Volume III JOHN USKGLASS

« Mr Norrell de Hanover-Square soutient que tout ce qui venait de John Uskglass devait être chassé de la magie moderne, comme on chasserait les mites et la poussière d’une vieille redingote. Que croit-il qu’il lui resterait ?

Si vous vous débarrassez de John Uskglass, vous n’étreindrez plus que le vide. »

Jonathan Strange,

prologue de L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise,

John Murray éditeur, Londres, 1816

45 L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise Prologue Jonathan Strange

Dans les derniers mois de 1110, une étrange armée fit son apparition dans le nord de l’Angleterre. On en entendit parler pour la première fois non loin d’un lieu-dit, Penlaw, à vingt ou trente milles au nord-ouest de Newcastle. Personne ne savait d’où elle venait ; on supposait généralement qu’il s’agissait d’une incursion d’Écossais ou de Danois, ou même de Français.

« Au début décembre, cette armée avait pris Newcastle et Durham, et chevauchait vers l’ouest. Elle atteignit Allendale, un petit hameau de pierre perché au milieu des monts de Northumbrie, et bivouaqua une nuit en bordure d’une lande à la périphérie du bourg. La population d’Allendale était formée de bergers, pas de soldats. La ville n’avait pas de remparts pour se protéger ; la garnison la plus proche était à trente-cinq milles et se préparait à défendre le château fort de Carlisle. En conséquence, les habitants jugèrent qu’il fallait sans tarder nouer des liens d’amitié avec l’armée inconnue. De belles jeunes femmes se mirent en route avec cet objectif en tête, tout un bataillon de braves Judith déterminées à les sauver, elles et leurs voisins, si c’était en leur pouvoir. Toutefois, quand elles arrivèrent à l’endroit où campait la fameuse armée, les femmes prirent peur et hésitèrent à aller de l’avant.

« Le campement était un endroit désolé, silencieux. La neige tombait dru, et les guerriers étrangers reposaient sur le sol enneigé, enroulés dans leurs capes noires. Les jeunes femmes crurent d’abord que les soldats étaient morts, impression que renforçait la prodigieuse multitude de corbeaux et autres oiseaux sinistres posés partout dans le camp, y compris sur les formes prostrées des hommes. Les soldats n’étaient pourtant pas morts ; de temps en temps, l’un d’eux se secouait et allait soigner sa monture, ou chassait un volatile si celui-ci tentait de lui picorer la face.

« À l’approche des jeunes femmes, un soldat se leva. Une des femmes s’affranchit de ses craintes et s’avança vers lui pour l’embrasser sur la bouche. Il avait le teint très clair (aussi éclatant que le clair de lune) et dépourvu de toute imperfection, les cheveux longs et raides, telle une cascade d’eau brune. L’ossature de son visage était anormalement régulière et puissante, ses grands yeux bleus en amande, et ses sourcils aussi fins et sombres que des traits de plume, avec une étrange fioriture à leur bout. Rien de tout cela n’inquiéta le moins du monde la jeune fille. Pour ce qu’elle en savait, tout Danois, tout Écossais ou Français jamais né était d’une beauté surnaturelle.

« Il répondit assez bien à son baiser et la laissa encore l’embrasser. Puis il la paya de retour. Un autre soldat se leva de terre et ouvrit la bouche. Il en sortit une mélodie triste et plaintive. Le premier – celui que la jeune fille avait embrassé – la cajola pour l’amener à danser avec lui, la poussant de côté et d’autre avec ses longs doigts blancs jusqu’à ce qu’elle ondulât d’une manière qui lui agréât.

« Ce jeu dura quelque temps ; s’étant échauffée avec la danse, elle s’arrêta un moment pour ôter sa cape. Ses compagnes virent alors que des gouttes de sang, pareilles à des perles de sueur, se formaient sur ses bras, son visage et ses jambes et tombaient sur la neige. Ce spectacle les terrifia, aussi s’enfuirent-elles.

« L’armée étrangère n’entra jamais dans Allendale. Elle continua à chevaucher dans la nuit vers Carlisle. Le lendemain, les habitants de la ville montèrent prudemment aux prés où elle avait bivouaqué. Là-haut, ils trouvèrent la jeune fille, le corps blanc et entièrement exsangue. Tout autour d’elle, le sol était taché de rouge vif.

« À ces signes, ils reconnurent la Daoine Sidhe, la Phalange des fées.

« Des batailles furent livrées ; les Anglais les perdirent toutes. À Noël, la Phalange féerique était à York. Elle tenait déjà Newcastle, Durham, Carlisle et Lancaster. Hormis l’exsanguination de la vierge d’Allendale, les fées usèrent très peu de la cruauté pour laquelle leur race est renommée. De toutes les cités et forteresses qu’elles prirent, seule celle de Lancaster fut réduite en cendres. À Thirsk, au nord d’York, un cochon offensa un membre de la Phalange en se jetant sous les pieds de son cheval, qui se cabra et tomba, se brisant l’échine dans sa chute. L’homme-fée et ses compagnons pourchassèrent le cochon et, après l’avoir attrapé, lui arrachèrent les yeux. L’arrivée de la Phalange en un nouveau lieu était en général cause d’importantes réjouissances parmi les animaux à la fois sauvages et domestiques, comme s’ils reconnaissaient chez les fées un allié contre leur ennemi commun, l’Homme.

« À Noël, le roi Henry convoqua ses comtes, ses évêques, ses abbés et les grands hommes de son royaume en son palais de Westminster pour débattre de l’affaire. Les fées n’étaient pas inconnues en Angleterre, à cette époque. Des villages féeriques étaient établis de longue date en de nombreux endroits, certains cachés par magie, d’autres que leurs voisins chrétiens évitaient simplement. Les conseillers du roi Henry s’accordèrent à dire que les fées étaient méchantes par nature. Elles étaient lascives, menteuses et voleuses ; elles séduisaient les jouvenceaux et les jouvencelles, fourvoyaient les voyageurs et volaient les enfants, le bétail et le blé. Elles étaient incroyablement indolentes : elles maîtrisaient les arts de la maçonnerie, de la menuiserie et de la sculpture depuis des millénaires ; pourtant, plutôt que de se donner la peine de se construire des maisons, la plupart préféraient loger en des gîtes qu’elles se piquaient d’appeler des châteaux, mais qui n’étaient que des brugh, des tertres de terre de haute antiquité. Elles passaient leurs jours à boire et à danser, pendant que leur orge et leurs haricots pourrissaient sur pied, et que leurs bêtes frissonnaient et mouraient sur le versant glacé. Les conseillers du roi répétaient en effet à l’envi que, n’eût été leur magie extraordinaire et leur quasi-immortalité, la race féerique entière eût depuis longtemps péri de faim et de soif. Ce peuple étourdi et imprévoyant n’en avait pas moins envahi un royaume chrétien bien défendu, remporté toutes les batailles qu’il avait livrées, et il avait chevauché de lieu en lieu pour prendre les places fortes qu’il rencontrait sur son passage. Tout cela parlait en faveur d’un certain discernement que les fées n’avaient jamais été connues pour posséder.

« Nul ne savait quoi en conclure.

« En janvier, la Phalange féerique sortit d’York pour chevaucher vers le sud. Arrivée à la Trent, elle marqua une halte. Ainsi, ce fut à Newark, sur les berges de la Trent, que le roi Henry et son armée livrèrent bataille à la Daoine Sidhe.

« Avant la bataille, un vent magique souffla dans les rangs de l’armée du roi Henry et la douce plainte d’un chalumeau se fit entendre, amenant un grand nombre de chevaux à se libérer et à se sauver du côté des fées ; beaucoup emportèrent avec eux leurs malheureux cavaliers. Ensuite, les hommes entendirent les voix de leurs êtres chers – mères, pères, enfants, amants ou amantes – les supplier de revenir à la maison. Une légion de corbeaux descendit du ciel, picotant les visages des Anglais et les aveuglant sous une mêlée d’ailes noires. Les soldats anglais n’avaient pas seulement l’adresse et la férocité de la Sidhe à combattre ; ils devaient aussi lutter contre leur propre effroi face à une magie si mystérieuse. Il ne faut guère s’étonner que la bataille fût brève et que le roi Henry la perdît. Sur le moment, quand le silence retomba et qu’il devint indubitablement clair que le roi Henry avait été vaincu, les oiseaux à des milles à la ronde se mirent à chanter de joie.

« Le roi et ses conseillers attendirent qu’un chef ou un roi s’avançât. Les rangs de la Daoine Sidhe s’écartèrent et quelqu’un finit par apparaître.

« Il devait avoir moins de quinze ans. À la manière de la Daoine Sidhe, il était vêtu de guenilles de grossière laine noire. Comme les autres, il avait des cheveux bruns, longs et raides. Comme eux, il ne parlait ni anglais ni français – les deux langues répandues en Angleterre en ce temps-là –, seulement un dialecte du royaume des fées[142]. Il était beau, son teint était pâle et son air dédaigneux. Pour tous les témoins, il était clair que c’était un homme, pas un garçon-fée.

« Selon les critères des comtes et chevaliers normands et anglais qui le voyaient ce jour-là pour la première fois, il était à peine civilisé. Il n’avait jamais vu ni cuillère, ni chaise, ni bouilloire de fer, ni penny d’argent, ni flambeau de cire. Aucun clan ou royaume féerique de l’époque ne possédait d’objets aussi raffinés. Lorsque le roi Henry et le jouvenceau se rencontrèrent pour se partager l’Angleterre, Henry, assis sur un banc de bois, se régalait de vin dans un gobelet d’argent, tandis que le garçon, installé par terre, buvait du lait de brebis dans un mortier en pierre. Le chroniqueur Orderic Vitalis, qui narra la scène quelque trente ans plus tard, décrit l’outrage ressenti par la cour du roi Henry en voyant, au milieu de ces importantes délibérations, un guerrier de la Daoine Sidhe se pencher et se mettre avec sollicitude à épouiller la chevelure sale du jeune garçon.

« La Phalange féerique comptait dans ses rangs un jeune chevalier normand du nom de Thomas de Dondale[143]. Bien qu’il fût captif en Féerie depuis de nombreuses années, il avait suffisamment de souvenirs de sa langue maternelle, le français, pour permettre au jouvenceau et au roi Henry de se comprendre mutuellement.

« Le roi Henry demanda son nom au jouvenceau.

« Le jouvenceau répondit qu’il n’avait pas de nom[144].

« Le roi Henry lui demanda pourquoi il faisait la guerre à l’Angleterre.

« Le jouvenceau déclara qu’il était le seul membre survivant d’une famille de la noblesse normande à qui le père du roi Henry, Guillaume le Conquérant, avait octroyé des terres dans le nord de l’Angleterre. Les hommes de la maison avaient été dépossédés de leurs terres et de leur vie par un vil ennemi, Hubert de Cotentin. Le jouvenceau affirmait que, quelques années auparavant, son père avait demandé justice à Guillaume II (frère de Henry et son prédécesseur sur le trône), sans rien obtenir. Peu après, son père avait été assassiné. Le garçon rapporta qu’il avait été lui-même enlevé par les hommes de Hubert alors qu’il était encore un nourrisson et abandonné dans la forêt, où le Daoine Sidhe l’avait découvert et emmené vivre au pays des fées. Il était de retour.

« Il avait la foi d’un très jeune homme et dans la justice absolue de sa cause et dans la totale iniquité de celle des autres. Il s’était mis dans la tête que la terre d’Angleterre qui s’étendait entre la Tweed et la Trent était une juste compensation pour l’impuissance des rois normands à venger les membres de sa famille. Pour ce motif et pour nul autre, le roi Henry était autorisé à garder la moitié méridionale de son royaume.

« Le jouvenceau ajouta qu’il était déjà roi en Féerie. Il donna le nom du roi des fées qui était son souverain. Personne ne comprit[145].

« Ce jour-là, il inaugura son règne ininterrompu de plus de trois cents ans.

« À l’âge de quatorze ans, il avait déjà créé le système de magie que nous utilisons encore aujourd’hui. Ou, plutôt, que nous utiliserions si nous le pouvions ; le gros de ce qu’il savait s’est, hélas, perdu. Il s’agissait d’un parfait mélange de magie féerique et d’humaine organisation ; leurs pouvoirs s’alliaient à une terrible détermination. Il n’existe aucune raison, à notre connaissance, qui expliquerait pourquoi un enfant chrétien volé dût subitement se révéler être le plus grand magicien de tous les âges. D’autres enfants, auparavant comme depuis lors, ont été captifs dans les marches du pays des fées ; aucun autre, pourtant, n’a jamais autant mis à profit cette expérience. Par comparaison avec ses exploits, tous nos efforts paraissent triviaux, sans importance.

« Mr Norrell, de Hanover-square, soutient que tout ce qui vient de John Uskglass doit être chassé de la magie moderne, de la façon qu’on doit chasser la poussière et les mites d’une vieille redingote. Que croit-il qu’il lui resterait ? Si vous vous débarrassez de John Uskglass, vous n’étreindrez plus que le vide. »


Extrait de L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise, volume I, Jonathan Strange, John Murray éditeur, 1816.

46 « Le ciel m’a parlé… »

Janvier 1816

C’était par une sombre journée. Un vent glacé rabattait les flocons contre les croisées de la bibliothèque de Mr Norrell, où Childermass était à son bureau pour écrire des lettres d’affaires. Bien qu’il ne fût que dix heures du matin, les chandeliers étaient déjà allumés. Les seuls bruits étaient celui des braises qui se consumaient dans l’âtre et le grattement de la plume de Childermass sur le papier.


« À l’attention de Lord Sidmouth, Ministre de l’Intérieur

« Hanover-square, le 8 janvier 1816

« Monsieur le Ministre,

« Mr Norrell me prie de vous informer que les charmes destinés à empêcher la crue des rivières dans le comté de Suffolk sont maintenant au point. La note sera expédiée ce jour à Mr Wynne des Finances… »


Quelque part, très loin, une cloche tinta, un son funèbre. Childermass n’y prêta guère attention. Pourtant, sous l’influence de ce glas, la pièce s’assombrit autour de lui ; il se sentit plus seul.


« … La magie maintiendra les eaux dans les limites des lits habituels des rivières. Toutefois, Mr Leeves, le jeune ingénieur recruté par le lord lieutenant du Suffolk pour estimer la solidité des ponts et autres ouvrages attenants aux cours d’eau, a exprimé quelques doutes… »


L’image d’un paysage désolé s’imposa à lui. Il le voyait très nettement, comme un lieu de sa connaissance ou un tableau qu’il contemplait quotidiennement depuis des années et des années. Un vaste paysage de champs bruns déserts et de bâtisses en ruine sous un morne ciel gris…


« … sur la capacité des ponts de la Stour et de l’Orwell à résister à l’augmentation du débit d’eau qui s’ensuivra certainement au moment des fortes pluies. Mr Leeves préconise une inspection immédiate et complète des ponts, moulins et gués du Suffolk, à commencer par ceux de la Stour et de l’Orwell. Je me suis laissé dire qu’il a déjà écrit à Votre Seigneurie sur le sujet… »


Il ne se représentait plus seulement le paysage, il avait la quasi-sensation d’être dedans. Il se tenait sur une route ancienne, antique, creusée d’ornières, qui escaladait en lacet une montagne noire dressée vers le ciel, où un grand vol d’oiseaux tout aussi noirs se rassemblait…


« Mr Norrell a refusé de fixer un délai à la magie. Son opinion personnelle est que celle-ci durera aussi longtemps que les rivières elles-mêmes. Il prend toutefois la liberté de recommander à Votre Seigneurie que ses charmes soient réexaminés dans vingt ans. Mardi prochain, Mr Norrell commencera à mettre en place un dispositif magique similaire pour le comté de Norfolk… »


Les oiseaux formaient des caractères noirs sur le gris du ciel. Il songea qu’il allait comprendre le sens de l’inscription en un instant. Les pierres de l’ancienne route étaient des symboles qui prédisaient la route au voyageur.


Childermass revint à lui avec un sursaut. La plume tressauta dans sa main ; toute sa lettre fut éclaboussée d’encre.

L’esprit troublé, il regarda autour de lui. Il ne rêvait pas. Les vieux objets, si familiers, étaient toujours là : les rayonnages de livres, le miroir, l’encrier, les chenets, la statuette en porcelaine de Martin Pale. Néanmoins, la confiance qu’il avait dans ses organes des sens était ébranlée. Il n’était plus sûr de la présence réelle des livres, des miroirs, de la statuette de porcelaine. Tout ce qu’il voyait n’était plus qu’une peau qu’il pouvait fendre d’un coup d’ongle pour trouver le paysage froid et désolé caché dessous.


Les champs bruns étaient partiellement inondés par un chapelet de mares grises et glacées. La forme des mares avait une signification. Elles avaient été dessinées dans les champs par la pluie, elles étaient un sort jeté par la pluie, tout comme la nuée d’oiseaux noirs sur le gris était un sort jeté par le ciel, et l’ondulation de l’herbe grisâtre un sort jeté par le vent. Tout avait un sens.


D’un bond, Childermass s’écarta du bureau et se reprit. Il fit le tour de la pièce en hâte, puis sonna le valet. Pendant qu’il attendait, la magie retrouva son pouvoir. Lorsque Lucas fit son apparition, Childermass ne savait plus s’il était dans la bibliothèque de Mr Norrell ou bien arrêté sur une ancienne route.

Il secoua violemment la tête et cligna les yeux plusieurs fois.

— Où est donc mon maître ? demanda-t-il. Quelque chose ne va pas.

Lucas le dévisagea avec une légère inquiétude.

— Monsieur Childermass ? Êtes-vous souffrant, monsieur ?

— Ne vous souciez pas de cela. Où est Mr Norrell ?

— Il est au ministère de la Marine, monsieur. Je croyais que vous le saviez. La voiture est venue le prendre voilà plus d’une heure. Il sera de retour sous peu.

— Non, s’exclama Childermass, ce n’est pas possible ! Il ne peut pas être parti. Êtes-vous sûr qu’il n’est pas à l’étage, occupé par sa magie ?

— Sûr et certain, monsieur. J’ai vu la voiture partir avec notre maître à l’intérieur. Permettez-moi d’envoyer Matthew chercher un médecin, monsieur Childermass. Vous avez l’air souffrant.

Childermass ouvrit la bouche pour protester qu’il n’était pas du tout souffrant. Juste à ce moment-là…


… le ciel le regarda. Childermass sentit la terre se voûter car il pesait sur son dos.

Le ciel lui parlait, à lui, Childermass.

Cette langue, il l’entendait pour la première fois. Il n’était pas certain que ce fussent des mots. Peut-être le ciel lui parlait-il seulement dans l’inscription noire formée par les oiseaux. Childermass était petit et vulnérable, et n’avait aucun moyen de s’échapper. Il était pris entre la terre et le ciel, comme au creux de deux mains qui pouvaient le broyer à leur gré.

Le ciel lui parla encore.

— Je ne comprends pas, répondit-il.


Il battit des paupières et découvrit Lucas penché sur lui. Respirant difficilement, il tendit la main, effleura un objet à son côté. Il se tourna pour regarder ; la vision d’un pied de fauteuil le laissa perplexe. Il était étendu par terre.

— Que… ? commença-t-il.

— Vous êtes dans la bibliothèque, monsieur, le coupa Lucas. Vous avez perdu connaissance, apparemment.

— Aidez-moi à me relever. Il faut que je parle à Norrell.

— Monsieur, je vous ai déjà dit…

— Non. Vous vous trompez. Il doit être ici, c’est impossible autrement. Emmenez-moi à l’étage.

Lucas l’aida à se mettre debout et à sortir de la pièce, mais, quand ils atteignirent l’escalier, Childermass faillit de nouveau s’effondrer. Lucas appela donc Matthew, l’autre valet ; à eux deux, moitié ils soutinrent Childermass, moitié le portèrent jusqu’au deuxième étage où Mr Norrell accomplissait ses actes de magie les plus secrets.

Lucas ouvrit la porte. À l’intérieur, un feu pétillait dans la grille de la cheminée. Plumes, canifs, porte-plumes et crayons étaient disposés avec art sur un petit plateau. L’encrier était plein, et son capuchon d’argent bien fermé. Livres et carnets étaient soigneusement empilés ou rangés. Tout paraissait épousseté, ciré et en ordre parfait. Manifestement, Mr Norrell s’était absenté ce matin-là.

Childermass repoussa les valets, se redressa et inspecta la pièce avec perplexité.

— Vous voyez, monsieur ? reprit Lucas. C’est tout comme je vous l’ai dit. Le maître est au ministère de la Marine.

— Oui, admit Childermass.

Cela n’avait pas de sens pour lui. Si Norrell n’était pour rien dans cette mystérieuse magie, alors, qui cela pouvait-il bien être ?

— Strange est-il venu ici ? demanda-t-il.

— Certes non ! – Lucas était indigné. – J’espère avoir mieux à faire qu’introduire Mr Strange. Vous paraissez encore incommodé, monsieur. Permettez-moi d’envoyer quérir un médecin.

— Non, non. Je me sens mieux, beaucoup, beaucoup mieux. Tenez, aidez-moi donc à m’asseoir. – Childermass s’affala dans un fauteuil avec un soupir. – Au nom du Ciel, que regardez-vous donc tous les deux ? – d’un geste, il les congédia. Matthew, n’avez-vous aucune tâche qui vous attend ? Lucas, allez me chercher un verre d’eau !

Il était encore hébété et étourdi, le sentiment d’angoisse qui l’avait saisi au ventre avait toutefois diminué. Il pouvait se figurer le paysage dans ses moindres détails ; son image était gravée dans son esprit. Il percevait sa désolation, sa dimension surnaturelle, mais ne se sentait plus en danger de s’y perdre. Il pouvait réfléchir.

Lucas revint avec un plateau chargé d’un verre à vin et d’une carafe d’eau. Il servit un verre d’eau à Childermass, qui le but d’un trait.

Il existait bien un sort que Childermass connaissait, un sort servant à déceler la présence de magie. Il ne vous révélait pas quelle magie, ni le nom de son auteur ; simplement, il indiquait si une magie était à l’œuvre ou non. Du moins, était-ce l’effet qu’il était censé produire. Childermass ne l’avait essayé qu’une fois, sans résultat. Il n’avait aucun moyen de savoir s’il marchait ou non.

— Ressers-moi de l’eau, ordonna-t-il à Lucas.

Lucas obéit.

Cette fois-ci, Childermass ne but pas. Il marmonna une formule au-dessus du verre, puis le leva à la lumière et scruta son contenu, en le tournant lentement jusqu’à ce qu’il eût embrassé toute la pièce au travers.

Rien.

— Je ne sais pas ce que je cherche, murmura-t-il, avant de lancer à Lucas : Venez. J’ai besoin de vos services.

Ils redescendirent dans la bibliothèque. Childermass leva une nouvelle fois son verre, prononça sa formule et examina le liquide.

Toujours rien.

Il s’approcha de la fenêtre. Fugitivement, il crut apercevoir une perle de lumière blanche au fond du verre.

— C’est dans le square, énonça-t-il.

— Qu’y a-t-il donc dans le square ? demanda Lucas.

Sans répondre, Childermass regarda par la fenêtre. Les pavés boueux de Hanover-square étaient recouverts de neige. Les grilles noires qui délimitaient le jardin central se détachaient nettement sur le blanc. La neige tombait toujours, et il soufflait un vent vif. Malgré les intempéries, plusieurs personnes se tenaient là. Il était de notoriété publique que Mr Norrell habitait à Hanover-square, et l’on venait jusqu’ici dans l’espoir de l’apercevoir. En ce moment, un gentleman et deux demoiselles (tous, à n’en pas douter, des passionnés de magie), postés devant la maison, contemplaient celle-ci avec une certaine excitation. Non loin de là, un jeune homme brun était mollement appuyé à la grille. Un marchand d’encre au manteau déchiré, un petit réservoir sur le dos, se tenait près de lui. À droite, il y avait une autre dame. Celle-ci avait tourné le dos à la maison et se dirigeait à pas lents vers Hanover-street ; Childermass avait idée qu’elle faisait partie des curieux l’instant d’avant. Elle portait une toilette luxueuse et du dernier chic, une pelisse vert foncé bordée d’hermine, et tenait un gros manchon également d’hermine.

Childermass connaissait bien le marchand d’encre pour lui avoir souvent acheté de l’encre. Les autres étaient tous, croyait-il, des inconnus.

— Reconnaissez-vous l’un d’entre eux ? demanda-t-il.

— Ce gandin aux cheveux bruns. – Lucas montrait du doigt le jeune homme appuyé aux grilles. – C’est Frederick Marston. Il est venu ici plusieurs fois pour demander à Mr Norrell de le prendre comme élève, mais Mr Norrell a toujours refusé de le recevoir.

— Oui, je pense que vous m’en avez déjà parlé. – Childermass observa un instant de plus les promeneurs du square, puis poursuivit : – Aussi improbable que cela puisse paraître, l’un d’eux doit créer une sorte de magie. Il faut que je descende pour aller voir. Venez. J’ai encore besoin de vous.

Dans le square, la magie était plus forte que jamais. Le glas tintait dans la tête de Childermass. Derrière le rideau de neige, les deux mondes luisaient par intermittence, telles les images d’une lanterne magique : tantôt Hanover-square, tantôt les champs mornes et une inscription noire dans le ciel.

Childermass leva son verre, prêt à répéter sa formule magique. Ce ne fut guère nécessaire ; celui-ci répandait déjà une douce lumière blanche. C’était la chose la plus brillante de cette sombre journée d’hiver ; son éclat, plus clair et plus pur que n’importe quelle lampe, jetait de drôles d’ombres sur les visages de Childermass et de Lucas.


Le ciel lui parla encore. Cette fois, il crut reconnaître une question. De graves conséquences dépendaient de sa réponse. S’il pouvait seulement comprendre ce qui lui était demandé et trouver les mots justes pour répondre, alors il aurait une révélation. Une révélation qui changerait la magie anglaise pour toujours, une révélation dont Strange et Norrell n’avaient encore rien soupçonné.

Longtemps il s’efforça de comprendre. La langue et le sort lui semblaient à présent cruellement familiers. D’un moment à l’autre, pensait-il, il allait saisir leur sens. Somme toute, le monde lui tenait chaque jour le même langage ; seulement il ne l’avait pas remarqué plus tôt…


Lucas lui disait quelque chose. Childermass avait dû retomber, puisqu’il s’aperçut alors que Lucas l’agrippait par les aisselles pour le remettre debout. Le verre à vin était brisé sur les pavés, et la lumière blanche zébrait la neige.

— … la chose la plus singulière, disait Lucas. C’est cela, monsieur Childermass. Vous revenez à vous. Je ne vous ai jamais vu impressionné de la sorte. Êtes-vous sûr, monsieur, de ne pas vouloir rentrer ? Voici Mr Norrell. Il saura quoi faire.

Childermass regarda vers la droite. La voiture de Mr Norrell débouchait dans le square par George-street.

Le marchand d’encre la vit également. Aussitôt, il s’approcha du gentleman et des deux demoiselles. Il s’inclina respectueusement et s’adressa au gentleman. Tous trois tournèrent la tête pour suivre la voiture des yeux. Le gentleman mit la main à la poche et donna une pièce au marchand. Après une nouvelle courbette, ce dernier s’éloigna.

Mr Marston, le jeune gandin brun, n’eut pas besoin qu’on lui précise qu’il s’agissait de la voiture de Mr Norrell. Dès qu’il la vit arriver, il s’écarta des grilles pour s’avancer.

La dame vêtue du dernier chic avait fait demi-tour et revenait vers la maison, apparemment dans l’intention de rencontrer le premier magicien d’Angleterre.

La voiture s’arrêta devant l’entrée. Le valet de pied descendit pour ouvrir la portière. Mr Norrell mit pied à terre. Il était si emmitouflé dans ses cache-col que sa petite silhouette ratatinée en paraissait presque corpulente. Sur-le-champ, Mr Marston le salua et commença à l’entretenir. Mr Norrell secoua la tête avec impatience et, d’un geste, congédia l’importun.

La dame à la toilette du dernier chic dépassa Childermass et Lucas. Elle avait le teint très clair et un air grave. Il vint à l’esprit de Childermass qu’elle eût sans doute été considérée comme belle par ceux que cela intéressait. À présent qu’il la voyait de plus près, il commença à songer qu’il la connaissait.

— Lucas, murmura-t-il, qui est cette dame ?

— Veuillez m’excuser, monsieur. Je ne pense pas l’avoir déjà vue.

Au pied des marches de la voiture, Mr Marston se montrait de plus en plus pressant et Mr Norrell, lui, était de plus en plus furieux. Il promena ses regards à la ronde, aperçut Childermass et Lucas non loin de là et leur fit signe.

Alors la dame à la toilette du dernier chic avança d’un pas vers lui. Un court instant, il sembla qu’elle aussi allait l’aborder, mais cela n’entrait pas dans ses intentions. Elle tira un pistolet de son manchon avec tout le calme du monde et le pointa sur le cœur du vieux magicien.

Mr Norrell et Mr Marston écarquillèrent les yeux.

Plusieurs choses se produisirent en même temps. Lucas lâcha Childermass – qui retomba à terre comme une pierre – et courut au secours de son maître. Mr Marston saisit la dame par la taille. Davey, le cocher de Mr Norrell, sauta à bas de son siège et empoigna le bras qui tenait l’arme.

Childermass gisait dans la neige, au milieu des éclats de verre. Il vit la femme se dégager de l’étreinte de Mr Marston avec ce qui lui parut une facilité déconcertante. Elle jeta son adversaire au sol avec une telle force qu’il ne se releva pas. Elle posa une petite main gantée sur la poitrine de Davey, qui fut projeté plusieurs yards en arrière. Le valet de Mr Norrell – celui qui avait ouvert la portière de la voiture – tenta bien de l’étendre sur le carreau, mais son coup n’eut pas le moindre effet sur elle. Elle plaqua la main sur son visage – on eût cru une caresse : il s’écroula de tout son long. Quant à Lucas, elle le frappa simplement à l’aide du pistolet.

Childermass ne comprenait pas grand-chose aux événements. Il se releva tant bien que mal et, d’un pas trébuchant, s’avança d’une demi-douzaine de yards, ne sachant guère s’il foulait les pavés de Hanover-square ou une antique route du pays des fées.

Mr Norrell fixait la dame avec la plus profonde horreur, trop effrayé pour crier ou se sauver. Childermass leva les mains vers elle dans un geste de conciliation.

— Madame…, commença-t-il.

Elle ne lui accorda pas un regard.

La chute continue des flocons immaculés l’étourdissait. Malgré tous ses efforts, Childermass ne pouvait pas se raccrocher à Hanover-square. Le paysage fantastique l’appelait ; Mr Norrell allait être tué et rien ne pouvait l’empêcher.

Puis il se produisit un fait étrange.


Il se produisit un fait étrange. Hanover-square disparut. Mr Norrell, Lucas et tous les autres disparurent.

La dame, elle, resta.

Elle se tenait face à lui, sur l’antique route, sous le ciel où foisonnaient les oiseaux noirs. Elle leva son pistolet et, du pays des fées, le pointa en Angleterre, sur le cœur de Mr Norrell.

— Madame, répéta Childermass.

Elle le regarda avec une rage froide et brûlante. Il n’y avait rien au monde qu’il pût dire pour la dissuader de son geste. Il empoigna l’arme par le canon.

Une détonation retentit, un bruit-insupportable, assourdissant.


L’intensité de ce son l’avait ramené en Angleterre, supposa Childermass.

Brusquement, il se retrouva à Hanover-square, mi-assis mi-couché, adossé aux marches de la voiture. Il se demanda où Norrell était, s’il était mort ou non. Il pensa qu’il devait aller aux renseignements, mais s’avisa qu’il ne s’en souciait guère et resta donc là où il était.

À l’arrivée d’un chirurgien, il comprit que la dame avait vraiment tiré sur quelqu’un : ce quelqu’un, c’était lui.


Le reste de la journée et la plus grande partie de la suivante s’écoulèrent dans un mélange de douleur et de rêveries sous laudanum. Parfois, Childermass se croyait sur l’ancienne route, sous le ciel parlant, mais Lucas lui tenait désormais compagnie et lui causait puits d’amour et seaux de charbon. Une corde était tendue en travers du ciel, sur laquelle un grand nombre de personnes évoluaient. Strange était là, et Norrell aussi. Tous deux tenaient des piles d’ouvrages dans les mains. Il y avait John Murray, l’éditeur, et Vinculus, et beaucoup d’autres. Parfois, la douleur logée dans l’épaule de Childermass s’échappait de lui et courait se cacher dans la chambre. Il songeait à les prévenir afin qu’ils pussent la chasser. Une fois, il l’aperçut : elle avait un pelage rouge feu, plus flamboyant que celui d’un renard…


Le soir du deuxième jour, il était couché dans son lit avec une idée beaucoup plus claire de son identité, du lieu où il se trouvait et de ce qui s’était passé. Vers sept heures, Lucas entra dans la chambre, portant une chaise. Il la posa au chevet du lit. Un instant plus tard, Mr Norrell entrait à son tour et y prenait place.

Pendant quelques instants, Mr Norrell se borna à fixer la courtepointe avec une expression tourmentée. Puis il marmonna une question.

Childermass, n’entendant pas, supposa naturellement que Mr Norrell s’enquérait de sa santé. Il s’apprêtait à répondre qu’il espérait être en meilleure forme dans un jour ou deux, quand Mr Norrell l’interrompit et répéta d’un ton plus acerbe :

— Pourquoi accomplissiez-vous le Scopus[146] de Belasis ?

— Le quoi ? demanda Childermass.

— Lucas m’a appris que vous aviez eu recours à la magie. Je l’ai prié de me décrire vos gestes. Naturellement, j’ai reconnu le Scopus de Belasis[147]. – Sa physionomie devint acérée et soupçonneuse. – Pourquoi y avez-vous eu recours ? Et, mieux encore, où diable avez-vous appris une telle technique ? Comment puis-je avancer dans mon travail en étant constamment trahi de la sorte ? Je m’étonne d’avoir pu accomplir quoi que ce fût, alors que je suis entouré de serviteurs qui apprennent des sorts dans mon dos et d’élèves qui s’appliquent à contrer toutes mes réalisations !

Childermass lui jeta un regard un tantinet ulcéré.

— C’est vous qui me l’avez enseigné.

— Moi ? s’écria Mr Norrell, d’une voix plus aiguë de plusieurs tons que d’habitude.

— Avant votre arrivée à Londres, à l’époque où vous vous enfermiez dans votre bibliothèque de Hurtfew, pendant que je battais la campagne pour vous acheter de précieux ouvrages. Vous m’avez appris ce sort au cas où je rencontrerais quelqu’un qui se targuerait d’être un magicien praticien. Vous craigniez qu’il pût exister un autre magicien capable de…

— Oui, oui, l’interrompit Mr Norrell avec impatience. Je m’en souviens maintenant. Mais cela n’explique toujours pas pourquoi vous l’avez utilisé dans le square, hier matin.

— Parce que la magie régnait.

— Lucas n’a rien remarqué.

— Il n’entre pas dans les attributions de Lucas de savoir si de la magie est en cours. Cette tâche me revient. Ce fut la chose la plus étrange que j’aie jamais vue. Je n’arrêtais pas de penser que j’étais ailleurs. Je crois que, un temps, j’ai été vraiment en danger. Je ne comprends pas dans quel lieu je me trouvais. Il présentait de curieux aspects, que je vais vous décrire tantôt. Ce n’était certainement pas l’Angleterre. Je pense que c’était le pays des fées. Quelle sorte de magie produit cet effet ? Et d’où venait-elle ? Se peut-il que cette femme soit une magicienne ?

— Quelle femme ?

— Celle qui m’a tiré dessus.

Mr Norrell émit un léger son irrité.

— Ce projectile vous a affecté plus que je ne pensais, déclara-t-il avec mépris. Si elle avait été une grande magicienne, pensez-vous vraiment que vous auriez pu la contrecarrer si facilement ? Il n’y avait aucun magicien dans le square. Cette femme n’en est certainement pas une.

— Pourquoi donc ? Qui est-elle ?

Mr Norrell garda le silence un moment. Puis il répondit :

— L’épouse de Sir Walter Pole, la femme que j’ai ramenée d’entre les morts.

À son tour, Childermass resta silencieux.

— Eh bien, vous me surprenez ! articula-t-il enfin. Je pourrais citer plusieurs personnes qui auraient une bonne raison de pointer un pistolet sur votre cœur, mais je ne vois pas du tout pourquoi cette femme devrait être de leur nombre.

— On la prétend folle. Elle a échappé aux gens qui avaient pour tâche de la surveiller et est venue jusqu’ici pour me tuer, ce qui, vous en conviendrez, je pense, est une preuve suffisante de sa folie. – Les petits yeux gris de Mr Norrell se détournèrent. – Après tout, je suis connu partout pour être son bienfaiteur.

Childermass l’écouta à peine.

— Où s’est-elle procuré le pistolet ? Sir Walter est un homme sensé. On a peine à imaginer qu’il laisse des armes à feu à sa portée…

— Il s’agissait d’un pistolet de duel, d’une paire qui appartient à Sir Walter. Celle-ci est rangée dans un coffret fermé à clé, dans le secrétaire lui-même fermé à clé de son bureau personnel. Sir Walter affirme que jusqu’à hier il aurait juré que son épouse ignorait son existence. Quant à savoir comment elle a réussi à se procurer la clé – les deux clés –, c’est un mystère.

— Ce ne me paraît pas un grand mystère pour moi. Les épouses, même les épouses folles, savent obtenir ce qu’elles veulent de leurs époux.

— Sir Walter n’avait pas les clés. C’est cela qui est étrange. Ces pistolets étaient les seules armes à feu dans la maison, et Sir Walter avait quelque inquiétude fort naturelle pour la sécurité de sa femme et de ses biens, étant donné qu’il est si souvent absent de son domicile. Les clés étaient confiées à la garde du majordome – ce géant noir –, vous voyez sans doute de qui je parle. Sir Walter n’arrive pas à comprendre comment il en est venu à commettre pareille bourde. Sir Walter jure que ce garçon est, d’une manière générale, le plus sûr et le plus sérieux du monde. Bien entendu, on ne sait jamais vraiment ce que pensent les domestiques, continua allègrement Mr Norrell, oubliant qu’il parlait à l’un d’eux en ce moment. Néanmoins, je serais étonné que cet homme ait pu m’en vouloir. Je n’ai pas dû lui adresser trois mots de toute mon existence. Bien sûr, poursuivit-il, je pourrais engager des poursuites contre Lady Pole pour tentative d’assassinat. Hier encore, j’y étais fermement résolu. Mais plusieurs personnes m’ont fait observer que je devais ménager Sir Walter. C’est ce que plaident Lord Liverpool et Mr Lascelles, et je crois qu’ils ont tous les deux raison. Sir Walter a favorisé la magie anglaise. Je ne voudrais pas donner à Sir Walter une raison de regretter d’avoir été mon ami. Sir Walter m’a fait le serment qu’elle serait enfermée en une retraite campagnarde, où elle ne verrait personne et où nul ne la verrait.

Mr Norrell ne daigna pas s’informer des vœux de Childermass en la matière. Malgré le fait que Childermass était cloué au lit par la douleur et une hémorragie, et que les blessures de Mr Norrell consistassent principalement en une légère migraine et une petite entaille à un doigt, il était évident pour Mr Norrell qu’il était le plus à plaindre des deux.

— Alors, quelle était donc cette magie ? demanda Childermass.

— La mienne, bien sûr ! s’emporta Mr Norrell. De qui d’autre, sinon ? La magie que j’ai mise en œuvre pour la ramener d’entre les morts. Vous l’avez sentie, et le Scopus de Belasis l’a révélée. C’était au début de ma carrière, et il y a sans doute eu quelques vices de forme qui lui ont peut-être donné une drôle de tournure et…

— Une drôle de tournure ? s’écria Childermass d’une voix rauque, avant d’être pris d’une quinte de toux. – Après avoir repris son souffle, il continua : – À tout moment, je courais le danger d’être transporté dans un royaume où tout respirait la magie. Le ciel me parlait ! Tout me parlait ! Comment cela a-t-il pu être ?

Mr Norrell leva un sourcil.

— Je n’en sais rien. Vous étiez peut-être ivre…

— Vous m’avez déjà vu ivre dans l’accomplissement de mes devoirs ? répliqua Childermass d’un ton glacial.

Mr Norrell haussa les épaules, sur la défensive.

— J’ignore absolument ce que vous faites. Dès l’instant où vous avez mis le pied dans ma maison, vous n’avez connu d’autre loi que la vôtre, me semble-t-il.

— Considérée sous le jour de l’ancienne magie anglaise, insista Childermass, l’idée n’est pas si singulière ! Ne m’avez-vous pas dit que les Auréats considéraient les arbres, les montagnes, les rivières et ainsi de suite comme des créatures vivantes dotées de pensées, de souvenirs et de désirs propres ? Les Auréats pensaient que tout l’univers était magique, si l’on peut dire.

— Certains des Auréats le pensaient, oui. Ils ont assimilé cette croyance auprès de leurs serviteurs-fées, qui attribuaient quelques-uns de leurs extraordinaires pouvoirs magiques à leur aptitude à parler aux arbres, aux rivières, etc., et à nouer des amitiés et des alliances avec eux. Cependant, il n’y a aucune raison de croire qu’ils avaient raison. Ma magie à moi ne repose pas sur des idées aussi absurdes.

— Le ciel m’a parlé, insista Childermass. Si ce que j’ai vu était vrai, alors…

Il hésita.

— Alors quoi ? s’impatienta Mr Norrell.

Dans son état de faiblesse, Childermass avait pensé tout haut. Il voulait dire que, si ce qu’il avait vu était vrai, alors tout ce que Strange et Norrell avaient jamais réalisé était un jeu d’enfant. La magie était bien plus étrange et bien plus terrifiante qu’aucun des trois l’avait cru. Strange et Norrell n’avaient fait que lancer des fléchettes en papier d’un bout à l’autre d’un salon, tandis que la vraie magie s’élevait sur ses grandes ailes, piquait et zigzaguait dans un ciel sans limites, loin, très loin au-dessus d’eux.

Il s’avisa toutefois qu’il existait peu de chances pour que Mr Norrell eût une vue très optimiste de ce genre d’idées, aussi ne répondit-il pas.

Curieusement, Mr Norrell paraissait lire dans ses pensées.

— Oh ! s’exclama-t-il dans un accès de colère. Très bien ! Vous êtes toujours là, n’est-ce pas ? Alors je vous conjure d’aller rejoindre immédiatement Strange, Murray et tous les autres traîtres ! Je suis persuadé que vous trouverez leurs conceptions bien mieux appropriées à votre actuel état d’esprit ! Je suis sûr qu’ils seront très contents de vous compter parmi eux. Et vous pourrez leur révéler tous mes secrets ! Ils sauront être généreux avec vous en échange. Je serai ruiné et…

— Monsieur Norrell, calmez-vous. Je n’ai aucune intention de chercher une nouvelle place. Vous êtes le dernier maître que j’aurai.

Il s’écoula un nouveau silence bref qui laissa peut-être le temps à Mr Norrell de réfléchir au manque d’à-propos qu’il y avait à se quereller avec l’homme qui lui avait sauvé la vie la veille. D’un ton plus posé, il déclara :

— Personne ne vous a sans doute encore prévenu. La femme de Strange est morte.

— Quoi ?

— Morte. Sir Walter me l’a annoncé. Apparemment, elle est sortie se promener dans la neige. C’était bien malavisé. Deux jours après, elle était morte.

Childermass en eut froid dans le dos. Le morne paysage était soudain très proche, juste sous la peau de l’Angleterre. Il se voyait presque encore sur l’antique route…


… et Arabella Strange était devant lui sur la route. Elle lui tournait le dos et s’enfonçait seule dans les terres grises et glacées, sous le ciel enchanté et parlant…


— On m’a dit que le décès de Mrs Strange a rendu Lady Pole très malheureuse, continua Mr Norrell, oublieux de la subite pâleur de Childermass et de sa respiration difficile. Son chagrin a été terrible. Apparemment, elles étaient amies. Je l’ignorais jusqu’à aujourd’hui. L’eussé-je su, j’aurais peut-être pu… – Il hésita et son visage se crispa sous l’effet de quelque émotion secrète. – Cela n’a plus d’importance, à présent. L’une est folle, et l’autre morte. D’après Sir Walter, Lady Pole paraît me considérer à certains égards comme coupable de la mort de Mrs Strange. – Il hésita une nouvelle fois puis, au cas où il y aurait un doute sur le sujet, il ajouta : – Ce qui est absurde, bien sûr.

À cet instant, deux éminents médecins que Mr Norrell avait mandés pour soigner Childermass entrèrent dans la pièce. Ils furent surpris d’y trouver Mr Norrell – surpris et ravis. Leurs expressions souriantes, ainsi que leurs courbettes et leurs révérences, montraient quel plaisant exemple de condescendance ils voyaient dans le fait que le grand homme rendît visite à son serviteur. Ils lui certifièrent qu’ils avaient rarement vu de maison où le maître fût aussi soucieux de la santé de ses subordonnés et où les domestiques fussent aussi attachés à leur maître par les liens, moins du devoir, que du respect et d’une tendre affection.

Et Mr Norrell, au moins aussi sensible à la flatterie que la plupart des individus, de se prendre à songer qu’il accomplissait peut-être un geste exceptionnellement vertueux. Il tendit la main dans l’intention de tapoter celle de Childermass d’une façon amicale et condescendante. Mais, après avoir croisé le regard froid de ce dernier, il se ravisa, toussota et quitta la pièce.

Childermass le suivit des yeux.

« Tous les magiciens mentent et celui-ci plus que la majorité », avait dit Vinculus.

47 « Un gars noir et un drôle tout bleu… ça doit vouloir dire quèque chose… »

Fin janvier 1816

La voiture de Sir Walter Pole suivait une route isolée du Yorkshire. Stephen Black l’escortait, monté sur un cheval blanc.

De part et d’autre, des landes désertes couleur d’ecchymose s’étiraient jusqu’à un ciel sombre, où la neige menaçait. Des rochers gris et informes étaient éparpillés ici et là, rendant le paysage plus désolé et plus sauvage encore. De temps à autre, un rayon de soleil perçait de biais les nuages, illuminant fugitivement un torrent blanc d’écume, ou frappant une fondrière pleine d’eau, qui devenait soudain aussi éblouissante qu’un penny d’argent tombé d’une poche.

Ils atteignirent une croisée de chemins. Le cocher arrêta les chevaux et contempla tristement l’endroit où, à son opinion, un poteau indicateur eût dû se trouver.

— Il n’y a pas de bornes, rien pour indiquer où peuvent mener ces routes ! maugréa Stephen.

— À supposer qu’elles aillent quelque part, ce dont je commence à douter, répondit le cocher, sortant une tabatière de sa poche et inhalant une bonne pincée de son contenu.

Le valet qui siégeait à côté du cocher (et qui était de loin le plus transi et le plus misérable des trois) maudit copieusement le Yorkshire, tous les habitants du Yorkshire et toutes les routes du Yorkshire.

— Nous devrions rouler vers le nord-nord-est, je pense, dit Stephen. Mais je suis un peu désorienté, sur cette lande. Savez-vous où se trouve le nord ?

Le cocher, à qui cette question s’adressait, répliqua que toutes les directions lui semblaient assez nordiques.

Le valet émit un petit rire sans gaieté.

Comprenant que ses compagnons d’infortune ne lui étaient d’aucun secours, Stephen agit comme il agissait toujours en pareille circonstance : il prit le fardeau du voyage sur ses épaules. Il ordonna au cocher d’emprunter une route, tandis que lui en suivrait une autre.

— Si je réussis à trouver, je reviendrai vous chercher ou enverrai un messager. Si c’est vous qui me précédez, déposez votre chargement et ne vous souciez pas de moi.

Stephen chevaucha de l’avant, scrutant dubitativement les chemins et les sentes qu’il rencontrait. Une fois, il croisa un autre cavalier solitaire et lui demanda sa route, mais l’homme se révéla être étranger à la lande, lui aussi, et n’avait jamais entendu parler du lieu cité par Stephen.

Il atteignit enfin un chemin étroit qui serpentait entre deux murets de pierres sèches – courants dans cette partie de l’Angleterre. Il s’y engagea. De chaque côté, une rangée d’arbres dénudés bordait l’alignement des murets. Au moment où les premiers flocons de neige tombaient en tourbillonnant, il franchit un petit pont et pénétra dans un village d’austères cottages de pierre et de murs à demi écroulés. Le silence régnait. Il n’y avait guère plus d’une poignée de bâtiments, et Stephen trouva vite celui qu’il cherchait : une maison basse, toute en longueur, avec une cour pavée devant. Il embrassa du regard les toitures affaissées, les croisées vétustes et les pierres moussues d’un air de profonde répulsion.

— Ohé ! appela-t-il. Y a-t-il quelqu’un ?

La neige tombait de plus en plus dru. De quelque part sur le flanc de la bâtisse, deux serviteurs accoururent. Bien qu’ils fussent propres et bien mis, leurs expressions nerveuses et leur allure maladroite arrachèrent un tressaillement à Stephen et lui firent regretter de ne pas s’être occupé de leur instruction.

De leur côté, ils écarquillaient les yeux à la vue de cet homme noir monté sur une jument d’une blancheur de lait au milieu de leur cour. Le plus brave des deux esquissa une demi-courbette.

— Est-ce bien Starecross-hall ? demanda Stephen.

— Oui, monsieur, répondit le domestique courageux.

— Je suis ici pour affaires au nom de Sir Walter Pole. Allez me chercher votre maître.

Le bonhomme s’en fut au pas de course. L’instant d’après, la porte d’entrée s’ouvrait ; un individu brun et maigre apparut.

— Vous êtes le gardien de l’asile d’aliénés ? s’enquit Stephen. Vous êtes John Segundus ?

— Certainement ! s’écria John Segundus. Soyez le bienvenu !

Stephen mit pied à terre et jeta la bride de sa monture au serviteur.

— J’ai eu un mal de tous les diables à vous trouver ! Nous roulons dans cette lande diabolique depuis une heure. Pouvez-vous dépêcher un homme pour amener la voiture de Madame jusqu’ici ? Ils ont pris la route à gauche de celle-ci, au croisement, deux milles plus haut.

— Bien sûr, tout de suite, l’assura Mr Segundus. Je suis désolé que vous ayez rencontré des difficultés. L’asile, comme vous voyez, est extrêmement reculé. C’est là une des raisons pour lesquelles ce lieu sied à Sir Walter. Madame va bien, j’espère ?

