ACTE QUATRE Une saison dans la terre que Dieu donna à Caïn Thanksgiving 2174

Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes.

Première Épître aux Corinthiens, 1:27

1

Je n’exténuerai pas le lecteur en racontant chacun des incidents relatifs à notre départ au Labrador, antérieurement aux tragiques et triomphaux événements qui se sont déroulés aux alentours de Thanksgiving 2174. Je parle bien de notre départ, et pas seulement de celui de Julian, car l’ordre de renvoi au combat promulgué par Deklan le Conquérant nous incluait aussi, Sam Godwin et moi.

En bref, j’ai été forcé de quitter mon épouse de quelques mois, ainsi que ma brève carrière d’auteur à New York, pour voguer jusqu’au Labrador comme membre de l’état-major du général de division Julian Comstock… et pas dans l’une des parties les plus agréables du Labrador telle que la rivière Saguenay, mais dans une région encore plus inhospitalière et hostile de cet État disputé, pour une mission dont le véritable objet consistait à transformer l’encombrant héritier potentiel qu’était Julian en martyr muet et peu gênant.

Nous avons quitté New York à la mi-octobre sur un clipper de la Marine qui a mis le cap au nord. C’était une période agitée sur l’Atlantique et nous avons essuyé une féroce tempête, durant laquelle notre vaisseau a été secoué comme une puce sur la croupe d’un étalon irascible, avant de rejoindre au large du port de Belle-Isle (désormais aux mains américaines) une flotte dirigée par l’amiral Fairfield.

La Marine de l’Union n’est pas une entité politique aussi puissante que les deux grandes armées nationales, à laquelle elle sert d’extension nautique, mais elle avait tout récemment harcelé les Mitteleuropéens avec davantage d’efficacité que nos forces terrestres.

Au cours de l’une de ses rares initiatives stratégiques vraiment utiles, Deklan Comstock avait annoncé un blocus complet des transports maritimes européens au large de Terre-Neuve et du Labrador. Un tel blocus avait déjà été tenté, avec des résultats décevants, mais la Marine était à présent plus importante et mieux équipée pour mener à bien un projet aussi ambitieux.

Je me trouvais à bord du bâtiment amiral de l’armada, le Basilisk, durant la fameuse bataille de l’estuaire de Hamilton. Une énorme flotte de guerre n’étant pas chose aisée à dissimuler, les Hollandais avaient repéré nos mouvements, mais commis l’erreur de supposer que nous allions les attaquer près de la baie de Voisey, d’où ils exportaient les minerais de nickel, de cuivre et de cobalt si abondants au Labrador. (Les nombreux îlots et voies navigables de la région font de la baie de Voisey, même sous étroite surveillance, un refuge idéal pour les forceurs de blocus.) On nous avait cependant fixé un objectif plus audacieux. Nous nous en sommes pris à l’estuaire de Hamilton et tandis que les Hollandais nous cherchaient plus au nord, nos canons réduisaient au silence leur forteresse dans le détroit et nous soumettions sans tarder leurs emplacements d’artillerie à Rigolet et sur l’île des Esquimaux. Les défenses hollandaises n’étant pas préparées à notre arrivée, nous n’avons souffert que de pertes relativement mineures. Des vingt canonnières de notre flotte, une seule, le Griffin, a été perdue corps et biens. Cinq autres ont subi des dommages que les charpentiers du bord ont pu réparer et notre navire n’a pas eu une égratignure, alors même qu’il se trouvait à l’avant-garde.

Un détachement de la Première Division Boréale a été débarqué pour occuper et restaurer les forts capturés. Cela a été un grand jour (et ensoleillé, mais glacé) que celui où nous avons vu les Soixante Étoiles et les Treize Bandes hissées au-dessus du détroit, signifiant que nous contrôlions toute la navigation dans ce goulet large d’un mille.

Devant nous s’étendait l’immense lac Melville, alimenté par les bassins versants de la rivière Naskaupi et du fleuve Churchill. Au sud se dressaient les montagnes Mealy, grises et émoussées… et intimidantes quand elles n’étaient pas masquées par les nuages.

Invisibles au loin se trouvaient nos véritables objectifs : Shesh et Striver, villes tenues par les Hollandais, ainsi que la tête de ligne ferroviaire à Goose Bay, d’une importance capitale.

Julian et Sam ont consacré l’essentiel de cette période à des planifications militaires et des concertations avec l’amiral Fairfield. Un après-midi, Julian est toutefois monté me rejoindre à l’endroit où j’« usais le pont[72] ».

Julian m’a appris que Jacques Cartier, l’explorateur de jadis, avait surnommé le Labrador « la Terre que Dieu donna à Caïn »[73]. « Même si, bien entendu, il faisait plus froid, à l’époque, a-t-il ajouté. Ce n’est plus si désolé, de nos jours… encore que je n’aimerais pas être fermier ici.

— Pas étonnant que Caïn ait été si maussade », ai-je répondu en serrant plus confortablement mon duffel-coat sur mon corps pour me protéger du vent, rude et glacial au point que les marins de quart s’étaient accroupis entre les rouleaux de corde pour pouvoir fumer la pipe et jurer à leur aise. L’endroit n’était de fait pas complètement désertique : il produisait épicéas noirs, bouleaux, sapins baumiers et faux trembles en abondance, dans l’ombre glacée desquels vivaient des caribous et autres rudes créatures. Au mois chaud, m’avait-on dit, le gibier d’eau pullulait. Les forêts du Labrador étaient néanmoins désolées et la terre globalement peu accueillante pour l’Espèce Humaine. « Au moins, nous avons taillé les Hollandais en pièces et nous sommes vivants pour le raconter », ai-je dit.

Sam, Julian et moi comprenions tous trois que cette expédition n’était pas destinée à ce qu’on y survécût, du moins en ce qui concernait le général de division Comstock. Julian soutenait toutefois que toute campagne, même la plus désespérée en apparence, pouvait basculer sur un petit imprévu et produire des résultats inattendus. Cette remarque parvenait en général à me remettre le moral à flot, mais ce jour-là, un peu de novembre s’était glissé dans mon âme malgré notre récente victoire navale. J’étais loin de chez moi et rempli d’appréhension.

Je m’attendais à ce que Julian répétât ses paroles de réconfort, ce qu’il n’a pas fait. « Le pire est devant nous, a-t-il convenu. L’amiral Fairfield a reçu l’ordre de débarquer l’infanterie à Striver pour une attaque sur Goose Bay… et Goose Bay ne sera pas une proie facile. Ils savent que nous arrivons, leurs télégraphes doivent déjà crépiter. »

J’ai regardé l’horizon derrière les eaux grises que le vent cinglait dans notre sillage. « J’ai moins peur pour moi que pour Calyxa. Elle est seule à New York, elle s’est déjà attiré l’inimitié du diacre Hollingshead, et va savoir si elle n’a pas offensé d’autres autorités depuis.

— Ma mère la défendra, a rappelé Julian.

— Je l’en remercie, mais j’aimerais pouvoir défendre Calyxa moi-même.

— Tu la retrouveras vite, si je peux y faire quelque chose. »

Deklan le Conquérant avait tablé sur la jeunesse et l’inexpérience de Julian pour en faire une cible facile face aux Hollandais, mais il avait certainement sous-estimé son neveu. Julian était jeune et une bonne partie des troupes placées sous son commandement avait tout d’abord rechigné à prendre ses ordres d’un gamin à barbe blonde. Il avait alors accru sa propre réputation en faisant secrètement circuler des exemplaires de mon opuscule parmi les soldats alphabétisés, qui l’avaient lu ou résumé à haute voix à leurs camarades illettrés. Il n’était de surcroît pas aussi ignorant qu’aurait pu l’espérer Deklan Comstock. Sam lui avait longuement fait étudier la guerre sur le papier, et la campagne du Saguenay lui avait permis de comparer la théorie à la pratique. « Nous rentrerons peut-être couverts de gloire à Manhattan, ai-je dit.

— Oui, histoire d’obliger mon oncle à trouver un moyen plus banal de me tuer.

— Nous survivrons au vieux Deklan le Conquérant, ai-je répliqué en prenant soin de ne pas parler trop fort. C’est l’opinion de Sam.

— J’espère qu’il a raison. En attendant, regarde-toi, Adam, tu trembles… Tu ne devrais pas être dans ta cabine à consigner l’héroïsme du moment ? »

Ma cabine se trouvait suffisamment près du fond de cale pour que de l’air frais devînt souvent désirable, quel que fût le froid. Julian avait cependant raison. J’avais accepté de tenir un récit des événements pour publication dans le Spark. La chute de l’île aux Esquimaux fournirait un épisode excitant, sans trop nécessiter d’exagération dramatique. « Je vais le faire », ai-je assuré. J’avais déjà couché des milliers de mots sur le papier. J’espérais qu’ils trouveraient une utilité quelconque. Même si aucun d’eux n’empêcherait le Basilisk de couler en cas de voie d’eau sous sa ligne de flottaison, ni ne détournerait le moindre projectile ennemi.

J’ai laissé Julian debout à la lisse de couronnement, le regard fixé sur le détroit et comme perdu dans ses pensées. Le rebord de son chapeau de général de division lui ombrageait les yeux et sa tunique bleu et jaune claquait dans le vent glacé qui descendait des montagnes Mealy.


Une fois le détroit sous contrôle, nous avons mis le cap sur Striver, une ville sur le rivage septentrional du lac Melville.

Nous y avons trouvé amarrés quelques bâtiments de guerre hollandais, formidables navires lourdement armés, mais nous leur avons déboulé dessus aux premières lueurs de l’aube, et avant qu’ils pussent vraiment remonter l’ancre, nos canons avaient déjà abattu leurs mâts et ouvert quelques brèches dans leurs flancs blindés.

Le Basilisk a essuyé un feu intense, ce jour-là. Pendant que les marins se battaient, je suis resté à l’abri sous le pont avec les fantassins et j’étais présent quand un coup nous a frappés de plein fouet par le milieu. Ce projectile n’aurait pu perforer le blindage qui protégeait la salle des machines et les chaudières du Basilisk, mais il pouvait, et il l’a fait, traverser la coque en bois juste à l’endroit où nous nous tenions. Si l’explosion ne m’a pas blessé, d’énormes éclats ont transpercé plusieurs hommes placés près de la cloison et un garçon bailleur du Kentucky nouvellement incorporé a eu le crâne broyé, ce qui a répandu sa cervelle sur le sol et lui a été fatal.

Après cela, je n’ai plus rien entendu que la bataille d’artillerie et les hurlements des blessés. Les gros canons du Basilisk lâchaient bordée sur bordée, à la fois d’obus et de mitraille. Je me suis risqué à un moment à jeter un coup d’œil par la « fenêtre » tout juste ouverte au flanc du navire, mais je n’ai vu que la coque toute proche d’un bâtiment hollandais… et je me suis hâtivement rejeté en arrière quand m’est apparue la gueule encore fumante d’un canon ennemi. Notre navire a tremblé à plusieurs reprises dans l’eau tel un chien paralysé, si bien que j’ai fini par ne plus douter que nous eussions perdu nos moteurs et par m’attendre vraiment à voir d’un instant à l’autre déferler l’eau mortellement glacée du lac Melville.

Il ne s’agissait toutefois que d’un vertige provoqué par la puanteur du sang et de la poudre. La bataille a fini par s’achever, puis Julian est descendu en personne dans la cale où se blottissaient les fantassins pour annoncer que nous avions vaincu l’ennemi et pris le contrôle du port.

Je suis remonté avec lui voir ce qu’avaient donné les combats.

De la fumée continuait à flotter sur le lac, en l’absence de vent pour la dissiper. Le ciel était couvert. Le Basilisk avait perdu un mât, dont un groupe de marins s’activait à passer les restes par-dessus bord. Nous avions subi des dégâts réparables, mais d’autres membres de notre petite armada se trouvaient plus gravement atteints. La Christabel brûlait doucement et la Béatrice semblait dangereusement basse sur l’eau.

Les Hollandais avaient néanmoins bien davantage souffert. Des huit navires qui défendaient Striver, pas moins de six avaient coulé, dont il ne restait que des parties visibles aux endroits où leurs coques reposaient sur le fond rocheux du lac. Les deux encore à flot étaient démâtés et des volutes de fumée noire s’en échappaient. Nous avons envoyé des chaloupes récupérer les survivants.

Le Basilisk et les autres avaient aussi placé quelques coups stratégiques sur les bâtiments et entrepôts au pied de la principale artère de la ville, aussi cette dernière avait-elle signifié une reddition sans condition en hissant des drapeaux blancs aux endroits où flottait auparavant la bannière mitteleuropéenne. « Nous avons récupéré un petit bout d’Amérique, Adam, m’a dit Julian. La patrie s’est agrandie de quelques milles carrés.

— Je ne sais pas comment tu peux te montrer cynique après avoir remporté une telle bataille.

— Il ne s’agit pas de cynisme. C’est une victoire foudroyante, mais elle est due à l’amiral Fairfield, pas à moi. Mon utilité au cours de cette expédition s’est limitée à faire faire l’exercice à mes hommes sur le gaillard d’arrière. Mais cela ne va pas tarder à changer. Voici l’endroit où nous débarquons l’infanterie. »

Il a expliqué que tous les fantassins descendraient à terre dans la journée. Deux divisions entières suivraient sous peu, si les transports de troupe étaient à l’heure et que nos garnisons continuaient à tenir le détroit. Une fois l’armée à terre et regroupée, Julian la conduirait par la route à Goose Bay, que l’amiral et sa flottille bombarderaient pendant ce temps à distance pour occuper les défenseurs hollandais.

J’ai promis d’essayer de ne pas le gêner.

« Tu ne me gênes pas. Ne sais-tu pas que tu es l’un de mes conseillers en qui j’ai le plus confiance ?

— Je n’ai pas souvenir de t’avoir donné le moindre avis à proprement parler.

— C’est moins ton avis que ta sensibilité qui a pour moi autant de valeur.

— Tu m’accordes bien trop de mérite.

— Et tu es mon ami. Denrée rare dans les cercles que nous avons fréquentés ces derniers temps.

— Tu peux compter au moins sur mon amitié. Et sur mon fusil Pittsburgh, une fois que nous nous battrons sur la terre ferme.

— Nous combattrons bien assez vite », a dit Julian en détournant le visage comme d’une vérité horrible.


Plus de deux mille fantassins supplémentaires sont arrivés à Striver au cours des jours suivants, transférés par bateaux depuis nos bases terre-neuviennes sous la protection de l’amiral. Tous les soldats hollandais de Striver ont été capturés et renvoyés par les transports de troupes vides dans les camps de prisonniers sur la péninsule de la Gaspésie. On a conseillé aux inoffensifs citoyens de Striver de rester le plus possible chez eux et imposé un couvre-feu strict. De notre côté, la discipline a été assez sévère pour prévenir le genre de vols, viols, pillages et incendies à grande échelle que les autochtones ne manquent jamais de trouver pénibles. Nous disposions d’approvisionnement grâce à l’extension récente de la ligne ferroviaire depuis Goose Bay, ligne sur laquelle Striver servait de point de déchargement alternatif pour les biens européens à destination de l’arrière-pays labradorien. Les Stadhouders apprécient leur confort : nous avons trouvé dans les entrepôts des quais des caisses de poisson fumé, des tonneaux de farine de blé non infestée, d’énormes tommes d’odorant fromage et autres articles de même intérêt.

Quelques jours après notre débarquement, je me suis promené avec Julian parmi les troupes tout juste arrivées. Si on m’avait nommé colonel pour la durée de mon rengagement, en premier chef pour justifier ma présence dans l’entourage de Julian, je n’étais qu’un officier anonyme parmi d’autres pour la plupart de ces hommes, même si plusieurs avaient lu mes Aventures du capitaine Commongold et auraient peut-être reconnu mon nom si je l’avais donné. Julian lui-même, bien entendu, était aussitôt reconnaissable tant par son grade que par sa jeunesse, sa barbe blonde et son uniforme immaculé. Les hommes le saluaient ou tenaient à lui serrer la main tandis que nous passions devant des lits de camp installés dans une écurie vide. Un trou percé dans le toit par un obus d’artillerie laissait entrer la lumière froide du jour. Julian s’est placé au milieu de cette colonne de lumière comme un saint d’un tableau. Il maîtrisait désormais non seulement l’art de sembler confiant, mais celui de produire la confiance, comme si le courage était de la chaleur et Julian un poêle à charbon. Cela faisait de ces hommes de meilleurs soldats, de surcroît plus loyaux, car ils en étaient venus à voir en lui un prodige militaire. J’imagine qu’ils lui auraient tiré la barbe pour se porter chance, si une telle impertinence avait été autorisée.

J’ai parcouru des yeux l’océan de visages qui l’entourait dans l’espoir d’apercevoir quelqu’un de notre ancien régiment de Montréal. La présence de Lymon Pugh aurait été la bienvenue, mais je ne l’ai pas vu. La seule figure que j’ai reconnue a été, peut-être par malheur, celle de ce voleur de soldat Langers, qui n’avait pas pris du galon depuis notre dernière rencontre. En me voyant approcher, il a fait pivoter son corps d’une maigreur cadavérique pour tenter de s’enfuir, manœuvre que la densité de la foule ne lui a pas permis de mener à bien.

« Soldat Langers ! » ai-je appelé.

Il s’est arrêté net et retourné. Intimidé par mon nouveau grade et mon nouveau poste, il a d’abord essayé de faire comme si je me trompais de personne, mais a fini par renoncer et par me demander : « Est-ce que ce Sam Samson est dans les environs ? J’espère pas. Tu as toujours été correct avec moi, Adam Hazzard, mais ce vieil homme m’a fait rouer de coups pour m’apprendre l’honnêteté… il semble n’avoir aucune confiance en moi.

— Il ne s’appelle plus Samson, mais Godwin, et il fait partie de l’état-major de Julian, mais je ne pense pas que tu aies quoi que ce soit à craindre ni de l’un ni de l’autre. Sam et Julian ne sont pas du genre rancunier. Tu devrais très bien t’en sortir, du moment que tu tiens ta langue et que tu ne tires pas au flanc au combat. De toute manière, tu me sembles en excellente santé. » Son nez était cependant un peu plus tordu que dans mon souvenir. « Tu vends toujours des breloques récupérées sur le champ de bataille ? »

Ma question l’a fait rougir. « Je n’ai rien à vendre pour le moment… bien entendu, on ne peut rien exclure…

— J’espère que tu ne continues pas à voler les morts et escroquer les vivants !

— Je me suis rangé. Non que je serais contre un dollar par-ci par-là, honnêtement acquis.

— Je suis ravi de l’apprendre, ai-je assuré. Que tu t’es rangé, je veux dire. J’en ferai part à Sam et Julian.

— Merci, c’est très aimable… mais inutile de les déranger à cause de moi. Je préférerais autant rester anonyme. Dis, Adam… enfin, colonel Hazzard, c’est vrai ce qu’on raconte sur cette expédition ?

— Difficile à dire, tant que je ne sais pas qui est ce “on” ni ce qu’il est censé avoir dit.

— Que nous avons une arme secrète à utiliser contre les Hollandais… quelque chose de mortel, de chinois et d’inattendu. »

Je lui ai répondu ne rien savoir à ce sujet, dans ce cas, mais je ne suis pas certain qu’il ait cru à mes dénégations.


Plus tard, dans les quartiers de commandement que nous avions établis à l’étage de la maison de l’ancien maire, Julian s’est montré philosophe quand je lui ai annoncé la présence du soldat Langers dans nos rangs. « Si Langers s’est amendé, alors mon oncle est Philosophe. Mais du moment qu’il peut tenir un fusil, il ne vaut pas moins qu’un autre soldat. Son histoire d’arme secrète chinoise m’intéresse davantage.

— Cette arme existe ? ai-je demandé avec espoir.

