leur fais pas confiance.

— Là encore, a répliqué Sam d’un ton conciliant, tu ne sais pas si…

— Je suis le Président, Sam, ce n’est pas encore évident pour toi ? Je n’ai pas à savoir, juste à agir.

Comment te proposes-tu d’agir, alors ? »

Julian a haussé les épaules. S’il voulait notre conseil, il ne l’a pas demandé.

Une fois l’atmosphère de crise quelque peu dissipée, Sam est parti s’occuper d’affaires de moindre importance. J’ai tenu compagnie à Julian tandis que le médecin ôtait le bandage provisoire afin de badigeonner de teinture d’iode l’oreille blessée puis de recoudre ce qu’il restait de ses bords déchiquetés. Sur le plan de l’habileté professionnelle, le médecin du palais n’avait rien à envier au Dr Linch à Striver, même s’il resterait une cicatrice une fois la blessure guérie. « Ma tête s’est fait découper plus souvent qu’une tarte aux pommes, s’est plaint Julian. Cela commence à me lasser, Adam.

— Je n’en doute pas. Tu devrais te reposer, maintenant.

— Pas tout de suite. J’ai des problèmes à régler.

— Quel genre de problèmes ? »

Il m’a décoché un regard d’une indifférence presque métallique.

« Présidentiels », a-t-il dit.


Aucune mention de la tentative d’assassinat n’a paru dans la presse new-yorkaise, car le sujet était délicat, mais Julian s’est arrangé pour rendre publique sa réaction, ainsi que je l’ai découvert le lendemain matin en quittant le domaine palatin pour me promener sur Broadway.

Une foule de piétons se pressait derrière la porte de la 59e Rue, tête levée et yeux écarquillés. Il m’a fallu atteindre le trottoir à l’extérieur des murailles pour voir ce qui attirait ainsi l’attention générale.

On avait fiché deux Têtes Tranchées sur les pointes de fer qui surmontaient le grand mur de pierre, une de chaque côté du portail.

Ce spectacle, dont le macabre égalait tout ce que j’avais vu au Labrador, était plus épouvantable encore au milieu d’une ville par ailleurs paisible. Il avait toutefois connu des précédents. Des têtes de traîtres avaient déjà été exposées à cet endroit par le passé et au cours d’autres conflits, mais presque aucune depuis la turbulente décennie 2130. Du sol, on discernait mal l’identité des victimes, aux têtes déformées par la mort et becquetées par les pigeons. Certains des badauds étaient cependant allés chercher des jumelles de théâtre pour satisfaire leur curiosité, ce qui a permis à un consensus d’émerger dans la foule. Aucun des présents ne reconnaissait la tête de gauche (le contraire eût été étonnant puisqu’il s’agissait de celle de l’assassin capturé dans l’aile de la Bibliothèque), mais celle de droite reposait encore peu de temps auparavant sur les épaules de Deklan le Conquérant, l’ancien Président, qui avait autrefois redouté que son neveu n’usurpât son poste et n’avait désormais plus rien à craindre, sinon le jugement d’un Dieu juste.

Ces désagréables trophées sont restés là à pourrir la plus grande partie de la semaine. Des petits garçons se rassemblaient chaque jour pour leur jeter des cailloux, jusqu’à ce que ces épouvantables ornements finissent par se détacher de leurs piques et retomber à l’intérieur du domaine palatin.


Julian a refusé de parler des décapitations, sinon pour indiquer que justice avait été faite et que c’était à présent de l’histoire ancienne. J’ai espéré qu’il n’avait pas ordonné mais simplement autorisé l’exécution… même si cela était déjà assez horrible. Je ne ressentais bien entendu pas la moindre sympathie ni pour l’oncle de Julian ni pour l’assassin anonyme, le premier ayant commis de nombreux meurtres et le second s’étant efforcé d’en commettre au moins un. Leur trancher la tête sans leur accorder de procès ne me semblait toutefois pas tout à fait civilisé et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’exposer leurs restes en public ne pouvait que donner de Julian une image brutale et autoritaire.

Cette même semaine, dans un autre acte autoritariste, Julian a renvoyé tous les Gardes républicains en exercice, soit cinq cents soldats, pour les remplacer par des membres de l’armée des Laurentides personnellement choisis dans la liste de ceux qui avaient combattu à ses côtés à Mascouche, Chicoutimi et Goose Bay. Nombre de ces hommes étaient mes compagnons d’armes aussi et cela m’a surpris de ne plus m’attirer dans les couloirs du palais présidentiel les regards mauvais et soupçonneux auxquels j’étais habitué mais les salutations cordiales de vieux amis ou de vieilles connaissances.

Sentiment qui s’est accentué un vendredi soir où j’allais rejoindre Julian et Magnus Stepney pour planifier le travail de la semaine suivante sur Charles Darwin. En tournant le coin d’un des longs couloirs, j’ai failli percuter le nouveau capitaine de la Garde républicaine, que je n’avais pas encore rencontré et qui se trouvait en faction dans l’aile de la Bibliothèque.

« Attention, s’est-il écrié. Je ne suis pas une porte qu’on pousse pour passer… expliquez votre présence, monsieur… mais… que je sois damné si c’est pas Adam Hazzard ! Adam, espèce de rat de bibliothèque ! Il ferait beau voir que je te serre pas la main ! »

Il a joint le geste à la parole, expérience éprouvante s’il en était puisque ce nouveau capitaine de la Garde se nommait Lymon Pugh.

Ces retrouvailles n’auraient peut-être pas dû me réjouir autant mais sur le moment, Lymon m’a semblé l’émissaire d’un monde plus simple et plus facile. Je lui ai dit que je ne me serais jamais attendu à le revoir un jour et que j’espérais que le palais était un bon endroit pour s’y trouver employé.

« Ça vaut mieux qu’un abattoir, a-t-il répondu. Et toi, alors ?! La dernière fois que je t’ai vu, Adam, tu venais d’épouser cette chanteuse de taverne du Thirsty Boot.

— En effet, nous avons même une petite fille, maintenant… je te présenterai.

— Et tu as écrit un livre, à ce qu’il paraît.

— Un opuscule sur le “capitaine Commongold”, et un roman qui se vend plutôt bien. J’ai aussi rencontré M. Charles Curtis Easton, et même travaillé avec lui. Mais tu dois avoir accompli des choses non moins considérables ! »

Il a haussé les épaules. « J’ai vécu jusqu’à mon âge sans en mourir, a-t-il répondu. Inutile de se vanter davantage, à mon avis. »


Calyxa gardait ses distances avec La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin, tout comme avec Julian. Après avoir fourni les paroles et la musique, elle estimait inutile de s’impliquer davantage dans les détails de la production, surtout à une époque où elle enseignait à Flaxie les bases pour manger, se tenir droite et maîtriser d’autres talents utiles.

Elle continuait néanmoins à voir ses amis parmentiéristes de New York, et Mme Comstock (ou Mme Godwin, comme je ne m’habituais pas à l’appeler) maintenait certains contacts parmi les Eupatridiens de rang modeste. Plus important encore, les deux femmes se consultaient et élaboraient des plans pour affronter toute crise qui pourrait résulter de la situation politique de Julian.

« Tu sais beaucoup de choses de la France méditerranéenne ? » m’a demandé un soir de septembre Calyxa dans notre lit d’un air faussement désinvolte.

« Seulement que Mitteleuropa la prétend un de ses Territoires alors qu’elle-même se proclame République indépendante.

— La France méditerranéenne jouit d’un climat très doux et entretient des relations cordiales avec d’autres parties du monde.

— Peut-être, oui… et alors ?

— Alors rien, sinon que nous pourrions être obligés de partir y vivre un jour. »

Je n’ai pas écarté sur-le-champ cette possibilité. Nous en avions d’ailleurs déjà discuté à plusieurs reprises. En cas de désastre, par exemple l’effondrement de la présidence de Julian et l’arrivée au pouvoir exécutif d’organismes hostiles, nous pourrions tous (Julian compris) avoir besoin de fuir le pays.

J’espérais cependant de toutes mes forces que ces conditions ne seraient jamais réunies, ou alors dans un avenir lointain, une fois Flaxie plus grande et mieux à même de voyager. Je n’envisageais pas de gaieté de cœur un voyage transatlantique avec un nourrisson. Cela ne me plaisait déjà pas qu’on emmenât ma fille en promenade dans les rues de Manhattan, surtout à présent qu’une nouvelle Vérole se propageait et qu’un citoyen sur deux circulait avec un masque de papier sur le nez.

« On ne peut pas prendre ces dispositions au dernier moment, a dit Calyxa. Il faut s’en occuper à l’avance. Nous avons choisi la France méditerranéenne…

— Attends… qui a choisi ?

— Emily et moi, entre nous. J’ai consulté les Parmentiéristes du coin : c’est un refuge idéal, d’après eux. Emily connaît des gens dans les transports maritimes… en ce moment, elle n’aurait aucun mal à nous trouver un bateau pour traverser l’océan, mais l’évolution de la situation pourrait changer la donne.

— Je continue à espérer passer ma vie en Amérique à écrire des livres.

— Tu ne serais pas le seul auteur américain à Marseille. Tu peux envoyer tes manuscrits par courrier.

— Je ne suis pas sûr que mon éditeur serait d’accord.

— Si ça se gâte vraiment à Manhattan, Adam, tu te retrouveras peut-être sans éditeur. »

Elle pouvait bien avoir raison. Ce qui ne m’a pas remonté le moral, ni aidé à dormir.


Le tournage de La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin s’est achevé avant Thanksgiving 2175. Il restait bien entendu du travail, car nous n’avions fixé sur pellicule que la partie visuelle du spectacle : pour être présenté au public, il lui manquait encore des acteurs vocaux, des bruiteurs, des répétitions intensives et une salle appropriée. La majeure partie des tâches les plus ardues était toutefois effectuée, surtout en ce qui concernait les techniciens et les acteurs visuels, et Julian a estimé opportun de célébrer cela par une « fête de fin de tournage ».

Sur le plan mondain, les jardins du palais présidentiel n’avaient pas été attractifs durant le règne de Julian, surtout après les décapitations inopinées. Julian n’en ressentait nulle déception, car il ne se souciait guère de la compagnie d’Eupatridiens de haut rang, même membres du Sénat. Si ce dernier s’était tout d’abord montré généreux avec son régime, des frictions étaient apparues avec cette branche gouvernementale tout autant qu’avec le Dominion. Julian n’a promulgué aucune législation du travail radicale[100], mais il avait refusé d’expédier des troupes durant les insurrections serviles dans le textile[101]. Ce soutien implicite aux rebelles a mis en rage ceux des sénateurs liés à cette industrie, qui ont violemment protesté.

Aussi n’avions-nous pas d’aimables Eupatridiens à inviter, ce qui d’ailleurs ne gênait pas Julian. Lui-même préférait de plus en plus s’entourer d’Esthètes et de Philosophes… par exemple l’équipe de tournage, mais aussi un assortiment disparate de radicaux bien nés, de réformateurs religieux, de musiciens, de pamphlétaires parmentiéristes, d’artistes ayant plus d’ambition que de revenus et autres personnes du même acabit.

La fête a eu lieu lors de la dernière soirée chaude de l’année. Il régnait une température quasi tropicale, à quelques jours pourtant de Thanksgiving, et une fois la nuit tombée, la fête s’est répandue sur la grande pelouse du palais présidentiel. L’amélioration récente de l’efficacité de la Dynamo hydroélectrique de New York avait permis à Julian de prolonger les horaires de l’Illumination de Manhattan, aussi la lumière cumulée des lampadaires électriques de la ville conférait-elle aux nuages un éclat lugubre. L’ombre qui baignait le Pond et les terrains de chasse semblait les doter d’une atmosphère très mystérieuse et très romantique, et le champagne n’a pas tardé à faire tourner la tête des convives comme de l’équipe de tournage. Les gens ont flâné ou gambadé un peu partout sur la pelouse, quand ils ne partageaient pas des cigarettes de chanvre dans des endroits discrets, en se comportant de manière de plus en plus voyante et de moins en moins modérée au fur et à mesure que la soirée avançait.

Je me suis assis sur les marches en marbre du palais pour observer les festivités à distance prudente. Le pasteur Magnus Stepney est venu me rejoindre un peu plus tard. « Ce sont des réjouissances, Adam, a-t-il dit en posant sa carcasse dégingandée juste à ma gauche sur la marche.

— C’est un spectacle, en tout cas.

— Vous n’aimez pas voir les gens s’amuser ? »

La question était plus subtile qu’il ne semblait s’en rendre compte. J’en étais venu à nouer des liens d’amitié avec beaucoup de ces fêtards, en particulier avec l’équipe la plus impliquée dans le tournage de Charles Darwin, et je les savais pour la plupart bons dans l’âme comme dans leurs intentions. L’événement commençait toutefois à outrepasser tout ce que j’aurais qualifié à Williams Ford de fête civilisée. Des hommes et des femmes que n’unissait aucun lien matrimonial dansaient sur des chansons obscènes, se poursuivaient dans de grands éclats de rire ou se livraient à des caresses intimes sans se soucier de qui pourrait les voir parmi leur entourage. Une partie de l’équipe était tellement ivre qu’elle a commencé ce genre de caresses sur des personnes du même sexe, attentions assez souvent accueillies de bon cœur[102].

« Eh bien, ai-je répondu, ça dépend. Je ne désapprouve pas qu’on prenne du bon temps. Et je n’aime pas m’ériger en juge. Mais vous, Magnus ? Vous qui êtes pasteur et tout, malgré l’excentricité de votre Église ? C’est ce comportement que vous encouragez votre congrégation à adopter ?

— Mon seul Dieu est Conscience, Adam. Je l’ai indiqué sur un grand panneau pour que tout le monde le sache.

— Votre conscience est heureuse de rester assise là à regarder vos amis se vautrer dans la débauche au clair de lune ?

— La lune n’est pas encore tout à fait levée.

— Vous esquivez la question, pasteur.

— Vous vous méprenez totalement sur ma doctrine. Je peux peut-être vous donner une brochure. J’encourage les gens à obéir à leur conscience, à suivre la Règle d’Or, etc. Mais la Conscience n’est pas le surveillant mal intentionné que tant de personnes semblent s’imaginer. La véritable Conscience parle à tous dans toutes les langues, et elle peut le faire parce que son message se limite à quelques petites choses simples. “Aime ton prochain comme ton frère” et agis en conséquence… visite les malades, abstiens-toi de battre épouse et enfants, n’assassine personne dans un but lucratif, etc. Vous savez comment je me représente la Conscience, Adam ? Comme un grand Dieu vert… littéralement vert, la couleur des feuilles de printemps. Avec peut-être une guirlande de laurier, ou des sous-vêtements végétaux, comme dans les peintures grecques. Il dit : faites confiance à vos semblables, même s’ils n’ont pas confiance en vous. Il dit : suivez Mes préceptes et vous reviendrez en un rien de temps au jardin d’Éden. Vous vous y connaissez en Théorie des Jeux, Adam Hazzard ? »

J’ai répondu que non. Magnus Stepney m’a expliqué qu’il s’agissait d’une obscure science des Profanes de l’Ancien Temps consacrée aux mathématiques des marchandages, des échanges mutuellement bénéficiaires et autres sujets de ce genre. « À la base, Adam, la Théorie des Jeux suggère que les êtres humains ont le choix entre deux comportements. Celui d’une personne fiable qui fait confiance aux autres, ou celui d’une personne indigne de confiance qui agit dans son propre intérêt. La personne fiable conclut un marché et l’honore, la malhonnête passe le même marché mais décampe avec l’argent. La Conscience nous dit : “Sois la personne fiable.” C’est beaucoup demander, car celle-ci est souvent trompée et exploitée tandis que la personne malhonnête occupe souvent trône ou chaire et se vautre dans ses richesses. Mais la personne indigne de confiance, si nous l’imitions tous, nous précipiterait dans un éternel enfer de prédation mutuelle tandis que la personne fiable, si son comportement se généralisait, nous ouvrirait les portes du Paradis. Voilà en quoi consiste le Paradis, Adam, s’il consiste en quelque chose… c’est un endroit où on peut sans hésiter faire confiance aux autres et où les autres peuvent avoir confiance en vous. »

J’ai demandé au pasteur Stepney s’il avait bu. Il a répondu que non.