— Madame est très fatiguée par le voyage.

— Tout est prêt pour l’accueillir. Au moins… – Mr Segundus le fit entrer. – Je suis conscient que ce doit être très différent de ce à quoi elle est habituée…

Un court couloir dallé conduisait à une chambre qui offrait un contraste plaisant avec le cadre sombre et dépouillé. Tout n’y était que confort et hospitalité ; elle avait été pourvue de tableaux, d’un ravissant mobilier, de tapis moelleux et de lampes à l’éclairage gai. Il y avait aussi des repose-pieds pour les pieds de Madame si elle se sentait lasse, des paravents pour la protéger des courants d’air si elle avait froid, et des livres pour la divertir, eût-elle par hasard envie de lire.

— Cela ne convient-il pas ? s’enquit Mr Segundus avec inquiétude. Je comprends, à votre figure, que non.

Stephen ouvrit la bouche pour déclarer à Mr Segundus que ce qu’il voyait était bien différent. Il voyait, en effet, ce que Madame verrait à son entrée dans la pièce. Les fauteuils, les peintures et les lampes étaient fantomatiques. Derrière eux transparaissaient les formes plus consistantes et plus solides des salles et des escaliers gris et nus d’Illusions-perdues.

Toutefois, il était vain de tenter d’expliquer tout cela. Ses mots auraient changé au moment où il les aurait prononcés, pour se transformer en quelque absurdité sur une bière aux ferments de colère et sur la soif de vengeance ; ou sur des jeunes filles dont les larmes se métamorphosaient en opales et en perles à la lune montante, et dont les empreintes de pied s’emplissaient de sang à la lune descendante. Aussi se contenta-t-il de dire :

— Non, non, cela nous donne entière satisfaction. Madame a tout ce qu’il lui faut.

Ces paroles auraient pu paraître un brin froides à beaucoup, surtout s’ils s’étaient donné autant de mal que Mr Segundus – ce dernier, cependant, n’émit aucune objection.

— Alors, c’est la dame que Mr Norrell a ramenée d’entre les morts ? dit-il.

— Oui, répondit Stephen.

— L’acte même sur lequel la restauration de la magie anglaise repose !

— Oui.

— Et pourtant elle a tenté de le tuer ! Cette affaire est très étrange, vraiment des plus étranges !

Stephen se tut. À son avis, il ne convenait pas au gardien d’un asile d’aliénés de méditer de tels sujets ; et il y avait très peu de chances pour qu’il découvrît la vérité s’il s’y hasardait.

Afin de détourner les pensées de Mr Segundus de Lady Pole et de son prétendu crime, Stephen déclara :

— Sir Walter a choisi personnellement cet établissement. J’ignore sur le conseil de qui. Êtes-vous gardien d’asile d’aliénés depuis longtemps ?

Mr Segundus eut un rire.

— Non, pas depuis très longtemps. Depuis environ quinze jours. Lady Pole sera ma première patiente.

— Vraiment !

— Je crois que Sir Walter considère mon manque d’expérience comme un avantage plutôt que le contraire ! D’autres messieurs de la profession sont habitués à exercer toutes sortes d’autorité sur leurs patients et à leur imposer des contraintes. Comportement auquel Sir Walter est opposé dans le cas de son épouse. Voyez-vous, je n’ai aucune mauvaise habitude à perdre. Madame ne trouvera que douceur et respect en cette demeure. Et, hormis quelques précautions suggérées par le simple bon sens – comme de garder armes à feu et couteaux hors de sa portée –, elle sera traitée avec tous les égards dans cette maison, et nous tâcherons de la rendre heureuse.

Stephen inclina la tête en signe d’approbation.

— Comment en êtes-vous arrivé là ? s’enquit-il.

— Dans cette maison ? demanda Mr Segundus.

— Non, à tenir un asile d’aliénés.

— Oh ! Tout à fait par hasard ! En septembre dernier, j’ai eu l’extrême bonne fortune de connaître une dame du nom de Mrs Lennox qui, dès lors, est devenue ma bienfaitrice. Cette maison lui appartient. Depuis quelques années, elle essayait de trouver un bon locataire, sans succès. Elle s’est prise d’amitié pour moi et a souhaité me rendre service. Ainsi, elle a décidé d’ouvrir un établissement ici et de m’en confier la charge. Notre première idée était une école de magiciens, mais…

— De magiciens ! s’exclama Stephen, surpris. Quel rapport entretenez-vous avec les magiciens ?

— J’en suis un, je l’ai été toute ma vie.

— Vraiment !

Stephen paraissait tellement offusqué à cette nouvelle que la première impulsion de Mr Segundus fut de s’excuser. Mais quelle sorte d’excuses pouvait-on donner à l’état de magicien ? Il ne le savait pas. Alors il poursuivit :

— Mr Norrell n’a pas approuvé notre projet d’école, et il a envoyé Childermass pour me mettre en garde. Connaissez-vous John Childermass, monsieur ?

— Je le connais de vue, répondit Stephen. Je ne lui ai jamais parlé.

— Au début, Mrs Lennox et moi-même avions la ferme intention de lui résister – de résister à Mr Norrell, j’entends, pas à Childermass. J’ai écrit à Mr Strange, mais ma lettre est arrivée le matin où sa femme a disparu et, comme vous le savez sans doute, la malheureuse dame a expiré quelques jours plus tard.

L’espace d’un instant, Stephen eut l’air de vouloir ajouter un commentaire, mais ensuite il secoua la tête, et Mr Segundus reprit :

— Sans l’aide de Mr Strange, il était clair pour moi que nous devions renoncer à notre école. Je me suis rendu à Bath pour en informer Mrs Lennox. Elle s’est montrée pleine de bienveillance et m’a assuré que nous arrêterions bientôt un nouveau projet. Je confesse être sorti de chez elle d’une humeur très maussade. J’avais à peine fait quelques pas quand j’ai vu un étrange spectacle. Une silhouette en guenilles noires se tenait au milieu de la route. Ses yeux rouges et enflammés étaient vides de toute raison et de tout espoir. L’homme agitait les bras pour se défendre contre les fantômes qui l’assaillaient et criait, les suppliant d’avoir pitié de lui. Ceux qui souffrent dans leur corps peuvent parfois trouver un répit dans le sommeil, néanmoins je sus d’instinct que les démons de cet homme le poursuivaient jusque dans ses rêves. J’ai glissé quelques pièces dans sa main et ai passé mon chemin. Je ne sais si j’ai pensé particulièrement à lui sur le trajet du retour mais, au moment où je franchissais le seuil de cette demeure, il s’est passé un événement très curieux. J’ai eu ce que je crois devoir appeler une vision. J’ai vu le fou en plein délire dans le vestibule – dans l’exacte condition où je l’avais vu à Bath – et j’ai compris. J’ai compris que cette maison, avec sa tranquillité et sa solitude, pouvait être bénéfique aux personnes à l’esprit dérangé. J’ai écrit à Mrs Lennox et elle a accepté mon nouveau projet. Vous ignoriez qui m’avait recommandé à Sir Walter. C’est Childermass. Childermass m’avait promis de m’aider s’il en avait le pouvoir.

— Il serait peut-être préférable, monsieur, que vous évitiez toute allusion à votre profession ou à l’école, du moins au début. Il n’y a rien au monde – en celui-ci ou en tout autre – qui ne chagrinerait plus Madame que de se retrouver esclave d’un autre magicien.

— Esclave ! s’exclama Mr Segundus, stupéfié. Quel drôle de mot est-ce là ! J’espère sincèrement que nul ne se considérera jamais comme mon esclave ! Et certainement pas cette dame !

Stephen l’étudia un moment.

— Je suis sûr que vous êtes un magicien d’une sorte très différente de Mr Norrell, dit-il.

— Je l’espère, renchérit gravement Mr Segundus.

Une heure plus tard, du remue-ménage se faisait entendre dans la cour. Stephen et Mr Segundus sortirent pour accueillir Madame. Les chevaux et la voiture s’étaient trouvés dans la totale impossibilité de passer le pont, et Lady Pole avait été forcée de parcourir à pied les derniers cinquante yards de son voyage. Elle entra dans la cour du manoir non sans émoi, embrassa du regard le morne décor enneigé ; il sembla à Stephen que seul le plus cruel des cœurs pouvait la considérer dans toute sa jeunesse, sa beauté et sa profonde affliction sans former le vœu de lui apporter toute la protection en son pouvoir. Intérieurement, il maudit Mr Norrell.

Quelque chose dans l’apparence de la jeune femme parut alarmer Mr Segundus. Il baissa les yeux sur sa main gauche, mais celle-ci était gantée. Il se ressaisit immédiatement et lui souhaita la bienvenue à Starecross-hall.

Stephen leur servit le thé au salon.

— On m’a appris que Madame a été très peinée de la disparition de Mrs Strange, dit Mr Segundus. Me permettez-vous de vous offrir mes condoléances ?

Elle détourna son visage pour dissimuler ses larmes.

— Il serait plus juste de les lui offrir à elle, pas à moi, répondit-elle. Mon mari a offert, lui, d’écrire à Mr Strange et de solliciter la faveur d’emprunter un portrait de Mrs Strange afin d’en réaliser une copie pour me consoler. Mais à quoi cela m’avancerait-il ? Après tout, il y a peu de chances que j’oublie son visage alors qu’elle et moi assistons aux mêmes bals et cortèges tous les soirs… et continuerons à y assister le restant de notre vie, j’imagine. Stephen sait, Stephen comprend.

— Ah, oui ! reprit Mr Segundus. Madame a horreur de la danse et de la musique, je suis au courant. Soyez assurée qu’ils seront interdits ici. Ici, nous n’aurons rien qui ne vous apporte de la gaieté, rien qui ne vous rende heureuse.

Il lui parla des ouvrages qu’il prévoyait de lire avec elle et des promenades qu’ils pourraient faire au printemps, si cela agréait à Madame.

À Stephen, affairé avec le service à thé, cette conversation parut des plus innocentes, à cela près qu’à une ou deux reprises il vit Mr Segundus reporter, de Madame à lui-même et vice-versa, un regard aigu et pénétrant qui le rendit perplexe et le mit mal à l’aise.

La voiture, le cocher, la femme de chambre et le valet devaient tous rester a Starecross Hall, auprès de Lady Pole ; Stephen, lui, devait retourner à Harley-street De bonne heure, le lendemain matin, pendant que Madame prenait le petit-déjeuner, il entra pour faire ses adieux.

Comme il s’inclinait devant elle, Lady Pole eut un petit rire, mi-mélancolique mi-amusé.

— Il est on ne peut plus ridicule de nous séparer ainsi, alors que vous et moi savons que nous allons nous retrouver dans quelques heures. Ne vous inquiétez pas pour moi, Stephen. Je me trouverai mieux ici, j’en suis sûre.

Stephen se rendit à l’écurie, où son cheval l’attendait. Il mettait ses gants quand une voix résonna derrière lui.

— Je vous demande pardon.

Mr Segundus était là, plus hésitant et plus modeste que jamais.

— Me permettez-vous de vous poser une question ? Quelle est la magie qui vous entoure, vous et Madame ? – Il leva la main comme s’il voulait effleurer le visage de Stephen du bout des doigts. – Vous avez une rose rouge et blanche à la bouche, et elle aussi. Que cela signifie-t-il ?

Stephen porta la main à ses lèvres ; il n’y avait rien. Cependant, il eut fugitivement l’idée de tout raconter à Mr Segundus : son enchantement et celui des deux femmes. Il se figura que Mr Segundus le comprendrait plus ou moins, qu’il se révélerait être un magicien extraordinaire – plus grand que Strange ou Norrell – et trouverait un moyen pour contrecarrer le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon. Mais il s’agissait là de fantaisies fugaces. L’instant suivant, la méfiance innée de Stephen pour les Anglais – et pour les magiciens anglais en particulier – reprenait ses droits.

— Je ne vous entends point, dit-il très vite.

Il monta sur sa jument et s’en fut sans un mot de plus.

Ce jour-là, les routes hivernales étaient parmi les pires qu’il eût jamais connues. La boue des ornières, en gelant, avait formé des crêtes dures comme du fer. Les champs et les chemins étaient recouverts de gelée blanche, et un brouillard givrant ajoutait à la pénombre ambiante.

Sa monture était l’un des innombrables présents du gentleman. Cette jument à la blancheur de lait n’avait pas un seul crin noir. Elle était, au reste, rapide et robuste, et aussi affectueuse envers Stephen qu’un cheval peut l’être avec un homme. Il l’avait appelée Firenze, et doutait que le prince régent ou le duc de Wellington eussent une meilleure cavale. Une des étranges particularités de sa vie enchantée tenait à ce que, où qu’il allât, nul ne s’étonnait de l’incongruité qu’il y avait à ce qu’un serviteur nègre possédât le plus beau cheval du royaume.

À une vingtaine de milles au sud de Starecross-hall, il arriva dans un petit village. La route formait un coude brutal, avant de s’enfiler entre une grosse demeure cossue, avec un jardin sur la droite et une rangée de communs délabrés sur la gauche. À l’instant où Stephen passait devant l’entrée de la maison, un équipage sortit de l’allée et faillit le heurter. Le cocher se retourna pour voir ce qui avait fait broncher ses chevaux et l’avait forcé à les retenir. N’apercevant qu’un homme noir, il claqua du fouet dans sa direction. S’il manqua Stephen, le coup atteignit Firenze juste au-dessus de l’œil droit. La bête se cabra de peur et de douleur et perdit l’équilibre sur la chaussée verglacée.

Un bref instant, tout parut sens dessus dessous. Quand Stephen recouvra enfin ses esprits, il découvrit qu’il était par terre. Firenze était tombée. Lui avait été désarçonné ; il avait encore le pied gauche pris dans l’étrier et la jambe tordue d’inquiétante manière – il pensa à une fracture. Il dégagea son pied et resta un moment assis, nauséeux et tout étourdi. Il sentait un liquide lui couler sur le visage et il s’était écorché les mains dans sa chute. Il tenta de se remettre debout et vit avec soulagement qu’il y parvenait ; sa jambe semblait contusionnée, mais pas cassée.

Firenze renâclait, couchée sur le flanc, roulant follement les yeux. Stephen se demanda pourquoi elle n’essayait pas de se redresser ou, au moins, de ruer. Une sorte de frisson convulsif secouait son corps ; hormis cela, elle était inerte. Ses jambes étaient raides et dessinaient des angles bizarres. Alors, la vérité lui apparut : elle ne pouvait plus bouger, elle avait l’échine brisée.

Il scruta la maison de maître, dans l’espoir que quelqu’un viendrait l’aider. Une femme apparut un moment à une fenêtre. Stephen eut l’impression fugitive d’une toilette élégante et d’un grand air. Dès qu’elle se fut assurée que l’accident n’avait causé aucun dégât à quiconque ou à quoi que ce fût de sa maison, l’inconnue disparut et Stephen ne la revit plus.

Il s’agenouilla devant Firenze et, de la main, flatta sa tête et son épaule. D’une de ses sacoches de selle, il tira un pistolet, un cornet à poudre, un écouvillon et une cartouche. Il chargea le pistolet et l’amorça. Puis il se releva et arma le chien.

Mais il eut conscience de ne pouvoir aller plus loin. La jument lui avait été trop dévouée ; il ne pouvait pas la tuer. Il était sur le point de renoncer par désespoir, quand un ferraillement se fit entendre sur la route derrière lui. Au tournant, apparut une charrette tirée par un grand percheron placide, à l’allure traînante. C’était la voiture d’un charretier, et dedans trônait le charretier en personne, un bonhomme gros comme une barrique, affublé d’un vieux manteau, avec une face ronde et épaisse. Quand il vit Stephen, il ralentit son cheval.

— Eh ! mon gars ! Qu’est-ce à faire ?

Stephen désigna Firenze de son pistolet.

Le charretier descendit de sa voiture et s’avança vers Stephen.

— Belle bête, dit-il d’une voix pleine de bonté.

Il tapa sur l’épaule de Stephen et poussa un soupir compatissant qui empestait le chou.

— Mais, mon gars ! Ça lui fait une belle jambe, à présent.

Quittant des yeux le visage de Stephen, il reporta ses regards sur le pistolet. Il tendit alors le bras, leva doucement le canon à hauteur de la tête frémissante de Firenze. Stephen ne tirant toujours pas, il reprit :

— Dois-je le faire à ta place, mon gars ?

Stephen inclina la tête.

Le charretier prit le pistolet. Stephen détourna les yeux. Un coup retentit – un bruit affreux, suivi immédiatement de croassements affolés et d’un grand bruissement d’ailes, tandis que tous les oiseaux des environs s’envolaient. Stephen se retourna. Firenze se contracta une dernière fois, puis ne bougea plus.

— Merci, dit-il au charretier.

Stephen entendit l’homme s’éloigner et pensa qu’il était parti, mais ce dernier revint au bout d’un instant, lui donna un coup de coude et lui tendit un flacon noir. Stephen prit une lampée. C’était du gin d’une qualité très grossière. Il s’étrangla.

Même si l’on avait pu payer deux fois sa carriole et son cheval sur le prix des habits et des bottes de Stephen, le charretier endossait l’allègre sentiment de supériorité que les hommes blancs éprouvent en général à l’égard des nègres. Il rumina l’affaire, puis déclara à Stephen que le plus urgent était de prendre des dispositions pour l’enlèvement de la carcasse.

— C’est une bête de valeur, morte ou vive. Ton maître ne sera pas content quand il apprendra qu’un autre a le cheval et l’argent…

— Cette jument n’était pas à mon maître ! protesta Stephen. Elle était à moi.

— Eh ! s’écria le charretier. Regarde ça !

Un corbeau s’était posé sur le flanc blanc comme lait de Firenze.

— Non ! cria Stephen, tentant d’aller chasser l’oiseau.

Le charretier l’arrêta.

— Nenni, mon gars ! Nenni ! Ça porte chance. Je ne sais pas quand j’ai vu un meilleur présage !

— Chance ! répéta Stephen. De quoi parles-tu ?

— C’est le signe du vieux roi, non ? Un corbeau sur quèque chose de blanc. L’étendard du vieux John !

Le charretier avisa Stephen qu’il connaissait un endroit non loin de là où, selon lui, contre espèces sonnantes on l’aiderait à trouver un arrangement pour vendre Firenze. Stephen grimpa à côté de lui sur la charrette et le charretier le conduisit à une ferme.

Le fermier, n’ayant jamais vu d’homme noir, fut stupéfait de trouver un être aussi exotique dans sa cour. Contre toute évidence, il ne parvenait pas à croire que Stephen parlât anglais. Le charretier, qui compatissait à la confusion d’esprit du fermier, se tint au côté de Stephen, répétant aimablement tout ce qu’il disait pour que le fermier comprît mieux. Cela ne servit à rien. Ne les écoutant pas plus l’un que l’autre, le fermier se contenta de bader Stephen et d’adresser des remarques à son sujet à l’un de ses domestiques, tout aussi fasciné. Le fermier se demandait si Stephen déteignait quand il touchait des objets, et il émit d’autres spéculations d’une nature encore plus impertinente et plus déplaisante. Les instructions précises de Stephen pour l’enlèvement de la carcasse de Firenze se perdirent, jusqu’au moment où l’épouse du fermier revint d’un marché voisin. Elle était d’une sorte très différente. Pour sa part, un homme bien mis avec une monture de prix (quoique morte) était un gentleman – libre à lui d’être de la couleur de son choix. Elle parla à Stephen d’un équarrisseur qui emportait les cadavres de chevaux de la ferme, écoulait la chair et revendait os et sabots pour fabriquer de la colle. Elle lui indiqua combien l’équarrisseur le paierait et promit de s’occuper de tout en échange d’un tiers de la somme. Stephen lui donna son accord.

— Je vous remercie, dit Stephen. Tout cela eût été beaucoup plus difficile sans votre aide. Je vous dédommagerai de votre peine, naturellement. Toutefois, j’ai bien peur de devoir vous déranger encore. Je n’ai aucun moyen de rentrer chez moi. Je vous serais très obligé si vous pouviez me conduire jusqu’au prochain relais de poste.

— Nenni ! s’écria le charretier. Range ta bourse, mon gars, je vais t’amener à Doncaster et cela te coûtera néant.

En vérité, Stephen eût préféré de beaucoup gagner le prochain relais de poste, mais le charretier avait l’air si ravi d’avoir trouvé un compagnon qu’il lui sembla plus aimable et plus reconnaissant d’aller avec lui.

La charrette se dirigeait cahin-caha vers Doncaster ; ils voyageaient sur des chemins de campagne et arrivaient à des auberges et dans des villages en des points inattendus, les prenant par surprise. Ils livraient ici un bois de lit, là un cake, et chargeaient un tas de colis aux drôles de formes. Une fois, ils s’arrêtèrent devant une très humble chaumière, isolée derrière une haute haie dénudée, en pleine forêt. Là, ils reçurent des mains d’une servante décrépite une antique volière, toute en angles et peinte en noir, contenant un minuscule canari. Le charretier expliqua à Stephen qu’elle avait appartenu à une vieille dame qui était décédée et devait être livrée à sa petite-nièce, au sud de Selby.

Peu après que le canari eut été caché à l’arrière de la charrette, une rafale de ronflements sonores émanant subitement du même endroit fit sursauter Stephen. Il paraissait impossible qu’un tel raffut fût sorti d’un oiseau si petit ; Stephen en conclut donc qu’une autre personne se trouvait dans la charrette, quelqu’un qu’il n’avait pas encore eu le privilège de saluer.

Le charretier tira d’un panier un gros pâté en croûte et un morceau de fromage. Il découpa une portion de pâté à l’aide d’un grand couteau et s’apprêtait à l’offrir à Stephen quand un doute l’effleura :

— Les gars noirs mangent-ils la même chose que nous ? demanda-t-il, comme s’il croyait qu’ils se nourrissaient d’herbe ou de rayons de lune.

— Oui, répondit Stephen.

Le charretier donna donc à Stephen sa part de pâté et du fromage.

— Je vous remercie. Mais votre autre passager ne veut-il pas se restaurer ?

— Possible. Quand il se réveillera. Je l’ai fait monter à Ripon. Il n’avait pas un penny en poche. Je me suis dit que j’aurais quèqu’un à qui causer. Il était assez bavard au début, puis il a commencé à dormir à Boroughbridge et n’a rien fait d’aut’ depuis.

— Quel ennuyeux personnage !

— Peut me chaut. Je peux vous causer à présent.

— Il doit être très fatigué, dit Stephen d’un ton pensif. Il ne s’est pas réveillé au coup qui a achevé ma jument, ni pendant la visite à ce balourd de fermier, ni pour le bois de lit et le canari – pour aucune des péripéties de la journée, en réalité. Où va-t-il donc ?

— Lui ? Nulle part. Il erre de lieu en lieu. Il est harcelé par un célèbre personnage londonien et ne peut rester longtemps quèque part sinon le serviteur de l’autre bonhomme pourrait l’attraper.

— Vraiment ?

— Il est tout bleu, ajouta le charretier.

— Bleu ? s’étonna Stephen, mystifié.

Le charretier opina du bonnet.

— Comment ? Bleu de froid ? Ou bien a-t-il été rossé ?

— Nenni, mon gars. Il est aussi bleu que t’es noir. Eh ! J’ai un gars noir et un drôle tout bleu dans ma charrette ! Je n’ai pas ouï dire qu’on eût osé avant moi. À présent, si voir un gars noir porte bonheur – ce qui doit être vrai, comme pour les chats –, alors voir un gars noir et un drôle tout bleu ensemble en un seul et même lieu doit vouloir dire quèque chose. Mais quoi ?

— Peut-être cela veut-il dire quelque chose, suggéra Stephen, mais pas pour vous. Peut-être cela a-t-il un sens pour lui. Ou pour moi.

— Non, ça ne se peut, objecta le charretier. C’est à moi que ça arrive.

Stephen considéra l’étrange couleur de l’inconnu.

— Aurait-il une maladie ? demanda-t-il.

— Possible, admit le charretier, ne voulant pas s’engager.

Une fois leur repas terminé, le charretier se mit à piquer du nez ; sous peu il dormit d’un sommeil profond, la bride toujours en main. La charrette poursuivit tranquillement sa route sous la direction du percheron, une bête dotée de bon sens et d’un grand discernement.

La journée était épuisante pour Stephen. Le triste exil de Lady Pole et la perte de Firenze l’accablaient. Il était content d’être dispensé un moment de la conversation du charretier.

Une première fois, il perçut une espèce de marmonnement, ce qui laissait supposer que l’homme bleu se réveillait. Au début, il ne comprit pas ce que l’autre racontait, puis il entendit très distinctement : « L’esclave sans nom deviendra roi d’un pays inconnu. »

Ces mots le firent frémir ; ils lui rappelaient fortement la promesse du gentleman de le couronner roi d’Angleterre.

La nuit tombait. Stephen arrêta le cheval, descendit de son siège et alluma les trois lanternes vétustes accrochées autour de la voiture. Il s’apprêtait à remonter à sa place, quand un individu hirsute et dépenaillé se dressa soudain à l’arrière et sauta sur le sol verglacé pour venir se camper devant lui.

L’individu hirsute examina Stephen à la lueur des lanternes.

— Sommes-nous déjà arrivés ? s’enquit-il d’une voix enrouée.

— Arrivés où ? demanda Stephen.

Le bonhomme rumina un moment ces mots, avant de se résoudre à reformuler sa question initiale.

— Où sommes-nous ?

— Nulle part. Quelque part entre un village appelé Ulleskelf et un autre répondant au nom de Thrope Willoughby, je crois.

Bien qu’il eût demandé ce renseignement, une fois qu’il l’eut obtenu l’homme ne parut guère s’y intéresser. Sa chemise souillée était ouverte jusqu’à la taille ; Stephen put voir que la description faite par le charretier était de nature fallacieuse. L’autre n’était pas bleu de la même manière que Stephen était noir. C’était un personnage maigre et d’allure rapace, peu recommandable, dont la peau en son état naturel avait dû être d’une couleur identique à celle de tout Anglais. Cependant, elle était désormais recouverte d’un étrange motif de traits, de fioritures, de points et de cercles bleus.

— Connaissez-vous John Childermass, le serviteur du magicien ? s’enquit-il.

Stephen fut saisi, comme n’importe qui le serait après s’être entendu poser deux fois la même question en deux jours par de complets inconnus.

— Je le connais de vue. Mais je ne lui ai jamais parlé.

Le bonhomme eut un large sourire et lui fit un clin d’œil.

— Il me recherche depuis huit ans et ne m’a toujours pas attrapé. Je suis allé à la maison de son maître, dans le Yorkshire. Elle est entourée d’un grand parc. J’aurais bien aimé dérober une friandise. Quand j’ai visité sa demeure londonienne, je me suis régalé de quelques tourtes.

Se trouver en compagnie d’un voleur qui reconnaissait son état était une expérience un tantinet déconcertante, et pourtant Stephen ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine sympathie pour quelqu’un qui rêvait de voler le magicien. Après tout, sans Mr Norrell, Lady Pole et lui n’eussent jamais été victimes d’un enchantement. Il plongea la main dans sa poche et en tira deux couronnes.

— Tiens ! dit-il.

— Pourquoi tant de générosité ? demanda l’homme d’un ton suspicieux, tout en acceptant les pièces.

— Je te plains.

— Et pourquoi ?

— Parce que, si ce qu’on me raconte est vrai, tu n’as ni feu ni lieu.

L’homme grimaça un nouveau sourire et gratta sa joue sale.

— Et si ce qu’on me raconte à moi est vrai, tu es sans nom !

— Comment ?

— J’ai un nom, moi. Vinculus. – Il empoigna la main de Stephen. – Pourquoi cherches-tu à t’écarter de moi ?

— Je ne cherche pas à m’écarter, se récria Stephen.

— Que si. Tu t’es écarté juste à l’instant.

Stephen hésita.

— Ta peau est marquée, et d’une autre couleur. J’ai pensé que les marques étaient peut-être le signe d’un mal quelconque.

— Non, ma peau signifie autre chose, déclara Vinculus.

— Signifie ? Voilà un drôle de mot à employer ! C’est pourtant vrai, la peau peut signifier beaucoup de choses. La mienne signifie que tout homme peut me frapper dans un lieu public sans s’inquiéter des conséquences. Elle signifie que mes amis n’aiment pas toujours être vus dans la rue en ma compagnie. Elle est aussi le signe que, peu importe le nombre d’ouvrages que je lis ou de langues que je maîtrise, je ne serai jamais autre chose qu’une curiosité – à l’instar d’un cochon parlant ou d’un cheval qui aurait la bosse des mathématiques.

Vinculus sourit de plus belle.

— La mienne signifie le contraire de la tienne. Elle signifie que tu seras élevé à la plus haute place, ô roi sans nom. Elle signifie que ton royaume t’attend et que ton ennemi sera anéanti. Elle signifie que ton heure viendra. « L’esclave sans nom portera une couronne d’argent ; l’esclave sans nom deviendra roi dans un pays étranger… »

Alors, tenant toujours aussi serré la main de Stephen, Vinculus récita sa prophétie tout du long :

— Là, dit-il quand il eut fini. À présent je l’ai annoncé aux deux magiciens comme je te l’ai annoncé. La première partie de ma tâche est accomplie.

— Je ne suis pas magicien ! protesta Stephen.

— Je n’ai jamais dit que tu l’étais, répondit Vinculus.

Sans prévenir, il lâcha le bras de Stephen, resserra les pans de sa redingote déchirée autour de lui, plongea dans les ténèbres au-delà du cercle lumineux des lanternes et disparut.


Quelques jours plus tard, le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon exprima le désir soudain d’assister à une chasse au loup, passe-temps qu’il négligeait apparemment depuis plusieurs siècles.

Le hasard voulut que, juste à ce moment-là, une telle chasse fut en cours dans le sud de la Suède, aussi se transporta-t-il instantanément sur place en emmenant Stephen. Ce dernier se retrouva perché sur une grosse branche appartenant à un chêne séculaire, au beau milieu d’une forêt enfouie sous la neige. De là, il avait une excellente vue sur une petite clairière où un grand pieu de bois avait été fiché dans le sol. Au sommet de ce pieu était dressée une roue de charrette, et sur cette roue était solidement attaché un chevreau qui bêlait pitoyablement.

Une famille de loups sortit furtivement d’entre les arbres, le pelage constellé de neige et de glace, le regard affamé rivé sur le chevreau. Ils n’étaient pas plus tôt apparus que des chiens se faisaient entendre dans toute la forêt et qu’on entrevoyait des cavaliers approchant à vive allure. Une meute de chiens courants se déversa dans la clairière ; les deux premiers sautèrent sur l’un des loups, et les trois bêtes ne formèrent plus qu’une seule boule de corps, de pattes et de crocs qui se battaient, mordaient, grognaient et claquaient des mâchoires. Les chasseurs arrivèrent au galop et abattirent le loup. Ses congénères s’enfuirent dans le sous-bois obscur, suivis des chiens et des hommes.

Dès que le spectacle baissait en un endroit, le gentleman se déplaçait magiquement dans les airs avec Stephen, jusqu’à un belvédère plus prometteur. De cette façon, ils se mouvaient d’une cime d’arbre à l’autre, d’une montagne à un piton rocheux. Une fois, ils se posèrent au sommet d’un clocher d’église dans un village de chalets, où les portes et les fenêtres avaient une forme étrange, féerique, et où les toits étaient saupoudrés d’une neige poudreuse qui scintillait au soleil.

Ils guettaient, dans un coin tranquille du bois, la réapparition de chasseurs quand un loup solitaire passa devant leur arbre. Il était le plus beau de son espèce, avec de magnifiques yeux sombres et le poil couleur d’ardoise mouillée. Levant la tête, il scruta l’arbre et s’adressa au gentleman dans un langage qui rappelait le bruissement de l’eau sur les pierres, le soupir du vent entre les branches dénudées et le crépitement d’un feu de feuilles mortes.

Le gentleman lui répondit sur le même mode, puis il eut un rire insouciant et le congédia de la main.

Le loup accorda un dernier regard plein de reproche au gentleman et continua sa course.

— Il me supplie de le sauver, expliqua le gentleman.

— Oh ! Ne le pourriez-vous pas, monsieur ? Je déteste voir mourir ces nobles animaux !

— Stephen au cœur tendre ! s’écria le gentleman avec affection.

Mais il ne sauva pas le loup.

Stephen n’aimait pas la chasse au loup. Sans nul doute, les chasseurs étaient intrépides et leurs chiens loyaux et volontaires ; la perte de Firenze, cependant, était trop récente pour qu’il prît plaisir à une mise à mort, surtout d’une bête aussi belle et aussi forte que le loup. Le souvenir de sa jument lui rappela qu’il n’avait pas encore parlé au gentleman de sa rencontre avec l’homme à la peau bleue de la charrette ni de sa prophétie. Il s’y employa aussitôt.

— Vraiment ? Eh bien, voilà qui est pour le moins inattendu ! déclara le gentleman.

— Avez-vous déjà entendu cette prophétie, monsieur ?

— Oui, en effet ! Je la connais bien. Comme toute ma race. C’est une prophétie de… – Ici, le gentleman prononça un mot que Stephen ne saisit pas[148]. – Que vous connaissez mieux sous son nom anglais, John Uskglass, le roi Corbeau. Ce que je ne comprends pas, c’est comment elle s’est perpétuée en Angleterre. Je ne pensais pas que les Anglais s’intéressaient encore à pareilles questions.

— L’esclave sans nom ! Eh bien, c’est moi, monsieur, n’est-ce pas ? Et cette prophétie semble dire que je serai roi !

— Enfin, bien sûr que vous allez être roi ! Je l’ai dit, et je ne me trompe jamais en ces matières. Mais j’ai beau vous chérir tendrement, Stephen, il n’est pas du tout question de vous dans cette prophétie. Elle parle essentiellement de la restauration de la magie anglaise, et le passage que vous venez de me citer n’a rien d’une prophétie. Le roi se remémore comment il est entré en possession de ses trois royaumes, un en Angleterre, un autre au pays des fées et le troisième en enfer. Par « l’esclave sans nom », c’est lui qu’il entend. Il était l’esclave sans nom au pays des fées, le petit enfant chrétien caché dans le brugh, amené là par une très méchante fée qui l’avait volé et sorti d’Angleterre.

Stephen se sentit étrangement déçu, sans savoir pourquoi. Après tout, il ne souhaitait pas être roi ! Il n’était pas anglais, il n’était pas non plus africain. Sa place n’était nulle part. Les paroles de Vinculus lui avaient fugitivement donné le sentiment d’avoir une place, de faire partie d’un ensemble et d’avoir un but. Tout cela n’avait été qu’illusion.

48 Les gravures

Fin février – mars 1816

— Vous avez changé. Je suis vraiment ému de vous voir.

— J’ai changé ? Vous me surprenez. Je suis peut-être un peu amaigri, mais je ne me connais point d’autre changement.

— Non, c’est votre figure, votre air, votre… je ne sais quoi.

Strange sourit. Ou plutôt ses traits se contractèrent, et Sir Walter supposa qu’il souriait. Sir Walter était incapable de se rappeler ce à quoi son sourire ressemblait auparavant.

— C’est cet habit noir, répondit Strange. Je personnifie un souvenir des obsèques, condamné à errer en ville et à effrayer les autres en les obligeant à penser à leur condition de mortel.

Ils se tenaient au café Bedford, à Covent-garden, établissement choisi par Sir Walter car ils y avaient été souvent très joyeux par le passé, et il pouvait donc avoir un effet réconfortant sur Strange. Cependant, par un soir pareil, même le Bedford manquait quelque peu de gaieté. Dehors, un vent sombre et glacial poussait les passants de-ci de-là, rabattant dans leurs yeux une forte pluie, tout aussi sombre. À l’intérieur, des salles pleines de messieurs malheureux et mouillés dégageaient une espèce de brouillard morne et domestique, que les garçons tentaient de disperser en jetant des pelletées de charbon sur le feu et en servant aux messieurs des verres supplémentaires de vin chaud épicé.

À son entrée dans la salle, Sir Walter avait trouvé Strange qui scribouillait furieusement dans un petit carnet. Il montra le carnet d’un signe de tête et lança :

— Vous n’avez pas renoncé à la magie, alors ?

Strange eut un rire.

Sir Walter en conclut qu’il n’y avait pas renoncé, ce dont il était content, car il tenait en haute estime un homme qui exerçait une profession, et pensait qu’une occupation utile et régulière valait bien des remèdes et pouvait guérir beaucoup de maux. Toutefois, il n’aimait pas du tout son rire : une exclamation d’une dureté et d’une amertume qu’il n’avait jamais entendues chez Strange.

— Simplement, vous m’aviez dit…, commença-t-il.

— Oh, j’ai dit tant de choses ! Toutes sortes d’idées étranges me sont passées par la tête. Un excès de chagrin peut déclencher une aussi belle crise de folie que n’importe quel autre excès. En vérité, je n’ai pas été tout à fait moi-même pendant un temps. En vérité, j’ai été un peu insensé. Mais, comme vous voyez, c’est du passé, maintenant.

En vérité, Sir Walter ne voyait rien du tout.

Souligner que Strange avait changé ne suffisait pas. En un sens, il était exactement celui qu’il avait toujours été. Il souriait aussi souvent qu’avant (bien que ce ne fût pas tout à fait le même sourire). Il s’exprimait toujours sur ce ton ironique et superficiel qui lui était propre (tout en donnant l’impression de ne guère avoir cure de ses paroles). Ses propos et son visage demeuraient fidèles au souvenir que ses amis en gardaient – à cela près que l’homme derrière eux semblait ne jouer qu’un rôle, tandis que ses pensées et son cœur étaient ailleurs. Il les guettait tous, embusqué derrière son sourire sarcastique, et aucun d’eux ne devinait ce qu’il ruminait. Il avait plus que jamais l’air d’un magicien. D’une manière étrange, et nul ne savait quoi en penser, à certains égards il ressemblait de plus en plus à Mr Norrell.

Il portait, à l’annulaire de la main gauche, une bague de deuil contenant une fine mèche de cheveux bruns, et Sir Walter observa qu’il la touchait et la faisait tourner continuellement autour de son doigt.

Ils commandèrent un bon dîner, composé d’un consommé de tortue, de trois ou quatre biftecks, d’une sauce à la graisse d’oie sauvage, de lamproies, d’huîtres panées et d’une petite salade de betterave.

— Je suis content d’être de retour, déclara Strange. Maintenant que je suis là, j’ai bien l’intention de semer le plus possible la zizanie. Norrell fait ses quatre volontés depuis bien trop longtemps.

— Il est déjà au supplice chaque fois qu’on parle de votre livre. Il demande sans arrêt à ses interlocuteurs s’ils savent ce qu’il y a dedans.

— Oh, le livre n’est qu’un début ! Et, d’ailleurs, il ne sera pas prêt avant des mois. Il nous faut une nouvelle revue. Murray souhaite la sortir le plus tôt possible. Naturellement, ce sera une livraison très supérieure. Elle doit s’appeler Le Famulus[149] et est conçue pour promouvoir MA conception de la magie.

— Et celle-ci est très différente de celle de Norrell, n’est-ce pas ?

— Bien sûr ! Mon idée directrice est d’examiner rationnellement le sujet, sans aucune des restrictions et des limites que Norrell lui impose. Je suis convaincu qu’un tel réexamen ouvrira rapidement de nouvelles voies dignes d’être explorées. Car, tout bien considéré, à quoi se ramène notre prétendue restauration de la magie anglaise ? Qu’avons-nous réellement réalisé, Norrell et moi ? Créer des illusions, avec nuages, pluie, fumée, etc. Les choses les plus faciles au monde à accomplir ! Octroyer la vie et l’usage de la parole à des objets inanimés… Bon, je vous l’accorde, cela est assez complexe. Envoyer des tempêtes et des intempéries à nos ennemis… Je ne saurais assez insister sur la simplicité de la magie météorologique. Quoi d’autre ? Invoquer des visions… Enfin, cela pourrait être impressionnant si l’un de nous y parvenait avec un certain savoir-faire, mais ni l’un ni l’autre n’en est capable. Tenez ! Comparez ce pauvre bilan avec la magie des Auréats ! Ils ont persuadé des bois de sycomores et de chênes de s’allier avec eux contre leurs ennemis ; ils ont pris pour épouses et servantes de simples fleurs ; ils se sont métamorphosés en souris, renards, arbres, rivières, etc. Ils ont créé des navires avec des toiles d’araignée, des maisons avec des rosiers…

— Oui, oui ! l’interrompit Sir Walter. J’entends que vous soyez pressé d’essayer ces différentes sortes de magie. Néanmoins, même s’il me déplaît de le dire, Norrell a peut-être raison. La plupart ne nous siéraient plus aujourd’hui. Les métamorphoses et compagnie convenaient par le passé. Cela rend un conte vivant, je vous l’accorde. Mais, Strange, vous ne voulez pas y recourir ? Un gentleman ne peut pas se métamorphoser. Un gentleman méprise de paraître autre qu’il n’est. Vous-même ne voudriez jamais apparaître dans le rôle d’un pâtissier ou d’un allumeur de réverbères…

Strange rit.

— Eh bien alors, poursuivit Sir Walter, songez combien ce serait pire de prendre l’apparence d’un chien ou d’un cochon[150]

— Vous choisissez exprès des exemples triviaux.

— Vraiment ? D’un lion, alors ! Aimeriez-vous être un lion ?

— C’est possible. Peut-être. Sans doute pas. Là n’est point la question. Je concède que l’art de la métamorphose est une variété de magie qui exige de délicates manipulations, néanmoins cela ne signifie aucunement que l’on ne puisse en tirer d’utiles applications. Demandez donc au duc de Wellington s’il n’aurait pas aimé transformer ses officiers de reconnaissance en renards ou en souris pour qu’ils se faufilassent dans les campements français. Je vous assure que Sa Grâce n’eût point eu autant de scrupules.

— Je ne pense pas que vous auriez pu persuader Colquhoun Grant de se transformer en renard[151] !

— Oh ! Cela eût été bien égal à Grant d’être un renard, pourvu qu’il fût un renard en uniforme. Non, non, nous devons tourner notre attention vers les Auréats. Il faudrait consacrer beaucoup plus d’énergie à l’étude de la vie et de la magie de John Uskglass et, dès que nous…

— Voilà la chose à éviter. N’y songez plus.

— De quoi parlez-vous ?

— Je suis sérieux, Strange. Je ne dis rien contre les Auréats en général. Dans l’ensemble, je crois en effet que vous avez raison. Les Anglais tirent une grande fierté de leur ancienne histoire de la magie… De Godbless, Stokesey, Pale et des autres. Cela ne leur plaît pas de lire dans leurs quotidiens que Norrell fait fi de leurs réalisations. Vous, cependant, risquez de tomber dans l’erreur inverse. Trop gloser sur d’autres rois ne peut que rendre le gouvernement nerveux. Surtout quand nous pouvons être renversés par les Johannites d’un moment à l’autre.

— Les Johannites ? Qui sont ces Johannites ?

— Comment ? Bon Dieu, Strange ! Ne jetez-vous donc jamais un œil à un journal ?

Strange parut un tantinet interloqué.

— Mes études occupent une bonne partie de mon temps. Tout mon temps, en réalité. Et d’ailleurs, vous savez, pour le mois dernier, je puis invoquer des divertissements d’un ordre très particulier.

— Qui vous parle du mois dernier ? Il y a des Johannites dans les comtés du Nord depuis quatre ans.

— Oui, mais qui sont-ils ?

— Des artisans qui s’introduisent nuitamment dans les manufactures et s’attaquent à la propriété privée. Ils incendient les maisons des propriétaires. Ils organisent des réunions pernicieuses pour inciter le peuple à des actes séditieux et pillent les marchés[152].

— Ah, les « briseurs de machines[153] » ! Oui, oui, je vous comprends maintenant. Ce nom singulier m’a induit en erreur. Mais qu’ont les briseurs de machines à voir avec le roi Corbeau ?

— Beaucoup d’entre eux sont ou plutôt prétendent être ses disciples. Ils barbouillent le « Corbeau-en-vol » sur tous les murs des propriétés dévastées. Leurs chefs, qui sont porteurs de lettres de mission censées venir de John Uskglass, racontent qu’il va bientôt ressurgir pour rétablir son règne à Newcastle.

— Et le gouvernement les croit ? s’étonna Strange.

— Bien sûr que non ! Nous ne sommes pas ridicules à ce point. Ce que nous redoutons est beaucoup plus terrestre : en bref, une révolution. La bannière de John Uskglass flotte dans tout le Nord, de Nottingham à Newcastle. Naturellement, nous avons nos espions et nos informateurs pour nous renseigner sur ce que font et sur ce que pensent ces bougres. Oh, je ne jurerais pas qu’ils croient tous au retour de John Uskglass ! La majorité d’entre eux est aussi raisonnable que vous et moi. Mais ils connaissent le pouvoir de son nom sur les gens du commun. Rowley Fisher-Drake, le député du Hampshire, a présenté une loi dans laquelle il propose de rendre illégal le lever de l’étendard du Corbeau-en-vol. Nous ne pouvons tout de même pas interdire au peuple d’arborer son propre étendard, celui de son souverain légitime[154]. – Sir Walter soupira et piqua de sa fourchette le bifteck posé dans son assiette. – D’autres pays, reprit-il, ont aussi des histoires de rois qui doivent revenir aux heures difficiles. Mais, en Angleterre, cela fait partie de la Constitution.

Avec impatience, Strange agita sa propre fourchette en direction du ministre.

— Tout cela est de la politique. Où est le rapport avec moi ? Je ne vais pas appeler de mes vœux la restauration du royaume de John Uskglass. Mon seul désir est d’étudier, d’une manière calme et posée, ses réalisations en tant que magicien. Comment pourrions-nous restaurer la magie anglaise tant que nous ne comprenons pas ce que nous sommes censés restaurer ?

— Alors, penchez-vous sur les Auréats et laissez John Uskglass dans l’obscurité où Norrell l’a relégué.

Strange fit de la tête signe que non.

— Norrell vous a fait douter de John Uskglass, Norrell vous a tous ensorcelés.

Ils mangèrent un moment en silence, puis Strange poursuivit :

— Vous ai-je jamais raconté qu’il y a un portrait de lui au château de Windsor ?

— De qui ?

— D’Uskglass. Une scène imaginaire, peinte sur un mur d’un des salons d’apparat par quelque peintre italien. Elle représente Edward III et John Uskglass, le roi guerrier et le roi magicien, siégeant côte à côte. Voilà près de quatre siècles que John Uskglass a quitté l’Angleterre, et les Anglais sont toujours incapables de décider s’ils éprouvent pour lui de l’amour ou de la haine.

— Ha ! s’exclama Sir Walter. Dans le Nord, ils savent exactement quoi penser de lui. Ils échangeraient la loi de Westminster contre la sienne dès demain, s’ils le pouvaient[155].

Une semaine ou deux plus tard, le premier numéro du Famulus sortait ; grâce à la nature sensationnelle d’un des articles, tout le tirage fut écoulé en moins de deux jours. Mr Murray, qui devait publier sous peu le premier tome de L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise de Strange, caressait le doux espoir de réaliser de gros bénéfices. L’article qui électrisait tant le public était une description de la manière dont les magiciens pouvaient invoquer les morts afin de tirer d’eux d’utiles informations. Ce sujet choquant (quoique extrêmement intéressant) fit tellement sensation que, dit-on, plusieurs demoiselles s’étaient trouvées mal simplement en apprenant la présence du Famulus dans leur maison[156]. Nul n’imaginait que Mr Norrell approuvât une telle publication, aussi tous ceux qui n’aimaient pas Mr Norrell prenaient-ils un malin plaisir à en acheter un exemplaire.

À Hanover-square, Mr Lascelles lisait à haute voix à l’intention de Mr Norrell :

— « … Là où le magicien ou la magicienne manque de savoir-faire et de connaissance – et cela doit inclure tous les magiciens modernes, notre génie national en ces matières ayant tristement décliné par rapport à ce qu’il a été par le passé –, il ou elle ferait bien d’invoquer l’esprit de quelqu’un qui fut magicien de son vivant ou qui eut, du moins, un don certain pour cet art. En effet, si nous ne connaissons pas nous-mêmes la voie, il vaut mieux en appeler à quelqu’un qui possède des rudiments et soit capable, en quelque sorte, de parcourir la moitié du chemin. »

— Il va tout anéantir ! s’écria Mr Norrell avec emportement. Il est résolu à me détruire !

— Il n’y a pas de doute, c’est assommant, acquiesça Lascelles avec tout le calme du monde. Et après avoir juré à Sir Walter qu’il avait renoncé à la magie à la mort de sa femme…

— Oh ! Nous pourrions tous mourir, la moitié de Londres pourrait être emportée, que Strange ferait toujours de la magie ! Il ne peut s’en empêcher. Il est trop magicien pour s’arrêter maintenant. Et la magie qu’il fera est néfaste… Je ne sais comment je pourrais le retenir !

— Je vous en prie, calmez-vous, monsieur Norrell, dit Lascelles. Je suis sûr que vous ne tarderez pas à trouver la parade.

— Quand son livre doit-il paraître ?

— Les réclames de Murray annoncent la sortie du premier tome pour août.

— Le premier tome ?

— Ah, oui ! Vous ne saviez pas ? Ce sera un ouvrage en trois tomes. Le premier expose au lecteur l’histoire complète de la magie anglaise. Le deuxième lui fournit une compréhension précise de sa nature et le troisième pose les fondements pour sa pratique future.

Mr Norrell émit un gémissement audible, baissa la tête et enfouit son visage dans ses mains.

— Naturellement, poursuivit Lascelles d’un ton songeur, si pernicieux sans aucun doute que soit le texte, ce que je trouve encore plus alarmant, ce sont les gravures…

— Les gravures ? s’écria Mr Norrell, consterné. Quelles gravures ?

— Oh, répondit Lascelles, Strange a découvert quelque émigré qui fut l’élève des meilleurs maîtres d’Italie, de France et d’Espagne, et il paie à cet homme une extravagante somme d’argent pour réaliser les gravures.

— Ce sont des gravures de quoi ? Quel en est le sujet ?

— Ah, là est la question ! répondit Lascelles dans un bâillement. Je n’en ai pas la moindre idée.

Il reprit le Famulus et se remit à lire en silence. Mr Norrell resta un bon moment à se ronger les ongles, absorbé dans ses pensées. Un peu plus tard, il sonna et envoya chercher Childermass.

