The History and Practice of English Magic (L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise), Jonathan Strange, vol. 1, chap. II, John Murray éd., Londres, 1816. [Toutes les notes, sauf mention spéciale, sont de l’auteure.]
Appelés plus proprement « Auréats » ou magiciens de l’Âge d’or.
En anglais, fairy-servant, que nous traduisons par « serviteur enchanté » (comme ici), « serviteur féérique », ou « serviteur-fée ». Pour les Britanniques fairy, en effet, désigne aussi bien un « fé » masculin qu’une fée ; de même la tradition normande mentionne le « fé amoureux ». Sachant cela par son exil dans les îles anglo-normandes et son immense culture personnelle, V. Hugo choisit de faire de « fée » une apposition : « l’homme-fée » (Légende des siècles), les « arbres-fées » (Rhin) par exemple. Lamartine parlera aussi d’une « main-fée ». Nous suivons donc l’usage des poètes. (Une autre solution, peut-être moins lisible, eût été de recourir aux termes d’ancien français : « faerie », « faé » ou « fé »…) (N.d.T.).
A Complete Description of Dr Pale’s fairy-servants, their Names, Histories, Characters and the Services they performed for Him (« Description complète des serviteurs enchantés du Dr Pale, leurs noms, histoires et caractères, et les services qu’ils lui ont rendus ») de John Segundus, publié par Thomas Burnham Librairie, Northampton, 1799.
Dr Martin Pale (1485-1567) était le fils d’un tanneur de Warwick. Il fut le dernier des magiciens de l’Âge d’or ou « Auréats ». D’autres praticiens l’ont suivi (cf. Gregory Absalom), mais leur réputation est discutable. Pale fut certainement le dernier magicien anglais à s’aventurer dans le « monde-fée ».
Les magiciens, comme nous le savons grâce à la maxime de Jonathan Strange, se querellent sur n’importe quel sujet, et nombre d’années d’études acharnées ont été consacrées à la question controversée de savoir si tel ou tel ouvrage mérite le nom de livre de magie. La plupart des profanes estiment assez utile cette simple règle : les livres écrits avant que la magie disparaisse d’Angleterre sont des livres de magie, les livres rédigés plus tard sont des livres sur la magie. Le principe, dont découle la règle empirique du profane, c’est qu’un livre de magie doit être écrit par un magicien praticien plutôt que par un magicien théoricien ou un historien de la magie. Quoi de plus raisonnable ? Pourtant nous rencontrons déjà des difficultés. Les grands maîtres de la magie, ceux que nous appelons les magiciens de l’Âge d’or ou « Auréats » (Thomas Godbless, Ralph Stokesey, Catherine de Westminster, le roi Corbeau), écrivaient peu, ou peu de leurs textes ont survécu. Il est probable que Thomas Godbless ne savait pas écrire. Stokesey a appris le latin dans une petite école de son Devonshire natal, mais tout ce que nous savons de lui nous vient d’autres auteurs.
Les magiciens ne s’appliquèrent à écrire des livres qu’au moment où la magie était sur le déclin. L’obscurité qui devait étouffer la gloire de la magie anglaise était déjà proche ; les hommes que nous appelons les magiciens de l’Âge d’argent ou « Argentins » (Thomas Lanchester, 1518-1590 ; Jacques Belasis, 1526-1604 ; Nicholas Goubert, 1535-1578 ; Gregory Absalom, 1507-1599) étaient des chandelles vacillantes dans la pénombre ; ils étaient clercs avant d’être magiciens. Certes, ils prétendaient pratiquer la magie, quelques-uns avaient même un serviteur enchanté ou deux, mais ils semblent avoir accompli très peu de choses de la sorte, et certains clercs modernes ont douté qu’ils aient pu seulement pratiquer la magie.
« Comment questionner les Ténèbres et comprendre leurs réponses » (N.d.T.).
Ann Ward Radcliffe (1764-1823), romancière anglaise à l’origine du roman noir (Tale of terror), auteure de L’Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs, Les Mystères d’Udolpho… (N.d.T.).
Le premier passage lu par Mr Segundus traitait de l’Angleterre, du « monde-fée » (que les magiciens nomment parfois « les Autres Pays ») et d’une étrange contrée qui passe pour s’étendre de l’autre côté de l’Enfer. Mr Segundus avait déjà entendu parler du lien symbolique et magique qui relie ces trois mondes, mais n’en avait jamais lu une explication aussi claire que celle produite ici.
Le deuxième extrait concernait un des plus grands magiciens d’Angleterre, Martin Pale. Dans L’Arbre du savoir, de Gregory Absalom, un célèbre passage rapporte comment, tout en voyageant dans le monde des fées, le dernier des grands magiciens « auréats », Martin Pale, avait rendu visite à un prince enchanté. Pareillement à la plupart de ses congénères, le prince enchanté avait une multitude de noms, de titres, de distinctions honorifiques et de pseudonymes. Néanmoins, il se faisait généralement appeler Henry le Froid. Henry le Froid prononça donc un long discours plein de déférence à l’intention de son hôte. Ce discours regorgeait de métaphores et d’allusions obscures, mais Henry le Froid semblait avoir pour propos que les fées étaient des créatures naturellement méchantes qui ne savaient pas toujours quand elles se dévoyaient. À cela, Martin Pale répondit brièvement, et quelque peu énigmatiquement, que les Anglais n’avaient pas tous la même pointure.
Pendant plusieurs siècles, nul n’eut la moindre idée de ce que tout cela pouvait signifier, bien que plusieurs théories fussent avancées – toutes étaient familières à John Segundus. La plus commune était celle développée par William Pantler au début du XVIIIe siècle. Pantler disait que Henry le Froid et Martin Pale avaient parlé de théologie. Les fées, ainsi que chacun sait, sont hors d’atteinte de l’Église ; aucun Christ ne leur est venu ni ne leur viendra jamais, et ce qu’il adviendra d’elles au jour du Jugement dernier, nous l’ignorons. Selon Pantler, Henry le Froid comptait demander à Pale s’il y avait un espoir que les fées, à l’instar des hommes, pussent recevoir le salut éternel. La réponse de Pale – que les Anglais n’avaient pas tous la même pointure – était sa manière de signifier que les Anglais ne seraient pas tous sauvés. Se fondant sur cela, Pantler en vient à attribuer à Pale une assez étrange croyance selon laquelle le paradis n’est susceptible de contenir qu’un nombre fini de Bienheureux ; pour chaque Anglais damné, une place au Paradis s’ouvre pour une fée. La réputation de magicien théoricien de Pantler repose entièrement sur l’ouvrage qu’il a rédigé sur le sujet.
Dans les Instructions de Jacques Belasis, John Segundus lut une explication très différente. Trois siècles avant que Martin Pale mît les pieds dans le château de Henry le Froid, ce dernier avait reçu un autre visiteur humain, un magicien anglais encore plus grand que Pale, Ralph Stokesey, qui avait laissé derrière lui une paire de bottes. D’après Belasis, les bottes étaient vieilles, ce qui explique probablement pourquoi Stokesey ne les avait pas remportées, mais leur présence au château jeta dans la consternation tous ses hôtes enchantés, qui avaient une grande vénération pour les magiciens anglais. Henry le Froid, en particulier, était dans le pétrin car il craignait que, d’une manière détournée, incompréhensible, la morale chrétienne ne pût le tenir pour responsable de la perte des bottes. Il tenta donc de se débarrasser de ces terribles objets en les confiant à Martin Pale, qui n’en voulut point.
En vieil anglais, la Vieille Auberge de l’Astre (N.d.T.).
Les conquérants de la Rome impériale ont peut-être été honorés de couronnes de laurier, les amoureux et ceux à qui la fortune sourit voient leur chemin jonché de roses, mais les magiciens anglais n’ont eu toujours droit qu’à du vulgaire lierre.
Nous conservons la graphie historique adoptée par l’auteure pour les noms de lieux (rues, quartiers, etc.) en nous appuyant sur l’autorité de Victor Hugo, qui observe les mêmes conventions dans son magnifique roman britannique L’Homme qui rit (« le chef-d’œuvre du grand poète », selon Pierre Claudel), dont l’histoire se passe en Angleterre (exemple : « Westminster-hall », « Corleone-lodge », « Covent-garden », « Tarrinzeau-field »…) (N.d.T.).
La grande église d’York est à la fois une cathédrale (l’église qui abrite le siège de l’évêque ou de l’archevêque) et une église abbatiale (une église jadis fondée par un missionnaire). Elle a porté ces deux noms à différentes époques. Aux premiers siècles on l’appelait l’église abbatiale, mais de nos jours les habitants d’York préfèrent le terme de « cathédrale », qui place leur église au-dessus de celles des villes voisines de Ripon et Beverley. Ripon et Beverley ont des églises abbatiales, mais point de cathédrale.
La célèbre ballade « Le roi Corbeau » décrit précisément un tel enlèvement : « Pas longtemps, pas longtemps, m’a dit mon père / Pas longtemps tu seras nôtre / Le roi Corbeau ne sait que trop bien / Quelles fleurs sont les plus belles.
« Le prêtre était par trop mondain / Même s’il priait et agitait sa cloche / Le roi Corbeau trois cierges alluma / Le prêtre dit que c’était bien. « Les bras d’icelle étaient par trop faibles / Même si elle disait m’aimer aussi / Le roi Corbeau tendit la main / Avec un soupir elle me lâcha.
« Ce pays n’est que trop plat / Il se reflète au firmament / Et tremble comme la pluie battue par le vent / Au passage du roi Corbeau.
« Pour toujours et sans retour / Je t’en prie, de moi souviens-toi / Sur la lande, sous les étoiles / En la folle compagnie du Roi. »
L’exemple invoqué par Mr Honeyfoot était un meurtre qui avait eu lieu en 1279 à Alston, morne ville des landes. Le corps d’un jeune homme fut découvert dans le cimetière, pendu à une aubépine qui poussait devant la porte de l’église. Au-dessus de celle-ci, il y avait une statue de la Vierge à l’Enfant. Aussi les habitants d’Alston transmirent-ils la nouvelle à Newcastle, au château du roi Corbeau. Celui-ci dépêcha deux magiciens pour faire parler la Vierge et l’Enfant Jésus, leur faire dire comment ils avaient vu un étranger tuer le garçon, mais, quelle qu’en fût la raison, ils ne savaient rien. Après cela, chaque fois qu’un étranger venait dans leur ville, les habitants d’Alston le traînaient devant la porte de l’église et lui demandaient : « Est-ce lui ? », mais la Vierge et l’Enfant répondaient toujours que ce n’était pas lui. Sous les pieds de la Vierge se trouvaient un lion et un dragon qui étaient enroulés l’un autour de l’autre d’une façon étrange et se mordaient réciproquement le cou. Ces créatures avaient été sculptées par un artiste qui, sans avoir jamais vu de lion ni de dragon, avait vu un grand nombre de chiens et de moutons, et il restait quelque chose du chien et du mouton dans sa sculpture. Chaque fois, donc, qu’un malheureux était amené devant la Vierge et l’Enfant à des fins d’examen, le lion et le dragon cessaient de se mordre et relevaient la tête tels les chiens de garde extraordinaires de la Vierge. Le lion aboyait et le dragon bêlait furieusement.
Les années passèrent. Les habitants de la ville qui se souvenaient du jeune homme étaient tous morts, et le meurtrier aussi, vraisemblablement. Mais la Vierge et l’Enfant avaient en quelque sorte pris l’habitude de parler et, chaque fois qu’un malheureux étranger passait à portée de leur regard, ils tournaient leur tête de pierre et disaient : « Ce n’est pas lui. » Alson acquit la réputation d’un lieu surnaturel, que les gens s’efforçaient à tout prix d’éviter.
Afin de mieux comprendre la nature de Mr Norrell et ses pouvoirs magiques, Mr Segundus rédigea une soigneuse description de sa visite à l’abbaye de Hurtfew. Malheureusement, il estima son mémoire particulièrement imprécis sur ce point. Quand il relisait ce qu’il avait écrit, il s’apercevait que ses souvenirs étaient désormais autres. Chaque fois il raturait des mots et des expressions pour les remplacer par d’autres, et il finissait par tout recomposer. Au bout de quatre ou cinq mois, il fut forcé de s’avouer qu’il ne savait plus ce que Mr Honeyfoot avait dit à Mr Norrell, ni ce que Mr Norrell avait pu répondre, ni ce que lui, Mr Segundus, avait vu dans le manoir. Il en conclut que tenter d’écrire sur le sujet était vain, et il jeta ses textes au feu.
Plus connu en France sous le nom de Neper (1550-1617). En français, Une connaissance pleine des révélations de saint Jean (N.d.T.).
Il s’était trouvé une fois dans une pièce avec le chat blanc angora de Lady Bessborough. Il portait un veston et un pantalon noirs impeccables et s’émouvait donc beaucoup de ce que le chat allait et venait avec raideur et faisait mine de vouloir s’asseoir sur ses genoux. Il attendit le moment où il fut certain que personne ne le voyait, puis souleva l’animal, ouvrit une fenêtre et le jeta dans le vide. Bien qu’étant tombé de trois étages, le chat survécut, mais il garda une patte folle en souvenir de l’aventure et montra toujours par la suite la plus grande aversion pour les gentlemen en habit noir.
Tous les mots ou expressions en italique et marqués d’un astérisque sont en français dans le texte (N.d.T.).
On raconte que Merlin a été emprisonné dans une aubépine par la sorcière Nimue.
Mr Lascelles exagère. Les royaumes du roi Corbeau n’ont jamais dépassé trois en nombre.
La célèbre affaire Tubbs-Starhouse portée devant la cour d’assises trimestrielles de Nottingham voilà quelques années. Un homme du Nottinghamshire du nom de Tubbs avait pour désir de voir une fée et, à force de penser aux fées nuit et jour, et de lire toutes sortes de livres spécialisés sur la question, il se mit en tête que son cocher était un homme-fée.
Le cocher, nommé Jack Starhouse, était grand et brun, et décochait rarement un mot, ce qui déconcertait ses compagnons de service et leur donnait à croire qu’il était fier. Il était entré tout récemment dans la maison de Mr Tubbs et prétendait avoir été précédemment cocher chez un vieil homme, un certain Browne, dans un domaine appelé Coldmicklehill dans le Nord. Il possédait un grand talent : il savait se faire aimer de toutes les créatures. Les chevaux étaient toujours très dociles quand il tenait les rênes, jamais rétifs ou agités, et il avait une manière avec les chats inconnue jusque-là des habitants du Nottinghamshire. Il leur parlait en chuchotant ; tous les chats à qui il parlait s’immobilisaient avec une expression de légère surprise, comme s’ils n’avaient jamais entendu paroles plus sensées de leur vie et n’espéraient plus jamais en entendre. Il savait aussi les faire danser. Les chats de la maison Tubbs étaient aussi graves et soucieux de leur dignité que n’importe quel autre groupe de chats, mais Jack Starhouse était capable de leur faire exécuter de folles danses, où ils bondissaient en tous sens sur leurs pattes de derrière et se jetaient d’un côté et de l’autre. Il parvenait à cela au moyen d’étranges soupirs, sifflements et chuintements.
Un des autres domestiques observa que, si seulement les chats avaient été bons à quelque chose – ce qui n’était pas le cas –, tout cela aurait pu avoir un intérêt. Néanmoins, ce merveilleux don de Starhouse avec les animaux ne servait à rien, pas plus qu’il ne divertissait ses compagnons de service ; cela les mettait simplement mal à l’aise.
Que ce fût cette particularité ou sa physionomie aux yeux un peu trop écartés qui ait rendu Mr Tubbs si certain de sa nature féerique, je l’ignore, mais Mr Tubbs se mit à enquêter secrètement sur son cocher.
Un jour, Mr Tubbs convoqua Starhouse dans son bureau. Il lui indiqua qu’il avait appris que Mr Browne était très malade, qu’il l’avait été tout le temps que Starhouse avait prétendu travailler pour son compte – et n’était pas sorti de chez lui depuis des années et des années. Aussi Mr Tubbs était-il curieux de savoir en quoi il avait eu besoin d’un cocher.
Jack Starhouse garda un moment le silence. Puis il avoua qu’il n’avait jamais été au service de Mr Browne. Il dit avoir travaillé pour une autre famille du voisinage. Il avait travaillé dur, c’était une bonne place, il avait été content ; cependant les autres domestiques ne l’aimaient pas, il ne savait pourquoi, cela lui était déjà arrivé. Une des domestiques avait raconté des mensonges sur lui et il avait été congédié. Il avait vu Mr Browne une fois, il y avait des années. Il déclara regretter d’avoir menti à Mr Tubbs, mais n’avait pas su quoi faire d’autre.
Mr Tubbs expliqua qu’il était inutile d’inventer d’autres sornettes. Il savait que Starhouse était un homme-fée et l’assura qu’il n’avait rien à craindre. Il ne le trahirait pas, il souhaitait seulement évoquer avec lui son monde et son peuple.
Au début, Starhouse ne comprit pas ce que Mrs Tubbs voulait dire et, quand il finit par comprendre, il eut beau protester qu’il était un être humain et un Anglais, en vain ; Mr Tubbs ne le crut pas.
Après cet entretien, quoi que fit Starhouse, où qu’il allât, il trouvait Mr Tubbs qui l’attendait avec cent questions sur les fées et le royaume des fées. Bien que Mr Tubbs se montrât toujours gentil et courtois, ce traitement rendit Starhouse si malheureux qu’il fut contraint de quitter sa place. Alors qu’il n’avait toujours pas retrouvé de travail, il fit la connaissance, dans une taverne de Southwell, d’un homme qui lui conseilla d’intenter un procès à son ancien maître pour diffamation. Dans un fameux arrêt, Jack Starhouse devint le premier homme à être déclaré humain sous la loi anglaise.
Ce curieux épisode se termina mal à la fois pour Tubbs et Starhouse. Tubbs fut puni pour son inoffensive prétention à voir une fée en étant ridiculisé partout où il allait. Des caricatures peu flatteuses de lui furent publiées dans les journaux de Londres, Nottingham, Derby et Sheffield, et des voisins avec qui il était en très bons termes depuis des années ne voulurent plus le connaître. Tandis que Starhouse découvrit rapidement que personne ne souhaitait employer un cocher qui avait poursuivi son maître devant les tribunaux ; il se vit obligé d’accepter des travaux d’une nature des plus dégradantes et ne tarda pas à tomber dans une grande misère.
L’affaire Tubbs-Starhouse est intéressante en particulier parce qu’elle illustre la croyance largement répandue que les fées n’ont pas quitté complètement l’Angleterre. Beaucoup d’Anglais et d’Anglaises croient que nous sommes quotidiennement entourés de fées. Certaines sont invisibles, d’autres se font passer pour des chrétiens et peuvent appartenir à notre entourage. Les savants disputent de cette matière depuis des siècles sans parvenir à la moindre conclusion.
Le serviteur-fée de Mr Bloodworth est venu à l’improviste lui offrir ses services, disant qu’il désirait qu’on l’appelât « Buckler ». Comme tout écolier anglais de nos jours vous l’expliquerait, Bloodworth eût mieux fait de se montrer plus curieux et de se renseigner davantage sur le personnage de Buckler et sur les raisons exactes pour lesquelles il avait quitté le monde des fées sans autre but que de devenir le serviteur d’un magicien anglais de troisième ordre.