« Eh bien, ai-je dit, cette fête bruyante est donc… un échantillon du Paradis ?

— La Conscience n’est pas un tyran brutal. La Conscience n’a rien contre les baisers dans le noir, du moment qu’ils sont librement donnés et reçus. Elle ne va pas ergoter sur nos goûts en matière de musique, de vêtements, de littérature ou de comportement amoureux. Elle encourage l’intimité et refuse la haine. Elle ne châtie pas l’amoureux imprudent. »

C’était une doctrine intéressante, qui semblait sensée, bien qu’hérétique.

« Et donc, oui », a-t-il repris avec un geste en direction des festivités nourries au champagne et au chanvre autour de nous, « vous pouvez penser à tout cela comme à une répétition du Paradis. »

Je voulais lui demander ce que la Conscience dans son sous-vêtement végétal aurait eu à dire du conflit entre Julian et le Dominion, ou de l’exposition de têtes tranchées sur des pointes en fer, mais le pasteur Stepney s’est levé avant que je pusse lui poser la question pour aller se consacrer à ses propres plaisirs, dont j’ignorais la nature. Aussi ai-je suivi son avis et essayé de considérer les réjouissances devant moi comme un avant-goût de la Récompense à laquelle nous aspirons tous, tentative qui a plus ou moins réussi jusqu’au moment où un cadreur ivre a interrompu sa montée hésitante des marches du palais pour vomir à mes pieds, ce qui a considérablement affaibli l’illusion.


Julian a quant à lui brillé par son absence. Il avait fait une brève apparition au début des festivités, en nous saluant de la main depuis un de ces balcons d’intérieur qu’utilisait son meurtrier d’oncle pour s’adresser à ses invités pendant la fête de l’Indépendance… mais il s’était absenté peu après et je ne l’avais pas revu depuis. Cela n’avait rien d’inhabituel, car il était d’humeur versatile et broyait de plus en plus souvent du noir seul dans l’aile de la Bibliothèque ou à un autre endroit du labyrinthique palais présidentiel. En vérité, je n’y ai guère pensé jusqu’à ce que Lymon Pugh, avec un coup d’œil dégoûté aux gambades des Esthètes, descendît l’escalier de marbre pour me dire que je ferais mieux de venir voir Julian.

« Pourquoi, où est-il ?

— Dans la salle du Trône avec Sam Godwin. Ils se crient dessus depuis presque une heure, et méchamment. Tu devrais peut-être t’en mêler, s’ils en viennent aux coups… et si tu peux marcher droit.

— Je suis totalement sobre.

— Tu dois être le seul ici, alors.

— Tu trouves ça choquant, Lymon ? »

Il a haussé les épaules. « J’ai vu des fêtes plus arrosées. Même si là d’où je viens, elles finissent en général en meurtre ou en arrestation collective. »

Je l’ai suivi jusqu’au Bureau présidentiel, que Lymon et d’autres membres de la Garde républicaine appelaient la salle du Trône, exagération qu’on doit pouvoir leur pardonner. C’était une vaste pièce carrée et carrelée au cœur même du palais, sans fenêtre, mais toujours resplendissante de lumière électrique. Son haut plafond était recouvert d’une peinture panoramique d’Otis[103] sur sa canonnière au cours de la bataille du Potomac, il y avait bien longtemps de cela. Cette pièce servait aux Présidents pour la signature de leurs Proclamations ou les rencontres officielles avec les consuls étrangers et les délégations sénatoriales, aussi était-elle aménagée pour souligner la dignité et la puissance de la présidence. La Chaise présidentielle n’était pas tout à fait un « trône », mais s’en rapprochait autant (ou davantage) que ne le devrait vraiment tout siège républicain respectable : sculptée dans le cœur d’un chêne vénérable, recouverte de tissu pourpre et dorée à l’or fin, elle était installée sur une estrade en marbre. J’ai trouvé Julian assis de travers dessus et Sam en train d’aller et venir devant lui d’une démarche courte et pleine de colère.

« Je te les laisse », a murmuré Lymon Pugh en s’esquivant de la pièce avant que je pusse m’annoncer. Absorbés par leur dispute, ni Sam ni Julian ne se sont aperçus de ma présence. Leurs voix résonnaient entre le haut plafond et le sol aux carreaux décoratifs.

Cela ne me plaisait ni de lire une tristesse si flagrante sur le visage de Julian, ni d’entendre Sam le réprimander. La dispute portait sur une décision annoncée par Julian sans consultation ni approbation de Sam.

« As-tu la moindre idée, demandait ce dernier, de ce que tu as fait… ou des conséquences que cela aura ?

— Comme conséquence, a répondu Julian, j’espère l’extinction d’une ancienne et horrible tyrannie.

— Ce que tu vas obtenir, c’est une guerre civile !

— Le Dominion est un nœud coulant au cou de la nation. J’ai l’intention de couper la corde.

— Un nœud coulant, c’est ce qui t’attend, toi, si tu persistes ! Tu agis comme si tu pouvais proclamer n’importe quelle doctrine et l’imposer avec des soldats…

— Je ne peux pas ? C’est pourtant exactement ce que faisait mon oncle, non ?

— Et ton oncle, il est où, maintenant ? »

Julian a détourné le regard.

« Les ennemis d’un président ont des poignards à la main, a poursuivi Sam. Plus il compte d’ennemis, plus le nombre de poignards augmente. Tu as offensé le Dominion… bon, on ne peut plus rien y faire. Tu as défié le Sénat, ce qui double le risque. Et si ces ordres atteignent l’armée des Deux Californies…

— Les ordres ont été expédiés. On ne peut pas les annuler.

— Tu veux dire que tu ne veux pas les annuler.

— Non, a dit Julian d’un ton plus doux mais toujours aussi hostile. Non, je ne veux pas. »

Plusieurs chaises moins imposantes étaient disposées devant le Trône, sans doute pour qu’y prissent place les dignitaires d’un rang plus modeste. Sam a donné un coup de pied dans l’une d’elles, l’envoyant crisser sur le carrelage. « Je ne te laisserai pas te suicider !

Tu feras ce qu’on te dit, et en silence ! Avoir épousé ma mère ne fait pas de toi mon maître ! Je n’ai eu qu’un père, et Deklan le Conquérant l’a assassiné.

— Julian, si je t’ai protégé toutes ces années, c’est uniquement par loyauté envers ton père et par affection pour toi ! Je n’ai nulle ambition de m’asseoir sur un trône ou de me mêler des affaires de qui l’occupe !

— Mais tu ne m’as pas protégé, Sam, et tu te mêles de mes affaires ! Normalement, j’aurais dû mourir durant la campagne de Goose Bay ! Tout ce qui s’est passé depuis n’est qu’un dernier souffle d’une longueur absurde… tu ne t’en aperçois donc pas ?

— Ce n’est pas le genre de choses qu’aurait dites ton père, ou qu’il t’aurait laissé dire.

— Ta dette envers mon père ne regarde que toi. J’ai intégralement payé la mienne, avec la tête de Deklan.

— Tu ne peux sauver ta conscience avec une exécution ! Bryce Comstock te le dirait aussi, s’il était là. »

Julian avait cessé de crier, mais sa colère restait intacte. Désormais enfouie, elle luisait dans ses yeux comme un torrent tumultueux vu par la crevasse d’un glacier. « Merci de ton avis. Mais nous n’avons rien d’autre à discuter. Tu peux disposer. »

Sam a eu l’air sur le point de donner un autre coup de pied dans une chaise, mais il ne l’a pas fait. Ses épaules se sont affaissées et il s’est dirigé vers la porte, vaincu.

« Parle-lui si tu peux, m’a-t-il murmuré en sortant. Je n’y arrive pas.

— Désolé que tu aies eu à entendre cela », m’a dit Julian tandis que le bruit des pas de Sam s’estompait dans le couloir.

Je me suis avancé au pied du Trône. « Lymon Pugh m’a prévenu. Il craignait que vous n’en veniez aux mains.

— On n’en est pas encore tout à fait là.

— Qu’est-ce que tu as fait, Julian, pour choquer Sam à ce point ?

— J’ai déclaré une sorte de guerre, de son point de vue.

— Tu n’en as pas assez, de la guerre ?

— Rien à voir avec les Hollandais. Il y a eu une rébellion à Colorado Springs. Le Conseil du Dominion a enjoint hier aux diacres paroissiaux de désobéir à tout mandat présidentiel contraire aux règles ecclésiastiques.

— Et tu appelles ça une rébellion ? Ça ressemble plutôt à une affaire judiciaire.

— C’est comme s’ils disaient qu’ils veulent me renverser !

— Et j’imagine que tu ne peux pas le tolérer.

— Ce soir, j’ai déclaré territoire traître la ville de Colorado Springs et ordonné à l’armée des Deux Californies de s’en emparer pour la placer sous juridiction militaire.

— Toute une armée pour occuper une ville ?

— Une armée et davantage, si c’est ce qu’il faut pour renverser le Conseil et réduire en cendres l’institut du Dominion. Les diacres traîtres, s’il en survit, pourront être jugés pour leurs crimes.

— Colorado Springs est une ville américaine, Julian. L’armée pourrait ne pas apprécier de la raser.

— L’armée a beaucoup d’opinions, mais un seul généralissime.

— Tu ne crois pas que les combats vont faire des victimes parmi les civils innocents ?

— N’en font-ils pas toujours ? » Julian s’est renfrogné et m’a fusillé du regard. « Tu crois que je peux occuper cette chaise sans imaginer le sang, Adam Hazzard ? Le sang, oui ; le sang, soit ! Le sang de toutes parts ! Le sang dans le passé, le présent et l’avenir ! Je n’ai pas demandé ce travail, mais je ne me fais pas d’illusions sur sa nature.

— Eh bien », ai-je répondu, peu désireux de provoquer une autre explosion, « j’imagine que tout finira bien, puisque tu le dis. »

Il m’a regardé comme si je venais de le contredire. « Il y a des règles, quand on entre dans cette pièce, tu le sais, Adam ? J’imagine que non. La coutume veut que les visiteurs s’inclinent en franchissant le seuil. Les sénateurs s’inclinent, les ambassadeurs de nations distantes aussi, même le clergé est obligé de le faire. Les garçons bailleurs d’Athabaska n’en sont pas exemptés, à ma connaissance.

— Ah non ? Eh bien, c’est une jolie pièce, mais je ne suis pas sûr qu’elle exige une génuflexion de ma part. Je ne me suis pas incliné devant toi quand nous tirions sur les écureuils près de la rivière Pine et je ne pense pas pouvoir prendre l’habitude de le faire maintenant. Je pars, si tu préfères. »

J’ai peut-être été un peu brusque. Le visage de Julian est resté un long moment immobile, puis a changé une nouvelle fois d’expression.

Chose incroyable, Julian a souri. Un instant, il a eu l’air d’avoir rajeuni de quelques années. « Adam, Adam… Je me sentirais davantage insulté si tu t’inclinais que si tu ne t’inclinais pas. Tu as raison et je suis désolé d’avoir parlé de cela.

— Aucune offense ni d’un côté ni de l’autre, donc.

— Je suis fatigué et j’en ai assez des disputes.

— Tu devrais aller te coucher, dans ce cas.

— Non… cela ne donnerait rien. Je n’arrive plus à dormir depuis plusieurs jours. Mais au moins, nous pouvons cesser de nous soucier de Colorado Springs. Tu aimerais voir quelque chose d’inhabituel, Adam ? Quelque chose des Profanes de l’Ancien Temps ?

— Je pense, oui… du moment que tu veux me le montrer. »

Si le comportement de Julian m’inquiétait depuis quelque temps, c’était surtout par les soudains revirements de ses humeurs et caprices, aussi imprévisibles que du fretin dans un vivier. Cette propension s’était révélée au grand jour durant le tournage de La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin. Julian apparaissait sans prévenir sur le plateau, qu’il arpentait de long en large comme un tyran oriental tout en harcelant les acteurs ou en exigeant des changements sans importance dans les décors. Ces outrances lui passaient ensuite aussi vite que l’ombre d’un nuage traverse une prairie et, le sourire penaud, il prononçait excuses et félicitations. « Parfois il porte la couronne, a fait un jour remarquer Magnus Stepney, et parfois, grâce à Dieu, il enlève cette saloperie de sa tête. »

J’aurais préféré qu’il ne la portât pas du tout, car cela le tourmentait, le rendait autoritaire et lui brouillait l’esprit.

Il est descendu de son imposante chaise pour m’entourer les épaules du bras. « Une toute récente découverte dans les Archives du Dominion. Tu te souviens, je t’avais raconté que des vieux Films y étaient cachés ?

— Oui… mais pas dans une forme qui nous permettait de les voir, tu m’as dit.

— Et j’ai ajouté que je mettrais un Technicien sur le problème. Eh bien, il y a eu des progrès sur ce plan-là. Descends avec moi, Adam, je vais te montrer un Film que personne n’a vu depuis deux siècles… enfin, un bout de Film. »

Il s’est trouvé que dans la partie la plus basse du palais, Julian avait installé une salle de cinéma qui pouvait servir à travailler sur Darwin tout comme à restaurer d’anciens films. J’évitais généralement ces sous-sols, glacés même par temps chaud et dont j’avais entendu parler des cellules et des salles d’interrogatoire. La salle de cinéma était néanmoins une installation récente, tout à fait moderne et d’une chaleur tolérable. Des machines étranges et des bains chimiques y avaient été placés, ainsi qu’un écran de cinéma d’un blanc immaculé et un projecteur mécanique compliqué chacun d’un côté de la pièce.

« La plupart des films que nous avons retrouvés étaient stockés n’importe comment et se sont trop dégradés pour qu’on puisse en faire quelque chose, a dit Julian. Même les mieux conservés n’étaient pas entièrement récupérables, mais quel trésor malgré tout ! » J’ai entendu dans sa voix l’écho du Julian Comstock qui, fasciné et ravi, avait manipulé des livres dans le Dépotoir près de Williams Ford. « Depuis quelque temps, j’aime descendre ici la nuit, quand c’est calme et silencieux, pour regarder ces fragments. Tiens, a-t-il dit en ramassant une boîte de la taille d’un plat à tarte, ce film-là s’appelle Le Dernier Rivage, il date du vingtième siècle… il y en a à peu près une demi-heure. L’original était plus long, bien entendu, avec du son enregistré et ce genre de raffinements. »

J’ai pris une chaise tandis qu’il insérait le film ancien, recopié sur Celluloïd moderne, dans la machine de projection. Minuit était venu puis reparti et Calyxa devait m’attendre à la maison, mais je sentais que Julian avait besoin de ma compagnie et je craignais, si je le laissais, qu’il ne tombât dans une humeur encore plus noire ou ne déclarât une autre guerre. « De quoi il parle ? » Alimenté par les générateurs électriques en service permanent du palais, le projecteur a bourdonné et s’est animé en cliquetant. « De bateaux, entre autres. Tu verras. » Il a diminué l’éclairage.