— Non, bien sûr que non. Mais croire à son existence pourrait bénéficier au moral des troupes. Ne répands pas cette rumeur-là, Adam… mais ne la démens pas si tu l’entends. »

Le lendemain, je me suis à nouveau promené dans le camp. J’ai trouvé le soldat Langers et un certain nombre d’autres fantassins en train de jouer de l’argent aux dés dans une ruelle derrière une taverne pillée. Ils n’ont pas remarqué ma présence et je ne les ai pas dérangés. Peut-être cela n’a-t-il pas d’importance qu’ils gaspillent leur argent, me suis-je dit. Peut-être seront-ils bientôt morts, ou incapables de toucher leur arriéré de solde, et encore moins de le dépenser avec raison.

Le jeu est bien entendu un péché autant qu’un vice. Ces hommes pourraient toutefois rendre par eux-mêmes des comptes au Paradis. Si on arrivait au Jugement dernier troué de balles pour avoir défendu son pays, serait-on vraiment renvoyé parce qu’on jouait aux cartes ou aux dés ?

Je pensais que non. Julian m’avait au moins rendu à ce point Agnostique.


Le lendemain matin, les transports de troupes ont cessé d’arriver à Striver.

C’était mauvais signe. Les navires descendaient jusqu’alors le détroit avec une régularité d’horloge, livrant hommes, biens et articles de guerre, mais nous n’avions pas encore reçu la totalité des forces que nous avait allouées la planification militaire générale. Non que l’armée déjà réunie fût insignifiante. La Marine avait débarqué deux divisions entières de trois mille hommes chacune, dont un détachement de cavalerie avec ses montures, ainsi qu’un hôpital de campagne au grand complet et une brigade d’artillerie avec des pièces légères flambant neuves et d’amples réserves de munitions.

Sur le papier, cela constituait une force formidable, même si plusieurs centaines de ces soldats souffraient déjà d’affections qui allaient du mal de mer aux fièvres contagieuses et les rendaient inaptes au combat. Nous avions toutefois espéré affronter l’ennemi avec dix mille soldats valides… Tel était en effet approximativement l’effectif des défenseurs hollandais de Goose Bay, à ce que nous croyions savoir, forces qui recevraient très vite du renfort par rail, si ce n’était déjà fait.

Julian a passé le plus clair de la journée sur les quais à scruter les eaux agitées du lac Melville avec l’intensité d’une veuve de marin. J’étais sorti le chercher pour qu’il prît un repas chaud et participât à une réunion avec ses sous-commandants quand une voile est enfin apparue… Ce n’était hélas que le Basilisk, parti de l’autre côté du lac à Shesh, une localité moins grande que Striver et désormais elle aussi sous contrôle américain. L’amiral est descendu à terre dans une des chaloupes du Basilisk se joindre à notre dîner.

Je n’ai pas encore décrit l’amiral Fairfield. Disons juste qu’il était plus âgé encore que Sam Godwin, mais toujours vif et dynamique. Il avait participé à nombre de batailles navales et la politique ne lui inspirait qu’une indifférence fréquente parmi les marins : au contraire des deux armées, la Marine se voyait rarement appelée à régler des disputes concernant l’ascension au pouvoir de généralissimes. Bref, elle n’avait jamais marché sur New York afin de couronner un roi. Elle se limitait à combattre l’ennemi sur les mers, tradition dont elle tirait fierté, et c’est ainsi qu’elle plaisait à l’amiral Fairfield.

Il portait une barbe grise d’une longueur proportionnée à son âge et à son poste, et ce soir-là, il se renfrognait derrière ses moustaches malgré l’excellent bifteck posé devant lui, le meilleur que l’intendant ait pu fournir.

« Où sont mes hommes ? », telle a été la première question que Julian lui a posée, à peine étions-nous assis.

« Les navires ne remontent plus le détroit, a répondu sans ménagement l’amiral.

— Tenons-nous toujours les forts hollandais ?

— D’une main ferme. Melville est désormais un lac américain, en termes de puissance navale. Quelque chose doit empêcher le passage entre Terre-Neuve et l’estuaire Hamilton. Pour ce que j’en sais, il a pu y avoir une embuscade en mer ou quelque chose du même genre. La nouvelle n’en est pas encore arrivée à Rigolet ou à l’île des Esquimaux, dans ce cas.

— Je ne suis pas sûr de pouvoir davantage reculer notre marche sur Goose Bay. Notre avantage, si tant est que nous en ayons un, diminue d’heure en heure.

— Je comprends votre problème, a assuré l’amiral. Je n’attendrais pas, à votre place. Partez avec les milliers d’hommes dont vous disposez, voilà mon avis. »

Julian s’est forcé à sourire, même si la tournure des événements ne lui plaisait manifestement pas du tout. « Du moment que la Marine est là pour nous appuyer de ses canons, j’imagine que le risque pourrait être acceptable. »

L’amiral Fairfield a prononcé avec toute la gravité qu’il pouvait trouver en lui, et il n’en manquait pas : « Vous avez ma parole, général Comstock, que le Basilisk sera en face de Goose Bay quand vous y arriverez avec votre armée. Les Hollandais couleront peut-être la moitié de nos bâtiments, tant que j’aurai mon mot à dire, nous ne vous abandonnerons pas.

— Je vous remercie, a dit Julian.

— C’est une campagne audacieuse. Certains pourraient la qualifier d’insensée. Les chances ne sont assurément pas des meilleures. Mais il y a longtemps que nous aurions dû nous attaquer aux endroits du Labrador vitaux pour les Hollandais.

— Nous n’attendrons donc pas davantage. » Julian s’est tourné vers Sam. « Nous partirons au matin.

— Il nous manque encore des chevaux et des mules.

— Ne dégarnis la cavalerie que si tu ne peux pas faire autrement, mais assure-toi que l’artillerie ne se laisse pas distancer.

— Très bien. Dois-je annoncer la nouvelle aux hommes ?

— Non, je m’en chargerai, a répondu Julian. Après le repas. »

La perspective d’un départ imminent a coupé l’appétit de nombreux commandants de régiment, mais Julian a mangé de bon cœur. Une fois les dispositions prises pour que l’amiral pût passer la nuit à terre, Julian et ses subordonnés sont sortis communiquer leurs ordres aux hommes. J’ai suivi le mouvement dans un but journalistique.

Nous nous sommes rendus dans chacun des bâtiments assignés comme abris aux fantassins, ainsi qu’aux quartiers de la cavalerie, et enfin dans le campement général établi sur la grand-place. La plupart de ces réunions se sont déroulées sans incidents et les hommes ont joyeusement accueilli la nouvelle : ils avaient hâte de se battre.

Nous sommes entrés dans une construction, un ancien stade, dans laquelle cinq cents soldats chevronnés se protégeaient du froid. La nuit tombait tôt, à cette époque de l’année, dans les parties boréales du monde, et novembre au Labrador passerait pour janvier dans une région plus hospitalière du pays. Les hommes s’étaient rassemblés autour des nombreux poêles à charbon préalablement installés dans le bâtiment, et à notre arrivée, ils chantaient Piston, Métier à tisser et Enclume en une bruyante et imparfaite harmonie. Gêné par leur comportement, un colonel du nom d’Abijah, qui avait dîné avec nous, a crié des ordres pour les faire cesser et se mettre au garde-à-vous.

Les soldats se sont tus dès qu’ils se sont aperçus de notre présence[74]. Julian a grimpé sur un tonneau pour s’adresser à eux.

« Demain, les caissons se mettent en route pour Goose Bay, a-t-il simplement dit. C’est à une journée de marche, et nous aurons peut-être à combattre dès que nous y arriverons. Vous êtes tous prêts ? »

Ils ont crié « Oui ! » en chœur, ou alors ils ont crié « Hourra ! » ou poussé d’autres exclamations martiales du même genre, car leur moral était au plus haut.

« Parfait », a dit Julian. Il ressemblait presque à un enfant, dans la lumière de la lanterne… On aurait dit un petit garçon en train de jouer au soldat plutôt qu’un général grisonnant, mais cela convenait à l’infanterie, qui s’était entichée d’avoir à sa tête le Jeune Héros du Saguenay. « Il me semble que vous chantiez, à mon arrivée. Je ne voudrais pas vous empêcher de continuer. »

Cela a provoqué une certaine gêne. Ces hommes avaient travaillé dans l’industrie avant leur incorporation, ou gardé des chevaux sur des Propriétés rurales, ou bien ils constituaient les dons en nature des propriétaires terriens qui les tenaient sous contrat. Malgré toute leur loyauté, ils n’oubliaient pas que Julian était un Aristo, et certains d’entre eux avaient honte de ce qu’ils avaient chanté, comme s’il s’agissait d’une insulte à sa classe (ce qui était d’ailleurs le cas). Julian a toutefois tapé dans ses mains en entonnant pour eux : « Piston, Métier à tisser et Enclume » de sa voix flûtée mais sincère de ténor. Il n’avait pas achevé le refrain que tous s’étaient joints à lui, et au bout de quelques couplets, ils l’acclamaient à pleins poumons, criant « Général Julian ! » ou « Général Comstock ! » ou – et cela a été la première fois que j’ai entendu cette appellation – « Julian le Conquérant ! »

Pour des raisons que je n’ai pu m’expliquer, le bruit de centaines d’hommes en train de crier « Julian le Conquérant » a fait courir un triste frisson sur ma colonne vertébrale tout en semblant refroidir la nuit. Quant à Julian, il a simplement souri en acceptant le respect des hommes comme si celui-ci lui était dû.

2

La bataille de Goose Bay a été abondamment décrite ailleurs et je ne vais pas lasser le lecteur avec les détails de nos manœuvres, ni raconter par le menu ces tragiques journées.

Julian et moi chevauchions à la pointe de notre armée qui, dans la lumière froide et basse du soleil matinal, avait toutes les apparences d’un formidable ensemble de soldats. Julian montait un puissant étalon gris et blanc au tout premier rang de nos troupes, suivi de près par le Drapeau de Campagne porté par un adjudant-major à cheval[75]. La route de Striver à Goose Bay était bonne, pavée à la manière hollandaise, si bien que nos chariots et caissons ne s’enlisaient pas alors même que nous traversions un paysage de fougères glacées, de rochers déchiquetés et de bosquets d’épicéas. À chaque éminence atteinte, je ne manquais pas de me retourner pour regarder s’étirer derrière nous la longue procession d’hommes, de mules, de chariots de munitions, de fourgons-hôpitaux et autres. C’était un spectacle encourageant, et peut-être est-il compréhensible que nous ayons fait ce matin-là l’erreur de nous sentir invincibles.

La cavalerie reconnaissait la route devant nous, aussi un cavalier venait-il à intervalles réguliers nous informer que la voie était libre.

Nous avons bien avancé jusqu’à ce que, dans l’après-midi, la cavalerie commençât à tomber sur des piquets, d’où quelques légères escarmouches.

Presque au même moment, nous avons été attaqués par de petits groupes de cavaliers hollandais qui tiraient avantage de leur connaissance parfaite de ces bois et tourbières. Tout cela n’a pas donné grand-chose – quelques coups de feu décochés depuis le couvert, quelques chevaux effrayés, quelques hommes égratignés par du plomb. L’un de nos régiments réglait rapidement son compte à nos assaillants, ou du moins les mettait en fuite. Si ces piqûres de puces ne nous ont infligé aucun dégât matériel, elles sont toutefois parvenues à nous ralentir.

Julian et ses commandants de régiment ont fait de leur mieux pour garder l’armée en bon ordre de marche. Nous avions pour objectif une série de petites crêtes où nous pensions que campait le gros des troupes hollandaises, soupçon que n’ont pas tardé à corroborer nos éclaireurs. Les retranchements hollandais franchissaient la route à la périphérie de la ville de Goose Bay. Leurs positions étaient bien choisies et les en déloger ne serait pas simple.

Nous avons bivouaqué pour la nuit juste hors de portée de ces emplacements ennemis. Les fantassins se sont creusé des trous aux endroits où le sol cédait ; une fois la nuit tombée, les artilleurs ont traîné à la délicate lueur de la lune leurs canons jusqu’à des positions avancées.

Quand la lune s’est couchée, une fragile aurore boréale bleue s’est mise à frissonner dans le ciel. La température a chuté et l’haleine des soldats endormis est montée comme de la fumée lumineuse. Au matin, la bataille a commencé.

Julian avait étudié la manière dont les armées manœuvraient sur le champ de bataille et s’était assuré que ses commandants pouvaient comprendre et appliquer ses ordres. Lui-même est resté avec Sam et moi dans une tente de commandement à l’arrière des combats, où il n’a toutefois cessé d’étudier des cartes tandis que des messagers entraient et sortaient de son quartier général, aussi affairés que des fourmis à un pique-nique.

Toute la matinée, l’artillerie n’a cessé de tonner, la nôtre comme celle de l’ennemi.

Nous étions surpassés en nombre, mais les Hollandais n’avaient pas pris les positions les plus avantageuses pour eux. Ignorant de quelle manière Julian allait attaquer, ils avaient renforcé leurs flancs et négligé leur centre. Julian a ajouté à leur confusion en feintant à gauche et à droite, mais en gardant en réserve son artillerie lourde pour une charge frontale. Celle-ci a commencé vers midi, et a été sanglante. Nous avons perdu presque mille hommes dans ce qu’on en est venu à appeler la bataille de Goose Gap, et les chariots du Dominion en ont emporté cinq cents autres hors de combat suite à la perte d’un membre ou à une autre blessure. À la nuit tombée, le champ de bataille ressemblait à la poubelle d’une école de rattrapage pour bouchers incompétents. Je ne décrirai pas les odeurs qui ont commencé à s’en dégager.

Les Mitteleuropéens ont fui leurs positions dès que nous nous en sommes approchés suffisamment pour braquer sur elles nos Balayeuses de Tranchées. Nous avons capturé des dizaines de prisonniers, et après un peu de « nettoyage » des poches de résistance éparses, la victoire était nôtre. Nous avions pris la petite crête qui contrôlait l’accès à Goose Bay, et nous nous sommes hâtés d’y occuper et renforcer les anciennes défenses des Hollandais. Leur commandant a hissé un drapeau de trêve pour organiser la récupération de ses morts et de ses blessés sur le champ de bataille. Sinistre spectacle que ces soldats étrangers avançant cahin-caha avec des charrettes au milieu des cadavres, entourés des terribles gémissements d’agonie… à la grande déception, sans nul doute, du soldat Langers ainsi privé du luxe de dépouiller les morts ennemis.

Julian a déplacé son quartier général et le Drapeau de Campagne sur une éminence de laquelle il voyait la ville et le port de Goose Bay, ainsi que le reste des forces hollandaises, qui se dépêchait de déployer des barbelés et de construire des abatis en prévision d’un siège. Julian a profité de ce point de vue pour annoter ses cartes, que, aux alentours de minuit, il examinait encore à la lueur d’une lampe. Ma machine à écrire avait été apportée par chariot avec d’autres fournitures appropriées à un quartier général mobile, aussi me suis-je assis dans un coin de cette même énorme tente pour consigner les événements de cette remarquable journée. La fatigue a fini par avoir raison de moi, mais avant de prendre le chemin de mon lit de camp, j’ai dit à Julian que nous avions remporté une grande victoire et qu’il devrait se reposer, à présent celle-ci acquise.

« Je ne peux me permettre de prendre du repos », a-t-il répondu en se frottant les yeux.

Son air hâve et égaré a suscité ma pitié. Il pourrait sembler injuste de ressentir de la compassion pour un général de division qui n’avait pas touché le moindre fusil durant une journée où des milliers d’hommes avaient sacrifié leur vie et leurs membres sur son ordre… Julian me donnait pourtant l’impression d’avoir vécu le combat de chacun des soldats placés sous son commandement, du moins en imagination, et de souffrir de chaque perte comme si c’était son corps que les balles avaient percé. Il s’identifiait intimement à ses hommes et prenait toujours soin de vérifier qu’ils avaient pu prendre nourriture et repos. Cela avait contribué à sa popularité dans les troupes, mais il en payait à présent le prix, en tension nerveuse et en chagrin.

« Bien sûr que si, tu peux te le permettre, ai-je doucement répondu. Tu n’en seras que meilleur officier. »

Il a quitté sa table de camp et s’est étiré avant de sortir avec moi. Loin du réchaud portable, l’air était vraiment glacé et sur les plaines devant nous les feux ennemis fumaient comme du charbon.

« Vois tout ce que nous avons gagné, ai-je dit.

— Je me satisfais de ce que je vois, a répondu Julian. À part du nombre de morts. Je m’inquiète plutôt de ce que je ne vois pas.

— Eh bien, il fait nuit, après tout… Qu’est-ce donc que tu ne vois pas ?

— Le détachement de cavalerie que j’ai envoyé arracher les rails derrière les lignes ennemies, par exemple. Pas un seul de ces soldats n’est revenu. Si la liaison ferroviaire de Goose Bay reste intacte, les renforts vont commencer et continuer à arriver.

— Ce n’est pas facile, de tordre des rails et de faire sauter des ponts. La cavalerie a sans doute pris du retard dans son travail.

— Et le port à Goose Bay… Que distingues-tu dans cette lumière, Adam ?

— Il a l’air paisible. » Il y avait une lueur dans le ciel – une portion poussiéreuse d’aurore boréale, qui croissait et déclinait –, aussi ai-je pu voir quelques mâts et navires au mouillage… des bâtiments commerciaux hollandais, ai-je supposé. « Ils ont jeté tous leurs navires armés contre nous à Striver, et ils les ont perdus.

— Je vois la même chose. Ce que je ne vois pas, c’est un bâtiment de guerre américain. À cette heure, j’avais espéré que l’amiral Fairfield serait en train de bombarder Goose Bay, ou du moins de positionner ses navires. »

Il disait vrai… et cette absence semblait de mauvais augure, maintenant qu’il me l’avait fait remarquer.

« Ils arriveront peut-être dans la matinée.

— Peut-être », a convenu Julian avec lassitude.


Je n’ai guère parlé de Sam Godwin et du rôle qu’il a joué dans ces événements.

Non parce que ce rôle fut insignifiant, mais parce qu’il consistait en consultations intimes avec Julian et que je ne participais pas directement aux préparations des batailles[76]. Sam examinait cependant les cartes avec autant d’intensité que Julian et faisait jouer son expérience. Il n’essayait pas d’assumer le commandement, mais accueillait avec bienveillance les suggestions de Julian, qu’il ne contredisait presque jamais, se contentant de proposer des nuances dans leur perfectionnement. J’ai supposé qu’il avait joué ce même rôle avec Bryce, le père de Julian, durant la victorieuse guerre Isthmique, et parfois, quand les deux hommes réfléchissaient l’un près de l’autre, j’effaçais en esprit les vingt dernières années et m’imaginais dans la tente de commandement de l’armée des Deux Californies… l’inhabituelle barbe blonde de Julian opposait cependant un démenti à ce rêve éveillé, tout comme le froid de novembre.

Julian a en tout cas réussi à maintenir un fragile optimisme quant à la campagne, tandis que Sam, s’il essayait de ne pas le montrer, nourrissait manifestement moins d’espoirs. Depuis notre départ de Manhattan, il avait complètement perdu son sens de l’humour. Il ne plaisantait pas, ni ne riait aux plaisanteries. On lui voyait plutôt l’air renfrogné… et avec dans l’œil une lueur qui pourrait avoir été de la peur, farouchement refoulée. Sam était selon moi parvenu à la conclusion qu’il risquait fort de ne plus jamais revoir New York, et surtout Emily Baines Comstock, au cours de sa vie terrestre, et j’espérais de tout cœur que Julian arriverait à lui donner tort. Les événements du lendemain n’ont toutefois guère été encourageants.

Les Hollandais ont contre-attaqué à l’aube.

Peut-être avaient-ils procédé eux-mêmes à des reconnaissances, desquelles ils avaient déduit que notre armée, si impressionnante fût-elle, n’était pas aussi grande qu’ils le craignaient, ou peut-être avaient-ils reçu des renforts par voie ferrée durant la nuit. Toujours est-il que leur résolution s’était affermie et que le courage ne leur manquait pas.