Buckler était très habile en toutes sortes d’enchantements, et les affaires de Bloodworth dans la petite ville lainière de Bradford on Avon prospérèrent. Buckler ne causa des difficultés qu’une seule fois quand, lors d’un soudain accès de rage, il détruisit un livre appartenant au chapelain de Lord Level.
Plus Buckler restait chez Woodworth, plus sa force grandissait, et la première chose qu’il fit en acquérant de la force fut de changer d’apparence : ses haillons poussiéreux se métamorphosèrent en un bel habit ; une paire de ciseaux rouillés qu’il avait dérobée à un serrurier de la ville devint une épée ; sa physionomie chafouine, maigre et pie, se transforma en un beau visage humain, et il grandit d’un seul coup de deux ou trois pieds. C’était là, s’empressa-t-il de faire comprendre à Mrs Bloodworth et à ses filles, sa véritable apparence, l’autre étant un simple enchantement dont il avait été la victime.
Par une belle matinée de 1310, alors que Bloodworth était sorti de chez lui, Mrs Bloodworth découvrit une grande armoire dans un coin de la cuisine où auparavant il n’y avait jamais eu d’armoire. Quand elle interrogea Buckler sur sa présence, il répondit aussitôt qu’il s’agissait d’une armoire magique et que c’était lui qui l’avait apportée. Il déclara qu’il avait toujours jugé dommage qu’on n’eût pas plus communément recours à la magie en Angleterre ; il dit que cela le chagrinait de voir Mrs Bloodworth et ses filles laver, balayer, faire la cuisine et le ménage de l’aube au crépuscule alors qu’elles devaient, à son humble avis, siéger sur des coussins, vêtues de robes constellées de bijoux, à déguster des confitures. Voilà qui ne manquait pas de bon sens, songea Mrs Bloodworth. Buckler lui dit combien de fois il avait blâmé son mari de son impuissance à rendre la vie plus facile et plus agréable à Mrs Bloodworth, sans que Bloodworth lui prêtât attention. Mrs Bloodworth répondit qu’elle n’était en rien étonnée.
Buckler lui assura que, si elle pénétrait dans l’armoire, elle se retrouverait en un lieu magique où elle apprendrait des sorts qui lui permettraient d’accomplir ses travaux en un instant, la rendraient belle aux yeux de tous ceux qui la regarderaient, feraient apparaître de gros tas d’or chaque fois qu’elle le souhaiterait, agiraient en sorte que son mari lui obéît en toutes choses, etc.
Combien de sorts y avait-il ? s’enquit Mrs Bloodworth. Environ trois, pensait Buckler. Étaient-ils d’un apprentissage difficile ? Oh, non ! Très facile. Cela prendrait-il du temps ? Non, guère, elle serait de retour à l’heure pour la messe. Dix-sept personnes entrèrent dans l’armoire de Buckler ce matin-là et ne reparurent jamais en Angleterre : parmi elles, il y avait Mrs Bloodworth, ses deux cadettes, ses deux servantes et deux valets, l’oncle de Mrs Bloodworth et six voisins. Seule Margaret Bloodworth, l’aînée des Bloodworth, avait refusé de les suivre.
Le roi Corbeau envoya deux magiciens de Newcasde mener l’enquête sur cette affaire, et nous tirons cette histoire de leurs mémoires. Le témoin principal était Margaret qui relata comment, à son retour, « [son] pauvre père s’était aventuré à dessein dans l’armoire afin de voir s’il pouvait les sauver, alors qu’ [elle] le suppliait de n’en rien faire, et n’en était plus jamais ressorti ».
Deux siècles plus tard, le Dr Martin Pale voyageait dans le monde des fées. Au château de John Hollyshoes (un ancien et puissant prince des fées), il découvrit une enfant d’homme, d’environ six ou huit ans, très pâle et l’air affamée. Elle lui dit s’appeler Anne Bloodworth et se trouvait dans le monde des fées, croyait-elle, depuis quinze jours. On lui avait donné de l’ouvrage, un énorme tas de marmites sales à laver. Elle disait qu’elle y travaillait assidûment depuis son arrivée et qu’après avoir terminé elle rentrerait à la maison retrouver ses parents et ses sœurs. Elle pensait en avoir fini dans un ou deux jours.
Francis Sutton-Grove (1682-1765), magicien théoricien. Il écrivit deux ouvrages : De generibus artium magicarum anglorum, 1751, et Prescriptions et Descriptions, 1749. Même Mr Norrell, le plus grand (et, de fait, l’unique) admirateur de Sutton-Grove, trouvait Prescriptions et Descriptions, où l’auteur tentait d’exposer les lois de la magie pratique, abominablement mauvais, et l’élève de Mr Norrell, Jonathan Strange, l’abhorrait tant qu’il déchira son exemplaire en pièces et le donna à manger à l’âne d’un rétameur (cf. La Vie de Jonathan Strange, de John Segundus, John Murray éd., 1820).
De generibus artium magicarum anglorum était réputé être l’ouvrage le plus ennuyeux du canon de la magie anglaise (qui contient pourtant maints ouvrages fastidieux). C’était la première tentative d’un Anglais pour définir les domaines de magie que le magicien moderne devait étudier ; selon Sutton-Grove, ceux-ci s’élevaient à trente-huit mille neuf cent quarante-cinq, et il les a tous cités sous différents chapitres. Sutton-Grove annonce le grand Mr Norrell d’une autre manière encore : aucune de ses listes ne signale la magie traditionnellement attribuée aux oiseaux ou aux bêtes sauvages, et Sutton-Grove exclut expressément ces sortes d’enchantements pour lesquels la coutume préfère recourir aux fées, par exemple, à seule fin de ramener les morts à la vie.
Le duc de Portland, Premier ministre et président du Conseil des ministres (1807-1809).
« Une femme toute de blanc vêtue ne sera jamais trop belle », célèbre citation de Jane Austen (N.d.T.).
Reine-des-prés, Robin Mouche-à-miel et Bouton-d’or (N.d.T.).
« Ô Lare, j’ai grand besoin de ton aide. Cette vierge est morte et sa famille veut qu’elle revienne à la vie. »
« Belle », « de belle forme », et « charmante » (N.d.T.).
« Voici la morte entre ciel et terre ! Sache donc, ô Lare, que je t’ai choisi pour cette grande tâche parce que… »
Clin d’œil à la pièce de l’auteur élisabéthain John Ford, Dommage qu’elle soit une putain (1626) (N.d.T).
Jane Austen, pour ne pas la nommer (N.d.T.).
Burlington House, à Piccadilly, était la résidence londonienne du duc de Portland, First Lord of the Treasury, président du Conseil des ministres (que beaucoup, de nos jours, aiment à appeler « Premier ministre », à la française). Elle avait été érigée à une époque où les nobles anglais n’avaient pas peur de rivaliser avec leur monarque par leurs étalages de pouvoir et de richesses, et n’avait son égale en beauté nulle part ailleurs dans la capitale. Quant au duc lui-même, c’était un vieillard on ne peut plus respectable, mais, pauvre homme, il ne correspondait pas à l’idée communément répandue de ce que devait être un Premier ministre. Il était très âgé et malade. En ce moment même, il reposait dans une chambre garnie de rideaux quelque part au fin fond de sa maison, stupéfié par le laudanum et mourant à petit feu. Il n’était d’aucune utilité à son pays et de presque aucune pour ses pairs ministres. Le seul avantage de son mandat, autant qu’ils pouvaient en juger, était la possibilité qu’il leur donnait d’utiliser sa magnifique demeure comme lieu de réunion et d’employer ses magnifiques domestiques à descendre quérir à la cave toutes les petites douceurs qui pouvaient les tenter. (Généralement, ils trouvaient que le gouvernement de la Grande-Bretagne était une affaire qui donnait soif.)
William Pitt, dit le Premier Pitt (1759-1806). Il est douteux que nous reverrons jamais son pareil, car il devint Premier ministre à l’âge de vingt-quatre ans et gouverna le pays de ce jour jusqu’à sa mort, avec seulement un bref intermède de trois ans.
Quatre ans plus tard, pendant la guerre napoléonienne d’Espagne, l’élève de Mr Norrell, Jonathan Strange, eut des critiques similaires à émettre au sujet de cette forme de magie.
La revue d’Édimbourg, périodique progressiste (whig) historique (1802-1924) (N.d.T.).
John Murray (1778-1843) a réellement existé ; installé dans Fleet-street, près de Saint Paul, il fut, entre autres, l’éditeur de Lord Byron, d’Horace Walpole, de Jane Austen et, plus tard, de Darwin (N.d.T.).
Dans sa présentation, Mr Lascelles s’est arrangé pour fondre tous les ouvrages de Lord Portishead en un seul. Lorsque Lord Portishead renonça à l’étude de la magie au début de 1808, il avait publié trois livres : La Vie de Jacques Belasis, Longman, Londres, 1801 ; La Vie de Nicholas Goubert, Longman, Londres, 1805 ; Histoire du roi Corbeau à l’usage des enfants, gravures de Thomas Bewick, Longman, Londres, 1807. Les deux premiers étaient des discussions érudites de deux magiciens du XVIe siècle. Mr Norrell ne les tenait pas en haute estime, mais il avait une aversion particulière pour l’ Histoire du roi Corbeau à l’usage des enfants. Jonathan Strange, au contraire, y voyait un excellent petit livre.
« Il était curieux qu’un homme aussi riche – car Lord Portishead comptait de grands morceaux d’Angleterre parmi ses biens – ait dû être si effacé, tel fut pourtant le cas. Il était en outre un mari dévoué et le père de dix enfants. Mr Strange m’a confié que voir Lord Portishead jouer avec ses enfants était extrêmement plaisant. Et, en effet, il était lui-même pareil à un enfant. Malgré toute son érudition, il ne savait pas plus reconnaître le mal qu’il ne pouvait comprendre spontanément le chinois. C’était le lord le plus aimable de toute l’aristocratie britannique. » (La Vie de Jonathan Strange de John Segundus, John Murray éd., Londres, 1820.)
Les Amis de la magie anglaise parut pour la première fois en février 1808 et connut un succès immédiat. Dès 1812, Norrell et Lascelles se vantaient d’un tirage dépassant les 13 000 exemplaires, bien que la fiabilité de ces chiffres demeure incertaine.
De 1808 à 1810, le rédacteur en chef fut officiellement Lord Portishead, mais il n’y a guère de doute que Messrs Norrell et Lascelles aient beaucoup pesé sur sa ligne éditoriale. Un certain différend opposait Norrell et Lascelles sur la finalité générale du périodique. Mr Norrell souhaitait d’abord que Les Amis de la magie anglaise inculquassent au public britannique la grande importance de la magie moderne anglaise, deuxièmement que la revue corrigeât les vues erronées de l’histoire de la magie et, troisièmement, qu’elle désavouât ces magiciens et ces cercles de magiciens qu’il haïssait. Il ne désirait pas expliquer les procédures de la magie anglaise à l’intérieur de ses pages ; en d’autres mots, il n’avait pas du tout l’intention d’en faire un organe pédagogique. Lord Portishead, dont l’admiration pour Mr Norrell n’avait pas de bornes, considérait comme son premier devoir de rédacteur en chef de suivre les nombreuses consignes de Mr Norrell. Résultat, les premiers numéros des Amis de la magie anglaise sont plutôt ennuyeux et souvent mystérieux : remplis d’omissions, de contradictions et de faux-fuyants. Lascelles, lui, voyait très bien comment le périodique pouvait servir de soutien au renouveau de la magie anglaise, et il était désireux d’en alléger le ton. Il devint de plus en plus ulcéré devant la prudente approche de Portishead. Il intrigua, et dès 1810 lui et Lord Portishead étaient corédacteurs en chef.
John Murray fut l’éditeur des Amis de la magie anglaise jusqu’au début 1815, moment où lui et Norrell se querellèrent. Privés du soutien de Norrell, Murray fut contraint de vendre le périodique à un autre éditeur, Thomas Norton Longman. En 1816, Murray et Strange projetèrent de créer un périodique rival des Amis de la magie anglaise, Le Famulus, mais seul le premier numéro parut.
« Wapping est connu de triste mémoire pour ses anciennes potences de justice et son bassin d’exécution où les condamnés étaient enchaînés pour être recouverts par trois marées successives », Londres, Guide Michelin (N.d.T.).
Le roi Corbeau passe traditionnellement pour avoir possédé trois royaumes : un en Angleterre, un dans le monde des fées et un troisième, inconnu, de l’autre côté de l’Enfer.
Cf. Thomas Lanchester, Traité du Langage des oiseaux, ch. VI.
En français, « comté de Salop » ! (N.d.T.).
Finalement, les deux procès tournèrent en faveur du fils de Laurence Strange.
Bien au contraire, Laurence Strange se félicitait de ne pas avoir à payer la nourriture et les vêtements du garçon pendant des mois d’affilée. Ainsi, l’âpreté au gain peut rendre mesquin et ridicule un homme intelligent.
« Groseilles », « asperges », « chatte » et « perce-oreilles ». (Cf. la différence entre les termes français et leurs équivalents en patois occitan, par exemple : peillarot pour « chiffonnier », capel pour « chapeau », pitchoun pour « petit » ou qu’es aquo ? pour « qu’est-ce que c’est ? ») (N.d.T.).
Cette théorie, qui fut exposée pour la première fois par Meraud, un magicien cornique du XIIe siècle, a connu de nombreuses variantes. Sous sa forme la plus extrême, elle implique la croyance que quelqu’un qui a été guéri, sauvé ou ramené à la vie par la magie n’est plus sujet de Dieu et de son Église, alors qu’il peut devoir toute sorte d’allégeance au magicien ou à la fée qui l’a aidé.
Meraud fut arrêté et traduit devant Stephen, roi de l’Angleterre du Sud, et ses évêques, lors d’un concile qui se tint à Winchester. Meraud fut marqué au fer, fouetté et à moitié dévêtu. Puis il fut banni. Les évêques interdirent qu’on lui portât secours. Meraud tenta de se rendre à pied de Winchester à Newcastle, où se trouvait le château du roi Corbeau. Il expira en chemin.
La croyance, répandue en Angleterre du Nord, que certaines catégories d’assassins n’appartiennent ni à Dieu ni au Diable, mais au roi Corbeau, est une autre forme de l’« hérésie méraudienne ».
Trois États perfectibles de l’être de William Pantler, Henry Lintot éd., Londres, 1735. Les trois êtres perfectibles sont les anges, les hommes et les fées.
Il est clair d’après ces paroles que Mr Norrell ne comprenait pas encore en quelle grande estime les ministres le tenaient dans leur ensemble, ni combien ils étaient pressés de recourir à ses services dans la guerre.
« Gars du Point-du-jour » (N.d.T.).
La demeure londonienne du prince de Galles à Pall Mall.
Robert Banks Jenkinson, Lord Hawkesbury (1770-1828). À la mort de son père, en décembre 1808, il devint comte de Liverpool. Pendant les neuf années suivantes, il se révéla être un des plus fidèles partisans de Mr Norrell.
Le roi était un père des plus aimants et des plus dévoués pour ses six filles, mais sa tendresse était telle qu’elle le porta à se conduire presque comme leur geôlier. Il ne supportait pas l’idée que l’une d’elles pût se marier et le quitter. Elles furent en effet priées de mener une vie insupportablement ennuyeuse auprès de la reine grincheuse, au château de Windsor. Sur les six, une seule parvint à se marier avant d’avoir quarante ans.
À l’aube du XIXe siècle, des squelettes complets d’ichtyosaures et de plésiosaures furent mis au jour dans les falaises jurassiques de Lyme Régis dans le Dorset, grâce à l’activité de chercheurs de fossiles locaux dont le plus célèbre était une femme, Mary Anning (N.d.T.).
Il semblerait que Jonathan Strange n’ait pas renoncé facilement à l’idée d’une carrière poétique. Dans La Vie de Jonathan Strange (John Murray éd., Londres, 1820), John Segundus expose comment, déçu dans sa quête d’un poète, Strange décida d’écrire lui-même des poèmes. « Le premier jour, tout se passa très bien ; du petit-déjeuner au souper, il resta assis en robe de chambre à son secrétaire dans son cabinet de toilette et griffonna très vite sur plusieurs douzaines de feuillets d’in-quarto. Il était content de tout ce qu’il écrivait, ainsi que son valet, qui était lui-même homme de lettres et le conseillait sur les épineuses questions de la métaphore et de la rhétorique, et qui courait en tous sens ramasser les papiers à mesure qu’ils voltigeaient dans la pièce et les mettre en ordre avant de descendre à toutes jambes pour en lire les morceaux les plus réjouissants à son ami, l’aide-jardinier. La rapidité avec laquelle Strange écrivait était réellement étonnante ; le valet déclara que, en approchant la main de la tête de Strange, il sentait la chaleur en rayonner à cause des immenses énergies créatrices contenues à l’intérieur. Le deuxième jour, Strange s’installa pour écrire encore une cinquantaine de pages et rencontra immédiatement des difficultés car il ne parvenait pas à trouver une rime à « de l’amour les supplices ». « Tombé dans le vice » n’était pas prometteur ; « un couple de Miss » était absurde et « quel est le bénéfice ? » carrément vulgaire. Il s’acharna une heure, resta bredouille, sortit à cheval pour relâcher son esprit et ne reposa jamais plus les yeux sur son poème. »
Un village à cinq ou six milles de la maison de Strange.
Mr Norrell semble l’avoir adapté d’après une description d’un sort du Lancashire tirée de La Bibliothèque de la Mort de Peter Watershippe (1448).
« Maison des ombres » (N.d.T.).
Certains savants (Jonathan Strange, entre autres) ont soutenu que Maria Absalom savait exactement les conséquences de ses actes en laissant sa demeure péricliter. Selon leur conviction, elle agissait ainsi conformément à la croyance très répandue que tous les édifices délabrés appartenaient au roi Corbeau. Cela expliquerait sans doute le fait que la magie de Shadow House parut se renforcer après que la maison fut tombée en ruine.
« Tous les ouvrages de l’Homme, toutes ses cités, ses empires, ses monuments tomberont un jour en poussière. Même les demeures de mes chers lecteurs doivent – fût-ce seulement un jour, une heure – se délabrer et devenir des maisons où les pierres sont liées avec du clair de lune, percées de la clarté des étoiles et meublées de vents poussiéreux. On dit que ce jour-là, durant cette heure-là, nos maisons deviendront la propriété du roi Corbeau. Même si nous pleurons la fin de la magie anglaise, même si nous disons qu’elle nous a depuis longtemps désertés et que nous nous demandons les uns aux autres comment il a été possible que nous en soyons venus à perdre une chose aussi précieuse, n’oublions pas que c’est ce qui nous attend aussi au déclin de l’Angleterre et qu’un jour nous ne serons pas plus capables d’échapper au roi Corbeau que, à l’époque actuelle, nous ne pouvons le faire revenir. » (L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise, Jonathan Strange, John Murray éd., Londres, 1816.)
Quand on parle des « Autres Pays », on a en général à l’esprit le monde des fées ou quelque autre vague notion du même ordre. De telles définitions servent très bien les buts d’une conversation générale, mais un magicien se doit d’apprendre à être plus précis. Il est notoire que le roi Corbeau régnait sur trois royaumes : le premier était le royaume de l’Angleterre du Nord, qui comprenait le Cumberland, le Northumberland, le Durham, le Yorkshire, le Lancashire, le Derbyshire et une partie du Nottinghamshire. Les deux autres s’appelaient les « Autres Pays du roi ». L’un faisait partie du monde des fées, et on supposait communément que l’autre était une contrée tout au bout de l’enfer, parfois nommée les « Terres amères ». Les ennemis du roi disaient qu’il les louait à Lucifer.