À l’est de la City de Londres s’étend le faubourg de Spitalfields, connu dans le monde entier pour sa production de soies magnifiques. Il n’y a pas aujourd’hui, pas plus qu’il n’y aura jamais, ailleurs en Angleterre, de soie d’une aussi belle qualité que la soie de Spitalfields. Jadis, des demeures cossues avaient été construites pour loger les marchands, les maîtres tisserands et les teinturiers qui avaient prospéré dans ce métier. Toutefois, bien que la soie qui sort des greniers des tisserands soit toujours aussi remarquable, Spitalfields a beaucoup baissé. Ses maisons sont à présent encrassées et miteuses. Les riches marchands ont migré vers Islington, Clerkenwell et la paroisse de Saint-Mary-le-Bone, plus à l’ouest, s’ils étaient très riches. De nos jours, Spitalfields est peuplé de miséreux et de petites gens, et livré au fléau des poulbots, des vide-goussets et autres personnages hostiles à la paix des citoyens.

Par un jour particulièrement sombre, où une pluie grise et glacée tombait sur les rues sales de Spitalfields, formant des flaques dans la boue, une voiture descendit Elder-street. Elle s’arrêta devant un immeuble haut et étroit. Le cocher et le valet attachés à cet équipage étaient en grand deuil. Le valet sauta à bas du siège, déploya un parapluie noir et le leva pendant qu’il ouvrait la portière afin de laisser descendre Jonathan Strange.

Strange marqua une halte sur le trottoir pour ajuster ses gants noirs et jeter un coup d’œil du haut en bas d’Elder-street. Hormis deux chiens bâtards qui fouillaient diligemment un tas d’ordures, la rue était déserte. Pourtant il continua à examiner les alentours jusqu’à ce qu’il eût le regard accroché par un porche sur le trottoir d’en face.

C’était le plus commun des porches – l’entrée d’un entrepôt de négociant ou de quelque chose dans ce genre. Trois degrés de pierre usée montaient à une porte noire massive, d’une construction vénérable et surmontée d’un grand fronton en saillie. Le battant était entièrement tapissé d’affiches de théâtre et d’avis officiels informant le public que, tel ou tel jour, à telle ou telle taverne, les biens de Mr Untel (faillite) seraient vendus aux enchères.

— George, dit Strange au valet qui tenait le parapluie, savez-vous dessiner ?

— Je vous demande pardon, monsieur ?

— Vous a-t-on appris le dessin ? Connaissez-vous ses principes ? Premiers plans, trompe-l’œil, perspective, ce genre de chose ?

— Moi, monsieur ? Non, monsieur.

— Quel dommage ! Cela a fait partie de mon éducation. Je pourrais vous croquer un paysage ou un portrait parfaitement honorable et tout aussi parfaitement inintéressant. Exactement comme les productions de n’importe quel autre amateur* éclairé. Feu votre maîtresse n’a pas profité des coûteux professeurs de dessin que j’ai eus, je crois pourtant qu’elle avait plus de talent. Ses aquarelles de villageois et d’enfants horrifieraient un dessinateur à la mode. Il trouverait les personnages trop raides et les coloris trop vifs. Mrs Strange avait pourtant le génie pour saisir les expressions du visage et les attitudes, pour trouver charme et esprit aux situations les plus banales. Il y a, dans ses peintures, quelque chose à la fois de vivant et de ravissant qui… – Strange s’interrompit et garda un moment le silence. – Que disais-je ? Ah, oui ! Le dessin donne des habitudes d’observation qui seront toujours utiles. Prenez ce porche, par exemple…

Le valet tourna les yeux vers le porche.

— … Aujourd’hui, il fait froid et sombre, il pleut. Il y a très peu de lumière et donc pas d’ombres. On s’attendrait à ce que l’intérieur de ce porche soit obscur, ténébreux. On ne s’attend pas à ce que cette ombre soit là. Je parle de la grande ombre qui va de droite à gauche, laissant la partie gauche du porche dans le noir le plus total. Non, cette ombre est très bizarre. Elle n’est pas un phénomène naturel.

Le valet jeta alors un coup d’œil vers le cocher en quête d’aide, mais celui-ci était déterminé à ne pas s’en mêler et détourna la tête.

— Je vois, monsieur, dit le valet.

Strange continuait à considérer le porche avec la même expression songeuse.

Puis il appela :

— Childermass ! Est-ce bien toi ?

Pendant un moment, il ne se passa rien, puis l’ombre noire à laquelle Strange avait tant trouvé à redire bougea. Elle se détacha du porche tel un drap mouillé que l’on arrache d’un lit et, ce faisant, elle se modifia, se transforma, rapetissa et se métamorphosa en un homme : John Childermass.

Childermass eut son petit sourire désabusé.

— Eh bien, monsieur, je ne pouvais pas espérer me dérober plus longtemps à vos regards.

Strange renifla avec dédain.

— Je vous ai attendu la semaine dernière, et même avant. Où étiez-vous donc ?

— Mon maître ne m’a dépêché qu’hier.

— Et comment va votre maître ?

— Oh ! mal, monsieur, très mal. Il est assailli de rhumes, de migraines et de tremblements dans les membres. Tous ses symptômes habituels quand on le chagrine. Et personne ne le chagrine plus que vous.

— Vous me voyez ravi de l’entendre.

— À propos, monsieur, je voulais vous dire, j’ai de l’argent pour vous à Hanover-square. Vos honoraires du ministère des Finances et de celui de la Marine pour le dernier trimestre de 1814.

Strange écarquilla les yeux de surprise.

— Norrell a réellement l’intention de me laisser toucher ma part ? J’avais cru cet argent perdu pour de bon.

Childermass sourit une nouvelle fois.

— Mr Norrell n’est au courant de rien. Dois-je vous porter l’argent ce soir ?

— Certainement. Je ne serai pas chez moi, mais remettez-le à Jeremy. Dites-moi, Childermass, je suis curieux. Norrell sait-il que vous vous promenez en vous rendant invisible et en vous transformant en ombre ?

— Oh, j’ai glané un brin de technique ici et là. Cela fait vingt-six ans que je suis au service de Mr Norrell. Il eût fallu que je sois vraiment obtus pour ne rien avoir appris du tout.

— Certes. Néanmoins, ce n’est pas ce que je vous ai demandé. Norrell le SAIT-IL ?

— Non, monsieur. Il a des soupçons, mais préfère ne pas savoir. Un magicien qui passe son existence dans une pièce pleine de livres doit avoir quelqu’un pour courir le monde à sa place. Il y a des limites à ce qu’on peut trouver dans un bassin d’argent, vous le savez bien.

— Hum ! Enfin, allez, mon vieux ! Regardez ce pour quoi vous avez été envoyé !

La maison avait l’air déserte, presque abandonnée. Ses fenêtres et sa peinture étaient très sales, et les volets tous posés. Strange et Childermass attendirent sur le trottoir pendant que le valet toquait à la porte. Strange avait son parapluie. Quant à Childermass, il était parfaitement indifférent à la pluie qui tombait sur lui.

Il ne se passa rien pendant un certain temps. Puis quelque chose incita le valet à baisser les yeux vers la courette sous le perron, et il entama la conversation avec quelqu’un que nul autre que lui ne voyait. Qui que fût cette personne, le valet de Strange n’en faisait pas grand cas : son froncement de sourcil, sa manière de se tenir, les deux poings sur les hanches, le ton sur lequel il l’admonestait trahissaient la plus vive impatience.

Au bout d’un moment, une servante très petite, très sale, très craintive, vint leur ouvrir. Jonathan Strange, Childermass et le valet entrèrent ; ils lui jetèrent tous un coup d’œil au passage, et la pauvre créature fut saisie de peur d’être examinée par tant de personnages, si grands et si imposants.

Strange ne prit pas la peine de se faire annoncer – cela semblait trop improbable de parvenir à convaincre la petite souillon de s’en charger. Finalement, ordonnant à Childermass de le suivre, Strange gravit l’escalier en courant et pénétra directement dans une des pièces. Là, dans le clair-obscur créé par de nombreuses chandelles qui brûlaient dans une sorte de brouillard – car la bâtisse paraissait produire son propre climat –, ils trouvèrent le graveur, M. Minervois, et son assistant, M. Forcalquier.

M. Minervois n’était pas grand, il était même d’une stature plutôt frêle. Il avait les cheveux longs, aussi fins, aussi sombres, satinés et luisants qu’un écheveau de soie brune. Ils lui arrivaient aux épaules et lui retombaient sur le front chaque fois qu’il se penchait sur son travail, c’est-à-dire quasiment tout le temps. Ses yeux aussi étaient remarquables : grands, doux et bruns, dénotant les origines méridionales de leur propriétaire. Le physique de M. Forcalquier offrait un contraste frappant avec le charme indéfinissable de son maître. Il possédait un visage anguleux aux yeux creux, un crâne rasé couvert d’un duvet translucide. Pourtant, malgré son aspect cadavérique, presque squelettique, il était de nature très courtoise.

Ils étaient tous deux des réfugiés venus de France, mais la distinction entre un réfugié et un ennemi était par trop subtile pour la population de Spitalfields. M. Minervois et M. Forcalquier étaient connus partout comme « les espions français ». Ils souffraient beaucoup de cette injuste réputation : des bandes de filles et de garçons de Spitalfields passaient le plus clair de leurs vacances à guetter le passage des deux Français pour les rosser et leur faire mordre la poussière, un élément dont Spitalfields était particulièrement riche. D’autres jours, les voisins des Français se soulageaient à coups d’airs bourrus et de huées et refusaient de leur vendre tout article dont ils pouvaient avoir besoin ou envie. Strange s’était déjà rendu utile en servant de médiateur entre M. Minervois et son propriétaire, et en amenant ce dernier, à force d’arguments, à mieux comprendre le caractère et la situation de M. Minervois – sans oublier d’envoyer Jeremy Johns dans toutes les tavernes des environs boire du gin et lier conversation avec les autochtones pour faire savoir à la ronde que les deux Français étaient les protégés d’un des deux magiciens d’Angleterre. « Et, disait Strange, levant un doigt pour lui faire la leçon, s’ils répondent que Norrell est le plus grand des deux, vous pouvez laisser glisser, à condition de préciser que j’ai le caractère plus vif et que je suis grandement plus sensible aux affronts essuyés par mes amis. » M. Minervois et M. Forcalquier savaient gré à Strange de ses efforts, mais, en d’aussi mornes circonstances, ils avaient découvert que leur meilleur ami était le cognac, qu’ils ingurgitaient toute la journée avec une régularité d’horloge.

Ils restaient barricadés dans leur maison d’Elder-street. Les volets étaient fermés nuit et jour pour faire pièce à l’inhospitalité de Spitalfields. Ils vivaient et travaillaient à la lueur des chandelles et avaient depuis longtemps rompu toutes relations avec les horloges. Ayant l’impression qu’on était en pleine nuit, ils furent plutôt surpris de voir Strange et Childermass. Ils avaient une seule domestique, la petite orpheline aux yeux grands comme des assiettes, qui ne les comprenait pas et avait très peur d’eux, et dont ils ne connaissaient pas le nom. À leur manière, désinvolte et hautaine, cependant, les deux hommes étaient gentils à son égard et lui avaient donné une petite chambre pour elle toute seule, avec un lit de plume et des draps de fil – si bien qu’elle pensait que la lugubre demeure était un paradis. Son principal devoir était de leur apporter de quoi manger, du cognac et de l’opium – provisions qu’ils partageaient ensuite avec elle : ils gardaient le cognac et l’opium pour leur usage personnel et lui laissaient les trois quarts des victuailles. Elle allait aussi leur chercher de l’eau et la chauffait pour leurs bains et leur rasage, car tous deux étaient assez vaniteux. En revanche, ils étaient indifférents à la saleté ou au désordre de leurs appartements, ce qui était tout aussi bien : en effet, la petite orpheline s’y connaissait autant en soins du ménage qu’en hébreu ancien.

Des feuilles de papier épais et des macules recouvraient toutes les surfaces existantes. Des plats en étain contenaient de vieux rogatons de fromage, des crayons et des bouts de fusain s’entassaient dans des pots. Un vieux pied de céleri avait cohabité avec le fusain trop longtemps et dans une trop grande promiscuité pour son bien. Des gravures et des dessins étaient épinglés directement sur le moindre pouce carré du lambris et du papier peint foncé et crasseux – dont un de Strange particulièrement bon.

Une petite cour noire de suie derrière la maison abritait un pommier qui avait été autrefois un arbre campagnard – jusqu’à ce que la grisaille londonienne eût fini par grignoter tous ses charmants voisins verdoyants. Une fois, dans un accès de zèle, un pensionnaire inconnu de la maison avait cueilli toutes les pommes de l’arbre et les avait disposées sur les rebords de fenêtre, où elles se trouvaient déjà depuis plusieurs années : de l’état de vieux fruits, elles étaient passées à celui de cadavres boursouflés et, enfin, de purs fantômes de pommes. Une odeur très prononcée régnait en ce lieu : un mélange d’encre, de papier, de charbon de mer, de cognac, d’opium, de pommes en putréfaction, de suif, de café, l’ensemble pimenté du fumet unique dégagé par deux hommes qui travaillaient nuit et jour dans un espace confiné et qui au grand jamais ne se seraient risqués à ouvrir une fenêtre.

La vérité était que Minervois et Forcalquier oubliaient souvent qu’il existait des lieux comme Spitalfields ou la France sur la face de la Terre. Ils vivaient des jours d’affilée dans le petit univers des gravures conçues pour le livre de Strange ; or celles-ci étaient vraiment des curiosités.

Elles représentaient de grands couloirs, taillés dans les ombres plus que dans tout autre matériau. D’obscures ouvertures dans les murs suggéraient encore d’autres couloirs, de sorte que les gravures paraissaient rendre l’intérieur d’un labyrinthe ou d’un lieu de ce genre. Sur certaines, on voyait de larges marches dévalant vers de ténébreux canaux souterrains. Des dessins montraient une vaste et sombre lande, où serpentait une route abandonnée. Le spectateur paraissait contempler ce décor d’une grande hauteur. Loin, très loin sur cette route se détachait une ombre – rien de plus qu’une éraflure à la surface, plus claire, de la chaussée – trop lointaine pour distinguer un homme, une femme ou un enfant, ou un être humain en général, mais sa présence au milieu de cet espace désertique était mystérieusement inquiétante.

Une image figurait une esquisse de pont solitaire qui enjambait un immense abîme vaporeux – peut-être le ciel – et, bien que le pont fût bâti de la même pierre massive que les couloirs et les canaux, de petits escaliers descendaient en colimaçon sur chacun de ses côtés, accrochés à ses énormes piles. Ces escaliers étaient des structures d’aspect fragile, construites avec beaucoup moins d’art que le pont ; il y en avait une quantité qui dégringolaient dans les nuages vers Dieu savait où.

Strange, dont la concentration rivalisait avec celle de Minervois, se pencha sur ces curiosités, émettant tour à tour doutes, critiques et propositions. Strange et les deux Français se parlaient en français. À la vive surprise de Strange, Childermass les entendait parfaitement et posa même une ou deux questions à Minervois dans sa langue maternelle. Malheureusement, le français de Childermass était si déformé par l’accent épais de son Yorkshire natal que Minervois ne le comprit pas et demanda à Strange si Childermass était hollandais.

— Certes, fit observer Strange à Childermass, ils ont trop latinisé ces décors – les rendant trop proches des œuvres de Palladio et de Piranèse. C’est plus fort qu’eux, le prix de leur formation. On ne peut pas changer sa formation, savez-vous ? Comme magicien, je ne serai jamais tout à fait Strange… Ou, du moins, pas Strange seulement, il y a trop de Norrell en moi.

— Alors, c’est là ce que vous avez vu sur les routes du Roi ? s’enquit Childermass.

— Oui.

— Et quel est le pays enjambé par le pont ?

Strange jeta un regard ironique à Childermass.

— Je ne sais point, magicien. À votre avis ?

Childermass leva les épaules.

— Je présume que c’est le pays des fées.

— Peut-être. Néanmoins, je commence à penser que ce que nous appelons le pays des fées est probablement composé de nombreuses contrées. On pourrait aussi bien dire « Ailleurs » et voilà !

— Ces lieux sont-ils éloignés ?

— Non. Je m’y suis rendu en venant de Covent-garden et je les ai tous vus en l’espace d’une heure et demie.

— La technique de magie était-elle difficile ?

— Non, pas vraiment.

— Et me l’expliquerez-vous ?

— Avec la meilleure volonté du monde. Il faut un sort de révélation – j’ai utilisé le Doncaster. Et un autre de dissolution, pour faire fondre la surface du miroir. Il existe une infinité de sorts de dissolution dans les livres que j’ai consultés, mais, autant que je sache, ils sont tous inefficaces, si bien que j’ai été contraint d’en improviser un. Je puis vous le noter par écrit si vous le souhaitez. Enfin, on doit insérer ces deux sorts dans un sort d’exploration majeur. C’est important, sinon je ne vois pas comment on pourrait jamais repasser de l’autre côté. – Strange marqua une pause et regarda Childermass. – Vous me suivez ?

— Parfaitement, monsieur.

— Bon. – Après un bref silence Strange reprit : – N’est-il pas temps, Childermass, que vous quittiez le service de Mr Norrell pour me rejoindre ? Ces sornettes de serviteur ne sont plus de mise. Vous seriez mon élève et mon assistant.

Childermass se mit à rire.

— Ha, ha ! Je vous remercie, monsieur, je vous remercie. Mr Norrell et moi n’en avons pas fini l’un avec l’autre. Pas encore. Et, au reste, je crois que je serais un très mauvais élève. Pire que vous !

Strange, souriant, médita un moment.

— C’est là une bonne réponse, déclara-t-il à la fin, mais pas tout à fait assez bonne, j’en ai peur. Je ne crois pas que vous puissiez être sincèrement du bord de Norrell. Un seul magicien en Angleterre ! Une seule opinion sur la magie ! Vous n’êtes tout de même pas d’accord avec cela ! Vous avez au moins autant l’esprit de contradiction que moi. Pourquoi ne pas venir jouer au contradicteur avec moi ?

— Alors, je serai obligé d’être d’accord avec vous, monsieur, n’est-ce pas ? Je ne sais comment cette histoire entre vous et Norrell se terminera. J’ai interrogé mes cartes. La réponse oscille entre deux partis. Ce qui nous attend est trop complexe pour que les cartes donnent une explication claire, et je ne parviens pas à trouver la bonne question à leur poser. Je vais vous dévoiler mes projets, je vais vous faire une promesse. Si vous échouez et que Mr Norrell gagne, alors je quitterai son service. Je défendrai votre cause, m’opposerai à lui de toutes mes forces et trouverai des arguments pour le fâcher… Et il y aura encore deux magiciens en Angleterre et deux opinions sur la magie. Mais, s’il devait échouer et vous l’emporter, je ferai la même chose contre vous. Ma réponse vous convient-elle ?

Strange sourit.

— Oui, elle me convient. Retournez chez Mr Norrell et faites-lui mes compliments. Dites-lui que j’espère qu’il sera content des réponses que je vous ai données. S’il souhaitait savoir quoi que ce soit d’autre, vous me trouverez chez moi demain aux alentours de quatre heures.

— Je vous en sais gré, monsieur. Vous vous êtes montré très franc et très ouvert.

— Et pourquoi me serais-je montré différent ? Norrell aime faire des cachotteries, pas moi ! Je ne vous ai rien appris qui ne soit déjà dans mon livre. Dans un ou deux mois, tous les hommes, les femmes et les enfants du royaume seront en mesure de le lire et de se forger leur opinion. Je ne vois vraiment pas par quel moyen Norrell pourrait l’empêcher.

49 Folie et sauvagerie

Mars 1816

Quelques jours après sa visite chez les graveurs, Strange convia à dîner Sir Walter Pole et Lord Portishead. Si ces messieurs avaient déjà dîné avec Strange en maintes occasions, ils revenaient pour la première fois dans sa maison de Soho-square depuis la mort de Mrs Strange. Ils trouvèrent les lieux bien changés. Strange était retourné à ses anciennes habitudes de célibataire. Les tables et les sièges disparaissaient sous des monceaux de documents. Des chapitres inachevés de son livre traînaient dans tous les coins de la maison ; dans le salon, il avait même pris des notes sur le papier peint.

Sir Walter entreprit d’ôter une pile de livres d’un fauteuil.

— Non, non ! hurla Strange. Surtout ne les déplacez pas ! Ils sont rangés dans un ordre précis.

— Où dois-je m’asseoir ? s’enquit Sir Walter avec un brin de perplexité.

Strange émit un léger son exaspéré, comme si la requête était des plus déraisonnables. Mais il déplaça ses livres ; une seule fois, il se laissa distraire au cours de l’opération et se mit à lire l’un d’eux. Dès qu’il eut parcouru le passage deux fois et consigné une note sur le papier peint, il fut de nouveau en mesure de s’occuper de ses hôtes.

— Je suis très heureux de vous revoir chez moi, monsieur, dit-il à Portishead. J’ai interrogé tout le monde sur Norrell. Autant, je pense, qu’il s’est enquis de moi. J’espère que vous avez beaucoup de choses à m’apprendre.

— Je pensais vous avoir déjà tout raconté, intervint Sir Walter d’un ton plaintif.

— Oui, oui. Vous m’avez dit en quels lieux Norrell s’était rendu, avec qui il s’était entretenu et dans quelle estime il était tenu par tous les ministres, mais je parle de MAGIE à Sa Seigneurie. Or ce que vous comprenez à la magie tiendrait à peine…

— … sur un pouce carré de papier peint ? suggéra Sir Walter.

— Tout à fait. Allez, monsieur. Dites-moi. Quelles ont été les occupations de Mr Norrell ces derniers temps ?

— Eh bien, répondit Lord Portishead, à la requête de Lord Liverpool il a travaillé à un procédé magique pour nous aider à nous prémunir contre toute future évasion de Napoléon Bonaparte… Et puis il a étudié les Discours sur le Royaume des lumières et le Royaume des ténèbres. Il croit avoir fait certaines découvertes.

— Quoi donc ? s’écria Strange, alarmé. Une interprétation inédite des Discours[157] ?

— Quelque chose qu’il a trouvé à la page 72 de l’édition de Cromford. Une nouvelle application du sort pour « conjurer la mort ». Je ne saisis pas très bien[158], mais Mr Norrell semble penser que le principe pourrait être adapté afin de guérir certains maux chez les hommes et les animaux… En conjurant le mal de sortir du corps, comme s’il était un démon.

— Ah, cela ! s’exclama Strange avec soulagement. Oui, oui ! Je vois ce dont vous voulez parler maintenant. J’ai établi ce lien en juin dernier. Alors Norrell vient seulement d’y aboutir, n’est-ce pas ? Oh, excellent !

— Beaucoup ont été surpris qu’il n’ait pas pris un autre élève après vous, continua Lord Portishead. Et je sais qu’il a reçu une quantité de candidatures. Mais il n’en a accepté aucune. De fait, je ne crois pas qu’il ait parlé aux jeunes gens en question ou répondu à leurs lettres. Ses critères sont très astreignants et personne ne vous arrive à la cheville, monsieur.

Strange sourit.

— Enfin, les choses se passent exactement comme je m’y attendais. Il supporte difficilement l’existence d’un second magicien. Un troisième serait son arrêt de mort. J’aurai bientôt le dessus. Dans la bataille dont l’issue décidera de l’orientation de la magie anglaise, les partis en cause seront de force très inégale. Un seul magicien norrellien sera face à des dizaines de magiciens strangiens. Ou, tout au moins, autant que je pourrai en former. Je songe à établir Jeremy Johns comme une sorte d’anti-Childermass. Il pourrait parcourir le pays pour aller voir tous ceux que Norrell et Childermass ont détournés de l’étude de la magie. Lui et moi pourrions les y ramener. Je me suis déjà entretenu avec plusieurs de ces jeunes gens. Deux ou trois sont très prometteurs. Le fils cadet de Lord Chaldecott, Henry Purfois, a lu une collection d’ouvrages sur la magie de quatrième ordre et de biographies de magiciens de cinquième ordre. Cela rend sa conversation un tantinet ennuyeuse, mais on ne peut guère l’en blâmer, le drôle ! Ensuite, il y a William Hadley-Bright, l’un des aides de camp* de Wellington à Waterloo, et un drôle de petit homme, un certain Tom Levy, qui pour l’heure est employé comme professeur de danse à Norwich.

— Professeur de danse ? répéta Sir Walter en fronçant le sourcil. Est-ce là le type de personnage que nous devrions encourager à embrasser la magie ? N’est-ce pas une profession qui devrait être réservée aux gentlemen ?

— Je ne vois pas pourquoi. D’ailleurs, je préfère Levy à tous les autres. C’est la première personne que j’ai rencontrée en des années qui considère la magie comme une source de plaisir… Il est aussi le seul des trois à s’être débrouillé pour assimiler des rudiments de magie pratique. Grâce à lui, ce chambranle de fenêtre, là-bas, s’est couvert de branches et de feuillages. Vous vous demandiez sans doute la raison de ce singulier état de fait.

— Pour être franc, répliqua Sir Walter, la pièce contient tant de curiosités que je ne l’avais pas remarqué.

— Bien entendu, Levy ne voulait pas que les choses restassent ainsi, expliqua Strange. Seulement, après avoir réussi sa manipulation, il n’a pu revenir en arrière, et moi non plus. J’imagine que je dois demander à Jeremy de trouver un menuisier pour réparer ma fenêtre.

— Je suis content que vous ayez trouvé autant d’émules qui vous agréent, déclara Sir Walter. C’est de bon augure pour la magie anglaise.

— J’ai reçu également plusieurs candidatures de demoiselles, ajouta Strange.

— De demoiselles ! s’exclama Lord Portishead.

— Bien sûr ! Il n’y a aucune raison pour que les femmes n’étudient pas la magie. Il s’agit là encore d’une des erreurs de Norrell.

— Hum ! Elles pleuvent en ce moment, remarqua Sir Walter.

— Qu’est-ce qui pleut ?

— Les erreurs de Norrell.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Rien, rien du tout ! Ne vous fâchez pas. Néanmoins, je note que vous ne parlez pas de prendre des dames pour élèves.

Strange soupira.

— N’y voyez que des raisons pratiques. Pas plus. Un magicien et son élève doivent passer beaucoup de temps ensemble, à lire et à discuter. Si Arabella n’était pas morte, alors je crois que j’aurais pris des élèves féminines. À présent, je serais forcé de compter avec des chaperons et toutes sortes de désagréments pour lesquels je n’ai aucune patience. Mes recherches personnelles doivent passer en premier.

— Et quelle nouvelle magie avez-vous l’intention de nous montrer, monsieur Strange ? s’enquit Lord Portishead avec empressement.

— Ah ! Je suis content que vous me posiez cette question ! J’y ai beaucoup réfléchi. Si le renouveau de la magie anglaise doit continuer – ou plutôt s’il ne doit pas demeurer sous la seule férule de Gilbert Norrell – alors je dois apprendre quelque chose de neuf. Seulement la nouveauté en magie ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Je pourrais toujours parcourir les routes du Roi et tenter d’atteindre ces pays où la magie est la règle générale plutôt que l’exception…

— Mon Dieu ! s’exclama Sir Walter. Plus jamais cela ! Êtes-vous devenu fou ? Je croyais que nous étions convenus que les routes du Roi étaient bien trop dangereuses pour justifier…

— Oui, oui ! Je connais vos opinions. Vous m’avez suffisamment sermonné sur le sujet. Mais vous ne me laissez pas finir ! Je cite seulement des possibilités. Je ne parcourrai pas les routes du Roi. J’avais donné ma parole à ma… à Arabella que je n’irais pas[159].

Il s’écoula un silence. Strange soupira ; sa physionomie s’assombrit. Manifestement, il pensait à quelque chose ou à quelqu’un d’autre.

Sir Walter reprit doucement :

— J’ai toujours eu la plus haute considération pour le jugement de Mrs Strange. Vous ne sauriez mieux faire que de suivre son conseil. Strange, je comprends votre point de vue – certes, vous souhaitez innover dans la magie, tout savant le souhaiterait – cependant la seule voie sûre pour apprendre la magie n’est-elle pas celle des livres ?

— Je n’ai aucun livre ! se récria Strange. Seigneur ! Je promets d’être aussi doux et casanier qu’une vieille fille si le gouvernement veut bien passer une loi spécifiant que Norrell doit m’ouvrir sa bibliothèque ! Mais comme le gouvernement ne me rendra pas ce service, je n’ai d’autre choix que d’accroître mes connaissances par mes propres moyens.

— Alors, que ferez-vous ? demanda Lord Portishead.

— Appeler une fée, répondit vivement Strange. Je me suis déjà livré à plusieurs tentatives.

— Mr Norrell n’a-t-il pas posé en règle générale qu’en appeler aux fées est hasardeux ? s’inquiéta Sir Walter.

— Il n’y a pas grand-chose que Mr Norrell ne tienne pour hasardeux, rétorqua Strange d’un ton irrité.

— C’est vrai.

Sir Walter était satisfait. Après tout, le recours aux fées était une branche de la magie anglaise établie depuis longtemps. Tous les Auréats l’avaient pratiqué, et tous les Argentins en avaient rêvé.

— Êtes-vous sûr que ce soit possible, monsieur ? demanda Lord Portishead. La majorité des autorités s’accordent à dire que les fées ne visitent plus guère l’Angleterre.

— C’est là en effet l’opinion la mieux partagée, oui, acquiesça Strange, mais je suis quasi certain d’avoir côtoyé l’une d’elles en novembre 1814, un mois ou deux avant que Norrell et moi ne nous séparions.

— Vraiment ! s’exclama Lord Portishead.

— Vous ne nous en avez jamais parlé, dit Sir Walter.

— J’étais dans l’impossibilité d’en parler plus tôt. Ma condition d’élève de Norrell exigeait que je n’en soufflasse mot. La moindre allusion à une pareille rencontre eût suscité l’ire de Norrell.

— À quoi ressemblait-elle, monsieur Strange ? reprit Lord Portishead.

— À quoi ressemblait-il, car c’était un garçon-fée ! Je ne sais pas. Je ne l’ai pas vu, je l’ai entendu. Il jouait de la musique. Quelqu’un d’autre était présent qui, je crois, l’entendait et le voyait. Bon, songez aux avantages qu’il y a à fréquenter un tel être ! Aucun magicien, mort ou vivant, ne pourrait m’instruire davantage. Les fées sont la source de tout ce que nous, magiciens, désirons. La magie est une qualité innée chez elles ! Quant aux inconvénients, eh bien, il en reste un, toujours le même, que j’ignore comment surmonter. J’ai jeté des sorts par douzaines, mis en pratique tout ce que j’ai lu et entendu dire, pour tenter de rappeler ce garçon-fée, en vain. Je ne saurais absolument pas expliquer pourquoi Norrell dépense tant d’énergie à interdire ce que personne ne peut réaliser. Monsieur, vous ne connaissez pas des charmes pour évoquer les fées, que je sache ?

— Si, quantité, répondit Lord Portishead, mais je suis certain que vous les avez tous déjà essayés, monsieur Strange. Nous comptons sur vous pour reconstruire à notre profit tout ce qui s’est perdu.

— Oh ! soupira Strange. Parfois, je crois que rien ne s’est perdu. En vérité, tout se trouve dans la bibliothèque de Hurtfew.

— Vous disiez qu’une autre personne voyait et entendait le garçon-fée ? reprit Sir Walter.

— Oui.

— Et je présume que cette autre personne n’était pas Norrell ?

— Non.

— Très bien, alors. Et que racontait cette autre personne ?

— Elle, enfin, il était… confus. Il croyait voir un ange et, par suite de son mode de vie et de ses tournures d’esprit, il ne trouvait pas cela aussi extraordinaire que vous pourriez le penser. Je vous prie de m’excuser, la discrétion m’interdit de vous donner davantage de détails.

— Oui, oui ! Très bien ! Votre compagnon a vu la fée. Pourquoi ?

— Oh, je sais pourquoi ! Il avait en lui une qualité très spéciale qui lui permettait de voir les fées.

— Enfin, ne pouvez-vous y recourir aussi d’une façon ou d’une autre ?

Strange médita la question.

— Je ne vois pas comment. Il s’agit d’un pur hasard, comme d’avoir des yeux bleus ou bruns. – Il demeura songeur un moment. – Remarquez, peut-être que non. Vous avez peut-être raison. L’idée n’est pas tellement étrange, quand on y réfléchit bien. Pensez aux Auréats ! Pour ce qui est de la folie et de la sauvagerie, certains d’entre eux étaient proches des fées ! Pensez à Ralph Stokesey et à son serviteur fée, Col-Tom-Blue ! Quand Stokesey était jeune homme, on avait du mal à les distinguer. Peut-être suis-je un magicien trop bien dressé, trop DOMESTIQUE. Mais comment acquérir un brin de folie ? Je croise quotidiennement des insensés dans la rue et je n’ai jamais songé auparavant à me demander comment ils ont perdu la raison. Je devrais peut-être aller errer sur les landes solitaires et les rivages stériles – lieux toujours prisés des aliénés… Dans les romans et les pièces de théâtre, en tout cas. Peut-être l’Angleterre sauvage me rendra-t-elle fou…

Strange se leva pour s’approcher de la fenêtre du salon, comme s’il espérait, de là, pouvoir contempler la sauvage Angleterre – même si tout ce qu’elle montrait était la vue très banale de Soho-square sous une bruine pénétrante.

— Je pense que vous avez peut-être mis dans le mille, Pole.

— Moi ? s’écria Sir Walter, un tantinet alarmé par les conséquences auxquelles menaient ses remarques. Je ne voulais rien suggérer de tel !

— Monsieur Strange, vous n’êtes pas sérieux, plaida l’aimable Lord Portishead. Pour un homme qui possède votre érudition, penser à devenir un… un vagabond. Eh bien, monsieur, voilà une pensée très choquante.

Strange se croisa les bras et jeta un dernier regard sur Soho-square.

— Voyons, répondit-il, je ne sortirai pas aujourd’hui. – Il eut son petit sourire moqueur et parut presque redevenir le Jonathan de jadis. – J’attendrai qu’il cesse de pleuvoir[160].

50 L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise

Avril à septembre 1816

Les amis de Strange étaient contents d’avoir l’assurance qu’il n’avait aucunement l’intention de renoncer à ses confortables demeures, à son coquet revenu et à son personnel de maison pour partir sur les routes, tel un bohémien, contre vents et marées. Ses nouvelles recherches inquiétaient toutefois certains d’entre eux. Ils avaient de bonnes raisons de craindre qu’il n’eût perdu la mesure et ne fût prêt à s’adonner à toutes sortes de magie. Sa promesse à Arabella le tenait pour le moment loin des routes du Roi, pourtant les avertissements de Sir Walter ne suffisaient pas à l’empêcher de parler de John Uskglass et de ses sujets fées, ni d’y songer constamment.

Vers la fin d’avril, les trois nouveaux élèves de Strange, l’honorable Henry Purfois, William Hadley-Bright et Tom Levy, le professeur de danse, s’étaient installés non loin de Soho-square. Quotidiennement, ils se rendaient chez Strange afin d’étudier la magie. Dans l’intervalle entre deux leçons, Strange travaillait à son livre et se livrait à des manipulations magiques pour le compte de l’armée et de la Compagnie anglaise des Indes orientales. Il avait également reçu des demandes d’assistance de la Corporation de Liverpool et de la Société des marchands aventuriers de Bristol.

Que Strange dût encore obtenir des commandes de corps constitués – ou même de quiconque – irritait tellement Mr Norrell qu’il s’en plaignit auprès de Lord Liverpool, le Premier ministre.

Lord Liverpool n’était pas bien disposé.

— Les généraux peuvent faire ce qui leur chante, monsieur Norrell. Le gouvernement ne s’immisce pas dans les affaires militaires, ainsi que vous le savez[161]. Les généraux emploient les talents de magicien de Mr Strange depuis de nombreuses années, et ils ne voient aucune raison d’y renoncer simplement parce que vous et lui vous êtes querellés. Quant à la Compagnie des Indes orientales, on me rapporte que ses administrateurs vous ont sollicité en premier et que vous avez refusé de les aider.

Mr Norrell battit rapidement des paupières.

— Ma mission pour le gouvernement – ma mission pour vous, monsieur le Premier ministre – occupe trop de mon temps. Je ne puis, en conscience, la négliger pour une société privée.

— Et croyez-moi, monsieur Norrell, nous vous en sommes reconnaissants. J’ai à peine besoin de vous dire, toutefois, à quel point les succès de la Compagnie des Indes orientales sont vitaux pour la prospérité de la nation, et combien son besoin d’un magicien est immense. Elle a des flottes entières à la merci des tempêtes et des intempéries ; elle possède de vastes territoires à administrer, et ses armées sont constamment harcelées par des principicules et des bandits indiens. Mr Strange s’est chargé de contrôler la météorologie aux alentours du Cap et dans l’océan Indien, et il nous a prodigué ses conseils sur le meilleur usage de la magie en territoires hostiles. Les administrateurs de la Compagnie anglaise des Indes croient que l’expérience que Mr Strange a acquise en Espagne peut se révéler inestimable. Voilà encore une nouvelle preuve que la Grande-Bretagne a grandement besoin de davantage de magiciens. Monsieur Norrell, aussi diligent que vous soyez, vous ne pouvez être partout à la fois, et nul ne vous le demande. J’apprends que Mr Strange a pris des élèves. Il me serait infiniment agréable d’entendre que vous avez l’intention de l’imiter.

Malgré l’approbation de Lord Liverpool, l’instruction des trois nouveaux magiciens, Henry Purfois, William Hadley-Bright et Tom Levy, avançait avec guère moins de cahots que celle de Strange des années plus tôt, à la différence que, là où Strange avait eu à combattre les formules évasives de Norrell, les jeunes gens étaient continuellement contrariés par l’abattement et l’état fiévreux de leur maître.

Au début de juin, le premier tome de L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise était achevé. Strange le livra à Mr Murray, et ce ne fut une surprise pour personne quand, le jour suivant, il annonça à Henry Purfois, William Hadley-Bright et Tom Levy qu’ils devraient ajourner quelque temps leurs études de magie, étant donné qu’il avait décidé de partir pour l’étranger.

— Je trouve votre projet excellent ! s’écria Sir Walter, dès que Strange l’eut mis au courant. Changement de décor, changement de société. Je ne vous aurais pas prescrit autre chose. Partez, partez !

— Vous ne pensez pas qu’il est trop tôt ? s’enquit Strange avec inquiétude. Je vais laisser Norrell maître de Londres, en quelque sorte.

— Croyez-vous que nous ayons la mémoire si courte ? Eh bien, nous ferons tout notre possible pour ne pas vous oublier en l’espace de quelques mois. D’ailleurs, votre livre sera bientôt publié et cela nous rappellera à tous combien nous avons du mal à nous passer de vous.

— C’est vrai, il y a mon livre. Cela prendra des mois à Norrell pour réfuter quarante-six chapitres, et je serai de retour bien avant qu’il en ait fini.

— Quelle est votre destination ?

— L’Italie, je pense. Les pays du sud de l’Europe ont toujours exercé un puissant attrait sur moi. J’ai souvent été frappé par l’aspect de la campagne quand j’étais en Espagne… Ou, du moins, je crois que je l’aurais trouvé très frappant si celle-ci n’avait été couverte de soldats et de fumée de canon.

— J’espère que vous nous écrirez à l’occasion ? Pour témoigner de vos impressions ?

— Oh ! Je ne vous ménagerai pas. Il appartient au voyageur d’exhaler sa frustration après chaque désagrément en le racontant à ses amis. Attendez-vous à de longues descriptions !

Comme il arrivait souvent à cette époque, l’humeur de Strange s’assombrit brusquement. Son air badin et ironique s’évanouit d’un coup ; il regarda fixement le seau à charbon en fronçant le sourcil.

— Je me demandais si vous…, articula-t-il enfin. C’est-à-dire, j’aimerais vous demander… – Il émit un son d’exaspération devant sa propre hésitation. – Auriez-vous l’obligeance de transmettre à Lady Pole un message de ma part ? Je vous en serais très reconnaissant. Arabella était très attachée à Madame, et je sais qu’elle n’eût pas aimé que je quitte l’Angleterre sans envoyer un message à Lady Pole.

— Certainement. Que dois-je lui dire ?

— Oh ! Simplement transmettez-lui mes vœux sincères de rétablissement. Ce que vous jugerez le mieux. Peu importe les mots, pourvu que vous lui signifiez que ce message vient du mari d’Arabella. Je voudrais que Madame sache que le mari de son amie ne l’a pas oubliée.

— Merci de tout mon cœur, répondit Sir Walter.

Strange avait espéré que Sir Walter le prierait de parler en personne à Lady Pole, mais Sir Walter s’en abstint. Nul ne savait si Madame se trouvait encore dans leur maison de Harley-street. Une rumeur courait en ville selon laquelle Sir Walter l’avait envoyée à la campagne.

Strange n’était pas le seul à désirer partir pour l’étranger. S’expatrier était devenu soudain très à la mode. Depuis beaucoup trop longtemps les Britanniques étaient confinés dans leur île par les guerres napoléoniennes. Depuis trop longtemps ils étaient contraints de satisfaire leur désir de voir de nouveaux horizons et des peuples singuliers par des séjours dans les Highlands écossais, au bord des lacs anglais ou dans les Pennines. À présent que la guerre était finie, ils pouvaient se rendre sur le continent et visiter des montagnes et des rivages d’une nature toute différente. Ils pouvaient voir en personne ces célèbres monuments qu’ils n’avaient contemplés que dans les livres de gravures. Certains allaient aussi à l’étranger, avec l’espoir de trouver la vie moins chère sur le continent que dans leur pays. D’autres partaient pour fuir les dettes ou le scandale, et d’autres enfin, comme Strange, s’exilaient pour trouver une tranquillité que l’Angleterre leur refusait.


Jonathan Strange à John Segundus

« Bruxelles, le 12 juin 1816


« Autant que je sache, je suis en retard d’environ un mois sur Lord Byron[162]. À chaque étape où nous nous arrêtons, nous tombons sur des aubergistes, des postillons, des fonctionnaires, des citoyens, des garçons de café et toutes sortes et qualités de dames dont la cervelle semble encore un tantinet dérangée à la suite de leur bref contact avec monsieur le baron. Et bien que mes compagnons de voyage prennent soin d’informer autrui que je suis cet être abominable, un magicien anglais, je ne suis manifestement rien en comparaison d’un poète anglais. Et partout où je vais, je jouis de la réputation – tout à fait nouvelle pour moi, je vous l’assure – du bon Anglais sans histoire, qui ne fait aucun bruit et ne crée d’ennuis à personne. »


Cette année-là, l’été fut pourri. Ou plutôt il n’y eut pas d’été. L’hiver s’était réinstallé dès août. Le soleil était à peine visible, le ciel couvert de gros nuages gris ; un vent aigre balayait les villes et les récoltes. Des averses de pluie et de grêle, égayées de temps à autre de déchaînements de tonnerre et de foudre, s’abattaient sur l’Europe entière.

Londres était à demi vide. Le Parlement était dissous et ses membres en villégiature dans leurs maisons de campagne, le meilleur endroit pour contempler la pluie. À Londres, Mr John Murray, l’éditeur, était resté en sa demeure d’Albermarle-street. À une autre période, les salons de Mr Murray étaient les plus animés de Londres, courus par les poètes, les essayistes, les critiques et tous les grands hommes de lettres du royaume. Mais les grands hommes de lettres du royaume étaient partis aux champs. La pluie crépitait contre la vitre et le vent sifflait dans la cheminée. Mr Murray remit du charbon sur le feu, puis s’assit à son bureau pour commencer à lire le courrier du jour. Il prenait chaque pli et le levait à hauteur de son œil gauche (le droit étant aveugle).

Ce jour-là, il en trouva deux venant de Genève, en Suisse. La première était de Lord Byron, qui se plaignait de Jonathan Strange, et la deuxième était de Strange, qui se plaignait de Byron. Les deux hommes s’étaient croisés plusieurs fois chez Mr Murray, mais sans avoir jamais fait connaissance jusque-là. Strange avait rendu visite à Byron à Genève quinze jours plus tôt. La rencontre n’avait pas été un succès.

Strange (qui était, pour l’heure, d’humeur à attacher la plus haute valeur au mariage et à tout ce qu’il avait perdu en Arabella) fut troublé par les arrangements domestiques de Lord Byron. « J’ai trouvé monsieur le baron dans sa coquette villa sur les rives du lac. Il n’était pas seul. Il y avait là un autre poète, Shelley, Mrs Shelley et une autre jeune femme – une jeune fille, en fait – qui se fait appeler Mrs Clairmont et dont je n’ai pas bien compris la relation avec les deux hommes. Si vous avez des lumières, ne me les communiquez pas. Était également présent un drôle de jeune homme qui ne cessait de débiter des inepties, un certain Mr Polidori. »

Lord Byron, de son côté, trouva matière à critiquer la tenue vestimentaire de Strange : « Il était en demi-deuil. Sa femme est morte à Noël, n’est-ce pas ? Peut-être croit-il que le noir lui donne un air plus mystérieux, plus magique… »

S’étant mutuellement déplu au premier abord, ils en étaient venus progressivement à se quereller sur la politique. Strange écrivait : « J’ignore comment, nous nous sommes mis aussitôt à parler de la bataille de Waterloo, sujet malheureux puisque je suis le magicien du duc de Wellington, et qu’ils détestent tous Wellington et idolâtrent Napoléon. Mrs Clairmont, avec toute l’impertinence de ses dix-huit ans, m’a demandé si je n’avais pas honte d’avoir été l’instrument de la chute d’un homme aussi sublime. Non, ai-je répondu. »

Byron, lui, écrivait : « C’est un grand partisan du duc de W. J’espère pour votre salut, mon cher Murray, que son livre est plus intéressant que sa personne. »

Strange concluait : « On a une notion si bizarre des magiciens. Ils voulaient que je leur parle des vampyres ! »

Mr Murray fut navré que ses deux auteurs n’aient pas pu mieux s’entendre, mais il réfléchit qu’il n’eût pu en être autrement, étant donné que l’un et l’autre étaient célèbres pour leurs querelles : Strange avec Norrell, et Byron avec quasiment tout le monde[163].

Après avoir fini de lire leurs lettres, Mr Murray songea qu’il devait descendre à la librairie. Il avait imprimé un très grand nombre d’exemplaires de l’ouvrage de Jonathan Strange et brûlait d’impatience de savoir comment il se vendait. La boutique était tenue par un certain Shackleton, qui avait exactement l’apparence qu’on attendait d’un libraire. Il n’eût convenu pour aucune autre sorte de boutiquier – certainement pas pour un mercier ni un marchand de modes, qui se devaient d’être plus élégants que leurs clientes. Comme libraire, il était parfait. Il paraissait sans âge ; maigre, poussiéreux et finement constellé d’encre, il avait un air de grande culture teintée de distraction. Son nez s’ornait de bésicles ; une plume d’oie était coincée derrière son oreille, et une perruque à demi effilochée trônait sur son chef.

— Shackleton, combien de livres de Mr Strange avons-nous vendus aujourd’hui ? demanda Mr Murray.

— Soixante ou soixante-dix exemplaires environ.

— Excellent ! s’exclama Mr Murray.

Shackleton fronça le sourcil et remonta ses bésicles sur son nez.

— Oui, on pourrait le penser, n’est-ce pas ?

— Qu’entendez-vous par là ?

Shackleton décrocha la plume d’oie de son oreille.

— Beaucoup de clients sont venus à deux reprises et ont acheté un exemplaire chaque fois.

— Encore mieux ! À cette vitesse, nous allons rattraper Le Corsaire[164] de Lord Byron ! À cette vitesse, il faudra un second tirage dès la fin de la semaine prochaine ! – Puis, s’étant avisé que le froncement de sourcils de Shackleton n’avait pas diminué, Mr Murray ajouta : – Eh bien, qu’est-ce qui ne va pas ? Ils souhaitent sans doute l’offrir à leurs amis…

Shackleton secoua la tête, de sorte que les cheveux dénoués de sa perruque sautillèrent de-ci de-là.

— C’est bizarre. Je n’ai jamais ouï dire que c’était déjà arrivé.

La porte de la boutique s’ouvrit ; un jeune homme entra. Il était de petite taille et de faible corpulence. Il avait les traits réguliers et, à la vérité, eût été plutôt beau, n’eussent été ses fâcheuses manières. Il était de ces personnages dont les idées sont trop percutantes pour rester confinées dans leur cervelle et qui se répandent dans le monde à la consternation des présents. Il parlait tout seul, et l’expression de son visage changeait sans cesse. En l’espace d’un instant, il eut l’air tour à tour surpris, offensé, résolu et furieux, autant d’émotions qui étaient sans doute les effets des conversations animées qu’il entretenait avec des interlocuteurs imaginaires.

Les boutiques, surtout les boutiques londoniennes, sont souvent dérangées par des aliénés ; Mr Murray et Mr Shackleton furent aussitôt sur leurs gardes. Et leurs soupçons se renforcèrent quand le jeune inconnu fixa Shackleton d’un regard pénétrant de ses yeux bleus en s’écriant :

— Voilà qui s’appelle bien traiter ses clients ! Voilà ce qu’est la distinction ! – Il se tourna vers Mr Murray et s’adressa à lui en ces termes : – Suivez mon conseil, monsieur ! N’achetez pas de livres dans cette officine. Ce sont des menteurs et des voleurs !

— Des menteurs et des voleurs ? répéta Mr Murray. Non, vous vous méprenez, monsieur. Je suis sûr que nous pouvons vous convaincre du contraire.

— Ha ! s’écria le jeune homme en jetant un regard noir à Mr Murray, afin de lui signifier qu’il avait compris que celui-ci n’était pas, ainsi qu’il l’avait d’abord supposé, un simple client comme lui.

— Je suis le propriétaire, expliqua à la hâte Mr Murray. Nous ne volons pas le monde, ici. Expliquez-moi votre affaire et je serai heureux de vous servir dans la mesure du possible. Il doit s’agir d’un malentendu.

Le jeune ne se laissa pas radoucir le moins du monde par les paroles courtoises de Mr Murray.

— Niez-vous, monsieur, cria-t-il, que cet établissement emploie un charlatan de magicien ? Un magicien du nom de Strange ?

Mr Murray commença par objecter que Strange était un de ses auteurs, mais le jeune homme fut incapable de l’écouter jusqu’au bout.

— Niez-vous, monsieur, que Mr Strange ait jeté un sort à ses livres pour les faire disparaître afin qu’on doive en acheter un autre ? Et puis encore un autre ! – Il agita le doigt en direction de Shackleton et prit l’air rusé : – Osez prétendre que vous ne vous souvenez pas de moi !