Même si les défenseurs de Goose Bay ne disposaient pas de canon chinois, leur artillerie de campagne avait une portée supérieure de plusieurs centaines de mètres à la nôtre. Ils avaient calculé avec précision cette différence, dont ils ont profité. Obus et mitraille ont écrasé nos premiers rangs et masqué l’avancée initiale de l’ennemi. Nos hommes n’ont pas tardé à se servir de leurs propres armes, dont la formidable Balayeuse de Tranchées, mais les Hollandais avaient progressé trop vite pour que nos canons fussent vraiment utiles contre eux, et une colline importante, ainsi que toute une batterie, ont été capturées avant que Julian ou ses lieutenants pussent réagir.

J’ai entendu toute la matinée le grondement incessant de l’artillerie et les cris des blessés qu’on ramenait du front. Les régiments hollandais et américains se sont heurtés comme des sabres dans un duel, jetant des étincelles de sang et de chaos. Des messagers arrivaient et repartaient avec du désespoir dans le regard et chacun semblait plus épuisé que le précédent. Un bataillon entier s’est effondré sur notre flanc droit, repoussé par la canonnade, même si des renforts ont tenu la position… mais à grand-peine.

Midi est passé. En l’absence de vent, la fumée de la bataille continuait à s’élever tout droit tel un obélisque couleur corbeau dans le ciel blafard. « La panique est désormais notre principale ennemie », a dit Sam d’un air sombre.

Julian s’est écarté de la table des cartes en jetant de frustration un crayon par terre. « Où est la Marine ? Il ne se passe rien ici que le bombardement de Goose Bay ne réglerait.

— L’amiral Fairfield nous a promis son armada, a dit Sam, et je crois qu’il avait bien l’intention de tenir parole. Il doit être retenu par quelque chose de terrible. On ne peut pas compter sur son arrivée.

— Tu crois que mon oncle avait prévu cela depuis le début ? De nous placer là au milieu des Hollandais, puis de nous retirer la Marine ?

— Il en est bien capable. Le fait est que nous n’avons pas la Marine et que nous ne pouvons pas espérer l’avoir. Et nous ne pourrons plus tenir bien longtemps sans elle.

— Nous tiendrons, a déclaré Julian d’un ton catégorique.

— Si les Hollandais nous débordent et s’emparent de la route, ils nous empêcheront de nous replier sur Striver… et c’en sera fini de nous.

— Nous tiendrons, a répété Julian, jusqu’à ce que nous soyons absolument certains que Fairfield ne vient pas. Il ne m’a pas fait l’impression d’un homme qui manque à sa parole.

— Non, mais il n’est peut-être pas en mesure de la tenir, pour tout un tas de raisons. »

Julian a toutefois refusé de se laisser influencer. À l’arrière des combats se dressait une colline surmontée d’un vieil épicéa au sommet duquel, comme s’il s’agissait du mât d’artimon d’un navire, Julian a posté un homme agile chargé d’une tâche de marin : surveiller l’apparition de navires sur le lac Melville. Ainsi tout signe de l’arrivée tardive de l’amiral Fairfield serait-il directement et sans délai porté à la connaissance du quartier général.

Dans l’intervalle, il a suivi la suggestion de Sam en rassemblant ses commandants de régiment afin de préparer un repli en bonne et due forme, au cas où celui-ci s’avérerait nécessaire. Si repli il doit y avoir, a dit Julian, alors il faut l’effectuer en nous battant, en faisant payer à l’ennemi chaque mètre de terrain moussu qu’il gagnerait. Julian a décrit de quelle manière placer les troupes le long des crêtes et derrière le talus de la voie ferrée afin de pouvoir attirer dans une embuscade et tuer les soldats hollandais qui poursuivraient un régiment en cours de repli. Des messages ont aussitôt été expédiés aux chefs de bataillon pour coordonner cette stratégie et empêcher la retraite planifiée de se transformer en déroute générale.

Le plan a fonctionné, dans la mesure où il a été appliqué. Notre avant a cédé – du moins en apparence – et les forces mitteleuropéennes se sont engouffrées dans la brèche. Au moment où les fantassins hollandais déchargeaient leurs fusils avec des cris de triomphe, des rangées d’hommes dissimulés les ont pris pour cibles avec des Balayeuses de Tranchées tandis que des obus d’artillerie explosaient parmi eux. Le drapeau à croix et à laurier, qui avançait à toute allure, s’est soudain retrouvé à terre, ainsi que son porteur et des dizaines de simples soldats. Des troupes hollandaises ont continué à se déverser sur la ligne de feu, mais elles trébuchaient sur leurs camarades morts et se faisaient massacrer à leur tour.

Cette avancée a coûté terriblement cher aux Hollandais… mais coûteuse ou non, cela a bel et bien été une avancée. Sam a soutenu qu’il fallait aussitôt démonter notre quartier général et faire partir les chariots vers Striver, où nous pourrions au moins nous ravitailler en cas de siège.

L’observateur placé par Julian dans un nid-de-pie s’est alors précipité à l’intérieur de la tente pour annoncer de la fumée à l’horizon.


Julian est sorti avec une paire de jumelles prise à l’ennemi. Sa position était plus exposée qu’une heure auparavant – les obus hollandais explosaient abominablement près –, mais il est resté immobile dans son uniforme coloré de général de division à observer les eaux ternes du lac Melville.

« De la fumée, nous a-t-il confirmé quand Sam et moi l’avons rejoint. Un vapeur en approche. Il brûle de l’anthracite, apparemment, si bien que c’est sans doute un des nôtres. » Quelques instants de silence, puis : « Un mât. Un pavillon. Le nôtre. » Il s’est tourné vers Sam avec une espèce de satisfaction féroce dans le regard. « Dis aux hommes de tenir leurs positions coûte que coûte.

— Julian…, a objecté Sam.

— Assez de ton pessimisme pour le moment, Sam, s’il te plaît !

— Mais nous ne savons pas avec certitude…

— Nous ne savons rien avec certitude… Tout combat comporte des risques. Donne l’ordre ! »

En serviteur obéissant, Sam a donc donné l’ordre.


Dix minutes plus tard, une fois le navire visible tout entier, nous avons reconnu le Basilisk, le vaisseau de l’amiral Fairfield. Nous nous attendions à voir le reste de l’armada américaine dans son sillage.

Notre espoir a été déçu.

Il n’a pas tardé à devenir manifeste qu’il y avait le Basilisk… et seulement le Basilisk.

Je ne peux décrire à quoi a ressemblé Julian quand il a pris conscience de cette désagréable vérité. Sa peau est devenue encore plus pâle. Son regard s’est fait hagard. Son uniforme bleu et jaune vifs, qu’il portait jusqu’ici avec tant d’audace, a collé comme une admonestation à son dos voûté.

L’amiral Fairfield a fait ce qu’il pouvait avec son seul bâtiment. Son navire était l’un des fleurons de la Marine et il en a usé avec ingéniosité. Il est arrivé à pleine vapeur, toutes voiles rentrées, les cheminées crachant de la fumée comme si la moitié des réserves mondiales de charbon brûlait dans ses chaudières. Il s’est glissé en oblique devant les quais hollandais de Goose Bay en lâchant quelques bordées bien placées. Il a ensuite remonté le littoral en essayant de bombarder les positions mitteleuropéennes sur lesquelles nous nous battions. Ce bombardement nous aurait prodigieusement aidés, s’il avait réussi. Les batteries côtières des Hollandais étaient malheureusement bien servies et bien retranchées. Elles ont pilonné le Basilisk à leur tour. Le navire a subi de nombreuses minutes ce tir de barrage en essayant de s’approcher suffisamment pour nous servir à quelque chose. Mais plus il réduisait la distance, plus il s’exposait. Ses mâts étaient presque complètement broyés et des flammes avaient surgi sur son gaillard d’avant quand il a fini par renoncer. Il n’a pu que s’éloigner tant bien que mal pendant que ses moteurs parvenaient encore à actionner ses hélices. Il a semblé se diriger vers Striver ou un autre endroit protégé en amont sur le lac.

Julian a regardé le navire jusqu’à ce qu’il fût sur le point de passer hors de vue. Il s’est ensuite retourné pour ordonner à Sam d’annoncer la retraite générale. Sa voix était si glacée et sinistre qu’elle semblait provenir d’un trou dans un vieux rondin. Sam, qui broyait tout autant du noir, est sorti sans un mot en secouant la tête.


Une retraite n’est pas aussi glorieuse qu’une attaque, mais on peut l’effectuer bien ou mal, et ce retrait prudent du désastre qu’était devenu Goose Bay est tout à l’honneur de Julian.

La manœuvre était néanmoins coûteuse et humiliante. Le temps d’adopter une formation correcte pour une marche forcée jusqu’à Striver, les Hollandais nous grouillaient sur le dos. Julian a affecté des troupes fraîches (pour autant que nous en disposions) à l’arrière. Leurs minutieuses opérations de feintes et de replis ont contribué à la protection du gros de l’armée.

La majeure partie de notre cavalerie n’était pas revenue de sa vaine incursion derrière les lignes mitteleuropéennes, ce qui nous rendait vulnérables aux tirs des cavaliers hollandais. Leurs détachements s’approchaient de biais en essayant d’isoler des compagnies de soldats américains pour « s’en occuper dans le détail ». Plus d’un fantassin a été perdu de cette manière. Chaque fois que des coups de feu éclataient, Julian allait toutefois à cheval tel un pavillon de guerre humain renforcer le moral de nos hommes, et nous avons participé à ces combats avec une férocité qui a semblé surprendre et déconcerter nos opposants.

Au couchant, la périphérie de Striver était en vue. Des messagers avaient prévenu la garnison que nous arriverions harcelés par les Hollandais, si bien qu’un périmètre défensif, avec des abatis, des ravelins et des lignes de tir dégagées, avait déjà été mis en place. Cela a été un soulagement pour nos survivants mal en point, quand ils s’en sont aperçus. Les chariots du Dominion sont passés devant pour aller livrer leur cargaison de blessés à l’hôpital de campagne.

Julian et Sam, et moi avec eux, avons participé aux combats d’arrière-garde tandis que le gros de nos hommes se réfugiait dans la ville captive. Ces combats se sont tout d’abord assez bien déroulés, car les Hollandais, qui s’étaient quelque peu dispersés en nous poursuivant, ne pouvaient rassembler de quoi lancer une véritable attaque. L’arrivée de leur artillerie nous a toutefois mis aussitôt en délicate situation.

Rien de tel que la chute d’obus explosifs dans une masse compacte d’hommes, tous à courte distance de la sécurité, pour susciter panique et mort. C’est ce qui s’est produit. Nos pertes n’ont pas été si élevées – les défenseurs de Striver ont réduit les canons hollandais au silence dès que ceux-ci se sont retrouvés à leur portée –, mais au cours de ce long crépuscule de froid et d’horreur, le sol moussu devant nos retranchements n’a pas tardé à se gorger d’une importante quantité de sang patriotique et à se retrouver festonné d’organes patriotiques.

Julian sur son cheval formait une cible voyante et cela m’a stupéfait qu’il ne se fît pas aussitôt abattre par un fusilier hollandais à la vue perçante. Tout comme dans la bataille de Mascouche, près de Montréal, il semblait revêtu d’une cape d’invulnérabilité qui détournait le plomb chaud.

Cette protection miraculeuse ne s’étendait pas aux personnes présentes à ses côtés. Notre drapeau de guerre est tombé quand un éclat d’obus explosif a tué le cheval d’un officier d’état-major. Sam a aussitôt mis pied à terre pour le ramasser, mais à peine l’avait-il relevé qu’il s’est écroulé, atteint par une balle hollandaise.

Je ne me souviens plus très bien des événements qui ont suivi, sinon que j’ai pris deux hommes pour m’aider à transporter Sam jusqu’à un chariot du Dominion, dans lequel il a rejoint une dizaine d’autres blessés en attente de soins. Le chauffeur de l’ambulance a fouetté ses mules quand je lui ai dit qu’il avait à bord un membre de l’état-major de Julian et je l’ai accompagné à cheval jusqu’à l’hôpital de fortune dressé dans cette large rue de Striver appelée Portage.

Sam avait été blessé au bras gauche, sous le coude, par une balle ou un éclat, je n’en savais rien. Toujours était-il que cela avait brisé les petits os au-dessus du poignet et arraché une telle quantité de chair qu’il n’en subsistait guère que loques et lambeaux. Sa main gauche, presque entièrement sectionnée, ne restait plus reliée au corps que par un ou deux tendons ensanglantés.

Il était conscient, bien que groggy et pâle, et il m’a dit de lui poser un tourniquet sur le bras pour endiguer la prodigieuse hémorragie. Je l’ai fait. J’étais content de pouvoir me rendre utile et le sang qui éclaboussait mon uniforme déjà déchiré ne me gênait pas. Il y en avait tellement qu’à notre arrivée à l’hôpital un garçon de salle m’a regardé, les yeux écarquillés, en me demandant où j’étais blessé.

L’hôpital était déjà bondé et l’a été encore davantage quand on a déchargé à sa porte des charretées de blessés. Parmi les trois médecins, deux procédaient déjà à des opérations impossibles à interrompre. Par chance, il se pratiquait une espèce de triage par grade et le troisième est venu aussitôt en apprenant celui de Sam.

Il a procédé à une rapide inspection de la blessure et annoncé qu’il fallait amputer. L’idée n’a pas plu à Sam, qui a faiblement commencé à protester jusqu’à ce que l’homme lui plaquât sur la bouche un tissu qu’il venait d’imprégner d’un liquide contenu dans un flacon brun. Sam a alors fermé les yeux et cessé de se débattre. Le geste semblait davantage meurtrier qu’humanitaire, mais le docteur a relevé les paupières de Sam pour inspecter ses pupilles et a semblé satisfait du résultat.

« De quelle manière respirer dans ce chiffon soigne-t-il sa blessure ? » ai-je demandé.

Il s’est alors aperçu de ma présence. « En aucune manière. Ça sert juste à me faciliter la tâche. Vous êtes qui, pour lui ?

— Son adjudant-major », ai-je répondu. Puis j’ai ajouté : « Son ami.

— Eh bien, vous voilà chirurgien assistant.

— Je vous demande pardon, mais non.

— Si. Je suis le docteur Linch. Et vous ?

— Colonel Adam Hazzard. »

Il a attrapé sur une étagère une blouse en coton qu’il m’a lancée. « Enfilez ça, colonel Hazzard. Vous vous êtes lavé les mains, récemment ?

— Oui, il y a juste deux jours.

— Plongez-les dans ce seau sur la table. »

Ledit seau contenait une espèce de produit chimique astringent qui m’a brûlé au niveau des petites coupures récoltées durant la retraite depuis Goose Bay, mais a dissous la plus grande partie de la saleté. Il avait déjà servi à cet usage avant moi, ai-je déduit de la crasse grasse et du vieux sang qui décoloraient le liquide.

« Rincez-y une scie à amputation, tant que vous y êtes », a lancé Linch en désignant un objet muni d’une lame d’aspect très peu engageant, que j’ai plongé dans le même seau et séché avec la partie la plus propre d’une vieille serviette. « Tenez-lui le bras, maintenant, pendant que je coupe. »

Le docteur Linch était quelqu’un d’abrupt qui ne tolérait pas la discussion.

Je n’avais encore jamais assisté à une amputation, du moins de près. Linch n’avait rien d’un jeune homme, mais ses mains étaient d’une fermeté remarquable et j’ai admiré sa promptitude tout en réprimant une forte envie de fuir. J’ai été fasciné (au sens le moins agréable du terme) par l’efficacité de son ablation. Une fois cette sinistre chirurgie achevée, il a très proprement suturé les vaisseaux sanguins qui sortaient du moignon de Sam. Linch conservait un grand nombre d’aiguilles à coudre au revers de sa veste blanche, chacune dotée d’une longueur de fil de soie. De temps à autre, le praticien choisissait une de ces aiguilles pour réparer une veine qui fuyait, et ses mains évoluaient avec une aisance vive qui m’a fait penser à un pêcheur en train d’enfiler un ver bleu vivant sur un hameçon… Il laissait chaque fois quelques pouces de fil afin qu’on pût le retirer après la cicatrisation du moignon. Il a tenu à m’expliquer au fur et à mesure tout ce qu’il faisait, même si y penser suffisait à me soulever le cœur, et j’ai résolu de ne jamais me lancer dans une carrière médicale même si j’échouais dans celle d’auteur de fiction. C’était aussi horrible que de désosser un bœuf, m’a-t-il semblé… pire, d’une certaine manière, puisque les carcasses de bœuf ne se réveillaient pas en hurlant au beau milieu de l’opération et n’avaient pas besoin d’être rendormies.

Je ne pouvais observer cette chirurgie de trop près sans éprouver une certaine nausée et je détournais le regard aussi souvent que possible, même si cela ne me soulageait guère de voir la pièce pleine de lits occupés par des hommes aussi et parfois plus gravement blessés que Sam. Les amputations constituaient l’essentiel des soins pratiqués par les médecins et le grincement des scies ne semblait jamais s’interrompre. Un garçon de salle trempé de sang passait à intervalles réguliers rassembler et évacuer les membres amputés. Lorsqu’il a ramassé ce qu’il restait de la main de Sam, que le Dr Linch avait lâché par terre, cet acte qui sortait de l’ordinaire m’a fait prendre conscience, d’une manière à laquelle même l’opération chirurgicale n’était pas parvenue, de l’horreur de la situation. J’ai voulu reprendre cette main – l’emporter avec une telle désinvolture me semblait irrespectueux et je n’ai pu m’empêcher de penser que Sam voudrait peut-être la récupérer un jour. J’ai dû serrer les dents pour me calmer les nerfs.

Durant une de ces futiles tentatives pour me changer les idées, j’ai aperçu un visage que je connaissais, mais dans un contexte inédit. Un homme grand et décharné coiffé d’un chapeau du Dominion se déplaçait entre les blessés et les mourants à qui il offrait le réconfort et les paroles de la Bible. Il m’a reconnu aussi et s’est efforcé, en vain, de me dissimuler son visage… car il ne s’agissait de nul autre que du soldat Langers !

Bien que scandalisé, je n’ai rien dit avant que les rabats de peau du moignon de Sam eussent été cousus ensemble, de peur de déranger le docteur Linch dans cette tâche importante. Dès le dernier bandage posé, j’ai cependant lancé : « Docteur Linch, il y a ici un imposteur. » Je lui ai montré Langers. « Cet individu n’est pas officier du Dominion.

— Je le sais bien, a-t-il répondu avec indifférence.

— Vraiment ! Pourquoi vous ne le faites pas jeter dehors, alors ?

— Parce qu’il est utile. Il n’y a pas ici de véritables officiers du Dominion : Julian le Conquérant les a tous exclus de notre expédition, ce qui n’est pas une mauvaise chose dans l’ensemble, puisque ça nous évite leurs réprimandes dominicales. Sauf qu’un soldat en train de mourir veut en général un homme de Dieu à ses côtés et se renseigne rarement sur les antécédents du pasteur. Quand j’ai demandé un volontaire parmi les troupes – n’importe qui, vraiment, même si son seul acte religieux avait consisté à faire circuler le panier pour la quête –, ce Langers a levé la main. Les autres craignaient trop de rater le combat, ou de sembler lâches.

— Ce n’était sûrement pas la principale crainte du soldat Langers. Quelle expérience religieuse affirme-t-il avoir ?

— Il dit qu’il a été colporteur et a donc distribué des brochures portant sur des sujets sacrés. »

Je lui ai expliqué que ces brochures n’étaient guère que des guides de comportement pornographique non approuvés par les autorités bibliques, et que Langers lui-même était un imposteur et un menteur invétéré.