Paris Ormskirk (1496-1587), instituteur du village de Clerkenwell, près de Londres. Il est l’auteur de plusieurs traités de magie. Bien qu’il n’eût rien d’un penseur très original, c’était un savant très appliqué qui s’est attelé à la tâche de réunir et de trier tous les sortilèges évocatoires qu’il pouvait trouver, afin de tenter de découvrir une variante fiable. Cela lui prit douze années, pendant lesquelles il remplit sa petite chaumière, sur Clerkenwell-Green, de milliers de morceaux de papier sur lesquels étaient gribouillés des sorts. Mrs Ormskirk n’était pas très contente, et cette malheureuse est devenue le modèle de l’épouse du magicien dans les comédies de répertoire et les romans de quatre sous : une créature braillarde, bougonne et bilieuse.
Le sort qu’Ormskirk finit par exhumer devint populaire et fut largement utilisé de son temps et durant les deux siècles suivants ; mais, avant que Jonathan Strange n’apportât ses propres modifications à ce charme et ne provoquât l’apparition de Miss Absalom dans son rêve et celui de Mr Segundus, je n’ai jamais eu vent que quiconque en eût tiré le moindre succès – peut-être pour les raisons qu’expose Jonathan Strange.
Le bon sens de Mr Segundus semble l’avoir abandonné sur ce point. Charles Hether-Gray (1712-1789) était un autre historien de la magie qui a publié un célèbre sort d’évocation. Également mauvais, son sortilège et celui d’Ormskirk se valent.
À l’époque médiévale, conjurer les trépassés était une forme de magie répandue, et tout le monde semblait croire qu’un magicien mort était à la fois l’esprit le plus facile à évoquer et le meilleur interlocuteur qui fût.
Rares sont les magiciens qui n’ont pas appris la magie d’un autre praticien. Le roi Corbeau n’a pas été le premier magicien anglais. Il y en avait eu bien d’autres avant lui, notamment le mi-homme mi-démon du XVIIe siècle, Merlin, mais, à l’époque où le roi Corbeau hérita de l’Angleterre, il n’y en avait aucun. Bien qu’on sache assez peu de choses sur les premières années du roi Corbeau, il est logique de supposer qu’il a appris et la magie et l’art de gouverner à la cour du roi des fées. Les premiers magiciens de l’Angleterre médiévale ont donc appris leur art à la cour du roi Corbeau, et ces magiciens en ont ensuite formé d’autres.
Le magicien du Nottinghamshire, Thomas Godbless (1105-1182), fait exception. La majeure partie de sa vie nous est totalement inconnue. Il a certainement demeuré quelque temps auprès du roi Corbeau, mais cela semble sur le tard, alors qu’il était déjà magicien depuis des années. Il constitue peut-être un bon exemple de magicien autodidacte, comme l’ont été, assurément, Gilbert Norrell et Jonathan Strange.
Le Magicien moderne (The Modem Magician) fut un des quelques périodiques de magie créés après la première parution des Amis de la magie anglaises 1808 (The Friends of English Magic). Bien que non nommés par Mr Norrell, les rédacteurs en chef de ces périodiques ne s’avisèrent jamais de dévier de la pensée orthodoxe de la magie telle qu’elle fut définie par Mr Norrell.
Horace Tott vécut paisiblement dans le Cheshire avec l’intention continue d’écrire une grosse somme sur la magie anglaise, mais sans jamais en jeter les premières lignes sur le papier. Il s’éteignit à soixante-quatorze ans en s’imaginant toujours qu’il allait commencer la semaine suivante, ou peut-être celle d’après.
Naturellement, Mr Norrell fonde son sommaire sur les classifications incluses dans le De generibus artium magicarum anglorum, de Francis Sutton-Grove.
Richard Chaston (1620-1695). Chaston écrit que les races des hommes et des fées contiennent toutes deux en elles une faculté de raison et une faculté de magie. Chez les hommes la raison est forte, et la magie faible. Chez les fées, c’est l’inverse : la magie leur vient très naturellement, mais selon les critères humains elles sont à peine saines d’esprit.
Le Carnet bleu : un essai pour exposer les mensonges les plus répandus et les supercheries communes mis en œuvre par les magiciens anglais à l’encontre des sujets du roi et envers leurs semblables, Valentine Munday, ouvrage publié en 1698.
L’histoire de la fille du Maître de Nottingham (sur laquelle Mr Norrell ne revint jamais) vaut la peine d’être relatée et je la consigne donc ici.
La foire où se rendit la jeune femme avait lieu à Nottingham, le jour de la Saint Matthew. La demoiselle passa une journée plaisante, à déambuler entre les baraques, à faire des emplettes de lingerie, de dentelles et d’épices. Au cours de l’après-midi, en se retournant brusquement, elle vit par hasard des acrobates italiens qui étaient sur ses pas, et le bord de sa cape vola et frappa une oie qui passait. Ce volatile irascible s’élança sur elle en battant des ailes et en cacardant. Dans sa surprise, elle laissa tomber l’anneau de son père, qui chut dans le gosier grand ouvert de l’oie. Celle-ci l’avala tout rond. Avant que la fille du Maître de Nottingham eût pu dire ou faire quoi que ce fût, la gardeuse d’oies entraîna sa bête, et toutes deux disparurent dans la foule.
L’oie fut achetée par un certain John Ford, qui la ramena dans sa maison du village de Fiskerton. Le lendemain, son épouse, Margaret Ford, tua la volaille, la pluma et la vida. Dans son estomac, elle trouva un lourd anneau d’argent, incrusté d’un morceau d’ambre aune en forme de crosse. Elle le posa sur une table à côté de trois œufs de poule qui avaient été ramassés le matin même.
Aussitôt les œufs se mirent à bouger, puis à se craqueler, et une merveille surgit de chaque coquille. Du premier œuf il sortit un instrument à cordes semblable à une viole, hormis que celle-ci possédait des petits bras et des petites jambes et jouait une douce musique sur elle-même au moyen d’un minuscule archet. De l’œuf suivant émergea un petit navire du plus pur ivoire, avec des voiles de fine toile blanche et un jeu de rames en argent Et du dernier œuf est éclos un poussin à l’étrange duvet rouge et or. Cet ultime prodige fut le seul à survivre au jour. Au bout d’une heure ou deux la viole se craquela comme une coquille d’œuf avant de tomber en morceaux ; au coucher du soleil le navire d’ivoire avait mis à la voile et s’était évanoui dans les airs ; mais le poussin grandit et, par la suite, provoqua un incendie qui détruisit la plus grande partie de Grantham. Pendant le sinistre, on le vit qui se baignait dans les flammes. Cette circonstance laissa supposer qu’il s’agissait d’un phénix.
Quand Margaret Ford se fut avisée qu’un anneau magique était tombé mystérieusement en sa possession, elle décida de s’en servir à des fins de magie. Malheureusement, c’était une femme très méchante, qui tyrannisait son aimable époux et passait de longues heures à réfléchir au moyen de se venger de ses ennemis. John Ford possédait le manoir de Fiskerton et, pendant les mois qui suivirent, il fut comblé de terres et de richesses par des lords importants qui craignaient la magie perverse de son épouse.
La rumeur des prodiges accomplis par Margaret Ford atteignit vite Nottingham, où le Maître de Nottingham était sur son lit de mort. Un si grand nombre de ses pouvoirs étaient contenus dans l’anneau que la perte de celui-ci l’avait rendu d’abord mélancolique, puis désespéré, enfin malade. Quand la réputation de son anneau finit par lui revenir, il était trop mal en point pour tenter quoi que ce fût.
Sa fille, d’un autre côté, était profondément désolée d’avoir attiré ce malheur sur sa famille et jugea de son devoir d’essayer de retrouver l’anneau ; aussi, sans s’ouvrir à personne de ses intentions, elle se mit en route pour le village de Fiskerton en longeant la berge.
Elle n’était pas allée plus loin que Gunthorpe quand elle tomba sur un spectacle des plus navrants. Un petit bois brûlait ardemment, avec des flammes rouges qui le léchaient de tous côtés. L’âcre fumée noire lui piquait les yeux et lui irritait la gorge, et pourtant le bois n’était pas consumé par le feu. Un gémissement sourd émanait des arbres, comme s’ils se plaignaient d’une torture si peu naturelle. La fille du Maître chercha des yeux quelqu’un qui pût lui expliquer ce prodige. Un jeune bûcheron qui passait par là lui dit : « Voilà deux semaines, Margaret Ford s’arrêta dans le bois, sur la route qui venait de Thurgaton. Elle se reposa sous l’ombrage de ses arbres, but à son ruisseau et mangea ses noix et ses baies mais, juste au moment où elle partait, une racine lui crocha le pied, provoquant sa chute, et quand elle se releva de terre, un églantier eut l’impertinence de la griffer au bras. Alors elle jeta un sortilège au bois et jura qu’il brûlerait pour l’éternité. »
La fille du Maître le remercia du renseignement et poursuivit un moment sa route. Souffrant de la soif, elle s’accroupit pour prendre un peu d’eau à la rivière. Tout d’un coup une femme – ou une créature très proche d’une femme – sortit à moitié de l’eau. Son corps était entièrement couvert d’écailles de poisson, sa peau aussi bleue et tachetée que celle d’une truite, et sa chevelure formait un étrange bouquet de nageoires grises et épineuses. Elle paraissait regarder avec fureur la fille du Maître, bien que ses yeux ronds et froids et sa peau raide de poisson ne fussent pas bien appropriés à la reproduction des expressions humaines, aussi était-il difficile de savoir.
— Oh ! Je vous demande pardon ! s’écria la fille du Maître, apeurée.
La femme ouvrit la bouche, révélant une gorge de poisson et une pleine bouche de vilaines dents de poisson, mais semblait incapable d’émettre un son. Puis elle se retourna et replongea dans l’onde.
Une femme qui lavait son linge sur la berge expliqua à la fille du Maître : « C’est Joscelin Trent qui a le malheur d’être l’épouse d’un homme qui plaît à Margaret Ford. De jalousie, Margaret Ford lui a jeté un sortilège, et elle est forcée, la malheureuse, de passer toutes ses journées et toutes ses nuits immergée dans les hauts-fonds de la rivière pour empêcher sa peau et sa chair enchantées de sécher et, comme elle ne sait pas nager, elle vit dans la terreur constante de se noyer. »
La fille du Maître remercia la bonne femme de ses paroles.
La fille du Maître arriva ensuite au village de Hoveringham. Un homme et son épouse qui se serraient tous deux sur un petit poney la dissuadèrent d’entrer dans le village, et lui en firent faire le tour par d’étroits chemins et sentiers. D’une petite éminence verdoyante, la fille du Maître regarda en bas et vit que tous les villageois portaient un bandeau sur les yeux. Ils n’étaient pas accoutumés à leur cécité volontaire et se heurtaient continuellement le visage contre les murs, butaient sur des tabourets et des carrioles, se coupaient avec des couteaux et des outils et se brûlaient au feu. En conséquence, ils étaient couverts d’entailles et de plaies. Aucun d’eux n’ôtait pourtant son bandeau.
— Oh ! dit l’épouse. Le prêtre de Hoveringham a eu l’audace de dénoncer la méchanceté de Margaret Ford du haut de sa chaire. Les évêques, les abbés et les chanoines sont tous restés silencieux, mais ce frêle vieillard l’a défiée, aussi a-t-elle maudit tout le village. Ils sont condamnés à avoir en permanence devant les yeux des images vivantes de leurs pires craintes. Ces pauvres gens voient leurs enfants mourir de faim, leurs parents sombrer dans la démence, leurs bien-aimés les mépriser et les trahir. Les époux et les épouses se voient les uns les autres affreusement assassinés. C’est pourquoi, bien que ces visions ne soient que des illusions, les villageois doivent se bander les yeux, par crainte de perdre la raison.
Secouant la tête devant l’effroyable malignité de Margaret Ford, la fille du Maître continua son chemin vers le manoir de John Ford, où elle trouva Margaret et ses servantes, chacune avec une badine à la main pour conduire les vaches à la traite du soir.
La fille du Maître s’avança hardiment vers Margaret Ford. Sur-le-champ, Margaret Ford se retourna et la frappa de sa badine. « La vilaine ! cria-t-elle. Je sais qui tu es ! Mon anneau me l’a dit. Je sais que tu as l’intention de me mentir, à moi qui ne t’ai jamais nui, et de me demander de devenir ma servante. Je sais aussi que tu projettes de me voler mon anneau. Eh bien, sache-le ! J’ai jeté de puissants enchantements sur mon anneau. Si un voleur était assez insensé pour y toucher, alors en un très bref intervalle de temps des abeilles, des guêpes et toute sortes d’insectes s’envoleraient de terre pour le piquer ; des aigles, des faucons et toutes sortes d’oiseaux fondraient du ciel pour l’assaillir de coups de bec ; puis des ours, des sangliers et toutes sortes de bêtes sauvages apparaîtraient pour le piétiner et le mettre en pièces ! »
Sur ce, Margaret Ford battit d’importance la fille du Maître et dit à ses servantes de la mettre au travail dans la cuisine.
Les servantes de Margaret Ford, une gent misérable et maltraitée, donnèrent à la fille du Maître les besognes les plus dures et, chaque fois que Margaret Ford les frappait ou tempêtait contre elles – ce qui arrivait très souvent –, elles se soulageaient en lui infligeant le même traitement. Toutefois, la fille du Maître ne se laissait pas abattre. Elle resta à travailler à la cuisine pendant plusieurs mois et réfléchit très fort au moyen d’amener par ruse Margaret Ford à laisser tomber l’anneau ou à le perdre.
Margaret Ford était une femme cruelle, prompte à s’offenser d’un rien, et son courroux, une fois réveillé, ne s’apaisait jamais. En dépit de tout cela, elle adorait les tout-petits ; elle saisissait toute occasion de soigner des nourrissons et, une fois qu’elle avait un enfant dans les bras, elle était la douceur même. Elle n’avait pas d’enfants, et aucun de ceux qui la connaissaient ne doutait que c’était là une profonde source de chagrin pour elle. On racontait qu’elle avait dépensé beaucoup de magie à essayer de concevoir un enfant, en vain.
Un jour, Margaret Ford jouait avec la fillette d’un voisin et disait combien, si elle devait avoir un enfant, elle préférerait que ce fût une fille, et comment elle souhaiterait qu’elle eût une peau d’une blancheur de lait, des yeux verts et des boucles cuivrées (ce qui était les couleurs naturelles de Margaret Ford).
— Oh ! fit la fille du Maître d’une voix innocente. L’épouse du bailli d’Epperstone a un poupard qui correspond exactement à cette description, la plus ravissante petite créature qu’on ait jamais vue.
Alors Margaret Ford ordonna à la fille du Maître de l’emmener à Epperstone et de lui montrer le poupard de l’épouse du bailli. Après que Margaret Ford eut vu de ses yeux que le nourrisson était l’être le plus doux, le plus exquis qui fût (tout comme la fille du Maître l’avait dit), elle annonça à la mère horrifiée son intention d’emporter l’enfant.
Dès qu’elle fut en possession du poupon de l’épouse du bailli, Margaret Ford devint une personne différente. Elle passait ses journées à s’occuper de la petite, à jouer avec elle et à lui chanter des berceuses. Margaret Ford devint enfin contente de son sort. Elle utilisait son anneau magique beaucoup moins qu’avant et ne se mettait presque plus jamais en colère.
Les choses continuèrent ainsi jusqu’à ce que la fille du Maître eût passé presque un an au logis de Margaret Ford. Puis, par un beau jour d’été, Margaret Ford, la fille du Maître, l’enfant et les autres servantes déjeunèrent sur les berges de la rivière. Après s’être restaurée, Margaret Ford se reposa à l’ombre d’un rosier. C’était une chaude journée, et elles étaient toutes endormies.
Dès qu’elle eut la certitude que Margaret Ford dormait, la fille du Maître sortit une friandise et la montra à la fillette. Celle-ci, ne sachant que trop bien ce qu’on devait faire des friandises, ouvrit un large bec, et la fille du Maître la lui fourra dedans. Puis, aussi vite qu’elle pouvait, et s’assurant qu’aucune des autres servantes ne la voyait faire, elle ôta l’anneau du doigt de Margaret Ford.
Ensuite, elle cria :
— Oh ! Oh ! Réveillez-vous, madame ! La petite a pris votre anneau et l’a mis dans sa bouche ! Oh, pour l’amour de cette enfant, rompez le sort ! Rompez le sort !
En s’éveillant, Margaret Ford vit la fillette avec la joue gonflée, mais elle était trop endormie et trop surprise pour comprendre ce qui se passait.
Une abeille vint à voleter de leur côté. La fille du Maître la montra du doigt en hurlant. Toutes les autres servantes hurlèrent aussi.
— Vite, madame, je vous en supplie ! gémit la fille du Maître. Oh ! – Elle leva les yeux. – Voici les aigles et les faucons qui approchent ! Oh ! – Elle regarda au loin. – Et voilà les ours et les sangliers qui accourent pour mettre en pièces la pauvre petite créature !
Margaret Ford cria à l’anneau de mettre un terme à sa magie, ce qu’il fit instantanément, et presque au même moment l’enfant avala la friandise. Pendant que Margaret Ford et ses servantes imploraient l’enfant et la cajolaient, la secouaient, pour lui faire recracher l’anneau magique, la fille du Maître partit en courant sur la berge de la rivière en direction de Nottingham.
La suite de l’histoire présente tous les artifices habituels. Dès que Margaret Ford eut découvert la supercherie, elle alla quérir des chevaux et des chiens pour poursuivre la fille du Maître. À plusieurs reprises, la fille du Maître sembla perdue pour de bon – les cavaliers la serraient de près, et les chiens étaient sur ses talons. Mais l’histoire nous raconte comment elle fut aidée dans sa fuite par toutes les victimes des maléfices de Margaret Ford ; comment les villageois de Hoveringham arrachèrent les bandeaux de leurs yeux et, malgré toutes les horreurs qu’ils voyaient, se précipitèrent pour construire des barricades afin d’empêcher Margaret Ford de passer ; comment cette pauvre Joscelin Trent tendit les bras hors de la rivière et tenta d’entraîner Margaret Ford dans les eaux boueuses ; comment le petit bois en feu laissa choir des branches enflammées sur elle.
L’anneau revint au Maître de Nottingham, qui rompit tous les sortilèges perpétrés par Margaret Ford et restaura sa fortune comme sa réputation.
Il existe une autre variante de cette histoire qui ne contient ni anneau magique, ni bois qui brûle éternellement, ni phénix – absolument aucun miracle, en réalité. Selon cette variante, loin d’être ennemies, Margaret Ford et la fille du Maître de Nottingham (dont le nom était Donata Torel) étaient les dirigeantes d’une confrérie de magiciennes qui fleurit au Nottinghamshire au XIIe siècle. Hugh Torel, le Maître de Nottingham, s’opposa à cette confrérie et s’appliqua à la détruire (bien que sa propre fille en fût membre). Il manqua de peu de réussir, jusqu’à ce que les femmes quittassent leurs foyers, leurs pères et leurs époux pour aller vivre dans les bois sous la protection de Thomas Godbless, un bien plus grand magicien que Hugh Torel. Cette variante moins colorée de l’histoire n’a jamais connu la même popularité que l’autre, mais c’est celle que Jonathan Strange a désignée comme authentique et qu’il a incluse dans L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise.