J’avoue n’avoir pas compris la majeure partie de ce qui s’est déroulé sur l’écran en face de moi. C’était criblé de trous et de lacunes. La plupart des scènes étaient extrêmement passées, presque fantomatiques. Notre incapacité à reproduire le son enregistré gênait l’intelligibilité du film, surtout constitué de dialogues. Il contenait toutefois nombre de choses saisissantes et peu banales.

Comme un bateau qui allait sous l’eau, un « Sous-Marin », d’après Julian. L’intérieur en ressemblait à la salle des machines d’un vapeur moderne, mais en plus compliqué, avec d’innombrables cadrans, leviers, tuyaux, boutons, lumières clignotantes, etc., et l’équipage portait des uniformes toujours propres et repassés.

Seules quelques scènes se déroulaient cependant dans un contexte nautique. D’autres prenaient place dans une ville des Profanes de l’Ancien Temps. Il y avait des automobiles dans les rues, du moins au début du film, mais pas autant que je m’y serais attendu, puis plus la moindre. Les habitants de cette ville se comportaient d’une manière qui suggérait une grande richesse, mais une excentricité encore supérieure.

Il y avait aussi, comme le suggérait le titre, une scène sur une plage, dans laquelle des hommes et des femmes frayaient en vêtements si courts qu’on approchait de la nudité totale. Un coup d’œil là-dessus, me suis-je dit, aurait confirmé le diacre Hollingshead dans tous ses préjugés sur nos ancêtres.

Des événements inexplicables se sont produits. Il y a eu une course d’automobiles, avec des victimes. La ville a été évacuée et le vent a poussé un journal d’un bout à l’autre d’une rue vide[104]. Julian a regardé avec beaucoup d’attention le film fragmentaire, qu’il avait pourtant déjà vu à de nombreuses reprises, mais comme ce film me semblait pour ma part très triste et élégiaque, je me suis demandé si le voir et le revoir n’avait pas encore davantage déprimé Julian.

Les images se sont brutalement interrompues. Julian a secoué la tête comme quelqu’un qui sort de transe, puis arrêté le projecteur et augmenté l’éclairage. « Eh bien ?

— Je ne sais pas quoi dire, Julian. J’aurais aimé davantage de scènes de ce bateau sous-marin en activité. J’imagine que c’est un bon film. Je suis quand même surpris que les gens y aient l’air si malheureux alors qu’ils vivent dans un monde plein d’automobiles et de bateaux capables d’aller sous l’eau.

— C’est un drame… les gens sont rarement heureux, dans les drames.

— Il n’y avait pas de mariage à la fin, ni rien d’aussi édifiant.

— Eh bien, il en manque des parties. On ne sait pas à quoi il ressemblait, entier.

— En tout cas, c’est un aperçu rare de la vie des Profanes de l’Ancien Temps. Ils ne me semblent pas aussi mauvais que les présentent les histoires du Dominion. Même s’ils étaient manifestement imparfaits.

— Je ne dis pas le contraire, a répondu Julian d’une voix distante. Je ne suis pas un inconditionnel des Profanes de l’Ancien Temps, Adam. Ils avaient toutes sortes de vices et ils ont commis un péché que je ne me résous jamais vraiment à leur pardonner.

— Lequel ?

— Ils ont évolué pour devenir nous-mêmes. »


Il était de toute évidence largement temps pour moi de rentrer. Il ne restait plus que quelques heures avant le lever du soleil. J’ai dit à Julian qu’il devrait essayer de dormir et de voir si la présidence ne paraissait pas moins insupportable avec l’esprit frais et dispos.

« D’accord, a-t-il dit d’un ton peu convaincant. Mais avant que tu partes, Adam, je veux te demander une faveur.

— Pas de problème, du moment qu’elle est dans mes possibilités.

— Ma mère s’est organisée pour que nous puissions tous quitter le pays. Je n’ai cessé de lui répéter que nous ne serions pas forcés à une retraite aussi extrême, mais je peux me tromper. Je me suis fait des ennemis, c’est vrai. J’ai joué avec l’Histoire et je ne peux garantir le résultat. Adam, tu vois ces trois boîtes de film sur la table près de la porte ?

— Difficile de les manquer. Qu’est-ce que c’est, une découverte récente dans les Archives ?

— Non, c’est La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin. Les trois actes, leur copie de référence et le script de représentation. Cela peut paraître puéril, mais je n’aime pas me dire qu’il pourrait être définitivement détruit. Si la situation politique empire, ou s’il m’arrive quoi que ce soit de désagréable, je veux que tu emportes Darwin en quittant le pays.

— Bien sûr ! Je t’en donne ma parole, mais tu viendras en France méditerranéenne avec nous, en cas de nécessité, et tu pourras emporter ces boîtes toi-même.

— D’accord, Adam, mais j’aimerais savoir que je ne suis pas le seul à y penser. J’ai mis tout ce que j’avais de meilleur dans ce film. Il mérite d’être vu.

— Tout Manhattan le verra. La première n’est que dans quelques semaines.

— Bien entendu. Mais tu promets de faire comme je t’ai demandé ? »

Ce n’était pas chose difficile à promettre. J’ai donc juré, puis j’ai quitté la pièce, sans m’incliner.

En m’éloignant, j’ai entendu le projecteur redémarrer.


L’enceinte du domaine palatin dessinait un rectangle de deux milles et demi de long sur un demi de large, découpé dans Manhattan par un nommé Olmsted, un homme de l’Ancien Temps. Agréable et rustique le jour, l’endroit semblait désolé au petit matin. Il hébergeait une vaste population permanente de bureaucrates, de domestiques et de Gardes républicains, mais la plupart dormaient depuis minuit. Même les réjouissances de fin de tournage avaient cessé. Il ne restait plus guère de traces de ce qui s’était déroulé plus tôt dans la soirée, à part deux Esthètes en train de ronfler sur des chaises en osier le long de la grande véranda du palais.

Les membres de la Garde républicaine n’avaient cependant pas tous l’autorisation de dormir : ils étaient de quart, comme les marins. De faction aux quatre grandes portes, ils patrouillaient aussi le long des hautes murailles pour prévenir toute intrusion. Lymon Pugh figurait parmi ceux-là, sur qui je suis tombé en quittant le palais. « Toujours de service ? lui ai-je demandé.

— Je viens de terminer. J’ai eu envie de marcher un peu avant d’aller me coucher, la nuit est si chaude. »

La lune brillait dans le ciel. Une brume montée du Pond proche enfonçait ses doigts pâles dans les bosquets d’ailantes qui bordaient la pelouse. « Ce temps me paraît étrange, à moi, ai-je dit. En Athabaska, nous avions souvent de la neige à Thanksgiving. Au Labrador aussi, bien entendu. Mais pas ici… pas cette année.

— Laisse-moi marcher un peu avec toi, Adam. J’ai rien d’autre à faire et je crois pas que j’arriverai à dormir, à dire vrai.

— Le sommeil est une proie insaisissable, certaines nuits, ai-je convenu. Ça te plaît, ce travail pour Julian ?

— Il me dérange pas, je pense. C’était gentil de sa part, de me choisir, et le boulot a rien de difficile. Mais ça m’étonnerait qu’il dure. Sans vouloir offenser Julian Commongold, enfin, Comstock, je suis pas sûr qu’il soit vraiment fait pour la présidence.

— Ah, pourquoi ?

— D’après ce que j’ai vu, c’est le même genre de métier que surveillant dans une usine d’emballage de viande : ça récompense la dureté et ça tue la bonté qu’on pourrait avoir en soi. J’ai connu un type de Seattle que l’usine où je travaillais a embauché comme surveillant de chaîne. Un gars généreux, adorable avec ses enfants, tout le monde l’appréciait, mais quand on l’a mis à la tête d’une chaîne, je l’ai entendu une semaine plus tard menacer un homme de lui couper la gorge s’il accélérait pas la cadence. Et pas pour plaisanter. Il s’est mis à trimballer un rasoir dans sa poche revolver. Il aimait bien le montrer de temps en temps.

— Tu vois Julian comme ça ?

— C’est pas qu’il est mauvais de nature. Pas du tout. Mais justement, à la présidence, un type vraiment mauvais aurait la vie plus facile et s’en sortirait sans doute mieux.

— Un président doit-il donc être mauvais ?

— J’ai l’impression. Mais l’histoire et moi… Ça a peut-être toujours été comme ça. » Nous avons continué à marcher en écoutant doucement crisser le gravier sous nos semelles. « Mais bref, a repris Lymon Pugh, quelle que soit la raison, Julian s’en sort pas, en tant que président. Je sais que ta famille et toi préparez votre fuite…

— Qui te l’a dit ? l’ai-je interrompu.

— Personne, mais j’entends des choses. Je ne les répète pas, si c’est ça qui t’embête.

— Non… tu dis vrai. J’espère qu’on n’aura pas besoin de quitter le pays, mais ça ne fait jamais de mal de savoir où est la sortie de secours. Viens avec nous, Lymon, si le pire arrive, Dieu nous en préserve. Calyxa dit du bien de la France méditerranéenne.

— Merci de la proposition, Adam, c’est très flatteur pour moi, mais je saurais pas quoi faire, à l’étranger. Je serais incapable de faire la différence entre la France et Canaan. S’il faut en arriver là, j’ai l’intention de voler un cheval et de partir dans l’Ouest, en poussant peut-être jusqu’à la vallée de la Willamette. »

Nous sommes arrivés devant le pavillon d’amis dont Calyxa, Flaxie et moi avions fait notre foyer temporaire. Je ressentais une tristesse inexplicable, mais comme je ne voulais pas laisser Lymon Pugh s’en rendre compte à mon visage ou à ma voix, j’ai gardé bouche close.

« Tu as une chouette famille, Adam Hazzard, a-t-il dit. Fais bien attention que rien de désagréable lui arrive. C’est ce que tu as à faire, si tu permets à un simple garde républicain de te donner un conseil. Sur ce, je vais me coucher. » Il s’est détourné. « Bonne nuit !

— Bonne nuit », ai-je réussi à répondre.

Je me suis arrêté sur le seuil tandis que Lymon Pugh repartait en direction du palais.

La nuit était de ce calme inhabituel qui caractérise les heures d’avant l’aube, « silence pesant comme un aimable esprit/sur le monde tranquille et sans pouls ». Plus loin dans l’obscurité, j’ai vu une immense silhouette déambuler pesamment entre les arbres…

Otis semblait bien parti pour devenir une Girafe nocturne. Peut-être appréciait-il tout particulièrement les heures solitaires du petit matin. Ou peut-être n’arrivait-il pas davantage à dormir que le reste d’entre nous.

Je suis resté longtemps le regard plongé dans le noir avant de rentrer et, juste au moment où le ciel s’éclaircissait, de me glisser entre les draps pour me blottir dans la chaleur du corps endormi de Calyxa.

8

La première de La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin a eu lieu dans un luxueux théâtre de Broadway moins d’un mois après la fête qui marquait l’achèvement du tournage et du montage. Une période généralement considérée comme courte, mais d’une désastreuse éternité dans le règne présidentiel de Julian.

Sam Godwin, toujours en contact étroit avec l’armée, assumait l’ingrate tâche de transmettre les mauvaises nouvelles à Julian… et cette tâche lui incombait de plus en plus souvent. C’est lui qui l’a informé de la résistance farouche opposée à l’armée des Deux Californies par les forces ecclésiastiques à Colorado Springs. Lui qui l’a averti que la Division Montagnes Rocheuses de cette même armée s’était rebellée et ne soutenait plus le pouvoir présidentiel, mais le Dominion de Jésus-Christ sur Terre. Lui qui a dû lui dire (obligation que je lui envie encore moins que les autres) que, après de longs mais inefficaces bombardements, les chefs militaires avaient conclu une trêve avec le Conseil du Dominion et décrété un cessez-le-feu unilatéral… tout cela en violation des ordres catégoriques de Julian.

Sam est sorti livide et en secouant la tête de cette dernière entrevue. « Il y a des moments, Adam, m’a-t-il confié, où je ne sais même plus si Julian comprend ce que je lui dis. Il se comporte comme s’il s’agissait de revers sans conséquence, ou trop lointains pour compter vraiment. Ou alors il s’emporte et se déchaîne contre moi, comme si j’étais l’auteur de ses défaites. Il va ensuite se cacher dans sa salle de projection pour s’hypnotiser avec des films. »

Le pire était à venir. Trois petits jours avant la première de Charles Darwin, nous avons appris que les chefs d’état-major de l’armée des Laurentides s’étaient déclarés solidaires de leurs camarades des Deux Californies et avaient évoqué la possibilité de marcher sur New York afin de déposer Julian le Conquérant. Le nom de l’amiral Fairfield (qui avait connu tant de succès navals) était cité comme successeur possible. Peut-être cette blessure a-t-elle été la plus douloureuse, car Julian admirait Fairfield et les deux hommes s’étaient bien entendus durant la campagne de Goose Bay.

Malgré les secousses infligées aux fondations de sa présidence par ces petites et grandes insurrections, Julian a continué à organiser la première de son film sur Broadway. Les Églises locales avaient commencé à appeler à son boycott et il faudrait entourer le théâtre d’un cordon de Gardes républicains pour empêcher les émeutes. Julian nous a néanmoins tous invités en s’assurant de la disponibilité des meilleures calèches et en nous disant de revêtir nos plus beaux atours, d’en faire une occasion grandiose. Nous l’avons fait, par amour pour lui et parce qu’il ne nous serait peut-être plus jamais donné de lui rendre un tel honneur.


Une phalange de calèches dorées entourée et précédée de Gardes républicains montés et armés est sortie du domaine palatin cet après-midi-là.

Calyxa et moi avions pris place dans une des voitures du milieu, derrière celle qui emmenait Julian et Magnus Stepney, Sam et la mère de Julian occupant un troisième véhicule derrière nous. Noël approchait sans qu’on vît pourtant la moindre gaieté dans les rues de Manhattan. Les Étendards de la Croix avaient été ôtés afin de dégager la ligne de visée des tireurs d’élite placés par Julian sur tous les toits entre la Dixième Avenue et Madison. Il n’y avait de toute manière que peu de monde dans les rues, à cause aussi de la nouvelle Vérole – celle-là même dont s’inquiétait le Dr Polk l’été précédent – transmise par des officines de vaccination frauduleuses aux jeunes Eupatridiennes et propagée ensuite dans toutes les couches de la société new-yorkaise.

Bien que n’ayant rien de particulièrement virulent – seul un quarantième ou un cinquantième de la population new-yorkaise l’avait attrapée –, elle était désagréable et mortelle. Elle commençait par des fièvres et de la confusion, se poursuivait avec l’apparition de pustules jaunes sur tout le corps (particulièrement le cou et l’aine) pour culminer avec des lésions hémorragiques et un déclin aussi rapide que fatal. Nombre de personnes choisissaient par conséquent de rester chez elles malgré les fêtes, et les piétons devant lesquels nous passions portaient souvent un masque en papier sur le nez et la bouche.