« Un officier du Dominion a-t-il jamais été exclu pour ces motifs ? Ne vous inquiétez pas, colonel Hazzard… c’est peut-être un mauvais bougre, mais nous n’avons pas mieux pour le moment. »

J’ai suivi son avis, qui n’était peut-être pas aussi cynique qu’il en avait l’air. En quittant la salle, j’ai entendu Langers réconforter un homme qui souffrait d’une atroce blessure à la tête. L’œil de celui-ci qui fonctionnait encore restait fixé sur Langers tandis que le malhonnête soldat citait inexactement ce qui était peut-être les seuls passages de la Bible qu’il eût jamais appris par cœur, des versets du Cantique des Cantiques, mêlés à des passages du poète interdit Whitman.

Comme l’amour vaut mieux que le vin ! a-t-il entonné d’une voix apaisante, la main levée en un geste de bénédiction et un doux sourire espiègle aux lèvres. Divin je suis dedans et dehors, et je sanctifie tout ce que je touche ou qui me touche. Sur le visage des hommes et des femmes, je vois Dieu, tout comme sur mon propre visage dans le miroir. Lève-toi, aquilon, et viens, autan, soufflez sur ce jardin afin que ses parfums s’en exhalent ! Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour, ni une inondation le submerger. Pose-moi comme un sceau sur ton cœur, car l’amour est fort comme la mort et la jalousie cruelle comme la tombe.

Ces mots n’avaient rien du réconfort habituel, mais étaient toujours agréables à entendre, et dans l’intimité de mes pensées, j’ai pardonné au soldat Langers de les avoir prononcés sous de faux prétextes, car il s’est formé dans l’œil qui restait à l’agonisant une larme incontestablement authentique et reconnaissante.

3

Le lendemain, Sam était réveillé, même si les doses d’opium délayé qui tenaient sa douleur à distance pesaient aussi sur sa lucidité d’esprit.

Julian ne lui a pas rendu visite, trop occupé à préparer Striver à résister à un siège qui pourrait se prolonger. Nous étions bien protégés : notre périmètre défensif s’appuyait sur le lac Melville et la rivière Northwest, si bien qu’on ne pouvait nous déborder aisément, et lancer une attaque frontale aurait été d’un coût exorbitant pour les Hollandais. Ils pouvaient toutefois nous réduire par la faim, avec le temps, et telle était sans doute leur intention. Aussi fallait-il recenser, surveiller et rationner nourriture et médicaments… c’était une des occupations de Julian.

Je suis resté à sa place au chevet de Sam. Celui-ci a pour l’essentiel gardé le silence, quand il ne dormait pas, mais il lui est arrivé de parler et je m’efforçais alors de me comporter en auditeur encourageant. Il a parlé une fois ou deux de son père… le judaïque, pas l’adoptif, et j’ai essayé de le lancer sur ce sujet quand il semblait avoir besoin de distraction.

« Quel était le métier de ton père ? » lui ai-je demandé.

Sam était très émacié sous ses couvertures. Il faisait froid, dehors, avec une légère neige. Le siège nous imposait de faire des économies et les poêles de l’hôpital peinaient à dissiper la fraîcheur. Chacune des paroles de Sam se matérialisait par de la condensation, comme si ses poumons mortels exhalaient directement son esprit immortel. « C’était un ferrailleur, a indiqué Sam.

— Il gagnait sa vie en se battant ?

— Non, Adam… il récupérait la ferraille, les déchets. Il prospectait dans le canal de Houston, au Texas. Le territoire de ma naissance.

— C’est un bon endroit, Sam ?

— Le canal ? C’est l’enfer sur terre : un fossé toxique grand comme une ville, riche de cuivre et d’aluminium, fait non pour les êtres humains, mais pour le Pétrole et les Machines à l’époque des Profanes de l’Ancien Temps. Dans le canal, un prospecteur intelligent et chanceux peut rapidement se faire pas mal d’argent, mais les risques sont énormes. Les eaux sont infectes et rendent malade. Quand j’étais tout petit, j’ai vu des ferrailleurs revenir du canal le nez dégoulinant de sang ou la peau noircie et racornie par la contamination. Mon père prenait toujours soin de se protéger avec des bottes, des gants et des tabliers de cuir. Certains jours, il sortait du cuivre et de l’aluminium presque à la tonne sur sa charrette, ou alors de la terre dont on pouvait extraire de l’arsenic, du cobalt, du plomb et d’autres éléments de valeur qui se vendaient à très bon prix à la Bourse de Galveston. À trente ans, il avait mis assez d’argent de côté pour partir dans l’Est avec sa famille. Le canal l’a tout de même tué comme il en a tué tant d’autres, mais moins vite. Mon père est mort un an plus tard, à Philadelphie, étouffé par les tumeurs qui lui remplissaient la poitrine et le cou. Ma mère était déjà fragile et phtisique… elle ne lui a pas survécu un mois.

— Et tu as été adopté par une famille chrétienne ?

— Par un homme gentil mais distant, un ami de mon père. Sa femme et lui ont pourvu à mes besoins jusqu’à ce que j’aie l’âge d’intégrer une école militaire, grâce à une somme laissée pour ça par mon père.

— Mais tu as dû renoncer à ta religion.

— Plutôt faire comme si elle n’avait jamais existé. Ça avait d’ailleurs toujours été la stratégie de mon père. Dans ma famille, Adam, notre piété se limitait à allumer des bougies certains jours d’hiver et à prononcer quelques prières incompréhensibles. La famille qui m’a adopté n’en savait rien et n’en saura jamais rien. »

C’était une triste confession et j’ai rougi en me rappelant que j’avais confondu ses prières avec de la sorcellerie, à Williams Ford, quand j’étais plus jeune et moins expérimenté. « Tu aimerais que je prie pour toi, Sam ? Je peux dire une prière juive, si tu m’apprends les mots.

— Pas de prières, s’il te plaît, ni juives ni chrétiennes… elles ne conviendront pas. Je ne suis d’aucune de ces religions. »

Je lui ai dit que je comprenais la difficulté de sa situation, étant moi-même quelqu’un de mixte, ni manipulateur de serpents comme mon père, ni d’une piété aussi œcuménique que ma mère. J’étais à l’est du Scepticisme et au nord de la Foi, avec une boussole instable et des vents variables. Je pouvais cependant faire une prière comme tout un chacun et laisser au Paradis le soin de décider du résultat.

« J’espère ne pas déjà avoir besoin qu’on prie pour moi, a dit Sam d’une voix qui se brouillait un peu. J’aimerais quand même récupérer ma main. J’ai l’impression de la sentir encore là… fermée et qui brûle. Adam ! » a-t-il soudain appelé, le regard vague et larmoyant. « Où est Julian ? Et l’amiral Fairfield ? Il faut qu’on repousse ces satanés Hollandais !

— Calme-toi… tu vas aggraver ta blessure.

— Au diable ma blessure ! Julian voudra me renvoyer à l’arrière… ne le laisse pas faire ! Il a davantage besoin de mon conseil que je n’ai jamais eu besoin de ma main gauche disparue ! Dis-le-lui, Adam… Dis-le-lui ! »

Son agitation a attiré l’attention du Dr Linch, qui lui a fait passer une préparation opiacée dans la gorge. L’inquiétude de mon ami n’a pas tardé à céder la place au silence, puis au sommeil.

« Est-ce qu’il se remet ? ai-je demandé au médecin.

— Sa fièvre a augmenté. Ce n’est pas bon signe. Il y a peut-être de la putréfaction dans la blessure, à en juger par l’odeur.

— Il va quand même bientôt aller mieux ?

— Nous n’avons ici qu’une piètre imitation d’hôpital, colonel Hazzard, et ça ne pourra aller que de mal en pis tant que nos réserves s’épuiseront. Rien n’est certain. »

J’ai voulu davantage de réconfort que cela, mais l’opiniâtre Dr Linch ne s’est pas laissé fléchir.


Je ne m’attendais pas vraiment à ce que Julian renvoyât Sam à l’arrière, mais c’est pourtant ce qui s’est produit.

Après avoir jeté l’ancre un peu à l’écart du port de Striver, l’amiral Fairfield a débarqué en chaloupe de son navire endommagé. Nous contrôlions toujours le port, hors d’atteinte de l’artillerie hollandaise, dans lequel nous aurions accueilli la flotte américaine si elle s’était présentée. Il n’y avait toutefois, comme à Goose Bay, que le navire de l’amiral Fairfield. Bien qu’imposant, le Basilisk semblait petit et abandonné sur les eaux glacées du lac Melville et devant les lointaines montagnes Mealy, tandis que les marins fourmillaient dans son gréement pour réparer les dégâts subis au cours du combat. L’amiral est arrivé à quai d’humeur amère et a gardé le silence pendant que je l’escortais au quartier général.

Dans l’isolement de cette construction, ancienne demeure du maire hollandais de Striver, et une fois monté dans la chambre que Julian avait réquisitionnée pour en faire son bureau, l’amiral Fairfield – dont le scepticisme quant aux capacités de commandement de Julian avait cédé la place à une approbation d’abord réticente puis enthousiaste – a expliqué que sa flotte tout entière avait reçu l’ordre de quitter le lac Melville.

« De le quitter ! s’est exclamé Julian. Pourquoi ?

— L’ordre est arrivé sans explications, a précisé l’amiral avec un dégoût manifeste. De New York.

— De mon oncle, vous voulez dire.

— Je présume, même si je ne peux en être certain.

— Et toute la flotte a obéi à part vous ?

— Officiellement, le Basilisk protège notre repli des attaques hollandaises. Je me suis servi de cette excuse pour m’attarder assez longtemps, histoire de faire de mon mieux – c’est-à-dire pas grand-chose – à Goose Bay et venir ici en discuter avec vous.

— Mais vous allez devoir bientôt repartir, a conjecturé Julian. Et de toute évidence, vous ne pouvez nous amener de renforts.

— En effet, même si je le regrette infiniment. Je peux seulement décharger le surplus de provisions du Basilisk et emmener les blessés à qui il faut de meilleurs soins que ceux d’un hôpital de campagne.

— En nous laissant ici, assiégés, a dit Julian, jusqu’à ce que nous mourions de faim ou que nous nous rendions aux troupes mitteleuropéennes. Tel est sans doute le projet du fou que j’ai pour oncle.

— Mon serment de loyauté m’empêche de reconnaître la véracité de vos propos. En dernier recours, général Comstock, vous pourriez tenter de vous enfuir par l’est. Une route traverse jusqu’au détroit, même si elle n’est pas en très bon état, et les fortifications de là-bas devraient rester assez longtemps aux mains américaines pour vous accueillir. Mais ce serait au mieux une tentative désespérée.

— Désespérée, vous l’avez dit, car nous sommes considérablement moins nombreux qu’eux.

— Bien entendu, la décision vous appartient. » L’amiral s’est levé. « Vous quitter dans ces circonstances est inexcusable, mais j’ai déjà outrepassé les limites de l’interprétation qu’on peut donner à mes ordres écrits.

— Je comprends, a assuré Julian en serrant avec une solennité touchante la main noueuse de l’amiral. Je ne vous en garde nulle rancune, amiral, et je remercie la Marine de tout ce qu’elle a fait pour nous.

— J’espère que cette gratitude n’est pas mal placée », a répondu l’amiral d’un air sombre.


Julian et moi sommes descendus au port, où l’on portait Sam et des dizaines d’autres blessés graves dans des chaloupes pour les embarquer sur le Basilisk. J’ai remis plusieurs feuillets dactylographiés au maître de manœuvre du bord… mes dépêches de guerre pour le Spark, qu’on m’a promis de poster de Terre-Neuve.

Nous avons rejoint le Dr Linch, qui supervisait les opérations et nous a conduits à Sam. Il restait allongé les yeux fermés dans une couverture en laine sur une civière tandis que la neige intermittente parsemait sa barbe de flocons et que la fièvre rosissait ses joues émaciées. « Sam », a appelé Julian en posant doucement la main sur l’épaule de son mentor.

Les paupières du blessé se sont relevées et il a contemplé quelques instants la houle des nuages avant de braquer les yeux sur Julian.

« Ne les laisse pas m’emmener, a-t-il dit d’une voix horriblement fragile.

— C’est une question de besoin, pas de désir, a répondu Julian. Fais ce que te dit le docteur, Sam, et tu seras bientôt suffisamment remis pour reprendre le combat. »

Ce sermon n’a pas apaisé Sam, dont le bras valide est sorti des couvertures pour saisir Julian au collet. « Tu as besoin de mon conseil.

— J’ai du mal à m’en passer, Sam, mais si tu as une recommandation, fais-m’en part tout de suite, les chaloupes se préparent à larguer les amarres.

Sers-t’en, a énigmatiquement dit Sam d’un ton pressant.

— M’en servir ? Mais de quoi ? Je ne comprends pas.

— De l’arme ! De l’arme chinoise. »

Julian a écarquillé les yeux et pris une expression malheureuse. « Sam… il n’y a pas d’arme chinoise.

— Je le sais bien, imbécile ! Sers-t’en quand même. »

Peut-être délirait-il à cause de la fièvre. Quoi qu’il en soit, s’il avait autre chose à dire, nous ne l’avons pas entendu, car les brancardiers l’ont emporté et il n’a pas tardé à se voir hissé à bord du Basilisk, qui le conduirait à l’hôpital naval de Saint-Jean.

Je pense ne m’être jamais senti aussi seul que quand le navire a levé l’ancre pour mettre le cap vers l’est… même sur les plaines enneigées d’Athabaska, avec Williams Ford et toute mon enfance derrière moi comme une porte fermée. À l’époque, au moins, je me trouvais en compagnie de Sam et de Julian. Et voilà que Sam était parti… quant à Julian, dans son uniforme bleu et jaune (un peu abîmé), on aurait tout juste dit le fantôme du Julian que j’avais connu par le passé.

Parmi ce que nous avait laissé l’amiral Fairfield figurait un sac de courrier. Les lettres et les paquets ont été distribués aux troupes dans la journée et un des adjudants-majors de Julian m’a apporté une enveloppe sur laquelle Calyxa avait écrit mon nom.

La nuit étant tombée, j’ai approché la lettre d’une lampe pour l’ouvrir d’une main tremblante.

Calyxa n’avait jamais été très douée pour la correspondance… personne ne l’aurait qualifiée de prolixe. Outre les formules de salutations, sa lettre comptait trois courtes phrases :


Cher Adam.

Le Dominion me menace. Rentre vite, s’il te plaît, de préférence vivant. De plus, je suis enceinte.

Bien à toi, Calyxa.

4

On peut dire beaucoup de choses sur les jours qui ont précédé Thanksgiving tels que je les ai vécus. Je n’accablerai cependant pas le lecteur de futilités. Cela a été une époque sombre où nous avons connu la famine. Je l’ai soigneusement consignée, en m’installant chaque soir devant ma machine à écrire à la lueur de la lampe avant de m’autoriser le luxe du sommeil. Je possède toujours ces pages, dont je vais par souci de brièveté me limiter à des extraits. Les voici :


JEUDI 10 NOVEMBRE 2174

Pour ménager nos provisions, il est devenu nécessaire d’expulser de Striver ce qu’il restait de sa population civile.

Les habitants de Striver nous ont été ni plus ni moins hostiles qu’on pouvait s’y attendre de la part d’un groupe d’hommes et de femmes par ailleurs aisés qu’on soumet à une occupation et qu’on force à quitter leurs demeures à la pointe du fusil. Beaucoup d’entre eux ont été soulagés de revenir sous la garde des Mitteleuropéens, car telle était leur préférence, si irrationnel que cela puisse sembler pour un Américain sain d’esprit[77]. Je suis monté cet après-midi sur le toit de notre quartier général pour observer les hommes, femmes et enfants de Striver traverser tant bien que mal un no man’s land gelé entre nos tranchées et celles du camp ennemi, sans autre protection qu’un drapeau de trêve. Leurs silhouettes voûtées éclairées par ce début d’aube trébuchaient parfois dans les cratères des obus d’artillerie. Elles m’ont inspiré de la compassion et j’ai presque pu m’imaginer parmi elles. Chacun est peut-être potentiellement le miroir de son prochain… peut-être était-ce ce que voulait dire Julian par « relativisme culturel », même si ce terme est vilipendé par le clergé.

Au moins, entre les mains hollandaises, ces malheureux auront-ils le droit à un repas quotidien. Ce n’est pas notre cas. Le rationnement est en vigueur. Les articles de luxe hollandais prélevés dans les entrepôts des quais sont aussi soigneusement comptés que le bœuf salé et la farine de maïs, aliments familiers avec lesquels ils sont distribués, si étrange que cela paraisse pour des soldats américains d’ajouter des portions bien précises d’édam, d’œufs d’esturgeon et de foie d’oie en purée à leur dîner de biscuit militaire et de bacon. Ces mets délicats ne servent de toute manière qu’à reculer le jour où notre faim deviendra absolue. En se basant sur nos effectifs et notre stock de provisions, Julian calcule qu’il faudra se serrer la ceinture vers la moitié du mois et que nous mourrons tout à fait de faim en décembre.

Les hommes continuent à s’interroger sur une arme chinoise et s’attendent à ce que Julian en fasse bientôt usage. Il refuse de démentir ces rumeurs et sourit avec une espèce d’insouciance déraisonnable chaque fois que j’aborde le sujet.

Je pense bien entendu très souvent à Calyxa et à ses ennuis avec le Dominion, ainsi qu’à l’autre stupéfiante nouvelle contenue dans sa lettre. Je vais devenir père !… être père, à supposer que Calyxa mène l’enfant à terme, même si je me fais tuer dans cette région désolée du Labrador. Car même un mort peut être père. C’est un véritable, quoique modeste, réconfort pour moi, même si je ne peux m’empêcher de m’inquiéter.


MARDI 15 NOVEMBRE 2174

Le vent souffle en continu de l’ouest, un vent glacé, mais le ciel reste dégagé. Le soleil se couche tôt. Nous économisons le combustible en limitant le nombre de lampes que nous allumons. Ce soir, l’aurore boréale effectue une danse glaciale et majestueuse avec l’étoile Polaire. Ce n’est hélas pas une nuit silencieuse, car les Hollandais ont fait venir leur artillerie lourde et les obus tombent à intervalles irréguliers sur la ville. La moitié des bâtiments de Striver a déjà sauté ou brûlé, semble-t-il. Les cheminées se dressent comme des doigts tendus le long des rues vides et fracassées.

Julian est maussade et bizarre, sans Sam pour le guider et le conseiller. Il tient absolument à compiler une liste des biens – pas de la nourriture, mais des articles de mercerie – contenus dans les entrepôts des quais. J’ai participé aujourd’hui à un tel inventaire, que j’ai rapporté à Julian dans la maison du maire.

Les Hollandais et leurs articles de luxe ! Les Stathouders ne sont pas seulement gourmands, ils semblent tenir aussi au moindre des raffinements de la vie. Julian a lu attentivement le long catalogue des textiles, carapaces de tortues, produits pharmaceutiques, cornes de bétail, instruments de musique, fers à cheval, ginseng, articles de plomberie et autres devenus nôtres par droit de pillage. Il a examiné cette liste d’un air songeur, presque calculateur.

« Tu ne donnes pas le détail de ces rouleaux de soie, a-t-il fait remarquer.

— Il y en avait trop, lui ai-je répondu. C’est dans des grandes piles de caisses… Je suppose qu’elles venaient d’arriver quand nous avons pris la ville. Mais la soie, ça ne se mange pas, Julian.

— Je ne suggère pas de la manger. Examine-la à nouveau demain, Adam, et viens me parler de sa qualité, et surtout de sa densité de trame.

— Je peux sûrement trouver à m’occuper plus utilement qu’en comptant des fils ?

— Penses-y comme à un ordre à suivre », a répliqué Julian d’un ton brusque. Il a ensuite quitté les listes des yeux pour me regarder avec davantage d’amabilité. « Excuse-moi, Adam. Fais ça pour moi, tu veux bien ? Mais n’en parle à personne, s’il te plaît… Je préfère éviter que les troupes me croient devenu fou.

— Je te tisserai une robe chinoise, Julian, si tu penses que ça peut nous aider à survivre au siège.