Stephen rapporta comment, peu de temps après que Jules César eut débarqué sur ces rivages, il avait laissé son armée pour se promener dans un petit bois verdoyant. Il n’était pas allé bien loin quand il tomba sur deux jeunes gens qui frappaient le sol de frustration en poussant de gros soupirs. Tous deux étaient remarquablement beaux et tous deux portaient les étoffes les plus fines, teintes avec les pigments les plus rares. Jules César fut tellement frappé par la noble apparence de ces jeunes hommes qu’il leur posa toutes sortes de questions, auxquelles ils répondirent candidement et sans la moindre défiance. Ils expliquèrent que tous deux étaient plaignants à un tribunal voisin. Le tribunal siégeait tous les trimestres afin de trancher les querelles et de punir les criminels de leur peuple, mais malheureusement la tribu à laquelle ils appartenaient était particulièrement méchante et chicanière et, en ce moment même, aucun procès ne pouvait être jugé parce qu’on ne pouvait trouver aucun juge impartial ; toutes les personnes honorables parmi eux soit étaient accusées de crime, soit avaient été convaincues d’entretenir des liens étroits avec l’un des procès. En entendant cela, César fut pris de pitié pour eux et proposa aussitôt d’être leur juge, ce qu’ils acceptèrent avec empressement.
Ils l’entraînèrent un peu plus avant dans le bois, jusqu’à un creux herbeux entre de douces collines vertes. Là, César découvrit un millier des hommes et des femmes les plus beaux qu’il eût jamais vus. Il s’assit à flanc de colline et entendit toutes leurs doléances et accusations et, après les avoir entendues, il prononça des jugements si sages que tout le monde fut content et que personne ne s’en retourna avec le sentiment d’être victime d’une injustice.
Ils étaient si ravis des jugements de Jules César qu’ils lui proposèrent tout ce qu’il voulait en récompense. Jules César réfléchit un moment, puis répondit qu’il aimerait gouverner le monde. Ils lui promirent qu’il en serait ainsi.
Le 14 mai 1810, Strange écrit à John Segundus : «… Ici, on trouve une grande passion pour les visions, que je suis toujours heureux de satisfaire chaque fois qu’il m’est possible. Quoi que Norrell puisse dire, ce n’est pas très difficile, et rien ne ravit davantage le profane. Mon seul regret est que les invités finissent toujours par me demander de leur montrer leurs proches. Mardi, j’étais à Tavistock-square, dans la demeure de la famille Fulcher. J’ai versé un peu de vin sur la table, ai pratiqué mon enchantement et leur ai donné à voir une bataille navale qui faisait rage à ce moment-là aux Bahamas, une vue d’un monastère napolitain en ruine au clair de lune et, finalement, l’empereur Napoléon Bonaparte qui buvait une tasse de chocolat les pieds dans une bassine d’eau fumante.
« Les Fulcher étaient suffisamment bien élevés pour paraître s’intéresser à mes réalisations, mais à la fin de la soirée ils m’ont demandé si je pouvais leur représenter leur tante qui habite à Carlisle. Pendant la demi-heure qui a suivi, Arabella et moi avons été contraints de converser l’un avec l’autre tandis que la famille fascinée contemplait le spectacle d’une vieille dame coiffée d’un bonnet de nuit blanc qui tricotait, assise au coin du feu. » Recueil de lettres et papiers de Jonathan Strange, John Segundus, John Murray éd., Londres. 1824.
« Tapisserie Haig & Chippendale » (N.d.T).
Un livre appartenant à la bibliothèque de Mr Norrell. Mr Norrell l’avait cité, quelque peu indirectement, quand Mr Segundus et Mr Honeyfoot lui présentèrent leurs respects au début janvier 1807.
Belinda, roman de Maria Edgeworth qui raconte les débuts d’une jeune fille dans la belle société du XVIIIe siècle (1801) (N.d.T.).
Il s’agit des tableaux vénitiens que Mr Norrell avait vus dans la demeure de Mrs Wintertowne deux ans plus tôt. À l’époque, Mrs Wintertowne avait confié à Mr Norrell qu’elle avait l’intention de les donner en cadeau de mariage à Sir Walter et à Miss Wintertowne.
L’Arbre des batailles d’Honoré Bonet, traité d’art militaire médiéval, a inspiré Le Livre des faits d’armes et de la chevalerie de Christine de Pisan (N.d.T.).
Parmi les formes de magie perpétrées par Strange et Norrell en 1810, citons : causer l’ensablement d’une zone maritime dans le golfe de Gascogne et l’apparition d’un immense bois d’arbres monstrueux (détruisant ainsi vingt navires français) ; provoquer des vents et des marées inhabituels pour dérouter les bâtiments français et détruire les récoltes et le bétail français ; façonner avec de la pluie flottes de guerre, villes fortifiées, personnages gigantesques, nuées d’anges, etc., afin d’effrayer, de troubler ou d’ensorceler les soldats et les marins français ; faire tomber la nuit alors que les Français attendaient le jour et vice versa.
Tous les articles ci-dessus sont cités dans le De generibus artium magicarum anglorum de Francis Sutton-Grove.
Le précédent ministre de la Guerre, Lord Castlereagh, s’était querellé violemment avec Mr Canning vers la fin de 1809. Les deux gentlemen s’étaient battus en duel, après quoi tous les deux avaient été obligés de donner leur démission du gouvernement. L’actuel ministre de la Guerre, Lord Liverpool, était en fait la même personne que Lord Hawkesbury, dont il a été question plus haut dans ces pages. Il avait renoncé à un titre pour en prendre un autre à la mort de son père, en décembre 1808.
« Sable du cheval » (N.d.T.).
Thaumatomane : personne possédée d’une passion pour la magie et ses prodiges, Dictionary of the English Language de Samuel Johnson.
Floors Castle est la demeure des ducs de Roxburghe.
Le Comité des privilèges finit par se décider en faveur de Sir James Innés et, tout comme Mr Lascelles l’avait prédit, le nouveau duc mit aussitôt la bibliothèque en vente.
La vente aux enchères, qui eut lieu à l’été 1812 (pendant le séjour de Strange dans la Péninsule), fut peut-être l’événement bibliographique le plus notable depuis l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Elle dura quarante et un jours et fut à l’origine d’au moins deux duels.
Parmi les livres du duc se trouvaient sept textes de magie, tous extraordinaires :
Rosa et Fons était une méditation mystique sur la magie d’un magicien inconnu du XVIe siècle ;
Thomas de Dundelle, un poème jusque-là inconnu de Chrétien de Troyes, était une version colorée de la vie de Thomas Dundale, le premier serviteur humain du roi Corbeau ;
The Book of Loveday Ingham (« Le Livre de Loveday Ingham ») était un compte-rendu des occupations quotidiennes d’un magicien de Cambridge du XVe siècle ;
Exercitatio magica nobilissima était une tentative du XVIIe siècle pour décrire toute la magie anglaise ;
The History of Seven (« L’Histoire de Sept ») était un ouvrage confus, partie en anglais, partie en latin et partie dans un idiome féerique inconnu. Il est impossible de le dater ni d’identifier son auteur, et le but que ledit auteur poursuivait en rédigeant ce livre nous est obscur. Dans l’ensemble, cela semble être l’histoire d’une cité du monde des fées, « Sept ». Cette information est présentée dans un style déroutant, et l’auteur s’écarte fréquemment de son récit pour accuser un personnage anonyme de lui avoir nui de quelque mystérieuse manière. Ces passages du texte ressemblent davantage à un libelle qu’à autre chose ;
The Parliament of Women (« Le Parlement des femmes ») était une description allégorique du XVIIe siècle de la sagesse et de la magie qui appartiennent en propre aux femmes ; l’ouvrage de loin le plus merveilleux était The Mirror of the Lyf of Ralph Stokesie (« Le Miroir de la vie de Ralph Stockesie »), qui fut vendu aux enchères le dernier jour, avec la première édition du Decameron de Boccace. Jusqu’alors même Mr Norrell ignorait l’existence de ce livre. Il parait avoir été écrit par deux auteurs : l’un, un magicien du XVe siècle du nom de William Thorpe ; l’autre, un serviteur féerique de Ralph Stockesie, Col-Tom-Blue. Pour ce trésor, Mr Norrell déboursa la somme inouïe de 2 100 guinées.
Mr Norrell inspirait un respect si général qu’aucun gentleman présent dans la salle ne surenchérit contre lui. En revanche, une lady surenchérit sur lui pour chaque ouvrage. Dans les semaines précédant la vente aux enchères, Arabella Strange avait été très occupée. Elle avait écrit nombre de lettres à la parentèle de Strange et rendu visite à toutes ses amies londoniennes afin d’emprunter assez d’argent pour acheter certains spécimens pour son époux, mais Norrell ne lui en avait pas laissé un seul.
Sir Walter Scott, l’écrivain, qui était présent, relata ainsi la fin de la vente : « Mrs Strange était tellement déçue d’avoir perdu Le Miroir de la vie de Ralph Stockesie qu’elle resta assise en larmes. À ce moment-là, Mr Norrell vint à passer avec le livre à la main. Cet homme n’eut pas un mot, pas un regard pour l’épouse de son élève. Je ne sais quand j’ai vu pour la dernière fois une conduite si mesquine à mon goût. Plusieurs personnes ont noté ce traitement, et j’ai entendu quelques remarques désobligeantes sur le compte de Norrell. Même Lord Portishead, dont l’admiration pour le magicien ne connaît point de bornes, admet qu’il juge le comportement de Norrell envers Mrs Strange remarquablement déplaisant. »
Mais ce n’est pas seulement le traitement réservé à Mrs Strange par Mr Norrell qui suscita des commentaires défavorables. Dans les semaines qui suivirent la vente, les savants et les historiens attendirent d’apprendre quelles nouvelles connaissances ces sept magnifiques ouvrages devaient apporter. En particulier, ils nourrissaient de grandes espérances pour que Le Miroir de la vie de Ralph Stockesie fournît des réponses à certains des plus troublants mystères de la magie anglaise. On pensait généralement que Mr Norrell révélerait ses nouvelles découvertes dans les pages des Amis de la magie anglaise ou encore qu’il ferait imprimer des copies de ses livres. Il ne fit ni l’un ni l’autre. Une ou deux personnes lui écrivirent pour lui poser des questions précises. Il ne leur répondit pas. Quand des lettres parurent dans les journaux pour se plaindre de ce comportement, il s’en indigna. Après tout, il ne faisait que ce qu’il avait toujours fait : acquérir des livres précieux puis les celer là où aucun autre homme ne pourrait les voir. La différence, c’est que, au temps où il était un gentleman inconnu, personne n’y avait accordé beaucoup d’intérêt, alors que le monde avait désormais les yeux posés sur lui. Son silence étonnait, et on commençait à se remémorer d’autres occasions où Mr Norrell avait agi d’une manière discourtoise ou arrogante.
Le Saint Serlo’s Blessing fut capturé par les Français. Son nom français était Le Temple foudroyé. Saint Serlo’s Blessing était, bien sûr, le nom d’un des quatre bois enchantés qui entouraient et protégeaient la cité capitale du roi Corbeau, Newcastle.
Certes, on peut objecter que Wellington était irlandais, mais une plume anglaise patriote ne s’abaisse pas à répondre à de telles chicaneries.
Amie de Robin des Bois (N.d.T.).
Copenhagen, Copenhague, le fameux alezan du duc de Wellington (1806-1838).
Trois grandes forteresses gardaient la frontière avec l’Espagne : Almeida, Badajoz et Ciudad Rodriguez. Dans les premiers mois de 1811, toutes trois étaient tenues par les Français. Tout en faisant mouvement sur celle d’Almeida, Wellington dépêcha le général Beresford avec l’armée portugaise pour assiéger la forteresse de Badajoz, plus au sud.
Le Yorkshire faisait partie du royaume du nord de l’Angleterre du roi Corbeau. Sachant que, comme eux, il venait du Nord, Childermass et Mr Norrell eussent montré un peu plus de respect pour Vinculus.
Outre Lascelles, d’aucuns ont relevé l’étrange circonstance qui voulait que Mr Norrell qui abhorrait toute référence au roi Corbeau, eût vécu dans une demeure dont les pierres avaient été taillées sur l’ordre du roi et sur des terres que le roi avait jadis eues en sa possession et dont il était familier.
L’« assassinat de livre » a été un dernier ajout à la loi anglaise sur la magie. La destruction volontaire d’un livre de magie méritait le même châtiment que le meurtre d’un chrétien.
Tous les personnages cités par le gentleman ne sont pas chrétiens. Tout comme nous appelons « fées » bon nombre de tribus et de races différentes, on nous donne communément le nom de chrétiens sans distinction de religion, de race ou d’époque.
Guerrilla : mot espagnol signifiant « petite guerre ». Les bandes de guerrilleros étaient des groupes d’Espagnols, allant de quelques douzaines d’hommes à des milliers, qui combattaient et harcelaient les armées françaises. Certains obéissaient à d’anciens soldats et gardaient un niveau de discipline militaire impressionnant. D’autres n’étaient guère plus que des bandits et mettaient autant d’énergie à terroriser leurs malheureux compatriotes qu’à combattre les Français.
Jonathan Strange à John Segundus, Madrid, 20 août 1812 :
« Chaque fois qu’il faut trouver quelqu’un ou quelque chose, Lord Wellington ne manque pas de me prier d’invoquer une vision. Cela ne marche jamais. Le roi Corbeau et les autres Auréats avaient une méthode magique pour retrouver les objets et les personnes. À ce que je comprends, ils commençaient avec un plat d’argent plein d’eau. Ils divisaient la surface de l’eau en quarts au moyen de traits de lumière scintillante. (À propos, John, je ne puis vraiment croire que vous ayez autant de difficultés que vous le dites pour créer ces traits. Il m’est impossible de décrire la magie plus clairement. Ce sont les choses les plus simples au monde !) Les différents quarts représentent le Paradis, l’Enfer, la Terre et le monde des fées. Il semble qu’on emploie un sort d’élection pour établir dans lequel de ces royaumes la personne ou l’objet recherché doit se trouver… Mais comment cela se passe ensuite, je n’en ai pas la moindre idée, pas plus que Norrell. Si seulement je possédais cette magie ! Parce que je ne la possède pas, Wellington ou son état-major m’attribuent toujours des tâches que je ne suis pas en état d’accomplir, ou encore que je dois laisser à demi inachevées. J’en ressens le manque presque quotidiennement. Je n’ai toutefois guère le temps de tenter des expériences. Aussi, John, je vous serais infiniment obligé si pouviez passer un peu de temps à essayer ce sort et me faire savoir sans délai si vous obtenez le moindre succès. »
Dans les papiers de John Segundus qui nous restent, rien ne laisse penser qu’il ait obtenu du succès dans ses tentatives pour retrouver cette sorte de magie. À l’automne 1814, cependant, Strange s’avisa qu’un passage des Révélations de trente-six autres mondes de Paris Ormskirk – longtemps tenu pour un compte-rendu d’une comptine de berger – était en réalité une variante quelque peu altérée de ce sort précis. Vers la fin 1814, Strange comme Mr Norrell pratiquaient cette magie avec assurance.
Strange savait que ce procédé était une réalisation du roi Corbeau. La majeure partie de la magie du roi Corbeau était mystérieuse, belle et subtile, et il est donc surprenant pour nous d’apprendre qu’il ait dû avoir recours à un charme aussi brutal.
Au milieu du XIIIe siècle, plusieurs des ennemis du roi Corbeau tentèrent de former une alliance contre lui. La plupart de ses membres étaient connus de lui : le roi de France en était un, le roi d’Angleterre un autre, et il y avait quelques esprits féeriques mécontents qui se donnaient des titres pompeux et qui avaient pu ou non régner sur les vastes territoires qu’ils revendiquaient. Il y avait aussi d’autres personnages plus mystérieux, mais encore plus puissants. Le roi avait été, pendant la plus grande partie de son règne, en bons termes avec la plupart des anges et des démons, mais le bruit courait qu’il s’était querellé avec deux d’entre eux : l’archange Zadkiel, qui régit la pitié, et le démon Alrinach, qui régit les naufrages.
Le roi ne semble pas s’être grandement préoccupé des activités de l’alliance. Mais il s’y intéressa davantage quand certains présages magiques parurent montrer qu’un de ses propres vassaux les avait rejoints et complotait contre lui. L’homme qu’il suspectait s’appelait Robert Barbatus, comte de Wharfdale, un personnage si célèbre pour sa ruse et ses manigances qu’on le surnommait le Renard. Aux yeux du roi, il n’existait pas de plus grand crime que la trahison.
Quand le fils aîné du Renard, Henry Barbatus, fut emporté par les fièvres, le roi Corbeau le fit exhumer de son tombeau et le ramena à la vie pour qu’il lui révélât ce qu’il savait. Thomas de Dundale et William Lanchester éprouvaient tous deux un profond dégoût pour cette sorte particulière de magie et implorèrent le roi d’employer d’autres moyens. Mais le roi était en proie à une grande colère, et ils échouèrent à le dissuader. Il existait une centaine d’autres formes de magie auxquelles il aurait pu recourir, mais aucune n’était aussi rapide ou aussi efficace et, à l’instar de la plupart des grands magiciens, le roi Corbeau était avant tout pratique.
On dit que, dans sa fureur, le roi Corbeau battit Henry Barbatus. Dans la vie, Henry Barbatus avait été un superbe jeune homme, autant admiré pour sa belle physionomie et ses manières gracieuses qu’il était craint pour ses prouesses chevaleresques. Qu’un si noble chevalier eût été réduit à un pantin tremblant et pleurnicheur par la magie du roi provoqua le courroux de William Lanchester et fut, entre les deux magiciens, à l’origine d’une âpre querelle qui dura plusieurs années.
Pour mettre fin à la « vie » des cadavres, il faut leur arracher les yeux, la langue et le cœur.
« Pour ce qui est des soldats italiens morts au champ d’honneur, je puis seulement dire que nous regrettons vivement une telle cruauté vis-à-vis d’hommes qui avaient déjà grandement souffert. Mais nous avons été contraints d’agir comme nous l’avons fait. On ne parvenait point à les convaincre de laisser le magicien en paix. S’ils ne l’avaient pas tué, ils l’auraient assurément rendu fou. Nous avons été forcés de désigner deux hommes pour le garder pendant son sommeil, afin d’empêcher les morts de le toucher et de le réveiller. Ils avaient été si malmenés depuis leur trépas, les malheureux ! Ce n’était pas une vision qu’on pût souhaiter avoir à son réveil. À la fin, nous avons allumé un bûcher et les avons jetés dedans. »
Lord Fitzroy Somerset à son frère, 2 septembre 1812.
Le colonel Vickery avait reconnu les bois en question et découvert qu’ils regorgeaient de soldats français prêts à tirer sur l’armée britannique. Ses officiers discutaient justement de la riposte, quand Lord Wellington s’approcha à cheval. « Nous pourrions les contourner, j’imagine, dit Wellington, mais cela prendra du temps et je suis pressé. Où est donc notre magicien ? »
On alla chercher Strange.