— Non, monsieur, je m’en garderai. Je me souviens très bien de vous. Vous avez été un des premiers gentlemen à acheter un exemplaire de L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise, puis vous êtes revenu en chercher un autre environ une semaine plus tard.

Le jeune homme écarquilla les yeux.

— J’ai été obligé d’en acheter un autre ! hurla-t-il avec indignation. Le premier avait disparu !

— Disparu ? répéta Mr Murray, perplexe. Si vous avez égaré votre ouvrage, monsieur… vous m’en voyez désolé, néanmoins je ne comprends pas comment le libraire pourrait en être tenu pour responsable.

— Je m’appelle Green, monsieur. Et je n’ai pas égaré mon ouvrage. Il a disparu. Par deux fois. – Mr Green poussa un profond soupir, en homme découvrant qu’il a affaire à des fous et des simples d’esprit. – J’ai rapporté le premier exemplaire chez moi et je l’ai posé sur la table, sur un coffret où je range mon rasoir et mon nécessaire de rasage. – Mr Green fit mine de poser le livre sur le coffret. – J’ai ensuite posé le journal sur le livre et mon bougeoir de cuivre et un œuf au sommet de la pyramide.

— Un œuf ? s’étouffa Mr Murray.

— Un œuf dur ! Mais quand je me suis retourné – moins de dix minutes plus tard ! -, le journal reposait directement sur le coffret et le livre s’était envolé ! Pourtant l’œuf et le bougeoir n’avaient pas changé de place. Alors, une semaine plus tard, je suis revenu acheter un nouvel exemplaire, exactement comme le dit votre employé. Je l’ai emporté à la maison. Je l’ai posé sur le dessus de cheminée, avec le Dictionnaire de chirurgie pratique de Cooper, et j’ai placé la théière dessus. Il s’est trouvé qu’en préparant le thé, j’ai délogé les deux livres, qui sont tombés dans la corbeille à linge sale. Lundi, Jack Boot – mon domestique – a rempli la corbeille. Mardi, la lavandière est passée prendre le linge sale, et quand les draps de lit ont été emportés, le Dictionnaire de chirurgie pratique de Cooper était toujours là, au fond de la corbeille, mais L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise avait de nouveau disparu !

Ces propos, qui suggéraient quelques légères excentricités dans le règlement de la maison de Mr Green, fournissaient l’espoir d’une explication.

— N’auriez-vous pas pu vous méprendre sur l’endroit où vous l’avez posé ? suggéra Mr Shackleton.

— La lavandière l’a peut-être emporté avec vos draps ? proposa Mr Murray.

— Non et non ! déclara Mr Green.

— Quelqu’un pourrait-il l’avoir emprunté ou déplacé ? lança encore Shackleton.

Mr Green parut stupéfié par cette hypothèse.

— Mais qui ? répliqua-t-il.

— Je… je n’en ai aucune idée. Mrs Green ? Votre domestique ?

— Il n’y a pas de Mrs Green ! Je vis seul ! À l’exception de Jack Boot, or Jack Boot ne sait pas lire !

— Un ami, alors ?

Mr Green paraissait prêt à nier avoir jamais eu d’amis.

Mr Murray soupira.

— Shackleton, donnez un nouvel exemplaire à Mr Green et remboursez-lui le deuxième. – À l’adresse de Mr Green il poursuivit : – Je suis content que vous aimiez notre livre au point d’en avoir racheté un autre exemplaire.

— Aimiez ? s’exclama Mr Green, plus ébahi que jamais. Je ne peux pas savoir si je l’aime ou non ! Je n’ai pas eu l’occasion de l’ouvrir.

Après son départ, Mr Murray s’attarda un moment à la librairie pour plaisanter sur les corbeilles à linge sale et les œufs durs, mais Mr Shackleton (qui, en temps normal, était amateur de blagues, comme tout un chacun) ne se dérida pas. Pensif et inquiet, il répéta plusieurs fois qu’il se passait des événements bizarres.

Une demi-heure plus tard, Mr Murray contemplait sa bibliothèque, dans son bureau à l’étage. Levant les yeux, il vit Shackleton.

— Il est de retour, balbutia Shackleton.

— Comment ?

— Green. Il a encore égaré son livre. Il l’avait mis dans sa poche droite, mais le temps qu’il atteigne Great Pulteney-street, celui-ci s’était envolé. Bien entendu, je lui ai dit que Londres était plein de pickpockets, cependant vous devez admettre…

— Oui, oui ! Vous n’allez pas m’ennuyer avec cela maintenant ! l’interrompit Mr Murray. Mon propre exemplaire a disparu ! Regardez ! Je l’ai rangé ici, entre Flim-Flams d’Israeli et Emma[165] de Miss Austen. Vous pouvez voir son emplacement. Que se passe-t-il, Shackleton ?

— C’est de la magie, répondit fermement Shackleton. J’y ai réfléchi et je crois que Green a raison. Un sort doit agir sur les livres et sur nous.

— Un sort ? – Mr Murray ouvrit de grands yeux. – Oui, ce doit être le cas. Jamais auparavant je n’avais approché la magie d’aussi près. Je ne crois pas que je serai pressé de renouveler l’expérience. C’est on ne peut plus inquiétant et désagréable. Comment diable un homme pourrait-il savoir que faire quand rien ne se comporte normalement ?

— Eh bien, répondit Shackleton, si j’étais vous, je commencerais par consulter les autres libraires pour savoir si leurs livres disparaissent aussi. Au moins, nous saurons alors si le problème est général ou limité à nous.

Cela paraissait de bon conseil. Laissant donc la boutique à la garde du commis, Messrs Murray et Shackleton mirent leurs chapeaux et sortirent dans les bourrasques de pluie. Le libraire le plus proche était Edwards & Skittering, à Piccadilly. Arrivés à destination, ils durent s’écarter pour laisser passer un valet en livrée bleue. Il emportait une haute pile de livres du magasin.

Mr Murray eut à peine le temps de penser que le valet et sa livrée lui étaient tous deux familiers que le bonhomme était déjà parti.

À l’intérieur, ils trouvèrent Mr Edwards en grande conversation avec John Childermass. Au moment où Murray et Shackleton entraient, Mr Edwards se retourna avec un air coupable, mais Childermass, lui, était fidèle à lui-même.

— Ah, monsieur Murray ! s’exclama-t-il. Je suis content de vous voir, monsieur. Cela m’épargne une course sous la pluie.

— Que se passe-t-il ? demanda Mr Murray. Que faites-vous ici ?

— Ce que je fais ? Mr Norrell achète quelques ouvrages. Rien de plus.

— Ha ! Si votre maître compte supprimer le livre de Mr Strange en achetant tous les exemplaires, alors il sera déçu. Mr Norrell a beau être un homme riche, sa fortune n’est pas infinie, et je peux imprimer des livres aussi vite qu’il peut les acquérir.

— Non, répliqua Childermass. Vous ne le pouvez pas.

Mr Murray se tourna vers Mr Edwards.

— Robert, Robert ! Pourquoi les laissez-vous vous tyranniser ainsi ?

Le pauvre Mr Edwards avait l’air malheureux comme les pierres.

— Je suis désolé, monsieur Murray, mais les livres disparaissaient tous. J’ai dû rembourser plus de trente clients. Je risquais d’y laisser ma dernière chemise. Mr Norrell m’a alors proposé de reprendre tout mon stock du livre de Strange pour un bon prix. J’ai donc…

— Un bon prix ! s’écria Shackleton, incapable d’en supporter davantage. Un bon prix ? Qu’y a-t-il de bon là-dedans ? J’aimerais bien le savoir. Qui, selon vous, fait disparaître les livres ?

— Exactement ! approuva Mr Murray. – Se tournant vers Childermass, il poursuivit : – Vous n’essaierez pas de nier que tout cela est l’œuvre de Norrell ?

— Non, non. Au contraire Mr Norrell ne demande qu’à reconnaître sa responsabilité. Il a toute une liste de raisons et se fera une joie de les exposer à quiconque voudra bien l’écouter.

— Et quelles sont ces raisons ? s’enquit froidement Mr Murray.

— Oh ! la sorte habituelle, j’imagine, répondit Childermass, pour la première fois légèrement évasif. Une lettre est en préparation, qui vous expliquera tout.

— Et vous croyez que cela puisse me satisfaire, n’est-ce pas ? Une lettre d’excuse ?

— D’excuse ? Je doute que vous obteniez grand-chose en manière d’excuse.

— Je me propose de parler à mon avocat cet après-midi, déclara Mr Murray.

— Naturellement, nous ne nous attendions à rien de moins. Quoi qu’il en soit, il n’est pas dans les intentions de Mr Norrell que vous dussiez perdre de l’argent dans cette affaire. Dès que vous serez en mesure de me fournir les comptes de tout ce que vous avez dépensé pour la publication du livre de Mr Strange, je suis autorisé à vous remettre un billet à ordre équivalent au montant total.

Cette proposition était inattendue. Mr Murray était tiraillé entre son désir d’envoyer à Childermass une réponse bien sentie et la conscience que Norrell le privait de beaucoup d’argent et devait, en toute justice, le dédommager.

Shackleton donna un discret coup de coude à Mr Murray pour lui conseiller de ne pas céder à la précipitation.

— Et mon profit ? demanda Mr Murray, tentant de gagner un peu de temps.

— Ah ! vous souhaitez qu’on prenne aussi cela en considération, n’est-ce pas ? Ce n’est que justice, je pense. Permettez-moi d’en parler à Mr Norrell.

Sur ce, Childermass s’inclina et sortit de la librairie.

Messrs Murray et Shackleton n’avaient aucune raison de s’attarder plus longtemps. Dès qu’ils se retrouvèrent dans la rue, Mr Murray se tourna vers Shackleton.

— Descendons à Thames-street… – c’était l’entrepôt où Mr Murray gardait son stock – et vérifions s’il nous reste des livres de Mr Strange. Ne vous laissez pas rembarrer par Jackson. Exigez qu’il vous les montre. Dites-lui que j’ai besoin de les compter et qu’il doit m’envoyer l’inventaire d’ici à une heure.

Quand Mr Murray eut regagné Albermale-street, il trouva trois jeunes gens flânant dans sa boutique. Ils refermèrent leurs livres dès qu’ils l’aperçurent, l’entourèrent en un instant et se mirent à parler tous à la fois. Mr Murray, naturellement, supposa qu’ils devaient être là pour une démarche identique à celle de Mr Green. Comme deux d’entre eux étaient très grands, et qu’ils manifestaient tous une bruyante indignation, il conçut quelque inquiétude et fit signe à son commis de courir chercher de l’aide. Le commis resta planté là où il était et observa les opérations avec une expression d’intérêt inhabituel.

Certaines exclamations véhémentes des jeunes gens, comme « Affreux coquin ! » ou « Abominable chenapan ! », étaient peu faites pour rassurer Mr Murray. Néanmoins, au bout d’un moment il comprit enfin qu’ils ne l’injuriaient pas lui, mais Norrell.

— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, messieurs, tenta-t-il. Si cela ne vous dérange pas trop, je me demande si vous auriez la bonté de me dire qui vous êtes ?

Les jeunes gens étaient ébahis. Ils croyaient être plus connus que cela ! Ils se présentèrent donc. Il s’agissait des trois élèves attachés au service de Strange : Henry Purfois, William Hadley-Bright et Tom Levy.

William Hadley-Bright et Henry Purfois étaient tous deux grands et agréables de leur personne, tandis que Tom Levy était petit et fluet, avec des cheveux et des yeux sombres. Ainsi qu’il a déjà été noté, Hadley-Bright et Purfois étaient des gentlemen anglais de bonne famille, alors que Tom était un ancien maître de danse dont les ancêtres étaient tous israélites. Par bonheur, Hadley-Bright et Purfois méprisaient de telles distinctions de rang et de lignage. Sachant que Tom était le plus talentueux d’entre eux, ils s’en remettaient à lui sur tous les sujets du savoir magique. Hormis qu’ils l’appelaient par son prénom (alors qu’il leur donnait du « monsieur Purfois » et du « monsieur Hadley-Bright »), et comptaient sur lui pour ramasser les livres qu’ils laissaient dans leur sillage, ils étaient tout à fait disposés à le traiter en égal.

— Nous ne pouvons pas rester assis inactifs pendant que ce scélérat, ce monstre, détruit la grande œuvre de Mr Strange ! déclara Henry Purfois. Donnez-nous quelque chose à faire, monsieur Murray ! C’est là tout ce que nous demandons !

— Et si ce quelque chose pouvait nécessiter de passer un sabre à travers le corps de Mr Norrell, alors tant mieux ! ajouta William Hadley-Bright.

— L’un de vous pourrait-il aller chercher Strange et me le ramener ? demanda Mr Murray.

— Oh, certainement ! Hadley-Bright est votre homme ! s’exclama Henry. Purfois. À Waterloo, il était un des aides de camp* de Wellington, vous savez. Il n’aime rien tant que courir ventre à terre à cheval en tous sens !

— Savez-vous où est allé Mr Strange ? s’enquit Tom Levy.

— Il y a quinze jours de cela, il se trouvait à Genève, répondit Mr Murray. J’ai eu une lettre de lui ce matin. Il peut y être encore. À moins qu’il ne son passé en Italie.

La porte s’ouvrit et Shackleton entra, la perruque constellée de gouttes de pluie, comme s’il l’avait décorée d’innombrables perles de verre.

— Tout va bien, dit-il avec ardeur à Mr Murray. Les livres sont toujours dans leurs balles.

— Vous les avez vus de vos yeux ?

— Oui, assurément. Faire disparaître dix mille ouvrages exige sans doute beaucoup de magie.

— J’aimerais pouvoir être aussi optimiste, intervint Tom Levy. Pardonnez-moi, monsieur Murray, mais, d’après tout ce que j’ai ouï dire sur Mr Norrell, une fois qu’il s’est assigné une tâche, il travaille inlassablement jusqu’à son accomplissement. Je ne crois pas que nous ayons le temps d’attendre le retour de Mr Strange.

Shackleton eut l’air surpris d’entendre quelqu’un se prononcer avec tant d’assurance sur des matières magiques.

Mr Murray présenta à la hâte les trois élèves de Strange.

— Combien de temps pensez-vous que nous ayons ? demanda-t-il à Tom.

— Un jour ? Deux tout au plus ? Assurément pas assez de temps pour trouver Mr Strange et le ramener. Je pense, monsieur Murray, que vous devriez nous passer la main et que nous devrions tenter un sort ou deux pour neutraliser la magie de Norrell.

— Existe-t-il de tels sortilèges ? s’enquit Mr Murray, qui considérait les apprentis magiciens d’un air dubitatif.

— Oh, des centaines ! répondit Henry Purfois.

— Vous en connaissez ? insista Mr Murray.

— Nous connaissons leur existence, nuança William Hadley-Bright. Nous pourrions vraisemblablement en reconstituer un qui soit à peu près acceptable. Quelle excellente chose ce serait si Mr Strange rentrait du continent et que nous ayons sauvé son livre ! Ce succès l’obligerait à ouvrir les yeux, à mon sens !

— Si on appliquait le Truc et le Bidule invisibles de Pale ? suggéra Henry Purfois.

— Je vois ce que vous voulez dire, acquiesça William Hadley-Bright.

— Un procédé du Dr Pale absolument remarquable, expliqua Henry Purfois à Mr Murray. Il inverse un sort et le retourne à l’envoyeur. Les livres de Mr Norrell deviendraient à leur tour vierges ou disparaîtraient ! Ce qu’il mérite amplement, après tout.

— Je ne suis pas certain que Mr Strange serait ravi s’il découvrait à son retour que nous avons détruit la première bibliothèque de magie d’Angleterre, objecta Tom. D’ailleurs, afin d’exécuter le Reflet et la Protection invisibles de Pale, il nous faudrait construire un Quiliphon.

— Un quoi ? s’exclama Mr Murray.

— Un Quiliphon, répéta William Hadley-Bright. Les ouvrages du Dr Pale regorgent de telles machines pour pratiquer la magie. Je crois que, en apparence, il s’agit d’un croisement entre une trompette et une fourchette à rôdes…

— … Et au-dessus il y a quatre globes de métal qui tournent, ajouta Henry Purfois.

— Je vois, murmura Mr Murray.

— La construction d’un Quiliphon nous prendrait trop de temps, décida Tom. Je suggère que nous tournions notre attention vers la Prophylaxis de De Chepe[166]. Cette méthode-là est très rapide à mettre en œuvre et, si l’on s’en tient aux règles, devrait tenir un moment à distance la magie de Norrell… Assez longtemps pour faire parvenir un message à Mr Strange.

À cet instant, la porte s’ouvrit ; un bonhomme d’apparence débraillée avec un tablier de cuir entra dans la librairie. S’apercevant qu’il était la cible de tous les regards, il fut un peu décontenancé. Il esquissa un signe de tête, tendit un bout de papier à Shackleton et se sauva aussitôt.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Mr Murray.

— Un message de Thames-street. Les magasiniers ont ouvert les livres. Ceux-ci sont tous vierges. Il ne reste plus un mot sur aucune page. Je suis désolé, monsieur Murray, mais L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise a disparu.

William Hadley-Bright fourra ses mains dans ses poches et poussa un léger sifflement.

Au fil des heures, il devint clair que pas un seul exemplaire de l’ouvrage de Strange ne demeurait en circulation. William Hadley-Bright et Henry Purfois étaient tous deux pour appeler Norrell sur le pré, jusqu’à ce qu’on leur eût fait remarquer que Mr Norrell était un vieux monsieur, qui prenait rarement de l’exercice et n’avait jamais été vu avec une épée ou un pistolet à la main. En aucun cas, il ne serait équitable ni honorable pour deux hommes dans la fleur de l’âge (dont l’un était militaire) de le provoquer en duel. Hadley-Bright et Purfois s’inclinèrent de bonne grâce devant ces arguments. Néanmoins, Purfois ne put s’empêcher d’embrasser la pièce d’un regard plein d’espoir, en quête d’un personnage aussi décrépit que Mr Norrell. Il considéra Shackleton d’un air méditatif.

D’autres amis de Strange accoururent pour partager la douleur de Mr Murray et exprimer un brin de la fureur qu’ils éprouvaient devant les agissements de Mr Norrell. Lord Portishead se présenta ; il leur donna un résumé de la lettre qu’il avait expédiée à Mr Norrell pour dénoncer leur amitié, puis de celle qu’il avait envoyée à Mr Lascelles pour donner sa démission de rédacteur des Amis de la magie anglaise et annuler son abonnement.

— Dorénavant, messieurs, déclara-t-il aux élèves de Strange, je me considère entièrement comme des vôtres.

Les élèves de Strange assurèrent à Sa Seigneurie qu’il avait pris la bonne décision et n’aurait jamais à le regretter.

À sept heures et demie, Childermass fut de retour. Il pénétra dans la librairie bondée avec autant de componction que s’il allait à l’église.

— Bon, à combien s’élèvent vos pertes, monsieur Murray ? demanda-t-il.

Il sortit son calepin, prit une plume d’oie sur le bureau de Mr Murray et la plongea dans l’encre.

— Rangez votre calepin, monsieur Childermass, répliqua Mr Murray. Je ne veux pas de votre argent.

— Vraiment ? Prenez garde, monsieur, à ne point vous laisser influencer par ces gentlemen. Certains d’entre eux sont jeunes et n’ont aucune responsabilité… – Childermass jeta un regard glacé aux trois élèves de Strange et aux quelques officiers en uniforme qui faisaient le pied de grue dans la boutique. – D’autres sont riches, et cent livres de plus ou de moins ne comptent pas pour eux. – Childermass fixait Lord Portishead. – Mais vous, monsieur Murray, vous êtes un homme d’affaires, et les affaires sont les affaires.

— Ha ! – Mr Murray croisa les bras et regarda triomphalement Childermass de son seul œil valide. – Vous croyez que j’ai désespérément besoin d’argent. Seulement, voyez-vous, ce n’est pas le cas. Des offres de prêts des amis de Mr Strange pleuvent depuis le début de la soirée. Je crois que je pourrais monter une affaire toute neuve si je voulais ! Cependant, je désire que vous vous acquittiez d’un message auprès de Mr Norrell : il paiera au terme – à nos conditions, pas aux siennes. Nous avons l’intention de lui imputer la nouvelle édition. Il paiera pour les réclames du livre de son rival. Cette réparation le peinera davantage que n’importe quoi d’autre, je pense.

— Oh ! Vraiment ! Si cela arrive un jour, riposta sèchement Childermass.

Il se tourna vers la porte. Puis il marqua une pause et, les yeux momentanément rivés sur le tapis, parut avoir un débat intérieur.

— Je vous dirai ceci, reprit-il. Malgré les présentes apparences, le livre n’est pas détruit. J’ai consulté mes cartes et leur ai demandé s’il en restait des exemplaires. Il en reste deux. Strange détient l’un, et Norrell l’autre.


Pendant le mois qui suivit, le Tout-Londres ne parla guère d’autre chose que des incroyables agissements de Mr Norrell. Quant à la question de savoir ce qu’il fallait le plus blâmer – la méchanceté du livre de Mr Strange ou la malveillance de Mr Norrell –, le Tout-Londres était partagé. Ceux qui avaient acheté des exemplaires étaient furieux de la perte de leur livre, et Mr Norrell n’arrangea pas les choses en dépêchant ses domestiques à leur domicile munis d’une guinée (le prix du livre) et de la lettre où il expliquait ses raisons pour le faire disparaître. Bon nombre de gens ne s’en trouvèrent que plus insultés, et certains sommèrent immédiatement leur avocat d’entamer des poursuites contre Mr Norrell[167].

En septembre, les ministres quittèrent leur campagne pour regagner Londres. Naturellement, les menées extraordinaires de Mr Norrell fournirent un des principaux sujets de conversation de leur première rencontre.

— La première fois que nous avons demandé à Mr Norrell d’exercer la magie pour notre compte, dit l’un, nous ne songions aucunement à lui permettre d’introduire ses sortilèges dans la maison d’autrui ni à transformer ses biens. À certains égards, il est dommage que nous ne disposions pas du tribunal magique avec lequel il nous assomme sans arrêt. Comment s’appelle-t-il, déjà ?

— Les Cinque Dragowni, répondit Sir Walter Pole.

— Je présume qu’il doit bien être coupable d’un crime ou d’un autre ?

— Certes ! Mais je n’ai pas la moindre idée duquel. John Childermass doit le savoir, cependant je doute fort qu’il se confie à nous.

— Cela n’a pas d’importance. Plusieurs poursuites judiciaires pour vol sont intentées contre lui.

— Vol ! s’exclama de surprise un autre ministre. Je trouve très choquant qu’un homme qui a rendu de tels services au pays soit poursuivi pour un délit aussi vil !

— Pourquoi ? répliqua le premier. Il l’a voulu !

— Le problème, déclara Sir Walter, c’est que, dès qu’on lui demandera de se défendre, il répondra par une allégation sur la nature de la magie anglaise. Or nul n’est qualifié pour en débattre, hormis Strange. Mon avis est que nous devons nous armer de patience. Nous devons attendre le retour de Strange.

— Ce qui soulève une autre question, dit un autre ministre. Il n’existe que deux magiciens en Angleterre. Comment pouvons-nous décider entre eux ? Qui peut trancher lequel a raison et lequel a tort ?

Les ministres s’entre-regardèrent avec perplexité.

Seul Lord Liverpool, le Premier ministre, demeurait imperturbable.

— Nous les reconnaîtrons comme nous reconnaissons d’autres hommes aux fruits qu’ils portent[168], déclara-t-il.

Les ministres se turent pour méditer sur le fait que les fruits portés pour l’heure par Mr Norrell n’étaient pas très prometteurs : arrogance, vol et malveillance.

Il fut convenu que le ministre de l’Intérieur parlerait à Mr Lascelles en privé et lui demanderait d’aviser Mr Norrell de l’extrême déplaisir du Premier ministre et des autres membres du cabinet devant ses agissements.

Il n’y avait pas grand-chose à ajouter, mais les ministres étaient incapables d’abandonner ce sujet sans se laisser aller à quelques commérages. Ils avaient tous entendu parler de la rupture entre Lord Portishead et Mr Norrell. Sir Walter fut en mesure de leur relater comment Childermass – qui avait paru jusqu’alors vivre dans l’ombre de son maître – s’était dissocié des intérêts de Mr Norrell et avait parlé à l’assemblée des amis de Strange en personne indépendante pour leur assurer que le livre n’avait pas été détruit. Sir Walter poussa un profond soupir.

— Je ne peux m’empêcher d’y voir, sous bien des rapports, un signe pire que tous les autres. Norrell n’a jamais été bon juge en matière d’hommes, et à présent ses meilleurs amis le délaissent : Strange est parti, John Murray et maintenant Lord Portishead. Si Childermass et Norrell se brouillent, il ne restera plus que Henry Lascelles.

Ce soir-là, tous les amis de Strange s’attablèrent pour lui écrire des lettres d’indignation. Celles-ci devaient mettre deux semaines pour atteindre l’Italie, mais Strange tenait si peu en place qu’il allait leur en falloir peut-être deux de plus avant de lui parvenir. Au début, les amis de Strange étaient convaincus que, dès qu’il les aurait lues, il regagnerait sur-le-champ l’Angleterre tout feu tout flamme, prêt à affronter Norrell au prétoire comme dans la presse. Toutefois, en septembre, ils reçurent des nouvelles qui leur laissèrent penser qu’il leur faudrait peut-être s’armer de patience.

Tant qu’il faisait route vers l’Italie, Strange avait paru dans l’ensemble frais et dispos. Sa correspondance était émaillée de plaisantes inepties. Mais il était à peine arrivé là-bas que son humeur avait changé. Pour la première fois depuis la disparition d’Arabella, il n’avait aucun travail pour l’occuper et le distraire de son veuvage. Rien de ce qu’il voyait ne trouvait grâce à ses yeux ; durant quelques semaines, il sembla qu’il ne pût trouver de répit à son chagrin que dans un continuel changement de décor[169]. Au début de septembre, il atteignit Gênes. Trouvant ce lieu un peu plus à son goût que d’autres villes italiennes qu’il avait déjà visitées, il y resta près d’une semaine. Durant cette période, une famille anglaise arriva à l’hôtel où il était descendu. Bien qu’il eût antérieurement exprimé à Sir Walter son intention de fuir la société des Anglais pendant qu’il était à l’étranger, Strange lia connaissance avec cette famille. En un rien de temps, il écrivait à ses correspondants en Angleterre des lettres qui ne tarissaient pas d’éloges sur les manières, l’intelligence et l’amabilité des Greysteel. À la fin de la semaine, il gagna Bologne ; n’y trouvant aucun plaisir, il retourna vite à Gênes pour rester avec les Greysteel jusqu’à la fin du mois, où ils projetèrent de se rendre tous ensemble à Venise.

Naturellement, les familiers de Strange se réjouirent qu’il eût trouvé une agréable compagnie. Ce qui les intrigua le plus dans ses lettres, ce fut plusieurs allusions à la fille de la famille, jeune et pas encore mariée, et dans la société de laquelle, selon les apparences, il se plaisait particulièrement. L’idée vint aussitôt à l’esprit de plusieurs de ses amis : et s’il devait se remarier ? Une jolie jeune femme saurait le guérir de sa mélancolie mieux que tout, et, surtout, elle le détournerait de cette magie sombre et inquiétante à laquelle il tenait tant.


Mr Norrell avait davantage d’épines dans le cœur que Strange. Un gentleman du nom de Knight avait ouvert une école de magie dans Henrietta-street, à Covent-garden. Mr Knight n’était pas un praticien de la magie ni ne prétendait à ce statut. Sa réclame proposait aux jeunes messieurs : « Une Instruction complète dans la Théorie de la Magie et l’Histoire de la Magie Anglaise, fondée sur les principes qui ont guidé notre Premier Magicien, Mr Norrell, dans l’enseignement de son Illustre Élève, Jonathan Strange. » Mr Lascelles avait écrit à Mr Knight une lettre de protestation dans laquelle il affirmait que l’école de Mr Knight ne pouvait aucunement être fondée sur les susdits principes, puisque ceux-ci n’étaient connus que de Mr Norrell et de Mr Strange. Lascelles menaçait Mr Knight de dénoncer son imposture s’il ne démantelait pas immédiatement son école.

Mr Knight avait répondu par une lettre polie dans laquelle il exprimait un tout autre avis. Il affirmait, au contraire, que le système d’instruction de Mr Norrell était connu de tous. Il signalait à l’attention de Mr Lascelles la page 47 du numéro de l’automne 1810 des Amis de la magie anglaise, où Lord Portishead avait déclaré que les seuls fondements pour former d’autres magiciens approuvés par Mr Norrell étaient ceux posés par Francis Sutton-Grove. Mr Knight (qui se définissait comme un fervent admirateur de Mr Norrell) s’était procuré un exemplaire du De generibus artium magicarum anglorum de Sutton-Grove afin de l’étudier. Il profitait de l’occasion pour prier Mr Norrell de bien vouloir lui faire l’honneur de devenir répétiteur invité et de donner des conférences et ainsi de suite. Il s’était proposé d’instruire quatre jeunes gens ; néanmoins, devant l’affluence des candidatures, il avait été dans l’obligation de louer un autre local pour loger les futurs élèves et d’engager des professeurs pour les encadrer. D’autres écoles étaient en projet à Bath, Chester et Newcastle.

Les boutiques étaient presque pires que les écoles. Plusieurs établissements londoniens s’étaient lancés dans la vente de philtres, miroirs magiques et bassins d’argent qui, selon les fabricants, avaient été spécialement conçus pour y condenser des visions. Mr Norrell s’était démené pour mettre un terme à ce commerce, à grand renfort de diatribes dans Les Amis de la magie anglaise. Il avait persuadé les directeurs de toutes les autres publications de magie sur qui il exerçait quelque influence de publier des articles expliquant qu’il n’avait jamais existé de miroirs magiques, et que la magie pratiquée par des magiciens recourant à des miroirs (magie qui n’était, en tout cas, que de celles rarement approuvées par Mr Norrell) se pratiquait à l’aide de miroirs ordinaires. Les accessoires de magie continuaient toutefois à se vendre aussi vite que les commerçants pouvaient les placer sur leurs étagères ; certains d’entre eux envisageaient même de renoncer à leurs autres commerces pour dédier toute leur boutique aux oripeaux de la magie.

51 La famille Greysteel

Octobre à novembre 1816

« Campo Santa Maria Zobenigo, Venise

Jonathan Strange à Sir Walter Pole

« Le 16 octobre 1816


« Nous avons quitté la terraferma à Mestre. Deux gondoles étaient à notre disposition. Miss Greysteel et sa tante devaient monter dans l’une, et le docteur et moi dans l’autre. Mais que mon italien eût manqué de clarté quand je me suis expliqué avec le gondoliero ou que la répartition des cartons et des malles de Miss Greysteel eût imposé un autre arrangement, je ne sais, rien ne s’est passé comme nous l’avions prévu. La première gondole s’éloigna doucement pour traverser la lagune avec tous les Greysteel à son bord, tandis que je me tenais encore sur la rive. Le Dr Greysteel passa la tête au-dehors et rugit des excuses, en brave homme qu’il était, avant que sa sœur ne l’obligeât à se rasseoir. L’incident était le plus trivial qui fût ; pourtant, je ne sais pourquoi, il me déconcerta et, pendant les quelques instants qui suivirent, je fus en proie aux inquiétudes et aux imaginations les plus morbides. Je regardai ma gondole. On a beaucoup glosé, je le sais, sur l’aspect funèbre de ces embarcations – qui tiennent à la fois du cercueil et de la barque. Cependant, une tout autre idée se présenta à mon esprit. Je songeai combien elles ressemblaient aux boîtes d’escamotage de mon enfance, peintes en noir, avec des rideaux également noirs – le genre de boîtes où les illusionnistes glissaient les mouchoirs, les pièces de monnaie et les médaillons des gens de la campagne. Parfois, ces objets ne réapparaissaient plus – ce dont les illusionnistes étaient toujours désolés – « … Les esprits-fées, monsieur, sont des êtres très volages et très contrariants ». Les nourrices et les filles de cuisine que j’ai connues quand j’étais enfant avaient toujours une tante qui connaissait une femme dont le fils du cousin germain avait été enfermé dans une telle boîte pour ne plus jamais reparaître. Planté sur le quai de Mestre, j’eus l’horrible pressentiment que, en arrivant à Venise, les Greysteel ouvriraient la gondole qui aurait dû m’y conduire et la trouveraient vide. Cette chimère s’était si puissamment emparée de moi que je ne pensai à rien d’autre pendant quelques instants. J’en eus vraiment les larmes aux yeux, ce qui, je pense, peut servir à montrer combien j’étais devenu nerveux. Il est risible qu’un homme se mette à redouter d’être sur le point de disparaître. C’était le soir, et nos deux gondoles étaient d’un noir d’encre et tout aussi mélancoliques. Le ciel, toutefois, était du bleu le plus froid, le plus clair qu’on pût imaginer. Il n’y avait pas de vent ou quasiment pas, et la mer reflétait le ciel. Immensités de paisible lumière froide dessus, immensités de paisible lumière froide dessous. Devant nous, la cité, elle, n’était illuminée ni par le ciel ni par la lagune, et semblait une vaste ribambelle de tours et de clochetons en ombres chinoises, toutes percées de minuscules lueurs et posées sur l’onde miroitante. Alors que nous entrions dans Venise, les flots se mirent à grouiller de débris et de détritus – éclats de bois, fétus de paille, peaux d’orange et trognons de chou. Je baissai les yeux et aperçus fugitivement – très fugitivement – une main fantomatique ; je crus vraiment que, du fond de l’eau sale, une femme tentait de se frayer un passage vers le jour. Ce n’était qu’un gant blanc, bien sûr, mais mon effroi, tant qu’il dura, fut très grand. Cependant, vous ne devez point vous tourmenter pour moi. Je suis très occupé à travailler au second tome de L’Histoire et la Pratique et, quand je ne travaille pas, je suis en général avec les Greysteel, qui forment un petit groupe tel que vous les aimez vous-même : gai, indépendant et cultivé. J’avoue être un peu inquiet de ne rien savoir encore de l’accueil qui a été réservé à mon premier tome. Je suis passablement certain qu’il sera un succès triomphal – je sais que, après l’avoir lu, N. est tombé par terre de jalousie, l’écume à la bouche –, je ne puis pourtant m’empêcher de regretter que personne ne me l’ait écrit. »


« Campo Santa Maria Zobenigo, Venise

Jonathan Strange à John Murray

« Le 27 octobre 1816


« … des agissements de Norrell par huit canaux différents. Oh, je pourrais être ulcéré ! Je pourrais, sans doute, m’user, user à la fois mes forces et ma plume dans une longue diatribe, mais dans quel but ? Je choisis de ne pas me laisser gouverner plus longtemps par cet impudent petit bonhomme. Je regagnerai Londres au début du printemps, ainsi que je me l’étais proposé, et nous préparerons une nouvelle édition. Nous prendrons des hommes de loi. J’ai mes amis, tout comme il a les siens. Qu’il explique à la barre (s’il l’ose !) pourquoi il pense que les Anglais sont devenus des enfants et ne savent plus ce que leurs aïeux savaient. Et s’il ose encore retourner sa magie contre moi, nous mettrons en œuvre quelque contre-magie, et nous verrons à la fin qui est le plus grand magicien de notre ère. Je crois, cher Monsieur Murray, que je ne saurais trop vous recommander de procéder à un plus gros tirage que le précédent – ce gâchis a été un des actes de magie les plus notoires de Norrell, et je suis convaincu que le public aimerait voir le livre qui l’y a conduit. À propos, quand vous imprimerez la nouvelle édition, il nous faudra y apporter des corrections ; il reste quelques horribles bourdes. Les chapitres 6 et 42 sont particulièrement fautifs… »


« Harley-street, Londres

Sir Walter Pole à Jonathan Strange

« Le 1er octobre 1816


«… un libraire de Saint Pauls’s Churchyard, Titus Watkins, a imprimé un livre tout à fait absurde et le présente à la vente comme L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise « perdue » de Strange. Lord Portishead dit que la moitié est un plagiat d’Absalom et le reste des inepties. Portishead se demande ce que vous trouverez le plus insultant : la partie Absalom[170] ou les inepties. Bon garçon, Portishead dénonce cette supercherie partout où il va, mais beaucoup se sont déjà laissé attraper et Watkins s’est certainement enrichi. Je suis heureux que vous appréciiez tant Miss Greysteel… »


« Campo Santa Maria Zobenigo, Venise

Jonathan Strange à John Murray

« Le 16 novembre 1816


« Mon cher Murray,

« Vous serez content, je pense, d’apprendre que la destruction de L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise a au moins une conséquence positive : je me suis réconcilié avec Lord Byron. Monsieur le baron n’entend rien aux grandes controverses qui déchirent la magie anglaise en deux partis et s’en moque sincèrement. Cependant, il éprouve le plus profond respect pour les livres. Il m’avise qu’il est constamment sur ses gardes, de peur que votre plume précautionneuse, Monsieur Murray, n’aille altérer certains de ses poèmes et ne rende certains de ses mots les plus « surprenants » un tantinet trop respectables. Lorsqu’il a appris qu’un livre entier avait été magiquement rayé de l’existence par l’ennemi de l’auteur, son indignation a été indescriptible. Il m’a envoyé une longue épître pour décrier Norrell dans les termes les plus vigoureux. De tous les messages que j’ai reçus en cette triste occasion, le sien a ma préférence. Aucun Anglais vivant ne peut égaler monsieur le baron en matière d’insulte. Il est arrivé à Venise voilà une semaine environ, et nous nous sommes rencontrés au Florian[171]. Je confesse avoir été un brin inquiet qu’il n’ait amené cette insolente jeune personne, Mrs Clairmont, mais par bonheur elle ne s’est pas montrée. Apparemment, il l’a congédiée voilà quelque temps. Notre nouvelle amitié a été scellée par la découverte que nous partagions le goût du billard ; j’y joue quand je songe à la magie, et lui s’y adonne quand il compose ses poèmes… »


La lumière du soleil était aussi froide et limpide que la note frappée par un couteau sur un verre en cristal. Sous un tel jour, les murs de l’église Santa Maria Formosa étaient aussi blancs que des coquillages ou des ossements – et les ombres sur les pavés, bleues comme la mer.

La porte de l’église s’ouvrit ; un petit groupe sortit sur le campo. Ces messieurs dames étaient des visiteurs de la ville de Venise qui avaient admiré l’intérieur de l’église, ses autels et ses curiosités. Maintenant qu’ils étaient ressortis à l’air libre, ils étaient enclins à être volubiles ; leurs conversations joyeuses et sonores emplissaient le silence des lieux, ponctué seulement par le clapotis de l’eau. Le Campo Santa Maria Formosa les mettait au comble du ravissement. Ils trouvaient sublimes les façades des maisons, ne tarissaient pas d’éloge à leur sujet. Le triste état de ruine montré par l’ensemble des palais, des ponts et de l’église paraissait les charmer encore davantage. C’étaient des Anglais et, à leurs yeux, le déclin d’autres nations était des plus naturels. Ils appartenaient, en effet, à une race qui avait le bonheur de posséder un jugement si délicat de ses propres talents (et une opinion si indécise de ceux des autres) qu’ils n’eussent pas du tout été surpris d’apprendre que les Vénitiens eux-mêmes étaient totalement ignorants des mérites de leur propre cité… tant que des Anglais ne fussent pas venus leur enseigner qu’elle était magnifique.

Une dame, enfin délivrée de ses transports, se mit à parler du temps avec l’autre dame.

— Savez-vous, ma chère, une chose très étrange : quand nous étions dans l’église, pendant que vous et Mr Strange regardiez les tableaux, j’ai passé la tête par la porte et j’ai cru qu’il pleuvait. J’ai eu très peur que vous ne vous mouilliez.

— Mais non, ma tante ! Vous voyez, les pavés sont parfaitement secs. Il n’y a pas une tache d’eau !

— Enfin, ma chère, j’espère que vous n’êtes pas incommodée par ce vent. Il donne froid aux oreilles. Nous pouvons toujours demander à Mr Strange et à papa de presser un peu le pas si vous ne l’aimez pas.

— Merci, ma tante, je suis parfaitement bien. J’aime cette brise, j’aime l’odeur de la mer. Cela aiguise l’esprit, les sens… Tout. Mais peut-être, ma tante, est-ce vous qui ne l’aimez pas.

— Oh, non, ma chère. Ce genre de chose ne me gêne jamais. Je suis très robuste. Je pense seulement à vous.

— Je le sais bien, ma tante, répondit la demoiselle.

Ladite demoiselle s’était peut-être avisée que le soleil et la brise, qui montraient Venise tellement à son avantage, rendaient ses canaux si bleus et donnaient à ses marbres un éclat si mystique, avaient autant – ou presque autant – d’effet sur sa personne. Rien n’eût pu si bien attirer l’attention sur la transparence du teint de Miss Greysteel que le passage rapide du soleil et de l’ombre sur son visage. Rien non plus ne pouvait mettre davantage en valeur sa robe de mousseline blanche que la brise qui la faisait voler.

— Ah ! reprit la tante, voilà que papa montre à Mr Strange quelque autre nouveauté. Flora, ma chère, n’aimeriez-vous pas aller voir ?

— J’en ai assez vu. Allez-y, ma tante.

La tante s’éloigna donc en toute hâte vers l’autre extrémité du campo, tandis que Miss Greysteel s’engageait à pas lents sur le petit pont blanc qui jouxtait l’église, plantant d’un air maussade la pointe de son ombrelle immaculée entre les dalles blanches et murmurant toute seule : « J’en ai assez vu. Oh ! j’en ai vraiment assez vu ! » La répétition de cette exclamation énigmatique ne parut pas soulager beaucoup son cœur ; en fait, cela ne servit qu’à la rendre plus mélancolique et à lui arracher davantage de soupirs.

— Vous êtes bien silencieuse aujourd’hui, dit soudain Strange.

Elle sursauta. Elle ne s’était pas doutée qu’il était si proche.

— Vraiment ? Je ne m’en étais pas rendu compte.

Elle accorda alors toute son attention au décor qui l’entourait et garda le silence quelques instants. Strange s’adossa au parapet, croisa les bras et lui jeta un regard très intense.

— Silencieuse, réitéra-t-il, et un peu triste, je crois. Aussi dois-je vous divertir, savez-vous ?

Cette déclaration la fit sourire malgré elle.

— Vraiment ? fit-elle.

L’acte même de sourire et de lui parler sembla raviver son chagrin, aussi soupira-t-elle et détourna-t-elle les yeux une nouvelle fois.

— En effet. Chaque fois que je suis mélancolique, vous me tenez des propos enjoués pour me redonner courage. Je dois donc vous appliquer un traitement identique. C’est cela, l’amitié !

— La franchise et l’honnêteté, monsieur Strange. Voilà les meilleurs fondements de l’amitié selon moi.

— Oh ! Vous me jugez cachottier. Je le vois à votre figure. Vous avez peut-être raison, mais je… C’est à… Non, vous avez sans doute raison. Ma profession, j’imagine, n’encourage pas à…

Miss Greysteel lui coupa la parole.

— Je ne voulais pas dénigrer votre profession. Pas du tout. Toutes les professions ont leurs formes particulières de discrétion. C’est entendu, je pense.

— Alors je ne vous comprends pas.

— Cela n’a pas d’importance. Nous devrions rejoindre ma tante et papa.

— Non, attendez, mademoiselle Greysteel, cela ne peut pas aller. Qui d’autre que vous peut me remettre dans le droit chemin si je m’égare ? Dites-moi… Qui puisse abuser, selon vous ?

Miss Greysteel demeura un moment silencieuse puis, un peu à son corps défendant, lança :

— Votre amie d’hier soir, peut-être ?

— Mon amie d’hier soir ! De qui parlez-vous ?

Miss Greysteel eut l’air très malheureuse.

— La jeune femme dans la gondole qui était si impatiente de vous entretenir et n’a pas voulu – pendant une demi-heure entière – laisser parler les autres.

— Ah ! – Strange sourit et secoua la tête. – Non, vous vous êtes sauvée sur une idée fausse. Elle n’est pas mon amie, mais celle de Lord Byron.

— Oh !… – Miss Greysteel s’empourpra légèrement. – Elle m’a paru une jeune personne plutôt agitée.

— Elle n’est pas des plus ravies de la conduite de monsieur le baron. – Strange leva les épaules. – Mais qui l’est ? Elle voulait savoir si j’avais de l’influence sur Sa Seigneurie, et j’ai eu quelque mal à la convaincre qu’il n’existe pas aujourd’hui, pas plus qu’il n’a jamais existé, assez de magie en Angleterre à cet effet.

— Vous êtes offensé.

— Aucunement. Désormais, nous voilà plus proches de cette compréhension mutuelle que vous jugez nécessaire à l’amitié. Acceptez-vous de me serrer la main ?

— Avec la meilleure volonté du monde, répondit-elle.

— Flora ? Monsieur Strange ? appela le Dr Greysteel, s’approchant d’eux à grands pas. Que se passe-t-il ?

Miss Greysteel était un brin confuse. Il était de la plus haute importance pour elle que sa tante et son père aient bonne opinion de Mr Strange. Elle ne voulait pas qu’ils sachent qu’elle l’avait soupçonné d’avoir mal agi. Elle feignit de ne pas avoir entendu la question de son père et se mit à parler avec force de certaines peintures de la Scuola di Giorgio degli Schiavoni qu’elle avait un vif désir d’admirer.

— Ce n’est vraiment pas loin. Nous pourrions y aller maintenant. Vous nous accompagnerez, j’espère ? lança-t-elle à l’adresse de Strange.

Strange lui sourit tristement.

— J’ai du travail qui m’attend.

— Votre livre ? s’enquit le Dr Greysteel.

— Pas aujourd’hui. Je m’efforce de découvrir la magie qui produira un esprit-fée pour me servir d’assistant. J’ai perdu le compte des multiples fois où j’ai tenté l’expérience – et des multiples méthodes utilisées. Et jamais, bien entendu, avec le moindre succès ! Telle est la fâcheuse condition du magicien moderne ! Des charmes qui étaient autrefois considérés comme allant de soi par n’importe quel sorcier mineur d’Angleterre sont aujourd’hui si insaisissables que nous désespérons de jamais les retrouver. Martin Pale avait vingt-huit serviteurs-fées. Je m’estimerais heureux d’en avoir un seul…

— Des fées ? s’exclama tante Greysteel. Mais, de l’avis général, ce sont des créatures malveillantes ! Êtes-vous tout à fait certain, monsieur Strange, que vous souhaitez vous encombrer d’une compagnie aussi embarrassante ?

— Ma chère tante ! s’écria Miss Greysteel. Mr Strange sait ce qu’il fait.

La tante Greysteel était pourtant inquiète ; pour illustrer son point de vue, elle se mit à évoquer une rivière du Derbyshire où elle et le Dr Greysteel avaient grandi. Ce cours d’eau avait été jadis enchanté par des fées, en conséquence de quoi le noble torrent s’était réduit à un aimable ruisseau et, bien que ces faits remontassent à des siècles, la population locale, loin de les avoir oubliés, en était encore indignée. Ses membres parlaient encore des ateliers qu’ils auraient pu ouvrir et des industries qu’ils auraient pu créer si seulement le cours d’eau avait eu assez de débit pour fournir de l’énergie[172].

Strange l’écouta poliment et, quand elle eut fini, il approuva :

— Oui, assurément ! Les fées sont par nature pleines de méchanceté et extrêmement difficiles à contenir. Dussé-je y parvenir, je devrais certainement prendre garde aux fréquentations de mon homme-fée ou de mes fées. – Il jeta un regard à Miss Greysteel. – Cependant, leur pouvoir et leurs connaissances sont tels qu’un magicien ne peut se dispenser de leur aide à la légère… À moins d’être Gilbert Norrell. Toute fée qui a jamais existé possède plus de magie dans la tête, les mains et le cœur que la plus grande bibliothèque de livres de magie qui ait jamais existé ne saurait en contenir[173] !

— Vraiment ? s’étonna la tante Greysteel. Eh bien, voilà qui est remarquable !

Le Dr Greysteel et la tante Greysteel souhaitèrent à Strange de réussir dans sa magie, et Miss Greysteel lui rappela qu’il avait promis de l’accompagner un jour prochain voir un pianoforte qui, avaient-ils ouï dire, était à louer chez un antiquaire installé non loin du Campo San Angelo. Puis les Greysteel vaquèrent aux autres réjouissances de la journée, tandis que Strange regagnait son logis près de Santa Maria Zobenigo.

La plupart des gentlemen anglais qui se rendent de nos jours en Italie composent des poèmes ou des récits de leur voyage, ou encore réalisent des croquis. Les Italiens qui souhaitent louer des gîtes à ces gentlemen seraient bien avisés de leur fournir des chambres où ils puissent s’adonner à ces occupations. Le logeur de Strange, par exemple, avait réservé un réduit sombre tout en haut de sa maison à l’usage de son pensionnaire. Le lieu contenait une vieille table avec quatre griffons sculptés en guise de pieds ; il y avait aussi un fauteuil de capitaine au long cours, un coffre de bois peint tel qu’on pouvait en trouver dans une église et une statue également en bois, haute de deux ou trois pieds, montée sur une colonne. Celle-ci représentait un homme souriant tenant dans la main un objet rond et rouge, qui aurait pu tout aussi bien être une pomme, un pamplemousse ou une balle rouge. On avait du mal à imaginer l’origine de ce monsieur : il était un tantinet trop réjoui pour un saint d’église et pas assez comique pour une enseigne de café.

Strange avait trouvé le coffre humide et moisi ; y renonçant, il avait posé ses livres et ses papiers en tas sur le plancher. Mais il avait trouvé un ami en la statue de bois à laquelle, en travaillant, il adressait sans cesse des commentaires tels que « Quel est ton avis ? », « Doncaster ou Belasis[174] ? Que me suggères-tu ? », « Enfin ? Le vois-tu ? Non ! ». Et même une fois, d’un ton d’extrême exaspération : « Oh ! Tais-toi, veux-tu ? »

Il exhuma un papier sur lequel il avait griffonné un sort. Il remuait les lèvres, comme font les magiciens pour réciter leurs formules magiques. Une fois son invocation terminée, Strange parcourut son réduit du regard, s’attendant à moitié à y trouver un nouveau venu. Mais qui que ce fût qu’il souhaitât voir, il ne vit personne ; il soupira, froissa le papier en boule et le lança à la tête de la statuette de bois. Puis il saisit un autre feuillet – y inscrivit quelques notes – consulta un de ses ouvrages – ramassa à terre le premier bout de papier – le déplia – l’étudia une demi-heure, se tirant les cheveux pendant tout ce temps, le froissa de nouveau et le jeta par la fenêtre.