— C’est exactement ce que je prévois de faire… survivre, je veux dire… il n’y aura pas besoin de tissage… juste d’un peu de couture, sans doute. »

Il n’a pas voulu en dire davantage.


MERCREDI 16 NOVEMBRE 2174

Je m’aperçois que Thanksgiving approche. Nous n’avons pas beaucoup pensé à cette fête chrétienne universelle, peut-être parce que nous avons du mal à nous sentir reconnaissants dans notre situation actuelle. Nous sommes plus enclins à nous apitoyer sur notre sort qu’à penser à ce que nous avons pour être heureux.

C’est ne pas voir plus loin que le bout de son nez, dirait à coup sûr ma mère. En réalité, je me sens empli de gratitude pour de nombreuses raisons.

Parce que j’ai la lettre de Calyxa, si brève et laconique soit-elle, pliée dans ma poche près de mon cœur.

Parce que je pourrais avoir le bonheur qu’un enfant naisse de notre mariage peut-être hâtif, mais béni et fructueux.

Parce que je suis encore en vie, tout comme Julian, même s’il s’agit d’une situation provisoire et susceptible de changer. (Bien entendu, aucune créature mortelle ne « connaît le jour et l’heure », mais nous présentons la particularité d’être entourés de fantassins hollandais impatients de précipiter le fâcheux événement ultime.)

Parce qu’en dépit de mon absence, la vie continue à peu près comme avant à Williams Ford et dans d’autres endroits tout aussi ordinaires situés entre les larges frontières de l’Union Américaine. Je suis même reconnaissant de l’existence des cyniques Philosophes, des Dépoteurs crasseux, des pâles Esthètes, des Propriétaires corrompus et des ineptes Eupatridiens qui grouillent dans les rues de cette grande ville qu’est New York… ou du moins reconnaissant d’avoir eu l’occasion de les voir de près.

Parce que j’ai à manger, même si ma ration journalière ne cesse de diminuer.


JEUDI 17 NOVEMBRE 2174

Aujourd’hui, nos troupes se sont rendues maîtres d’une tranchée mitteleuropéenne creusée trop près de nos lignes. Nous avons capturé cinq soldats, que nous avons laissés vivre par charité chrétienne, même si les nourrir diminuera nos propres réserves. Julian espère pouvoir les échanger contre des prisonniers américains déjà aux mains des Hollandais… Il a fait connaître cette proposition au commandant hollandais par l’intermédiaire d’un drapeau de trêve, mais nous n’avons encore reçu aucune réponse.

Je suis allé assister à l’interrogatoire des prisonniers, en partie pour satisfaire ma curiosité de l’ennemi, que je connais uniquement sous forme de combattants anonymes et d’auteurs de lettres incompréhensibles. Un seul parlait anglais, les quatre autres étaient interrogés par un lieutenant qui connaissait un peu l’allemand et le hollandais.

Les soldats mitteleuropéens sont des hommes hâves et têtus. Même sous la contrainte, ils ne donnent guère d’autres informations que leur nom. À l’exception du seul anglophone… un ancien de la marine marchande britannique, enrôlé ivre mort au sortir d’un bar de Bruxelles. Il ne se sent pas vraiment lié par une obligation de loyauté et ne voit pas d’inconvénients à nous fournir des estimations sur la force et les positions de l’ennemi.

D’après lui, les Hollandais ne doutent pas que leur siège aura raison de nous. Ils n’envisagent toutefois une attaque qu’avec circonspection, car les rumeurs d’une arme chinoise (hélas imaginaire) leur sont arrivées aux oreilles. Le prisonnier a dit qu’ils ne disposaient pas d’informations précises sur cette arme[78], mais que les spéculations à son sujet la laissaient penser extrêmement meurtrière et inhabituelle.

J’ai transmis ces nouvelles à Julian dans la soirée.

Il les a accueillies avec un sourire lugubre. « Exactement ce que j’espérais de la part des Hollandais. Bien ! Peut-être pouvons-nous trouver un moyen d’intensifier leurs craintes. »

Une fois encore, il n’a pas voulu expliquer ce qu’il avait en tête. Il a toutefois placé sous séquestre un des entrepôts sur les quais (hors de portée de l’artillerie ennemie), qu’il est en train de transformer en une sorte d’atelier. Des hommes ont été recrutés à qui on a fait jurer le secret. Il a réquisitionné d’innombrables rouleaux de soie noire, ainsi que des machines à coudre, des agrafes et œillets, des lattes récupérées dans les maisons endommagées, des flacons de soude caustique et d’autres articles peu ordinaires.

« C’est peut-être très bien que les Hollandais croient à cette arme imaginaire, lui ai-je dit, mais malheureusement, nos propres troupes y croient aussi. Elles s’imaginent même que tu te prépares à la mettre en service.

— Je m’y prépare peut-être.

— Il n’existe pas d’arme chinoise, Julian, tu le sais aussi bien que moi, à moins que la faim t’ait tout à fait égaré l’esprit.

— Bien entendu que je le sais. Je crois fermement à sa non-existence. Cela signifie juste que nous sommes obligés de nous rabattre sur notre ingéniosité.

— Tu as l’intention de construire une arme avec de la soie et des hameçons de pêche ?

— Garde cette pensée pour toi, s’il te plaît. Le reste deviendra clair en temps et en heure. »


SAMEDI 19 NOVEMBRE 2174

Dans l’entrepôt hermétiquement fermé de Julian, l’activité s’accroît. L’« arme secrète » revient maintenant si souvent dans les conversations que je crains que les hommes soient déçus au point d’en concevoir amertume et rancune, quand ils apprendront enfin la vérité.

D’autres obus sont tombés aujourd’hui, causant de lourdes pertes au sein d’un de nos régiments. Dans l’après-midi, je me suis porté volontaire à l’hôpital de campagne où j’ai aidé le Dr Linch à couper, panser et raccommoder des membres en miettes. Le travail est presque insupportable pour quelqu’un de sensible (et je me compte comme tel), mais nécessité fait loi.

D’après le Dr Linch, notre ennemi le plus dangereux n’est pas les éclats d’obus mais la dysenterie. Au moins un quart de nos soldats en souffrent et elle se répand aussi rapidement qu’un incendie dans une réserve de petit bois.

Gâteau de maïs et morue salée au dîner, en petites portions.


DIMANCHE 20 NOVEMBRE 2174

Événements extraordinaires ! Je compte les consigner avant de dormir, même s’il est déjà très tard.

Après le dîner, Julian m’a fait venir dans ses quartiers en me demandant d’apporter ma machine à écrire. Je l’ai donc transportée (tâche peu aisée, vu ma faiblesse et ma faim) dans le bureau à l’étage de l’ancienne maison du maire, où Julian m’a avisé de la tenir prête à l’emploi, car il désirait me dicter un message.

Puis, à ma grande surprise, il a appelé un de ses adjudants-majors à qui il a ordonné de lui amener le soldat Langers.

« Langers ! me suis-je exclamé aussitôt l’officier ressorti. Qu’est-ce que tu lui veux ? Il s’est à nouveau comporté de manière scandaleuse ? Je l’ai vu à l’hôpital perpétrer son escroquerie cléricale, mais j’imagine qu’il ne s’agit pas de ça.

— Pas du tout… ou pas complètement. Et s’il te plaît, Adam… ce que j’ai à lui dire te surprendra peut-être par moments, mais il est indispensable pour le succès de mes plans que tu ne m’interrompes pas et ne me reprennes pas tant que Langers est avec nous dans cette pièce. »

Il s’est adressé à moi d’un ton plus sévère que celui qu’il adoptait en général avec moi, mais je me suis souvenu que nous étions en guerre, de surcroît assiégés, et que, contrairement à moi, il était général de division. J’ai promis de ne pas parler mal à propos. Bien entendu, cela a complètement excité ma curiosité.

Nous avons attendu l’arrivée de Langers presque une demi-heure, en frissonnant, car Julian ne chauffait que très peu ses quartiers afin d’économiser le charbon. Langers frissonnait aussi, quand il est entré d’un pas hésitant, mais peut-être pas uniquement de froid. Il a regardé Julian avec appréhension. « Mon général ? »

Julian a adopté son ton le plus impérial[79]. « Veuillez vous asseoir, soldat. »

Langers s’est installé sur une chaise près du poêle. « Vous m’avez fait demander, mon général ?

— Manifestement, puisque vous êtes là. J’ai reçu une plainte à votre sujet. »

Langers, qui ne pouvait avoir oublié ce qui lui était arrivé quand Sam avait dévoilé la vérité sur sa Chope Porte-Bonheur durant la campagne du Saguenay, a presque semblé se ratatiner de consternation et son expression s’est faite encore plus furtive et méfiante. « Elle n’est pas fondée, a-t-il marmonné.

— Vous n’avez même pas encore entendu l’accusation.

— Je sais qu’elle n’est pas justifiée car ma conduite a été irréprochable. Ces dernières semaines, je n’ai fait que travailler à l’hôpital, mon général, à réconforter les malades et les mourants.

— Je sais tout cela, a dit Julian, et je vous en féliciterais, sans une chose.

Laquelle ? » a voulu savoir Langers en feignant l’indignation, mais sans vraiment y réussir.

« L’un de mes commandants de régiment a découvert plusieurs articles suspects dissimulés sous votre couchage. Dont un grand nombre de bagues en or et de portefeuilles en cuir.

— Eh bien ? » s’est défendu Langers, qui a cependant rougi. « Un homme peut garder quelques souvenirs, non ?

— Pas si ces mêmes articles ont été déclarés manquants aux soldats mortellement blessés. Je dispose d’une déclaration corroborante d’un des médecins qui vous a vu à l’hôpital de campagne, la main droite levée au-dessus d’un blessé en un geste de bénédiction tandis que la gauche lui extrayait un portefeuille de la poche. Quant aux bagues, de tels bibelots sont d’ordinaire expédiés aux veuves en deuil, et non amassés sous le couchage d’un faux diacre.

— Eh bien, je… », a commencé Langers avant d’hésiter. Les preuves à son encontre étaient flagrantes et il avait perdu l’occasion de préparer sa défense. Son visage naturellement long et chevalin a semblé s’allonger encore davantage. « Mon général… l’hôpital est un endroit affreux… qui finit par vous affecter l’esprit, avec le temps… peut-être les circonstances m’ont-elles conduit à des actes irrationnels…

— Peut-être, à moins qu’il ne s’agisse de votre avidité naturelle. Mais ne vous inquiétez pas, soldat. Je ne vous ai pas fait venir pour vous réprimander ou vous punir. J’ai l’intention de vous donner une occasion de vous racheter. »

Langers n’était pas assez naïf pour saisir cette perche sans l’examiner au préalable. « Je vous remercie, pour sûr… me racheter comment, au juste ?

— Patience. Avant que nous poursuivions, j’ai besoin de dicter une lettre. Adam, tu veux bien l’écrire sur ta machine ? »

J’ai réprimé la stupéfaction que m’inspirait le déroulement des événements. « Certainement, Julian… je veux dire, général Comstock.

— Bien. Tu es prêt ? » (Je me suis dépêché d’insérer une feuille de papier dans le rouleau.) « Commence par indiquer la date en haut sur une ligne, avec la provenance : mon quartier général, armée des Laurentides, Division boréale, ville de Striver, lac Melville, Labrador oriental, etc. » J’ai frappé les touches nécessaires. Mon habileté dactylographique s’était améliorée depuis que je possédais cette machine et je tirais fierté de ma vitesse, même si elle ne battait pas de records. « Adresse-la au major Walton, Grand Quartier général, Terre-Neuve. »

Ce que j’ai fait. Julian m’a ensuite dicté le corps de la lettre, que je reproduis ici tant qu’il est encore frais dans ma mémoire, avec les capitalisations inhabituelles exigées par Julian :


Ceci pour vous faire savoir que, confronté aux incessants encerclements et bombardements ennemis, j’ai résolu après longue et grave réflexion de déployer le MÉCANISME que nous espérions sincèrement ne jamais voir à l’œuvre dans une guerre civilisée.

Je ne prends pas cette décision à la légère. Cela n’a rien de facile d’entrer dans une guerre aussi brutale et de la rendre encore plus inhumaine par l’emploi d’un DISPOSITIF aussi cruel. C’est moins la perspective de la mort IMMÉDIATE d’innombrables soldats ennemis qui me serre le cœur, car telle est la nature de la guerre, que de connaître la nature des EFFETS SUBSISTANTS, par lesquels la mort arrive seulement après des heures voire des jours d’atroces souffrances. Vous savez que durant les conseils de guerre, je me suis opposé au déploiement de cette ARME, aux effets si terribles que tout chrétien tremble en l’entendant mentionner.

Je me trouve pourtant dans une position qui ne permet d’autre issue. Mon armée est assiégée et l’on ne nous envoie ni PROVISIONS ni RENFORTS. La mort par inanition menace des milliers de loyaux soldats, que je n’ose remettre aux bons soins de l’armée mitteleuropéenne. J’ai donc résolu de faire tout ce qui se trouvait en mon pouvoir pour assurer la sécurité de mes troupes, en totalité ou en partie, même si cela rend la conduite de cette guerre beaucoup plus INFERNALE et SATANIQUE.

Vous pouvez transmettre cette information à l’État-Major et au Président.

Dieu me pardonne d’avoir pris cette décision. PRIEZ POUR NOUS, Major Walton ! Nous passerons à l’action dans les jours qui viennent.


« Ajoute les formules de salutations habituelles », a indiqué Julian en ignorant ma bouche béant de stupéfaction non seulement à cause du contenu de la lettre, mais de son ton inhabituellement ecclésiastique, « et donne-la-moi à signer. Merci, Adam. »

Je l’ai fait, même si j’avais toutes les peines du monde à refréner mes questions et mes angoisses.

« Quel rapport avec moi ? a demandé le soldat Langers. Je ne sais rien de ces horreurs !

— Bien entendu, mais un message, pour être utile, doit être remis. Voilà votre tâche, soldat Langers. La lettre sera cousue dans une sacoche. Vous ferez traverser les lignes hollandaises à cette sacoche jusqu’aux fortifications américaines sur le détroit, où vous la remettrez en mains propres à l’officier responsable.

— Traverser les lignes ennemies ! » Les yeux du soldat s’étaient écarquillés à la taille de dollars Comstock.

« Exactement.

— Impossible ! » s’est exclamé Langers, opinion que j’étais enclin à partager, même si j’ai, comme convenu, gardé bouche cousue.

« Peut-être, a concédé Julian, mais j’ai besoin que quelqu’un essaye. Vous jouissez d’une santé relativement bonne et vous me semblez assez motivé pour réussir. Le choix est difficile, soldat Langers. Vous pouvez accepter la mission ou rester ici et être dénoncé pour vol de blessés.

— Vous n’allez pas parler de mon indiscrétion aux fantassins !

— Mais si… dès la prochaine assemblée dominicale ! Les hommes ne vont pas apprécier qu’un colporteur de brochures les vole au moment où ils sont le plus vulnérables.

— Mais ils vont me tuer, s’ils l’apprennent… Ils sont très étroits d’esprit sur ce genre de choses !

— Je ne doute pas de leur mécontentement. À vous de choisir.

— Je proteste ! C’est du chantage… affronter ici une mort certaine ou être abattu par l’ennemi.

— Peut-être pas, avec de la chance. Il faudra faire le moins de bruit possible et vous déplacer au clair de lune. Si je pensais votre capture sûre et certaine, je ne vous ferais pas partir du tout. »

Langers a baissé la tête d’un air morose, geste par lequel il reconnaissait implicitement qu’il ne voyait aucun moyen d’échapper au piège tendu par Julian.

« Encore une chose, a ajouté ce dernier : si vous acceptez la mission, vous ne devez en aucune circonstance laisser le document tomber entre les mains des Hollandais. Cela invaliderait complètement notre propos, s’ils avaient connaissance de nos plans. Et l’ennemi est rusé… même s’il vous capture, même s’il essaye de vous acheter en vous promettant de vous protéger ou en vous offrant d’importantes récompenses, vous ne devez pas succomber. »

C’était précisément la chose à ne pas dire à Langers, selon moi. Il était inutile d’en appeler à sa conscience… s’il en avait une, elle devait être particulièrement faible et anémique. J’ai eu très envie de corriger l’erreur de Julian, mais ses instructions me sont revenues en mémoire et je me suis mordu la langue.

Langers a semblé s’épanouir un peu après l’avertissement de Julian. Je ne doute pas qu’il étudiait sous toutes les coutures la situation dans laquelle il se retrouvait soudain, pour découvrir une configuration davantage conforme à ses buts. Il a encore émis quelques vagues objections, histoire de sauver les apparences, mais a fini par accepter de laver « la tache potentielle sur son dossier militaire » due au vol des pas tout à fait morts. Oui, d’accord, il allait braver les lignes mitteleuropéennes pour gagner au plus vite le détroit, puisque son devoir l’exigeait. « Mais si je me fais tuer et que vous l’apprenez, général Comstock, je vous demande de vous assurer que je figure parmi les morts honorables, afin que ma famille ne soit pas couverte de honte.

Quelle famille ? n’ai-je pu m’empêcher de m’exclamer. Tu t’es toujours dit orphelin !

— Ceux qui sont comme ma famille, je veux dire », a rectifié Langers. (Tandis que d’un regard venimeux Julian me rappelait de garder le silence.)

« Je vous le promets », a répondu Julian. Chose incroyable, il a tendu la main au soldat détrousseur. « Votre réputation est sauve, monsieur Langers. À mes yeux, vous vous rachetez rien qu’en acceptant la mission.

— Je vous remercie pour votre confiance, mon général. J’ai toujours dit que vous étiez un chef magnanime, et un vrai chrétien… »

(Si ça continue, ai-je pensé, je vais finir par avoir la langue complètement déchirée, à force de la mordre.)

« Il est indispensable que vous partiez tout de suite. Un de mes assistants va vous conduire aux tranchées les plus avancées où il vous donnera vos dernières instructions. On vous remettra un pardessus, des bottes neuves, un pistolet et des munitions. »

Julian a fait venir un jeune lieutenant, qui a introduit le message dans la doublure d’une sacoche de cuir et reconduit Langers.


Une fois seul avec Julian, je l’ai regardé avec accablement.

« Eh bien ? a-t-il demandé avec un peu d’insouciance dans la voix. Tu as quelque chose à dire, Adam ?

— Je ne sais même pas par où commencer, mais… Julian ! Existe-t-il vraiment une arme chinoise ?

— Vois-tu une autre raison pour moi d’envoyer ce billet au major Walton ?

— Mais justement, c’est complètement absurde ! Se servir de Langers comme messager, puis lui dire que les Hollandais le récompenseraient s’il nous trahissait ! Tu m’accuses parfois, moi, de naïveté, mais là, c’est le bouquet !… Tu l’as quasiment invité à passer à l’ennemi !

— Tu crois vraiment qu’il succombera à la tentation ?

— Je pense qu’il pourrait difficilement faire autrement !

— Nous sommes donc du même avis.

— Tu veux dire que tu t’attends à ce qu’il nous trahisse ?

— Je veux dire que, pour la réussite de mon plan, mieux vaudrait qu’il le fasse. »

J’ai bien entendu été déconcerté, ce que Julian a sans doute vu sur mon visage, car il a eu pitié de moi et a mis son bras sur mes épaules. « Désolé de te donner l’impression de me jouer de toi, Adam. Si je ne me suis pas montré d’une franchise totale, c’est uniquement dans le but de préserver le secret absolu. Viens me voir demain matin, je t’expliquerai tout. »

Je n’ai rien pu tirer d’autre de lui que cette promesse douteuse et j’ai quitté son quartier général l’esprit comme dans un tourbillon.

Il faut que j’arrête d’écrire, maintenant, si je veux dormir avant qu’on sonne le réveil.

Il fait froid mais le ciel est dégagé, ce soir, avec un vent qui nous pénètre comme des ciseaux. Il se trouve que je pense à Calyxa, mais elle est terriblement loin.