— Monsieur Strange ! s’écria Lord Wellington. J’ai peine à croire que cela vous serait difficile de déplacer ces arbres ! Bien moins, j’en suis certain, que de dérouter quatre mille hommes de sept milles. Déplacez-moi ces bois, je vous prie !
Aussi Strange obéit-il aux ordres et déplaça-t-il les bois de l’autre côté de la vallée. Les soldats français se retrouvèrent tapis sur un aride flanc de colline et se rendirent très vite aux Britanniques.
En raison d’une erreur des cartes d’Espagne de Wellington, la cité de Pampelune n’était pas exactement à l’endroit où les Britanniques la croyaient. Wellington fut profondément déçu quand, après que son armée eut parcouru vingt milles en un jour, elle n’atteignit pas Pampelune, qui fut repérée dix milles plus au nord. Après une rapide discussion du problème, on trouva plus commode de demander à Mr Strange de déplacer la cité que de modifier toutes les cartes.
Ces églises de Saint-Jean-de-Luz furent une source d’embarras. Il n’y avait aucune raison de les déplacer. La vérité, c’était que, un dimanche martin, Strange buvait du cognac au petit-déjeuner dans un hôtel de Saint-Jean-de-Luz en compagnie de trois capitaines et de deux lieutenants du 16e de dragons légers. Il commentait à ces messieurs la théorie qui expliquait la téléportation magique de divers objets. C’était une entreprise totalement vaine de sa part : eussent-ils été sobres, ils ne l’auraient déjà pas très bien comprise, or ni eux ni Strange n’étaient sobres depuis deux jours. À titre d’exemple, Strange intervertit les positions des deux églises encore remplies de leurs ouailles. Il avait la ferme intention de les rechanger avant la sortie de la messe, mais peu après il se trouvait convié à une partie de billard et n’y pensa plus. Au reste, malgré ses nombreuses assurances, Strange ne trouva jamais le temps ni l’inclination pour remettre la rivière, le bois, la cité ou quoi que ce fût à sa place d’origine.
Le gouvernement britannique fit Lord Wellington duc. Dans le même temps, il fut question d’anoblir Strange. « Un titre de baronnet est le moins qu’il puisse espérer, expliqua Lord Liverpool à Sir Walter, et nous serions parfaitement en droit de faire mieux. Que diriez-vous d’une vicomté ? » La raison pour laquelle cela resta lettre morte, c’était que, comme Sir Walter le souligna, il était absolument impossible de conférer un titre à Strange sans réserver le même traitement à Norrell. Or, nul au gouvernement n’aimait assez Norrell pour en avoir le désir. L’idée de devoir s’adresser à Mr Norrell en lui donnant du « Sir Gilbert » ou du « monsieur le vicomte » était plutôt décourageante.
Dans La Vie de Jonathan Strange, John Segundus dispute d’autres circonstances où il croit que les dernières actions de Strange étaient influencées par le duc de Wellington.
Peintre italien spécialiste de mythologies baroques (1639-1707). Il fut admiré de Charles II, pour qui il décora le château de Windsor (N.d.T.).
Nom latin de la Grande-Bretagne (N.d.T.).
La Fontaine, Fables, XI (N.d.T).
Il est probable qu’Ormskirk n’en avait pas non plus la moindre idée. Il avait simplement consigné un charme qui lui avait été confié par quelqu’un d’autre ou qu’il avait trouvé dans un livre. C’est l’éternel problème posé par les écrits des magiciens argentins. Dans leur désir de conserver la moindre bribe de science magique, ils étaient souvent amenés à noter ce qui leur demeurait incompréhensible.
Cette pièce d’eau et sa double rangée d’arbres étaient tout ce qui restait d’un vaste jardin d’agrément, dessiné par le roi William III, et qui avait été commencé sans être jamais achevé. Il avait été abandonné après que le coût s’en fut révélé par trop cher. On avait laissé les terres retourner à leur état antérieur de parc et de prés.
Charles James Fox, un homme politique d’opinion radicale, était décédé quelque huit ans plus tôt. Ce propos montre à quel point le roi avait l’esprit dérangé : Mr Fox était un célèbre athée qui n’aurait mis les pieds dans une église sous aucun prétexte.
Lorsque, par la suite, Strange repassa les événements de la matinée dans son esprit, il ne put que supposer que le flûtiste n’avait pas tenté de le tromper au moyen du goût.
Si Mr Norrell a raison ou non de dire que les routes féeriques sont inoffensives, on peut en disputer. Ce sont des lieux enchantés, et il existe des dizaines de contes sur les étranges aventures qui arrivaient aux imprudents tentant de les emprunter. Le conte suivant est un des plus connus. Il est difficile de savoir quel était précisément le sort réservé aux voyageurs sur la route ; ce n’est sûrement pas un sort que vous et moi souhaiterions partager.
Au Yorkshire, à la fin du XVIe siècle, il y avait un homme qui était propriétaire d’une ferme. Tôt un matin d’été, il sortit avec deux ou trois de ses domestiques pour commencer la fenaison. Une brume blanche recouvrait les terres et l’air était frais. Le long d’un des côtés du champ courait une ancienne route des fées, délimitée par de hautes haies d’aubépines. De grandes herbes et des arbustes poussaient sur cette route, indistincte et ombreuse même aux plus beaux jours. Le paysan n’avait jamais aperçu personne sur la route des fées, mais ce matin-là, levant les yeux, lui et ses hommes virent un groupe de gens la longer. Leurs visages étaient inconnus, et leurs costumes bizarres. L’un d’eux, un homme, marchait à grands pas devant les autres. Il quitta la route pour s’avancer dans le champ. Il était vêtu de noir, beau et jeune ; et bien qu’ils ne l’eussent jamais vu, le paysan et ses domestiques le reconnurent immédiatement : c’était le roi des magiciens, John Uskglass. Ils s’agenouillèrent devant lui et il les releva. Il leur apprit qu’il entreprenait un voyage, et ils lui cédèrent un cheval, ainsi que des provisions de bouche. Ils allèrent chercher épouses et enfants ; John Uskglass les bénit et leur porta bonheur.
Le fermier regardait d’un air dubitatif les inconnus qui étaient restés sur la route des fées, mais John Uskglass lui assura qu’il n’avait rien à craindre. Il lui promit que ses gens ne lui nuiraient point. Puis il s’éloigna à cheval.
Les inconnus sur l’ancienne route des fées s’attardèrent un moment mais, aux premiers rayons du soleil brûlant d’été, ils s’évanouirent avec la brume.
Royal Warrant (« garantie royale »), autorisation que reçoit un commerçant de fournir la famille royale (N.d.T.).
Ce portrait, aujourd’hui perdu, resta accroché dans la bibliothèque de Mr Norrell de novembre 1814 à l’été de l’année suivante, où il fut retiré. On ne l’a plus jamais revu depuis.
L’extrait suivant d’un volume de Mémoires relate les difficultés rencontrées par Mr Lawrence (depuis peu Sir Thomas Lawrence) pour peindre ce portrait. Il est également intéressant pour la lumière qu’il jette sur les relations de Mr Norrell avec Strange à la fin 1814. En dépit de maintes provocations, il semblerait que Strange se soit toujours efforcé de se montrer indulgent pour le vieux magicien et d’encourager les autres à l’imiter.
« Les deux magiciens posaient pour le tableau dans la bibliothèque de Mr Norrell. Mr Lawrence trouva en Mr Strange un homme des plus plaisants, et la partie du portrait qui lui était consacrée avançait bien. Mr Norrell, lui, se montra impatient dès le début. Il s’agitait dans son fauteuil et tendait le cou comme s’il essayait de voir les mains de Mr Lawrence, entreprise futile puisque le chevalet se dressait entre eux. Mr Lawrence pensa que son modèle devait se tourmenter pour son portrait et lui assura que tout allait bien. Mr Lawrence ajouta que Mr Norrell pouvait regarder si tel était son désir, mais cette proposition ne fit rien pour remédier aux trémoussements de Mr Norrell.
« Tout à coup Mr Norrell s’adressa à Mr Strange, qui se trouvait dans la pièce, occupé à écrire une missive à l’un des ministres : « Monsieur Strange, je sens un courant d’air ! Je suis sûr que la fenêtre derrière Mr Lawrence est ouverte ! Je vous en prie, monsieur Strange, allez voir si la fenêtre est ouverte ! » Sans lever les yeux, Strange répondit : « Non, la fenêtre est fermée. Vous vous trompez. » Quelques minutes plus tard, Mr Norrell crut entendre un marchand de pâtés en croûte sur la place et supplia Mr Strange d’aller regarder par la fenêtre. Une fois de plus Mr Strange refusa. C’était très étrange, et Mr Lawrence se mit à subodorer que tout l’émoi de Mr Norrell n’avait rien à voir avec les courants d’air, les marchands de pâtés en croûte et autres duchesses imaginaires, mais était à mettre au compte du portrait.
« Aussi, dès que Mr Norrell sortit de la pièce, Mr Lawrence demanda-t-il à Mr Strange ce qu’il en était. Au début, celui-ci répondit avec insistance que tout allait bien, mais Mr Lawrence, résolu à aller au fond des choses, le pressa de lui dire la vérité. Mr Strange soupira alors : « Oh, très bien ! Il s’est mis dans la tête que vous recopiez des sortilèges de ses livres derrière votre chevalet. »
« Mr Lawrence en fut bouleversé. Il avait réalisé le portrait des plus éminents personnages du royaume et n’avait jamais été soupçonné de vol auparavant. Il ne s’attendait pas à être traité ainsi.
« “Allez, reprit Mr Strange avec amabilité, ne cédez pas au courroux. S’il est un homme en Angleterre qui mérite notre patience, c’est Mr Norrell. Tout l’avenir de la magie anglaise repose sur ses épaules, et je puis vous assurer qu’il en sent tout le poids. Cela le rend un tantinet original. Que serait votre sentiment, monsieur Lawrence, je me demande, si un beau matin, à votre réveil, vous vous retrouviez le seul peintre d’Europe ? Ne vous sentiriez-vous pas un peu seul ? Ne sentiriez-vous pas sur vous les regards attentifs de Michel-Ange, de Raphaël, de Rembrandt et de tous les autres, comme s’ils vous défiaient et vous imploraient à la fois d’égaler leurs chefs-d’œuvre ? Ne seriez-vous pas parfois découragé et de mauvaise humeur ?” » Tiré des Souvenirs de Sir Thomas Lawrence au cours de près de trente ans de relations intimes, de Miss Crofft.
Thomas Lawrence, célèbre portraitiste anglais du XVIIIe siècle (1769-1830) (N.d.T.).
Francis Pevensey, magicien du XVIe siècle et auteur des Dix-Huit Merveilles à découvrir dans la maison d’Albion. Nous savons que Pevensey a été formé par Martin Pale. Son célèbre ouvrage, Les Dix-Huit Merveilles, présente toutes les caractéristiques de la magie de Pale, y compris son goût pour les diagrammes difficiles et un attirail de magie compliqué.
Pendant de nombreuses années, en tant que disciple de Martin Pale, Francis Pevensey a occupé une place mineure bien que respectable dans l’histoire de la magie anglaise. À la surprise générale, il devint brusquement l’objet d’une des plus âpres controverses de la théorie de la magie du XVIIIe siècle.
Cela commença en 1754, avec la découverte d’un certain nombre de lettres au fond de la bibliothèque d’un gentleman de Stamford, dans le Lincolnshire. Elles étaient toutes écrites dans une graphie ancienne et portaient la signature de Martin Pale. Les clercs de la magie de l’époque furent transportés de joie.
Mais, après un examen plus approfondi, les lettres se révélèrent être des « lettres d’amour » qui ne contenaient aucun mot de magie du début à la fin. Elles étaient de l’espèce la plus passionnée qu’on pût imaginer : Pale comparait sa bien-aimée à une douce averse de pluie qu’il essuyait, à un feu auquel il se chauffait, à un tourment qu’il préférait à tout confort. Il y avait diverses allusions à des seins blancs comme le lait, à des jambes parfumées et à de longs et soyeux cheveux bruns entremêlés d’étoiles, et d’autres choses dépourvues de tout intérêt pour les spécialistes de magie qui avaient espéré des charmes magiques.
Pale s’adonnait à écrire le nom de sa bien-aimée – qui était Francis – et dans une des lettres il composa même une espèce de calembour ou de rébus sur son patronyme, Pevensey. Au début, les spécialistes de magie du XVIIIe siècle inclinèrent à soutenir que la maîtresse de Pale avait dû être la femme ou la sœur de l’autre Francis Pevensey. Au XVIe siècle, Francis était un prénom commun aux hommes et aux femmes. Puis Charles Hether-Gray publia sept extraits différents des lettres qui citaient Les Dix-Huit Merveilles de la maison d’Albion et montraient clairement que la maîtresse de Pale et l’auteur du livre n’étaient qu’une seule et même personne.
William Pander argua que les lettres étaient des faux. Celles-ci avaient été retrouvées dans la bibliothèque d’un certain Mr Whitdesea. Or Mr Whitdesea avait une épouse qui avait écrit plusieurs pièces de théâtre, dont deux avaient été données au Drury Lane Theater. À l’évidence, soutenait Pander, une femme qui s’abaisserait à écrire des pièces s’abaisserait à n’importe quoi, et il suggérait que Mrs Whitdesea avait contrefait les lettres «… afin d’élever son sexe au-dessus de la place naturelle que Dieu lui avait destinée…». Mr Whitdesea provoqua William Pander en duel, et Pander, qui était un clerc de bout en bout et ne connaissait rien aux armes, présenta ses excuses et publia une rétractation en bonne et due forme de ses accusations contre Mrs Whitdesea.
Mr Norrell était content de recourir à la magie de Pevensey, car il avait, voilà longtemps, vu en esprit que Pevensey était un homme. Quant aux lettres, puisqu’elles ne contenaient pas un mot de magie, il ne s’y intéressa pas. Jonathan Strange adopta un autre point de vue. Selon lui, il suffisait de poser une question et d’y répondre pour trancher : Martin Pale eût-il enseigné la magie à une femme ? La réponse, toujours selon Strange, était oui. Après tout, Martin Pale clamait avoir été initié par une femme : Catherine de Winchester.
Thaddeus Hickman (1700-1738), auteur d’une vie de Martin Pale.
Cf. : « Le lierre de ligoter les ennemis de l’Angleterre a promis / Les ronces et les épines de les fouetter ont promis / L’aubépine de répondre à toutes les questions a promis / Le bouleau d’ouvrir des portes sur d’autres pays a promis / L’if des armes nous a fournies / Le corbeau nos ennemis a punis / Le chêne a observé les monts lointains / La pluie a emporté tout chagrin. » Cette comptine traditionnelle anglaise énumère prétendument les divers contrats que John Uskglass, le roi Corbeau, a conclus au nom de l’Angleterre avec les forêts.
« Les Routes du Roi » (cf. la célèbre King’s Road londonienne, ancien sentier qui resta voie privée jusqu’en 1830) (N.d.T.).
Les Cinque Dragowni (les Cinq Dragons). Cette cour tenait son appellation non pas, ainsi qu’on le croit en général, de la férocité de ses juges, mais d’une chambre du manoir de John Uskglass, le roi Corbeau, à Newcastle, où les jugements étaient rendus à l’origine. On disait que cette chambre avait douze côtés et était décorée de magnifiques sculptures, certaines l’œuvre des hommes, d’autres celle des fées. Les plus merveilleuses de toutes représentaient cinq dragons.
Les crimes qui relevaient de la compétence des Cinque Dragowni comprenaient : les « Mauvaises intentions », magie dont la finalité était malveillante en soi ; la « Fausse magie », soit feindre ou promettre de pratiquer une magie qu’on ne pouvait ou ne voulait pas pratiquer ; vendre anneaux, chapeaux, chaussures, redingotes, ceintures, pelles, haricots, instruments de musique, etc., magiques à des personnes dont on ne pouvait guère penser qu’elles maîtriseraient ces articles dotés de pouvoirs ; feindre d’être magicien ou prétendre agir au nom d’un magicien ; enseigner la magie à des personnes peu faites pour cela (par exemple, des ivrognes, des déments, des enfants, des individus dotés de mauvaises habitudes et inclinations) ; et maints autres crimes magiques commis par des magiciens confirmés et autres chrétiens. Des crimes contre la personne de John Uskglass furent aussi jugés par les Cinque Dragowni. La seule catégorie de crimes de magie pour lesquels les Cinque Dragowni n’étaient pas compétents étaient les crimes commis par des fées. Ceux-ci relevaient de la cour spéciale des Folflures.
En Angleterre, aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, une florissante communauté de magiciens et de fées recourait continuellement à la magie. Il est notoire qu’il est difficile de plier la magie à des règles ; toute la magie qui est pratiquée n’obéit pas toujours à de bonnes intentions. John Uskglass semble avoir consacré beaucoup de temps et d’énergie à la création d’un recueil de lois destinées à régir la magie et les magiciens. Quand l’art de la magie se répandit à travers l’Angleterre, les rois du Sud n’étaient que trop reconnaissants de profiter de la sagesse de leurs voisins du Nord. Même si l’Angleterre était divisée en deux pays aux systèmes judiciaires distincts, c’est une particularité de ces temps-là que l’ensemble de lois qui régissaient la magie était le même pour les deux. L’équivalent des Cinque Dragowni d’Angleterre du Sud portait le nom de Petty Dragowni de Londres et était situé près de Blackfriars.
Divinité grecque représentant la Vengeance des dieux contre la démesure (l’ hybris) (N.d.T.).
Noms de deux personnages du livre de Pierce Egan, Life in London ; or the Day and Night Scenes of Jerry Hawthorn, Esq. And His Elegant Corinthian Tom, Accompanied by Bob Logic, The Oxomanian in Their Rambles and Sprees Through the Metropolis (1821) (N.d.T.).
À la fin du XVIIe siècle, il était un gantier de la cité royale de Newcastle qui avait une fille, une petite créature hardie. Un beau jour, cette enfant, dont tout le monde croyait qu’elle jouait dans un coin de la maison paternelle, disparut. Sa mère, son père et ses frères la cherchèrent partout. Les voisins aidèrent aux recherches, elle n’était nulle part. Puis, vers la fin de l’après-midi, levant les yeux, ils la virent descendre la côte cailloutée et boueuse. Certains crurent apercevoir fugitivement quelqu’un derrière elle dans la rue obscurcie par l’hiver, mais elle continua son chemin seule. Elle était indemne et son histoire, une fois reconstituée, était la suivante : elle avait quitté la maison paternelle pour aller se promener en ville et était rapidement tombée sur une rue qu’elle n’avait jamais vue. Cette rue, large et bien pavée, la conduisit tout droit dans les hauteurs, plus haut qu’elle n’était jamais allée auparavant, à la grille et à la cour d’une grande demeure en pierre. Elle était entrée dans la maison et avait visité plusieurs pièces, mais toutes étaient silencieuses, vides, pleines de poussière et d’araignées. Dans une aile de la maison, il y avait une enfilade de salons, où les ombres des feuillages d’été tombaient sans cesse sur les murs et le plancher, comme s’il y avait des arbres de l’autre côté des carreaux, cependant il n’y avait pas d’arbres (et, de toute façon, c’était l’hiver). Un des salons ne contenait qu’un grand miroir. Le salon et le miroir semblaient s’être brouillés à un moment donné, car le miroir représentait la pièce pleine d’oiseaux alors que celle-ci était vide. Pourtant la fille du gantier entendait des chants d’oiseaux tout autour d’elle. Un long couloir obscur résonnait de bruits d’eau, comme s’il donnait à l’autre bout sur une mer ou sur un fleuve ténébreux. Des fenêtres de certaines pièces, elle apercevait la cité de Newcastle ; depuis d’autres, elle découvrait une cité complètement différente. D’autres encore ne montraient que des landes escarpées et sauvages et un ciel bleu glacial.