Tout cela, plus le vent glacé qui soufflait du nord, conférait une certaine sombreur au Noël de Manhattan.

La crainte de la Vérole n’avait cependant pas empêché tout rassemblement public, un contact fortuit ne paraissant pas suffire à transmettre la maladie. À notre arrivée au théâtre, nous l’avons trouvé brillamment éclairé et ses trottoirs encombrés de clients et de curieux, si bien que le vendeur de marrons chauds faisait des affaires en or.

La grande marquise du théâtre affichait le titre du film avec un bandeau qui annonçait la PREMIÈRE MONDIALE DU BRILLANT ET SURPRENANT CHEF-D’ŒUVRE CINÉMATOGRAPHIQUE DE JULIAN LE CONQUÉRANT[105] ! Un cordon de Gardes républicains tenait à l’écart les potentiels fauteurs de trouble, dont des cliques avaient été expédiées par des comités paroissiaux conformément aux instructions du Dominion. Le film n’avait bien entendu rien d’attractif pour les personnes pieuses ou conservatrices, mais Manhattan comptait bien assez d’Esthètes, de Philosophes, d’Agnostiques et de Parmentiéristes pour compenser ce déficit. Ces gens constituaient l’électorat de Julian, pour ainsi dire, et ils étaient venus en force.

Julian est descendu de sa calèche au moment où la nôtre s’immobilisait. Il regarderait le film d’une loge protégée au-dessus du dernier balcon et en compagnie de Magnus Stepney, qui devait ce privilège à son statut de vedette du film. On avait attribué une loge similaire à Sam et à la mère de Julian tandis que Calyxa et moi disposions de sièges réservés à l’orchestre. Nous n’avions cependant traversé que la moitié de l’énorme foyer quand un homme en qui j’ai reconnu le Directeur du Théâtre s’est précipité vers nous.

« Madame Hazzard ! » s’est-il écrié, car elle avait eu affaire à lui en tant que parolière et compositrice.

« Qu’y a-t-il ? a demandé Calyxa.

— J’ai essayé de vous contacter ! Nous avons un grave imprévu, madame Hazzard. Comme vous le savez, Candita Bentley[106] prête sa voix à Emma. Mais elle est malade… un accès soudain… de Vérole, a-t-il confié d’un ton scandalisé. Et sa doublure aussi.

— Le spectacle est annulé ?

— N’y pensez même pas ! Non, certainement pas, mais il nous faut une nouvelle Emma, au moins pour les chansons. Je peux faire appel à quelqu’un du chœur, mais j’ai pensé que… comme vous avez écrit la partition et que tout le monde dit votre voix idoine… je sais que je vous préviens ridiculement tard et que vous n’avez pas répété… »

Calyxa a accueilli avec beaucoup de calme cette surprenante invitation. « Je n’ai pas besoin de répéter. Montrez-moi juste où il faut que je me place.

— Vous allez donc chanter le rôle ?

— Oui. Mieux vaut que ce soit moi plutôt qu’une choriste.

— Mais c’est merveilleux ! Je ne peux vous remercier assez !

— Inutile. Adam, ça t’embête que je fasse la voix d’Emma ?

— Non… mais tu es sûre d’y arriver ?

— Ce sont mes chansons et je peux les chanter aussi bien que n’importe laquelle de ces femmes de Broadway. Mieux, j’espère. »

On avait proposé la voix d’Emma à Calyxa très tôt dans la préparation, mais elle avait refusé à contrecœur, préoccupée par Flaxie et par les incessantes obligations de la maternité. Elle se réjouissait de toute évidence de l’occasion qu’on lui donnait ce soir-là à l’impromptu. Le trac ne figurait pas parmi ses défauts.

Je lui ai souhaité bonne chance et elle est partie en hâte se préparer. On a publiquement annoncé que le rideau se lèverait avec un quart d’heure de retard. J’ai tourné en rond dans le foyer en attendant, jusqu’à ce que Sam Godwin s’approchât de moi.

Il faisait grise mine. « Où est ta femme ? m’a-t-il demandé.

— Recrutée dans le spectacle. Et la tienne ?

— Retournée au palais.

— Au palais ! Pourquoi ? Elle va rater le film !

— Impossible de faire autrement. Il s’est produit du nouveau, Adam. Elle prépare les bagages pour la France », a précisé Sam à voix très basse, avant d’ajouter : « Nous partons cette nuit.

Cette nuit !

— Pas si fort ! Ne me dis pas que ça te surprend à ce point. L’armée des Laurentides marche sur la ville, le Sénat est en révolte ouverte…

— Rien de nouveau là-dedans.

— Et voilà qu’un incendie a éclaté dans le quartier égyptien. À ce que j’ai entendu dire, Houston Street est presque entièrement en feu et les flammes menacent de traverser le canal de la 9e Rue. Le vent propage rapidement l’incendie, qui risque de couper notre seul itinéraire de fuite s’il atteint les quais.

— Mais… Sam ! Je ne suis pas sûr d’être prêt…

— Tu n’as pas besoin de l’être davantage, même s’il te faut embarquer juste avec ces chaussures aux pieds et cette chemise sur le dos. On nous a forcé la main.

— Mais Flaxie…

— Emily s’assurera que le bébé arrive au bateau. Calyxa et elle ont tout prévu bien à l’avance. Elles sont prêtes depuis une semaine, maintenant. Écoute bien : notre bateau, le Goldwing, est amarré au bas de la 42e Rue. Il appareillera à l’aube.

— Et Julian ? Tu lui as parlé de l’incendie ?

— Pas encore. Il s’est enfermé dans cette loge au-dessus du balcon et l’a entourée de gardes. Mais je lui parlerai avant la fin du film, même s’il faut que j’entrechoque quelques têtes pour y arriver.

— Ça m’étonnerait qu’il accepte de partir avant la fin. » Pas davantage que Calyxa, maintenant qu’elle participait au spectacle.

« Sans doute pas, a reconnu Sam d’un air mécontent. Il n’empêche, dès que le rideau tombera, nous devrons tous partir aussitôt. Attends-moi dans le foyer à chaque entracte. Si tu ne me vois pas, ou si nous sommes séparés… n’oublie pas ! Le Goldwing, à l’aube. »

Une sonnerie nous a enjoint de gagner nos sièges.


Bien entendu, ces plans me tournoyaient dans la tête au moment où le rideau s’est levé, mais (à part l’incendie dans le quartier égyptien) rien de tout cela n’était vraiment inattendu, même si j’avais espéré que nous n’aurions besoin de fuir si tôt. Je ne pouvais toutefois jouer aucun rôle actif dans l’immédiat, aussi ai-je essayé de ne penser qu’au spectacle.

L’orchestre a interprété une ouverture enjouée dans laquelle se retrouvaient les principaux thèmes musicaux du film. Dans le public, l’excitation était palpable. Les lumières se sont ensuite éteintes et le spectacle a commencé. Un carton orné avec panache a annoncé :


LA VIE ET LES AVENTURES

DU GRAND NATURALISTE CHARLES DARWIN

(CÉLÈBRE ENTRE AUTRES POUR SA THÉORIE DE L’ÉVOLUTION)

Produit par M. Julian Comstock et compagnie

AVEC LE CONCOURS

DE L’ALLIANCE NEW-YORKAISE DE LA SCÈNE ET DE L’ÉCRAN

Vedettes :

Julinda Pique dans le rôle d’Emma Wedgwood

et pour la première fois à l’écran

Magnus Stepney dans le rôle-titre


Un fondu l’a simplifié en :


OXFORD

DANS LE PAYS D’ANGLETERRE

Bien avant la Chute des Villes


Le décor ainsi planté, le jeune Darwin est apparu pour la première fois, qui se promenait dans la campagne autour d’Oxford, en réalité les terrains de chasse du palais présidentiel déguisés à l’aide de panneaux LONDRES : QUARANTE MILLES et PRUDENCE : CHASSE AU RENARD, pour donner une impression d’Angleterre.

Je n’avais pas encore vu la moindre séquence du film terminé et je nourrissais certains doutes quant aux talents d’acteur du pasteur Stepney. J’ai cependant et non sans surprise trouvé honorable son interprétation de Darwin. Peut-être une carrière ecclésiastique constitue-t-elle une formation théâtrale correcte. Il personnifiait en tout cas un naturaliste séduisant et la célèbre Julinda Pique, qui avait pourtant presque deux fois son âge, incarnait une Emma convenablement attractive, avec du maquillage pour masquer les imperfections esthétiques.

J’ai déjà indiqué les grandes lignes de l’intrigue, aussi n’en reparlerai-je pas ici, sinon pour mentionner certains temps forts. L’Acte Premier a saisi d’une poigne impitoyable l’attention du public. Doublé par un puissant ténor, Darwin chanta son Aria sur la ressemblance entre les insectes d’espèces distinctes. Le Tournoi de Collecte d’insectes d’Oxford fut représenté avec des acclamations d’Emma présente en spectatrice. J’avais immanquablement conscience que, malgré la silhouette et le visage de Julinda Pique à l’écran, la voix qui semblait lui sortir de la bouche provenait en réalité de Calyxa dans une cabine sur le côté. J’avais craint que l’inexpérience de Calyxa la trahît, mais dès son premier refrain[107], sa voix s’est élevée avec puissance et limpidité, suscitant des murmures appréciateurs au sein du public.

Naturellement, celui-ci était bien disposé, de par sa composition majoritaire d’apostats et de rebelles. Entendre prononcer si ouvertement des hérésies était malgré tout choquant. En chantant Seul Dieu peut créer un coléoptère, l’ignoble Wilberforce répétait mot pour mot l’orthodoxie que j’avais apprise à l’école du Dominion ; quant à la réponse de Darwin (Je ne cesse de voir le monde changer/De lui-même se réaménager), elle m’aurait valu un sermon sévère, ou pire, si je l’avais faite à Ben Kreel dans ma jeunesse. Mais Darwin avait-il tort ? J’avais trop vu du monde pour répondre par la négative.

Le tournoi d’insectes se conclut par la victoire et un baiser pour Charles Darwin. Le vœu subséquent de celui-ci de voyager dans le monde à la recherche du secret de la vie et la promesse jalouse de Wilberforce de se venger formèrent le sujet d’un Duo passionné, qui marqua la fin de l’Acte Premier et reçut des applaudissements déchaînés.


Le vent sec et constant de décembre qui soufflait cette nuit-là du nord attisait les flammes dans le quartier égyptien. Le Spark s’était dépêché de publier une édition spéciale, dont les crieurs de journaux vendaient déjà des exemplaires à la sortie du théâtre. GRAND INCENDIE À ROMANOVILLE, proclamait avec vulgarité mais exactitude le gros titre.

C’était d’effroyables nouvelles, car un incendie non contrôlé dans une grande ville moderne peut rapidement se transformer en immense catastrophe, mais le théâtre se trouvait loin des flammes et aucune panique ne s’est déclarée dans le foyer bondé, où l’on n’entendait que des conversations excitées.

J’ai cherché Sam et l’ai trouvé en train de descendre un escalier conduisant à l’un des derniers balcons.

« Foutu Julian ! a-t-il lâché quand je suis monté à sa rencontre. Il refuse d’ouvrir cette loge pour qui que ce soit, y compris pour moi… il s’est installé là-dedans avec Magnus Stepney en plaçant des gardes armés aux portes… pas d’exceptions !

— J’imagine qu’il s’inquiète pour le succès du film.

— J’imagine qu’il est à moitié fou… en tout cas, il en donne l’impression ! Mais ce n’est pas une excuse !

— Il faudra bien qu’il finisse par sortir. Tu pourras lui parler à la fin du dernier acte, j’imagine.

— Je lui parlerai avant, même si je dois sortir un pistolet pour ça ! Adam, écoute : les Gardes que j’avais chargés d’escorter Emily au palais me rapportent qu’elle avait deux chariots prêts à partir et qu’elle s’est mise en route pour les quais avec Flaxie, plusieurs nourrices et domestiques ainsi qu’un nouveau contingent de Gardes. Tout s’est très bien déroulé, très efficacement. »

Qu’on fît subrepticement traverser les rues de Manhattan à Flaxie par cette nuit dangereuse sans que je pusse la protéger ne m’a pas plu, mais je savais que la mère de Julian aimait le bébé comme le sien et qu’elle prendrait toutes les précautions possibles. « Et elles sont en sécurité, pour autant que tu le saches ?

— Je n’en doute pas une seconde. Elles doivent avoir discrètement embarqué sur le Goldwing, à l’heure qu’il est. Par contre, mauvaises nouvelles : il y a des problèmes au palais… Les domestiques et les troupes des Gardes ont vu Emily partir avec tous ses biens, et ils ne sont pas assez bêtes pour ne pas comprendre. Lymon Pugh s’efforce de préserver l’ordre et d’empêcher le pillage. Mais l’information va vite circuler que Julian le Conquérant a abdiqué la présidence… ce qu’il a fait, qu’il le sache ou non, et le domaine palatin pourrait bien être déjà envahi par des émeutiers ou par un détachement militaire rebelle.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Que l’hallali ne va pas tarder… et que j’espère que ce fichu Film est bientôt terminé ! »

Sur ce, la cloche a sonné la fin de l’entracte.


L’Acte Second racontait les périples maritimes de Darwin, contraste saisissant avec l’idylle rurale du premier. Si bien qu’il reflétait les tempêtes et l’agitation en cours dans mon esprit.

Il y figurait le Beagle (en réalité une vieille goélette louée pour le tournage par Julian et amarrée au large de Long Island), en route pour l’Amérique du Sud avec son équipage d’intrépides marins. Il y figurait Emma Wedgwood qui, en Angleterre, refusait la cour du toujours plus amer (et plus riche) Wilberforce. Il y figurait Wilberforce dans un bouge bas de plafond sur le littoral, en train de payer un capitaine pirate ivre pour poursuivre et envoyer par le fond le Beagle.

Il y figurait aussi l’Amérique du Sud avec toute son étrange beauté tropicale, ainsi que Darwin occupé à découvrir des coquillages dans la paroi des falaises et à extraire d’antiques marnes les os de mammifères éteints, tout cela en chantant une méditation sur l’âge de la Terre et en fuyant des tatous d’une inhabituelle agressivité. Sur les îles Galápagos, il capturait des oiseaux moqueurs et affrontait un Lion féroce (en réalité un mastiff déguisé avec un tapis et une perruque, très convaincant malgré tout). Des jungles (principalement de papier) s’étendaient jusqu’à de lointaines montagnes (peintes) et une Girafe apparaissait quelques instants[108].

Le Beagle se heurta aux égorgeurs de Wilberforce durant son retour en Angleterre. La bataille qui suivit l’abordage était très réaliste. En guise de pirates, Julian avait recruté de nombreux hommes dans les tavernes mal famées des quais new-yorkais, et peut-être convenaient-ils trop bien au rôle. On leur avait appris comment porter des coups et manier l’épée sans tuer personne, mais ils maîtrisaient souvent cette technique avec incertitude ou impatience, aussi une partie du sang versé durant cette scène était-il davantage authentique que ne l’auraient souhaité les acteurs professionnels.