LUNDI 21 NOVEMBRE 2174

Julian m’a expliqué son plan. Nous procédons ce soir à un essai capital. Je ne peux confier la vérité à personne… pas même à ces Notes que je garde pour moi.

C’est une chance très maigre, mais nous n’en avons pas d’autre. (Ici se termine le Journal, et je reprends le récit à la manière habituelle.)

5

Julian m’a enfin mis dans la confidence et l’après-midi du 21 novembre, il m’a fait visiter l’entrepôt dans lequel on préparait « l’arme ».

Il est vite devenu évident que j’avais négligé un aspect de la personnalité de Julian : son perpétuel et irrépressible amour du théâtre. Cette passion, peu visible depuis qu’il était devenu le général de division Comstock, ne semblait pas pour autant avoir été totalement refoulée. L’intérieur de l’entrepôt (dont l’éclairage provenait des lucarnes récurées depuis peu et d’un grand nombre de lanternes) ressemblait presque trait pour trait au désordre des coulisses d’une colossale mise en scène de Lucia di Lammermoor[80], avec Julian en chef accessoiriste.

Transformés en couturières, des soldats en uniforme travaillaient avec fièvre sur des rouleaux de soie noire, souvent pendant que les découpeurs œuvraient sur le même tissu. Des menuisiers s’étaient occupés de scier des lattes ou des perches de bois en bandes souples de la grandeur d’un homme. D’une bobine pleine dont la taille avoisinait celle d’une roue de moulin, on débitait des longueurs bien précises de corde qu’on rembobinait sur des rouleaux plus petits. Ce n’était là qu’un échantillon du travail énergique qui s’effectuait en ces lieux.

Diverses substances chimiques empuantissaient l’immense pièce, dont de la soude caustique et ce que Julian a affirmé être du phosphore liquide (stocké dans divers fûts métalliques piqués de rouille). Mes yeux ont commencé à pleurer à peine la porte refermée dans mon dos et je me suis demandé si une partie de ce que j’avais pris pour de la fatigue sur le visage de Julian n’était pas simplement dû aux longues heures passées dans cette pénible atmosphère. Impressionné par la diligence et l’échelle des travaux, qui emplissaient cet espace clos d’un bruit effroyable, j’ai cependant avoué n’y rien comprendre.

« Allons, Adam, ne peux-tu pas deviner ?

— C’est donc un jeu ? J’imagine que tu montes une arme… ou du moins quelque chose qui en a l’apparence.

Un peu des deux », a répondu Julian avec un sourire malicieux.

Un soldat est passé avec un ballot de lattes et de soie noire, que Julian a brièvement inspecté. J’ai dit à Julian que la chose ressemblait à un de ces cerfs-volants de pêche qu’il avait fait voler à Edenvale, mais en beaucoup plus grand.

« Excellent ! a-t-il réagi. Bien observé !

— Mais qu’est-ce que c’est, en réalité ?

— Exactement ce que tu imagines.

— Un cerf-volant ? » Le soldat en question a posé l’objet à la verticale parmi de nombreux autres de même aspect. Repliés, ils ressemblaient à autant de sinistres parapluies fabriqués à l’usage d’un géant exigeant. « Il doit y en avoir une centaine !

— Au moins.

— Mais à quoi peuvent bien nous servir des cerfs-volants, Julian ?

— La vérité défie toute explication que je pourrais te donner. Nous procédons à un test ce soir. Tu comprendras peut-être en voyant le résultat. »

Ses coquetteries s’aggravaient, mais j’ai supposé avoir derechef affaire à son sens du spectacle : il ne voulait pas décrire un effet scénique de peur d’en diminuer l’impact. Il a affirmé me vouloir comme « observateur impartial ». Je lui ai répondu que j’étais objectif mais impatient et je suis parti mi-figue mi-raisin à l’hôpital de campagne, où je me suis rendu utile jusqu’à la nuit tombée.

Une fois l’obscurité bien établie, et après la distribution de nos maigres rations vespérales, Julian et moi nous sommes à nouveau rendus sur les quais. Toujours sous bonne garde, l’entrepôt était toutefois à présent moins actif. Les hommes choisis comme main-d’œuvre par Julian avaient juré le secret et ne dormaient pas au même endroit que les autres soldats afin de ne pas risquer d’imprudentes conversations. La plupart de ces recrues, m’a dit Julian, ne connaissaient que la tâche précise qu’on leur avait affectée et étaient gardées dans l’ignorance du but global de l’entreprise. On avait toutefois fait comprendre notre objectif ultime à une centaine d’entre elles, groupe d’élite qui se trouvait ce soir-là dans l’entrepôt… ou plutôt sur l’entrepôt, car nous avons emprunté un escalier métallique pour gagner le toit du bâtiment, recouvert de tuiles solides et à peine pentu. La « Brigade Cerf-Volant », comme l’appelait Julian, l’y attendait.

C’était une nuit sans lune, aux étoiles dissimulées par des nuages hauts et rapides. À l’exception de quelques feux de camp, et de lanternes çà ou là aux fenêtres, la ville de Striver baignait dans une obscurité totale. On avait monté sur le toit les énormes cerfs-volants que j’avais vus durant l’après-midi. Ils étaient encore roulés, mais avec la bride reliée à des rouleaux de ficelle de chanvre cloués à des supports en bois et dotés de manivelles. Un seau était de plus fixé à chaque cerf-volant par une petite corde et à notre arrivée, un homme terminait de verser une dose précise de sable dans chacun de ces seaux.

« À quoi ça sert ? » ai-je demandé à Julian, à voix basse car l’atmosphère inquiétante qui régnait sur ce toit semblait n’autoriser que des chuchotements étouffés.

« J’ai calculé quel poids pouvait transporter chacun de ces paraplanes, a expliqué Julian. Ce soir, nous allons voir si mes calculs étaient exacts. »

Je n’ai pas demandé comment on estimait la force portante d’un « paraplane », ni avec quel genre de calculs… Il s’agissait sans nul doute une fois encore de quelque chose qu’il avait appris dans un de ses livres d’autrefois. Si cela dépendait du vent, nous avions de la chance : il soufflait une brise forte, mais glacée, aussi ai-je gardé les mains dans les poches de mon pardessus en regrettant de ne pas avoir mon pakol sur la tête, au lieu de ma mince casquette militaire.

Tout semblait prêt pour le « vol d’essai », comme l’appelait Julian, à part l’obscurité. « Comment peux-tu voir s’ils volent alors que la lune est couchée et qu’il n’y a même pas d’aurore boréale ? »

Julian n’a pas répondu, mais a fait signe à un soldat qui, non loin de nous, portait un pinceau et un récipient plein de liquide.

Il s’agissait en fait d’un composé phosphoré qui irradiait une surnaturelle lueur verte[81]. Le soldat en a badigeonné un peu sur chaque seau, jusqu’à ce qu’ils fussent tous marqués et luisissent dans le noir comme de démoniaques feux follets.

« Parez aux lignes ! » a lancé Julian tout à trac.

Des dizaines d’hommes se sont précipités à leurs postes près des dévidoirs des cerfs-volants.

« Déployeurs, en place ! »

Un nombre identique d’hommes se sont positionnés sous le vent au bord du toit, ont agrippé les énormes cerfs-volants roulés qu’ils ont tenus sur leur poitrine prêts à être déployés afin que leurs ailes pussent prendre le vent.

« Lancez ! » a crié Julian.

Le lecteur doit comprendre qu’un cerf-volant de soie noire plus grand qu’un homme, lâché dans l’obscurité impénétrable d’une nuit labradorienne tandis que le vent déboule des régions arctiques comme un aliéné au couteau entre les dents, n’a rien à voir avec un cerf-volant d’enfant en train de flotter au soleil par une journée estivale. Bien que difficilement visibles, les immenses engins noirs ont aussitôt manifesté leur présence dès que le premier d’entre eux, en prenant le vent glacial, s’est ouvert avec un claquement aussi sonore qu’un coup de feu.

Chacun d’eux, au moment où il se remplissait de vent, a produit la même détonation assourdissante (qui m’a rappelé le déploiement soudain des voiles à bord du Basilisk, quand il commençait à se colleter au gros temps), si bien que nous avons fini par avoir l’impression de nous trouver au milieu d’un duel d’artillerie. Les cerfs-volants sont ensuite montés jusqu’à tendre les ficelles les reliant aux seaux qu’ils étaient censés transporter, seaux remplis d’un poids précis de sable et marqués de vert luisant.

Les calculs de Julian étaient manifestement exacts. Après un bref instant d’hésitation, et encouragés par une traction des préposés aux lignes, les seaux se sont élevés. De simples mots ne peuvent décrire l’insolite et la bizarrerie de ce spectacle : on ne voyait de loin que la peinture phosphorescente qui marquait chacun des récipients en cours d’ascension. Ces lumières surnaturelles (semblait-il) ne cessaient de monter et de redescendre, comme des anges ou des démons en formation serrée. J’ai été submergé de crainte, alors même que je connaissais l’explication de ce phénomène. Sans celle-ci, on devait facilement se sentir terrifié.

« Les soldats américains en ville ne sont pas tous endormis, ai-je dit. L’un d’eux ne risque-t-il pas de voir ça et d’alerter les autres ?

— J’espère bien. Cela remontera le moral de nos hommes, de penser à un échantillon de ce que nous préparions.

— Ils croiront à quelque chose de surnaturel.

— Laisse-les croire ce qu’ils veulent… cela ne change rien.

— Mais… Si impressionnant qu’il soit… un cerf-volant n’est pas une arme, Julian, même s’il vole la nuit en luisant comme l’œil d’un hibou.

— Parfois, le paraître vaut l’être. » Julian s’est servi d’une espèce de sextant pour procéder à ce qu’il appelait de la « triangulation ». Les cerfs-volants étaient à présent arrivés au bout de la longueur prédéterminée de leurs amarres : celles-ci étaient tendues et les préposés aux lignes avaient même du mal à maintenir les dévidoirs, tant le vent générait une force importante sur les paraplanes. Les ficelles de chanvre subissaient une telle tension qu’elles produisaient un bourdonnement sinistre dans le noir.

Julian a consacré un peu de son temps à apprendre aux préposés aux lignes comment tirer celles-ci et leur donner du mou pour faire descendre et remonter les cerfs-volants. Ils accomplissaient cette tâche sans finesse, mais Julian estimait que même une expérience limitée valait mieux qu’aucune. Ces préposés ont ensuite entamé le long et laborieux processus de rembobinage destiné à ramener les engins.

Un spectacle impressionnant, mais qui n’était pas terminé… Julian voulait tester un dernier effet.

« Parez aux tubes ! » a-t-il crié.

Un autre groupe de soldats, resté jusqu’alors blotti au chaud autour de la cheminée, s’est soudain séparé pour se mettre en rang. Chacun d’eux portait un morceau de tube en caoutchouc, peut-être initialement destiné au transport de l’eau dans la résidence d’un gouverneur hollandais. Lorsqu’ils ont eu assez d’espace, et à ma grande stupéfaction, ils ont commencé à faire tourner les tubes au-dessus de leurs têtes, à la manière d’un meneur de bétail avec une corde, bien qu’avec moins d’élégance. Le résultat a été que chacun des tubes (qu’on avait coupés à diverses longueurs) s’est mis à chanter, très semblablement à un tuyau d’orgue dans lequel on propulse de l’air. En l’occurrence, cette interprétation n’a pas donné de la musique, mais une espèce de hululement sinistre et dissonant… le bruit que pourrait produire un chœur de dingues, s’ils avaient gonflé à la taille d’éléphants.

J’ai dû me boucher les oreilles avec les mains. « Julian, ça va réveiller toute la ville… et même l’infanterie hollandaise, alors que ses tranchées sont à plusieurs milles !

— Parfait ! » a dit Julian ; du moins a-t-il eu l’air de dire, le gémissement des tubes en caoutchouc ayant quelque peu couvert sa voix. Il a toutefois eu un sourire satisfait et au bout d’un moment, il a fait cesser d’un geste le tournoiement des tubes. Les cerfs-volants noirs étaient à présent presque ramenés et tout le spectacle a bientôt pris fin.

Il ne s’était pas écoulé plus d’une heure.

Ma stupéfaction ne connaissait pas de bornes, mais j’ai dit à Julian que je ne voyais pas l’intérêt. Si nous essayions ce truc sur elles, les troupes hollandaises seraient sans nul doute impressionnées – et fort possiblement effrayées –, mais il ne me semblait pas que cela leur infligerait le moindre dégât matériel.

« Attends, tu verras », a répondu Julian.

Le lendemain, au lieu d’attaquer les forces mitteleuropéennes, nous avons échangé des prisonniers avec elles.

J’ai accompagné Julian quand il s’est rendu aux tranchées pour superviser l’échange, qui s’est déroulé sous un drapeau de trêve. Les Hollandais ont traversé en courant le no man’s land, leur drapeau blanc au vent, et un nombre identique de nos hommes est arrivé dans l’autre sens. Il n’y a eu aucune cérémonie, rien qu’un cessez-le-feu de courte durée, et une fois l’opération achevée, les tireurs isolés hollandais ont repris leur pratique mortelle tandis que l’artillerie ennemie se préparait à nouveau à lâcher de vaines salves.

« Les prisonniers que nous avons relâchés, ai-je dit à Julian qui frissonnait dans une tranchée reculée, ils savent, pour le test d’hier soir ?

— Je m’étais assuré qu’on leur donnerait un cantonnement bien orienté. Ils avaient une vue parfaite.

— Et ton objectif est d’ajouter leur témoignage aux rumeurs qui circulent déjà chez les Hollandais, dont le message que tu m’as dicté en supposant que le soldat Langers allait céder à la tentation ?

— Exactement.

— Eh bien, tout cela est du très bon théâtre, Julian…

— De la guerre psychologique.

— D’accord, si c’est le nom qu’on lui donne. Mais tôt ou tard, le psychologique doit le céder au physique.

C’est prévu. J’ai donné l’ordre de se préparer au combat. Nous dormons ce soir dans nos positions avancées et nous attaquons avant l’aube. Il faut frapper avant que la panique se dissipe chez les Hollandais. »

J’ai attrapé Julian par la manche de sa vareuse bleu et jaune en loques afin d’être certain d’avoir toute son attention. Il faisait froid, dans cette tranchée, et malgré le vent qui nous cinglait, cela puait le sang et les déchets humains. Il n’y avait tout autour de nous que désolation. « Dis-moi la vérité… Quelque chose dans toute cette mascarade fera-t-il la différence, ou n’est-ce qu’un spectacle pour donner courage aux troupes ? »

Julian a hésité avant de répondre.

« Le moral est une arme aussi, a-t-il dit. Et j’aime à penser que j’ai accru notre arsenal au moins de cette manière immatérielle. Nous avons un avantage dont nous ne disposions pas jusqu’à présent. Et nous avons cruellement besoin de tous les avantages possibles. Tu penses à la maison, Adam ?

— Je pense à Calyxa », ai-je admis. Et à l’enfant qu’elle portait, même si je n’en avais pas parlé à Julian.

« Bien entendu, je ne peux rien promettre.

— Mais il y a de l’espoir ?

— Certainement. De l’espoir, oui… il y en a toujours… à défaut d’autre chose. »

Cet après-midi-là, j’ai écrit à Calyxa une autre lettre que j’ai glissée dans la poche boutonnée de ma chemise afin qu’on la trouvât sur moi si je mourais au combat. Ma lettre finirait peut-être par arriver à destination, sauf si elle était enterrée avec moi ou devenait un souvenir pour un fantassin mitteleuropéen… cela ne dépendait pas de moi.

J’ai envisagé de prier pour notre victoire, mais je n’étais pas sûr qu’on pût persuader Dieu d’intervenir dans un endroit aussi isolé et désolé[82]. De toute manière, je doutais que mes prières fussent bien reçues, vu mon statut confessionnel ambigu. Je ne me sentais pas l’esprit tranquille et j’aurais préféré ne pas avoir à affronter si vite la mort.

Comme Thanksgiving n’allait pas tarder, Julian a fait distribuer des rations supplémentaires à tout le monde, dont nos dernières réserves de viande (des bandes de bœuf salé, plus tous les chevaux dont nous pouvions nous passer… nous avions déjà mangé les mules). Si cela n’avait rien d’un véritable dîner de Thanksgiving tel que ma mère en aurait préparé à Williams Ford, avec par exemple une oie au four, des canneberges dérobées dans la cuisine de Duncan et Crowley ainsi qu’une tarte aux raisins secs accompagnée de crème épaisse, c’était toutefois davantage que nous n’avions eu depuis de nombreux jours. Le festin a dégarni notre garde-manger : il ne nous est plus resté ensuite que des biscuits sans sel, dont nous aurions besoin pour la marche si nous parvenions à briser le blocus de Striver.

L’hôpital de campagne était lugubre quand je m’y suis rendu ce soir-là. Un groupe de garçons de salle cherchait à rester dans l’esprit de Thanksgiving en interprétant des chants sacrés, mais sans véritable conviction. Nombre des blessés étaient intransportables et d’après le Dr Linch, il allait peut-être falloir les abandonner aux bons soins de l’armée mitteleuropéenne. Le choix de ceux qu’on emmènerait et de ceux qu’on laisserait lui incombait, obligation déplaisante qui le mettait d’humeur acerbe.

« Au moins, a dit le médecin, les hommes ont un peu plus chaud, ce soir… cet insupportable vent glacé s’est enfin arrêté. »

Il m’a fallu un moment pour comprendre la portée de ses propos, puis je me suis précipité dehors pour vérifier.

Le Dr Linch avait parfaitement raison. Après avoir gémi sans interruption pendant un mois, le vent avait soudain cessé. L’air était d’une immobilité de glace.


Nous sommes encalminés ! ai-je noté dans mon Journal.

Pas d’autre nourriture que des biscuits, avec lesquels nous devons nous montrer parcimonieux. Julian ne peut pas expliquer aux hommes pourquoi l’attaque a été retardée sans trahir le secret des Cerfs-Volants Noirs (qui ont bien entendu besoin de vent pour voler). Les troupes sont nerveuses et ne cessent de maugréer. Thanksgiving 2174… une journée décevante et pleine d’amertume.


Une autre journée glaciale et sans vent. Cela tracasse Julian, qui ne cesse de scruter l’horizon à la recherche d’indices et d’augures météorologiques.

Nous n’en voyons aucun, même si ce soir une aurore boréale frémit comme un tissu doré juste au nord du zénith.


Le bombardement hollandais s’accroît et nous avons dû éteindre de nombreux incendies dans l’est de la ville. Par chance, ils restent circonscrits : pas le moindre souffle de vent.


Pas de vent.


Nous risquons de perdre l’avantage que le plan de Julian pouvait nous donner. Il soupçonne les Mitteleuropéens d’avoir déjà reçu des renforts. Nous sommes largement surpassés en nombre, et l’« Arme Chinoise » commence à ressembler à une menace en l’air, si elle a jamais été autre chose.

Julian a néanmoins imaginé une nouvelle amélioration pour son subterfuge : ses « couturières » ont produit en hâte presque deux cents masques protecteurs pour les hommes qui formeront l’avant-garde. Il s’agit en substance de sacs de soie noire, assez grands pour glisser la tête à l’intérieur, avec deux trous pour les yeux et un cercle de peinture blanche autour de ces trous. De loin, ces masques semblent effrayants… de près, ils font un peu clown. Une phalange d’hommes armés ainsi vêtus ne manquerait toutefois pas d’intimider un ennemi hésitant.

Mais le vent ne souffle toujours pas.


Pas de vent, mais de la neige. Elle tombe doucement et adoucit les angles comme les brèches de cette ville brisée.


Quelques bourrasques, aujourd’hui, insuffisantes pour notre attaque.


Du vent !… mais la neige masque tout. Impossible d’attaquer.


Le ciel est dégagé, ce matin. Des rafales capricieuses mais de plus en plus fraîches au fil de l’après-midi. Dureront-elles jusqu’à l’aube ?