Elle voyait de nombreux escaliers monter en tournant dans la maison. De grands escaliers au début, qui devenaient rapidement plus étroits et plus sinueux à mesure qu’elle s’élevait plus haut jusqu’à n’être plus au sommet que des fentes et des brèches dans la maçonnerie qu’un enfant pouvait remarquer et par lequel il pouvait se glisser. Les dernières donnaient sur une petite porte en bois brut.
N’ayant point de raison d’avoir peur, elle poussa celle-ci, mais ce qu’elle découvrit de l’autre côté lui arracha un cri. Il lui sembla que mille et mille oiseaux peuplaient l’air, si bien qu’il n’y avait plus ni jour ni nuit, seulement un grand tourbillon d’ailes noires. Un vent, qui paraissait venir de très loin, lui donna l’impression d’une immensité, comme si elle était montée au ciel et qu’elle l’eût trouvé plein de corbeaux. La fille du gantier commençait à avoir très peur ; à cet instant, elle entendit prononcer son nom. Aussitôt les oiseaux disparurent et elle se retrouva dans une petite salle aux murs et au sol de pierre nue, où il n’y avait aucun mobilier d’aucune sorte. Un homme était assis par terre, qui l’appelait de la main et répéta son nom en lui disant de ne pas avoir peur. Il avait de longs cheveux noirs hirsutes, des habits noirs en loques. Il n’y avait rien de royal en lui, et le seul insigne de sa qualité de magicien était le grand bassin d’argent rempli d’eau à son côté. La fille du gantier resta auprès de l’homme pendant quelques heures jusqu’au crépuscule, où il la fit redescendre tout en bas et la remit sur le chemin de la cité et de sa maison.
Cf. chapitre XXXIII, la note concernant la rencontre d’un fermier du Yorkshire avec le roi Corbeau et ses gens, sur une route longeant son champ.
Le récit le plus mystérieux du retour de John Uskglass était peut-être celui d’un marin basque, survivant de la grande Armada du roi d’Espagne. Après que son navire eut été brisé par les tempêtes sur les côtes de l’extrême nord de l’Angleterre, le marin et deux de ses compagnons d’infortune s’étaient réfugiés à l’intérieur des terres. Ils n’osaient pas s’approcher des villages, mais c’était l’hiver, et une épaisse couche de gel recouvrait le sol ; ils redoutaient de mourir de froid. À la nuit tombante, ils trouvèrent une construction de pierre vide sur un versant élevé de terre nue et gelée. Il faisait presque noir à l’intérieur, bien que de hautes ouvertures dans le mur laissassent entrer la clarté des étoiles. Ils s’étendirent sur la terre battue et s’endormirent.
Le marin basque rêva qu’un roi les observait.
Il s’éveilla. Au-dessus de lui, des rais d’une lumière grise perçaient les ténèbres hivernales. Dans les ombres à l’autre extrémité de l’édifice, il crut apercevoir une estrade de pierre. Comme la lumière grandissait, il distingua une forme sur l’estrade : un fauteuil ou un trône. Un homme était assis sur le trône, un homme blême aux longs cheveux noirs, enveloppé dans une toge noire. Terrifié, le marin réveilla ses compagnons pour leur montrer la vision surnaturelle de celui qui siégeait sur le trône. L’homme semblait les regarder, mais sans bouger ne fût-ce qu’un doigt ; pourtant, il ne leur vint pas à l’esprit de douter qu’il fût vivant. Ils se ruèrent en trébuchant vers la porte et s’enfuirent à travers les champs gelés.
Le marin basque eut tôt fait de perdre ses compagnons : l’un mourut de froid et d’une angine de poitrine dans la semaine ; l’autre, décidé à tenter de regagner le golfe de Gascogne, se mit à marcher vers le sud et nul ne sait ce qu’il advint de lui. Mais le marin basque, lui, resta dans le comté de Cumbria et fut recueilli par des fermiers. Il devint domestique dans cette même ferme et épousa une demoiselle d’une ferme voisine. Toute sa vie, il raconta l’histoire de la grange de pierre sur les monts élevés ; par ses nouveaux amis et voisins, il apprit à croire que l’homme qui siégeait sur le trône noir était le roi Corbeau. Le marin basque ne retrouva jamais la grange de pierre, pas plus que ses amis ni aucun de ses enfants.
Et toute sa vie, chaque fois qu’il allait en des lieux obscurs, il répétait : « Je te salue, Seigneur, et te souhaite la bienvenue dans mon cœur », au cas où le roi blême aux longs cheveux noirs sur son trône le guetterait dans les ténèbres. Or les étendues de l’Angleterre du Nord comptent mille et mille ténèbres, mille et mille palais du futur roi. « Je te salue, Seigneur, et te souhaite la bienvenue dans mon cœur. »
A Faire Wood Withering – Dépérissement d’un bois enchanté – (1444), de Peter Watershippe. Voici, sous la plume d’un magicien contemporain, une description remarquablement documentée du déclin de la magie anglaise après que John Uskglass eut quitté l’Angleterre. En 1434, année du départ d’Uskglass, Watershippe était un jeune homme de vingt-cinq ans qui commençait à peine à pratiquer la magie à Norwich. Dépérissement d’un bois enchanté contient des exposés précis de charmes qui étaient parfaitement utilisables tant qu’Uskglass et ses sujets féeriques demeuraient en Angleterre, mais qui n’eurent plus d’effet après leur départ. Il est remarquable qu’une importante proportion de notre connaissance de la magie anglaise auréate nous vienne de Watershippe. Son Dépérissement d’un bois enchanté paraît un livre d’humeur tant qu’on ne le compare pas avec deux de ses ouvrages plus tardifs : Défense de mes actions écrites lors de mon injuste emprisonnement dans le château de Newark (1459-1460) et Crimes du faux roi (écrit v. 1461, publié en 1697, Penzance).
Allusion transparente à l’exquise pièce de Shakespeare, Songe d’une nuit d’été (N.d.T.).
Domicile londonien de Lord Liverpool, un étrange vieil hôtel particulier, plein de coins et de recoins, qui se trouvait au bord de la Tamise.
Les habitants de Bruxelles et les diverses armées occupant la ville furent intrigués d’apprendre qu’ils se trouvaient désormais dans un pays lointain. Malheureusement, ils étaient plus occupés par les préparatifs de la bataille à venir (ou, dans le cas de la partie la plus fortunée et la plus frivole de la population, par ceux du bal que la duchesse de Richmond donnait le soir même), et presque personne n’eut le temps d’aller découvrir à quoi ressemblait leur nouveau pays ou qui étaient ses indigènes. En conséquence, pendant longtemps on ne sut pas où précisément Strange avait placé Bruxelles en cet après-midi de juin.
En 1830, un trappeur négociant du nom de Pearson Denby voyageait dans le pays des Grandes Plaines. Un chef Lakota de sa connaissance, « Homme-qui-a-peur-de-l’eau », l’aborda. Homme-qui-a-peur-de-l’eau voulait savoir s’il pouvait acheter pour son compte des boules de feu noir. Homme-qui-a-peur-de-l’eau lui expliqua qu’il avait l’intention de guerroyer contre ses ennemis et avait donc un besoin urgent des boules. Il dit qu’à une époque il avait possédé une cinquantaine de ces boules et qu’il les avait toujours utilisées avec modération, mais qu’il n’en avait plus. Denby ne comprenait pas. Il demanda à Homme-qui-a-peur-de-l’eau s’il voulait parler de munitions. Non, répondit Homme-qui-a-peur-de-l’eau. Cela ressemblait à des munitions, quoique en beaucoup plus gros. Il emmena Denby à son campement et lui montra un obusier en cuivre de 140 mm fabriqué par la Carron Company de Falkirk en Écosse. Denby fut étonné et demanda à Homme-qui-a-peur-de-l’eau comment il s’était procuré ce canon en premier lieu. Homme-qui-a-peur-de-l’eau raconta qu’une tribu s’appelant le Peuple Imparfait habitait dans des montagnes avoisinantes. Cette tribu avait été créée très soudainement un certain été ; son Créateur n’avait donné toutefois à ses membres qu’un des talents dont les hommes avaient besoin pour survivre, celui de se battre. Tous les autres savoir-faire leur manquaient ; ils ne savaient pas chasser le bison ou l’antilope, ni dresser les chevaux, ni se construire de maisons. Ils ne parvenaient même pas à se comprendre les uns les autres, étant donné que leur fou de créateur leur avait donné quatre ou cinq langues différentes. Mais ils avaient eu ce canon, qu’ils avaient échangé avec Homme-qui-a-peur-de-l’eau contre des vivres.
Intrigué, Denby se mit à la recherche du Peuple Imparfait. Au début, celui-ci ne lui parut guère différent de n’importe quelle autre tribu, mais ensuite Denby remarqua que les anciens avaient un air étrangement européen et que certains d’entre eux parlaient anglais. Plusieurs de leurs coutumes leur étaient communes avec les tribus de Lakota, tandis que d’autres paraissaient fondées sur l’art militaire européen. Leur langue, bien que proche de celle des Lakota, contenaient beaucoup de termes anglais, hollandais et allemands.
Un certain Robert Heath (appelé aussi P’tit-homme-trop-bavard) expliqua à Denby qu’ils avaient tous déserté de différentes armées et régiments l’après-midi du 15 juin 1815 parce qu’une grande bataille devait être livrée le lendemain et qu’ils avaient tous le pressentiment qu’ils allaient mourir s’ils restaient. Denby savait-il si c’était Lord Wellington ou Napoléon Bonaparte qui était à présent roi de France ? Denby était incapable de répondre. « Eh bien, monsieur, reprit Heath avec philosophie, que ce soit l’un ou l’autre, il est probable que cela ne change pas la vie pour vos pareils et les miens. »
Le général Rebecq composa également une version hollandaise de sa ritournelle, laquelle fut reprise par ses soldats sur la route de Quatre-Bras. Ceux-ci l’apprirent à leurs camarades d’armes anglais, et ce chant devint par la suite une comptine sautillante pour enfants, en Angleterre comme aux Pays-Bas.
En 1810, Messrs George et Jonathan Barratt, propriétaires des Vauxhall Gardens, avaient offert à Strange et à Norrell une grosse somme d’argent pour donner des représentations de magie tous les soirs dans leurs jardins. La magie suggérée par les Barratt était exactement de cette nature : illusions de chimères magiques, personnages célèbres tirés de la Bible et de l’histoire, etc. Naturellement, Mr Norrell avait décliné leur offre.
La technique magique communément admise pour jeter la confusion dans les routes, paysages, pièces et autres espaces physiques revient à créer un labyrinthe à l’intérieur de ceux-ci. Strange n’apprit cette magie qu’en février 1817.
Toutefois, ce fut là indiscutablement l’action décisive de la campagne. À l’insu de Strange, le général français Erlon tentait d’atteindre le champ de bataille avec 20 000 hommes. Finalement, il passa ces heures cruciales à arpenter un paysage qui changeait de façon inexplicable toutes les deux ou trois minutes. Lui et ses hommes fussent-ils parvenus à Quatre-Bras, il est probable que les Français eussent gagné et qu’il n’y aurait jamais eu de Waterloo. Piqué au vif par les paroles abruptes du duc un peu plus tôt dans la journée, Strange ne parla à personne de ses expérimentations. Plus tard, il en informa John Segundus et Thomas Levy. Par conséquent, les historiens de Quatre-Bras furent dans l’embarras pour expliquer l’échec d’Erlon avant la publication de La Vie de Jonathan Stranp de John Segundus en 1820.
Water : « eau » ; loo : « cabinets » ; « toilettes » ! (N.d.T.).
En réalité, Mr Pink n’était qu’un des civils que monsieur le duc enrôla de force comme aides de camp* officieux ce jour-là. Ces derniers comprenaient aussi un jeune monsieur suisse et un autre commis voyageur, de Londres cette fois-ci.
William de Lanchester était le sénéchal et le serviteur favori de John Uskglass, et par conséquent un des hommes les plus importants d’Angleterre.
Thomas Dundale, le premier serviteur humain de John Uskglass. (On le voit apparaître au chapitre VL.)
Le Dyke est un grand mur de sable et de pierres, à présent délabré, qui sépare le pays de Galles de l’Angleterre, œuvre d’Offa, un roi mercien du VIIIe siècle, à qui l’expérience avait appris à se méfier de ses voisins gallois.
Shéhérazade, héroïne des Mille et Une Nuits (N.d.T.).
Ann Radcliffe (1764-1823) a inventé le roman noir (tale of terror) : L’Italien, Le Sicilien, Les Mystères d’Udolphe… (N.d.T.)
Au moment du mariage de Strange et d’Arabella, Henry avait été recteur de Grâce Adieu, dans le Gloucestershire. Pendant qu’il était là-bas, il avait conçu le désir d’épouser une jeune demoiselle du village, Miss Parbringer. Cette demoiselle et ses amis, toutefois, n’avaient pas eu l’heur de plaire à Strange. Il se trouva alors que la cure de Great Hitherden était devenue vacante : Strange avait su convaincre Sir Walter Pôle de nommer Henry à sa tête, puisque c’était en son pouvoir. Henry avait été comblé. Great Hitherden était une paroisse beaucoup plus importante que Grâce Adieu, et il oublia vite l’indésirable demoiselle.
Les livres qui appartenaient à Strange étaient, bien sûr, des livres sur la magie, non des livres de magie. Ces derniers étaient tous en la possession de Mr Norrell.
La morale allait peut-être un peu plus loin. Dès le XIIe siècle, il était admis que les prêtres et les magiciens étaient en un sens des rivaux. Les uns comme les autres croient l’univers habité par une large variété d’êtres surnaturels et soumis à des forces également surnaturelles. Les uns comme les autres croient que ces êtres peuvent être invoqués par des sortilèges et des prières, et se laisser ainsi persuader d’aider ou de faire obstacle à l’humanité. À maints égards, les deux cosmologies sont remarquablement similaires ; les prêtres et les magiciens tirent toutefois des conclusions très différentes de cette croyance.
Les magiciens sont surtout intéressés par l’utilité de ces êtres surnaturels ; ils désirent savoir dans quelles circonstances et par quels moyens les anges, les démons et les fées peuvent être amenés à apporter leur aide dans les pratiques de magie. Pour leurs besoins, il est presque hors de propos que la première catégorie d’êtres soit divinement bonne, la seconde infernalement méchante et la troisième moralement suspecte. De leur côté, les prêtres ne s’intéressent guère à d’autres aspects.
Dans l’Angleterre médiévale, des tentatives pour réconcilier les deux cosmologies étaient condamnées à échouer. L’Église était prompte à identifier toute une batterie de différentes hérésies dont un magicien sans défiance pouvait être coupable. L’hérésie méraudienne a déjà été citée au chapitre 18.
Alexandre de Whitby (1230(?)–1302) enseignait que l’univers est pareil à une tapisserie, dont seules des parties nous sont visibles simultanément. À notre mort, nous verrons l’ensemble, et les relations que les différentes parties entretiennent les unes avec les autres seront alors claires pour nous. Alexandre fut contraint de publier une rétractation de sa thèse et les prêtres se tinrent désormais à l’affût de l’hérésie whitbyienne. Même le plus humble des magiciens ou magiciennes de village était forcé de déployer la ruse d’un politicien, si il ou elle voulait échapper aux accusations d’hérésie.
Cela ne signifie pas que tous les magiciens évitaient de confondre religion et magie. De nombreux « sortilèges » parvenus jusqu’à nous exhortent tel saint ou tel personnage sacré à aider le magicien. Chose curieuse, la source de la confusion était souvent les fées au service des magiciens. La plupart des fées étaient baptisées de force dès qu’elles pénétraient en Angleterre, et elles se mirent vite à incorporer des allusions aux saints et aux apôtres à leur magie.
De nos jours, plus personne ne connaît cette langue en Angleterre, et tout ce qui nous en reste se limite à une poignée d’emprunts, décrivant diverses obscures pratiques magiques. Matin Pale note dans son De tractatu magicarum linguarum qu’elle était parente des anciennes langues celtiques.
Selon d’autres sources, Thomas de Dundelle ou Thomas de Donvil. Il semble que plusieurs des vassaux de Henry aient reconnu en Thomas le cadet d’un puissant seigneur normand qui avait disparu lors d’un Noël, quatorze ans plus tôt. Étant donné les circonstances de son retour, il est douteux qu’ils aient été particulièrement ravis de le revoir.
Quand il était enfant au pays des fées, la Sidhe l’avait appelé d’un mot de leur langue qui, nous dit-on, signifiait « Étourneau ». Il avait déjà abandonné ce nom à l’époque où il entra en Angleterre. Par la suite, il reprit le nom de son père, John Uskglass, mais, au début de son règne, il était simplement connu sous un des nombreux titres que ses amis ou ses ennemis lui donnaient : le Roi, le roi Corbeau, le roi Noir, le roi du Nord.
Le nom de ce roi de la Daoine Sidhe était particulièrement long et difficile à prononcer. Dans la tradition, il s’est toujours appelé Obéron. [Obéron, le roi des fées du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare (N.d.T.).]
En latin, scopus : « but », « cible » (N.d.T.).
Le sort servant à détecter un phénomène de magie apparaît dans Les Instructions de Jacques Belasis.
Selon toute probabilité, le nom sidhe du roi Corbeau, dont Jonathan Strange pensait qu’il signifiait « Étourneau ».
Famulus, mot latin signifiant « serviteur », en particulier le serviteur d’un magicien.
Sir Walter exprime un souci largement répandu. La magie des métamorphoses a toujours été un objet de suspicion. Les Auréats y recouraient en général pendant leurs voyages au pays des fées ou en d’autres royaumes au-delà de l’Angleterre. Ils savaient que la magie des métamorphoses était particulièrement susceptible d’abus de toutes sortes. Par exemple, à Londres, en 1232, l’épouse d’un noble, Cecily de Walbrook, trouva un beau chat couleur d’étain qui grattait à la porte de sa chambre. Elle le laissa entrer et l’appela Sir Loveday. Il mangeait dans sa main et dormait sur son lit. Ce qui était encore plus remarquable, il la suivait partout, jusqu’à l’église, où il se roulait en boule et ronronnait dans le bas de ses jupes. Puis, un jour, elle fut vue dans la rue avec Sir Loveday par un magicien du nom de Walter de Chepe, dont les soupçons furent immédiatement éveillés. Il aborda Cecily, lui disant : « Madame, le chat qui vous suit, je crains que ce ne soit pas du tout un chat. » Deux autres magiciens furent mandés, et Walter et les autres prononcèrent des incantations sur Sir Loveday. Il réintégra sa véritable forme, celle d’un magicien mineur, Joscelin de Snitton. Peu après, Joscelin était jugé par les Petty Dragowni de Londres et condamné à avoir la main droite coupée.
Il a déjà été relaté comment le dévouement du lieutenant-colonel Colquhoun Grant avait conduit à sa capture par les Français en 1812.