Darwin s’avéra étonnamment fine lame, pour un Naturaliste. Il bondit sur le guindeau du Beagle pour défendre le gaillard d’avant contre des dizaines d’agresseurs tout en chantant :

Nous voyons à présent en miniature les forces qui façonnent la Création :

Tuer un pirate – par exemple celui-là – interrompt la génération

De tous ses héritiers, de leurs propres héritiers ainsi que de l’ensemble de leur descendance

Tout comme l’oiseau à Long-Bec survit là où l’hirondelle à Bec-Court ne trouve pas subsistance

Certains dévots peuvent trouver cette vérité amère et crier « hérésie »

Mais la Nature, le Hasard et le Temps assurent du plus apte la survie !

C’était une des meilleures scènes de bataille jamais filmées, du moins dans mon expérience limitée. Les nombreux Esthètes et Apostats du public, qui ne se laissaient pourtant pas facilement impressionner, ont poussé hourras et cris de triomphe quand Darwin passa son épée à travers le corps du capitaine Pirate.

Le Beagle atteignit Londres abîmé mais insoumis – observé de la terre ferme par Emma, et dans l’ombre par Wilberforce, désormais évêque, qui grinça des dents et chanta à nouveau ses intentions meurtrières.


Dans le foyer, en attendant le début de l’Acte Troisième et final, j’ai traversé la foule jusqu’aux grandes portes en verre du théâtre. J’ai vu que le vent avait forci, car il tirait sur les auvents et étendards qui bordaient Broadway et les chauffeurs de taxi sur le trottoir se serraient les uns contre les autres en s’efforçant de garder leurs pipes allumées. Un chariot de pompiers tiré par deux chevaux est passé dans un bruit de ferraille et le tintement de sa cloche de cuivre : sans doute se dirigeait-il vers le Quartier des Immigrants.

Des messagers en uniforme de la Garde républicaine ne cessaient d’aller et venir, passant d’un coup d’épaule devant les placeurs pour grimper puis redescendre en hâte les escaliers qui desservaient le balcon élevé où Julian avait sa loge. Sam ne s’est toutefois pas montré dans le foyer et je suis retourné sans éclaircissements supplémentaires dans la salle pour assister à l’Acte Troisième.


C’est durant cet ultime acte, en regardant Darwin et Wilberforce qui ne cessaient de se chanter des arguments pour leur grand Débat, que j’ai vraiment commencé à réaliser dans quelle situation je me trouvais. Tandis que le public manifestait son appréciation – hourras et sifflements joyeux pour Darwin, huées et sifflets agressifs pour Wilberforce –, mon moral souffrait de savoir que j’allais bientôt quitter mon pays natal, peut-être à jamais.

Je me considérais patriote, du moins autant que n’importe qui. Cela ne signifiait pas que j’allais m’incliner devant quiconque assumait la présidence, ni devant le Sénat, d’ailleurs, ni même devant le Dominion. J’avais trop souvent constaté les défauts et la myopie de ce genre de personnes et d’institutions. J’aimais toutefois le pays… même le Labrador, pour ce que j’en avais vu et avec toutefois plus de modération, et j’aimais à coup sûr New York, mais j’aimais par-dessus tout l’Ouest, avec ses badlands déchiquetés, sa prairie ouverte, ses contreforts luxuriants et ses montagnes empourprées. L’Ouest boréal n’était ni riche ni très peuplé, mais habité d’aimables et discrètes personnes, et…

Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Je ne tiens pas les gens de l’Ouest pour plus humbles ou plus nobles que les autres. Je sais pertinemment qu’il y a des escrocs et des brutes parmi eux, mais peut-être moins, en nombre absolu, qu’à Manhattan. Non, je veux dire en réalité que j’ai grandi et appris le monde dans l’Ouest. Sa vastitude m’a enseigné la mesure de l’homme, ses après-midi d’été m’ont appris l’art et la science du repos, ses nuits d’hiver m’ont initié au goût doux-amer de la mélancolie. Nous assimilons tous ces choses d’une manière ou d’une autre, mais en ce qui me concernait, elles venaient de l’Ouest, auquel je restais loyal, à ma manière.

Et voilà que j’abandonnais tout cela.

Ces sentiments ont conféré une acuité particulière à l’Aria de Darwin consacré au Temps et à l’Âge de la Terre, même si le sermon n’était pas nouveau à mes oreilles, car j’avais assez souvent entendu ces opinions dans la bouche de Julian. Les montagnes que j’admirais n’étaient pas éternelles, le blé qui me nourrissait poussait sur le lit d’un océan primitif, des âges de glace et de feu s’étaient écoulés avant que les premiers êtres humains approchassent des Montagnes Rocheuses et découvrissent Williams Ford. « Tout s’écoule », selon les mots d’un philosophe que Julian se plaisait à citer, et nous le verrions s’écouler, si nous pouvions rester immobiles pendant à peu près un éon.

Ce soir-là, l’idée m’a paru perturbante, comme elle l’a paru sur l’écran à l’Évêque Wilberforce. Je n’avais pas bonne opinion de celui-ci, méchant avec Darwin et dangereux pour la pauvre Emma, mais il m’a inspiré une compassion inattendue tandis qu’il grimpait sur les rochers escarpés du mont Oxford (en réalité un promontoire en amont sur l’Hudson) en espérant abattre l’Évolution et assassiner l’incertitude par-dessus le marché.

C’est la voix de Calyxa qui m’a tiré de mon abattement. Emma Wedgwood a chanté :

Il est difficile d’épouser un homme

Qui n’admet pas que la nature en somme

Se développe en se soumettant à un grand plan structurel

Un homme qui trouve une meilleure explication

Dans la Loi Naturelle et les Mutations Accidentelles

Ses théories choquèrent une chrétienne nation

Mais je l’aime malgré tout !

Oui, je l’aime malgré tout !

… avec tant de cœur, d’une voix si avenante, que j’ai oublié qu’il s’agissait de Julinda Pique à l’écran et me suis imaginé y voir Calyxa, devenant quant à moi Darwin en train de lutter pour sa promise. La comparaison n’était pas insignifiante, car Calyxa était tout aussi menacée par la chute de la présidence de Julian qu’Emma Wedgwood l’avait jamais été par les balles de plomb et les manigances de l’Évêque.

Ces balles et manigances ont été représentées avec astuce et le public a poussé des cris de surprise ou de joie à chaque tournant et rebondissement, aussi m’a-t-il semblé que La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin de Julian rencontrait un grand succès, qu’il ferait salle comble partout où il serait autorisé, si toutefois il l’était. Mais lorsqu’il s’est achevé, les événements en cours m’inquiétaient au point que je n’ai pas attendu la fin du générique pour déserter l’orchestre et contourner l’écran afin d’accéder aux cabines dans lesquelles travaillaient bruiteurs et acteurs vocaux.

Ce n’était peut-être pas une réaction des plus sages, car des rumeurs d’incendie et d’abdication suscitaient déjà la nervosité du public. Les spectateurs ont été surpris de me voir m’esquiver avec une telle hâte derrière l’écran, sur lequel j’ai projeté de fâcheuses ombres, et quand j’ai trébuché sur une de ces caisses claires utilisées pour imiter les coups de feu, provoquant de ce fait un vacarme qui évoquait le pilonnage annonciateur d’une attaque militaire, le public a fini par cesser d’applaudir pour évacuer la salle, non sans mettre au passage un placeur en danger.

Calyxa a été surprise de me voir, et un peu fâchée que j’eusse abrégé les rappels. Je l’ai toutefois saisie par le bras pour lui dire que nous étions obligés de quitter Manhattan le soir même et que Flaxie se trouvait déjà à bord du Goldwing avec Mme Godwin. Elle a accueilli la nouvelle avec stoïcisme et accepté quelques compliments de ses collègues avant de quitter avec moi le théâtre par l’entrée des artistes.

La foule devant le bâtiment s’était déjà bien dispersée, mais un cordon subsistait pour les membres du groupe présidentiel. Il nous a laissés le traverser.

Sam nous a hélés dès qu’il nous a vus, mais il avait la mine sombre.

« Où est Julian ? ai-je demandé.

— Parti.

— Pour les quais, tu veux dire ?

— Non, je veux dire parti, disparu… Il a quitté le théâtre en douce avec Magnus Stepney pendant l’Acte Troisième, en laissant ce mot à mon intention. »

L’air écœuré, Sam m’a passé le billet de Julian, que j’ai déplié. Visiblement écrit en hâte et d’une main mal assurée, même si on reconnaissait la calligraphie de Julian, il disait :


Cher Sam,

Merci d’avoir essayé à plusieurs reprises de venir m’apprendre le départ imminent du Goldwing pour des eaux étrangères. Je te prie de dire à ma mère et à Calyxa que j’admire le sérieux et la rigueur avec lesquels elles ont préparé cette éventualité. Je ne peux malheureusement me joindre à elles, à toi, à Adam et aux autres pour ce voyage. Je ne serais pas en sécurité en Europe, et ceux qui me sont chers ne le seraient pas davantage tant que je me trouverais en leur compagnie. Des raisons plus personnelles et plus pressantes m’obligent de surcroît à rester.

Si peu satisfaisante que soit cette explication, il faudra t’en contenter. Ne viens pas à ma recherche, s’il te plaît, car rien ne me fera changer d’avis et ta tentative ne pourrait que me mettre en danger.

Je te remercie pour toute la bonté que tu m’as témoignée au fil de si nombreuses années et je m’excuse pour les épreuves que ces actes t’ont trop souvent fait traverser. Merci surtout, Sam, d’avoir remplacé mon père et de m’avoir si utilement guidé même quand je m’opposais à tes conseils. Tes leçons n’ont pas été vaines et je ne t’en ai jamais voulu longtemps. Sois gentil avec ma mère, car je sais que mon absence la bouleversera, et assure-la de mon amour, un amour éternel, s’il existe quoi que ce soit d’éternel.

Remercie aussi Adam pour son amitié sans bornes et ses nombreuses prévenances, et rappelle-lui sa promesse.


Bien à toi,

Julian Comstock

(qui n’a jamais vraiment été un Conquérant)


« Tu sais ce que ça signifie, Adam ?

— Je crois que je comprends, ai-je répondu d’une petite voix.

— Eh bien pas moi ! Foutu Julian ! Ça lui ressemble bien de jeter une chaussure dans les rouages ! Mais cette promesse que je dois te rappeler…

— Pas grand-chose.

— Tu ne veux pas m’en parler ?

— Juste une commission. Escorte Calyxa au Goldwing, je vous y rejoins. »

Calyxa n’était pas d’accord, mais je me suis montré intraitable et elle me connaissait assez bien pour déceler l’acier dans ma voix, aussi a-t-elle cédé, bien que de mauvaise grâce. Je l’ai embrassée en lui disant de faire de même avec Flaxie de ma part. J’en aurais volontiers dit davantage, mais elle était déjà bien assez inquiète.

« Rien qu’une commission, a répété Sam une fois Calyxa installée dans la calèche.

— Qui ne me retiendra pas longtemps.

— Tu n’as pas intérêt. L’incendie s’étend à toute vitesse, paraît-il… même d’ici, on sent la fumée dans le vent. Si les quais sont menacés, nous lèverons l’ancre aussitôt, avec ou sans toi.

— Je comprends.

— J’espère bien. J’ai peut-être perdu Julian, je ne peux rien y faire, mais je ne veux pas te perdre aussi. »

Ses paroles m’ont rempli d’émotion et j’ai dû tourner la tête pour ne pas me mettre dans l’embarras. Sam a pris ma main dans celle qu’il lui restait pour la serrer vigoureusement, puis il est monté rejoindre Calyxa dans la calèche, et quand je me suis retourné, ils étaient partis.

Toute la foule avait disparu aussi. Sans les quelques Gardes républicains toujours en faction, la rue aurait été quasiment vide. Il n’y restait qu’une voiture à cheval le long du trottoir, une voiture aux couleurs de la Branche exécutive.

Lymon Pugh en tenait les rênes. « Je te conduis quelque part, Adam Hazzard ? » a-t-il demandé.


En remontant Broadway, nous avons croisé quelques chariots et charrettes à bras qui s’éloignaient tous du quartier égyptien en feu. Un vent vivifiant balayait en continu les trottoirs déserts, soulevant des pages de l’édition spéciale du Spark et incommodant les mendiants endormis dans les ruelles sombres.

Les paroles d’adieu de Sam m’avaient touché et je dois admettre que la lettre inattendue de Julian avait, elle aussi, provoqué quelque agitation en moi. J’ai supposé qu’il avait de bonnes raisons d’agir de cette manière. Ou du moins qu’il s’imaginait en avoir de bonnes. Je trouvais toutefois blessant qu’il n’eût pas pris le temps de me dire au revoir en personne. Nous avions traversé ensemble tant de moments difficiles que je pensais mériter au moins une poignée de main.

Julian n’était cependant pas lui-même, depuis quelque temps, loin de là, aussi me suis-je efforcé de l’excuser.

« Il était sans doute très pressé », a dit Lymon Pugh, qui devinait en partie mes pensées.

« Tu as lu son mot ?

— C’est moi qui l’ai apporté à Sam.

— De quoi avait l’air Julian quand il te l’a remis ?

— Aucune idée. On me l’a tendu de derrière le rideau de sa loge. J’ai seulement vu une main gantée et entendu sa voix qui disait : “Veille à ce que ceci parvienne à Sam Godwin.” Eh bien, j’y ai veillé. Si en chemin, j’ai déplié le mot pour le lire en diagonale, c’est de ta faute, quelque part.

— De ma faute !

— Vu que c’est toi qui m’as appris les lettres, je veux dire. »

Peut-être, comme le croyaient les Eupatridiens, ne fallait-t-il pas que trop de gens sussent lire, si cela donnait des résultats de ce genre. Je n’ai toutefois pas réagi à sa mise en cause. « Qu’est-ce que tu en penses ?

— Pour sûr que j’en sais rien. C’est au-dessus de mon rang.

— Mais tu as dit qu’il était sans doute pressé.

— À cause du diacre Hollingshead, peut-être.

— Comment ça ?

— On dit au sein de la Garde que Hollingshead en veut personnellement à Julian et qu’il le cherche dans toute la ville avec une escouade de la Police ecclésiastique.

— Je sais que le diacre n’aime pas Julian, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de ressentiment personnel ?

— Eh bien, à cause de sa fille.

— La fille du diacre ? Celle que tout le monde sait aimer partager l’intimité d’autres femmes ?

— On m’a présenté la chose avec moins de délicatesse, mais oui, c’est ça. La fille faisait honte à Hollingshead, qui l’a enfermée dans sa belle maison de Colorado Springs pour l’empêcher de s’attirer des ennuis. Sauf que la maison du diacre Hollingshead a explosé durant les ennuis avec l’armée des Deux Californies. Le diacre était en sécurité ici à New York, bien entendu. Mais il tient Julian pour responsable de la mort de sa fille et a l’intention de se venger directement sur lui. Nœud coulant ou balle, il s’en fiche, du moment que Julian meurt.

— Comment tu sais tout ça ?

— Sans vouloir t’offenser, Adam, ce qui se dit dans les quartiers de la Garde remonte pas toujours vers les échelons supérieurs. Nous tous que Julian a embauchés dans la Garde sortions de l’armée des Laurentides. Certains d’entre nous ont des copains dans la garnison de New York. Les informations vont et viennent.