Julian dit que oui. Qu’il le faut. Que vent ou pas, nous attaquerons au matin.

6

Enfin, après un minuit sombre et beaucoup de subreptices préparatifs, je me suis retrouvé avec Julian et le reste de l’état-major dans une fortification de terre près des premières lignes. Installés à une table grossière sur laquelle brûlaient deux lampes, nous avons écouté Julian lire une lettre du commandant des forces hollandaises, lettre reçue dans l’après-midi et qui proposait des termes de reddition, « étant donné votre occupation non viable d’une ville dont la juridiction nous reviendra tôt ou tard ». Du moment que nous nous rendions sans conditions, disait Vierheller[83], le général mitteleuropéen, nous serions tous bien traités et in fine échangés sur le territoire américain « à la cessation des hostilités[84] ».

« Ils ont repris du poil de la bête », a commenté un commandant de régiment.

Julian avait été obligé d’informer son état-major de la nature de l’« Arme Chinoise », en gardant toutefois quelques détails par-devers lui. Les commandants ont compris qu’elle terrifierait les Hollandais, mais qu’il fallait exploiter avec diligence et efficacité toute faiblesse ou confusion engendrée par son usage. Pour la plupart d’entre eux, l’attaque serait purement conventionnelle et conduite selon les manières militaires traditionnelles.

« Ils nous craignent encore un peu, je crois, a estimé Julian. Peut-être pouvons-nous leur rappeler que c’est à raison. »

Aussi le spectacle qu’il avait préparé a-t-il connu un petit prélude. Une heure après minuit, il a envoyé son équipe de manieurs de tubes s’approcher le plus possible du front. Le campement hollandais occupait la plaine derrière les collines sur lesquelles nous avions érigé nos défenses. Nous avions vu leurs feux comme d’innombrables étoiles dans l’obscurité et entendu le bruit de leurs intimidantes manœuvres. Ils dormaient, ce soir-là, mais Julian comptait bien les réveiller. Il a ordonné aux manieurs de tubes de commencer leur vacarme et les a dirigés comme un orchestre. Le bruit sinistre n’a pas commencé d’un coup, mais comme une seule note caverneuse produite par un unique manieur, bientôt jointe par d’autres, puis par d’autres encore, ainsi de suite jusqu’à ce que le mélange de toutes, chœur qui évoquait les cris d’âmes tourmentées engagées par d’entreprenants démons pour effectuer un travail temporaire, parvînt aux oreilles de l’infanterie ennemie, qui a sûrement remué dans son sommeil avec une grande consternation. Sur toute la plaine, les soldats hollandais ont dû être réveillés en sursaut et saisir leur fusil tout en plongeant avec angoisse le regard dans les ténèbres hivernales, même s’il n’y avait rien à voir sinon quelques étoiles froides dans un ciel sans lune.

« Laissons-les y réfléchir un moment, a dit Julian d’un ton plutôt satisfait quand le bruit a fini par s’estomper.

— Ils vont en penser quoi, à ton avis ?

— Ils penseront à quelque chose de sinistre. Je cherche à stimuler leur imagination. Que se représente un fantassin hollandais, à ton avis, face à des rumeurs d’arme chinoise secrète ?

— Je n’en sais fichtre rien.

— Moi non plus, mais je m’attends à ce que son imagination soit influencée par des histoires d’anciennes guerres européennes, qui ont été livrées avec toutes sortes d’armes extravagantes et terrifiantes, dont des avions et des gaz toxiques. J’espère que le bruit des tubes va plus ou moins leur inspirer ces cauchemars, et que les Cerfs-Volants Noirs confirmeront ces cauchemars. Quoi qu’il en soit, nous le saurons bien assez tôt. »

J’ai profité de l’attente pour nettoyer et graisser mon fusil Pittsburgh à la lueur de la lampe, et je me suis assuré d’avoir une bonne provision de munitions, car même l’état-major du général de division ne serait pas dispensé de la bataille à venir… tout soldat américain valide se verrait engagé au combat avant la fin de la journée.

Julian ne pouvait donner d’ordres depuis les derniers échelons. On lancerait les cerfs-volants de derrière une petite ravine entourée de ravelins en terre et dangereusement proche des lignes hollandaises. L’effet serait à son maximum dans l’obscurité complète, aussi nous fallait-il les lancer bien avant l’aube, avant même le faux éclat qui précède le lever du soleil, si bien que nos régiments se tenaient prêts à attaquer aux premières lueurs. Julian restait debout dans notre tranchée gelée, ou y marchait de long en large, en consultant sa montre militaire ainsi qu’un almanach qui indiquait l’heure précise du lever du soleil. Il ne cessait de marmonner tout seul, et le col relevé de son manteau tout comme sa barbe blonde parsemée de particules de glace lui donnaient l’air bien plus âgé qu’il ne l’était en réalité.

Ses adjudants-majors et commandants de régiments attendaient avec impatience que Julian lût les auspices. Il a fini par quitter sa montre des yeux pour nous adresser un pâle sourire. « Très bien. Mieux vaut trop tôt que trop tard. »

Il s’est alors avancé jusqu’à l’extrême limite des créneaux pour ordonner aux préposés aux lignes de se tenir prêts devant les dévidoirs et aux déployeurs de « lancer ».

L’opération s’est déroulée à peu près comme l’essai sur le toit à Striver, bien qu’avec d’importantes différences. Si, sur l’entrepôt, les cerfs-volants emportaient des seaux de sable, ils avaient à présent de lourdes outres attachées à la bride. J’ai demandé à Julian ce qu’il y avait dedans.

« Tout ce qu’on a pu trouver de nocif. Certaines contiennent de la soude caustique pure ou des solvants industriels. D’autres sont remplies de décolorant liquide, d’autres encore de déchets provenant de la tannerie ou de l’hôpital de campagne. On en a aussi avec de la poudre antipoux, le reste contient du verre pilé. »

Ces outres avaient été abondamment recouvertes de peinture lumineuse, tout comme les seaux pendant l’essai. Il n’y aurait rien à voir sans cela, ni aucun moyen d’évaluer l’ascension des cerfs-volants. Je m’étais inquiété du vent, plutôt capricieux, mais il avait depuis peu commencé à forcir et soufflait à présent en bourrasques. Les cerfs-volants se sont déployés avec un claquement net et sonore, se sont élevés, ont soupesé leurs charges et hésité. Puis la cargaison luisante est montée dans le ciel à une vitesse terrifiante.

Julian s’est hâté de dire aux manieurs de tubes de les faire à nouveau tournoyer : il voulait être sûr d’attirer l’attention des Hollandais.

Je ne peux dire à quelle altitude volaient les cerfs-volants, mais leur ingénieuse conception les gardait tous au même niveau, avec un vol stable. Ils ressemblaient à plus d’une centaine de sinistres lumières vertes montées comme des étoiles dévoyées au-dessus du camp bondé des Mitteleuropéens. Jamais un fantassin ennemi n’aurait pu estimer la taille ou la proximité véritables du phénomène… ce qui était la raison de tous les efforts déployés par Julian pour imprégner l’imagination hollandaise d’allusions et de légendes.

Les cerfs-volants ne sont certainement pas passés inaperçus. Les trompettes ennemies ont retenti presque aussitôt, assez fort pour ne pas être totalement noyées dans le mugissement de nos tubes. En jetant un coup d’œil par une embrasure dans le talus de terre qui nous servait d’abri, j’ai vu la lueur vacillante des lanternes dans les tentes de commandement ennemies. Quelques coups de feu ont été tirés à la hâte et n’importe comment. J’ai mis mes mains en cornet autour de ma bouche pour me pencher vers l’oreille de Julian. « Ne vont-ils pas abattre les cerfs-volants ?

— Pas encore… Ils sont trop hauts. Et quand ils le feront, ils ne viseront pas les cerfs-volants, plus ou moins invisibles, mais ce que ceux-ci transportent. »

Le préposé en chef aux lignes a lu à voix haute des nombres inscrits sur son énorme dévidoir, précédemment calibré pour jauger la longueur de ligne déroulée. Ses camarades se sont vraisemblablement calés sur lui tandis que Julian brassait des chiffres avec un crayon et un bloc de papier[85] et que, sur les dévidoirs fixés au sol, les ficelles de chanvre ruaient et chantaient.

Julian a fini par arriver au bout de ses calculs et donner l’ordre de « détendre ». Les préposés aux lignes ont laissé la ficelle se dérouler encore un peu avant d’immobiliser les dévidoirs avec des cales en bois.

La toxique cargaison lumineuse a glissé plus près de l’infanterie ennemie et de nouveaux coups de feu ont retenti.

Ils ont ensuite crû en volume et en intensité. En regardant l’étendue plate sur laquelle campaient les Hollandais, j’ai vu les flammes de départ des fusils, comme la lueur des éclairs à l’intérieur d’un nuage d’orage… un grand et large crépitement de coups de fusil, d’une terrible véhémence.

Les manieurs de tubes ont augmenté leur hululement à une note aiguë contre nature. J’imagine que tout cela a impressionné les Mitteleuropéens… cela commençait d’ailleurs à m’impressionner moi-même. Bien que visant les cerfs-volants, les fusils hollandais étaient plus ou moins braqués dans notre direction et le ciel s’est mis à lâcher des balles tout autour de nous, pas toujours sans dommages. Le plomb tombait comme de la grêle sur les talus de terre.

Dans le ciel à l’est de notre position, les cibles flottantes lumineuses tressautaient et dansaient quand elles étaient touchées encore et encore.

Je me suis représenté en esprit ce qui devait se produire sur le champ de bataille. Je me suis souvenu que les Hollandais avaient intercepté la lettre confiée par Julian au soldat Langers et qu’il s’agissait de leur point de vue non d’un effet scénique, mais du résultat d’un (selon les termes de Julian tels que je les avais retranscrits) DISPOSITIF INFERNAL ET SATANIQUE, insidieux dans ses EFFETS SUBSISTANTS. Chaque outre percée et finalement détruite par les volées de balles lâchait dans l’air nocturne son désagréable contenu, qui tombait sur les fantassins apeurés comme une épouvantable rosée.

« Lumière à l’est sur l’horizon, mon général », a bientôt signalé à Julian un adjudant-major. J’ai en effet constaté un éclaircissement dans cette direction, l’éclat de l’air qui annonce l’aube.

« Ramenez ! » a ordonné Julian.

Ces premières lueurs, même faibles, rendaient plus visible le champ de bataille. Quelques-uns des Cerfs-Volants Noirs avaient été trop abîmés pour continuer à servir, ou bien des balles avaient sectionné leurs lignes, et ceux-là étaient tombés comme d’énormes chauves-souris blessées au milieu des Hollandais. Les troupes mitteleuropéennes ne prêtaient cependant que peu d’attention aux cerfs-volants à terre… En fait, la plupart couraient sans but.

J’ai essayé de m’imaginer à la place d’un de ces soldats et de voir les choses comme lui. Un gémissement lugubre le sort de son sommeil troublé et le voilà qui se retrouve dans le noir avec des Lumières Volantes bizarres en train de descendre en nombre sur son camp. Toutes sortes de peurs et de fantasmes cherchent à attirer son attention. Il se réjouit qu’on donne l’ordre de tirer à volonté, il soulève son fusil hollandais – disons que ce soldat est tireur d’élite – et lâche balle après balle sur les inquiétantes cibles au-dessus de lui. Peu importe qu’il ne les atteigne pas : mille autres font exactement comme lui.

Ces coups de feu lui redonnent courage. Sauf qu’il ne tarde pas à déceler une certaine odeur infecte, désagréable mais impossible à identifier, composée (il n’en sait cependant rien) de tous les poisons expédiés dans les airs par les hommes de Julian : poudres raticides, solvants à peinture, soude à savon, déchets hospitaliers… une goutte de quelque chose tombe sur une portion de peau nue et le picote ou le brûle. Il plisse à nouveau les paupières pour explorer du regard le ciel nocturne ; ses yeux sont inondés de produits caustiques ; ses larmes coulent malgré lui, il ne voit plus rien…

Ces outres ne contenaient pas suffisamment de toxines et de poisons pour tuer une armée de Hollandais, peut-être même pas pour en tuer un seul, sauf heureux coup du sort. Notre hypothétique soldat s’étouffe toutefois, il sue, il s’imagine assassiné ou du moins mortellement contaminé. Ce n’est pas une menace qu’il peut endiguer ou affronter. Elle sort de la nuit comme une calamité surnaturelle. Il ne peut en fin de compte que la fuir à toutes jambes.

Il n’est pas le seul à aboutir à cette conclusion.

Quand j’ai regardé le camp adverse, j’y ai vu le chaos. Le lever du jour ne pouvait en rien dissiper les craintes si habilement suscitées par Julian. Qui n’en avait d’ailleurs pas terminé. « Feu aux obus », a-t-il crié, ordre qui a été promptement transmis à nos batteries d’artillerie. De toute évidence, Julian avait ordonné qu’on remplît certains obus d’un mélange (comme il me l’a ensuite décrit) de poudre antipuces et de teinture rouge. Ceux-là ont explosé en énormes nuages de poudre ambre, que le vent a emportés en gros tourbillons au milieu de l’infanterie ennemie… nuages inoffensifs, mais que les Hollandais ont imaginés pleins d’un puissant poison et qu’ils ont fuis comme ils n’auraient jamais fui un barrage d’artillerie conventionnel.

Les commandants mitteleuropéens passaient à cheval entre les hommes en essayant de rallier leurs troupes, mais il est vite devenu clair que le centre hollandais s’était effondré, ouvrant la place à une progression américaine.

Julian a aussitôt ordonné l’attaque. Quelques instants plus tard, tout un régiment d’infanterie américain, capuchon de soie noire sur la tête, a jailli de nos tranchées comme de nos ravelins avec des hurlements féroces tout en brandissant des fusils Pittsburgh et quelques très précieuses Balayeuses de Tranchées.

Le commandant hollandais a paniqué et jeté toutes ses forces contre nous pour essayer de tenir le centre. Julian, qui avait prévu cette réaction, s’est dépêché de lancer notre cavalerie sur les flancs ennemis. Nos cavaliers étaient aussi affamés que leurs montures, mais leur charge a été efficace. D’autres Balayeuses de Tranchées ont été braquées. Le soleil fade, quand il a enfin crevé l’horizon, a jeté ses rayons sur un sanglant carnage.

Toute notre armée était en passe de s’évader, l’infanterie et la cavalerie devant, les chariots de ravitaillement et les blessés transportables derrière, protégés en queue par d’autres fantassins et cavaliers. « Avec moi, Adam ! » a crié Julian. On nous a amenés deux étalons aux côtes saillantes, sellés et équipés de provisions comme de munitions, et nous sommes partis au galop vers l’est derrière un courageux déploiement de drapeaux de régiment.


Il m’était bien entendu déjà arrivé d’assister à des batailles désespérées, mais celle-ci avait quelque chose de particulièrement cru et horrible.

Nous sommes arrivés dans un paysage ravagé et bouleversé derrière les régiments qui ouvraient la marche. Désormais abandonnées, les positions hollandaises étaient dangereuses pour nous : de nombreux chevaux sont morts de leurs blessures après avoir trébuché dans les tranchées ou les cratères. Cette première progression, avec ce qu’il restait des Cerfs-Volants Noirs de Julian, avait laissé derrière elle un charnier que seuls les morts n’avaient pas abandonné. Les troupes hollandaises fauchées par les Balayeuses de Tranchées gisaient sur place, le corps contorsionné par leur agonie. Le barrage d’artillerie à la poudre colorée avait teint la neige piétinée de panaches écarlates et la puanteur des divers émoluments aériens se combinait en une vapeur chimique âcre et excrémentielle qui, malgré sa forme dissipée, nous tirait des larmes en abondance.

Julian a continué vers l’avant en dépassant des compagnies d’infanterie et en s’arrêtant à un moment pour ramasser le Drapeau de Bataille de la Campagne de Goose Bay. Cela a été une vision exaltante, malgré (ou à cause de) l’état loqueteux dudit drapeau.

NOUS AVONS MARCHÉ SUR LA LUNE, affirmait-il, ce que nous pouvions être en train de faire à nouveau, à en juger par le paysage de désolation, même si, j’imagine, la Lune n’est pas vérolée de grossiers abattis ni de feuillées. Chaque compagnie d’infanterie devant laquelle nous passions se réjouissait de voir cet étendard, et les cris de « Julian le Conquérant ! » étaient monnaie courante.

Nous sommes parvenus sur un terrain complexe légèrement boisé. Le vent, que nous avions appelé de nos plus ferventes prières et accueilli avec le plus grand enthousiasme, devenait d’heure en heure plus gênant. Des nuages bas traversaient le ciel en rafales et bourrasques, chassant l’ancienne neige de l’atmosphère et apportant de nouvelles précipitations. L’armée hollandaise avait fui devant nous, mais nous ne l’avons pas poursuivie : nous cherchions l’évasion, non la confrontation, et durant un temps, les seuls combats ont été sporadiques, quand nous rencontrions et écrasions des fantassins mitteleuropéens débandés.

Le commandant ennemi n’avait toutefois rien d’un idiot et tandis que la neige ralentissait notre progression, il s’activait à rallier ses troupes sur leurs positions de repli. Ce dont nous avons eu le premier indice quand des coups de feu ont éclaté à l’est dans le brouillard neigeux… j’ai cru à une autre escarmouche, mais Julian a froncé les sourcils et éperonné son cheval.

Dans notre empressement à nous enfuir de Striver, nous avions laissé nos troupes se disperser quelque peu et il semblait à présent que notre avant-garde fût tombée dans un piège. Le bruit des coups de fusil a rapidement augmenté et tandis que nous en approchions au galop, nous avons commencé à voir des files de blessés qui revenaient vers nous en boitant. On se battait avec acharnement devant nous, d’après un soldat, « et les Hollandais ne fuient plus, mon général… ils tiennent bon ! »

Julian a dressé un grossier Q. G. à proximité des combats et rapidement organisé son état-major. Des éclaireurs ont rendu compte qu’en parvenant à une déclivité sur la route, l’avant-garde américaine s’était retrouvée sous le feu nourri de positions protégées et que des obus avaient explosé en son sein avant qu’elle pût se replier ou se retrancher. Désorganisés, nos soldats reculaient par compagnies entières.

Julian a fait de son mieux. Il a ordonné à l’artillerie d’avancer. Il a consulté ses cartes et tenté de fixer fermement ses lignes, malgré le terrain plat et inadapté. Un de ses adjudants-majors n’a pas tardé à annoncer que l’aile droite américaine, clairsemée, avait complètement cédé et que les Mitteleuropéens arrivaient.

J’entendais l’artillerie et les coups de feu… désormais nettement plus proches. Les obus hollandais ont commencé à tomber dangereusement près. Nous courions le risque d’être submergés par nos propres troupes, si la bataille se transformait en déroute.

Julian s’en est violemment pris au lieutenant qui a le premier conseillé de battre en retraite. Il n’était pas du tout certain que nous pussions retourner sans mal à Striver… où nous serions à nouveau assiégés, avec un effectif moins nombreux et des provisions épuisées. Striver était une prison et tout notre propos avait consisté à nous en échapper. D’autres messagers sont cependant arrivés avec des nouvelles chaque fois plus mauvaises, et quand un obus a abattu l’abri rudimentaire autour de nous, Julian a fini par admettre que nous ne pouvions plus continuer à avancer. Les Hollandais avaient recouvré tout leur courage et réussi à nous contenir, qui n’avions plus d’armes de vaudeville à leur opposer.

Prendre ainsi conscience de l’échec de son plan a anéanti le moral de Julian. Il n’avait pas davantage mangé que le reste d’entre nous et tandis qu’il conférait avec ses adjudants-majors, j’avais dû à plusieurs reprises le soutenir par le bras pour pallier ses accès de faiblesse physique. Il existait en Julian une force acharnée, presque surnaturelle, que j’avais vue par le passé le soutenir au cours de terribles batailles, mais cette force connaissait elle aussi des limites et celles-ci semblaient plus ou moins atteintes. « J’ai froid, Adam, m’a-t-il murmuré alors que la journée avançait, et nous sommes entourés de morts… de tant de morts !