Le petit peuple du nord de l’Angleterre estimait qu’il avait beaucoup souffert dans les dernières années – non sans raison. La pauvreté et le chômage avaient ajouté à la misère générale, conséquence de la guerre contre les Français. Puis, juste à la fin de la guerre, une nouvelle menace contre leur bonheur était apparue : d’extraordinaires nouvelles machines, qui produisaient toutes sortes de marchandises et leur prenaient ainsi leur emploi. Il n’est guère étonnant que certains individus se soient mis à détruire les machines afin de préserver leur gagne-pain.
Ou encore luddites, d’après la figure mythique de Ludd qui aurait détruit des machines textiles au XVIIIe siècle, mouvement apparu en 1811 dans le comté de Nottingham et que Lord Byron défendit en 1812 à la chambre des Lords (N.d.T.).
Il ne saurait y avoir de meilleur exemple que celui-ci des étranges rapports que le gouvernement de Londres entretenait avec la moitié nord du royaume. Le gouvernement représentait le roi d’Angleterre, mais celui-ci n’était que le souverain de la moitié sud. Juridiquement, il était l’intendant de la moitié nord qui assurait l’autorité de la loi jusqu’au moment où John Uskglass jugerait bon de revenir.
Naturellement, à différentes périodes de l’histoire, des prétendants se sont succédé, qui affirmaient être John Uskglass pour tenter de reprendre le royaume du Nord. Le plus célèbre d’entre eux était un jeune homme du nom de Jack Pharaoh, qui fut couronné en la cathédrale de Durham en 1487. Il s’acquit le soutien d’un grand nombre de nobles du Nord, et aussi de quelques fées restées dans la cité royale de Newcastle. Pharaoh était un homme d’une grande beauté et au port majestueux. Il pouvait réaliser des actes simples de magie, et ses serviteurs-fées étaient prompts à en faire davantage en sa présence et à lui en attribuer le mérite. Il était le fils d’un couple de magiciens ambulants. Encore enfant, il fut aperçu à une foire par le comte de Hexham, lequel remarqua son étonnante ressemblance avec des portraits de John Uksglass. Hexham versa sept shillings aux parents du petit garçon pour le prendre avec lui. Pharaoh ne devait plus jamais les revoir. Hexham le garda en un lieu secret du nord de l’Angleterre, où il fut formé aux arts royaux. En 1486, le comte présenta Pharaoh, et ce dernier commença son court règne de roi de l’Angleterre du Nord. Le problème principal de Pharaoh était que trop de monde connaissait la supercherie. Pharaoh et Hexham ne tardèrent pas à se quereller. En 1490, Hexham fut assassiné sur l’ordre de Pharaoh. Les quatre fils de Hexham s’allièrent à Henry VII de l’Angleterre du Sud pour attaquer Pharaoh, qui fut vaincu à la bataille de Worksop en 1493. Pharaoh fut emprisonné à la Tour de Londres et exécuté en 1499.
D’autres prétendants, plus ou moins heureux, furent Piers Blackmore et Davey Sans-chaussures*. Ce dernier fut appelé simplement le « Roi d’été » étant donné que nul ne sut jamais sa véritable identité. Il apparut pour la première fois non loin de Sunderland, en mai 1536, peu après que Henry VIII eut dispersé les monastères. On pense que c’était peut-être un moine d’une des grandes abbayes du Nord : Fountains, Rievaulx ou Hurtfew. Le Roi d’été était différent de Pharaoh et de Blackmore en cela qu’il ne bénéficiait d’aucun soutien de l’aristocratie du Nord, et qu’il ne tenta pas non plus de le gagner. Il s’adressait aux gens du peuple. À certains égards, sa carrière fut plus mystique que magique. Il guérissait les malades et enseignait à ses disciples à révérer la nature et les bêtes sauvages, un article de foi qui semble plus proche des préceptes du magicien du XIIe siècle, Thomas Godbless, que de tout ce que John Uskglass a pu jamais apporter. Sa troupe de gueux ne tenta jamais de prendre Newcastle, ou même de prendre quoi que ce fût. Pendant tout l’été de 1536, ils parcoururent l’Angleterre du Nord, gagnant des partisans à chacune de leurs apparitions. En septembre, Henry VIII envoya une armée contre eux. Ils n’étaient pas équipés pour se battre. La plupart s’enfuirent pour rentrer chez eux, mais quelques-uns résistèrent ; ils combattirent pour leur roi et furent massacrés à Pontefract. Le Roi d’été a pu être au nombre des morts ou disparaître simplement sans laisser de traces.
Nous pouvons considérer la consultation de magiciens disparus comme on ne peut plus sensationnelle, mais c’est une procédure de magie qui a une histoire parfaitement respectable. Martin Pale a déclaré avoir appris la magie de Catherine de Winchester (laquelle était une élève de John Uskglass). Or Catherine de Winchester est morte deux siècles avant la naissance de Martin Pale. John Uskglass lui-même était réputé pour s’être entretenu avec Merlin, la pythonisse d’Endor*, Moïse, Aaron, Joseph d’Arimathie et d’autres anciens et vénérables magiciens.
* Craignant d’être vaincu par les Philistins, Saül s’adressa à la pythonisse d’Endor : la sorcière fit apparaître l’ombre du prophète Samuel, qui annonça la mort de Saül et la déroute de l’armée d’Israël. [Cf. Bible, Samuel 28, 7-20) (N.d.T.).]
Les clercs de magie sont toujours particulièrement excités à l’idée de toute nouvelle découverte concernant l’éminent Dr Pale. Il occupe en effet une position unique dans l’histoire de la magie anglaise. Jusqu’à l’avènement de Strange et de Norrell, il fut le seul praticien de magie éminent qui consigna son art pour le donner à lire aux autres. Naturellement, ses ouvrages sont estimés entre tous.
Durant des siècles, ce passage fut regardé comme une curiosité, digne d’intérêt mais dépourvue de toute valeur pratique, étant donné que personne ne croit plus, de nos jours, que la Mort soit une personne susceptible d’être interrogée de la manière suggérée par Pale.
Nous sommes pour la plupart naturellement enclins à résister aux restrictions que nos amis et notre famille nous imposent, mais si nous avons le malheur de perdre un être cher, quelle différence alors ! Ces restrictions deviennent un devoir sacré.
Même John Uskglass, qui avait trois royaumes à gouverner et toute la magie anglaise à diriger, ne s’était pas entièrement libéré de cette disposition à faire de longs et mystérieux voyages. En 1241, il quitta sa maison de Newcastle d’une manière secrète, connue seulement des magiciens. Il prévint un serviteur qu’on le retrouverait endormi sur un banc au coin du feu dans un délai d’un jour.
Le lendemain, le serviteur et les membres de la maison du roi cherchèrent le roi sur le banc au coin du feu, mais il n’était pas là. Ils regardèrent tous les matins et tous les soirs, mais il ne réapparut pas. William, comte de Lanchester, gouverna à sa place et plusieurs ordonnances furent reportées « jusqu’à ce que le roi fût de retour ». Cependant, à mesure que le temps passait, beaucoup de monde était enclin à douter que cela arriverait jamais. Puis, un an et un jour après son départ, on découvrit le roi qui dormait sur le banc au coin du feu.
Il ne semblait pas s’aviser qu’un événement fâcheux s’était produit et ne confia à personne où il était allé. Nul n’osa lui demander s’il avait toujours eu l’intention de s’éloigner si longtemps ou s’il était arrivé quelque chose de terrible. William de Lanchester appela le serviteur et lui ordonna de répéter derechef les mots exacts employés par le roi. Ne se pouvait-il qu’il eût vraiment dit qu’il allait partir pendant un an et un jour ? Peut-être, répondit l’homme. Le roi avait en général la parole douce. Il était tout à fait possible qu’il n’eût pas bien entendu.
Ce n’était absolument pas vrai. La doléance la plus amère du duc de Wellington pendant la guerre d’Espagne avait été que le gouvernement s’immisçait constamment.
Lord Byron avait quitté l’Angleterre en avril 1816 afin d’échapper à des dettes croissantes, aux accusations de cruauté portées par sa femme et à des rumeurs selon lesquelles il aurait séduit sa propre sœur, Augusta.
Malgré l’apparente absence de sympathie entre les deux hommes, quelque chose en Strange devait en avoir imposé à Byron. Son futur poème, Manfred, commencé en septembre ou octobre de la même année, parlait d’un magicien. Certes, Manfred a peu de traits communs avec Jonathan Strange (ou, tout au moins, avec le respectable Strange qui déplaisait tant à Byron). Il ressemble bien davantage à Byron, par son narcissisme, sa haine de soi, son dédain hautain envers ses semblables, ses allusions à d’impossibles tragédies et ses désirs mystérieux. Manfred, toutefois, est un magicien qui passe son temps à invoquer les esprits de l’air, de la terre, de l’eau et du feu afin de parler avec eux, comme si Byron, ayant rencontré un enchanteur qui l’avait déçu, en avait créé un autre plus à son goût.
Poème paru en 1814 (N.d.T.).
En français Balivernes, d’Isaac d’Israeli (1805). Emma date de 1816 (N.d.T.).
Walter de Chepe était un magicien londonien du début du XIIIe siècle. Sa méthode, la Prophylaxis, protège des sortilèges une personne, une cité ou un objet. Elle est censée suivre de près une manifestation de magie des fées. Elle est aussi réputée être très puissante. En fait, le seul problème de ce sort réside dans sa remarquable efficacité. Parfois, des choses deviennent rebelles à tout agent humain ou féerique, qu’il soit ou non magique. Ainsi, si les élèves de Strange avaient réussi à jeter ce sort sur un des livres de Strange, il est tout à fait possible que nul n’aurait plus pu saisir le livre ou tourner ses pages.
En 1280, les habitants de Bristol ordonnèrent à leurs concitoyens magiciens de jeter la Prophylaxis de De Chepe sur toute la ville afin de la protéger des sortilèges de ses ennemis. Malheureusement, la magie réussit si bien que tous les citadins, tous les animaux et tous les bateaux mouillés dans le port devinrent des statues vivantes. Plus personne ne put bouger ; l’eau cessa de couler à l’intérieur des frontières et les flammes se figèrent dans les cheminées. Bristol demeura en cet état tout un mois, jusqu’à ce que John Uskglass revînt de sa demeure de Newcastle pour rétablir la situation.
Cette lettre contenait deux sous-entendus qui furent considérés comme particulièrement blessants : d’abord, que les acheteurs n’étaient pas assez intelligents pour comprendre le livre de Strange ; deuxièmement, qu’ils ne possédaient pas le sens moral leur permettant de décider à part eux si la magie décrite par Strange était bonne ou mauvaise.
Les norrelliens s’étaient pleinement attendus à ce que la destruction du livre de Strange fût controversée. Ils s’étaient préparés à être l’objet de nombreuses critiques ; toutefois, le tort que la lettre portait à leur propre cause était involontaire. Mr Norrell était censé avoir montré la lettre à Mr Lascelles avant de l’envoyer. Si Lascelles l’avait lue, alors le langage et les expressions utilisés eussent subi des modifications considérables et eussent été sans doute moins blessants pour les récipiendaires.
Malheureusement, il y eut un malentendu. Mr Norrell demanda à Childermass si Lascelles avait reporté ses corrections. Childermass crut qu’il parlait d’un article destiné aux Amis de la magie anglaise et répondit par l’affirmative. La lettre partit donc sans avoir été corrigée. Lascelles fut furieux et accusa Childermass d’avoir encouragé sciemment Mr Norrell à nuire à sa propre cause, ce que Childermass nia farouchement.
À dater de ce jour, les rapports de Lascelles et Childermass, qui n’avaient jamais été bons, se détériorèrent rapidement, et Lascelles ne tarda pas à laisser entendre à Mr Norrell que Childermass avait des sympathies strangiennes et travaillait en secret à trahir son maître.
« Ainsi donc, c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez », Saint Matthieu, 7, 16.
« … Je ne puis vous décrire Plaisance, écrivit Strange à Henry Woodhope, étant donné que je n’y ai pas séjourné assez longtemps pour visiter la ville. Je suis arrivé au soir. Après dîner, j’ai décidé de me promener pendant une demi-heure, mais, après m’être engagé sur la grande piazza, j’ai été immédiatement frappé par une urne imposante sur son socle, dont les longues ombres noires s’allongeaient sur les dalles. Deux ou trois lianes de lierre ou de quelque autre plante grimpante émergeaient du col de l’urne, mais elles étaient mortes. Je ne saurais dire pourquoi, cette vue m’a semblé si profondément mélancolique que je n’ai pu la supporter. On eût cru une allégorie de la perte, de la mort et du malheur. Je suis rentré à l’auberge, me suis couché sur-le-champ et suis parti au matin pour Turin. »
L’Arbre du savoir, de Gregory Absalom (1507-1599).
Célèbre café de la place Saint-Marc.
La tante Greysteel parle sans doute de la Derwent. Autrefois, alors que John Uskglass était encore un enfant captif du pays des fées, un roi de ce pays prédit que, si Uskglass atteignait l’âge adulte, tous les anciens royaumes des fées s’écrouleraient. Le roi envoya ses serviteurs en Angleterre chercher un couteau de fer pour tuer John. Le couteau fut forgé sur les berges de la Derwent, dont les eaux servirent à refroidir le métal incandescent. La tentative d’assassinat de John Uskglass échoua toutefois, et le roi et son clan furent anéantis par l’enfant magicien. Quand John Uskglass entra en Angleterre et établit son royaume, ses compagnons-fées partirent à la recherche du forgeron. Ils le tuèrent, ainsi que sa famille, détruisirent sa maison et jetèrent des sortilèges sur la Derwent pour la punir de son rôle dans la fabrication du couteau maléfique.
Les vues que Strange exprime à ce stade sont follement optimistes et romantiques. La littérature magique anglaise abonde en exemples de fées dont les pouvoirs étaient limités, ou qui étaient stupides ou ignares.
Jacques Belasis était réputé pour avoir mis au point un excellent sortilège destiné à invoquer les esprits-fées. Malheureusement, l’unique exemplaire du chef-d’œuvre de Belasis, Les Instructions, se trouvait dans la bibliothèque de Hurtfew, et Strange ne l’avait jamais vu. Tout ce qu’il en connaissait se réduisait à de vagues comptes-rendus dans des livres d’histoire postérieurs. L’on doit donc présumer que Strange recréait cette magie et n’avait qu’une idée des plus vagues du but qu’il poursuivait.
Par contraste, le sortilège communément attribué au maître de Doncaster est très connu et apparaît dans nombre d’ouvrages largement disponibles. L’identité du maître de Doncaster demeure inconnue. Son existence se déduit d’une poignée d’allusions, dans les histoires des Argentins, à des magiciens du XIIIe siècle qui acquéraient des sortilèges et des procédés magiques « à la Doncaster ». De plus, il est loin d’être clair que toute la magie attribuée au maître de Doncaster soit l’œuvre d’un seul homme. Cette incertitude a conduit des historiens de la magie à postuler l’existence d’un second magicien, encore plus obscur que le premier, le pseudo-maître de Doncaster. Si, comme il a été prouvé d’une manière convaincante, le maître de Doncaster était en réalité John Uskglass, alors il est logique de supposer que le sort d’invocation a été créé par le pseudo-maître. Il semble en effet hautement improbable que John Uskglass eût eu besoin d’un sort pour invoquer les fées. Sa cour en était remplie, après tout.
Par la suite, le Signor Tosetti devait confesser aux Greysteel qu’il croyait savoir qui était la vieille lady de Cannaregio. Il avait souvent entendu son histoire en parcourant la ville mais, tant qu’il n’avait pas vu son héroïne de ses yeux, il l’avait tenue pour une fable, un conte destiné à effrayer les esprits jeunes et les naïfs.
Son père était juif, semble-t-il, et sa mère descendait de la moitié des peuples d’Europe. Dans son enfance, elle avait appris plusieurs langues et les parlait toutes à la perfection. Il n’y avait rien qu’elle ne pût maîtriser si elle s’en donnait la peine. Elle apprenait pour le plaisir. À l’âge de seize ans, elle parlait non seulement le français, l’italien et l’allemand, qui font partie des talents courants d’une lady, mais toutes les langues du monde civilisé (et non civilisé). Ainsi, elle parlait l’idiome des Highlands d’Écosse (proche d’un chant). Elle parlait le basque, langue qui laisse rarement une impression dans l’esprit de tout autre peuple, de sorte qu’un homme peut l’entendre aussi souvent et aussi longtemps qu’il le désire sans jamais pouvoir se rappeler ensuite une seule syllabe. Elle assimila même la langue d’un pays inconnu dont certains, avait-on rapporté au Signor Tosetti, croyaient qu’il existait toujours, même si nul au monde ne savait où il se trouvait. (C’était ce qu’on appelait le pays de Galles.)
Elle voyagea dans le monde entier et fut présentée à des rois et à des reines, à des archiducs et à des archiduchesses, à des princes et à des évêques, à des Grafen et à des Grafinen. À chacun de tous ces importants personnages elle s’adressait dans la langue qu’il ou elle avait apprise enfant, et tous proclamèrent sa qualité de prodige. Et elle finit par arriver à Venise.
Cette lady n’avait jamais appris à modérer ses exigences en quoi que ce soit. Son appétit de toutes choses rivalisait avec sa soif de connaissances, et elle avait épousé un homme qui était son semblable. Cette lady et son époux vinrent au Carnavale et ne repartirent plus. Ils jouèrent toute leur fortune dans les Ridóttos, perdirent leur santé dans d’autres plaisirs. Un beau matin où l’aurore teintait de rose et d’argent tous les canaux de Venise, l’époux s’étendit sur les pavés humides des Fundamenta dei Mori et expira. Nul ne put rien pour le sauver. Quant à sa femme, elle eût aussi bien fait de l’imiter, car elle n’avait pas d’argent ni nulle part où aller. Mais les Juifs se souvinrent qu’elle avait quelque droit à leur charité, puisqu’elle était en quelque sorte juive (bien qu’elle ne l’eût jamais reconnu auparavant), ou peut-être compatirent-ils à ses souffrances (car les Juifs avaient beaucoup souffert à Venise). Quoi qu’il en soit, ils l’accueillirent dans le Ghetto. Il existe différentes versions des événements postérieurs, mais toutes s’accordent à dire qu’elle a vécu parmi les Juifs, sans jamais être des leurs. Elle a vécu ensuite dans la solitude par sa faute ou la leur, je l’ignore. Il s’écoula beaucoup de temps sans qu’elle parlât à âme qui vive ; un grand vent de démence s’engouffra en elle et emporta toutes ses langues. Elle oublia l’italien, elle oublia l’anglais, elle oublia le latin, elle oublia le basque, elle oublia le gallois, elle oublia toutes les choses du monde hormis la langue des chats. Et celle-là, prétend-on, elle la parlait encore merveilleusement bien.
Col-Tom-Blue était le plus célèbre serviteur de Ralph Stokesey ; maître Witcherley, lui, assistait Martin Pale.
Cette dame, la plus belle et la plus passionnée des sœurs de Napoléon Bonaparte, était encline à prendre des amants et à poser nue pour des sculpteurs.
Agrace est parfois le nom donné au troisième royaume de John Uskglass. On pensait que ce royaume s’étendait de l’autre côté de l’enfer.
Magie qui se pratique sur une espèce de damier (N.d.T.).