Une cloche s’était mise à tinter quelque part. Le son, triste et solitaire, évoquait à celui qui l’entendait les étendues sauvages et désolées, les deux obscurs et le néant. Certaines de ces images avaient dû venir à l’esprit de Strange, car il devint distrait et marqua une pause pour jeter un regard par la fenêtre, comme pour se persuader que Venise ne s’était pas brusquement transformée en une ruine déserte et silencieuse. La vue extérieure montrait seulement l’affairement et l’animation habituelle. Le soleil illuminait les flots bleus. Le campo était bourré de monde : gentes dames vénitiennes qui affluaient à Santa Maria Zobenigo ; soldats autrichiens qui flânaient bras dessus, bras dessous, le regard à l’affût ; boutiquiers qui tentaient de leur vendre leurs marchandises ; garçons des rues qui se battaient et demandaient l’aumône ; chats vaquant à leurs secrètes occupations.

Strange retourna à sa tâche. Il ôta sa redingote, puis roula une de ses manches de chemise. Ensuite, il sortit de la pièce et revint avec un couteau et une petite cuvette blanche. Au moyen du couteau, il fit couler un peu de sang de son bras. Il posa la cuvette sur la table et scruta son contenu pour voir si celui-ci était suffisant, mais l’hémorragie avait dû l’affecter plus qu’il ne le croyait : dans un moment de faiblesse, il heurta la table et la cuvette tomba à terre. Il jura en italien (une bonne langue pour jurer !) et chercha des yeux autour de lui un moyen d’étancher le sang.

Par chance, un linge blanc roulé en boule était posé sur la table. C’était une chemise de nuit qu’Arabella avait confectionnée dans les premières années de leur mariage. Sans s’en rendre compte, Strange tendit la main. Il l’avait presque saisie, quand Stephen Black sortit des ténèbres pour lui donner un chiffon. Stephen accompagna son geste de cette légère courbette qui est une seconde nature chez un domestique stylé. Strange prit le chiffon et épongea le sang (avec peu d’efficacité), sans paraître s’apercevoir de la présence de Stephen dans la piéce. Stephen, quant à lui, ramassa la chemise de nuit, la défripa, la plia minutieusement et la posa avec soin sur un tabouret dans un coin.

Strange se renversa dans son fauteuil, cogna la partie blessée de son bras contre l’arête de la table, jura de plus belle et enfouit son visage dans ses mains.

— Que diable nous prépare-t-il ? demanda Stephen Black à voix basse.

— Oh, il tente de m’invoquer ! répondit le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon. Il aimerait me poser toutes sortes de questions sur la magie ! Mais il n’est pas nécessaire de chuchoter, mon cher Stephen. Il ne peut ni vous voir ni vous entendre. Ils sont si grotesques, ces pauvres magiciens anglais ! Ils ont l’art de compliquer les choses les plus simples. Je vous assure, Stephen, regarder ce bougre s’évertuer à pratiquer la magie, c’est comme de regarder un homme se mettre à table pour dîner avec sa redingote à l’envers, un bandeau sur les yeux et un seau sur la tête ! Quand m’avez-vous vu réaliser des tours aussi absurdes ? Faire couler mon propre sang ou griffonner des mots sur le papier ? Chaque fois que je désire faire quelque chose, je m’adresse simplement à l’air… ou aux pierres… ou au soleil… ou à la mer… ou à tout ce que vous voulez, et les prie poliment de m’aider. Mes alliances avec ces esprits puissants remontant à des millénaires, ils ne sont que trop contents de m’accorder ce que je leur demande.

— Je vois, dit Stephen. Cependant, même si ce magicien est ignorant, il n’en a pas moins réussi. Après tout, monsieur, vous êtes là, n’est-ce pas ?

— Oui, sans doute, répondit le gentleman d’un ton irrité. N’empêche, la magie qui m’a amené jusqu’ici est maladroite et inélégante ! D’ailleurs, à quoi cela l’avance-t-il ? À rien ! Il ne me plaît pas de me montrer à lui, et il ne connaît aucune magie pour déjouer ce refus. Stephen ! Vite ! Tournez les pages de ce livre ! Il n’y a pas de courant d’air en ce lieu et cela le plongera dans un abîme de perplexité. Ha ! Voyez comme son regard est fixe ! Il soupçonne à demi notre présence, mais il ne peut nous voir. Ha, ha ! Comme il prend la mouche ! Pincez-lui fort le cou ! Il croira que c’est un moustique !

52 La vieille lady du Cannaregio

Fin de novembre 1816

Quelque temps avant son départ d’Angleterre, le Dr Greysteel avait reçu une lettre d’un ami d’Écosse qui le suppliait, au cas où il devrait pousser jusqu’à Venise, de bien vouloir rendre visite à une certaine vieille lady qui y résidait. Ce serait, écrivait son ami écossais, un acte de charité, étant donné que cette vieille lady, autrefois riche, était désormais indigente. Le Dr Greysteel croyait se rappeler avoir jadis entendu raconter qu’elle était d’un étrange lignage mêlé – en l’occurrence mi-écossais, mi-espagnol ou peut-être mi-irlandais, mi-israélite.

Le Dr Greysteel avait toujours compté s’acquitter de sa mission. Néanmoins, entre les auberges et les équipages, les soudains déménagements et changements de plan, il s’était aperçu, à son arrivée à Venise, qu’il ne pouvait plus mettre la main sur ladite lettre et ne conservait plus un souvenir très net de son contenu. Il n’avait pas non plus noté ailleurs le nom de la lady ; il n’avait qu’un petit bout de papier sur lequel était indiquée l’adresse où la trouver.

La tante Greysteel dit que, dans des circonstances aussi défavorables que celles-ci, ils feraient mieux d’envoyer à la vieille lady un billet pour l’avertir de leur intention de se rendre chez elle. Bien que, assurément, ajoutait-elle, cela paraîtrait très singulier qu’ils ne sachent pas son nom ; sans aucun doute, elle les prendrait pour une triste engeance de négligents. L’air mal à l’aise, le Dr Greysteel eut beau faire la moue et s’agiter, il ne put imaginer de meilleur plan ; ils rédigèrent donc séance tenante leur billet et le confièrent à leur logeuse afin qu’elle pût le faire porter tout de suite à la vieille lady.

À ce moment-là survint la première bizarrerie de cette histoire ; la logeuse, en effet, étudia l’adresse, fronça les sourcils, puis – pour des raisons qui échappèrent en partie au Dr Greysteel – l’envoya à son beau-frère, sur l’île de Giudecca.

Quelques jours plus tard, ce beau-frère, un élégant petit homme de loi vénitien, vint présenter ses respects au Dr Greysteel. Il avisa ce dernier qu’il avait fait porter le billet, conformément à ses instructions, mais le bon docteur devait savoir que la vieille lady vivait dans ce quartier de la ville qui s’appelait Cannaregio, dans le ghetto juif. Le billet avait été confié aux soins d’un vénérable monsieur israélite. Il n’y avait pas eu de réponse. Comment le Dr Greysteel souhaitait-il procéder ? Le petit homme de loi vénitien était heureux de servir le Dr Greysteel dans la mesure de ses moyens.

En fin d’après-midi, Miss Greysteel, la tante Greysteel, le Dr Greysteel et l’homme de loi (qui s’appelait Signor Tosetti) traversèrent la ville en gondole – ce quartier qu’on appelle Saint-Marc, où ils aperçurent hommes et femmes qui se préparaient aux réjouissances de la nuit –, dépassèrent le débarcadère de Santa Maria Zobenigo, où Miss Greysteel se retourna pour épier une lucarne éclairée à la bougie, qui eût pu être celle de Jonathan Strange, et laissèrent derrière eux le Rialto, où la tante Greysteel se répandit en soupirs et en exclamations désapprobatrices, en regrettant de ne pas voir davantage de chaussures aux pieds des enfants.

Ils descendirent de leur gondole au Ghetto Nuevo. Bien que toutes les maisons de Venise fussent singulières et anciennes, celles du Ghetto semblaient encore plus anciennes et plus singulières. Comme si la bizarrerie et l’Antiquité étaient deux des matières dont ce peuple mercantile faisait le commerce et avec lesquelles il avait bâti ses maisons. Toutes les rues de Venise étaient mélancoliques ; ces rues-là, pourtant, dégageaient une mélancolie particulière. Comme si la tristesse des Juifs et celle des Gentils étaient le fruit de recettes différentes. Les maisons étaient pourtant très sobres, et la porte à laquelle le Signor Tosetti toqua était assez noire et assez modeste pour convenir à n’importe quel temple quaker d’Angleterre.

Un valet de chambre vint leur ouvrir et les introduisit dans un salon obscur, lambrissé d’une vieille boiserie desséchée qui ne sentait rien tant que la mer.

Une porte de ce salon était restée entrouverte. De sa place, le Dr Greysteel apercevait de vieux livres dépenaillés, reliés en maroquin, des chandeliers d’argent qui avaient poussé davantage de branches que les chandeliers anglais n’en poussent en général, de mystérieux coffrets en bois poli, toutes choses que le Dr Greysteel supposait être liées à la confession du monsieur israélite. Une marionnette ou un pantin, de la taille et de la carrure d’un homme, aux mains et aux pieds énormes, habillé en femme, avec la tête qui pendait sur la poitrine de sorte que son visage demeurait invisible, était accroché au mur.

Le valet de chambre franchit cette porte pour parler à son maître. Le Dr Greysteel chuchota à sa sœur que le valet avait l’air plutôt convenable. Oui, accorda la tante Greysteel, hormis qu’il ne portait pas de livrée. La tante Greysteel ajouta qu’elle avait souvent remarqué que les valets étaient toujours sujets à se présenter en manches de chemise et qu’il arrivait souvent, si leurs maîtres étaient célibataires, que rien ne fût fait pour corriger cette mauvaise habitude. La tante Greysteel ne comprenait pas la raison de cet état de fait, elle subodorait que le gentleman israélite était veuf.

— Oh ! s’exclama le Dr Greysteel, jetant un œil par la porte entrouverte. Nous l’avons dérangé en plein repas.

Le vénérable gentleman israélite, qui portait une redingote noire poussiéreuse, avait une grande barbe grise frisée, les cheveux blancs et une calotte noire sur le haut du crâne, était assis à une longue table dressée d’une nappe blanche immaculée, dont il avait glissé tout un pan dans le col de sa tenue de cérémonie en guise de serviette.

La tante Greysteel, très choquée que le Dr Greysteel espionnât leur hôte par l’entrebâillement de la porte, tenta bien de l’en empêcher en le piquant de son ombrelle. Mais le Dr Greysteel était venu en Italie pour se repaître les yeux de tout ce qu’il pouvait et ne voyait aucune raison de faire une exception pour les gentlemen israélites en leurs appartements privés.

Ce gentleman israélite particulier ne paraissait pas disposé à interrompre son dîner pour recevoir une famille anglaise inconnue ; il eut l’air de dicter au valet la nature de sa réponse.

Le valet revint parler avec le Signor Tosetti ; quand il eut fini, le Signor Tosetti s’inclina bien bas devant la tante Greysteel et expliqua que le nom de la lady qu’ils cherchaient était Delgado et qu’elle logeait tout en haut de la maison. Le Signor Tosetti était un tantinet agacé qu’aucun des domestiques du gentleman israélite ne parût prêt à leur montrer le chemin et à les annoncer ; cependant, ils formaient un groupe de hardis aventuriers, pour reprendre ses termes, et étaient sûrement capables de trouver leur chemin jusqu’en haut d’un escalier.

Le Dr Greysteel et le Signor Tosetti se munirent chacun d’une chandelle. L’escalier montait en colimaçon dans les ténèbres. Ils passèrent devant de nombreuses portes qui, bien qu’assez imposantes, avaient un étrange aspect rabougri – car, afin de loger tous leurs habitants, les maisons du Ghetto avaient été construites aussi hautes et étaient pourvues d’autant d’étages que les propriétaires l’avaient osé et, en compensation, tous les plafonds étaient assez bas. Au début, ils percevaient des bruits de voix derrière ces portes ; à hauteur d’une d’elles, ils entendirent un homme psalmodier une mélopée lugubre dans une langue inconnue. Puis ils arrivèrent devant des portes qui ouvraient seulement sur les ténèbres : un courant d’air froid et moisi sortait de chacune. La dernière, toutefois, était fermée. Ils frappèrent ; personne ne répondit. Ils crièrent qu’ils venaient présenter leurs respects à Mrs Delgado. Toujours pas de réponse. Puis, la tante Greysteel arguant qu’il était stupide de venir d’aussi loin pour repartir bredouille, ils poussèrent le battant et entrèrent.

La pièce – à peine plus que des combles – montrait toute la misère que la vieillesse et l’extrême dénuement pouvaient créer. Elle ne contenait rien qui ne fût brisé, ébréché ou déchiré. Tous les coloris s’étaient fanés ou obscurcis, bref avaient fait leur possible pour devenir gris. Une unique lucarne était ouverte sur l’air nocturne et montrait la lune, bien que ce fût un brin surprenant que celle-ci, avec sa face et ses doigts d’un blanc éclatant, condescendît à faire une apparition dans cette petite mansarde sale.

Cependant, ce n’était pas là ce qui donnait au Dr Greysteel cet air si alarmé, l’incitait à tirer sur sa cravate, à rougir et pâlir tour à tour et à aspirer de grandes goulées d’air. S’il y avait une chose que le Dr Greysteel détestait par-dessus tout, c’étaient les chats. Or la pièce était pleine de chats.

Et au milieu des chats trônait une personne très menue, dans un fauteuil de bois poussiéreux. Heureusement, ainsi que l’avait signifié le Signor Tosetti, les Greysteel étaient tous de hardis aventuriers, car la vue de Mrs Delgado eût pu choquer quelque peu les natures impressionnables. En effet, bien qu’elle se tînt très droite – on eût presque cru qu’elle était en suspens, dans l’attente – elle présentait tant de stigmates et de défigurements du grand âge qu’elle perdait toute parenté avec les êtres humains pour commencer à ressembler à d’autres ordres d’êtres vivants. Ses bras reposaient sur ses genoux, si extraordinairement constellés de taches brunes qu’ils évoquaient des poissons. Sa peau était du blanc quasi transparent des vieillards, aussi fine et ridée qu’une toile d’araignée, avec des veines bleues et noueuses.

Elle ne se leva pas à leur entrée, ni ne donna aucun signe qu’elle eût remarqué leur présence. Peut-être ne les entendit-elle pas. Car, bien que la chambre fût silencieuse, le silence d’un demi-cent de chats est chose particulière. Pareil à cinquante silences particuliers, tous empilés les uns sur les autres.

Les Greysteel et le Signor Tosetti, étant des gens pragmatiques, s’assirent donc dans la misérable soupente, et la tante Greysteel, avec son aimable sourire et son souci que tout le monde fût à son aise, commença à rendre leurs civilités à la vieille lady.

— J’espère, ma chère madame Delgado, que vous nous pardonnerez cette intrusion. Ma nièce et moi-même souhaitions avoir l’honneur de vous saluer. – La tante Greysteel se tut au cas où la vieille lady désirerait répondre, mais celle-ci ne souffla mot. – Quel emplacement bien aéré vous avez là, chère madame ! Une de mes amies les plus chères – Miss Whilesmith – loge dans une chambre tout en haut d’une maison de Queen’s-square, à Bath, une chambrette rappelant un peu la vôtre, madame Delgado, et elle affirme qu’en été elle ne la changerait pas pour la plus belle demeure de la ville, car elle reçoit les brises dont personne d’autre ne profite et reste au frais alors que les personnalités étouffent dans leurs riches appartements. Son seul sujet de plainte, c’est que la jeune fille du deuxième étage sur cour pose des bouilloires brûlantes dans l’escalier – ce qui, comme vous le savez, madame Delgado, peut être extrêmement déplaisant si d’aventure vous butez contre l’une d’elles. Votre escalier offre-t-il de graves inconvénients, madame ?

Il y eut un silence. Ou plutôt quelques instants s’écoulèrent, remplis seulement par la respiration de cinquante chats.

Le Dr Greysteel tapota son front moite avec son mouchoir et s’agita sous ses vêtements.

— Nous sommes ici, madame, commença-t-il, à la requête de Mr John McKean de l’Aberdeenshire. Il désire se rappeler à votre souvenir. Il espère que vous allez bien et vous transmet tous ses meilleurs vœux de santé.

Le Dr Greysteel parlait plus fort qu’à l’ordinaire, car il s’était mis à soupçonner que la vieille lady était sourde. Cela n’eut toutefois d’autre effet que de déranger les félins, dont beaucoup se mirent à rôder dans la pièce, en se frottant les uns contre les autres et en jetant des étincelles dans l’air crépusculaire. Un chat noir se laissa tomber de quelque part sur le dossier du siège du Dr Greysteel et évolua sur celui-ci comme sur une corde raide.

Le Dr Greysteel mit un moment pour se ressaisir, puis reprit :

— Pouvons-nous donner des nouvelles de votre santé et de votre situation à Mr McKean, madame ?

La vieille lady restait muette.

Miss Greysteel prit la suite.

— Je suis contente, madame, de vous voir si bien entourée. Vos amis doivent être pour vous un grand réconfort. Ce petit mistigri couleur de miel à vos pieds… Quelle élégante silhouette il a ! Et une façon si délicate de se débarbouiller ! Comment l’appelez-vous ?

La vieille lady ne répondait toujours pas.

Alors, encouragé par un coup d’œil du Dr Greysteel, le petit homme de loi vénitien entreprit de répéter une bonne part de ce qui avait déjà été dit, cette fois-ci en italien. La seule différence, ce fut que la vieille lady ne prit plus la peine de les regarder et fixa sa vue sur un grand chat gris, qui à son tour observa un chat blanc, lequel à son tour contempla la lune.

— Dites-lui que je lui ai apporté son argent, murmura le Dr Greysteel à l’homme de loi. Dites-lui qu’il s’agit d’un présent de la part de John McKean. Dites-lui qu’elle n’a pas à me remercier…

Le Dr Greysteel agita vigoureusement la main, comme si une réputation de bonnes actions et de dons généreux s’apparentait à un moustique ; et qu’il voulût de cette manière en empêcher un de se poser sur lui.

— Monsieur Tosetti, intervint la tante Greysteel, vous n’êtes pas bien. Vous êtes tout pâle, monsieur. Voulez-vous un verre d’eau ? Je suis sûre que Mrs Delgado peut vous procurer un verre d’eau.

— Non, madamina Greysteel, je ne suis pas souffrant. Je suis… – Mr Tosetti promena les yeux autour de la pièce pour trouver le mot qu’il cherchait – inquiet, chuchota-t-il.

— Inquiet ? murmura en retour le Dr Greysteel.

— Ah, signor dottore, quel terrible endroit ! répondit l’autre à voix basse.

Et ses yeux horrifiés errèrent d’abord jusqu’à l’un des chats qui se léchait la patte en vue de se laver le museau, puis se reportèrent sur la vieille lady, comme s’il s’attendait à la voir se livrer à la même activité.

Miss Greysteel murmura que, dans leur souci de se montrer pleins d’égards pour Mrs Delgado, ils étaient venus en trop grand nombre et s’étaient présentés trop soudainement à sa porte. Manifestement, ils étaient les premiers visiteurs qu’elle recevait depuis des années. Était-ce si étonnant que son esprit parût temporairement battre la campagne ? Leur jugement était par trop sévère !

— Oh, Flora ! chuchota à son tour la tante Greysteel. Songez un peu ! Passer des années et des années sans société d’aucune sorte !

Que tous chuchotassent à tour de rôle dans une si petite chambre – car la vieille lady n’était guère à plus de trois pieds d’aucun d’eux – paraissait d’un ridicule extrême au Dr Greysteel ; ne sachant que faire d’autre, il devint plutôt désagréable avec ses compagnons, tant et si bien que sa sœur et sa fille jugèrent préférable de se retirer.

La tante Greysteel insista pour faire de longs et affectueux adieux à la vieille lady, lui promettant de revenir quand elle serait mieux portante – ce qui, espérait la tante Greysteel, ne saurait tarder.

En repassant la porte, ils se retournèrent. À cet instant, un nouveau chat apparut sur le rebord de fenêtre avec quelque chose de raide et de hérissé dans la gueule : une chose remarquablement proche d’un oiseau mort. La vieille lady émit un petit son joyeux et bondit hors de son fauteuil avec une surprenante énergie. Ce son était le plus étrange au monde et n’offrait pas la moindre ressemblance avec la parole humaine. Le Signor Tosetti, en alarme, cria, referma la porte et dissimula à leurs regards quoi que fût ce que la vieille lady s’apprêtait à faire ensuite[175].

53 Une petite souris grise morte

Fin de novembre 1816

Le soir suivant, dans un salon où une mélancolie vénitienne se mêlait à une munificence tout aussi vénitienne d’une manière hautement romantique et satisfaisante, les Greysteel et Strange s’attablèrent pour dîner. Même le sol de marbre, usé et fêlé, avait tous les coloris d’un hiver à Venise. La tête de la tante Greysteel, coiffée de son bonnet blanc immaculé, ressortait sur la porte sombre et imposante qui se dessinait au loin derrière elle. Le linteau en était surmonté de vagues moulures et ne ressemblait rien moins qu’à un monument funéraire drapé d’ombres lugubres. Sur les murs de plâtre apparaissaient de pâles fresques peintes dans des couleurs fantomatiques, toutes à la gloire de quelque ancienne famille autochtone dont le dernier héritier s’était noyé longtemps auparavant. Les propriétaires actuels étaient aussi pauvres que des souris d’église et n’avaient pu restaurer leur palais depuis de nombreuses années. Il pleuvait dehors et, ce qui était plus surprenant, il pleuvait aussi dedans ; d’un coin de la pièce provenait le bruit désagréable de grandes quantités d’eau dégouttant abondamment sur le sol et le mobilier. Les Greysteel n’allaient pas céder à la mélancolie ni se priver d’un très bon dîner pour de telles vétilles. Ils avaient chassé les ténèbres funèbres à grand renfort de chandelles et étouffaient le vacarme des gouttières sous leurs rires et leur bavardage. De manière générale, ils donnaient une gaieté tout anglaise à cette partie du salon où ils étaient installés.

— Je ne comprends pas, dit Strange. Qui s’occupe de la vieille dame ?

— Le monsieur juif, qui m’a l’air d’une âme très charitable, lui assure le logis, répondit le Dr Greysteel. Ses domestiques déposent des plats de nourriture à son intention au bas de l’escalier.

— Mais comment cette pitance lui parvient-elle ? s’écria Miss Greysteel. Nul ne le sait. Le Signor Tosetti croit que ses chats la lui montent.

— Allons donc ! déclara le Dr Geeysteel. Qui a dit que les chats étaient utiles ?

— À rien sauf à vous regarder d’un air hautain, acquiesça Strange. Ce qui présente une certaine utilité morale, selon moi ; ils vous mettent mal à l’aise et vous incitent à de graves réflexions sur vos défauts.

La drôle d’aventure des Greysteel avait alimenté la conversation depuis qu’ils s’étaient mis à table.

— Flora, ma chère, intervint tante Greysteel, Mr Strange va commencer à penser que nous n’avons pas d’autre sujet de causerie.

— Oh ! Ne vous tourmentez pas pour moi, se récria Strange. Par un fait curieux, nous, les magiciens, collectionnons les curiosités, savez-vous.

— Pourriez-vous la guérir avec votre magie, monsieur Strange ? s’enquit Miss Greysteel.

— Guérir la folie ? Non. Bien que ce ne soit pas faute d’avoir essayé. Une fois, on m’a demandé de me rendre chez un vieux monsieur à l’esprit égaré pour voir en quoi je pouvais le soulager. Je crois avoir jeté des charmes plus forts en cette occasion qu’en aucune autre. Pourtant, à la fin de ma visite, il était plus fou que jamais.

— Mais il existe peut-être un secret pour guérir la folie, n’est-ce pas ? s’impatienta Miss Greysteel. Si je puis me permettre, les magiciens auréats en ont peut-être eu un.

Miss Greysteel commençait à s’intéresser à l’histoire de la magie, et sa conversation, à cette époque, était émaillée de mots comme « auréat » ou « argentin ».

— C’est possible, répondit Strange. Si tel est le cas, cependant, la formule s’est perdue depuis des siècles.

— Se serait-elle perdue depuis mille ans que ce ne serait pas nécessairement un obstacle pour vous, j’en suis certaine. Vous nous avez relaté des douzaines d’exemples de charmes qu’on croyait perdus et que vous avez su retrouver.

— C’est vrai, mais en général je savais vaguement par où commencer. Je n’ai jamais eu vent d’un seul cas de guérison de folie par un magicien auréat. Leur attitude à l’endroit de la folie semble avoir été tout à fait différente de la nôtre. Ils considéraient les fous comme des visionnaires et des prophètes, et écoutaient leurs divagations avec la plus grande attention.

— Comme c’est étrange ! Et pourquoi ?

— Mr Norrell croyait que cela avait un rapport avec l’indulgence que les fées éprouvent pour les fous… Cela, et le fait que les fous peuvent comme nul autre pareil sentir les esprits-fées – Strange marqua un silence. Vous dites que cette vieille lady est complètement folle ? reprit-il.

— Oh, oui ! Je vous crois.

Au salon, après dîner, le Dr Greysteel s’endormit profondément dans son fauteuil. La tante Greysteel piquait du nez dans le sien, se réveillant de temps à autre pour s’excuser de sa somnolence avant de s’assoupir aussitôt de nouveau. Miss Greysteel put donc s’entretenir en tête à tête avec Strange pendant le restant de la soirée. Elle avait bien des choses à lui dire. Sur son conseil, elle avait lu récemment Une histoire du roi Corbeau enfant et souhaitait interroger son interlocuteur sur ce sujet. Toutefois, il paraissait distrait et elle eut plusieurs fois le sentiment désagréable qu’il ne l’écoutait point.


Le lendemain, les Greysteel visitèrent l’Arsenal et furent saisis d’admiration devant sa mélancolie et sa grandeur ; ils flânèrent une heure ou deux dans les boutiques de souvenirs, dont les commerçants étaient presque aussi pittoresques et vieillots que leurs curiosités, et dégustèrent des glaces dans une pâtisserie proche de l’église San Stefano. Strange avait été convié à toutes les réjouissances de la journée. Tôt le matin, cependant, la tante Greysteel avait reçu un bref billet où il lui faisait ses compliments et la remerciait, mais il était tombé tout à fait par hasard sur une nouvelle piste dans son enquête et n’osait s’en écarter. «… Et puis les savants, comme vous le savez par l’exemple de votre propre frère, sont les êtres les plus égoïstes de la création, convaincus qu’ils sont que leur attachement à leurs travaux peut tout excuser… » Il n’apparut pas davantage le surlendemain, jour où ils visitèrent la Scuola di Santa Maria della Carità. Ni non plus le jour suivant, où ils se rendirent en gondole à Torcello, une île solitaire envahie de roseaux et ensevelie sous des brumes grises, où la première cité de Venise avait été construite et avait prospéré, avant d’être désertée et de tomber en ruine, voilà de cela très, très longtemps.

Bien que Strange, occupé à sa magie, se tînt reclus dans ses appartements non loin de Santa Maria Zobenigo, le Dr Greysteel se voyait épargner le grand tourment de l’absence de son ami grâce à la fréquence avec laquelle son nom était cité entre eux trois. Si les Greysteel longeaient le Rialto – et si la vue du pont incitait le Dr Greysteel à évoquer Shylock, Shakespeare et la condition du théâtre moderne – alors le bon docteur était sûr de profiter des opinions de Strange sur tous ces sujets, car Miss Greysteel les connaissait toutes et pouvaient les soutenir avec autant d’ardeur que les siennes propres. Si, dans une petite échoppe, les Greysteel étaient frappés par un tableau d’un drôle d’ours dansant, cela servait seulement à Miss Greysteel de prétexte pour parler à son père d’une relation de Mr Strange qui possédait un ours brun empaillé dans une vitrine. Si les Greysteel mangeaient du mouton, alors Miss Greysteel était sûre de se souvenir d’une circonstance que Mr Strange lui avait signalée, où il avait déjeuné de mouton à Lyme Régis.

Le soir du troisième jour, le Dr Greysteel envoya une missive à Strange pour lui proposer de prendre un café et un verre de liqueur italienne en sa compagnie. Ils se retrouvèrent au Florian peu après six heures.

— Je suis content de vous voir, dit le Dr Greysteel. Vous paraissez un peu pâle. Pensez-vous à manger ? À dormir ? À prendre de l’exercice ?

— Je pense avoir mangé aujourd’hui, répondit Strange, bien que je n’arrive pas à me rappeler quoi.

Ils discutèrent un moment de choses et d’autres, mais Strange avait l’esprit ailleurs. À plusieurs reprises il répondit au Dr Greysteel au petit bonheur la chance. Puis, avalant le reste de sa grappa, il tira son oignon de sa poche et dit :

— J’espère que vous voudrez bien me pardonner, il faut que je me sauve. J’ai un engagement. Alors, je vous souhaite le bonsoir.

Un tantinet surpris par cette dérobade, le Dr Greysteel ne put s’empêcher de se demander quel type d’engagement ce pouvait être. Un individu avait la possibilité de mal se conduire partout dans le monde. Le Dr Greysteel avait cependant l’impression qu’on se comportait peut-être plus mal à Venise qu’ailleurs, et qu’on s’y laissait aller peut-être aussi plus souvent. Aucune autre cité au monde n’était aussi attachée à fournir l’occasion de toutes sortes d’écarts ; or il se trouvait, à cette époque, que le Dr Greysteel avait particulièrement à cœur que Strange eût une réputation au-dessus de tout soupçon. Aussi s’enquit-il, de l’air le plus dégagé qui fût, s’il avait rendez-vous avec Lord Byron.

— Certes, non. À dire vrai… – Strange étrécit ses yeux et prit un ton confidentiel. – Je crois avoir trouvé quelqu’un pour m’aider.

— Votre garçon-fée ?

— Non, un autre être humain. Cette collaboration m’inspire de grandes espérances. Pourtant, je ne suis pas tout à fait sûr de la manière dont l’autre personne accueillera mes propositions. Vous comprendrez qu’en pareilles circonstances je ne tienne pas à la faire attendre.

— Certes, non ! s’écria le Dr Greysteel. Allez-y ! allez-y !

Strange s’éloigna et se fondit dans les nombreuses silhouettes noires de la piazza, aux têtes inexpressives et tout aussi noires, pour traverser en hâte la face lunaire de Venise. La lune elle-même était enchâssée dans d’énormes architectures nuageuses, si bien qu’il semblait y avoir dans le ciel une autre cité éclairée par la lune, dont la grandeur rivalisait avec celle de Venise et dont les immenses palais et rues s’écroulaient et tombaient en ruine, comme si un esprit d’humeur fantasque l’avait disposée là pour moquer le lent déclin de la première.

Dans l’intervalle, la tante Greysteel et Miss Greysteel avaient profité de l’absence du médecin pour retourner à la misérable chambrette en haut de la maison du ghetto. Elles étaient venues en catimini, dans l’idée que le Dr Greysteel, et peut-être Strange, pourraient chercher à les en empêcher, ou encore insister pour les accompagner. Or elles ne souhaitaient aucune compagnie masculine à cette occasion.

— Ils voudront discourir sur la question, dit la tante Greysteel, ils essaieront de deviner comment elle est tombée dans ce triste état. Et à quoi cela servira-t-il ? En quoi cela l’aidera-t-il ?

Miss Greysteel, qui avait apporté des bougies et un bougeoir, alluma une bougie afin qu’elles pussent y voir clair. Puis elles sortirent de leurs paniers un plat bien appétissant de fricassée de veau, qui remplit l’affreuse chambrette confinée d’un agréable fumet, quelques petits pains blancs frais et des pommes, ainsi qu’un bon châle chaud. La tante Greysteel posa l’assiette de fricassée devant Mrs Delgado, mais elle s’aperçut que les doigts et les ongles de la malheureuse étaient aussi durs et incurvés que des serres, et qu’elle ne parvenait pas à les refermer autour des manches du couteau et de la fourchette.

— Eh bien, ma chère, reprit enfin la tante Greysteel, elle porte un grand intérêt à nos petites attentions et je suis certaine que celles-ci lui feront du bien. Pourtant, je pense que nous allons la laisser manger de la manière qui lui convient.

Elles redescendirent dans la rue. Dès qu’elles se retrouvèrent à l’air libre, la tante Greysteel s’exclama :

— Oh, Flora ! Avez-vous vu ? Son souper était déjà prêt. Il y avait là une petite soucoupe en porcelaine – très jolie, la soucoupe, rappelant un peu mon service à thé avec les myosotis et les boutons de rose – et elle avait disposé dessus une souris. Une petite souris grise morte !

Miss Greysteel eut l’air songeuse.

— J’imagine qu’une chicorée – pochée et assaisonnée d’une sauce, comme on la sert ici – ressemble un tantinet à une souris.

— Oh, mon Dieu ! s’exclama la tante Greysteel. Vous savez bien que ce n’était rien de ce genre…

Elles traversaient le Ghetto Vecchio en direction du canal Cannaregio, quand Miss Greysteel obliqua brusquement dans les ombres et échappa aux regards.

— Flora ! Qu’y a-t-il ? s’écria la tante Greysteel. Qu’avez-vous donc vu ? Ne vous attardez pas, mon chou. Il fait si sombre ici, entre les maisons. Ma chérie ! Flora !

Miss Greysteel revint à la lumière aussi vite qu’elle s’était éclipsée.

— Ce n’est rien, ma tante. Ne vous effrayez pas. J’ai cru avoir entendu crier mon nom et je suis allée voir. Je pensais que c’était peut-être quelqu’un que je connaissais. Mais il n’y avait personne…

Au Fondamenta, leur gondole les attendait. Le gondolier les aida à embarquer puis, avec de lents coups de son aviron, s’éloigna du quai. La tante Greysteel se réfugia sous la bâche tendue au centre de la barque. La pluie se mit à crépiter sur la toile.

— Une fois rentrées, nous trouverons peut-être Mr Strange avec papa, dit-elle.

— Peut-être, murmura Miss Greysteel.

— Ou alors il sera encore sorti jouer au billard avec Lord Byron, suggéra la tante Greysteel. C’est curieux qu’ils soient amis. Ils ont des personnalités si différentes.

— Vraiment ! Mr Strange m’a confié qu’il avait trouvé Lord Byron beaucoup moins aimable quand il l’avait rencontré en Suisse. Monsieur le baron était alors avec d’autres représentants de la gent poétique qui monopolisaient son attention et dont il préférait visiblement la compagnie à toute autre. Mr Strange m’a confié qu’il était à peine poli.

— Ma foi, voilà qui est très mal. Mais guère surprenant. N’auriez-vous pas peur de le regarder, mon chou ? Lord Byron, j’entends. Pour ma part, je crois que j’en aurais peut-être peur… Un peu.

— Non, moi je n’aurais pas peur.

— Eh bien, mon chou, vous êtes plus perspicace et plus sérieuse que d’autres. En effet, je ne vois pas ce qui au monde pourrait vous faire peur.

— Oh ! Je ne pense pas que ce soit en raison de quelque courage extraordinaire de ma part. Quant à un mérite extraordinaire… Je ne saurais dire. Je n’ai jamais encore été tentée de commettre une très mauvaise action. Simplement Lord Byron ne pourrait jamais avoir aucun pouvoir sur moi ni influer sur la moindre de mes pensées ou le moindre de mes actes. Je ne cours aucun risque avec lui. Mais cela ne signifie pas qu’il ne saurait y avoir un être au monde – je ne prétends pas l’avoir déjà rencontré – que je redouterais parfois de regarder, de crainte qu’il n’aie l’air triste, perdu ou songeur, ou – ce qui, savez-vous, peut paraître pire que tout – qu’il ne remâche quelque courroux ou froissement intime et ne remarque donc pas mes regards ou encore s’en moque.

Dans la petite soupente en haut de la maison du Ghetto, les bougies de Miss Greysteel coulèrent, puis s’éteignirent. La lune entrait dans l’appartement de cauchemar et la vieille lady du Cannaregio se mit à dévorer la fricassée que les dames Greysteel lui avaient apportée.

Elle s’apprêtait à avaler la dernière bouchée quand une voix d’Anglais déclara soudain :

— Malheureusement, mes amies ne sont pas restées pour se charger des présentations, et c’est toujours une situation gênante, n’est-ce pas, madame, quand deux personnes restent seules dans un lieu pour faire connaissance. Mon nom est Strange. Le vôtre, madame, même si vous ne le savez pas, est Delgado, et vous me voyez ravi de vous rencontrer.

Adossé au rebord de fenêtre, les bras croisés, Strange l’observait avec une vive attention.

Elle, de son côté, lui prêtait aussi peu d’intérêt qu’auparavant à la tante Greysteel ou à Miss Greysteel, ou à n’importe lequel de ses visiteurs de ces derniers jours. Elle lui en prêtait aussi peu qu’un chat en prête à quiconque l’indiffère.

— Permettez-moi d’abord de vous assurer, reprit Strange, que je ne suis pas de ces fâcheux dont la visite n’a aucun objet et qui n’ont pas de conversation. J’ai une proposition à vous faire, madame Delgado. Par un heureux hasard de la fortune, madame, vous et moi devions nous rencontrer à ce moment précis. Je suis en mesure de combler votre plus cher désir et, en échange, vous comblerez le mien.

Mrs Delgado ne laissa transparaître aucun signe qu’elle avait entendu ses paroles. Elle avait rendu son attention à la soucoupe contenant la souris morte, et sa bouche sénile s’ouvrait toute grande pour la dévorer.

— Vraiment, madame ! s’exclama Strange. Je me dois d’insister pour que vous différiez un moment votre dîner et écoutiez ce que j’ai à vous dire – il se pencha en avant et retira la soucoupe.

Pour la première fois, Mrs Delgado sembla remarquer sa présence. Elle émit un petit miaulement de mécontentement et le dévisagea d’un air rancunier.

— Je voudrais que vous m’appreniez à être fou. L’idée est si simple, je me demande pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt.

Mrs Delgado eut un feulement sourd.

— Oh ! Vous doutez de la sagesse de ma démarche ? Vous avez sans doute raison. S’infliger la folie est très imprudent. Mon précepteur, mon épouse et mes amis seraient tous indignés s’ils l’apprenaient. – Il marqua une hésitation ; sa physionomie perdit son expression sardonique et sa voix sa légèreté de ton. – Mais je me suis défait de mon précepteur, mon épouse est morte, et je suis séparé de mes amis par vingt milles marins et la majeure partie d’un continent. Pour la première fois depuis que j’ai embrassé cette singulière profession, je ne suis contraint de consulter personne. Voyons, par où commencer ? Vous devez me donner quelque chose… Quelque chose qui serve de symbole et de réceptacle de votre folie. – Il promena ses regards autour de la pièce. – Malheureusement, vous ne possédez rien, hormis votre robe… – il baissa les yeux vers la soucoupe qu’il tenait toujours à la main – …et cette souris. Je crois que je préfère encore la souris.

Strange se mit à réciter une incantation. Une gerbe de lumières argentées – entre des flammes blanches et le scintillement produit par des girandoles de feux d’artifice – éclata dans la pièce. La boule lumineuse flotta un moment dans les airs entre Strange et Mrs Delgado. Puis Strange fit un geste, apparemment avec l’intention de la lancer à la vieille femme ; la boule vola vers elle et, un bref instant, la vieille lady fut baignée d’un éclat d’argent. Soudain Mrs Delgado devint invisible et, à sa place, se tenait une demoiselle grave et boudeuse, vêtue d’une robe démodée. La demoiselle disparut à son tour, remplacée par une belle jeune femme à l’expression entêtée, laquelle fut vite suivie d’une matrone plus âgée au maintien impérieux, avec une lueur de folie inquiétante dans les yeux. Toutes les femmes qu’avaient été Mrs Delgado se succédèrent fugitivement dans le fauteuil, avant de disparaître l’une après l’autre.

Sur le fauteuil, il ne restait plus qu’un tas de soie froissée, d’où s’échappa un petit chat gris. L’animal sauta délicatement à terre, bondit sur le rebord de fenêtre et s’évanouit dans la nuit.

— Enfin, cela a marché, murmura Strange.

Il saisit la souris morte en putréfaction par la queue. Instantanément, il devint un objet d’intérêt pour plusieurs des chats qui miaulaient, ronronnaient et se frottaient contre ses jambes pour attirer son attention.

Il ébaucha une grimace.

— Et qu’a dû endurer John Uskglass afin d’inventer la magie anglaise ?

Il se demanda s’il allait sentir une différence. Après avoir jeté son sort, se rendrait-il compte qu’il essayait de savoir s’il était bien fou désormais ? Resterait-il là à s’évertuer à avoir de folles pensées pour découvrir si l’une d’elles semblait plus naturelle que les autres ? Il jeta un dernier regard au monde qui l’entourait, ouvrit la bouche et y descendit doucement la souris.


Cela ressemblait au plongeon sous une cascade ou au son de deux mille trompettes résonnant à ses oreilles. Tout ce qu’il pensait avant, tout ce qu’il savait, tout ce qu’il avait été fut emporté par un violent flot d’émotions et de sensations confuses. Le monde fut recréé dans des coloris flamboyants insoutenables, traversé de nouvelles peurs, de nouveaux désirs, de nouvelles haines. Il était entouré de présences imposantes. Certaines avaient des gueules cruelles, hérissées de crocs, et d’énormes prunelles brûlantes. Une créature pareille à une araignée affreusement difforme se dressa à côté de lui, pleine de malveillance. Il avait quelque chose dans la bouche, et le goût en était innommable. Privé de ses pensées et de sa connaissance, il trouva Dieu sait où la présence d’esprit de recracher le corps étranger. Un cri retentit…


Il se retrouva étendu sur le dos, les yeux plantés dans un embrouillamini de ténèbres, de chevrons et de clair de lune. Un visage sombre apparut et scruta le sien d’une manière effrayante ; son haleine était chaude, humide et nauséabonde. Strange n’avait aucun souvenir de s’être couché, il ne se rappelait rien. Il se demanda vaguement s’il était à Londres ou dans le Shropshire. Il éprouvait une des plus étranges sensations dans tout le corps, comme si plusieurs chats le piétinaient. Au bout d’un moment, il leva la tête et découvrit que tel était le cas.

Il s’assit sur son séant et les chats s’enfuirent d’un bond. La pleine lune brillait par une fenêtre cassée. De réminiscence en réminiscence, il reconstitua sa soirée. Il se rappelait le sort grâce auquel il avait métamorphosé la vieille lady, son projet de s’infliger la folie afin de voir le garçon-fée. Au début, tout lui paraissait si lointain qu’il crut se souvenir d’événements qui s’étaient produits… oh ! il y avait peut-être un mois ou deux. Pourtant il se trouvait là, dans la chambre, et il constata à l’aide de sa montre de gousset qu’il s’était écoulé très peu de temps.

Il réussit à sauver la souris. Par chance, son bras était tombé dessus et la protégeait des chats. Il la fourra dans sa poche et quitta les lieux en hâte. Il n’avait aucune envie de s’y attarder plus longtemps ; cette pièce avait été cauchemardesque dès le début et lui paraissait désormais empreinte d’une horreur indicible.

Il croisa plusieurs personnes dans l’escalier, mais celles-ci l’ignorèrent. Il avait jeté au préalable un sort aux habitants de la maison ; ceux-ci étaient persuadés de le voir tous les jours, qu’il fréquentait les combles régulièrement et que sa présence n’était rien que naturelle. Néanmoins, si on leur avait demandé qui il était, ils eussent été bien en peine de répondre.

Il regagna son logis de Santa Maria Zobenigo. La démence de la vieille femme l’infectait encore. Les gens qu’il rencontrait dans la rue étaient étrangement changés ; leurs expressions étaient cruelles et indéchiffrables, leur allure lourde et disgracieuse. « Eh bien, une chose est claire, songea-t-il, la vieille dame était vraiment folle à lier. Je n’eusse jamais pu invoquer les fées dans cet état. »

Le lendemain, il se leva à l’aube et, aussitôt après le petit-déjeuner, entreprit de réduire en poudre la chair et les viscères de la souris, selon divers principes de magie bien connus. Il garda les os intacts. Puis il transforma la poudre en teinture. Ce procédé présentait deux avantages. En premier lieu (qui n’était nullement le dernier), il était considérablement moins répugnant d’avaler quelques gouttes de teinture que de mettre une souris morte dans sa bouche. Deuxièmement, il croyait pouvoir ainsi doser le degré de folie qu’il s’infligeait.

Vers cinq heures, Strange obtenait un liquide brun foncé sentant surtout le cognac qu’il avait utilisé pour préparer sa teinture. Il le décanta dans un flacon. Puis il compta soigneusement quatorze gouttes dans un verre de cognac et les avala.

Au bout de quelques minutes, il regarda le Campo Santa Maria Zobenigo par la fenêtre. Des passants allaient et venaient. L’arrière de leurs têtes était évidé ; leurs visages se limitaient à de fins masques sur le devant. Dans chaque creux brûlait une chandelle. C’était si clair pour lui qu’il s’étonna de ne pas l’avoir remarqué plus tôt. Il imagina ce qui se produirait s’il descendait dans la rue et soufflait quelques chandelles. Cela le fit rire d’y penser. Il riait tellement qu’il tenait à peine debout. Ses rires se répercutèrent dans toute la maison. Un reste de raison lui rappela qu’il ne devait pas laisser son logeur et sa famille connaître ses faits et gestes, il préféra donc se coucher et étouffa ses éclats dans les oreillers, agitant de temps en temps les jambes sous le seul effet de l’hilarité provoquée par cette idée.

Le lendemain matin, il se réveilla dans son lit, tout habillé et chaussé encore de ses bottes. Hormis la vague sensation d’inconfort qui résultait généralement d’un sommeil pris dans ses habits diurnes, il se croyait dans son état habituel. Il se livra à ses ablutions, se rasa et changea de linge. Puis il sortit pour se restaurer. Il y avait un petit café qu’il aimait bien au coin de la Calle de la Cortesia et du Campo San Angelo. Tout alla très bien jusqu’au moment où le garçon s’approcha de sa table et posa la tasse de café devant lui. Strange leva les yeux et vit dans l’œil du bonhomme un reflet pareil à une minuscule flamme de bougie. Il s’aperçut qu’il ne se rappelait plus si les gens avaient ou non des bougies dans leurs têtes. Il savait qu’un monde séparait ces deux notions : l’une était sensée, l’autre non, mais il ne se rappelait absolument plus laquelle des deux c’était.

Voilà qui était un tantinet déconcertant.

« Le seul problème avec une teinture, se dit-il, c’est qu’il est vraiment très difficile de juger quand ses effets se seront dissipés. Je n’y avais jamais songé auparavant. Je suppose que je devrais attendre un jour ou deux avant de réessayer. »

À midi toutefois, l’impatience l’emporta chez lui. Il se sentait mieux. Il était enclin à penser que les êtres n’avaient pas de bougie dans le crâne. « De toute façon, conclut-il, peu me chaut. La question n’a aucun rapport avec ma présente entreprise. » Il versa encore neuf gouttes de teinture dans un verre de Vin Santo et but le breuvage d’un trait.

Immédiatement, il eut la conviction que tous les placards de la maison étaient remplis d’ananas. Il était certain qu’il y en avait d’autres sous son lit, ainsi que sous la table. Il était si alarmé à cette pensée qu’il en eut des sueurs froides et fut obligé de s’asseoir par terre. Toutes les maisons et tous les palazzi de la ville étaient remplis d’ananas et dehors, dans les rues, les passants portaient aussi des ananas, cachés sous leurs habits. Il sentait l’ananas partout, une odeur à la fois âcre et sucrée.

Peu après, on frappait à sa porte. Il fut surpris de voir que le soir était déjà tombé et la pièce obscure. On frappa de nouveau. Son logeur se tenait sur le seuil. Il lui parlait, sans que Strange le comprenne car l’autre avait un ananas dans la bouche. Comment était-il parvenu à y introduire le fruit entier, Strange ne pouvait l’imaginer. Des feuilles vertes et hérissées émergeaient peu à peu de ses lèvres, puis repartaient en arrière quand il parlait. Strange se demanda s’il ne devait pas aller chercher un couteau ou un crochet pour tenter de dégorger l’ananas, au cas où son logeur risquait de s’étouffer. Pourtant, en même temps, il n’en avait cure. « Après tout, songea-t-il avec une légère irritation, c’est sa faute. Il l’a mis là où il est. »

Le lendemain, au café au coin de la Calle de la Cortesia, un des garçons découpait un ananas. Recroquevillé sur son café, Strange frissonna à cette vision.

Il avait découvert qu’il était plus facile – bien plus facile qu’on ne l’eût cru – de se rendre fou, mais, à l’instar de toutes les autres, cette magie était pleine d’obstacles et de frustrations. Cependant, s’il réussissait à invoquer le garçon-fée (ce qui ne semblait guère vraisemblable), il ne serait pas en état de lui parler. Tous les ouvrages qu’il avait lus sur le sujet recommandaient aux magiciens de se tenir sur leurs gardes lorsqu’ils avaient affaire aux fées. Au moment où il aurait eu besoin de sa présence d’esprit, il n’en avait presque plus.

« Comment suis-je censé l’impressionner avec la supériorité de ma magie si je suis seulement capable de radoter sur les ananas et les chandelles ? » se tracassait-il.

Il passa la journée à faire les cent pas dans sa chambre, s’arrêtant de temps à autre pour griffonner des notes sur des fragments de papier. Quand le soir vint, il consigna un charme pour invoquer les fées et le posa sur la table. Après quoi il compta quatre gouttes de teinture dans un verre d’eau et but le mélange.

Cette fois, la teinture produisit sur lui un effet complètement différent. Il n’était plus assailli de certitudes ou de craintes particulières. En fait, à maints égards, il se sentait mieux qu’il ne s’était senti depuis longtemps : plus posé, plus calme, moins tourmenté. Il s’avisa qu’il ne se souciait plus beaucoup de magie. Des portes claquèrent dans son esprit. Il partit à l’aventure dans des coins et recoins de lui-même qu’il n’avait pas revus depuis des années. Pendant les dix ou vingt premières minutes, il redevint l’homme qu’il avait été à vingt ou vingt-deux ans ; après cela, il fut quelqu’un d’entièrement autre. Quelqu’un qu’il avait toujours eu le pouvoir d’être, mais n’était jamais devenu pour diverses raisons.