— Tu en as parlé à Julian ?

— Non, l’occasion s’est jamais présentée, mais ce pasteur dévoyé de Magnus Stepney a peut-être pu lui en toucher un mot. Stepney a des contacts au sein des agitateurs politiques, qui font attention à ce genre de choses. »

À moins qu’il ne s’agît uniquement d’ouï-dire et d’exagérations. Je me souvenais qu’à Williams Ford un rhume de cerveau des Duncan ou des Crowley devenait la Peste Rouge le temps que les palefreniers et garçons d’étable racontassent l’histoire. C’était malgré tout de tristes nouvelles, en ce qui concernait la fille de Hollingshead. Elle m’avait toujours inspiré de la compassion, même si je ne savais de sa situation que ce que j’avais appris des couplets peu équivoques de Calyxa lors du bal de la fête de l’Indépendance, un an et demi auparavant.

« On a une raison spéciale de revenir au palais ? » a demandé Lymon Pugh, car telle était la destination que je lui avais indiquée.

« Deux ou trois trucs que je veux récupérer.

— Puis départ pour le sud de la France, j’imagine, ou un autre endroit à l’étranger ?

— Il n’est pas trop tard pour nous accompagner, Lymon… ma proposition tient toujours. Je ne sais pas trop quel avenir il te reste à Manhattan pour le moment. Tu pourrais avoir du mal à toucher ta solde, à partir de ce soir.

— Non, merci. J’ai l’intention de récupérer ma solde en prenant un pur-sang dans les écuries du palais pour partir dans l’Ouest sur son dos. S’il reste des chevaux, je veux dire. Les Gardes républicains aiment beaucoup Julian, ils se souviennent de lui comme du Conquérant, mais ils savent lire les mauvais présages aussi bien que n’importe qui. Beaucoup sont partis. Un peu de l’argenterie présidentielle a sans doute disparu avec eux, même si je donne pas de noms. »

On traite de rats ceux qui désertent un navire en perdition, mais il arrive que le rat évalue avec sagesse la situation. Lymon Pugh avait vu juste quant au pillage et aux raisons de celui-ci. En temps ordinaire, la Garde républicaine est un groupe non partisan qui survit sans trop de difficultés aux troubles d’un changement de régime en transférant tout simplement son allégeance au nouvel occupant du trône. Comme Julian avait toutefois fait de la Garde sa créature, elle coulerait ou surnagerait avec son administration.

Nous sommes arrivés à la porte de la 59e Rue. Certains membres de la section locale de l’armée des Laurentides semblaient avoir entendu parler du sac du palais et estimer qu’on devait les laisser y participer, puisque leurs camarades du nord marcheraient désormais d’un jour à l’autre sur Manhattan. Un groupe de ces vautours s’était rassemblé à la Porte où il lâchait des coups de feu en l’air en réclamant à cor et à cri qu’on leur ouvrît. Il restait toutefois assez de Gardes sur la muraille pour surveiller la porte et tenir à l’écart cette clique, qui respectait encore quant à elle assez le Sceau présidentiel pour nous laisser passer, mais à contrecœur et non sans nous crier quelques propos railleurs.

J’ai demandé à Lymon Pugh de s’arrêter à deux endroits du domaine palatin. D’abord au pavillon d’amis où j’avais vécu jusqu’à présent. Calyxa avait emballé depuis plusieurs jours nos plus précieuses possessions en prévision d’une telle fuite et elles étaient déjà parties pour les quais. Il ne restait plus que quelques objets divers. Dont une boîte de souvenirs que j’avais rassemblés sans que Calyxa n’en sût rien et que j’ai sortie de la maison tristement vide.

Nous nous sommes ensuite rendus au palais lui-même. Lymon Pugh avait correctement décrit le comportement paradoxal de la Garde républicaine. Certains de ses membres occupaient encore leur poste traditionnel au portique, obstinément « de service », tandis que d’autres gravissaient sans gêne les marches de marbre pour les redescendre plus tard chargés de coutellerie, vases, vaisselle, tapisseries et autres biens transportables. Je ne le leur reproche pas, cependant. Ils se retrouvaient au chômage et avec de piètres perspectives d’avenir : ils avaient le droit de récupérer leurs arriérés de solde comme ils pouvaient.

J’espérais que personne n’avait déjà pris ce que j’étais venu chercher. À cet égard, j’ai eu de la chance. Une minorité de ces hommes (dont certains m’ont salué avec malaise en me croisant) s’étaient aventurés dans le sous-sol du palais, qui gardait douteuse réputation. Ils n’étaient pas entrés dans la salle de projection, et j’ai retrouvé l’original de La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin à l’endroit exact où Julian l’avait laissé, réparti en trois boîtes cylindriques, avec la partition, le script, les indications scéniques, etc.

Je ne me suis pas attardé, une fois ces objets récupérés. J’imagine que s’il y avait eu des prisonniers dans les geôles souterraines du palais, j’aurais pu prendre le temps de les libérer. Sauf que ces geôles étaient vides. Julian n’avait eu d’autre prisonnier que celui dont il avait hérité : son meurtrier d’oncle, Deklan, qui avait depuis une nouvelle résidence… l’Enfer, ou la pointe d’un piquet de fer, suivant la manière dont on considère les choses.


Quand je suis ressorti du palais, Lymon Pugh attendait. Comme il l’avait annoncé, il s’était emparé d’un cheval à pedigree, qu’il avait équipé d’une belle selle en cuir et de sacoches. Je pouvais difficilement lui reprocher ce vol étant donné qu’il m’avait apporté un cheval identique et doté du même équipement.

« Même si tu ne vas qu’au port, tu devrais le faire sur une belle monture », a-t-il dit.

Les sacoches étaient pratiques pour transporter les trois bobines de Charles Darwin et mes autres souvenirs. J’ai soigneusement rangé tout cela. « Mais je ne vais pas tout de suite sur les quais, ai-je rectifié.

— Ah bon ? Tu vas où, d’abord ?

— Dans les quartiers difficiles de la ville… à une adresse bien précise. »

Ce projet l’a intéressé. « Ce serait pas près du feu ?

— Tout près… dangereusement près, mais toujours accessible, j’espère.

— C’est où ? »

J’ai haussé les épaules. Je n’étais pas prêt à lui confier mes maladroits espoirs.

« Eh bien, laisse-moi t’accompagner au moins jusque-là, quoi que tu aies à y faire.

— Tu te mettrais en danger.

— Comme si ça m’était jamais arrivé. Si je commence à avoir le trac, je prendrai la poudre d’escampette. Promis. »

La proposition était la bienvenue, je l’ai acceptée.

Juste avant de monter en selle, j’ai tiré de mes affaires un exemplaire d’Un garçon de l’Ouest sur l’Océan (j’en avais emporté une demi-douzaine) que j’ai offert à Lymon. Il l’a regardé avec émerveillement à la lumière que déversaient les portes du palais. « C’est celui que t’as écrit ?

— Il y a mon nom sur la couverture. Juste au-dessus de la Pieuvre. Il n’y a pas de Pieuvre dans le livre. »

Il a semblé sincèrement touché par mon présent. « Je le lirai, Adam, promis, dès que je serai un peu plus tranquille dans la vie. Tiens », a-t-il dit en plongeant la main dans sa poche, « voilà pour toi, en échange. En souvenir de moi. Disons que c’est un cadeau de Noël. »

J’ai accepté son cadeau, qu’il avait fabriqué lui-même, et l’en ai solennellement remercié.


Une vilaine mésaventure a failli nous arriver avant même de quitter le domaine palatin. Pour gagner la porte de la 59e Rue, nous avons traversé la Pelouse aux Statues, où l’on conservait les sculptures et reliques de l’époque des Profanes de l’Ancien Temps. Déjà inquiétant en plein jour, l’endroit le devenait encore davantage dans l’éclat nocturne et diffus de la ville, avec la tête en cuivre du Colosse de la Liberté qui penchait en permanence vers le sud, l’Ange des Eaux qui regardait Christophe Colomb d’un air de pitié solennelle et Simon Bolivar figé dans un raid de cavalerie sur l’Aiguille de Cléopâtre. Le chemin serpentait comme dans un labyrinthe entre ces énigmes de bronze qui dataient des temps anciens. Nous semblions y être seuls.

Sauf que nous ne l’étions pas. Un petit groupe de cavaliers, qui avait dû forcer le passage à l’une ou l’autre des Portes, se tapissait entre les statues en comptant peut-être dévaliser les Gardes républicains isolés ou les Eupatridiens qui quitteraient les lieux avec du butin… acte de violence dont ils imaginaient sans doute pouvoir se sortir sans mal, dans cette atmosphère générale de chaos et d’abandon.

Quel que fût leur plan, ils nous ont vus arriver et sont sortis en groupe serré de leur cachette. Ils étaient six, ai-je compté. Leur meneur n’a pas dissimulé ses intentions puisqu’il a tiré un fusil d’un étui fixé à sa selle. « Par ici ! » m’a crié Lymon Pugh. Nous avons éperonné nos montures, mais les voleurs avaient préparé leur attaque avec une grande précision. Ils étaient sur le point de nous couper le passage, et sans doute de nous tuer pour s’emparer de notre modeste trésor, quand l’homme au fusil a soudain regardé derrière nous, les yeux écarquillés, et crié une obscénité tandis que son cheval se cabrait.

Je me suis retourné sur ma selle pour voir ce qui l’effrayait à ce point.

Cela n’avait rien d’un ennemi, puisqu’il s’agissait tout simplement d’Otis, la vieillissante Girafe célibataire qui aimait passer ses soirées au milieu des statues. L’inhabituelle activité nocturne au palais l’avait rendu nerveux, j’imagine, et une fois nerveux, Otis avait tendance à charger. C’est précisément ce qu’il a fait : il a surgi de derrière le diadème cabossé du Colosse de la Liberté en balançant majestueusement son long cou et en galopant droit sur les bandits. Sans doute aurait-il rugi, si la nature l’en avait rendu capable.

Les voleurs se sont égaillés dans toutes les directions. Lymon et moi en avons profité pour fuir sans un regard en arrière et nous n’avons ralenti l’allure qu’en voyant les lumières de la 59e Rue.

J’ai entendu des coups de feu tandis que nous passions la Porte. J’ignore si Otis a été blessé au cours de cet affrontement avec les bandits. Je ne pense pas, mais je n’en ai aucune preuve. Les Girafes ne sont bien entendu ni invulnérables aux balles, ni moins mortelles que les autres animaux. Je ne pense pas pour autant qu’Otis se laisserait tuer par des hommes aussi peu recommandables… ce n’était pas son genre.

9

Je n’ai révélé notre destination à Lymon Pugh qu’une fois à proximité de celle-ci, car je doutais sans cesse de la sagesse de cette expédition. Je considérais toutefois que Julian méritait une dernière chance de changer d’avis et de décider de quitter Manhattan, surtout à présent que la ville brûlait ; de plus, si je le trouvais, je pourrais (me disais-je, du moins) lui demander pourquoi il s’était limité à des adieux aussi impersonnels qu’un petit billet griffonné.

Je n’étais pas absolument certain de pouvoir le retrouver, mais je pensais savoir où il était allé et estimais avoir assez de temps, mais tout juste, pour vérifier ce fort pressentiment.

Si quelque chose devait nous faire obstacle, ce serait l’incendie dans le Quartier des Immigrants, suivant la manière dont il s’était étendu. En traversant la 9e Rue, nous avons failli être repoussés par une vague d’Égyptiens en fuite. C’était une population agitée et majoritairement méprisée. Nombre de ces gens avaient fui leur pays natal pour échapper à la misère et aux combats de Suez, ainsi qu’à la maladie qui hante les terribles ruines du Caire. Ils avaient déjà été témoins de ravages et semblaient plus résignés que surpris par cette nouvelle catastrophe : ils avançaient péniblement, leurs ballots sur les épaules, traînant leurs charrettes comme s’il ne s’agissait ni de leur première apocalypse, ni sans doute de leur dernière. Ils ne nous ont prêté aucune attention, mais ce flot humain nous a obligés à ralentir.

Nous sommes bientôt arrivés en vue de l’incendie lui-même, qui bondissait par-dessus les toits du voisinage. Les flammes avaient déjà dévoré la plus grande partie du Quartier des Immigrants où, souvent appuyées à d’anciennes ruines en béton et construites avec des décombres résultant de fouilles de fortune, les fragiles maisons brûlaient comme du petit bois. Toutes les voitures de pompiers et pompes à incendie de Manhattan, du moins à ce qu’il semblait, étaient venues s’attaquer au problème. On puisait dans deux canaux : le Houston, qui servait au fret, et le Delancey, réservé quant à lui aux eaux usées… même si en pratique, ils se ressemblaient beaucoup. Des débris des plus nauséabonds obstruaient souvent les tuyaux des pompiers et la puanteur de fumée, de brûlé et de déchets humains en ébullition a failli nous faire rebrousser chemin. Par chance, Lymon Pugh avait apporté un assortiment de masques en papier anticontagion (dont certains imbibés, selon la coutume eupatridienne, d’huile d’opopanax). Nous en avons mis un chacun, qui a modestement fait obstacle à la fâcheuse odeur du sinistre.

Le vent violent emportait des étincelles et des braises. Les pompes à incendie avaient par chance réussi, du moins jusqu’à présent, à faire du canal Houston une espèce de coupe-feu, aussi les flammes ne l’avaient-elles pas franchi. Cela faisait notre affaire, l’adresse que je cherchais se trouvant justement de notre côté de ce canal.

« Vas-tu bien finir par me dire où on va ? a lancé Lymon Pugh.

— À l’Église des Apôtres Etc.

— Quoi ? La vieille grange de Magnus Stepney ? Je croyais qu’il y avait eu une descente là-bas, l’année dernière.

— L’Église existe toujours, en version réduite, dans le grenier d’un bâtiment sur la 9e Rue.

— Tu crois que Julian est allé là-bas, malgré l’incendie ?

— C’est une intuition », ai-je marmonné, et c’en était bien une, sans doute fausse, mais l’idée qu’ils étaient venus là avait pris racine dans mon esprit sans que je parvinsse ensuite à l’en déloger.

« Peut-être pas, a soudain dit Lymon en tirant les rênes de son cheval tout en me faisant signe de le suivre dans une ruelle. Regarde ! »

Nous sommes restés dans l’ombre à observer un groupe de cavaliers qui ne s’éloignait pas de l’incendie, mais s’en approchait dans la même direction que nous. Je n’ai pas tardé à comprendre ce qui avait inquiété Lymon : il s’agissait du diacre Hollingshead à la tête d’une escouade de policiers ecclésiastiques en uniforme doré. Je n’ai pas douté que ce fût le diacre : il se trouvait assez près pour qu’on pût le reconnaître et je ne pouvais oublier le visage haineux de l’homme qui avait essayé de traduire Calyxa en justice.

Il nous a jeté un coup d’œil en passant, mais les masques anti-infection nous rendaient difficilement identifiables et lui-même était trop absorbé par sa tâche pour nous prêter davantage attention.