Brugh, l’ancien mot sidhe pour les maisons des fées, se traduit communément par « château » ou « manoir », mais désigne en réalité l’intérieur d’un tertre ou d’une colline creuse.
Stokesey manda Col-Tom-Blue dans sa maison d’Exeter. Après que le garçon-fée eut refusé pour la troisième fois de le servir, Stokesey se rendit invisible et suivit Col-Tom-Blue hors de la ville. Ce dernier prit une route féerique et atteignit rapidement un lieu qui n’était pas l’Angleterre. Une colline basse, brune, se dressait près d’une mare d’eau stagnante. En réponse à un ordre de Col-Tom-Blue, une porte s’ouvrit dans le flanc de colline et il entra. Stokesey lui emboîta le pas.
Au centre de la colline, Stokesey découvrit une salle enchantée où tout le monde dansait. Il attendit qu’une des danseuses s’approchât. Puis il fit rouler une pomme magique dans sa direction et elle la ramassa. Naturellement, c’était la plus belle et la plus exquise pomme de tous les mondes jamais existants. Dès que la fée l’eut croquée, elle ne désirait rien tant qu’une autre exactement pareille à la première. Elle se retourna, mais ne vit personne. « Qui m’a envoyé cette pomme ? s’enquit-elle. – Le vent d’est », murmura Stokesey. La nuit suivante, Stokesey suivit de nouveau Col-Tom-Blue sous la colline. Il observa les danseuses et fit rouler une nouvelle pomme vers la femme. Quand elle redemanda qui la lui avait envoyée, il répondit que c’était le vent d’est. Le troisième soir, il garda la pomme dans sa main. La fée quitta les autres danseuses et promena ses regards autour d’elle. « Vent d’est ! vent d’est ! chuchota-t-elle. Où est ma pomme ? – Dis-moi seulement où Col-Tom-Blue dort, murmura Stokesey, et je te donnerai la pomme. » Alors elle le lui dit : au plus profond de la terre, sur le bord le plus au nord du brugh.
Les soirs suivants, Stokesey se fit passer pour le vent d’ouest, le vent du nord et le vent du sud, et utilisa ses pommes pour convaincre les autres habitants de la butte de le renseigner sur Col-Tom-Blue. D’un berger, il apprit quels animaux gardaient Col-Tom-Blue pendant son sommeil : une truie sauvage et un bouc encore plus sauvage. De la nourrice de Col-Tom-Blue, il sut ce qu’il tenait à la main pendant son sommeil : un caillou important et très particulier. Et d’un garçon de cuisine, il connut les trois mots que Col-Tom-Blue prononçait tous les matins à son réveil.
Par ce subterfuge, Stokesey en apprit assez sur Col-Tom-Blue pour avoir barre sur lui. Cependant, avant qu’il pût mettre à profit ses nouvelles connaissances, Col-Tom-Blue vint le trouver pour lui assurer qu’il avait réfléchi : il pensait qu’il lui plairait de servir Stokesey, après tout.
Voilà ce qui s’était passé : Col-Tom-Blue avait découvert que le vent d’est, le vent d’ouest, le vent du nord et le vent du sud avaient tous posé des questions à son sujet. Bien qu’il n’eût aucune idée de ce qu’il pouvait avoir fait pour offenser ces importants personnages, il en avait conçu de sérieuses alarmes. Une alliance avec un éminent et puissant magicien anglais semblait soudain beaucoup plus attrayante.
Le dernier magicien anglais à entrer dans le monde des fées avant Strange était le Dr Martin Pale. Il y fit plusieurs voyages. Le dernier datait probablement des années 1550.
« Fête italienne. »
Probablement le nom sidhe de John Uskglass.
Un problème propre à l’Angleterre médiévale consistait dans l’abondance des cowans. Ce terme (aujourd’hui obsolète) désigne tout artisan non qualifié ou raté, mais il a ici le sens spécial de magicien.
Plusieurs autorités ont noté que les fées, qui vivent longtemps, ont tendance à appeler toute période de temps considérable « quatre mille ans ». La dame fée veut simplement indiquer qu’elle connaît le brugh de temps immémorial, avant qu’on se donnât la peine de compter le temps en années, en siècles et en millénaires. Beaucoup de fées, quand on les interroge, répondront qu’elles ont quatre mille ans. C’est une manière de dire qu’elles ne connaissent pas leur âge : elles sont plus vieilles que la civilisation humaine… Ou peut-être même que l’humanité.
C’est-à-dire Venise : Altinum était la cité latine de la côte orientale de l’Italie d’où venaient les premiers habitants de Venise (Tacite, Histoires, III, VI).
En allemand, « magicien ».
« Premier étage ».
Épithète poétique des fées. [En anglais, the Otherlanders (N.d.T.)].
Lord Byron parle de la Grande-Bretagne.
Manfred, II, 4, drame édité en juin 1817 par John Murray. Le IIIe acte fut écrit à Venise au début 1817) (N.d.T.).
Voir la lettre de Byron du 28 octobre 1816 à sa sœur Augusta Leigh.
Les dernières lettres vénitiennes de Strange (ses lettres à Henry Woodhope en particulier) sont connues sous ce nom depuis leur publication à Londres en janvier 1817. Les hommes de loi et les spécialistes de magie continueront sans aucun doute à débattre la question de savoir si cette publication était légale ou non. Certes, Jonathan Strange n’a jamais donné son autorisation, et Henry Woodhope a toujours soutenu qu’il ne l’avait pas donnée non plus. Henry Woodhope a également dit que les lettres publiées avaient subi de nombreuses altérations et étaient surchargées d’ajouts, probablement du fait de Henry Lascelles et de Gilbert Norrell. Dans sa Vie de Jonathan Strange, John Segundus a publié ce que lui et Woodhope ont certifié être les originaux. C’est cette version-là que nous rééditons.
Cette lettre n’a jamais été retrouvée. Il est probable que Strange ne l’ait jamais expédiée. Selon Lord Byron (lettre à John Murray du 31 décembre 1816), Strange rédigeait souvent de longues missives à ses amis avant de les détruire. Entre celles qu’il avait envoyées et celles qu’il n’avait pas envoyées, Strange confia à Byron qu’il s’y perdait vite.
Byron succomba à un refroidissement cinq ans plus tard en Grèce.
Manfred, inspiré du Faust de Goethe (N.d.T.).
Monstre hybride dont la gueule va d’une oreille à l’autre, (cf. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VIII, LXXII) (N.d.T.)
La prison où Drawlight fut incarcéré pour dettes en novembre 1814. [King’s Bench, prison londonienne d’aussi sinistre réputation que la Bastille, qui fut démolie en 1754 puis reconstruite, et servit ensuite à incarcérer débiteurs et auteurs de pamphlets (N.d.T.).]
La ballade apparaît dans la première note du chapitre III.
Mouvement d’ouvriers prônant la destruction des machines industrielles dont il est question au chapitre XLVIII.
Restauration et Rectification, un sort qui inversait les effets d’une calamité récente.
La Main de Teilo était un ancien sortilège des fées qui interrompait toutes sortes de choses : la pluie, le feu, le vent, un écoulement d’eau ou de sang. Il tient sans doute son nom de la fée qui l’a enseigné pour la première fois à un magicien anglais.
Chauntlucet, ancien et mystérieux sortilège qui pousse la lune à chanter. Le chant connu de la lune est apparemment très beau et peut guérir la lèpre ou la folie chez ses auditeurs.
La Rose de Dédale, procédure assez compliquée conçue par Martin Pale pour conserver émotions, vices et vertus dans de l’ambre, du miel ou de la cire d’abeille. Quand on réchauffe le milieu de conservation, les qualités qui y sont emprisonnées se dégagent. La Rose possède – ou plutôt possédait – un nombre immense d’applications. Elle pouvait servir à se donner du courage ou à infliger la lâcheté à son ennemi ; elle pouvait également provoquer l’amour, la concupiscence, la noblesse des desseins, la colère, la jalousie, l’ambition, le dévouement, etc.
À l’instar de maints charmes aux noms singuliers, celui des Dames dévêtues était beaucoup moins piquant qu’il n’y paraissait. Les dames en question n’étaient qu’une variété de fleur des bois utilisée dans un sort destiné à « lier » les pouvoirs d’une fée. On devait dépouiller la fleur de ses feuilles et de ses pétales, d’où le « dévêtissement ».
La Vitrification de Stokesey transforme les objets – et les personnes – en verre.
Le Calendrier de Newgate (Newgate étant l’ancienne prison de Londres, comme la Bastille à Paris) et Le Registre du malfaiteur (N.d.T.).
Viaduc conçu à l’origine par John Nash en 1813 (N.d.T.).
Petites pièces d’argent frappées par Jean sans Terre (1180–1210) (N.d.T.).
Plusieurs auteurs ont relevé que le Nord de l’Angleterre, même si sa loyauté envers John Uskglass n’a jamais chancelé, ne traite pas toujours celui-ci avec le respect qu’il inspire dans le Sud. En fait, les sujets d’Uskglass prennent un plaisir tout particulier à des récits et des ballades qui le montrent en nette position de faiblesse. Cf. l’histoire de John Uskglass et du Brûleur de charbon de bois d’Ullswater ou celle de la Méchante Fée et de la Sorcière. Il existe maintes versions de cette dernière (dont certaines assez triviales) ; elle raconte comment Uskglass a failli perdre son âme, ses royaumes et son pouvoir pour une petite sorcière de Cornouailles.
À l’instar de John Uskglass, le magicien d’Athodel régnait sur son île ou royaume. Athodel, semble-t-il, était une des îles occidentales d’Ecosse. Mais soit elle a été engloutie, soit elle est invisible, ce que pensent certains commentateurs. Quelques historiens écossais aiment voir dans Athodel la preuve de la supériorité de la magie écossaise sur l’anglaise ; le royaume d’Uskglass, affirment-ils, s’est écroulé et se trouve entre les mains des Anglais du Sud, tandis que celui d’Athodel demeure indépendant. Comme Athodel est à la fois invisible et inaccessible, c’est là une affirmation difficile à confirmer ou infirmer. [Athodel, « nouvelle Irlande », en écossais (N.d.T.).]
Dans la légende de John Uskglass et du Brûleur de charbon d’Ullswater, Uskglass engage une joute magique avec un pauvre brûleur de charbon et connaît la défaite. Cette histoire présente des similitudes avec d’autres anciens récits où un puissant souverain est vaincu par l’un de ses plus humbles sujets et, pour cette raison, nombre de savants ont argué qu’elle n’avait aucun fondement historique.
Dans la demeure des graveurs de Spitalfields, au début du printemps de 1816, Strange avait dit à Childermass : « Chassez l’éducation, elle reviendra au galop, vous savez… » Childermass avait exercé plusieurs métiers avant de devenir le domestique et le conseiller de Mr Norrell. Le premier avait été celui d’enfant pickpocket très doué. Sa mère, Black Joan, Jeanne la Noire, avait jadis réuni une petite troupe de jeunes chenapans sales et déguenillés qui avaient écumé les villes de l’East Riding à la fin des années 1770.
En anglais, « Brassun » (N.d.T.).
En anglais, clout, mot du Yorkshire signifiant « linge ». [En ancien français, morceau de drap ou de linge (N.d.T.).]
C’est un antique serment d’Angleterre du Nord. Les armes de John Uskglass montraient un Corbeau-en-vol sur fond blanc (Argent, Corbeau essoré) ; celles de son chancelier, William Lanchester, avaient la même figure avec l’ajout d’un livre ouvert (Argent, Corbeau essoré au-dessus d’un livre ouvert).
Pendant une bonne partie du XIIIe siècle, John Uskglass se consacra à l’étude et à la magie, laissant les affaires de gouvernement à Lanchester. Les armes de Lanchester étaient apposées dans toutes les grandes cours de justice et sur de nombreux et éminents documents juridiques. En conséquence, le peuple prit l’habitude de jurer par l’Oiseau et le Livre, emblèmes de ces armes.
Un matin d’automne, une fillette du Cumberland sortit dans le jardin de sa mère-grand. Dans un coin oublié de celui-ci, elle découvrit une maison de la hauteur et de la largeur d’une ruche en paille, faite de toiles d’araignée raidies et blanchies par la gelée. À l’intérieur de la maison fine comme de la dentelle se trouvait une toute petite personne qui paraissait tantôt infiniment vieille, tantôt guère plus âgée que l’enfant. La petite personne dit à la fillette du Cumberland qu’elle était une gardeuse d’oiseaux chanteurs et qu’au cours de l’éternité passée elle avait eu pour tâche de garder les grosses grives, les petites grives et les grives à tête cendrée dans cette contrée du Cumberland. Tout l’hiver, la fillette du Cumberland et la gardeuse d’oiseaux chanteurs jouèrent ensemble, et leur différence de taille ne gêna en rien le progrès de leur amitié. En fait, la gardeuse d’oiseaux chanteurs contournait en général cet obstacle en devenant aussi grande que la fillette du Cumberland… Ou, parfois, en donnant à celle-ci comme à elle-même la taille d’un oiseau, d’un scarabée ou d’un flocon de neige. La gardeuse d’oiseaux chanteurs présenta la fillette du Cumberland à de nombreuses personnes aussi étranges qu’intéressantes, dont certaines logeaient dans des demeures encore plus originales et plus plaisantes que celle de la gardeuse d’oiseaux chanteurs.
Comme la majeure partie de la magie de Martin Pale, le sort de Restauration et de Rectification implique l’usage d’un outil ou d’une clé conçue spécialement à cet effet. Dans le cas présent, la clé est un petit objet cruciforme composé de deux fines pièces de métal. Les quatre bras de la croix représentent l’état passé et l’état futur, la complétude (ou bien-être) et l’incomplétude (ou maladie). Comme il le rapporta par la suite dans Le Magicien moderne, Mr Segundus utilisa une cuillère et une épingle à cheveux tirée du nécessaire de toilette de Lady Pole que la bonne de celle-ci attacha ensemble au moyen d’un ruban.
C’est bien beau de demander dans les contes de fées : « Qui est la plus féerique de toutes ? » Mais, dans la réalité, aucune magie, féerique ou humaine, ne peut être amenée à répondre à une question aussi imprécise.
Penlaw est le nom d’un lieu de Northumbrie où John Uskglass et son armée de fées apparurent pour la première fois en Angleterre.
« Fromage remarquablement mince et plat. » Cf. Les Joyeuses Épouses de Windsor, Shakespeare, Œuvres complètes, t. II, La Pléiade, éd. Gallimard (N.d.T.).
Ce sont là les trois éléments habituels d’un sort d’évocation anglais traditionnel. L’émissaire trouve le personnage évoqué, le chemin l’amène jusqu’à l’évocateur et les étrennes (ou présent) le contraignent à venir.
« Florilegium », « épitomé » et « écrémage » sont des termes désignant des parties de sorts.
Au XIIIe et au XIVe siècle, les fées d’Angleterre aimaient ajouter à leur magie des adjurations à des saints chrétiens choisis aux hasard. Si elles étaient déconcertées par la doctrine chrétienne, les fées étaient en effet grandement attirées par les saints, en qui elles voyaient de puissantes créatures surnaturelles dont il était utile d’obtenir la protection. Ces adjurations étaient appelées florilegia (littéralement, choix ou recueils de fleurs) et les fées les enseignaient à leurs maîtres chrétiens. Lorsque la religion protestante s’implanta en Angleterre et que les saints tombèrent en disgrâce, les florilegia dégénérèrent en suites inintelligibles de mots magiques et de fragments d’autres sorts, prononcées par le magicien dans l’espoir que certaines d’entre elles pourraient agir.
Un épitomé est une forme de sortilège hautement condensée, inséré dans un autre sort pour le renforcer ou étendre son champ d’application. Dans le cas présent, un épitomé de conservation et de libération est destiné à protéger le magicien du personnage évoqué. Un écrémage est un saupoudrage de mots ou de charmes (dans le texte skimmer, dérivé d’un mot dialectal de l’anglais du Nord signifiant « briller » ou « étinceler »). Un écrémage de supplication incite le personnage évoqué à aider le magicien.
Le dernier élément d’un sort d’évocation réussi est d’ordre temporel. Le magicien doit faire savoir au personnage évoqué quand il est censé se manifester, sinon (comme Strange l’avait jadis observé) celui-ci peut faire son apparition n’importe quand et ainsi croire qu’il a rempli ses obligations. Un bout de chandelle est un expédient très commode : le magicien ordonne au personnage évoqué d’apparaître quand la flamme s’éteint.
Cette tourmente de corbeaux est aussi décrite dans l’histoire de la fille du gantier de Newcastle racontée au chapitre XXXIX.
Un nombre étonnant de rois et de reines du royaume des fées ont été humains. John Uskglass, Stephen Black et Alessandro Simonelli en sont déjà trois. Les fées sont en général irrémédiablement indolentes. Bien qu’elles affectionnent les plus hautes dignités, les honneurs et les richesses, elles détestent le dur labeur du gouvernement.
Bien des années après, les habitants de Clun disaient que, par une pleine lune d’hiver, si l’on se dressait légèrement sur la pointe des pieds près d’un arbre particulier, et qu’on tendît le cou pour regarder entre les branchages d’un autre arbre, il était encore possible d’apercevoir Ashfair au loin. Sous la neige et le clair de lune, l’édifice paraissait surnaturel, perdu et solitaire. Avec le temps, cependant, les arbres poussèrent dans des sens différents et dissimulèrent Ashfair aux regards.
Ce phénomène n’est aucunement exceptionnel, ainsi que le montre le passage suivant, extrait du Magicien moderne (automne 1812) : « Où se trouve la demeure de Pale ? Celle de Stokesey ? Pourquoi personne ne les a-t-il jamais vues ? La maison de Pale se trouvait à Warwick, on connaissait la rue exacte. La maison de Stokesey était en face de la cathédrale à Exeter. Où est donc le château du roi Corbeau à Newcastle ? Tous ceux qui l’ont vu ont déclaré que cette maison était la première au monde, pour sa beauté et sa splendeur… Mais l’a-t-on revue depuis les Temps modernes ? Non. Est-il fait mention de sa destruction ? Non, elle a simplement disparu. Toutes ces demeures existent quelque part mais, quand le magicien part ou rend l’âme, elles disparaissent à la vue. Lui peut y entrer et en sortir à sa guise, nul autre ne peut les retrouver.
Nombre des nouveaux magiciens demandèrent à Lord Liverpool et aux ministres l’autorisation d’aller trouver Strange et Norrell. Certains gentlemen se montrèrent assez avisés pour joindre à leur requête des listes d’accessoires, magiques comme de ce monde, dont ils pensaient pouvoir avoir besoin – ils espéraient que le gouvernement aurait l’amabilité de les leur fournir. L’un deux, un certain Beech de Plymouth, sollicita même le prêt des dragons Inniskilling. [Célèbre régiment, compagnon des Scots Greys dans les charges de Waterloo (N.d.T.).]
Strange ne fut complètement lavé de cette calomnie qu’au retour d’Arabella Strange en Angleterre, au début de juin 1817.
Il y a très peu de magiciens modernes qui ne se revendiquent pas strangistes ou norrellistes, la seule exception notable étant John Childermass. Chaque fois qu’on lui pose la question, il prétend en effet se situer quelque part entre les deux. Comme cela équivaut à prétendre être Whig et Tory à la fois, personne ne comprend ce qu’il entend par là.