— Il faut qu’on extraie autant de survivants que possible, lui ai-je dit.

— Afin de leur accorder le privilège de mourir un peu moins vite », a-t-il marmonné, mais ma remontrance a réussi à lui rendre des forces. Il a semblé plonger tout au fond de lui-même et y découvrir encore quelques bribes de courage.

« Apportez-moi le drapeau de campagne ainsi que mon cheval, a-t-il ordonné à son adjudant-major le plus proche, et sonnez la retraite générale. »


J’aimerais pouvoir avec mes mots peindre un tableau assez vivant pour faire comprendre quel cauchemar a été notre Retraite sur Striver. Je n’en ai cependant ni le talent ni le cœur. Ce n’est pas que ces images me soient perdues : elles reviennent régulièrement dans mon sommeil, auxquelles elles m’arrachent souvent trempé de sueur ou un cri aux lèvres. Je ne peux pourtant supporter de les coucher sur le papier avec une minutieuse fidélité.

Disons simplement que nous avons traversé le Tartare avec le Diable à nos trousses et sans cesser un instant de nous battre.

Les journées labradoriennes ne duraient guère, à cette époque de l’année. La lumière que nous avions accueillie avec tant d’optimisme à l’aube s’est amenuisée et affadie. Continuant à puiser dans ses dernières réserves, Julian portait haut la banderole de combat et se battait au sein de l’arrière-garde. Je combattais à ses côtés, à cheval, tandis que nous abandonnions un terrain gagné quelques heures plus tôt en l’arrosant de sang américain. Les balles hollandaises volaient autour de nous comme de mortels insectes auxquels, comme à la bataille de Mascouche, si longtemps auparavant, Julian a d’abord semblé invulnérable.

Cela n’a toutefois duré qu’un temps. Il ne pouvait complètement échapper aux perforations, dans ces rafales de plomb qui transformaient sa bannière en lambeaux illisibles.

J’étais près de lui quand une balle a traversé le tissu de son uniforme au niveau de l’épaule. Bien que bénigne, la blessure lui a engourdi le bras, aussi l’étendard frappé de sa fière fanfaronnade lui a-t-il glissé des doigts. Les sabots de son cheval ont piétiné l’image décolorée de la Lune tandis qu’il s’affaissait sur sa selle.

« Julian ! » ai-je crié.

Au son de ma voix, il s’est tourné vers moi, l’air contrit. Une seconde balle l’a alors atteint et sa bouche s’est remplie de sang.

7

Une fois la nuit tombée, les Hollandais ont manifesté moins d’empressement à nous poursuivre… ils savaient où nous allions et auraient tout leur temps pour nous « nettoyer ». Ainsi une fraction de l’armée sortie de Striver y est-elle revenue au clair de lune, affamée et meurtrie, se repositionner sur ses vieilles lignes défensives. Et dans la ville elle-même, le Dr Linch – le seul de nos médecins à avoir survécu à la tentative de sortie – a installé une version réduite de son ancien hôpital de campagne. Son matériel se limitait à une poignée de scalpels et de scies, à quelques flacons de brandy médicinal et d’opium liquide et à des aiguilles qu’il avait récupérées avec du fil dans les ruines d’une boutique de tailleur. Il a fait bouillir de l’eau sur un fourneau dans lequel il brûlait des débris de meubles.

Plus ou moins vaincu par son propre épuisement, il m’a regardé d’un air distrait quand je lui ai amené Julian. J’ai dû lui rappeler l’urgence de son travail et la nécessité de sauver la vie de Julian.

Il a hésité, puis hoché la tête. En portant Julian dans la carcasse de l’ancien hôpital de campagne, je suis passé devant des cadavres empilés comme des cordes de bois pour un feu de joie. Linch a examiné Julian à la lueur d’une lanterne.

« La blessure à l’épaule est superficielle, a-t-il annoncé. Celle au visage est plus grave. La balle lui a arraché une partie de la joue et fracassé deux molaires. Et encore, il a de la chance, ça aurait pu être pire. » Il a marqué un temps d’arrêt et souri… d’un sourire sans joie, amer, tel que j’ai espéré ne plus jamais en revoir. « Je pense qu’il pourrait s’en remettre, si nous avions de la nourriture à lui donner, ou de la véritable chaleur, ou un abri.

— Vous allez lui recoudre la joue, en tout cas ?

— Non. Il y a des hommes qui souffrent bien davantage et qui méritent mes soins… et inutile de mentionner le nom Comstock comme si ça donnait le moindre droit à ma compassion. Si vous voulez qu’il soit recousu, Adam Hazzard, occupez-vous-en vous-même. Vous m’avez aidé assez souvent : vous savez comment on fait. »

Il m’a donné une aiguille et du fil et m’a laissé une lanterne.


Julian est resté sans connaissance tandis que je m’occupais de lui, même s’il a gémi une fois ou deux. Ce n’était pas agréable de traverser sa peau lacérée avec une aiguille et du fil… d’essuyer le sang afin de pouvoir évaluer mon travail… puis de recommencer… et de recommencer encore, jusqu’à ce qu’une grossière couture resserrât les tissus de manière efficace sinon élégante. Je n’ai rien pu faire pour ses dents fêlées ou brisées, à part, sur la suggestion du Dr Linch, appliquer une compresse de coton sur la zone endommagée. Beaucoup de sang a coulé durant cet exercice : j’en avais les vêtements recouverts et il manquait à Julian, qui respirait avec peine.

En revenant, le Dr Linch lui a administré une légère préparation opiacée. J’ai passé les heures les plus noires au chevet de Julian, en tisonnant le poêle quand le vent nocturne était trop vif.


Au matin, le bombardement a repris avec une vigueur nouvelle, comme si les Hollandais voulaient punir l’impudence de notre tentative d’évasion. Ou peut-être étaient-ils simplement impatients de tuer les derniers d’entre nous pour pouvoir reprendre leurs activités normales.

Julian a craché des caillots de sang jusqu’à midi. Sa détresse était palpable, mais il ne pouvait pas parler. Il a fini par me faire signe de lui donner du papier et un crayon.

J’ai l’habitude d’avoir de tels articles par-devers moi, comme il se doit pour un auteur[86], aussi les lui ai-je tendus.

En capitales tremblantes, il a demandé


ENCORE DE L’OPIUM.


Je suis allé solliciter le Dr Linch, dont j’ai rapporté de mauvaises nouvelles au chevet de mon ami. « Il reste très peu d’opium, Julian. Le médecin le réserve pour les cas les plus graves. »


ENCORE,


a écrit Julian.

« Il n’y en a plus… tu ne m’as pas entendu ? »


Il était horrible à voir, maigre comme une brindille, blanc comme un linge, ses blessures brunes de vieux sang, des caillots dans sa poussiéreuse barbe blonde. Ses yeux ont roulé dans leurs orbites.


J’AURAIS MIEUX FAIT DE MOURIR,


a-t-il écrit.

Au bout d’un moment, il s’est toutefois endormi.


Le lendemain, nos troupes encore en vie se sont repliées sur leur dernière position défensive, un périmètre resserré autour de la ville. Autrement dit, le nœud coulant avait fini par se refermer sur nous. Le mot « reddition » a été prononcé, mais nous n’en étions pas encore là… Pas tant qu’il restait des biscuits militaires… même s’ils ne dureraient guère.

J’en ai ramolli un dans de l’eau jusqu’à ce qu’il fût complètement imbibé avant d’en lâcher des petits morceaux sur la langue de Julian, seul moyen pour lui de manger dans son état. Il a pris quelque nourriture de cette manière, mais l’a refusée quand la douleur est devenue intolérable.

Je lui ai demandé s’il avait des ordres pour les hommes.


AUCUN ORDRE (a-t-il écrit)

IL NE RESTE RIEN

POURQUOI VOUDRAIENT-ILS MES ORDRES ?


« Parce que tu es leur chef, Julian. D’accord, notre attaque a échoué, mais les hommes voient bien que c’était une noble tentative… et qu’ils n’auraient pas fait mieux sans toi. »


ÉCHEC


« Les Hollandais avaient reçu des renforts. Ce n’est la faute de personne si nous n’avons pas pu l’emporter. C’était une magnifique tentative, et c’est ainsi qu’on s’en souviendra. »


STUPIDE

PERSONNE POUR S’EN SOUVENIR

NOUS NE SORTIRONS PAS D’ICI VIVANTS.


« Ne dis pas ça ! l’ai-je supplié. Nous rentrerons chez nous… il le faut ! Calyxa a besoin de moi… elle a des problèmes avec le Dominion. Peut-être ce diacre du Colorado veut-il la torturer. Et puis, elle est… bon, je ne l’ai encore dit à personne, Julian, mais… elle va avoir un enfant ! »

Il m’a regardé fixement. Puis il a repris le crayon et le papier.


DE TOI ?


« Évidemment !… De qui d’autre ? »

Il a écrit après un nouveau temps d’arrêt :


BONNE NOUVELLE

FÉLICITATIONS

SOURIRAIS SI JE POUVAIS

BIEN SÛR QUE TU RENTRERAS CHEZ TOI


« Merci, Julian. Tu rentreras avec moi et nous verrons naître ce bébé. Tu seras son oncle, en fait, et tu pourras le prendre sur tes genoux pour lui donner de la compote, si tu veux. »


PARRAIN ?


« Oui, si tu acceptes de l’être. »


FERAI RIEN DE PLUS RELIGIEUX,


a-t-il écrit, avant de se laisser aller sur les lattes en bois qui lui servaient de lit. Ses yeux se sont fermés et des fluides rosâtres ont suinté de ses blessures.

8

Le lendemain semblait devoir être notre dernier jour sur terre, malgré l’optimisme que j’avais essayé d’insuffler à Julian. Le bombardement de Striver s’est intensifié. Les tirs de barrage hollandais atteignaient la ville dans ses moindres recoins et en m’occupant de Julian, j’ai souvent baigné dans du plâtre tombé du plafond.

Ses adjudants-majors et jeunes colonels avaient cessé de mendier des ordres… il était trop gravement blessé pour les mener et il n’y avait de toute manière pas d’ordres utiles à donner. La Division Boréale de l’armée des Laurentides était devenue une espèce d’automate qui tirait par réflexe sur chaque cible qui se présentait. Cela ne pouvait continuer : nous puisions dans nos dernières réserves de munitions.

C’était une journée froide, dégagée et sans vent. Julian a dormi par intermittence quand la canonnade le permettait, et assez souvent, j’ai dormi sur une chaise près de lui.

J’étais toutefois réveillé, et Julian endormi, quand un lieutenant fraîchement promu s’est précipité dans la pièce. « Général Comstock ! s’est-il exclamé.

— Du calme, lieutenant, le général se repose, et il en a besoin… Que se passe-t-il ?

— Désolé, colonel Hazzard, mais on m’a envoyé rendre compte que… c’est-à-dire, nous avons vu…

— Quoi ? Une nouvelle attaque hollandaise ? Si nos défenses ont cédé, inutile d’ennuyer Julian Comstock. Il n’est pas en mesure de nous aider, même s’il aimerait pouvoir le faire.

— Ce n’est pas ça, mon colonel. Des voiles !

— Je vous demande pardon ?

— Des voiles, mon colonel ! Nous avons repéré des voiles qui arrivent par l’est sur le lac Melville !

— Hollandaises ?

— Difficile d’avoir une certitude, mon colonel, mais ce n’est pas l’avis des guetteurs… En fait, ça ressemble à la flotte de l’amiral Fairfield ! La Marine est enfin venue nous aider ! »

Je me suis rendu compte que je n’arrivais plus à parler. Il existe une espèce de libération de la peur qui vous prive tout aussi efficacement de courage que la peur elle-même. Je me suis enfoui le visage dans les mains pour dissimuler mon émotion.

« Mon colonel ? a demandé le lieutenant. N’allez-vous pas en informer le général ?

— Dès que ce sera confirmé, ai-je réussi à répondre. Je ne voudrais pas le décevoir. »


Je n’ai toutefois pu attendre qu’un adjudant-major revînt. J’ai laissé Julian dormir pour monter au sommet de l’hôpital.

En de meilleurs jours, l’hôpital était une boutique hollandaise surmontée d’appartements et située près du rivage au bas de la rue Portage. Il avait perdu son toit durant la bataille, si bien que le deuxième niveau était devenu une plate-forme ouverte, exposée aux éléments, d’où l’on avait une bonne vue sur le port. Je me suis placé dans le châssis vide d’une fenêtre fracassée pour examiner le lac.

Les voiles n’ont pas tardé à apparaître. Sans longue-vue, je n’ai pu discerner les couleurs qui flottaient sur les mâts et malgré les encourageantes paroles du lieutenant, j’ai redouté une nouvelle attaque mitteleuropéenne. Puis la silhouette du navire le plus proche a commencé à me sembler familière et mon cœur a palpité un peu.

C’était le Basilisk, ce cher Basilisk, le vaisseau de l’amiral Fairfield.

Empli de reconnaissance, j’ai adressé mes prières de remerciements au ciel gris ardoise et aux nuages qui arrivaient, ou à ce qu’il y avait derrière eux.

Si le lac Melville était trop salé pour geler complètement, la glace qui s’était formée sur les bords a empêché la Marine de mouiller l’ancre aussi près du rivage qu’elle l’aurait souhaité, mais il restait des zones liquides dans lesquelles ses bâtiments pouvaient évoluer à leur guise. Un groupe de reconnaissance s’est vite rendu compte du désespoir de notre situation, dont il a communiqué les détails au Basilisk par pavillons de signalisation. L’ensemble des vaisseaux s’est bientôt mis à tirer des obus qui ont survolé Striver pour s’écraser sur les lignes hollandaises avec une précision redoutable. Ce bombardement continu a repoussé les Mitteleuropéens à plus d’un mille de leurs retranchements avancés, et fini par tirer Julian de son profond sommeil.

Il a craint que nous fussions sur le point de subir une attaque ennemie, crainte que j’ai apaisée en lui apprenant les bonnes nouvelles.

Elles l’ont moins réjoui que je m’y attendais. Il a repris le papier et le crayon :


NOUS SOMMES SAUVÉS ?


« Oui, Julian, c’est ce que j’essaye de te dire ! Les hommes descendent les rues en poussant des hourras ! »


INUTILE, DONC, NOTRE TENTATIVE DE SORTIE


« Eh bien, comment aurions-nous pu savoir ? »


COMBIEN DE MORTS POUR RIEN

DES MILLE ET DES CENTS

ENCORE EN VIE SI SEULEMENT J’AVAIS ATTENDU


« Ce n’est pas ainsi qu’il faut voir les choses, Julian ! »


DU SANG SUR LES MAINS


« Non… tu as été splendide ! »

Il a refusé de se laisser convaincre.

Un adjudant-major est venu nous annoncer que l’amiral voulait voir Julian pour commencer à organiser l’évacuation de Striver.


DIS-LUI QUE JE NE SUIS PAS LÀ,


a écrit Julian, mais ce n’était que ses blessures qui s’exprimaient.

On a promptement laissé entrer l’amiral.

Revoir le vieil officier de marine m’a paru si réconfortant que les larmes me sont presque montées aux yeux. Son uniforme était si éclatant et si imposant, comparé à nos loques, qu’il semblait descendre d’un lointain Walhalla bien approvisionné en tailleurs patriotiques. Il a regardé Julian avec la compassion de celui qui a vu de nombreux hommes blessés, et plus gravement. « Ne vous levez pas, a-t-il dit en voyant Julian s’efforcer de se redresser pour le saluer. Et n’essayez pas de parler, si vos blessures vous gênent. »


JE PEUX ÉCRIRE,


s’est dépêché d’inscrire Julian, message que j’ai lu de sa part à l’amiral Fairfield.

« Eh bien, a répondu ce dernier, il n’y a pas grand-chose à dire qui ne puisse attendre un peu. Le plus important, c’est que vos hommes ont été secourus : le siège est levé. »


TROP TARD,


a écrit Julian, mais je ne pouvais transmettre un tel pessimisme à l’amiral. « Julian vous remercie », ai-je affirmé en ignorant les regards que celui-ci me décochait. Toute son expression était concentrée dans ses yeux, car il était trop gravement blessé à la mâchoire pour bouger le visage… un simple froncement de sourcils aurait aggravé son état.

« Inutile de nous remercier. Je vous fais d’ailleurs nos excuses pour avoir tant tardé. »


DEKLAN VOULAIT QUE JE MEURE ICI

UN PLAN BIEN PRÉPARÉ

QU’EST-CE QUI A CHANGÉ ?


« Julian dit avoir du mal à admettre que vous vous excusiez. Il se demande quelles circonstances ont rendu possible ce sauvetage.

— Bien entendu… j’oubliais que vous ne receviez aucune nouvelle. L’ordre qui nous tenait à l’écart du lac Melville a été annulé. »


DEKLAN DOIT ÊTRE MORT


« Julian s’enquiert de la santé de son oncle.

— Tout est là, a répondu l’amiral Fairfield en hochant la tête. Pour dire les choses clairement, Deklan le Conquérant a été déposé. En partie à cause des récits de la campagne de Goose Bay expédiés par vous, colonel Hazzard, la dernière fois que le Basilisk a visité ces rives. Le Spark les a publiés en croyant innocemment que Deklan le Conquérant voudrait donner la plus large publicité possible à l’héroïsme de Julian. Mais il était assez clair, en lisant entre les lignes, que Julian avait été trahi par la Branche exécutive. L’armée des Laurentides était déjà profondément mécontente de l’arrogance et de la mauvaise gouvernance de Deklan… Cela a fini par faire pencher la balance. »


ILS L’ONT TUÉ ?


« Deklan le Conquérant a-t-il abdiqué de son plein gré ? ai-je demandé.

— Nullement. Une brigade est arrivée des Laurentides pour marcher sur le palais présidentiel. La Garde républicaine a choisi de ne pas résister… elle ne tient pas davantage que quiconque Deklan Comstock en estime.


LE MEURTRIER EST-IL TOUJOURS EN VIE ?


« L’oncle de Julian a-t-il été blessé durant l’opération ?

— Il est emprisonné dans le palais, pour le moment. »


QUI ASSUME DÉSORMAIS LA PRÉSIDENCE ?


« Un successeur a-t-il été nommé ? »

L’amiral Fairfield a eu l’air un peu confus. « J’aimerais avoir un moyen plus solennel de vous communiquer cette information, a-t-il dit, et le faire dans un endroit plus majestueux que ce bâtiment en ruine, mais… oui », il a regardé Julian droit dans les yeux, « un successeur a été nommé, sous réserve que je confirme qu’il a survécu. Ce successeur, c’est vous-même, général Comstock. Ou plutôt devrais-je dire : Monsieur le Président. Ou Julian le Conquérant, comme l’infanterie aime à vous désigner. »

Julian s’est laissé retomber sur son grabat, les paupières bien fermées. Toute couleur a déserté son visage. J’imagine que l’amiral Fairfield a cru à une expression de douleur ou de surprise relative à ses blessures. Il y a eu un silence embarrassé, puis Julian m’a fait signe de lui redonner le papier et le crayon.


C’EST PIRE QUE LA MORT (a-t-il écrit)

J’AURAIS PRÉFÉRÉ QUE LES HOLLANDAIS ME TUENT

OH MON DIEU NON

DIS-LUI D’ALLER EN ENFER

LUI ET TOUS LES AUTRES

JE REFUSE


« La fièvre de Julian l’empêche d’exprimer sa stupéfaction, ai-je dit. Il se sent indigne de l’honneur qui lui échoit contre toute attente et espère qu’il s’en montrera digne. Mais il est fatigué, à présent, et il a besoin de repos.

— Merci », m’a dit l’amiral, puis, à Julian : « Merci, monsieur le Président. »

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