Sa destination était la nôtre. Le temps que nous arrivions à l’entrepôt dont le grenier accueillait l’Église de Magnus Stepney, Hollingshead et ses hommes avaient mis pied à terre devant celui-ci. La demi-douzaine de policiers ecclésiastiques a rapidement entouré le bâtiment en se plaçant devant chaque porte, manœuvres que Lymon et moi avons suivies à distance prudente.

Il n’y avait pas de pompiers dans les environs… la rue était d’ailleurs déserte, ses habitants ayant fui depuis longtemps. Elle avait quelque peu changé depuis ma dernière venue, suite surtout à la levée, par Julian, de l’interdiction des Églises apostates. Rien qu’un an auparavant, c’était un quartier sournois de boutiques de chanvre, de meublés et autres commerces de bas étage. Ce l’était toujours, mais des temples, mosquées et autres lieux de culte nouvellement fondés avaient poussé au milieu des tavernes et des hôtels malpropres, nombre d’entre eux peints de couleurs voyantes ou décorés de symboles et slogans pleins d’imagination, comme si une fête foraine de la Foi était arrivée en ville.

Tous les camions de pompiers se trouvaient soit au bord du canal, soit derrière nous et plus à l’ouest. Le Quartier Immigrant brûlait sans entraves, les braises emportées par le vent retombaient doucement, mais aucune flamme n’avait encore atteint ni l’entrepôt accueillant l’Église des Apôtres Etc., ni aucun des bâtiments voisins.

« Si le diacre s’est déplacé, c’est que Julian doit être à l’intérieur comme tu l’as deviné, a dit Lymon Pugh. Regarde comme ils couvrent les entrées… très professionnel, pour des hommes du Dominion, encore que n’importe quelle patrouille militaire ferait mieux.

— Et ils sont bien armés », ai-je ajouté, car on voyait luire des fusils Pittsburgh dans les mains des policiers ecclésiastiques. « Si seulement nous étions arrivés les premiers !

— Non, Adam, tu te trompes. Si on était arrivés les premiers, on serait à l’intérieur avec Julian et à la merci des caprices du diacre. Notre situation actuelle nous donne une chance de prendre l’ennemi par surprise.

— Rien qu’à deux ?

— Il va falloir de la furtivité, a admis Lymon Pugh, mais c’est faisable.

— Je n’ai même pas un pistolet à opposer à leurs armes.

— Laisse-moi m’occuper de ça. Ils ont divisé leurs forces, Adam, tu as vu ? Six hommes en plus du diacre, et il vient d’en envoyer trois à l’arrière pour couvrir les sorties.

— Même trois hommes armés…

— De la police du Dominion ! Tu sais quoi, j’aurais pu régler leur compte à une dizaine de types comme eux avant même de me retrouver dans l’armée. Je l’ai souvent fait. »

Malgré ce que m’avait raconté Lymon de son époque de combats de rue et de désossage des bœufs, la proposition m’a paru risquée. Il n’a toutefois pas voulu en démordre. Il m’a dit de ne pas bouger et de faire tenir les chevaux tranquilles pendant qu’il contournait l’entrepôt. Il allait mettre hors d’état de nuire les policiers postés derrière et s’emparer de leurs fusils. Une fois armés, si je pensais que cela valait le coup, nous pourrions attaquer les hommes présents devant le bâtiment. Je lui ai répondu qu’après être venu jusque-là, autant mener le voyage à son terme, du moment que nous avions une chance raisonnable d’en sortir vivants.

Il a souri et s’est éclipsé à toute vitesse, en décrivant un grand cercle pour rester dans l’ombre.

Rendus nerveux par l’incendie de l’autre côté du canal, les chevaux voulaient hennir et taper du pied. Je les ai attachés à un poteau et j’ai passé un temps considérable à les calmer. Les flammes montaient si haut dans le ciel qu’elles jetaient partout une lueur rouge de crépuscule, et la fumée était d’une telle épaisseur que même mon masque anticontagion ne pouvait m’en préserver, si bien que j’avais beaucoup de mal à m’empêcher de tousser bruyamment.

Il y a alors eu un coup de feu, suivi d’une salve irrégulière de coups de fusil qui ont aussitôt réduit à néant tous mes efforts pour apaiser les chevaux. J’ai regardé l’entrepôt de l’autre côté de la rue. Les brutes ecclésiastiques postées devant se sont emparées de leurs armes et précipitées à l’arrière du bâtiment pour découvrir ce qui s’était passé, laissant le diacre seul.

Celui-ci ne s’est pas attardé pour autant. Il est entré sans escorte dans le bâtiment par la porte principale, l’air très déterminé et la main droite fermement serrée sur un pistolet.

Le plan de Lymon ne se déroulait pas comme prévu, ce qui m’obligeait à agir par moi-même. Je me suis dépêché de traverser la rue déserte en évitant les tonneaux d’ordures renversés et en foulant les pellicules de cendres tombées depuis peu du ciel noir de suie, puis j’ai suivi le diacre Hollingshead à l’intérieur de l’entrepôt, à pas de loup pour éviter qu’il se rendît compte de ma présence.

Il m’a fallu un moment pour monter les escaliers, sans autre lumière que la lueur de l’incendie qui entrait par les fenêtres palières. À tout moment, je craignais d’entendre un autre coup de feu, et une fois parvenu là-haut dans la chapelle, je m’attendais à y trouver le corps de Julian abattu par le diacre. Aucun coup de feu n’a toutefois claqué, et quand je suis arrivé à l’écriteau au sommet de l’escalier…


ÉGLISE DES APÔTRES ETC.

DIEU EST CONSCIENCE

N’EN AYEZ AUCUN AUTRE

AIMEZ VOTRE PROCHAIN COMME VOTRE FRÈRE


… j’ai entendu des voix.

Quelques pas supplémentaires m’ont conduit à la porte du grand grenier dont Magnus se servait comme chapelle, avec ses bancs pour les paroissiens et sa haute fenêtre ronde sous le faîte.

Aucun paroissien ne l’occupait cependant, comme je l’ai découvert en glissant la tête par la porte. J’ai par contre vu le diacre Hollingshead de dos, son arme braquée sur Julian Comstock et Magnus Stepney, assis côte à côte sur le banc le plus proche.

C’est tout ce que j’ai pu distinguer, car la seule lumière provenait de la haute fenêtre qui donnait sur le quartier égyptien. Toute la scène baignait dans diverses teintes d’ambre, d’orange et de rouge braise, lumière qui oscillait, tremblotait, augmentait et diminuait.

On ne m’avait pas encore vu et je me suis figé sur place.

« De tous les crimes que vous avez commis, disait Hollingshead, et ils sont innombrables, celui qui “m’amène ici”, comme vous dites, est le meurtre de ma fille. »

Magnus et Julian s’appuyaient l’un à l’autre sur leur banc, le visage dans l’ombre. Quand Julian a répondu, cela a été d’un murmure.

« Vous accomplissez donc une mission inutile. Quels que puissent être mes autres actes, je n’ai en aucune manière fait de mal à votre fille. »

Le diacre a lâché un rire furieux. « Vous ne lui avez pas fait de mal ! Vous avez ordonné l’attaque de Colorado Springs, n’est-ce pas ? »

Julian a hoché lentement la tête.

« Alors vous l’avez aussi sûrement tuée qu’en lui plongeant un poignard dans la poitrine ! Sa maison, ma maison, a été détruite par les tirs d’artillerie. Elle a été réduite en cendres, Monsieur le Président. Aucun survivant.

— Je suis désolé pour la destruction de votre propriété…

— Ma propriété !

— … et pour toutes les vies perdues dans l’attaque, en vain, j’imagine, mais l’histoire jugera. Le Dominion aurait pu céder, vous savez, cela aurait empêché tout ce bain de sang. Mais en ce qui concerne votre fille… elle est vivante, diacre Hollingshead. »

Le diacre s’était sans doute attendu à de laborieuses dénégations, ou peut-être à ce que Julian implorât sa clémence, aussi cette riposte modérée l’a-t-elle pris au dépourvu. Il a baissé son pistolet de quelques pouces et j’ai envisagé d’essayer de le lui arracher, mais cela m’a semblé trop risqué pour le moment.

« Vous voulez dire quelque chose de particulier par là, ou bien vous avez complètement perdu la tête ? a-t-il demandé.

— L’histoire des ennuis de votre fille a largement circulé…

— En partie grâce à cette chanson vulgaire que l’épouse dépravée de votre ami a chantée l’année dernière pendant la célébration de la fête de l’Indépendance…

— … et j’avoue m’être intéressé à elle. J’ai très attentivement étudié sa situation. Peu avant l’attaque de Colorado Springs, j’ai envoyé deux de mes Gardes républicains s’entretenir avec elle…

— Un entretien ! Vraiment ?

— Mes hommes l’ont informée de l’action militaire imminente et lui ont proposé un moyen d’évasion. »

Hollingshead s’est avancé d’un pas vers ses prisonniers. « Des mensonges, sans aucun doute, mais je vous en fais serment, Julian Comstock, si vous avez vraiment pris ma fille en otage, dites-moi où elle est… dites-le-moi, et je vous laisserai peut-être vivre encore un peu.

— Votre fille n’est pas otage. Je vous ai dit qu’on lui avait proposé un moyen d’évasion. J’entends par là de s’installer dans une autre grande ville… loin du cœur du Dominion et loin de vous, diacre Hollingshead, à un endroit où elle peut vivre sous un nom d’emprunt et fréquenter qui lui plaît.

Pécher comme il lui plaît, vous voulez dire ! Si c’est exact, vous auriez mieux fait de la tuer ! Vous avez assassiné son âme immortelle, ce qui est exactement la même chose !

— La même chose à vos yeux. La jeune fille est d’un autre avis. »

Cela a encore accru la colère du diacre. Il a fait un pas menaçant en avant et je me suis moi-même avancé dans son dos. Julian et Magnus s’étaient aperçus de mon arrivée, mais avaient eu la présence d’esprit de n’en rien montrer.

« Si vous vous imaginez avoir remporté une sorte de victoire, a dit le diacre, vous vous trompez. Le président Comstock ! Julian le Conquérant ! Ha ! Voyez où se trouve Julian le Conquérant, à présent… Il se cache dans une église apostate tandis que sa présidence s’écroule autour de lui et que la ville brûle à moins de cent mètres de là !

— Ce que j’ai fait pour votre fille, je l’ai fait pour son bien à elle, non à cause de vous. Elle porte les cicatrices des coups de fouet que vous lui avez donnés. Sans mon intervention, je doute qu’elle aurait vécu jusqu’à trente ans, sous votre férule. »

Je me suis demandé si Julian n’essayait pas de se faire tuer, à contrarier ainsi le diacre. J’ai avancé sans bruit d’un autre pas.

« Je la récupérerai sous peu, a affirmé l’ecclésiastique.

— J’en doute. Elle est soigneusement cachée. Elle vivra pour maudire votre nom. Elle l’a déjà maudit plus d’une fois.

— Je devrais vous tuer rien que pour ça.

— Faites donc, alors… Cela ne changera rien.

— Au contraire. Vous êtes un raté, Julian Comstock, tout comme votre présidence et votre rébellion contre le Dominion.

— J’imagine que le Dominion va durer encore un peu. Mais il est condamné à long terme, vous savez. De telles institutions ne durent jamais. Voyez dans l’histoire : il y a eu mille Dominions. Soit ils s’effondrent et sont oubliés, soit ils changent du tout au tout.

— L’histoire du monde est écrite dans les Saintes Écritures et elle s’achève en Royaume.

— L’histoire du monde est écrite dans le sable et évolue avec le souffle du vent.

— Dites-moi où est ma fille.

— Je ne vous le dirai pas.

— Dans ce cas, je vais commencer par tuer votre ami sodomite, ensuite je… »

Il n’a pas terminé sa phrase. J’ai sorti de ma poche le cadeau de Noël de Lymon Pugh. C’était un Assommoir, bien entendu. Lymon n’avait cessé de perfectionner sa technique de fabrication et m’avait fait l’honneur d’une de ses meilleures productions. Le sac de chanvre était cousu et orné d’un astucieux motif de perles, tandis que le lingot de plomb à l’intérieur aurait pu avoir été moulé dans un œuf d’Autruche.

Je me suis jeté en avant et servi de cet utile présent pour faire sauter le pistolet des mains du diacre.

Un coup de feu est parti quand l’arme est tombée, mais la balle est allée s’enfoncer dans le parquet. Hollingshead s’est retourné d’un coup en agrippant sa main blessée. Il m’a regardé, les yeux écarquillés (j’imagine qu’il a reconnu en ma personne le mari de Calyxa), puis les a baissés sur l’instrument au bout de mon bras.

« Qu’est-ce que c’est que cette chose ? a-t-il voulu savoir.

— On appelle ça un Assommoir », ai-je répondu juste avant de lui en montrer l’usage d’un geste vigoureux, si bien que Hollingshead s’est aussitôt retrouvé gisant à mes pieds.


Lymon Pugh est arrivé à ce moment-là par les escaliers. « Ils m’ont donné du mal, a-t-il commencé, mais j’ai fini par m’en débarrasser l’un après l’autre, de ces agents ecclésiastiques… j’ai entendu un coup de feu, ici… dis, c’est le diacre ? Il a pas l’air en forme.

— Surveille la porte, s’il te plaît, Lymon », ai-je dit, car je voulais avoir une conversation privée avec Julian. Lymon a compris et quitté la pièce.

Julian ne s’est pas levé et n’a pas changé de position. Ainsi appuyés l’un contre l’autre, Magnus Stepney et lui ressemblaient à des poupées de chiffon jetées là par un enfant impatient. J’ai contourné le corps du diacre pour m’approcher d’eux.

« Pas trop près », a averti Julian.

J’ai hésité. « Comment ça ? »

Magnus Stepney a répondu à sa place. « Votre masque anticontagion m’a gêné pour vous reconnaître, Adam Hazzard, mais vous feriez mieux de le garder.

— À cause de la fumée, vous voulez dire.

— Non. »

Magnus s’est penché pour ramasser une lanterne posée par terre près de lui. Il l’a allumée puis soulevée afin d’en faire tomber la lumière sur Julian et sur lui-même.

J’ai aussitôt compris et j’avoue avoir reculé d’un pas, le souffle coupé.

Pâle, les yeux à demi clos, Julian avait des boutons de fièvre sur les joues. Le symptôme révélateur était toutefois plutôt l’étendue de pustules jaune pâle, comme des perce-neige dans un jardin d’hiver, qui montait au-dessus de son col et entourait ses poignets.

« Oh, ai-je lâché. Oh.

— La Vérole, a dit Julian. Jusqu’à ce soir, je n’étais pas sûr de l’avoir attrapée, mais l’apparition des lésions a anéanti mes dernières illusions. Voilà pourquoi je suis resté isolé dans ma loge au théâtre… et pourquoi je suis parti sans prévenir. Et aussi pourquoi je ne peux pas vous rejoindre à bord du Goldwing, au cas où tu t’apprêterais à poser la question. Je risquerais d’infecter tout l’équipage et tous les passagers. Tuer la moitié des gens que j’aime, et mourir par la même occasion.

— Alors tu es venu ici ?

— Pour y passer ses derniers instants, cet endroit en vaut un autre, je trouve.

— L’incendie te tuera avant l’épidémie. »

Il s’est contenté de hausser les épaules.

« Et vous, Magnus ? ai-je demandé. Assis comme ça juste à côté de lui, vous ne craignez pas d’attraper la maladie ?