Après la prise de la teinture, son premier désir fut d’aller à un Ridótto. Il lui paraissait grotesque d’être à Venise depuis le début d’octobre et de ne jamais en avoir visité un. Un coup d’œil à sa montre de gousset lui apprit qu’il n’était que huit heures.

— Beaucoup trop tôt ! lança-t-il à la cantonade.

D’humeur loquace, il chercha des yeux un confident. Faute de mieux, il s’adressa à la petite statue de bois posée dans un coin.

— Il n’y aura personne d’intéressant à voir avant deux ou trois heures encore, lui déclara-t-il.

Pour tuer le temps, il songea à aller trouver Miss Greysteel.

— Sa tante et son père seront là, j’imagine. – Il émit un petit son irrité. – Voilà qui est fâcheux ! Pourquoi les jolies femmes ont-elles toujours une telle foule de parents ! – Il se regarda dans la glace. – Mon Dieu ! Ce jabot a l’air d’avoir été noué par un paysan.

Il passa la demi-heure suivante à nouer et renouer son jabot jusqu’à ce qu’il fût satisfait. Puis il s’avisa que ses ongles étaient trop longs pour son goût et pas particulièrement nets. Il alla chercher une paire de ciseaux pour les tailler.

Les ciseaux étaient posés sur la table. Et autre chose à côté.

— Qu’avons-nous là ? s’exclama-t-il. Des feuillets ! Des feuillets couverts de formules magiques ! – Cette idée lui parut des plus divertissantes. – Tu sais, c’est très bizarre, dit-il, toujours à l’adresse de la petite statue de bois, je connais l’individu qui en est l’auteur ! Il a pour nom Jonathan Strange… Et maintenant que j’y pense, je crois que ces livres lui appartiennent. – Il se replongea dans sa lecture. – Ha ! Tu ne devineras jamais à quelle ineptie il se livre à présent ! Jeter des sorts pour invoquer les fées ! Ha, ha ! Il prétend qu’il le fait pour s’attacher un serviteur-fée et servir la cause de la magie anglaise. En réalité, il n’a qu’un but, terrifier Gilbert Norrell ! Il a parcouru des centaines de milles pour atteindre la ville la plus somptueuse du monde, et seul l’avis d’un vieux Londonien l’intéresse ! Quel ridicule !

Dégoûté, il reposa la feuille de papier et prit les ciseaux. Il se retourna et évita de justesse de cogner quelque chose de la tête.

— Que diable… ? commença-t-il.

Un ruban noir pendait du plafond. Au bout étaient accrochés quelques os minuscules, une fiole d’un liquide sombre – du sang, peut-être – et un fragment de papier couvert de signes, le tout attaché ensemble. La longueur du ruban était telle qu’une personne se déplaçant dans la pièce était quasi certaine de le heurter tôt ou tard. Strange secoua la tête avec incrédulité devant la stupidité de certains. Adossé à la table, il entreprit de se couper les ongles.

Quelques minutes s’écoulèrent.

— Il avait une femme, tu sais, expliqua-t-il à la statuette de bois, approchant la main de la lumière de la bougie pour examiner ses ongles. Arabella Woodhope. La plus charmante demoiselle du monde. Mais elle est morte. Morte, tout ce qu’il y a de plus morte. – Il saisit un polissoir sur la table et se mit à se polir les ongles. – Au fait, j’y pense, n’étais-je pas amoureux d’elle ? Je crois que si. Elle avait la manière la plus exquise de prononcer mon nom et de sourire en même temps. Chaque fois j’en avais un coup au cœur. – Il eut un rire. – Tu sais, c’est vraiment on ne peut plus ridicule, mais je ne me rappelle plus comment je m’appelle. Laurence ? Arthur ? Frank ? Je regrette qu’Arabella ne soit plus là. Elle le saurait. Et elle me le dirait ! Ce n’est pas une de ces femmes qui tourmentent les hommes et insistent pour tout tourner en dérision longtemps après que cela n’amuse plus personne. Par Dieu, je regrette vraiment qu’elle ne soit pas là ! J’ai mal là. – Il se tapota le cœur. – Et une tension brûlante là-dedans. – Il se tapota le front. – Une demi-heure d’entretien avec Arabella porterait remède à mes indispositions, j’en suis certain. Peut-être devrais-je appeler ce garçon-fée pour lui demander de me l’amener ici. Les fées peuvent invoquer les morts, n’est-il pas ? – Il reprit le charme sur la table et le relut. – C’est simple comme bonjour. Il n’y a rien de plus simple au monde.

Il récita la formule du charme et, parce que cela paraissait important, retourna aux soins de ses ongles.

Dans les ombres de l’armoire peinte se tenait un personnage en redingote vert tendre – un personnage aux cheveux de la couleur du duvet de chardon, avec un sourire supérieur et amusé peint sur la figure.

Strange était toujours absorbé par ses ongles.

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon s’approcha brusquement de l’endroit où Strange se tenait et tendit la main pour tirer les cheveux de Strange. Avant qu’il ait pu terminer son geste, Strange le regarda dans les yeux et s’enquit :

— Vous n’auriez pas par hasard une pincée de tabac à priser, si ?

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon se figea sur place.

— J’ai cherché dans toutes les poches de cette maudite redingote, poursuivit Strange, totalement inconscient de la stupéfaction du gentleman. Point de tabatière. Je ne sais pas à quoi je pensais pour sortir sans la mienne. Je prends en général du Kendal Brown, si vous en avez.

En parlant, il fouilla de nouveau ses poches. Mais il avait oublié le petit bouquet d’os et de sang qui pendait du plafond et, dans sa gesticulation, il le heurta de la tête. Le bouquet se balança en arrière et revint le frapper en plein front.

54 Une petite boîte de la couleur du chagrin

1er et 2 décembre 1816

Une sorte de craquement résonna dans les airs, suivi d’un léger courant d’air et d’un regain de fraîcheur, comme si une odeur de renfermé avait brusquement été chassée de la pièce.

Strange cligna deux ou trois fois les paupières.

Après être revenu à lui, sa première pensée fut que tout son plan minutieux avait marché : voilà que quelqu’un – un garçon-fée, sans le moindre doute – se tenait devant lui. Sa deuxième pensée fut de se demander ce que diable il avait pu faire. Il tira sa montre de gousset pour la consulter ; il s’était écoulé près d’une heure depuis qu’il avait pris la teinture.

— Je vous prie de m’excuser, dit-il, je sais que ma question doit vous paraître étrange, mais vous ai-je déjà demandé quelque chose ?

— Du tabac à priser, répondit le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.

— Du tabac à priser ?

— Oui, vous m’avez demandé une pincée de tabac à priser.

— Quand ?

— Comment ?

— Quand vous ai-je demandé du tabac à priser ?

— Il y a un instant.

— Ah ! Ah, bon ! Eh bien, inutile de vous mettre en peine. Je n’en ai plus besoin.

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon s’inclina.

Strange était conscient que sa confusion se lisait sur son visage. Il se remémora tous les fermes avertissements qu’il avait lus sur le danger qu’il y avait à laisser des membres de cette race astucieuse soupçonner qu’ils en savaient plus que soi. Il masqua donc sa perplexité derrière des regards sarcastiques. Puis, se rappelant qu’il était généralement considéré comme plus périlleux encore de paraître supérieur et de provoquer ainsi l’ire de la fée, il cacha son sarcasme sous un sourire. À la fin, il reprit son air de perplexité.

Il ne remarqua pas que le gentleman était au moins aussi mal à l’aise que lui.

— Je vous ai appelé, reprit-il, car je désire depuis longtemps qu’un représentant de votre race m’apporte son secours pour m’enseigner la magie. – Il avait répété plusieurs fois cette petite déclaration et était content que ses paroles eussent un accent d’assurance et de gravité. Malheureusement, il gâcha tout de suite son effet en ajoutant avec inquiétude : – Vous en ai-je déjà parlé ?

Le gentleman demeura silencieux.

— Je me présente : Jonathan Strange. Peut-être avez-vous entendu parler de moi ? Je suis à un moment de ma carrière des plus intéressants. Il n’est pas exagéré de dire que tout l’avenir de la magie anglaise dépend de mes réalisations au cours des prochains mois. Si vous acceptez de m’aider, votre nom sera aussi célèbre que ceux de Col-Tom-Blue et de maître Witcherley[176] !

— Allons donc ! déclara le gentleman avec dégoût. De vils personnages !

— Vraiment ? s’étonna Strange. Je ne l’eusse point cru. – Il s’empressa de continuer. – Ce sont vos… – Il marqua une hésitation avant de trouver l’expression juste : … aimables prévenances envers le roi d’Angleterre qui ont d’abord attiré mon attention. De tels pouvoirs ! Une telle inventivité ! La magie anglaise manque d’esprit, de nos jours. Elle manque d’ardeur et d’enthousiasme ! Je ne saurais vous répéter combien je suis las des charmes fastidieux utilisés pour résoudre des problèmes tout aussi fastidieux. L’aperçu que j’ai eu de votre magie m’a montré qu’elle était tout à fait différente. Vous pourriez me surprendre. Or j’aspire à être surpris…

Le gentleman leva un parfait sourcil de fée, ne voyant apparemment pas la moindre objection à surprendre Jonathan Strange.

Lequel poursuivit avec agitation :

— Oh ! Et je puis vous assurer sans attendre qu’un vieux Londonien du nom de Norrell – un magicien, si l’on peut dire – sera fou de rage dès qu’il apprendra que vous vous êtes allié avec moi. Il fera tout son possible pour nous contrecarrer. Pourtant, si je puis me permettre, il ne sera pas de taille à se mesurer à moi.

Le gentleman semblait ne plus écouter. Il parcourait la pièce des yeux, reportant ses regards tantôt sur un objet, tantôt sur un autre.

— Y a-t-il ici quelque chose qui vous déplaît ? s’enquit Strange. Je vous prie de m’en faire état, s’il en est ainsi. Votre sensibilité magique est sans doute beaucoup plus fine que la mienne. Mais, même dans mon cas, certains détails peuvent perturber mon talent. Je crois qu’il en va ainsi de tous les magiciens. Une salière de table, un sorbier, un fragment de l’hostie consacrée… Tous ces objets me dérangent incontestablement. Je ne dis pas que je NE puis PAS me livrer à la magie en leur présence, seulement il me faut en tenir compte dans mes sortilèges. S’il y a ici quelque chose qui ne vous sied pas, vous n’avez qu’à me le dire et je serais trop heureux de l’écarter.

Le gentleman le fixa un moment, n’ayant de toute évidence pas la moindre idée de ce dont Strange lui parlait. Puis, soudain, il s’écria :

— Ma sensibilité magique, oui ! Quelle intelligence de votre part ! Ma sensibilité magique est, comme vous l’imaginez, formidable ! Et voilà qu’elle m’informe que vous avez acquis récemment un objet doté d’un grand pouvoir ! Un anneau de désenchantement ? Une urne de visibilité ? Quelque chose de cette nature ? Mes félicitations ! Montrez-moi l’objet et je vous instruirai sur-le-champ sur son histoire et son bon usage !

— En fait, non, répondit Strange, surpris. Je n’ai rien de cette sorte.

Le gentleman fronça le sourcil. Il examina de près d’abord un pot de chambre à demi dissimulé sous le lit, ensuite un anneau de deuil orné d’une miniature d’ange sur ivoire et, enfin, un pot de céramique peinte, ayant jadis contenu des prunes et des abricots confits.

— Peut-être l’avez-vous trouvé par accident ? demanda-t-il. De tels objets peuvent être très puissants, même si le magicien ignore leur présence.

— Je ne crois vraiment pas, insista Strange. Ce pot, par exemple, a été acheté chez un confiseur de Gênes. Il en avait des douzaines en boutique, tous exactement pareils. Je ne vois pas pourquoi l’un serait magique et les autres non.

— Non, certes, acquiesça le gentleman. Et il semble n’y avoir ici rien que les objets habituels. J’entends par là, s’empressa-t-il d’ajouter, ceux que je m’attendais à trouver dans les appartements d’un magicien de votre génie.

Un bref silence s’écoula.

— Vous ne donnez pas de réponse à mon offre, reprit Strange. Vous êtes indécis en attendant de mieux me connaître. Il doit en être ainsi. Dans un ou deux jours, j’aurai l’honneur de solliciter de nouveau votre compagnie, et nous parlerons davantage.

— Cela a été un échange des plus captivants ! se récria le gentleman.

— Le premier d’une longue série, j’espère, rétorqua poliment Strange, avant de s’incliner.

Le gentleman s’inclina à son tour.

Puis Strange délivra le gentleman de son sort d’invocation et ce dernier disparut promptement.

La fièvre de Strange était immense. Il songea qu’il devrait s’asseoir pour rédiger des notes sensées et savantes sur ce qu’il avait vu, mais il avait du mal à se retenir de danser, de rire et de taper dans ses mains. Il exécuta plusieurs pas d’une danse folklorique, et si la statuette n’avait pas été fixée par les pieds à sa colonne de bois, il en eût fait certainement sa cavalière et eût tournoyé avec elle autour de la pièce.

Quand son envie de danser lui eut passé, il fut grandement tenté d’écrire à Norrell. Il finit par se poser et commença une missive triomphante et pétrie de sarcasmes. (« Vous serez sans doute ravi d’apprendre… ») Ensuite, il se ravisa. « Cela l’incitera seulement à faire disparaître ma maison ou un tour dans ce genre. Ha ! Quelle sera sa fureur quand je rentrerai en Angleterre ! Il me faut publier les nouvelles dès mon retour. Je n’attendrai pas le prochain numéro du Fabulus. Cela prendrait trop de temps. Murray va se plaindre, mais je n’y puis rien. Le Times serait préférable. Je me demande bien ce qu’il entendait par toutes ces sottises sur les anneaux de pouvoir et les pots de chambre. J’imagine qu’il cherchait à s’expliquer comment j’avais réussi à l’appeler. »

Dans l’ensemble, il n’aurait pu être plus content de lui s’il avait invoqué John Uskglass en personne et avait eu une demi-heure d’aimable entretien avec lui. Le seul point inquiétant de toute l’affaire était le souvenir – qui lui revenait par bribes – de la forme que sa folie avait prise cette fois-ci. « À croire que je m’étais transformé en Lascelles ou Drawlight ! Quelle horreur ! »


Le lendemain matin, Stephen Black avait une affaire à conduire pour le compte de Sir Walter. Il rendit visite à un banquier de Lombard-street, parla à un portraitiste de Little-Britain, donna des instructions à une femme de Fetter-lane pour une robe destinée à Lady Pole. La démarche suivante le menait dans le cabinet d’un avocat. Il tombait une neige molle et lourde. Tout autour de lui résonnaient les bruits ordinaires de la City : les ébrouements et les piaffements des chevaux, le fracas des voitures, les cris des vendeurs ambulants, les claquements de portes et le crissement des pas sur le sol enneigé.

Il se tenait au coin de Fleet-street et de Mitre-court. Il venait de tirer sa montre de gousset (un cadeau du gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon), quand tout le vacarme environnant s’interrompit, comme sous la lame d’un couteau. Un moment, il eut l’impression d’être frappé de surdité. Mais, avant d’avoir le temps de s’alarmer, il se retourna et s’aperçut que ce silence soudain n’était pas l’unique bizarrerie. La rue était soudain déserte ; il n’y avait plus de passants, plus de chats, de chiens, de chevaux, ni d’oiseaux. Tout le monde avait disparu.

Et la neige ! C’était là le plus étrange de tout. Elle flottait, en suspens dans les airs, en énormes flocons blancs et mous, gros comme des souverains.

« Encore de la magie ! » songea-t-il, dégoûté.

Il descendit un peu Mitre-court, en inspectant les devantures des boutiques. Les lampes étaient toujours allumées ; des marchandises s’entassaient ou étaient éparpillées sur les comptoirs : soies, tabac, partitions… Des feux brûlaient encore dans les âtres, mais leurs flammes étaient figées. En regardant derrière lui, il découvrit qu’il avait creusé une sorte de tunnel dans la dentelle à trois dimensions de la neige. De tous les événements étranges qu’il avait connus dans son existence, celui-ci était de loin le plus étrange.

Surgie du néant, une voix s’écria avec fureur :

— Je me croyais pourtant à l’abri de lui ! Quels tours peut-il donc utiliser ?

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon apparut soudain devant Stephen, le visage enflammé et les yeux étincelants.

Stephen eut un tel choc qu’il crut un instant défaillir. Pourtant, sachant combien le gentleman prisait le calme et le flegme, il dissimula sa frayeur du mieux qu’il put et hoqueta :

— À l’abri de qui, monsieur ?

— Voyons, du magicien, Stephen ! Du magicien ! Je pensais qu’il avait acquis quelque objet susceptible de lui révéler ma présence. Mais je n’ai rien pu dénicher dans ses appartements et il m’a juré ne rien posséder de tel. Juste afin de m’en assurer, j’ai fait le tour du globe dans l’heure pour examiner tous les anneaux de pouvoir, le moindre calice ou poivrier magique. Il n’en manquait aucun. Ils se trouvent tous à l’endroit exact où je pensais qu’ils étaient.

De ces explications incomplètes, Stephen déduisit que le magicien avait réussi à invoquer le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon et à s’entretenir avec lui.

— Monsieur, certainement, à une époque vous vouliez bien aider les magiciens dans leur magie et gagner leur gratitude. C’est ainsi que vous avez fini par sauver Lady Pole, n’est-il pas ? Vous allez peut-être vous apercevoir que cela vous agrée plus que vous ne pensez.

— Oh, peut-être ! Cependant je n’en crois rien. Puisque je vous dis, Stephen, que, mis à part le désagrément de le voir m’appeler chaque fois que cela lui plaît, ce fut la demi-heure la plus ennuyeuse que j’ai passée depuis de longues éternités ! Je n’ai jamais entendu quelqu’un s’épancher autant ! Il est l’être le plus prétentieux de ma connaissance. Les personnages de cette sorte, qui parlent continuellement sans prendre le temps d’écouter les autres, m’écœurent totalement.

— Oh, certes, monsieur ! C’est on ne peut plus vexant. Et si je puis me permettre, étant donné que vous serez occupé avec votre magicien, nous aurons à différer mon couronnement ?

Le gentleman prononça quelques paroles bien senties dans sa propre langue – un juron, probablement.

— Je crois que vous avez raison… Et cela m’irrite davantage que tout le reste mis ensemble ! – Il réfléchit un moment. – Enfin, ce n’est peut-être pas aussi détestable que nous le craignons. Ces magiciens anglais sont généralement des sots. D’ordinaire, ils veulent les mêmes choses. Les plus pauvres désirent des provisions sans fin de navets ou de porridge, les riches veulent encore plus de richesses ou étendre leur pouvoir au monde entier, et les jeunes rêvent de l’amour de quelque reine ou princesse. Dès qu’il me fera part d’un de ces vœux, je l’exaucerai. Ce qui ne manquera pas de lui attirer un tombereau d’ennuis. C’est toujours le cas. Il en perdra la tête, et toi et moi pourrons poursuivre notre plan de vous sacrer roi d’Angleterre ! Oh, Stephen ! Je suis tellement content d’être venu jusqu’à vous ! J’entends toujours plus de sens commun de votre bouche que de celle des autres.

Sur-le-champ l’irritation du gentleman se dissipa, cédant la place à la joie. Le soleil perça derrière un nuage ; tout l’étrange rideau de neige en suspens scintilla et flamboya autour d’eux (bien que Stephen n’eût su dire si c’était le fait du gentleman ou non).

Il se préparait à faire remarquer qu’il n’avait rien suggéré du tout, quand le gentleman disparut. Les passants, les chevaux, les voitures, les chats et les chiens réapparurent immédiatement et Stephen heurta de plein fouet une grosse dame vêtue d’une pelisse violette.


Strange se leva, frais et dispos. Il avait dormi huit heures sans interruption. Pour la première fois depuis des semaines, il ne s’était pas relevé en pleine nuit pour s’adonner à la magie. Pour se récompenser d’avoir réussi à invoquer le garçon-fée, il décida de s’octroyer un jour de congé. Peu après dix heures, il se présentait au palazzo où les Greysteel séjournaient et trouva toute la famille attablée autour du petit-déjeuner. Il accepta leur invitation de prendre place parmi eux, mangea quelques petits pains chauds, but un peu de café et annonça à Miss Greysteel et à la tante Greysteel qu’il était à leur entière disposition.

La tante Greysteel fut heureuse de décliner ses offres au profit de sa nièce. Miss Greysteel et Strange passèrent donc la matinée à parcourir ensemble des ouvrages sur la magie – des livres qu’il lui avait prêtés ou qu’elle s’était procurés sur son conseil. Il y avait L’Histoire du roi Corbeau enfant de Portishead, la Vie de Martin Pale de Hickman et L’Anatomie d’un minotaure de Hether-Gray. Strange, qui les avait lus à ses débuts, quand il avait commencé à étudier la magie, était amusé de s’apercevoir combien ceux-ci lui paraissaient désormais simples, presque innocents. C’était la chose la plus délicieuse au monde d’en donner lecture à Miss Greysteel, de répondre à ses questions et d’écouter ses opinions à leur sujet – passionnées, intelligentes et, à son goût, légèrement trop sérieuses.

À une heure, après un repas léger de viande froide, la tante Greysteel déclara qu’ils étaient tous restés assis assez longtemps et proposa une promenade.

— Si vous me permettez, monsieur Strange, vous serez content de prendre un peu le frais. Les savants négligent souvent l’exercice.

— Nous sommes de bien tristes sires, madame, admit gaiement Strange.

La journée était belle. Ils déambulèrent par les passages et les rues étroites, et tombèrent par hasard sur une heureuse succession d’objets fascinants : une sculpture de chien tenant un os dans sa gueule, le reliquaire d’un saint qu’aucun d’eux ne reconnut, une suite de fenêtres dont les rideaux semblaient, à première vue, de gros bouillons de la dentelle la plus fine mais qui, à y regarder de plus près, se révélèrent être un enchevêtrement d’immenses toiles d’araignée qui avaient proliféré dans la pièce. Ils n’avaient pas de guide pour leur commenter ces découvertes, il n’y avait personne à proximité qu’ils pussent interroger, aussi se divertissaient-ils à inventer des explications de leur cru.

Juste avant le crépuscule, ils s’avancèrent sur une petite place dallée et glacée, avec un puits en son centre. Le lieu était curieusement aveugle et désert. Le sol était pavé de pierres antiques, les murs percés d’un nombre incroyablement réduit d’ouvertures. On eût cru que toutes les maisons avaient été offensées par quelque méfait commis par la place et lui avaient résolument tourné le dos. Une seule minuscule échoppe paraissait ne vendre que des loukoums d’une infinité de variétés et de couleurs. Elle était fermée, mais Miss Greysteel et la tante Greysteel scrutèrent sa devanture et se demandèrent à haute voix quand elle pouvait ouvrir, et si elles seraient capables de la retrouver.

Strange musardait, sans penser à rien de particulier. L’air était très vif – ce qui était plutôt agréable – et l’étoile du soir fit son apparition au-dessus de leurs têtes. Percevant un drôle de grattement derrière lui, Strange se retourna pour en voir la cause.

Dans le coin le plus sombre de la placette, quelque chose se détachait – une chose dont il n’avait jamais vu la pareille, noire, si noire qu’elle aurait pu être constituée des ténèbres environnantes. Sa tête ou son sommet avait la forme d’une ancienne chaise à porteurs telle qu’on en voyait encore, à l’occasion, transporter une douairière de Bath. Elle avait des fenêtres aux rideaux noirs bien fermés. Au-dessous des fenêtres, elle rétrécissait pour dessiner le corps et les pattes d’un grand oiseau noir. Celui-ci, portant un haut-de-forme noir et une fine canne également noire, n’avait pas d’yeux. Strange se savait pourtant épié. La monstruosité raclait les dalles du bout de sa canne, d’un horrible mouvement saccadé.

Strange songea qu’il aurait dû avoir peur. Il se dit aussi qu’il aurait dû se livrer à un brin de magie pour tenter de détourner son attention. Sorts de dispersion, sorts de révocation, sorts de protection affluèrent à son esprit ; néanmoins, il ne réussit à en retenir aucun. Bien que la « chose » suât le mal et la malveillance, il avait la nette impression qu’elle ne présentait actuellement aucun danger pour lui-même ou quiconque. Elle lui paraissait plutôt être un signe du mal encore à venir.

Il commençait à se demander comment les Greysteel supportaient cette soudaine irruption de l’horreur en leur sein, quand un changement se produisit dans sa cervelle ; la chose n’était plus là. À sa place se tenait la silhouette trapue du Dr Greysteel – le Dr Greysteel en habit noir, le Dr Greysteel avec une canne à la main.

— Eh bien ? cria le Dr Greysteel.

— Je… je vous demande pardon ? cria Strange en retour. M’avez-vous parlé ? Je songeais à… à autre chose.

— Je vous ai demandé si vous vous proposiez de dîner avec nous ce soir !

Strange le regardait fixement.

— Qu’y a-t-il ? Êtes-vous souffrant ? s’enquit le Dr Greysteel.

Il dévisagea Strange d’un air pénétrant, comme s’il voyait dans l’expression ou dans les manières du magicien quelque chose qui ne lui plaisait guère.

— Je me porte on ne peut mieux, je vous assure, répondit Strange. Et je dînerai avec plaisir avec vous. Rien ne m’agréera autant. Seulement j’ai promis à Lord Byron de jouer au billard avec lui à quatre heures.

— Il nous faut trouver une gondole pour nous ramener, décida le Dr Greysteel. Je crois que Louisa est plus lasse qu’elle ne veut le reconnaître. – Il parlait de la tante Greysteel. – Où retrouvez-vous monsieur le baron ? Où devons-nous dire au batelier de vous conduire ?

— Merci, j’irai à pied. Votre sœur avait raison. J’ai besoin d’air frais et d’exercice.

Miss Greysteel était un brin déçue d’apprendre que Strange ne rentrait pas avec eux. Les deux dames et le magicien prirent un peu longuement congé les uns des autres et se rappelèrent à maintes reprises qu’ils devaient tous se revoir dans quelques heures, jusqu’au moment où le Dr Greysteel commença à perdre patience.

Les Greysteel s’éloignèrent à pied en direction du Rio. Strange suivait de loin. Malgré ses joyeuses assurances au Dr Greysteel, il se sentait secoué. Il s’efforçait de se convaincre que l’apparition n’avait rien été de plus qu’un jeu de lumière, en vain. Il fut obligé d’admettre que cela ressemblait surtout à une récidive de la folie de la vieille lady.

— C’est vraiment assommant ! Les effets de la teinture paraissaient s’être complètement dissipés ! Enfin, grâce à Dieu, je n’ai pas besoin d’en boire davantage. Si ce sylphe refuse de m’assister, je n’aurai tout simplement qu’à trouver le moyen d’en invoquer un autre…

Sortant du passage pour déboucher dans la lumière plus vive du Rio, il vit que les Greysteel avaient trouvé une gondole et que quelqu’un – un gentleman – aidait Miss Greysteel à y monter. Il crut d’abord qu’il s’agissait d’un inconnu, avant de remarquer que ce personnage avait une crinière de cheveux brillants comme du duvet de chardon. Il se précipita à sa rencontre.

— Quelle belle jeune femme ! s’extasiait le gentleman, au moment où la barque s’écartait du quai, les yeux étincelants de vivacité. Et elle danse admirablement, je crois ?

— Si elle danse ? répéta Strange. Je n’en sais rien. Nous devions aller à un bal ensemble à Gênes, mais elle a eu une rage de dents et nous ne sommes pas sortis. Je suis surpris de vous voir, je ne m’attendais pas à ce que vous reveniez avant que je vous rappelle…

— Ah ! j’ai réfléchi à votre proposition de nous adonner à la magie ensemble ! Et je m’aperçois maintenant que ce plan est excellent.

— Je suis content de l’entendre, repartit Strange, réprimant un sourire. Mais dites-moi. Je cherche à vous appeler depuis des semaines. Pourquoi ne pas être venu plus tôt ?

— Oh ! cela s’explique aisément ! déclara le gentleman, qui se lança dans une longue histoire sur un de ses cousins qui était très méchant et très jaloux de ses talents et de ses vertus ; qui exécrait les magiciens anglais et qui s’était ingénié en quelque sorte à dénaturer la magie de Strange afin que le gentleman n’eût vent des invocations que la veille.

Le récit était excessivement compliqué, et Strange n’en crut pas un mot. Cependant, jugeant plus prudent de feindre le contraire, il s’inclina d’un air approbateur.

— Et pour vous montrer combien je suis sensible à l’honneur que vous me faites, acheva le gentleman, je vous accorderai tout ce que vous désirez.

— Tout ? insista Strange avec un regard aiguisé. Et cette offre, si je vous entends bien, a la nature d’un accord contraignant. Pour peu que j’aurai nommé une chose, vous ne pourrez me la refuser ?

— Je ne le souhaiterais même pas !

— Et je puis demander la fortune, le pouvoir sur le monde entier ? Ce genre de chose ?

— Parfaitement ! acquiesça le gentleman d’un air rayonnant.

Il leva les mains pour commencer.

— Eh bien, il ne me faut rien de cela. Ce qu’il me faut surtout, ce sont des renseignements. Qui était le dernier magicien anglais à qui vous ayez eu affaire ?

Un instant de silence.

— Oh, vous ne voulez pas en entendre parler ! déclara le gentleman. Je vous assure que c’est très ennuyeux. Tenez, allez ! Il doit bien y avoir quelque chose que vous désirez par-dessus tout ? Un royaume à vous ? Une ravissante compagne ? La princesse Pauline Borghese est une femme des plus délicieuses et je peux vous l’avoir ici en un clin d’œil !

Strange ouvrit la bouche pour parler, puis resta muet un instant.

— Pauline Borghese, vous dites ? J’ai vu un portrait d’elle à Paris[177] – puis, se ressaisissant, il poursuivit : Ce n’est pas là ce qui m’intéresse pour le moment. Entretenez-moi plutôt de magie. Comment m’y prendre pour me transformer en ours ? Ou en renard ? Comment s’appellent donc les trois rivières magiques qui coulent dans le royaume d’Agrace[178] ? Ralph Stokesey croyait que ces rivières influaient sur les événements d’Angleterre. Est-ce vrai ? Le Langage des oiseaux mentionne un groupe de sofas qu’on jette en manipulant des couleurs. Pouvez-vous m’en apprendre plus ? Que représentent les palets des Doncaster Squares[179] ?

Le gentleman leva les mains en un geste de surprise feinte.

— Tant de questions !

Il rit, mais son rire, manifestement censé être joyeux, insouciant, sonnait faux.

— Voyons, donnez-moi la réponse à l’une d’elles. Celle de votre choix.

Le gentleman se borna à sourire aimablement.

Strange le fixa avec un ennui non déguisé. Apparemment, son offre ne s’étendait pas aux connaissances, seulement aux objets.

« Si je voulais me faire un cadeau, songea Strange, j’irais me l’acheter ! Si je voulais voir Pauline Borghese, j’irais tout simplement lui présenter mes hommages. Je n’ai nul besoin de magie pour cela ! Comment diable je… » Une pensée le frappa. À haute voix, il continua :

— Apportez-moi quelque chose que vous avez gagné dans vos dernières transactions avec un magicien anglais !

— Comment ? protesta le gentleman, ahuri. Non, vous ne voulez pas cela ! C’est sans valeur, absolument sans aucune valeur ! Réfléchissez encore !

Visiblement, il était très troublé par la requête de Strange, même si ce dernier n’eût su expliquer la raison de cet état de fait. « Le magicien lui a peut-être donné un objet précieux, songeait-il, et il répugne à s’en séparer. Peu importe. Une fois que j’aurai vu ce que c’est et que j’en aurai tiré tous les enseignements possibles, je le lui rendrai. Cela devrait le convaincre de mes bonnes intentions. »

Il eut un sourire poli.

— Un accord contraignant, c’est ce que vous disiez, je crois ? Quoi que ce soit, je l’attends au plus tard dans la soirée !


À huit heures, il dînait avec les Greysteel, dans leur lugubre salle à manger.

Miss Greysteel le questionna sur Lord Byron.

— Oh ! répondit Strange. Il n’a aucunement l’intention de rentrer en Angleterre. Il peut écrire ses poèmes partout. Alors que, dans mon cas, la magie anglaise a été façonnée par l’Angleterre… Tout comme l’Angleterre a été façonnée par la magie. Les deux vont ensemble. Elles sont inséparables.

— Vous voulez dire, reprit Miss Greysteel, fronçant légèrement les sourcils, que les esprits anglais, l’histoire d’Angleterre et ainsi de suite ont été façonnés par la magie. Vous parlez par métaphores.

— Non, je parlais au sens littéral. Cette cité, par exemple, a été construite selon la manière commune…

— Oh ! l’interrompit le Dr Greysteel en riant. Voilà bien un magicien ! Cette légère pointe de mépris quand il parle de choses réalisées selon la manière commune !

— Dans mon esprit, je ne voulais pas me montrer irrévencieux. Je vous assure que je fais le plus grand cas des choses réalisées selon la manière commune. Non, mon propos était simplement que les frontières d’Angleterre, sa forme même, ont été déterminées par la magie.

Le Dr Greysteel fit la moue.

— Je ne suis pas certain de ce que vous avancez. Donnez-moi un exemple.

— Très bien. Jadis, sur la côte du Yorkshire, les citoyens d’une très belle ville se demandaient comment il se faisait que leur roi, John Uskglass, dût exiger des impôts d’eux. Un si grand magicien, discutaient-ils, pouvait certainement faire apparaître dans les airs tout l’or qu’il voulait. Certes, il n’y a aucun mal à s’interroger. Ces farauds ne s’en tinrent toutefois pas là. Ils refusèrent d’acquitter leur dû et se mirent à comploter avec les ennemis du roi. Un homme est plus avisé de mûrement réfléchir avant de se quereller avec un magicien, bien plus encore avec un roi ! Et quand ces deux qualités se combinent en un seul personnage, eh bien, les périls sont multipliés par cent. D’abord, un grand aquilon se leva et souffla sur la ville. À peine toucha-t-il les bêtes, voilà que celles-ci vieillirent puis trépassèrent… Vaches, cochons, volaille et moutons, chats et chiens. Dès qu’il s’abattit sur la ville, les maisons se délabrèrent sous les yeux de leurs malheureux propriétaires. Les outils se brisèrent, les pots volèrent en éclats, le bois se gondola et se fendit, la brique et la pierre tombèrent en poussière. Les sculptures de l’église se patinèrent comme sous l’effet du très grand âge, jusqu’à ce que, raconte-t-on, la face de la moindre statue semblât hurler. Le vent déchaîna la mer, qui prit des formes étranges et menaçantes. Les habitants, très sagement, se mirent à fuir et, dès qu’ils eurent atteint les hauteurs, ils se retournèrent juste à temps pour voir les restes de leur cité glisser lentement sous les flots gris et glacés.

Le Dr Greysteel sourit.

— Quels que soient les gouvernements – Whigs, Torys, empereurs ou magiciens –, ils voient tous d’un très mauvais œil que le peuple ne paie pas ses impôts. Allez-vous inclure ces légendes dans votre prochain livre ?

— Oh, assurément ! Je ne suis pas de ces auteurs parcimonieux qui pèsent leurs mots au quart d’once près. Sur la paternité littéraire, j’ai des notions très libérales. Quiconque est disposé à payer sa guinée à Mr Murray s’apercevra que j’ai grand ouvert les portes de ma réserve et que toute ma science est à vendre. Mes lecteurs peuvent entrer et faire leur choix à loisir.

Miss Greysteel accorda à la saga de John Uskglass une ou deux minutes de considération respectueuse.

— Sans doute a-t-il été provoqué, déclara-t-elle à la fin, néanmoins sa réaction était celle d’un tyran.

Quelque part dans les ombres, des bruits de pas se rapprochèrent.

— Qu’est-ce donc, Frank ? demanda le Dr Greysteel.

Frank, le domestique du Dr Greysteel, sortit de l’obscurité.

— Nous avons trouvé un pli joint à une petite boîte, monsieur. Les deux sont destinés à Mr Strange.

Frank paraissait inquiet.

— Voyons, ne reste pas là à bayer aux corneilles. Voici Mr Strange, juste à ton côté. Donne-lui sa lettre et sa petite boîte.

L’expression et l’attitude de Frank montraient qu’il luttait contre un grand sentiment de perplexité. Son froncement de sourcils donnait à entendre qu’il croyait être complètement dépassé. Il tenta un dernier effort pour transmettre sa contrariété à son maître.

— Nous avons trouvé le pli et la petite boîte par terre, juste à l’intérieur de la porte, monsieur, mais celle-ci était fermée à clé et au verrou !

— On a dû tirer le verrou et tourner la clé, Frank. Ne fais pas tant de mystères, le sermonna le Dr Greysteel.

Frank remit donc le pli et la boîte à Strange et disparut de nouveau dans les ténèbres, en bougonnant et en demandant aux chaises et aux dessertes qu’il heurtait au passage pour quelle souche elles le prenaient.

La tante Greysteel se pencha en avant pour prier Mr Strange de ne pas faire de cérémonies ; il était en bonne compagnie et devait lire sa lettre sans façon. C’était très aimable de sa part, bien qu’un tantinet superflu, car Strange, qui avait décacheté sa lettre, la lisait déjà.

— Oh, ma tante ! s’écria Miss Greysteel, en ramassant la petite boîte que Frank avait posée sur la table. Regardez comme elle est belle !

Petite, rectangulaire, la boîte était apparemment en argent et porcelaine. Elle était d’une délicate teinte de bleu, enfin pas exactement de bleu, plutôt de lilas, enfin pas exactement lilas non plus, étant donné qu’elle contenait une touche de gris dedans. Pour être plus précis, elle était de la couleur du chagrin. Heureusement, ni Miss Greysteel ni la tante Greysteel n’avaient jamais souvent ressenti de chagrin, aussi ne reconnurent-elles pas sa couleur.

— Elle est vraiment ravissante, s’extasia la tante. Est-elle italienne, monsieur Strange ?

— Hum ? fit Strange, levant les yeux. Je n’en sais rien.

— Y a-t-il quelque chose à l’intérieur ? s’enquit la tante Greysteel.

— Oui, je crois, répondit Miss Greysteel, s’apprêtant à l’ouvrir.

— Flora ! tonna le Dr Greysteel, avec un sévère signe de tête à l’adresse de sa fille.

Il subodorait que la boîte était un cadeau que Strange réservait à Flora. Cette idée lui plaisait peu, mais le Dr Greysteel ne s’estimait guère compétent pour juger les sortes de frasques qu’un homme tel que Strange – un homme du monde, au goût du jour – pouvait se croire permises.

Le nez toujours plongé dans sa lettre, Strange ne vit ni n’entendit rien. Il prit à son tour la petite boîte et l’ouvrit.

— Y a-t-il quelque chose à l’intérieur, monsieur Strange ? répéta la tante Greysteel.

Strange referma vite la boîte.

— Non, madame, rien du tout.

Il glissa la boîte dans sa poche, puis sonna d’urgence Frank pour lui demander un verre d’eau.

Il quitta les Greysteel très tôt après dîner et se rendit directement au café au coin de la Calle de la Cortesia. Le premier aperçu du contenu de la boîte l’avait beaucoup choqué, et il n’avait nul désir de se trouver seul quand il la rouvrirait.

Le garçon lui apporta son cognac. Il en but une gorgée, puis rouvrit la boîte.

Au début, il crut que le garçon-fée lui avait envoyé le moulage d’un petit doigt blanc amputé, réalisé en cire ou en quelque autre matière similaire et très voisine. Celui-ci était si pâle, si exsangue, qu’il en semblait presque teinté de vert, avec une touche de rose dans la cuticule de l’ongle. Strange s’étonna que quelqu’un se fût donné tant de peine pour produire un objet aussi horrible.

Mais dès l’instant où il l’eut touché il comprit qu’il n’avait pas affaire à de la cire. La chose était froide, glacée même, pourtant la peau bougeait d’une façon identique à celle qui recouvrait son propre doigt, et les muscles étaient perceptibles dessous, au toucher comme à la vue. Il s’agissait, sans aucun doute, d’un doigt humain. À sa taille, Strange estima que c’était probablement un doigt d’enfant, ou l’auriculaire d’une femme aux mains très fines.

Pourquoi le magicien lui donnerait-il donc un doigt ? s’interrogea-t-il. Peut-être était-ce le doigt du magicien ? « Je ne vois pas comment cela serait possible, à moins que le magicien ne soit un enfant ou une femme. » Il lui revint en mémoire qu’il avait entendu jadis quelque chose sur un doigt, sans pouvoir se le rappeler. Assez curieusement, bien qu’il ne se souvînt pas de ce qu’on lui avait raconté, il croyait se rappeler qui le lui avait raconté. Drawlight. «… Ce qui explique pourquoi je n’y ai guère prêté attention. Mais pourquoi Drawlight eût-il parlé de magie ? Il n’y connaissait rien et s’en souciait encore moins. »

Il but un peu plus de cognac. « Je croyais que si j’avais une fée pour tout m’expliquer, les mystères s’éclairciraient. Au contraire je me retrouve avec un nouveau mystère ! »

Il se mit à méditer les diverses histoires dont il avait ouï dire concernant les grands magiciens anglais et leurs serviteurs-fées. Martin Pale avec maître Witcherley, maître Fallowthought et tous les autres. Thomas Godbless avec Dick-come-Tuesday, Meraud avec Coleman Gray et, les plus célèbres de tous, Ralph Stokesey et Col-Tom-Blue.

La première fois que Stokesey le vit, Col-Tom-Blue était un individu farouche, rebelle – le dernier garçon-fée au monde à s’allier à un magicien anglais. Stokesey avait donc suivi Col-Tom-Blue dans le monde des fées jusqu’à son château personnel[180], était allé de-ci de-là de manière invisible et avait fait nombre de découvertes intéressantes[181]. Strange n’avait pas la naïveté de croire que le conte tel qu’il avait été transmis aux enfants et aux historiens de la magie était un récit exact des événements. « Pourtant il y a probablement de la vérité là-dedans, songea-t-il. Stokesey est peut-être parvenu à pénétrer dans le château de Col-Tom-Blue, et cette prouesse a prouvé à celui-ci qu’il était un magicien avec lequel il fallait compter. Il n’y a aucune raison que je ne puisse être capable d’en faire autant. Après tout, ce garçon-fée ne sait rien de mes talents et de mes faits d’armes. Si je lui rendais une visite inopinée, cela lui prouverait l’étendue de mes pouvoirs. »

Il repensa à ce jour brumeux et neigeux à Windsor, où lui et le roi avaient failli pénétrer par hasard dans le monde des fées, attirés par la magie du gentleman. Il revoyait le bois et les petites lumières qui lui avaient évoqué une vieille maison. Les routes du roi pouvaient certainement l’y conduire ; toutefois – en dehors de sa promesse à Arabella – il n’avait aucune envie de retrouver le gentleman par un procédé de magie qu’il avait déjà utilisé. Il voulait que cette rencontre eût quelque chose de neuf et de saisissant. La prochaine fois qu’il verrait le gentleman, il voulait être empli de l’assurance et de l’ivresse qu’un nouveau charme couronné de succès lui procurait toujours.

« Le monde des fées n’est jamais très loin, se dit-il, et il y a mille moyens d’y parvenir. Je devrais pouvoir en découvrir un, tout de même ! »

Il existait un sort de sa connaissance capable d’ouvrir un chemin entre deux êtres nommés par un magicien. Il s’agissait d’un ancien sort – assez proche de la magie féerique. Les chemins qu’il ouvrirait franchiraient assurément les frontières entre les mondes. Strange ne l’avait jamais utilisé et n’avait aucune idée de l’aspect de ce chemin, ni de ce qui l’y attendait s’il s’y engageait. Il était pourtant persuadé de ne pas échouer. Il marmonna les paroles rituelles, ébaucha quelques gestes et se nomma, lui ainsi que le gentleman, comme les deux êtres entre qui le chemin devait être tracé.

Il sentit un changement, fréquent au commencement de la magie. Apparemment, une porte invisible s’était ouverte puis refermée, le laissant de l’autre côté. Ou alors les constructions de la cité avaient pivoté et tout regardait désormais dans une autre direction. La magie avait vraisemblablement marché à la perfection – il s’était sûrement passé quelque chose – toutefois il ne pouvait en voir le résultat. Il réfléchit à la marche à suivre.

— Ce n’est probablement qu’une affaire de perception – et je sais comment y remédier. – Il marqua un silence. – C’est vexant ! Je préférerais de beaucoup ne pas en abuser, il y a néanmoins peu de chances qu’une prise supplémentaire me fasse du mal…

Il plongea la main dans l’intérieur de sa redingote et en tira la teinture de folie. Le garçon lui apporta un verre d’eau ; avec précaution, Strange y versa une unique petite goutte. Il but son verre d’un trait.

En regardant autour de lui, Strange remarqua pour la première fois le trait de lumière scintillante qui commençait à ses pieds, traversait le sol carrelé de la salle de café et indiquait la sortie ; il ressemblait à ces traits que lui-même avait souvent fait apparaître à la surface de l’eau du plat d’argent. Notre ami s’avisa que le phénomène disparaissait s’il l’observait de face. En revanche, s’il le lorgnait du coin de l’œil, il le voyait très bien.

Il régla sa note et ressortit dans la rue.

— Eh bien, s’exclama-t-il, voilà qui est vraiment remarquable !

55 Le second verra son bien le plus cher entre les mains de son ennemi

Nuit du 2 au 3 décembre 1816

Le destin qui avait toujours menacé la cité de Venise parut la frapper dans l’instant ; au lieu d’être engloutie sous les eaux, toutefois, elle était noyée sous les frondaisons. Des arbres sombres et spectraux envahissaient en effet les passages et les places, comblaient les canaux. Les murs n’étaient pas un obstacle pour eux. Leurs branches transperçaient la pierre et le verre. Leurs racines s’enfonçaient profondément sous les dalles. Les statues et les colonnes étaient recouvertes de lierre. Soudain tout était – aux sens de Strange, en tout cas – beaucoup plus silencieux et plus obscur. Des guirlandes de gui masquaient les lampes et les chandelles, et l’épaisse voûte des feuillages bouchait la vue de la lune.

Aucun des habitants de Venise, cependant, n’avait apparemment remarqué le moindre changement. Strange avait souvent lu que les hommes comme les femmes pouvaient être allègrement indifférents à la magie ambiante ; en revanche, il n’en avait jamais vu d’exemple. Un apprenti boulanger portait un plateau de pains sur sa tête. Sous les yeux de Strange, le garçon fit soigneusement le tour de tous les arbres dont il ignorait la présence, se baissant subitement dans tous les sens afin d’éviter des branchages qui lui auraient crevé un œil. Un monsieur et une dame, parés de capes et de masques pour le bal ou le Ridótto, descendaient ensemble la Salizzada San Moisè, bras dessus bras dessous, joue contre joue, en chuchotant. Un gros arbre leur barrait le chemin. Ils se séparèrent on ne peut plus naturellement, passant de part et d’autre du tronc, et se redonnèrent ensuite le bras.

Strange suivit son trait de lumière scintillante dans une ruelle qui le mena aux quais. Les futaies continuaient là où la cité s’arrêtait, et le trait lumineux s’enfonçait entre les arbres.

L’idée d’entrer dans la mer ne le séduisait guère. À Venise, il n’existe pas de plage en pente douce pour vous conduire pouce après pouce jusqu’à l’eau ; le monde de pierre de la cité finit aux quais, où commence immédiatement l’Adriatique.

S’il ne connaissait pas la profondeur de l’eau à cet endroit, Strange était à peu près certain qu’elle était assez profonde pour se noyer. Son seul espoir était que le sentier lumineux qui l’entraînait à travers bois lui éviterait aussi la noyade.

Pourtant, cela flattait sa vanité de penser combien il était mieux préparé à cette aventure que Norrell. « On n’aurait jamais pu le convaincre d’entrer dans la mer. Il déteste être mouillé. Qui a dit qu’il fallait à un magicien la subtilité d’un jésuite, l’audace d’un soldat et la présence d’esprit d’un malandrin ? Je crois que cela se voulait une insulte, mais il y a quelque vérité là-dedans. »

Il se détacha du quai.

Aussitôt la mer devint plus éthérée et plus onirique, et les bois se firent plus massifs. Les flots ne tardèrent pas à se réduire à un léger miroitement argenté entre les fûts sombres et à une odeur d’air marin mêlée aux habituelles senteurs nocturnes d’une forêt.

« Je suis le premier magicien anglais à entrer dans le monde des fées en près de trois cents ans », songea Strange[182]. Cette pensée le ravissait infiniment, et il regrettait que personne ne pût témoigner de sa stupéfaction devant pareil exploit. Il comprit combien il était las des livres et du silence, combien il se languissait des temps où la qualité de magicien signifiait des incursions en des lieux inconnus d’aucun Anglais. Pour la première fois depuis Waterloo, il agissait vraiment. Puis il lui vint à l’esprit que, au lieu de se féliciter, il devrait regarder autour de lui pour voir s’il n’y avait pas quelque enseignement à tirer de la situation. Il s’appliqua à étudier son environnement.

Le bois n’était pas tout à fait un bois anglais, tout en y ressemblant beaucoup. Les arbres étaient un brin trop anciens, un brin trop majestueux, et leurs formes un brin trop fantastiques. Strange avait la nette impression qu’ils avaient des personnalités bien distinctes, avec des amours, des haines et des désirs qui leur étaient propres. Ils avaient l’air accoutumés à être traités sur un pied d’égalité avec les hommes et les femmes, et de s’attendre à ce qu’on les consultât sur les matières les concernant.

« Tout est exactement comme je l’avais prévu, et cela devrait me servir d’avertissement sur la différence existant entre ce monde et le mien. Les hôtes de ces bois ne vont pas manquer de m’interroger, ils voudront me leurrer. » Il se mit à imaginer les sortes des questions qu’ils pourraient lui poser et à préparer un choix de réponses astucieuses. Il n’éprouvait aucune peur ; un dragon pouvait apparaître, peu importait ! Il était allé si loin pendant ces deux derniers jours qu’il avait le sentiment que rien n’était hors de sa portée s’il s’en donnait la peine.