— Selon toute vraisemblance, c’est déjà fait, mais merci de poser la question, Adam. J’ai l’intention de rester avec Julian aussi longtemps que j’en trouverai la force en moi. »

C’était une parole de saint. Julian a pris la main de Magnus et s’est allongé sur le banc, en gémissant un peu à cause de la pression sur ses plaies, pour poser la tête sur ses genoux.

J’avais toujours espéré que Julian trouverait une femme pour l’aimer, afin qu’il pût connaître une partie des plaisirs que la vie m’avait accordés et lui avait refusés. Cela ne s’est pas produit, mais j’ai eu la consolation de voir qu’il aurait au moins son ami Magnus près de lui dans ses derniers instants. S’il n’avait pas d’épouse pour lui apporter du réconfort ou défroisser l’oreiller sur lequel il agonisait, il avait Magnus, et peut-être cela valait-il aussi bien à ses yeux.

« J’ai raté le rideau du troisième acte », a regretté Julian, l’air triste et rêveur… sans doute avait-il commencé à divaguer. « Il y a eu des applaudissements ?

— Des applaudissements, des acclamations, et en abondance. »

Je n’en suis pas certain à cause de la mauvaise lumière, mais je crois qu’il a souri.

« C’était un bon spectacle, Adam, pas vrai ?

— Un excellent spectacle. Le meilleur qui soit.

— Il fera qu’on se souvienne de moi, tu crois ?

— Bien sûr qu’on se souviendra de toi. »

Il a hoché la tête et fermé les yeux.

« C’est vrai ce que tu as dit au diacre sur sa fille ? lui ai-je demandé.

— Elle est en sécurité à Montréal, sur mon ordre.

— C’était un acte plein de noblesse.

— Il compense la puanteur de la guerre et de la mort. Ma modeste offrande à la Conscience. Tu crois que ça suffira ? » a-t-il demandé en braquant sur Magnus son regard fiévreux.

« La Conscience n’est pas difficile, a répondu celui-ci. Elle accepte à peu près toutes les offrandes, et la tienne était généreuse.

— Merci d’être venu, Adam. » Visiblement, Julian se fatiguait vite. « Mais il vaudrait mieux que tu rejoignes les quais, maintenant. Le Goldwing n’attendra pas, et l’incendie s’étend, j’imagine.

— Le vent transporte les braises de l’autre côté du canal. Cet entrepôt va bientôt brûler, s’il n’a pas déjà commencé.

— Je crois que tu as raison. »

Ni l’un ni l’autre n’a toutefois bougé et je n’arrivais pas à les abandonner.

« Je crains de ne pas avoir été un bon président, a chuchoté Julian.

— Mais tu as été un bon ami.

— Veille bien sur ton bébé, Adam Hazzard. Ce n’est pas Flaxie que j’entends pleurer ? Je crois que j’aimerais dormir, maintenant. »

Il a fermé les yeux sans plus me prêter attention. J’ai remercié Magnus pour sa gentillesse et suis parti sans me retourner.

Devant le bâtiment, dans la brûlante atmosphère pleine de cendres, j’ai fait mes adieux à Lymon Pugh. Celui-ci m’a pris la main une dernière fois en me disant qu’il était désolé pour Julian, puis m’a souhaité bonne chance dans « les endroits étrangers ». Il est ensuite parti en direction des quartiers résidentiels, cavalier solitaire dans une rue déserte jonchée de charbons ardents apportés par le vent.

Je suis arrivé sur les quais à minuit. J’ai pris les sacoches de mon pur-sang et offert celui-ci à une famille d’Égyptiens qui passait par là et pour laquelle il représentait sans doute la fortune de Crésus. Le Goldwing n’était pas parti. J’ai embarqué et trouvé ma cabine, dans laquelle Calyxa veillait Flaxie dans son berceau. Mon absence l’avait impatientée et elle a voulu savoir où j’étais allé, mais je ne me suis pas expliqué, je l’ai juste prise dans mes bras pour pleurer sur son épaule.

10

Le Goldwing a quitté le port à l’aube, devant les flammes. Il a traversé les Narrows et jeté l’ancre dans la Lower Bay pour attendre un vent favorable. Un soleil de décembre brillait avec vivacité.

Nous voyions la fumée monter de New York. L’incendie a dévoré le bas de Manhattan presque jusqu’au domaine palatin avant que le vent retournât les flammes sur elles-mêmes. Épaisse colonne inclinée, la fumée s’élevait jusqu’à la haute atmosphère qui s’en emparait alors pour l’étaler sur l’océan. Il m’est venu la macabre idée que ce nuage de cendres et de suie contenait – devait avoir contenu, par raisonnement scientifique – des particules de ce qui avait été mon ami Julian. Ses atomes, je veux dire, transfigurés par le feu, nettoyés de toute maladie et enfin autorisés à pleuvoir sur un océan indifférent.

C’était une réflexion douloureuse, mais j’ai pensé qu’elle aurait plu à Julian, car elle était de nature philosophique, du moins autant que possible pour moi.

À midi, le capitaine de notre navire a décidé d’appareiller. Cela n’avait rien de simple : il fallait lever les ancres, hisser les voiles, faire tourner les treuils et autres actions du même genre. (Le Goldwing ne disposait que d’un petit moteur à vapeur, pour le cabotage. En mer, c’était une goélette à la merci du vent.) Calyxa et moi avons confié Flaxie à une nourrice pour monter sur le pont arrière assister à la mise en place des voiles. Sam et la mère de Julian s’y trouvaient déjà, aussi nous sommes-nous regroupés tous les quatre… sans vraiment échanger de paroles, car nous partagions un chagrin littéralement indicible.

Les ordres du capitaine ont descendu la chaîne de commandement en une série de cris, les résultats la remontant ensuite. « Barres de cabestan à poste ! » nous a résonné aux oreilles, puis « Embraquez le câble jusqu’à pic ! » au moment où l’ancre était amenée à la verticale. Le soleil a chauffé le pont dont les planches humides ont commencé à fumer.

Sam s’est avancé jusqu’à la lisse de couronnement pour observer la ville en feu. Nous l’avons rejoint en restant hors du chemin des marins très affairés. Les huniers ont été déployés, arrimés en place et proprement hissés. Le Goldwing a remué, comme un animal qui s’agite dans son sommeil.

Sam s’est tourné vers Emily. « Pensez-vous que ce serait bien… enfin, convenable… si je disais… eh bien, une prière ?…

— Bien entendu, a-t-elle répondu en prenant sa main valide dans les siennes.

— Une de mes prières, je veux dire.

— Oui, Sam. Il n’y a pas ici de Dominion qui vous punirait pour cela, et j’imagine que l’équipage a entendu plus étrange… la moitié de ces hommes sont des païens européens. »

Sam a hoché la tête et commencé sa prière pour Julian, prière qu’il avait dû garder en mémoire depuis sa lointaine enfance. Les cris nautiques ont continué par-dessus sa solennelle psalmodie. L’eau salée giflait le parement de bois du vaisseau et les mouettes criaillaient au-dessus de nous.

Sam a baissé la tête. « Yit guid-oll, a-t-il commencé, va-yit ka-dach…

Le foc et les drisses », a été l’ordre que le second a ensuite relayé du capitaine. Les marins ont grouillé dans le gréement.

« … Smay ra-bah balma div-ray…

— Hissez ! Tenez bon, et clavetez le cabestan ! Basculez et amarrez l’ancre à poste.

… Hiro-tay ve-am-lik mal ha-tay…

— Barre à bâbord, toute ! »

Le Goldwing a commencé à avancer à vive allure dans l’eau.

« … Bu-chaw yay honey vi-ormy chon…

— Manœuvrez la bosse d’écoute ! Larguez les cargues et relâchez aux palans de retenue !

… ov chay-yed holl baït yis-royal baï agula you viz man ka riif…

— Manœuvrez aux cabans avant et principal ! Lâchez et hissez ! Hissez, maintenant, dur, HISSEZ !

… vim rou ah-maïn », a terminé Sam, puis Emily a dit « Amen », Calyxa aussi, et enfin moi.

Nous sommes ensuite restés au bastingage à regarder l’Amérique disparaître petit à petit derrière l’horizon à l’ouest.

Épilogue Printemps 2192

Des doutes sur toutes choses de ce monde, des intuitions des choses du ciel, leur fusion ne donne pas la foi, pas plus qu’elle ne rend mécréant, mais elle accorde à l’homme de les considérer objectivement.

M. HERMAN MELVILLE,

dans un livre récupéré par Julian Comstock dans les Archives du Dominion


J’avais pour intention dans ce livre de dresser au lecteur un portrait sincère et authentique de la vie comme de la carrière de Julian Comstock… à défaut, en cas de vérité indécise ou inaccessible, de pécher par excès de spectaculaire. J’ai fait de mon mieux pour atteindre ce but et je repose la plume avec des sentiments mitigés : fierté et honte, amour et culpabilité.

Seize ans se sont écoulés depuis ces événements. Le Goldwing s’est amarré sans problème à Marseille au Nouvel An 2176, et même si nous étions des étrangers en France méditerranéenne, même si seule d’entre nous Calyxa parlait la langue, et avec un accent qui tirait grimaces et moues pincées aux autochtones… malgré tout cela, nous nous en sommes bien sortis, ici. En général, le temps est agréable. La population locale est hétérogène, mais paisible… malgré leur rivalité perpétuelle, les musulmans et les chrétiens ne se sont pas entre-tués depuis des décennies, du moins pas à grande échelle.

Nous avons d’abord vécu aux dépens d’Emily Godwin, qui avait importé une assez vaste portion de la fortune des Comstock pour acheter une villa dans une petite agglomération du littoral. Ni Sam ni moi ne nous sommes toutefois satisfaits d’être ainsi « entretenus ». Sam a fini par monter un commerce de chevaux : il a emprunté suffisamment d’argent à Emily pour faire venir de l’est de la Caspienne une sélection de poulinières, avec lesquelles il a bâti une affaire prospère qui lui a valu une réputation considérable.

Calyxa chante régulièrement dans les tavernes des environs et on l’engage parfois pour une représentation dans le port de Marseille. Son accent, source de tant de mépris dans la conversation courante, passe pour « charmant » dans le domaine musical, paradoxe qui lui a permis de parvenir à un revenu convenable. Il lui arrive aussi de profiter de la forte implantation de l’industrie cinématographique en France méditerranéenne pour doubler professionnellement des actrices américaines dans des films français. Il n’y a pas de Dominion pour étouffer l’originalité de cette industrie (même si le gouvernement s’en mêle de temps en temps), et le son enregistré devient banal. La voix de Calyxa a été mécaniquement enregistrée il y a peu pour une version française du film de Julian, La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin. Des copies du film ont été introduites en contrebande dans les territoires sous mandat mitteleuropéen au nord de Lyon, où le public lui aurait réservé un accueil enthousiaste. Pas plus tard qu’hier, nous avons entendu parler du succès tapageur d’une représentation à Bruxelles.

Flaxie est à présent une jeune femme. Elle a appris très tôt à lire, en anglais comme en français, langues qu’elle maîtrise l’une et l’autre. Elle a du succès avec les garçons du village, dont aucun n’est assez bien pour elle, selon moi, mais elle ne partage pas mon opinion. Elle adore les livres et la musique, et elle a les cheveux aussi brillants, sombres et étroitement torsadés que ceux de sa mère avant de grisonner. Elle aide Sam dans ses écuries par amour des chevaux, amour qu’elle ne tient pas de moi, et apprécie aussi les longues chevauchées dans les collines au nord de la ville[109]. Nous sommes très fiers d’elle.

Quant à moi, je gagne ma vie avec ma plume (ma machine à écrire, en réalité, même si celle de M. Dornwood a beaucoup vieilli et voyagé et s’il lui manque quelques pièces). Les imprimeries de New York ont survécu aux flammes et le secteur du livre se porte bien sous la présidence de Fairfield, malgré les décrets d’un Dominion affaibli. Je suis un des piliers de ce secteur, m’a-t-on dit, même si mes manuscrits sont livrés par courrier transatlantique et se perdent souvent en mer.

Mon dernier livre (avant celui que vous tenez entre les mains) s’appelait Des garçons américains sur la Lune et s’est bien vendu malgré l’absence d’imprimatur du Dominion[110]. Il a reçu les louanges de M. Charles Curtis Easton, qui a lui aussi survécu à l’incendie, mais est encore plus âgé que ma vénérable machine à écrire et met un terme à sa carrière. Pour écrire ce roman, je me suis inspiré de mon exemplaire d’Histoire de l’Humanité dans l’Espace. Ce très vieux livre est en ce moment même posé sur mon bureau, en compagnie d’un certain nombre de souvenirs récupérés sur le domaine palatin : une lettre à l’écriture passée qui commence par Liefste Hannie ; un billet de train, validé de Montréal à New York ; un dollar Comstock orné du visage de Deklan le Conquérant (Julian n’a pas duré assez longtemps pour frapper ses propres pièces) ; une affiche de la première de Darwin sur Broadway ; un Assommoir décoratif (très taché) et d’autres articles du même acabit. Ils retrouveront demain leur place habituelle.

La brise semble émettre un commentaire muet en feuilletant les pages d’un calendrier accroché au mur. J’ai du mal à croire que huit ans seulement nous séparent du vingt-troisième siècle ! Le temps m’est mystérieux… je m’habitue difficilement à sa manière de s’écouler. Peut-être suis-je devenu vieux jeu, peut-être resterai-je à jamais un Homme du Vingt-Deuxième Siècle.

Voilà que Calyxa traverse mon bureau pour aller dans le jardin.

Notre villa est située sur un haut promontoire et il ne pousse guère chez nous que du fenouil de mer et du sable, mais Calyxa a depuis longtemps fait ériger un mur protecteur autour d’un carré de bon terreau, dans lequel elle plante chaque année de la lavande, du mimosa et des tournesols. Elle m’a été d’une aide inestimable pendant que je rédigeais ma biographie de Julian… en complétant les phrases en français dont je ne gardais qu’un vague souvenir, en les recopiant avec les accents grave# et aigu# ou autres fioritures.

Elle s’arrête pour m’adresser un sourire énigmatique. « Tu es l’homme le plus gentil et le plus innocent que je connaisse. Tu rends supportables les laideurs de la vie. Sans toi, elles seraient insoutenables#. »

Sans doute une petite plaisanterie à mes dépens, car Calyxa est sceptique de nature et formule souvent ses ironies en français, langue qu’au bout de seize ans dans ce pays, je ne comprends toujours pas très bien. « C’est ce que tu crois », je lui réponds, et elle part en riant, sa jupe blanche virevoltant autour de ses chevilles.

J’ai l’intention d’abandonner ma machine à écrire pour la suivre. L’après-midi est trop tentant. Nous ne vivons pas au Paradis, loin de là, mais le mimosa est en fleur et un agréable souffle frais monte de la mer. Par des journées comme celle-ci, je pense à ce pauvre Magnus Stepney et à son Dieu vert en évolution qui nous incite tous à le rejoindre dans l’Éden. La voix du Dieu vert est si faible que nous sommes très peu nombreux à l’entendre correctement, et c’est ce qui fait notre malheur, j’imagine, en tant qu’espèce… mais je l’entends haut et clair, en ce moment. Elle me demande de sortir au soleil, et j’ai l’intention d’obtempérer.


FIN
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