Après une vingtaine de minutes de marche, le trait scintillant le conduisit jusqu’au manoir. Il le reconnut sur-le-champ ; son image avait été si claire et si nette devant lui, ce jour-là, à Windsor. Et pourtant, il était différent. À Windsor, il lui avait semblé lumineux et accueillant. À présent, Strange était frappé par son aspect de misère et de désolation. Les croisées étaient nombreuses mais très petites, et la plupart obscures. Les bâtiments étaient bien plus grands que dans son souvenir – beaucoup plus vastes que tout logis terrestre. « Le tzar de Russie possède peut-être une maison aussi imposante que celle-ci, songea-t-il, ou le pape à Rome. Je n’en sais rien. Je ne me suis jamais aventuré en ces lieux. »

Le manoir était entouré d’un haut mur d’enceinte, au pied duquel le trait scintillant s’arrêta. Strange n’apercevait aucune ouverture. Il marmonna alors le sort de Révélation d’Ormskirk, suivi immédiatement du Bouclier de Taillemache, charme destiné à assurer un passage sûr dans les séjours enchantés. Sa chance ne l’abandonnait pas : une petite poterne apparut. Il la franchit et se retrouva dans une large cour grise, jonchée d’ossements blanchâtres luisant à la lumière des étoiles. Des squelettes portaient des armures rouillées ; les armes qui avaient terrassé les chevaliers étaient encore enchevêtrées dans leurs côtes ou saillaient d’une orbite.

Strange avait vu les champs de bataille de Badajoz et de Waterloo ; il n’allait pas se laisser émouvoir par quelques antiques squelettes. Toutefois, ce n’était pas sans intérêt. Désormais, il se sentait vraiment dans le monde des fées.

Malgré le délabrement du manoir, il soupçonnait fortement que son apparence relevait de la magie. Il réessaya la Révélation d’Ormskirk. Immédiatement, le manoir tournoya et se transforma. Strange vit qu’il n’était que partiellement construit en pierre. Ce qui avait paru être des murs, des contreforts et des tours révéla alors sa nature de grand tertre de terre. De versant de colline, en fait.

« C’est un brugh ! » pensa-t-il avec exaltation.

Il passa sous une porte basse, puis déboucha immédiatement dans une immense salle, remplie de gens qui dansaient. Si les danseurs étaient parés des toilettes les plus belles qu’on pût imaginer, la salle était dans un état pitoyable. À une extrémité, en effet, une partie d’un mur s’était écroulée et ne formait plus qu’un tas de gravats. Le mobilier était rare et misérable, les chandelles de très médiocre qualité, et seuls un violoniste et un cornemuseur animaient le bal.

Nul ne prêtait la moindre attention à Strange, aussi se posta-t-il au milieu du monde agglutiné près du mur pour observer la danse. À maints égards, le divertissement en cours lui était moins étranger que, disons, une conversazione[183] vénitienne. Les manières des hôtes semblaient anglaises, et le bal en soi lui rappelait les danses folkloriques goûtées des dames et des messieurs, de Newcastle à Penzance, tout au long des semaines de l’année.

Il lui traversa l’esprit qu’il avait beaucoup aimé les sauteries, et Arabella aussi. Après la guerre d’Espagne, pourtant, il avait à peine dansé avec elle. Ou avec aucune autre. Où qu’il se rendît à Londres – que ce fût dans une salle de bal ou au siège du gouvernement –, il avait toujours rencontré trop d’interlocuteurs avec qui parler magie. Il se demanda si Arabella avait dansé avec d’autres cavaliers. Il se demanda même s’il l’avait jamais questionnée sur ce sujet. « Si j’ai songé à le faire, songea-t-il avec un soupir, je n’ai apparemment pas écouté sa réponse… Je n’en ai aucun souvenir. »

— Grand Dieu, monsieur ! Que faites-vous ici ?

Strange se retourna pour voir qui lui avait parlé. À coup sûr, il n’était pas du tout préparé à ce que la première personne qu’il devait rencontrer ce soir-là fût le majordome de Sir Walter Pole. Il ne parvenait pas à se rappeler le nom du gaillard, bien qu’il l’eût entendu cent fois dans la bouche de Sir Walter. Simon ? Samuel ?

L’homme saisit Strange par le bras et le secoua. Il paraissait dans tous ses états.

— Pour l’amour du ciel, monsieur, que faites-vous donc ici ? Ne savez-vous point qu’il vous exècre ?

Strange ouvrait la bouche pour lui décocher une de ses brillantes ripostes, quand il hésita. Qui l’exécrait ? Norrell ?

Le majordome fut entraîné dans le savant enchaînement des pas. Strange le chercha de nouveau des yeux, puis l’aperçut à l’autre bout de la salle, il jetait à Strange des regards furieux, fâché qu’il ne partît pas.

« Quelle originalité ! se dit Strange. Et pourtant ils en sont capables. Ils sont tout à fait capables de ce à quoi l’on s’attend le moins. Sans doute n’est-ce pas le majordome de Pole. Sans doute n’est-ce qu’un garçon-fée avec un air de famille. Ou une illusion magique. » Et de se retourner, à l’affût de son propre garçon-fée.


— Stephen ! Stephen !

— Je suis là, monsieur !

Faisant volte-face, Stephen trouva à son côté le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.

— Le magicien est parmi nous ! Oui, parmi nous ! Que peut-il vouloir ?

— Je l’ignore, monsieur.

— Oh ! Il est venu jusqu’ici pour me détruire, je le sais !

Stephen était stupéfait. Depuis longtemps il s’imaginait que le gentleman était à l’abri de tout préjudice. Le voilà pourtant aux extrémités de l’inquiétude et de la frayeur !

— Pourquoi voudrait-il cela, monsieur ? objecta Stephen d’un ton apaisant. Je trouve plus vraisemblable qu’il soit venu jusqu’ici pour sauver… ramener sa femme à la maison. Nous devrions peut-être libérer Mrs Strange de son enchantement et lui permettre de rentrer chez elle avec son époux. Et Lady Pole aussi. Laissez Mrs Strange et Lady Pole retourner en Angleterre avec le magicien, monsieur. Je suis certain que cette décision suffira à adoucir ses sentiments envers vous. Je suis certain de parvenir à l’en convaincre.

— Comment ? Que me chantez-vous ? Mrs Strange ? Non et non, Stephen ! Vous vous méprenez ! Pour sûr ! Il n’a même pas parlé de notre chère Mrs Strange. Vous et moi, Stephen, savons apprécier la société d’une telle femme. Lui, nenni ! Il l’a oubliée. Il a une nouvelle dulcinée pour l’heure… Une ravissante jeune femme dont l’exquise présence, je l’espère, donnera un jour un nouveau lustre à nos bals ! Il n’y a rien d’aussi volage qu’un Anglais ! Oh, vous pouvez me croire ! Il est venu pour me détruire ! Dès le moment où il m’a demandé le petit doigt de Lady Pole, j’ai su qu’il était beaucoup, beaucoup plus intelligent que je ne l’avais cru jusque-là. Conseillez-moi, Stephen, vous qui vivez au milieu des Anglais depuis des années. Que devrais-je faire ? Comment me protéger ? Comment puis-je punir pareille malice ?

Stephen luttait pour garder les idées claires malgré toute la lenteur et la pesanteur de son enchantement. Une grande crise l’attendait, il en était sûr. Jamais auparavant le gentleman n’avait réclamé aussi ouvertement son aide ! Il devrait pouvoir tourner la situation à son avantage. Mais comment ? Il savait de longue expérience qu’aucune des humeurs du gentleman ne durait bien longtemps ; il était l’être le plus mercuriel au monde. Le moindre mot pouvait transformer ses craintes en une fureur et une haine effroyables. Si Stephen commettait un écart de langage, alors, loin de se libérer, lui et les autres, il risquait de pousser le gentleman à les détruire tous. Il parcourut la salle du regard, en quête d’inspiration.

— Que dois-je faire, Stephen ? gémit le gentleman. Que faire ?

Quelque chose tira l’œil de Stephen. Sous une voûte noire se tenait une silhouette familière : une fée qui portait habituellement un voile noir descendant du sommet de sa tête aux extrémités de ses doigts. Sans jamais se joindre aux danseurs, elle évoluait, moitié marchant, moitié flottant, parmi les danseurs et les spectateurs. Stephen ne l’avait jamais entendue parler à quiconque ; une légère odeur de cimetière, de terre et d’ossuaire suivait son passage. Il ne pouvait jamais poser les yeux sur elle sans ressentir un frisson de terreur. Était-elle méchante, maudite ou les deux ? il n’eût su le dire.

— Il est des êtres ici-bas pour qui la vie n’est qu’un fardeau, commença-t-il. Un voile noir les sépare du monde. Ils sont complètement solitaires. Pareils aux ombres de la nuit, ils sont coupés de la joie, de l’amour et de toutes les aimables émotions humaines, incapables de se réconforter mutuellement. Leurs jours sont emplis de ténèbres, de misère et de solitude. Vous voyez qui j’entends par là, monsieur. Je… Je ne parle pas de tort. – Le gentleman le fixait avec une farouche intensité. – Cependant, je suis convaincu que nous pouvons détourner le courroux du magicien de votre personne, si vous voulez bien seulement libérer…

— Ah ! s’exclama le gentleman, dont les yeux s’élargirent sous l’effet de la compréhension.

Il leva la main pour faire signe à Stephen de se taire. Ce dernier crut être allé trop loin.

— Pardonnez-moi, murmura-t-il.

— Vous pardonner ? répéta le gentleman d’un ton surpris. Voyons, il n’y a rien à pardonner ! Depuis des siècles personne ne m’a parlé avec autant de franchise, et cela vous honore ! Emplis de ténèbres, oui ! De ténèbres, de misère et de solitude !

Il pivota sur ses talons et s’éloigna dans la foule.


Strange se divertissait grandement. Les contradictions surnaturelles du bal ne le dérangeaient pas le moins du monde ; elles correspondaient à ce à quoi il se serait attendu. Malgré sa pauvreté, la grande salle était encore pour une part une illusion. Son œil de magicien perçut qu’au moins une partie de celle-ci était située sous terre.

Un peu plus loin, une fée l’observait attentivement. Vêtue d’une robe de la couleur d’un coucher de soleil hivernal, elle agitait un délicat éventail, tout étincelant de ce qui eût pu être des perles de cristal, mais qui évoquait plutôt du givre sur des feuilles ou les fragiles stalactites de glace suspendues aux brindilles.

À cet instant, un menuet commençait. Personne ne chercha la main de la fée, si bien que, pris d’une impulsion soudaine, Strange sourit, puis s’inclina en disant :

— Il n’y a ici guère personne qui me connaisse. Nous ne pouvons donc être présentés. Néanmoins, madame, je serais très honoré si vous acceptiez cette danse.

Sans répondre ni sourire en retour, elle saisit sa main tendue et lui permit de l’emmener danser. Ils prirent place dans le groupe et se tinrent un moment immobiles sans un mot.

— Vous avez tort de croire que personne ne vous connaît, déclara-t-elle soudain. Je vous connais. Vous êtes l’un des deux magiciens qui sont destinés à rendre la magie à l’Angleterre, puis elle poursuivit, comme si elle récitait une prophétie ou un refrain bien connu : « Et le nom de l’un sera Sans peur. Et le nom de l’autre sera Arrogance… » Eh bien, à l’évidence, vous n’êtes pas Sans peur, j’imagine donc que vous devez être Arrogance.

Ce n’était pas très poli.

— C’est là, en effet, mon destin, admit Strange. Et il est excellent !

— Ah ! vous trouvez ? Vraiment ? dit-elle, lui lançant un regard oblique. Alors pourquoi ne l’avez-vous pas encore accompli ?

Strange eut un sourire.

— Et qu’est-ce qui vous fait croire, madame, que je ne l’ai pas accompli ?

— Le fait que vous restiez là.

— Je ne vous entends pas.

— N’avez-vous donc pas écouté la prophétie quand elle vous a été dévoilée ?

— La prophétie, madame ?

— Oui, la prophétie de…

Elle finit par prononcer un nom dans sa langue. Strange ne comprit pas[184].

— Je vous demande pardon ?

— La prophétie du roi.

Strange se remémora Vinculus s’extrayant de dessous la haie hivernale, avec des brins d’herbe brune et sèche et des cosses vides collés à ses habits ; il se souvint de Vinculus récitant quelques phrases sur le chemin. Qu’avait dit Vinculus ? il n’en avait aucune idée. Il ne pensait pas devenir magicien à ce moment-là et n’avait donc pas prêté attention à ses paroles.

— Je crois en effet, madame, qu’il existe une sorte de prophétie, reconnut-il, mais, à dire vrai, c’était il y a longtemps et je ne m’en souviens plus. Qu’est-ce que cette prophétie nous préconise… à l’autre magicien et à moi ?

— D’échouer.

Strange cligna les yeux de surprise.

— Je… Je ne pense pas… Échouer ? Non, madame, non. Il est trop tard. Nous sommes déjà les magiciens qui avons le plus de succès depuis Martin Pale.

Elle demeura muette.

Était-il trop tard pour échouer ? se demandait Strange. Il songea à Mr Norrell dans sa maison de Hanover-square, à Mr Norrell à l’abbaye de Hurtfew, à Mr Norrell complimenté par tous les ministres et écouté poliment par le prince régent. Peut-être était-ce un peu ironique que lui, entre tous, dût tirer du réconfort des succès de Norrell ; néanmoins, à ses yeux, rien au monde n’était aussi solide, aussi irréfutable à cet instant. La fée se trompait.

Pendant les quelques minutes qui suivirent, ils s’absorbèrent dans l’exécution de la danse. Quand ils eurent repris leur place dans le groupe, elle lança :

— Vous avez assurément beaucoup d’audace de venir ici, magicien.

— Pourquoi donc ? Que devrais-je craindre, madame ?

Elle rit.

— Combien de magiciens anglais, selon vous, ont-ils laissé leurs os dans ce brugh ? Sous ces cieux ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Quarante-sept.

Strange commença à se sentir un tantinet mal à l’aise.

— Sans compter Peter Porkiss, mais il n’était pas magicien. Ce n’était qu’un cowan[185].

— Certes.

— Ne prétendez pas comprendre ce que je veux dire, répliqua-t-elle sèchement. Quand il est clair comme le Pandémonium que vous n’en savez rien.

Une fois de plus, Strange se trouvait dans l’embarras. Elle paraissait si résolue à être mécontente. Enfin, pensa-t-il, qu’y avait-il de si extraordinaire à cela ? À Bath, à Londres et dans toutes les cités du monde, les dames européennes feignaient de réprimander les hommes qu’elles cherchaient à attirer. Pour autant qu’il sache, elle n’était guère différente. Il décida de considérer ses manières sévères comme une sorte de badinage et de voir si cela l’apaisait. Aussi dit-il avec un rire léger :

— Apparemment, vous savez bien des choses sur ce qui s’est passé dans ce brugh, madame !

Prononcer ce mot, un mot si ancien et si romantique, lui procura un petit frisson d’excitation.

Elle leva les épaules.

— Je suis une hôte de ces lieux depuis quatre mille ans[186].

— Je serais trop heureux d’en discuter avec vous quand vous en aurez la liberté.

— Ou plutôt la prochaine fois que vous en aurez la liberté ! Je ne verrai alors aucune objection à répondre à toutes vos questions.

— Vous êtes très aimable.

— Pas du tout. D’ici cent ans, alors ?

— Je vous demande pardon ?

Mais la fée semblait estimer qu’elle en avait suffisamment dit, et Strange ne put plus tirer d’elle que les remarques les plus anodines sur le bal et les autres danseurs.

La danse s’acheva ; ils se séparèrent. Ç’avait été la conversation la plus insolite et la plus inquiétante de toute la vie de Strange. Pourquoi diable sa cavalière jugeait-elle que la magie n’avait point encore été restaurée en Angleterre ? Et que signifiait cette histoire de cent ans ? Il se consola à la pensée qu’une femme qui passait la plus grande partie de son existence dans un manoir plein d’échos au fond d’une forêt impénétrable avait peu de chances d’être très bien renseignée sur les événements de mondes plus vastes.

Il alla se mêler à la foule pressée contre le mur. La mise en place du quadrille suivant amena une femme particulièrement charmante à sa portée. Il fut frappé par le contraste qu’offraient la beauté de ses traits et la profonde gravité de son expression. Au moment où elle levait la main pour la joindre à celle de son cavalier, il vit qu’il lui manquait le petit doigt.

« Curieux ! songea-t-il, palpant la poche de son habit où se trouvait la boîte en porcelaine et argent. Peut-être… » Mais il ne put concevoir aucune suite logique d’événements qui pût conduire un magicien à donner au garçon-fée un doigt appartenant à un membre de la maison de celui-ci. Cela n’avait pas de sens. « Peut-être ces deux faits sont-ils absolument sans rapport », conclut-il intérieurement.

La main de la femme, cependant, était si menue et tellement blanche ! Il était convaincu que le doigt contenu dans sa poche lui irait à la perfection. Sa curiosité était éveillée ; il était déterminé à aller lui parler pour lui demander comment elle avait pu perdre son doigt.

Le menuet s’était achevé. Elle devisait avec une autre dame qui lui tournait le dos.

— Je vous demande pardon…, commença-t-il.

Aussitôt l’autre dame se retourna. C’était Arabella.


Elle était parée d’une robe blanche recouverte d’une chasuble de tulle bleu clair constellée de diamants. Sa toilette, qui scintillait comme du givre ou de la neige, dépassait de beaucoup en beauté toutes celles qu’elle avait possédées pendant sa courte vie en Angleterre. Sa chevelure était semée de petites branches de fleurs en forme d’étoiles, et un ruban de velours noir était noué à son cou.

Elle le dévisagea avec un drôle d’air – un air où la surprise se mêlait à la méfiance, le plaisir à l’incrédulité.

— Jonathan ! Regardez, ma chère ! s’exclama-t-elle à l’adresse de sa compagne. C’est Jonathan !

— Arabella…, tenta-t-il.

Il ne savait que dire. Il tendit les mains dans sa direction ; elle s’abstint de les prendre. Sans sembler consciente de ses gestes, elle recula légèrement et joignit ses doigts à ceux de l’inconnue, comme si, désormais, cette dernière était l’être auprès de qui elle cherchait soutien et réconfort.

Se pliant à la requête d’Arabella, l’inconnue regarda à son tour Strange.

— Il ressemble à la majorité des hommes, fit-elle remarquer froidement, puis, l’entretien étant selon toute vraisemblance terminé, elle ajouta : Venez.

Et de tenter d’entraîner Arabella.

— Oh, attendez ! protesta doucement cette dernière. Il doit être venu pour nous aider. Ne le pensez-vous pas ?

— Peut-être, répondit l’inconnue d’un ton dubitatif, reportant les yeux sur Strange. Non, je ne le pense pas. Je crois qu’il est venu pour une tout autre raison.

— Je n’ignore pas que vous m’avez mise en garde contre les faux espoirs, reprit Arabella. Et je me suis efforcée de suivre votre conseil. Cependant, il est là ! J’étais certaine qu’il ne m’aurait pas si tôt oubliée.

— Vous oublier ! s’exclama Strange. Non, certes ! Arabella, je…

— Êtes-vous venu ici pour nous aider ? s’enquit l’inconnue, s’adressant soudain directement à Strange.

— Comment ? balbutia Strange. Non, je… Vous devez comprendre que jusqu’à présent je ne savais pas… Je ne comprends pas…

L’inconnue émit un petit cri exaspéré.

— Êtes-vous ou non venu ici pour nous aider ? La question est assez simple, non ?

— Non, répondit Strange. Arabella, parlez-moi, je vous en supplie. Dites-moi ce qui a…

— Là ! Vous voyez ? dit l’inconnue à Arabella. Maintenant allons toutes les deux dans un coin où nous pourrons être tranquilles. Je crois avoir vu une banquette libre à côté de la porte.

Toutefois, Arabella refusait toujours de s’éloigner. Elle continuait à fixer Strange de manière étrange, paraissant contempler un portrait de lui au lieu de l’homme de chair et de sang.

— Je sais que vous n’accordez pas beaucoup de confiance aux actes des hommes, commença-t-elle, mais…

— Je ne leur accorde aucune confiance, la coupa l’inconnue. Je sais ce que c’est que de perdre des années dans le vain espoir d’un secours de tel personnage ou de tel autre. Il vaut mieux aucun espoir du tout qu’une déception renouvelée !

La patience de Strange s’envola.

— Vous voudrez bien me pardonner de vous interrompre, madame, même si j’observe que vous n’avez eu de cesse de m’interrompre depuis que je vous ai rejointes ! Je crains de devoir insister pour avoir un entretien privé avec mon épouse ! Si vous voulez bien avoir la bonté de vous écarter d’un pas ou deux…

Ni elle ni Arabella ne lui prêtèrent attention. Leurs regards étaient dirigés un tantinet plus à droite. Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon se tenait au côté de Strange.


Stephen se fraya un passage à travers la foule des danseurs. Sa conversation avec le gentleman avait été des plus déconcertantes. Une décision avait été prise ; plus Stephen y réfléchissait, cependant, plus il s’apercevait qu’il n’avait pas la moindre idée de sa nature.

— Il n’est pas encore trop tard, marmonnait-il en jouant des coudes. Il n’est pas encore trop tard…

Une partie de lui – la moitié insensible, froide, ensorcelée – s’interrogeait sur ce qu’il entendait par là. Pas trop tard pour se sauver ? Sauver Lady Pole et Mrs Strange ? Le magicien ?

Jamais les rangées de danseurs ne lui avaient paru si longues, pareilles à des obstacles lui barrant le passage. À l’autre bout de la salle, il crut apercevoir une crinière brillante comme du duvet de chardon.

— Monsieur ! appela-t-il. Attendez ! J’ai encore à vous parler !

La lumière changea. Les flonflons, les bruits de pas et de voix s’éteignirent. Stephen regarda autour de lui, s’attendant à se retrouver dans une nouvelle cité ou sur un autre continent. Il était toujours dans la salle de bal d’Illusions-perdues. Celle-ci était déserte ; danseurs et musiciens avaient disparu. Il restait trois personnes : Stephen lui-même et, un peu plus loin, le magicien et le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.

Le magicien prononça le nom de son épouse. Il se dirigea à la hâte vers une porte obscure, dans l’intention de s’élancer à sa recherche dans toute la maison.

— Attendez ! cria le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.

Le magicien se retourna. Stephen vit qu’il avait l’œil noir et que sa bouche remuait comme si un sort allait fuser de lui.

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon leva les mains. La grande salle de bal était remplie d’un vol d’oiseaux. Un instant, ils étaient là, et l’instant suivant ils avaient disparu.

Les oiseaux avaient battu Stephen de leurs ailes, ils lui avaient coupé le souffle. Quand il eut suffisamment repris ses esprits pour redresser la tête, il vit que le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon avait levé les mains une seconde fois.

La grande salle de bal était pleine de feuilles tournoyantes. Sèches et brunies par la saison, elles tourbillonnaient dans un vent qui avait surgi du néant. Un instant, elles étaient là, et l’instant suivant elles avaient disparu.

Le magicien écarquilla les yeux. Manifestement, il ignorait comment agir face à une magie aussi irrésistible.

« Il est perdu », pensa Stephen.

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon leva les mains une troisième fois. La grande salle de bal était pleine de pluie. Pas d’une pluie d’eau, d’une pluie sanglante. Un instant, elle était là, et l’instant suivant elle avait disparu.

La magie prit fin. À cet instant, le magicien disparut et le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon tomba à terre, tel un homme en pâmoison.

— Où est passé le magicien, monsieur ? cria Stephen, se précipitant pour s’agenouiller auprès de lui. Qu’est-il arrivé ?

— Je l’ai renvoyé dans la colonie marine d’Altinum[187], répondit-il avec un chuchotement rauque. Il tenta de sourire, mais s’en révéla incapable. Je l’ai fait, Stephen ! J’ai suivi votre conseil ! Cela a exigé toute ma force. Mes anciennes alliances ont été reculées dans leurs dernières limites. Néanmoins, j’ai changé le monde ! Oh ! Je lui ai porté un tel coup ! Ténèbres, misère et solitude ! Il ne nous nuira plus ! – Il ébaucha un petit rire triomphant, qui se transforma en une crise de toux et de hoquet. Quand ce fut passé, il prit la main de Stephen. – Ne vous inquiétez pas pour moi, Stephen. Je suis un peu las, c’est tout. Vous êtes un être d’une prévoyance et d’une perspicacité remarquables. Dorénavant nous ne sommes plus des amis, vous et moi, nous sommes frères ! Vous m’avez aidé à vaincre mon ennemi et, en échange, je vous trouverai un nom. Je vous ferai roi !

Sa voix faiblit, puis se tut.

— Dites-moi ce que vous avez machiné ! chuchota Stephen.

Mais le gentleman ferma les yeux.

Stephen demeura à genoux dans la salle de bal, tenant toujours la main du gentleman. Les chandelles de suif s’éteignirent, les ténèbres se refermèrent sur eux.

56 La Tour noire

3 et 4 décembre 1816

Le Dr Greysteel rêvait pendant son sommeil. Dans son rêve quelqu’un l’appelait, l’on attendait quelque chose de lui. Il était désireux d’obliger ce personnage, quel qu’il fût, et il allait donc de-ci de-là à sa recherche. Mais il ne le trouvait pas, et l’on criait toujours son nom. À la fin, il ouvrit les yeux.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— Moi, monsieur. Frank, monsieur.

— Que se passe-t-il ?

— Mr Strange est ici. Il désirerait vous parler, monsieur.

— Quelque chose ne va pas ?

— Il ne m’a rien dit, monsieur. Je crois néanmoins que ce n’est pas impossible.

— Où est-il, Frank ?

— Il refuse d’entrer, monsieur. Il ne veut rien entendre. Il est resté dehors, monsieur.

Le Dr Greysteel sortit ses jambes du lit et retint son souffle.

— Il fait froid, Frank ! s’écria-t-il.

— Oui, monsieur.

Frank aida le Dr Greysteel à enfiler sa robe de chambre et ses pantoufles. À pas de loup, ils traversèrent d’innombrables pièces obscures, des milles de sols de marbre noir. Une lampe brûlait dans le vestibule. Frank ouvrit la grande porte à double battant en fer forgé, se munit de la lampe et sortit. Le Dr Greysteel lui emboîta le pas.

Une volée de degrés de pierre descendait dans le noir. Seuls l’odeur de la mer, le clapotis de l’eau contre le quai et, de temps à autre, un reflet et un mouvement particulier de l’obscurité donnaient à comprendre à l’observateur qu’un canal coulait au bout des marches. Quelques constructions du voisinage avaient des lampes allumées à leurs fenêtres ou sur leurs balcons. Au-delà de ce cercle régnaient le silence et les ténèbres.

— Il n’y a personne ! s’exclama le Dr Greysteel. Où est donc Mr Strange ?

En guise de réponse, Frank tendit le doigt vers la droite. Un fanal brilla soudain sous un pont et, à la lumière de celui-ci, le Dr Greysteel aperçut une gondole qui attendait. À l’aide de sa perche, le gondoliero poussa sa barque dans leur direction. Quand elle fut suffisamment proche, le Dr Greysteel distingua un passager. Malgré tout ce que Frank lui avait dit, le bon docteur mit une minute ou deux avant de le reconnaître.

— Strange ! appela-t-il. Grand Dieu ! Que vous est-il arrivé ? Je ne vous remettais pas. Mon… mon… mon cher ami ! – Le Dr Greysteel se mordit la langue, en quête du mot juste. Au cours des dernières semaines, il s’était accoutumé à l’idée que Strange et lui ne tarderaient pas avoir des liens plus étroits. – Entrez donc ! Frank, vite ! Va chercher un verre de vin pour Mr Strange !

— Non, cria Strange d’une voix rauque, qui ne lui était pas familière.

D’un ton pressant, il s’adressa au gondoliero dans sa langue. Son italien était incomparablement plus courant que celui du Dr Greysteel, qui ne le comprit pas, même si le sens de ses paroles lui devint vite clair quand le gondoliero s’employa à écarter son embarcation.

— Je ne peux pas entrer ! reprit Strange. Ne me posez pas de questions !

— Très bien, mais expliquez-moi ce qui est arrivé.

— Je suis maudit !

— Maudit ? Non ! Ne dites pas cela.

— Si, je le dis. Je me suis trompé du début à la fin ! J’ai ordonné à ce bougre de m’éloigner un petit peu. Il n’est pas prudent pour moi d’être trop près de votre demeure. Docteur Greysteel ! Vous devez renvoyer votre fille !

— Flora ? Et pourquoi ?

— Quelqu’un dans les parages lui veut du mal !

— Grand Dieu !

Les yeux de Strange s’élargirent.

— Oui, quelqu’un veut la lier à une vie de misère incessante ! D’esclavage et d’asservissement à un esprit de folie ! Une antique prison, bâtie autant à coups de froids ensorcellements qu’avec de la pierre et du torchis. Le méchant, le méchant ! Remarquez, il n’est peut-être pas si méchant que cela, après tout ! Car que fait-il, sinon suivre sa nature ? Comment peut-il s’en empêcher ?

Ni le Dr Greysteel ni Frank ne comprenaient rien à ses paroles.

— Vous êtes souffrant, monsieur, hasarda le Dr Greysteel. Vous avez la fièvre. Entrez. Frank va vous préparer une boisson chaude pour chasser ces mauvaises pensées. Entrez donc, monsieur Strange.

Il s’écarta légèrement des marches pour que Strange puisse approcher ; Strange ne s’aperçut de rien.

— Je croyais…, commença Strange, se taisant instantanément. – Il demeura si longtemps silencieux qu’il parut avoir oublié ce qu’il voulait dire, pourtant il reprit : – Je croyais que Norrell n’avait menti qu’à moi. Je me trompais. Je me trompais entièrement. Il a menti à tout le monde. Il nous a menti à tous.

Puis il donna un ordre au gondoliero, et la gondole s’enfonça dans les ténèbres.

— Attendez ! attendez ! cria le Dr Greysteel, mais celle-ci avait déjà disparu.

Il scruta l’obscurité, dans l’espoir que Strange reparaîtrait, en vain.

— Dois-je me lancer à sa poursuite, monsieur ? s’enquit Frank.

— Nous ne savons pas où il est allé.

— Il est sans doute rentré chez lui, monsieur. Je peux toujours le suivre à pied.

— Pour lui dire quoi, Frank ? Il n’a pas voulu nous écouter tout à l’heure. Non, rentrons. Il nous faut réfléchir au sort de Flora.

Une fois dans ses murs, le Dr Greysteel resta là, désemparé, ne sachant que faire. Brusquement, il parut son âge. Frank le prit doucement par le bras et le fit descendre à la cuisine par un escalier de pierre plongé dans l’obscurité.

La cuisine était bien petite, pour desservir tant de grands salons de marbre dans les étages. À la lumière du jour, c’était un lieu froid et humide, lugubre, doté d’une seule fenêtre. Située presque en haut du mur, juste au-dessus du niveau de l’eau extérieure, elle était protégée par une lourde grille de fer. Par conséquent, les trois quarts de la cuisine se trouvaient au-dessous du niveau du canal. Après leur entrevue avec Strange, ce lieu semblait pourtant chaud et accueillant. Frank alluma d’autres chandelles et tisonna le feu pour le ranimer. Puis il remplit une bouilloire pour préparer du thé.

Le Dr Greysteel, installé sur une simple chaise de cuisine, contemplait le feu, perdu dans ses pensées.

— Quand il a parlé de quelqu’un qui voulait du mal à Flora…, articula-t-il enfin.

Frank hocha la tête comme s’il connaissait la suite.

— … Je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il parlait de lui, Frank, acheva le Dr Greysteel. Il redoute de lui nuire en quelque façon, aussi vient-il nous prévenir.

— C’est ça, monsieur ! approuva Frank. Il vient jusqu’ici pour nous prévenir. Ce qui montre qu’il a bon fonds.

— Il a bon fonds, acquiesça le Dr Greysteel avec conviction. Mais il est arrivé quelque chose. C’est cette magie, Frank. Certainement. C’est une profession à part et je ne puis m’empêcher de regretter qu’il ne soit pas autre chose. Militaire, ecclésiastique ou homme de loi ! Que dirons-nous à Flora, Frank ? Elle refusera de partir, tu peux en être sûr ! Elle ne voudra pas l’abandonner. Surtout quand… quand il est souffrant. Que puisse lui dire ? Je devrais partir avec elle. Mais alors qui restera à Venise pour prendre soin de Mr Strange ?

— Vous et moi n’avons qu’à rester pour aider le magicien, monsieur. Renvoyez Miss Flora avec sa tante.

— Oui, Frank ! Voilà tout ! C’est ce que nous allons faire !

— Bien que je doive ajouter, monsieur, dit Frank, que Miss Flora n’a besoin de personne pour prendre soin d’elle. Elle ne ressemble pas aux autres demoiselles.

Frank avait vécu assez longtemps au sein des Greysteel pour avoir pris l’habitude familiale de considérer Miss Greysteel comme douée d’une intelligence et de dons exceptionnels.

Avec le sentiment d’avoir fait pour l’heure tout leur possible, le Dr Greysteel et Frank retournèrent se coucher.

Toutefois, c’est une chose d’élaborer des plans en pleine nuit, c’en est une autre de les mettre à exécution au grand jour. Selon la prédiction du Dr Greysteel, Flora protesta dans les termes les plus vifs contre la décision destinée à l’éloigner de Venise et de Jonathan Strange. Elle ne comprenait pas. Pourquoi devait-elle partir ?

Parce qu’il était souffrant, expliqua le Dr Greysteel.

Raison de plus pour rester, décréta-t-elle. Il avait besoin de quelqu’un pour le soigner.

Le Dr Greysteel tenta bien de laisser supposer que le mal de Strange était contagieux, mais il était, par principe et inclination, un honnête homme. Ayant peu d’expérience en la matière, il ne savait pas mentir. Flora ne le crut pas.

La tante Greysteel n’entendait guère mieux que sa nièce ce changement de projets. Le Dr Greysteel ne sut pas résister à leurs oppositions conjuguées, aussi fut-il contraint de mettre sa sœur dans la confidence et de lui raconter les événements de la nuit. Malheureusement, il n’avait aucun talent pour traduire des atmosphères. L’étrangeté des paroles de Strange était totalement absente de ses explications. La tante Greysteel retint seulement que Strange avait été incohérent. Elle conclut naturellement qu’il avait été pris de boisson. Ce comportement, bien que blâmable, n’était pas rare chez les gentlemen et ne paraissait pas un motif suffisant pour tous les exiler dans une autre cité.

— Après tout, Lancelot, conclut-elle, je vous ai connu complètement enivré de vin. Par exemple la fois où nous avons dîné chez Mr Sixsmith et où vous vouliez à toute force souhaiter bonne nuit aux poules. Vous êtes allé dans la cour et les avez sorties une à une du poulailler. Elles se sont sauvées en tous sens, et la moitié d’entre elles ont été mangées par le renard. Je n’ai jamais vu Antoinette aussi fâchée contre vous. (Antoinette était la défunte épouse du docteur.)

C’était une vieille histoire, et des plus dégradantes. Le Dr Greysteel écoutait avec une exaspération croissante.

— Pour l’amour de Dieu, Louisa ! Je suis médecin ! Je suis capable de reconnaître l’ivrognerie à l’œil nu !

L’on sonna donc Frank. Il se remémorait les propos de Strange avec bien plus de précision. Les visions qu’il évoqua, celles d’une Flora prisonnière pour l’éternité, suffirent à terrifier sa tante. En un bref laps de temps, la tante Greysteel était aussi désireuse que les autres d’éloigner Flora de Venise. Elle insista toutefois sur un point, une idée qui n’était pas venue à l’esprit du Dr Greysteel et de Frank : elle insista pour qu’ils révèlent la vérité à Flora.

Cela causa beaucoup de peine à Flora d’apprendre que Strange avait perdu la raison. Elle avait cru d’abord qu’ils devaient se tromper et, même après qu’ils l’eurent convaincue que telle était peut-être la vérité, elle ne voyait toujours aucune nécessité de quitter Venise. Elle était certaine qu’il ne lui ferait jamais de mal. Cependant elle voyait que son père et sa tante étaient persuadés du contraire et qu’ils ne seraient rassurés qu’une fois qu’elle serait loin. À son vif regret, elle accepta donc de partir.


Peu après le départ des deux dames, le Dr Greysteel était assis dans un des salons de marbre glacés du palazzo. Il se réconfortait avec un verre de cognac et tentait d’y puiser le courage de se lancer à la recherche de Strange, quand Frank entra dans la pièce pour lui parler d’une tour noire.

— Comment ? s’impatienta le Dr Greysteel.

Il n’était pas d’humeur à supporter les excentricités de Frank.

— Allez à la fenêtre, monsieur, et je vous montrerai.

Le Dr Greysteel se leva et s’approcha de la fenêtre.

Quelque chose se dressait au centre de Venise. Comment mieux décrire ladite chose sinon comme une tour noire d’une hauteur impossible ? Sa base s’étendait sur plusieurs acres ; elle jaillissait de la cité pour s’élever dans le ciel, et son sommet demeurait invisible. De loin, sa couleur était uniformément noire et sa texture lisse. Par moments, pourtant, elle paraissait presque translucide, comme si elle était composée de volutes obscures. On entrevoyait des édifices derrière, ou peut-être même à l’intérieur.

Ce phénomène était le plus mystérieux que le Dr Greysteel eût jamais contemplé.

— D’où cela peut-il bien venir, Frank ? Et qu’est-il advenu des maisons qui étaient là auparavant ?

Avant que ces questions ou d’autres eussent pu trouver une réponse, trois coups d’une sonorité tout officielle retentirent à la porte. Frank alla ouvrir. Il revint un instant plus tard avec un groupe d’individus que le Dr Greysteel n’avait jamais vus. Deux d’entre eux étaient des prêtres ; trois ou quatre jeunes gens d’allure martiale portaient tous des uniformes de couleurs vives, décorés d’une extravagante quantité de galons et de passementerie. Le plus élégant des nouveaux arrivants s’avança. Sa tenue était la plus splendide de toutes, et il avait de longues moustaches blondes. Il expliqua qu’il était le colonel Wenzel von Ottenfeld, secrétaire du gouverneur autrichien de la ville. Il présenta ses compagnons ; les officiers étaient autrichiens comme lui ; les prêtres étaient vénitiens. Ce détail en soi suffit à causer quelque surprise au Dr Greysteel ; les Vénitiens haïssaient les Autrichiens, et les deux peuples n’apparaissaient presque jamais en compagnie les uns des autres.

— Vous êtes Herr Doktor ? demanda le colonel von Ottenfeld. L’ami du Hexenmeister[188] du grand Wellington ?

Le Dr Greysteel répondit que oui.

— Ah, Herr Doktor ! Nous nous jetons à vos pieds aujourd’hui !

Von Ottenfeld prit une expression mélancolique, que ses longues moustaches tombantes soulignaient encore.

Le Dr Greysteel dit sa stupéfaction d’entendre cela.

— Nous venons aujourd’hui. Nous demandons… – Von Ottenfeld plissa le front, puis claqua des doigts. – Vermittlung. Wir bitten um Ihre Vermittlung. Wie kann man das sagen ?

La manière dont il fallait traduire ce terme suscita quelque discussion. Un des prêtres italiens suggéra « intercession ».

— Oui, oui, acquiesça von Ottenfeld avec empressement. Nous demandons vous intercéder en notre nom près le Hexenmeister du grand Wellington. Herr Doktor, nous estimons beaucoup le Hexenmeister du grand Wellington. Mais maintenant le Hexenmeister du grand Wellington a fait quelque chose. Quelle calamité ! Le peuple de Venise a peur. Beaucoup doivent quitter leurs maisons pour fuir !

— Ah ! s’exclama le Dr Greysteel d’un air entendu. – Il réfléchit un moment et la lumière se fit dans son esprit : – Oh ! Vous pensez que Mr Strange est responsable de cette tour noire.

— Non ! Ce n’est pas une tour, déclara von Ottenfeld. C’est la nuit ! Quelle calamité !

— Je vous prie de m’excuser ? s’étonna le Dr Greysteel, cherchant des yeux l’aide de Frank, lequel haussa les épaules.

Un des prêtres, dont l’anglais était un peu plus consistant, expliqua que, lorsque le soleil s’était levé ce matin-là, il s’était levé sur tous les quartiers de la ville sauf sur un, la paroisse de Santa Maria Zobenigo, là où Strange résidait. Là-bas, la nuit continuait de régner.

— Pourquoi le Hexenmeister du grand Wellington fait cela ? reprit von Ottenfeld, nous l’ignorons. Nous supplions vous d’aller, Herr Doktor. Demandez-lui, je vous prie, de ramener le soleil à Santa Maria Zobenigo. Demandez-lui respectueusement de ne plus faire magie à Venise…

— J’irai, bien sûr, répondit le Dr Greysteel. La situation est des plus désolantes. Et bien que je sois tout à fait certain que Mr Strange ne peut en être volontairement à l’origine – que tout cela se révélera être une méprise – je serai trop heureux de vous apporter mon aide.

— Ah ! s’écria avec inquiétude le prêtre qui parlait bien anglais, levant la main dans la crainte que le Dr Greysteel ne se précipitât sur-le-champ à Santa Maria Zobenigo. Vous voudrez bien emmener votre domestique ? Vous n’irez pas seul ?


Il neigeait abondamment. Les tristes coloris de Venise avaient viré au camaïeu de gris. La piazza San Marco était une gravure ombrée d’elle-même, réalisée sur papier blanc. Les lieux étaient déserts. Le Dr Greysteel et Frank clopinaient ensemble dans la neige. Le Dr Greysteel portait une lanterne, tandis que Frank tenait un parapluie noir au-dessus de la tête du médecin.

La colonne de nuit noire s’élevait de l’autre côté de la place ; les deux hommes passèrent sous le portique de l’Atrio Quadrato, puis se glissèrent entre les maisons silencieuses. Les Ténèbres commençaient au milieu d’un pont. C’était la chose la plus surnaturelle au monde de voir comment les flocons de neige, qui tombaient de biais, se trouvaient soudainement aspirés à l’intérieur, comme si un être vivant les avalait de ses lèvres goulues.

Ils jetèrent un dernier regard à la cité blanche et silencieuse, puis s’enfoncèrent dans les Ténèbres.

Les passages étaient déserts. Les habitants de la paroisse s’étaient réfugiés chez des parents ou des amis aux quatre coins de la ville. Les chats de Venise, eux – qui forment une engeance aussi contrariante que les chats de n’importe quelle autre cité –, avaient afflué à Santa Maria Zobenigo pour rôder, jouer et chasser dans la nuit éternelle qui leur offrait de grandes vacances. Des félins frôlaient le Dr Greysteel et Frank dans les Ténèbres et, plusieurs fois, le Dr Greysteel aperçut des yeux phosphorescents qui l’épiaient d’un porche.

Quand ils atteignirent la maison où Strange logeait, tout était silencieux. Ils eurent beau frapper et appeler, personne ne vint leur ouvrir. La porte n’étant pas fermée à clé, ils la poussèrent. L’intérieur était obscur. Ils trouvèrent l’escalier et montèrent à la chambre, au sommet de la maison, où Strange se livrait à la magie.

Après tout ce qui s’était passé, ils s’attendaient à quelque circonstance remarquable. Par exemple, à trouver Strange en grande conversation avec un démon ou hanté par d’horribles apparitions. La scène qui se présenta à eux s’avéra si ordinaire qu’elle en était quelque peu déconcertante. La chambre avait le même aspect que lors de maintes autres occasions ; elle était éclairée par une profusion de chandelles et un poêle en fonte dégageait une bonne chaleur accueillante. Strange était assis à la table, penché sur son plat d’argent, d’où irradiait une clarté immaculée qui lui baignait le visage. Il ne leva pas les yeux. Une horloge tictaquait doucement dans un coin. Livres, gazettes et manuscrits recouvraient en couche épaisse la moindre surface, comme à l’accoutumée. Strange effleura la surface de l’eau du bout de l’index, puis la tapota deux fois très délicatement. Enfin, il se retourna et jeta quelques notes dans un ouvrage.

— Strange, dit le Dr Greysteel.

Strange leva la tête. S’il n’avait pas l’air aussi délirant que la veille au soir, ses yeux gardaient leur expression hagarde. Il regarda le bon docteur un long moment sans montrer aucun signe qu’il le reconnaissait.

— Greysteel, murmura-t-il enfin. Que faites-vous ici ?

— Je suis venu voir comment vous alliez. Vous me donnez du souci.

À quoi Strange ne répondit rien. Il se retourna vers son plat d’argent et ébaucha quelques gestes au-dessus. Aussitôt il parut mécontent de ce qu’il avait fait. Il prit un verre et y versa un peu d’eau. Puis il sortit une petite fiole et compta soigneusement deux gouttes de potion dans le verre.

Le Dr Greysteel l’observait. La fiole ne portait pas d’étiquette ; le liquide était d’une couleur ambrée, ç’aurait pu être n’importe quoi.

Strange sentit les yeux de Greysteel posés sur lui.

— J’imagine que vous allez me déconseiller de prendre ce breuvage. Eh bien, vous pouvez vous épargner cette peine ! – Il vida son verre d’un trait. – Vous ne perdriez pas votre salive si vous connaissiez mes raisons !

— Non, non, protesta le Dr Greysteel de son ton le plus conciliant, celui qu’il employait avec ses patients les plus difficiles. Je vous assure que je n’allais rien suggérer de tel. Je voudrais seulement savoir si vous êtes souffrant ? Ou malade ? J’ai cru que vous l’étiez, hier soir. Peut-être pourrais-je vous indiquer…

Il s’interrompit. Il sentait une odeur. Vraiment suffocante. Une odeur de moisi et de renfermé, mêlée à des relents fétides et animaux. Le plus curieux, c’était qu’il reconnaissait cette odeur. Tout à coup, il pouvait sentir la mansarde où la vieille dame logeait, la vieille dame folle avec tous ses matous.

— Mon épouse est vivante, déclara Strange, d’une voix enrouée et épaisse. Ha ! là ! Vous ne le saviez pas !

Le Dr Greysteel en eut froid dans le dos. Si Strange avait voulu l’alarmer davantage, il n’aurait su mieux choisir.

— Ils m’ont affirmé qu’elle était morte ! Ils m’ont affirmé l’avoir mise en terre. Je ne puis croire m’être laissé autant abuser ! Elle était ensorcelée. Elle m’a été volée ! C’est pourquoi j’ai besoin de ça !

Il agita la petite fiole de liquide de couleur ambrée sous le nez du médecin.

Le Dr Greysteel recula d’un pas ou deux. Frank marmonna à l’oreille du Dr Greysteel :

— Tout va bien, monsieur. Tout va bien. Je ne le laisserai pas vous faire du mal. Je l’ai jaugé. N’ayez pas peur…

— Je ne puis retourner au manoir, reprit Strange. Il m’en a chassé et ne me laissera pas rentrer. Les arbres me boucheront le chemin. J’ai essayé des sortilèges de désenvoûtement. Ils ne marchent pas. Ils ne marchent pas…

— Vous êtes-vous adonné à la magie depuis la nuit dernière ? s’inquiéta le Dr Greysteel.

— Comment ? Oui !

— Je suis navré de l’apprendre. Vous devriez vous reposer. Vous ne vous rappelez pas sans doute pas grand-chose de la nuit dernière…

— Ha ! s’exclama Strange avec une ironie très amère. Je n’en oublierai jamais le moindre détail !

— Pas possible ? Pas possible ? répéta le Dr Greysteel de son ton apaisant. Enfin, je ne puis vous cacher que votre apparence m’a alarmé. Vous n’étiez plus vous-même. C’est la conséquence, j’en suis sûr, du surmenage. Peut-être que si je…

— Pardonnez-moi, docteur Greysteel. Comme je viens de vous l’expliquer, mon épouse est envoûtée, elle est prisonnière sous la terre. J’aimerais autant poursuivre cette conversation, mais j’ai des affaires bien plus pressantes qui m’attendent !

— Très bien, calmez-vous. Notre présence en ce lieu vous afflige. Nous allons nous en retourner et reviendrons demain. Cependant, avant de partir, je dois vous mettre au courant : le gouverneur m’a envoyé une délégation ce matin. Il vous prie respectueusement de vous abstenir de pratiquer la magie pour le moment…

— Ne plus faire de magie ! – Strange partit d’un rire aux accents froids, durs et sans humour. – Vous me demandez d’arrêter maintenant ? Tout à fait impossible. Pourquoi Dieu m’a-t-il fait magicien sinon pour cela ?

Il revint à son plat d’argent et se mit à tracer des signes dans les airs, juste au-dessus de la surface de l’eau.

— Alors, au moins, libérez la paroisse de cette nuit surnaturelle ! Faites-le au moins pour moi… Par amitié ! Pour l’amour de Flora !

Strange s’arrêta au milieu d’une de ses manipulations.

— De quoi me parlez-vous ? Quelle nuit surnaturelle ? Qu’y a-t-il de surnaturel là-dedans ?

— Pour l’amour du ciel, Strange ! Il est près de midi.

Pendant un moment Strange resta muet. Il jeta un coup d’œil à la fenêtre noire, puis reporta les yeux sur l’obscurité de la pièce et, enfin, sur le Dr Greysteel.

— Je ne me doutais absolument de rien, chuchota-t-il, consterné. Croyez-moi ! Je n’y suis pour rien !

— Qui est responsable de cette situation, alors ?

Strange ne répondit pas ; il avait le regard perdu dans le vide.

Le Dr Greysteel craignait qu’il ne se fâchât s’il le questionnait davantage sur les Ténèbres, aussi demanda-t-il simplement :

— Pouvez-vous nous ramener la lumière du jour ?

— Je… Je ne sais pas.

Le Dr Greysteel répéta à Strange qu’il reviendrait le lendemain, et il saisit une fois de plus l’occasion pour lui vanter les vertus réparatrices du sommeil.

Strange n’écoutait pas. Juste au moment où le Dr Greysteel et Frank sortaient, il empoigna pourtant le bras du médecin et chuchota :

— Puis je vous poser une question ?

Le Dr Greysteel inclina la tête.

— Ne redoutez-vous pas qu’elle s’éteigne ?

— Qu’est-ce qui peut s’éteindre ?

— La chandelle. – D’un geste, Strange montra le front du Dr Greysteel. – La chandelle qui est à l’intérieur de votre tête.

Dehors, les Ténèbres semblaient plus surnaturelles que jamais. Le Dr Greysteel et Frank suivirent leur chemin en silence par les rues nocturnes. Quand ils retrouvèrent la lumière du jour à l’extrémité ouest de la piazza San Marco, tous deux poussèrent un grand soupir de soulagement.

Le Dr Greysteel dit :

— J’ai la ferme intention de taire son dérangement d’esprit à monsieur le gouverneur. Dieu sait quelle serait la réaction des Autrichiens ! Ils pourraient envoyer des militaires pour l’arrêter… Ou pis ! Je lui expliquerai simplement qu’il est incapable de dissiper la Nuit, pour l’heure, qu’il ne veut aucun mal à la cité – j’en suis tout à fait certain –, et que je ne doute pas de le convaincre de remettre les choses dans l’ordre très bientôt.

Le lendemain, quand le soleil se leva, les Ténèbres ensevelissaient toujours la paroisse de Santa Maria Zobenigo. À huit heures et demie, Frank sortit acheter du lait et du poisson. La ravissante jeune paysanne aux prunelles sombres qui vendait du lait sur sa barque dans le canal San Lorenzo aimait bien Frank et avait toujours un mot et un sourire pour lui. Ce matin-là, elle lui rendit son bidon de lait en demandant :

Hai sentito che lo stregone inglese è pazzo ? (« Savez-vous que le magicien anglais est fou ? »)

Au marché aux poissons près du Grand Canal, un pêcheur vendit à Frank trois mulets, mais ensuite faillit presque oublier de prendre son argent car il accordait toute son attention à la discussion qu’il avait avec son voisin sur la question de savoir si le magicien anglais était devenu fou parce qu’il était magicien ou parce qu’il était anglais. Sur le chemin du retour, deux religieuses au visage blafard, qui astiquaient les marches de marbre d’une église, souhaitèrent le bonjour à Frank et manifestèrent leur intention de réciter des prières pour le pauvre magicien anglais qui avait perdu la raison. Puis, à l’instant où il atteignait la porte de la maison, un chat blanc sortit de dessous une banquette de gondole, bondit sur le quai et lui jeta un regard. Frank s’attendit à ce que l’animal lui parlât de Jonathan Strange, mais il s’en abstint.

— Comment cela est-il arrivé ? demanda le Dr Greysteel, assis sur son séant dans son lit. Crois-tu que Mr Strange ait quitté son logement et ait parlé à quelqu’un ?

Frank l’ignorait. Il ressortit pour mener son enquête. Apparemment, Strange n’avait pas encore bougé de sa chambre sous les combles de la maison de Santa Maria Zobenigo ; Lord Byron (qui était bien le seul personnage de toute la cité à voir une forme de divertissement dans l’apparition de la Nuit Éternelle !) lui avait toutefois rendu visite la veille vers cinq heures du soir et l’avait trouvé absorbé dans sa magie et battant la campagne sur les chandelles, les ananas, les bals qui duraient des siècles et les bois sombres qui envahissaient les rues de Venise. Rentré chez lui, Byron en avait parlé à sa maîtresse, son logeur et son valet. Tous trois étant des personnes sociables, habituées à passer leurs soirées au milieu de grandes assemblées d’amis bavards, le nombre de gens au courant ce matin-là était remarquable.

— Lord Byron ! Naturellement ! s’écria le Dr Greysteel. Je l’avais oublié, celui-là ! Je dois aller le voir pour l’engager à la discrétion.

— Je crois qu’il est un peu tard pour cela, monsieur, dit Frank.

Le Dr Greysteel dut concéder que c’était vrai. Mais il sentait confusément qu’il aimerait consulter un tiers. Et qui remplirait mieux cet office que l’autre ami de Strange ? Ce soir-là, il s’habilla donc avec soin et se rendit dans sa gondole au palais de la comtesse Albrizzi. La comtesse était une Grecque d’âge mûr, une femme d’esprit qui avait publié quelques ouvrages sur la sculpture. Son plus grand plaisir était de donner des conversazioni où toutes sortes de personnages savants ou en vue pouvaient se rencontrer. Strange avait participé à une ou deux, mais jusqu’à présent le Dr Greysteel ne s’en était jamais soucié.

Il fut introduit dans un grand salon sur le piano nobile[189]. Celui-ci était richement décoré de sols en marbre, de statues magnifiques, ainsi que de murs et de plafonds peints. À un bout de la pièce, les dames étaient assises en demi-cercle autour de la comtesse. Les hommes se tenaient debout à l’autre extrémité. Dès l’instant où il eut pénétré dans le salon, le Dr Greysteel sentit les regards des autres invités s’arrêter sur lui. Plus d’un le montrait du doigt à son voisin. Il ne faisait aucun doute qu’ils parlaient de Strange et des Ténèbres.

Un bel homme, malgré sa petite taille, était posté près de la fenêtre. Il avait des boucles brunes et une bouche vermeille, ronde et molle. Cette bouche, qui eût été frappante chez une femme, était tout simplement extraordinaire chez un membre du sexe opposé. Avec sa frêle carrure, sa toilette recherchée, sa chevelure et ses yeux sombres, il offrait un léger air de ressemblance avec Christopher Drawlight – si seulement Drawlight avait été effroyablement intelligent. Le Dr Greysteel alla droit vers lui.

— Lord Byron ?

Le poète se retourna pour voir qui lui parlait. Il n’eut pas l’air des plus ravis de se voir aborder par un Anglais corpulent, ennuyeux et vieux jeu. Mais il ne pouvait pas nier qui il était.

— Oui ?

— Mon nom est Greysteel. Je suis un ami de Mr Strange.

— Ah ! fit monsieur le baron. Le médecin qui a une fille ravissante !

Le Dr Greysteel, à son tour, ne fut pas des plus ravis d’entendre parler de sa fille en pareils termes par un des libertins les plus notoires d’Europe. Mais il ne pouvait pas nier que sa fille était ravissante. Laissant ce sujet de côté pour le moment, il poursuivit :

— Je suis allé voir Strange. Mes pires craintes sont confirmées. Il n’a plus toute sa raison.

— Oh, plus du tout ! acquiesça Byron. J’étais en sa compagnie, il y a encore quelques heures, et n’ai pu l’amener à m’entretenir d’un autre sujet que de sa défunte épouse et de ce qu’elle n’était pas vraiment morte mais simplement enchantée. Et maintenant il s’ensevelit dans les Ténèbres et s’adonne à la magie noire ! Convenez que le caractère de tout cela est admirable !

— Admirable ? répéta sèchement le médecin. Navrant, plutôt ! Pensez-vous qu’il soit l’auteur des Ténèbres ? Il m’a clairement affirmé le contraire.

— Bien sûr qu’il en est l’auteur ! Un Monde noir qui s’accorde avec sa bile noire ! Qui ne voudrait pas masquer le soleil, parfois ? La différence, c’est que l’on peut le faire quand on est magicien.

Le Dr Greysteel médita cette affirmation.

— Vous avez peut-être raison, concéda-t-il. Il a peut-être créé les Ténèbres, puis a tout oublié. Je ne crois pas qu’il se souvienne toujours de ses actes ou de ses paroles. Je me suis aperçu qu’il gardait une faible impression de nos précédents entretiens.

— Exactement, approuva monsieur le baron, comme s’il n’y avait rien de très surprenant là-dedans et que lui aussi serait content d’oublier le plus tôt possible son entretien avec le bon docteur. Étiez-vous au courant qu’il a écrit à son beau-frère ?

— Non, je l’ignorais.

— Il a chargé le bougre de venir à Venise pour voir sa défunte sœur.

— Pensez-vous qu’il viendra ? s’enquit le Dr Greysteel.

— Je n’en ai pas la moindre idée ! – Le ton de Lord Byron laissait entendre qu’il était légèrement présomptueux de la part du Dr Greysteel d’espérer que le plus grand poète de tous les temps s’intéressât à de telles matières. Il s’écoula une ou deux minutes de silence, puis Lord Byron ajouta d’une voix plus posée : – En réalité, je suis convaincu qu’il ne viendra pas. Strange m’a montré son courrier. Celui-ci était rempli de divagations sans suite et de raisonnements que seul un dément – ou un magicien ! – pouvait entendre.

— C’est une réalité très cruelle, commenta le Dr Greysteel. Très cruelle, vraiment ! Avant-hier encore, nous nous promenions avec lui. Il était d’humeur si gaie ! Passer de la parfaite santé à la démence parfaite en l’espace d’une nuit, je ne comprends pas. Je me demande s’il ne pourrait y avoir quelque cause physique. Une infection, peut-être ?

— Sornettes ! Les causes de sa démence sont purement métaphysiques. Elles résident dans le vaste abîme entre ce que l’on est et ce que l’on désire devenir, entre l’âme et la chair. Pardonnez-moi, docteur Greysteel, mais en cette matière je ne manque pas d’expérience. Je puis vous en parler avec autorité.

— Néanmoins… – le Dr Greysteel plissa le sourcil et marqua une hésitation afin de rassembler ses pensées – sa période d’intense frustration paraissait close. Ses recherches avançaient…

— Je ne puis vous dire que ceci. Avant cette obsession maladive pour sa défunte épouse, il était occupé d’une tout autre question : John Uskglass. Vous avez dû l’observer ? Maintenant, je ne connais pas grand-chose aux magiciens anglais. Ils m’ont toujours paru un lot de vieux messieurs poussiéreux et ennuyeux, à l’exception de John Uskglass. Lui est d’une autre eau ! Le magicien qui a apprivoisé les Altreterrestres[190] ! Le seul magicien capable de vaincre la mort ! Le magicien avec qui Lucifer a été forcé de traiter d’égal à égal ! Enfin, chaque fois que Strange se compare à cet être sublime – il doit s’y laisser aller de temps en temps – il se voit bien pour ce qu’il est véritablement : une médiocrité laborieuse et terre à terre ! Tous ses exploits – tant célébrés dans sa petite île désolée[191] – tombent en poussière devant lui ! Cela doit provoquer une aussi belle crise de désespoir que vous puissiez souhaiter voir. « Voilà ce que c’est d’être mortel, / Et de vouloir connaître ce qui est au-delà des limites de sa nature…[192] » – Lord Byron se tut un moment, pour graver cette dernière remarque dans sa mémoire au cas où il désirerait l’insérer dans un poème. – J’ai moi-même été en proie à pareille mélancolie quand je me trouvais dans les montagnes suisses en septembre. J’errais çà et là, entendant des avalanches toutes les cinq minutes – comme si Dieu voulait absolument ma destruction ! J’étais empli de regrets et de nostalgies immortelles. Plusieurs fois, j’ai été grandement tenté de me brûler la cervelle… Et je l’eusse fait si je ne m’étais souvenu du plaisir que je causerais ainsi à ma belle-mère.

Pour ce qui concernait le Dr Greysteel, Lord Byron pouvait se tuer n’importe quel jour de la semaine. Strange, c’était une autre affaire.

— Vous le croyez capable d’autodestruction ? s’enquit-il avec alarme.

— Oh, assurément !

— Que faire ?

— Faire ? répéta Sa Seigneurie, légèrement embarrasser. Pourquoi voulez-vous faire quelque chose ? – Puis, jugeant qu’ils avaient parlé assez longtemps d’autrui, Sa Seigneurie aiguilla la conversation sur sa personne : – Somme toute, je suis content de vous avoir rencontré, docteur Greysteel. J’avais amené un médecin d’Angleterre avec moi, mais j’ai été contraint de le renvoyer à Gênes. À présent, je crains que mes dents ne se déchaussent. Regardez[193] !

Byron ouvrit grand la bouche pour montrer sa dentition au Dr Greysteel.

Le Dr Greysteel tâta délicatement une grosse molaire blanche.

— Elles me paraissent très saines et solides, dit-il.

— Oh ! croyez-vous ? Plus pour très longtemps, j’en ai peur. Je vieillis, je me ratatine avec l’âge, je le sens. – Byron soupira. Puis, animé par une pensée plus gaie, il ajouta : – Cette crise avec Strange, savez-vous, n’eût pu survenir à un meilleur moment. Le hasard veut que j’écrive un poème sur un magicien qui lutte contre les Esprits ineffables qui président à son destin. Naturellement, en tant que modèle de mon magicien, Strange est loin d’être parfait… Il lui manque l’authentique nature héroïque. Pour ce motif, je serai donc obligé d’y mettre un peu de moi.

Une délicieuse jeune Italienne passa à leur hauteur. Byron pencha la tête à un angle très insolite, ferma les yeux à demi et se composa un visage qui suggérait qu’il allait expirer d’une indigestion chronique. Le Dr Greysteel ne put que supposer que le poète gratifiait la jeune femme de l’expression et du profil byroniens.

57 Les lettres noires[194]

Décembre 1816

« Santa Maria Zobenigo

Jonathan Strange au révérend Henry Woodhope

« 3 décembre 1816


« Mon cher Henry,

« Vous devez vous préparer à des nouvelles extraordinaires. J’ai vu Arabella. Je l’ai vue et je lui ai parlé. N’est-ce pas magnifique ? N’est-ce pas là la meilleure de toutes les nouvelles ? Vous ne me croirez pas. Vous n’allez rien comprendre. Je vous garantis que je ne rêvais pas. Je n’étais pas non plus en proie à l’ivrognerie, ni à la folie ni à l’opium. Réfléchissez : vous n’avez qu’à admettre que, lors du dernier Noël à Clun, nous étions à demi ensorcelés, et tout devient crédible, tout devient possible. Quelle ironie du sort, n’est-ce pas, que, entre tous, je n’aie pas su reconnaître la magie alors qu’elle était l’unique objet de mes pensées ? Pour ma défense, je puis alléguer qu’elle était d’une sorte tout à fait inattendue et provenait d’une direction que je n’eusse jamais prévue. Pourtant, à ma grande honte, d’autres ont eu l’esprit plus délié que moi. John Hyde savait que quelque chose ne tournait pas rond et il a essayé de m’alerter, mais je ne l’ai pas écouté. Même vous, Henry, m’avez déclaré sans détour que j’étais trop pris par mes livres, que je négligeais et mes responsabilités et mon épouse. Je vous en voulais de vos mises en garde et vous ai rabroué à plusieurs reprises. Je le regrette aujourd’hui et vous en demande humblement pardon. Blâmez-moi autant que vous voulez. Vous ne pourrez jamais me juger la moitié aussi fautif que je me juge. Mais venons-en à l’essentiel. J’ai besoin que vous veniez me rejoindre à Venise. Arabella se trouve en un lieu voisin, qu’elle ne peut pas plus quitter que je peux m’y rendre… Du moins… [Suivent plusieurs lignes rayées]. Mes amis de Venise sont bien intentionnés, mais ils m’accablent de questions. Je n’ai pas de domestique, et ici il m’est difficile de parcourir la ville incognito. Sur cela, je ne m’étendrai pas. Mon cher, mon bon Henry, je vous supplie de ne pas créer de difficultés. Venez sur-le-champ à Venise. Votre récompense sera de nous voir restituer une Arabella saine et sauve. Pour quelle autre raison, sinon, Dieu a-t-il fait de moi le plus grand magicien du siècle ?


« Votre frère,

« S. »


« Santa Maria Zobenigo, Venise

Jonathan Strange au révérend Henry Woodhope

« Le 6 décembre 1816


« Mon cher Henry,

« J’ai eu quelques tourments de conscience depuis ma dernière lettre. Vous savez que je ne vous ai jamais menti. Je confesse cependant ne pas vous en avoir appris assez pour que vous puissiez vous former une opinion exacte de la situation actuelle d’Arabella. Elle n’est pas morte… [Douze lignes raturées et illisibles]… sous terre, au-dedans de la colline qu’ils appellent brugh. Vivante, et pourtant pas vivante – pas morte non plus – ensorcelée. C’est leur coutume, depuis des temps immémoriaux, de voler des chrétiens et des chrétiennes pour en faire leurs domestiques, ou les contraindre – tel est le cas – à prendre part à leurs lugubres passe-temps : leurs bals, leurs fêtes, la poussière et le néant de leurs célébrations aussi vides qu’interminables. Parmi tous les reproches que j’accumule sur ma tête, le plus amer de tous c’est que je l’ai trahie, elle que mon premier devoir était de protéger. »


« Santa Maria Zobenigo, Venise

Jonathan Strange au révérend Henry Woodhope

« Le 15 décembre 1816


« Mon cher Henry,

« Cela me peine de devoir vous dire que j’ai aujourd’hui de meilleurs motifs pour fonder l’inquiétude dont je vous ai entretenu dans ma dernière lettre[195]. J’ai fait tout ce qui est concevable pour briser les barreaux de sa noire prison, en vain. Pas un sort de ma connaissance ne peut ouvrir la moindre brèche dans une magie si ancienne. Autant que je le sache, il n’existe pas pareil sortilège dans tout le canon anglais. Les histoires de magiciens libérant des captifs du pays des fées sont rares et espacées dans le temps. Je ne parviens pas à m’en remémorer une seule pour l’heure. Quelque part dans un de ses ouvrages, Martin Pale décrit comment les fées peuvent se lasser de leurs hôtes humains et les expulser du brugh sans prévenir ; les malheureux se retrouvent de retour chez eux, des centaines d’années après en être partis. Peut-être est-ce ce qui se produira. Arabella reviendra en Angleterre longtemps après votre mort et la mienne. Cette pensée me glace le sang. Je ne puis vous cacher qu’une humeur noire pèse sur moi. Nous sommes fâchés, le temps et moi. Toutes les heures sonnent minuit à présent. J’avais une horloge et une montre ; je les ai détruites toutes les deux. Je ne supportais plus leur façon de se moquer de moi. Je ne dors plus, je ne peux rien avaler de solide. Je bois du vin… et autre chose. Enfin, par moments, je deviens un peu fou. Je tremble et je ris et je pleure pendant quelque temps, je ne saurais dire combien : peut-être une heure, peut-être un jour. Mais il suffit. La clé, c’est la folie. Je crois que je suis le premier magicien anglais à comprendre cette vérité. Norrell avait raison, lui qui répétait que nous n’avions pas besoin de l’aide des fées. Il prétendait que les fous et les fées avaient beaucoup en commun, pourtant je n’apercevais pas la portée d’une telle affirmation, pas plus que lui. Henry, vous ne concevez pas à quel point j’ai désespérément besoin de votre présence ici. Pourquoi ne venez-vous donc pas ? Êtes-vous souffrant ? Je n’ai reçu aucune réponse à mes lettres, mais cela peut signifier que vous avez déjà pris la route pour Venise et que cette lettre ne vous atteindra peut-être jamais. »


— Ténèbres, misère et solitude ! s’écria le gentleman avec jubilation. Voilà ce que je lui ai infligé et qu’il va devoir endurer pendant le prochain siècle ! Oh ! Comme il est découragé ! J’ai gagné ! J’ai gagné !

Il tapa dans ses mains et ses yeux étincelèrent.

Dans la mansarde de la paroisse Santa Maria Zobenigo, trois chandelles brûlaient : une sur le secrétaire, une autre sur le dessus de la petite commode peinte et la troisième dans une niche du mur près de la porte. Un observateur de la scène aurait pu s’imaginer qu’elles étaient les seules lumières au monde. De la fenêtre, on ne voyait que la nuit silencieuse. Strange, non rasé, hirsute, les yeux bordés de rouge, s’adonnait à la magie.

Stephen le considérait avec un mélange de pitié et d’horreur.

— Pourtant il n’est pas aussi solitaire que je le voudrais, déclara le gentleman d’un ton mécontent. Quelqu’un est avec lui.

En effet, quelqu’un était là. Accoudé à la modeste commode peinte, un homme brun de petite taille, richement vêtu, observait Strange avec un vif intérêt et un plaisir manifeste. De temps en temps, il sortait un petit carnet et y gribouillait quelques notes.

— C’est Lord Byron, dit Stephen.

— Qui est-ce ?

— Un homme très méchant, monsieur. Un poète. Il s’est brouillé avec son épouse et a séduit sa sœur.

— Vraiment ? Je vais peut-être le tuer…

— Oh, gardez-vous-en, monsieur ! Certes, ses péchés sont grands, et il a été plus ou moins chassé d’Angleterre, mais fût-ce dans ces conditions…

— Oh ! Je ne me soucie guère de ses crimes contre d’autres ! Je me soucie de ses crimes contre moi ! Il n’a rien à faire ici. Ah, Stephen, Stephen ! N’ayez pas l’air si navré. Pourquoi vous soucieriez-vous du sort d’un méchant Anglais ? Je vais vous dévoiler mon projet : à cause de la grande tendresse que je vous porte, je ne le tuerai pas maintenant. Il peut avoir encore… Oh ! encore cinq ans de vie ! Mais, passé ce délai, il devra mourir[196] !

— Merci, monsieur ! s’exclama Stephen avec gratitude. Vous êtes la générosité même.

Tout à coup, Strange leva la main et cria :

— Je sais que vous êtes là ! Vous pouvez vous dissimuler à mes regards tant que vous voulez, il est trop tard ! Je sais que vous êtes là !

— À qui parlez-vous ? demanda Byron.

Strange fronça le sourcil.

— On me surveille ! On m’espionne !

— Vraiment ? Et savez-vous qui ?

— Un garçon-fée et un majordome !

— Un majordome, hein ? ironisa Sa Seigneurie avec un rire. Eh bien, on peut raconter ce qu’on veut des lutins et des gobelins, mais les majordomes sont les pires !

— Comment ? fit Strange.

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon fouillait la pièce des yeux avec inquiétude.

— Stephen ! Ne voyez-vous pas ma petite boîte quelque part ?

— Votre petite boîte, monsieur ?

— Oui, oui ! Vous savez ce dont je parle ! Celle contenant le doigt de notre chère Lady Pole !

— Je ne la vois pas, monsieur. Néanmoins elle ne doit plus avoir d’importance à présent que vous avez vaincu le magicien ?

— Ah, la voilà ! s’exclama le gentleman. Vous voyez ? Vous aviez posé la main sur la table et, par inadvertance, l’aviez soustrait à mes regards.

Stephen retira sa main.

— Vous ne la prenez pas, monsieur ? dit-il au bout d’un moment.

Le gentleman laissa cette remarque sans réponse. À la place, il se remit aussitôt à insulter le magicien et à savourer sa victoire.

« Elle n’est plus sienne ! songea Stephen avec un frisson d’excitation. Il ne peut pas la prendre ! Elle appartient au magicien désormais ! Le magicien peut peut-être s’en servir pour libérer Lady Pole ! » Stephen continua d’observer la scène, attendant de voir ce que le magicien allait faire. Au bout d’une demi-heure, toutefois, il fut contraint de s’avouer que les signes n’étaient guère encourageants. Strange arpentait la mansarde, marmonnant des sortilèges, l’air complètement dérangé ; Lord Byron l’interrogeait sur ses actes, et les réponses apportées par Strange étaient insensées et incompréhensibles (bien que tout à fait du goût de Lord Byron). Quant à la petite boîte, Strange ne lui accorda pas un regard. Pour ce que Stephen en savait, il l’avait complètement oubliée.

58 Henry Woodhope rend visite

Décembre 1816

— Vous avez bien fait de venir me voir, monsieur Woodhope. Je me suis livré à une étude minutieuse de la correspondance vénitienne de Mr Strange et, à part l’horreur générale que vous nous décrivez avec juste raison, ces lettres contiennent beaucoup d’informations qui échappent au profane. Je crois pouvoir affirmer sans vanité que, en ce moment, je suis le seul homme d’Angleterre en mesure de les comprendre.

C’était le crépuscule, trois jours avant Noël. Les chandelles et les lampes n’étaient pas encore allumées dans la bibliothèque de Hanover-square. C’était cette étrange heure du jour où le ciel est brillant et encore plein de couleurs, mais où les rues sont déjà obscures et indistinctes. Un vase de fleurs était posé sur la table ; dans le jour finissant, on eût cru un vase noir de fleurs tout aussi noires.

Mr Norrell était assis devant la fenêtre, les lettres de Strange dans les mains Lascelles, installé au coin-du feu, considérait Henry Woodhope avec froideur.

— J’avoue avoir éprouvé une certaine détresse depuis que j’ai reçu la première de ces lettres, répondit Henry Woodhope à Mr Norrell. Je ne savais vers qui me tourner pour chercher secours. Pour dire la vérité, je m’intéresse peu à la magie. Je n’ai pas suivi les dernières polémiques sur le sujet. Cependant, on rapporte que vous êtes le plus grand magicien d’Angleterre… Et puis vous avez jadis été le tuteur de Mr Strange. Je vous serai très reconnaissant, monsieur, de tout conseil que vous pourriez me prodiguer.

Mr Norrell hocha la tête.

— Il ne faut pas en vouloir à Mr Strange. La profession de magicien est dangereuse. Aucune autre n’expose autant un homme aux périls de la vanité. La politique et le droit sont inoffensifs en comparaison. Vous devez comprendre, monsieur Woodhope, que j’ai fait tout mon possible pour le garder auprès de moi, le guider. Mais son génie – qui suscite notre admiration à tous – est la cause qui égare sa raison. Ces lettres montrent qu’il s’est égaré encore plus que je n’aurais pu l’imaginer.

— Égaré ? Alors vous ne croyez pas à ce conte étrange selon lequel ma sœur serait en vie ?

— Je n’en crois pas un mot, monsieur, pas un mot. Il ne s’agit que de malheureuses élucubrations personnelles.

— Ah ! – Henry Woodhope demeura un moment silencieux, soupesant les degrés relatifs de déception et de soulagement qu’il éprouvait. – Et la plainte singulière de Mr Strange selon laquelle le Temps s’est arrêté ? Y entendez-vous goutte, monsieur ?

— D’après nos correspondants en Italie, intervint Lascelles, nous croyons savoir que Mr Strange est enveloppé de Ténèbres perpétuelles depuis quelques semaines. S’il a créé volontairement cette situation ou si le sortilège a mal tourné, nous n’en savons rien. Il existe également la possibilité qu’il ait offensé quelque grande puissance et que cela en soit le résultat. Ce qui est certain, c’est qu’une action de la part de Mr Strange a causé une turbulence dans l’ordre naturel.

— Je vois, murmura Henry Woodhope.

Lascelles le regarda avec sévérité.

— Ce risque, Mr Norrell s’est efforcé de l’éviter toute sa vie.

— Ah ! dit Henry, qui se tourna vers Mr Norrell. Quel parti dois-je prendre, monsieur ? Dois-je me rendre auprès de lui, comme il m’en supplie ?

Mr Norrell fit la moue.

— La question la plus importante, selon moi, c’est dans combien de temps nous réussirons à le ramener en Angleterre, où ses amis pourront prendre soin de lui et mettre un terme aux hallucinations qui l’assaillent.

— Et si vous lui écriviez, peut-être, monsieur ?

— Ah, non ! Je crains que le modeste ascendant que j’avais sur lui ne se soit épuisé voilà déjà quelques années. La guerre d’Espagne nous a porté un mauvais coup. Avant son départ pour la Péninsule, il était très content de rester à mes côtés pour apprendre tout ce que je pouvais lui enseigner, mais après… – Mr Norrell soupira. – Non, nous devons nous en remettre à vous, monsieur Woodhope. Vous devez le faire rentrer à la maison. Toutefois, je subodore que votre voyage à Venise ne pourrait que prolonger son séjour en cette ville et le persuader qu’une personne au moins ajoute foi à ses hallucinations, alors je vous déconseille vivement d’y aller.

— Eh bien, monsieur, je dois reconnaître que vous me voyez ravi de vous entendre parler en ces termes. Je ne manquerai pas de suivre votre conseil. Si vous pouviez me rendre mes lettres, je ne vous importunerais pas davantage.

— Monsieur Woodhope, intervint Lascelles. Ne soyez point si pressé, je vous en prie ! Notre entretien n’est aucunement terminé. Mr Norrell a répondu à toutes vos questions sincèrement et sans arrière-pensée. À vous de nous rendre la politesse !

Henry Woodhope fronça les sourcils avec perplexité.

— Mr Norrell m’a soulagé de nombre de mes inquiétudes. S’il existe un moyen qui me permette de servir Mr Norrell, je m’estimerai trop heureux de m’y attacher. Cependant, je n’entends pas très bien…

— Peut-être ne suis-je pas assez clair, reprit Lascelles. Je veux dire, naturellement, que Mr Norrell a besoin de votre aide pour pouvoir à son tour aider Mr Strange. Y a-t-il autre chose que vous puissiez nous raconter sur le périple italien de Mr Strange ? Comment se portait-il avant de tomber dans ce triste état ? Était-il de bonne humeur ?

— Non ! répondit Henry d’un ton indigné, voyant une insulte dans cette question. La disparition de ma sœur l’accablait ! Au début, au moins. Au début, en effet, il paraissait très malheureux. Puis, quand il a atteint Gênes, tout a changé. – Il marqua un silence. – Il n’écrit plus un mot sur ce sujet, mais auparavant ses lettres ne tarissaient pas d’éloges sur une demoiselle… qui était membre du groupe avec lequel il voyageait. Et je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il songeait à se remarier.

— Un deuxième mariage ! s’exclama Lascelles. Si tôt après le décès de votre sœur ? Mon Dieu ! C’est choquant ! Et pénible pour vous…

Henry inclina la tête d’un air malheureux.

Il s’écoula un petit silence, puis Lascelles poursuivit :

— J’espère qu’il n’a donné auparavant aucun signe de cette tendresse pour la société des autres dames ? J’entends, du vivant de Mrs Strange. Cela lui eût causé beaucoup de peine.

— Non ! Non, bien sûr que non ! se récria Henry.

— Je vous prie de bien vouloir me pardonner si je vous ai offensé. Je m’en voudrais de manquer de respect envers votre sœur, une femme des plus charmantes. Néanmoins, de tels comportements ne sont pas rares, savez-vous. Surtout chez les hommes d’une certaine envergure. – Lascelles tendit une main vers la console où les lettres de Strange à Henry Woodhope étaient posées et les fourgonna d’un doigt jusqu’à ce qu’il eût retrouvé celle qu’il cherchait. – Dans ce message, reprit-il en la parcourant d’un œil, Mr Strange écrit : « Jeremy m’a dit que vous n’avez pas suivi mes instructions. Cela n’a pas d’importance. Jeremy s’en est chargé et le résultat est exactement tel que je l’imaginais. » – Mr Lascelles reposa la lettre, puis sourit aimablement à Mr Woodhope. – Que Mr Strange vous a-t-il donc demandé de faire dont vous vous êtes abstenu ? Qui est Jeremy et quel était ce résultat ?

— Mr Strange… Mr Strange m’avait demandé d’exhumer le cercueil de ma sœur. – Henry baissa les yeux. – Ma foi, naturellement, j’ai refusé. Strange a donc écrit à son domestique, un bonhomme du nom de Jeremy Johns. Un coquin très arrogant !

— Et ce Johns a exhumé le corps ?

— Oui. Il a un ami fossoyeur à Clun. Ils s’y sont mis à deux. J’ai peine à vous représenter mes sentiments quand j’ai découvert l’abomination commise par ce personnage.

— Oui, très bien. Qu’ont-ils découvert, eux ?

— Que devaient-ils découvrir sinon la dépouille de ma pauvre sœur ? Pourtant, ils ont préféré prétendre le contraire. Ils ont préféré colporter un conte grotesque.

— Qu’ont-ils raconté ?

— Je n’ai pas l’habitude de répéter les ragots des domestiques.

— Bien sûr que vous n’en avez pas l’habitude. Mr Norrell souhaite, toutefois, que vous mettiez momentanément de côté cet excellent principe pour vous exprimer avec franchise et sincérité… Comme il s’est exprimé avec vous.

Henry se mordilla la lèvre.

— Ils ont juré que le cercueil contenait une bûche de bois noir.

— Pas de corps ? insista Lascelles.

— Pas de corps, murmura Henry.

Lascelles échangea un regard avec Mr Norrell. Ce dernier baissa les yeux vers ses mains jointes sur ses genoux.

— Quel est le rapport avec la mort de ma sœur ? s’inquiéta Henry avec un froncement de sourcils, avant de se tourner vers Norrell. À vos affirmations précédentes, j’ai cru comprendre que son décès n’avait rien d’extraordinaire. Je croyais que, selon vous, la magie n’y était pour rien…

— Ah, au contraire ! déclara Lascelles. La magie y était bien pour quelque chose. Il ne peut y avoir aucun doute là-dessus ! La question est la suivante : la magie de qui ?

— Je vous demande pardon ? s’étrangla Henry.

— Naturellement, cette matière est trop profonde pour moi ! répondit Lascelles. Seul Mr Norrell est capable de s’y appliquer.

En grand désarroi, Henry reportait ses regards de l’un à l’autre.

— Qui est avec Strange actuellement ? demanda Lascelles. Il a bien des domestiques, j’imagine ?

— Non, pas de domestiques personnels. Son logeur a mis ses gens à son service, je crois. Ses amis à Venise sont une famille d’Anglais. Ils forment un groupe très singulier, passionnément adonné aux voyages, les dames autant que les messieurs.

— Leur nom ?

— Greystone ou Greyfield, je ne me rappelle pas exactement.

— Et d’où viennent-ils, ces fameux Greystone ou Greyfield ?

— Je l’ignore. Je ne pense pas que Strange me l’ait jamais révélé. Le gentleman est un médecin de la Marine, je crois, et son épouse – qui est décédée – était française.

Lascelles hocha la tête. Le salon était à présent si obscur que Henry Woodhope ne distinguait plus les visages de ses deux interlocuteurs.

— Vous me paraissez pâle et fatigué, monsieur Woodhope, fit remarquer Mr Lascelles. L’air de Londres ne vous réussit peut-être pas…

— Je ne dors pas très bien. Depuis que ces lettres ont commencé à arriver, je suis assailli de rêves d’horreur.

Lascelles hocha de nouveau la tête.

— Parfois un homme peut savoir des vérités au fond de son cœur qu’il n’oserait pas chuchoter à l’air libre, même tout seul. Vous avez beaucoup d’affection pour Mr Strange, n’est-ce pas ?

L’on pouvait peut-être excuser Henry Woodhope de sembler un tantinet embarrassé par cette question, étant donné qu’il n’avait pas la moindre idée de ce dont Lascelles parlait. Il se limita à cette réponse :

— Merci de votre conseil, monsieur Lascelles. Je me conformerai assurément à vos suggestions, et maintenant je me demande si je ne pourrais pas reprendre mes lettres.

— Ah ! Eh bien, quant à ces papiers, Mr Norrell se demande, lui, s’il ne pourrait pas vous les emprunter quelque temps. Il est convaincu qu’ils ont encore beaucoup de choses à nous apprendre.

Henry Woodhope s’apprêtait à protester, aussi Lascelles ajouta-t-il d’un ton de reproche :

— Il ne pense qu’à Mr Strange ! C’est seulement pour son bien !

Henry Woodhope laissa donc ses lettres en la possession de Mr Norrell et de Lascelles.

Après son départ, Lascelles déclara :

— La première mesure à prendre est de dépêcher quelqu’un à Venise.

— Oui, certes ! acquiesça Mr Norrell. Je donnerais cher pour connaître la vérité de cette affaire.

— Ah oui ! enfin… – Lascelles eut un rire bref et méprisant. – La vérité…

Mr Norrell regarda Lascelles en clignant rapidement ses petits yeux, mais celui-ci n’expliqua pas ce qu’il entendait par là.

— Je ne sais pas qui nous pouvons envoyer, continua Mr Norrell. L’Italie est très, très loin. Un voyage là-bas prend près de quinze jours, à ce que je comprends. Je ne peux me passer de Childermass, pas même une semaine…

— Hum, fit Lascelles. Je ne songeais pas nécessairement à Childermass. De fait, il y a plusieurs bonnes raisons pour écarter Childermass. Vous-même l’auriez souvent suspecté de sympathies pour notre cher Strange. Il me paraît très peu souhaitable que ces deux-là soient seuls ensemble dans un pays étranger, où ils peuvent toujours comploter contre nous. Non, je sais sur qui nous devons porter notre choix.


Le lendemain, les domestiques de Lascelles se dispersèrent aux quatre coins de Londres. Certains des lieux où ils se rendirent étaient très mal famés, par exemple les taudis et les bas quartiers de Saint Giles, Seven Dials et Saffron-hill ; d’autres étaient d’une munificence toute patricienne, tels Golden-square, Saint James’s et Mayfair. Ils recrutèrent un curieux mélange de personnages, tailleurs, gantiers, chapeliers, savetiers, prêteurs sur gages (en nombre, ceux-ci), baillis et gardiens de prison pour dettes, et les ramenèrent tous chez Lascelles, dans sa maison de Bruton-street. Une fois qu’ils furent rassemblés dans les cuisines (le maître de maison n’ayant aucune intention de recevoir une telle compagnie au salon), Lascelles descendit pour remettre à chacun d’eux une somme d’argent au nom d’un tiers. Voici, leur dit-il avec un sourire glacé, un acte de charité. Après tout, si un homme ne peut être charitable à Noël, alors quand peut-il l’être ?

Trois jours plus tard, le jour de la Saint-Etienne, le duc de Wellington fit une soudaine apparition à Londres. Depuis un an ou deux, Sa Grâce résidait à Paris, où il commandait les armées alliées d’occupation. En réalité, il eût été à peine exagéré d’affirmer que le duc de Wellington gouvernait à présent la France. Une question se posait désormais : les armées alliées devaient-elles demeurer en France ou regagner leurs patries respectives (choix qui était celui des Français) ? Toute la journée, le duc resta enfermé dans son cabinet avec le ministre des Affaires étrangères, Lord Castlereagh, pour discuter de cette importante affaire et, le soir, il dînait avec le gouvernement dans une maison de Grosvenor-square. Ils venaient à peine de se mettre à table quand les conversations se turent, phénomène rare parmi autant de politiciens. Les ministres paraissaient attendre que quelqu’un parle. Le Premier ministre, Lord Liverpool, s’éclaircit la voix avec une légère nervosité, puis déclara :

— Nous ne pensons pas que vous soyez au courant : il nous revient d’Italie que Strange a perdu la raison.

Le duc marqua un temps d’arrêt, la cuillère à mi-chemin de la bouche. Il jeta un coup d’œil à la ronde, puis continua de savourer son velouté.

— Vous ne paraissez guère ému par cette nouvelle, reprit Lord Liverpool.

Sa Grâce se tamponna les lèvres avec sa serviette.

— Non, guère, reconnut-il.

— Voulez-vous bien nous donner vos raisons ? demanda Sir Walter Pole.

— Mr Strange est excentrique. Il peut sembler fou à son entourage. Ils n’ont sans doute pas l’habitude des magiciens.

Les ministres n’eurent pas l’air de trouver cet argument aussi convaincant que Wellington le pensait. Ils lui énumérèrent des exemples de la folie de Strange : son insistance à affirmer que son épouse n’était pas morte, son étrange croyance que les gens avaient des chandelles dans la tête, et le détail encore plus bizarre qu’il n’était plus possible d’importer des ananas à Venise.

— Les bateliers qui transportent les fruits du continent vers la cité racontent que les ananas s’envolent de leurs barques comme tirés au canon, raconta Lord Sidmouth, un personnage menu et d’aspect desséché. Certes, ils transportent aussi d’autres variétés de fruits : pommes, poires et tutti frutti. Aucun de ceux-ci ne cause le moindre dérangement, mais plusieurs citoyens ont été blessés par les ananas volants. Pourquoi le magicien a-t-il pu concevoir un tel dégoût pour ce fruit particulier ? nul ne le sait.

Le duc n’était pas impressionné.

— Rien de cela ne prouve quoi que ce soit. Je puis vous l’assurer, il a réalisé des tours bien plus excentriques dans la péninsule Ibérique. S’il est réellement fou, c’est qu’il a une bonne raison de l’être. Si vous vouliez suivre mon conseil, messieurs, vous ne vous inquiéteriez pas outre mesure.

Il s’écoula un bref silence durant lequel les ministres méditèrent cet avis.

— Vous entendez par là qu’il a pu perdre la raison de propos délibéré ? s’exclama l’un d’eux d’un ton incrédule.

— Rien n’est plus probable, répondit le duc.

— Pourquoi ? s’enquit un autre.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Dans la Péninsule, nous avions appris à ne pas lui poser de questions. Tôt ou tard, il apparaissait clairement que tous ses actes saisissants et incompréhensibles relevaient de sa magie. Gardez-le à la tâche, sans montrer la moindre surprise devant ce qu’il entreprend. Voilà comment on prend un magicien, messieurs !

— Oh ! Vous ne savez pas encore tout, repartit le ministre de la Marine avec impatience. Il y a pis. Le bruit court qu’il est enveloppé de ténèbres perpétuelles. L’ordre naturel est renversé et toute une paroisse de la Sérénissime est plongée dans une nuit permanente !

Lord Sidmouth déclara :

— Même vous, Votre Grâce, malgré toute votre partialité pour cet homme, devez admettre qu’un linceul de ténèbres éternelles ne présage rien de bon. Quel que soit le bien que ce magicien a accompli pour le pays, nous ne pouvons prétendre qu’un linceul de ténèbres éternelles soit de bon augure.

Lord Liverpool soupira.

— Je suis navré de la tournure des événements. On pouvait toujours s’adresser à Strange comme à un homme ordinaire. J’avais espéré qu’il interpréterait les faits et gestes de Norrell pour notre compte. À présent, selon toute vraisemblance, il nous faut trouver quelqu’un pour interpréter Strange…

— Nous pourrions solliciter Mr Norrell, suggéra Lord Sidmouth.

— Je ne pense pas que nous puissions espérer un jugement impartial de ce côté-là, objecta Sir Walter Pole.

— Que devrions-nous faire, alors ? demanda le ministre de la Marine.

— Nous enverrons une dépêche aux Autrichiens, répondit le duc de Wellington avec sa détermination coutumière. Une dépêche pour leur rappeler le vif intérêt que le Prince régent et le gouvernement britannique porteront toujours au bien-être de Mr Strange ; pour leur remémorer la grande dette que toute l’Europe a contractée envers la vaillance et la magie pendant les dernières guerres. Pour leur signifier aussi notre grand déplaisir, dussions-nous apprendre qu’il lui est arrivé malheur…

— Ah ! s’exclama Lord Liverpool. Vous et moi divergeons sur ce point. Votre Grâce. S’il arrive malheur à Strange, cela ne viendra pas des Autrichiens. Il est beaucoup plus probable que cela viendra de Strange en personne.


À la mi-janvier, un libraire du nom de Titus Watkins sortit un livre, Les Lettres noires, présenté comme la correspondance de Strange avec Henry Woodhope. Le bruit courait que Mr Norrell en avait payé tous les frais d’édition. Henry Woodhope jura qu’il n’avait jamais donné l’autorisation de publier ces lettres. Il déclara aussi que certaines d’entre elles avaient été altérées. Les allusions aux transactions de Mr Norrell avec Lady Pole avaient été coupées, tandis que d’autres passages avaient été interpolés, dont beaucoup suggéraient que Strange avait assassiné son épouse par sa magie.

Vers la même période, un des amis de Byron – un certain Scrope Davies – fit sensation quand il répandit le bruit qu’il avait l’intention de poursuivre Mr Norrell sur ordre de Lord Byron pour avoir tenté de s’approprier la correspondance privée du poète au moyen de la magie. Scrope Davies consulta un homme de loi de Lincoln’s Inn et déclara par écrit sous serment les faits suivants. Il avait reçu récemment plusieurs courriers de Byron où Sa Seigneurie évoquait la colonne de Ténèbres perpétuelles qui ensevelissait la paroisse de Mary Sobendigo (sic) à Venise, ainsi que le dérangement d’esprit de Jonathan Strange. Scrope Davies avait posé les lettres sur la table de toilette de ses appartements de Jermyn-street, dans le quartier de Saint James’s. Un soir – le 7 janvier, selon lui –, il s’habillait pour se rendre à son club. Il venait de saisir une broche à cheveux quand il remarqua par hasard que les lettres dansaient en tous sens, telles des feuilles mortes soulevées par le vent. Aucun courant d’air n’expliquait leurs mouvements, ce qui le laissa d’abord perplexe. Il ramassa les lettres, puis s’aperçut que l’écriture aussi se comportait bizarrement sur les feuillets. Les traits de plume se détachaient de leurs amarres et s’agitaient de-ci de-là, pareils à des cordes à linge par grand vent. Il lui vint soudain à l’esprit que ces lettres devaient être enchantées. Il était joueur professionnel et, à l’instar de tous les joueurs prospères, avait l’esprit vif et la tête froide. Il glissa prestement les lettres dans une bible, entre les pages de l’Évangile selon saint Marc. Plus tard, il confia à des amis que, bien qu’ignorant tout de l’histoire de la magie, il avait pensé que rien n’était plus susceptible de vaincre un maléfice que l’Écriture sainte. Il avait raison : les lettres demeurèrent en sa possession, et intactes. Par la suite, une plaisanterie circula dans tous les clubs de gentlemen : le plus extraordinaire de toute l’affaire n’était pas que Mr Norrell eût cherché à se procurer les lettres, mais que Scrope Davies, un libertin notoire doublé d’un ivrogne, eût possédé une bible !

59 Leucrocuta, le loup du soir

Janvier 1817

Un matin de la mi-janvier, le Dr Greysteel sortit sur le seuil de sa porte et s’arrêta un instant pour tirer sur ses gants. Relevant la tête, il remarqua par hasard un petit homme qui s’abritait du vent sous le porche d’en face.

Les portes cochères de Venise sont pittoresques… Et parfois les personnages qui s’attardent dessous le sont tout autant. Ce bougre-ci était assez menu et, malgré son évidente pauvreté, il possédait une bonne dose de dandysme. Ses habits étant excessivement râpés et misérables, il avait cherché à les retaper en astiquant ce qui était susceptible de briller et en brossant ce qui ne l’était pas. Il avait blanchi ses vieux gants jaunissants avec tant de craie qu’il avait laissé des empreintes de doigts blafardes sur la porte à côté de lui. À première vue, il arborait la panoplie propre au dandy : une longue chaîne de montre, une collection de breloques et un binocle. Un examen plus attentif, néanmoins, montrait qu’en lieu de chaîne de montre il possédait un vulgaire ruban doré qu’il avait soigneusement arrangé pour qu’il pendît d’une boutonnière. Ses breloques de montre se révélaient n’être rien de tel : elles se limitaient à une poignée de cœurs, de croix et de médailles de la Vierge en fer-blanc – de la sorte que les colporteurs italiens vendaient en échange d’un franc ou deux. Le pompon revenait à son binocle ; tous les dandys et les petits marquis adorent les binocles. Ils s’en servent pour toiser d’un air narquois ceux qui sont moins au goût du jour qu’eux. Ce drôle de bonhomme se sentait sans doute nu sans cet accessoire, aussi avait-il accroché une grande cuillère à soupe à sa place.

Le Dr Greysteel prit note de ces excentricités afin de pouvoir en divertir un ami. Puis il se souvint que son seul ami dans cette ville était Strange, et que Strange n’avait plus cure de ce genre de détails.

Brusquement, le petit homme quitta sa porte cochère pour s’approcher du Dr Greysteel. Il pencha la tête de côté et demanda en anglais :

— Êtes-vous le Dr Greyfield ?

Le Dr Greysteel, surpris de se voir ainsi aborder, ne répondit pas sur-le-champ.

— Vous êtes bien le Dr Greyfield ? L’ami du magicien ?

— Oui, acquiesça le Dr Greysteel d’un ton songeur. Mais je m’appelle Greysteel, monsieur, pas Greyfield.

— Mille excuses, mon cher docteur ! Un sot m’aura mal renseigné sur votre nom ! Vous m’en voyez mortifié. Vous êtes, je vous assure, la dernière personne au monde que je souhaiterais froisser ! Mon respect pour la Faculté est sans bornes ! Et maintenant, drapé dans toute la dignité des cataplasmes et des prises de pouls, vous pensez : « Qui est cette drôle de créature qui ose m’aborder dans la rue, comme si j’étais un homme du commun ? » Permettez-moi donc de me présenter ! Je viens de Londres, du cercle d’amis de Mr Strange qui, en apprenant à quel point il avait le cerveau dérangé, ont été plongés dans un tel abîme d’inquiétudes qu’ils ont pris la liberté de me dépêcher ici afin que je m’informe de sa santé !

— Hum ! maugréa le Dr Greysteel. En toute franchise, je regrette qu’ils n’aient pas été plus inquiets. Ma première lettre date du début de décembre, voilà six semaines, monsieur ! Six semaines !

— Oh ! Exactement ! Choquant, n’est-ce pas ? Ce sont les êtres les plus oisifs au monde ! Ils ne pensent qu’à leurs aises ! Pendant que vous restez ici, à Venise, le seul véritable ami du magicien ! – Il marqua une pause. – Je ne me trompe pas, si ? s’enquit-il d’une voix tout à fait différente. Il n’a pas d’autre ami que vous ?

— Eh bien, il y a aussi Lord Byron…, commença le Dr Greysteel.

— Byron ! s’exclama le petit homme. Vraiment ? Oh, mon Dieu ! Fou et ami de Lord Byron ! – Il paraissait ne pas savoir ce qui était pire. – Oh ! mon cher docteur Greysteel ! J’ai mille questions à vous soumettre. Y a-t-il un endroit où je pourrais vous parler en privé ?

La porte du Dr Greysteel était juste derrière eux. L’aversion du docteur pour le petit homme, cependant, croissait à chaque instant. Si désireux fût-il d’apporter son aide à Strange et à ses amis, il n’avait aucune envie d’introduire cet individu dans sa maison. Aussi marmonna-t-il quelques mots sur son domestique qui était parti en course en ville. Il y avait un petit café, quelques rues plus loin. Pourquoi ne pas y aller ?

Le petit homme, tout sourire, donna son assentiment.

Ils se mirent en route vers le café. Leur chemin longeait le bord d’un canal. Le petit homme marchait à main droite du Dr Greysteel, le plus près de l’eau. Il discourait, et le Dr Greysteel regardait autour de lui. Ses yeux étant fortuitement dirigés vers le canal, il vit apparaître une vague, sans prévenir – une unique vague. Ce qui était déjà assez curieux en soi. Ce qui suivit fut encore plus surprenant. La vague se rua vers eux, se répandit sur le bord en pierre du canal et changea de forme : des doigts liquides se tendirent vers le pied du petit homme pour chercher à rattraper. À l’instant où l’eau l’atteignait, celui-ci bondit en arrière avec un juron, mais sans sembler remarquer qu’un phénomène inhabituel s’était passé. Le Dr Greysteel ne dit rien de ce qu’il avait vu.

L’intérieur du café offrait un refuge accueillant contre la froidure humide de janvier. Il était chaud et enfumé – un tantinet sombre peut-être, bien que cette pénombre eût son confort. Si les murs et le plafond badigeonnés de brun étaient noircis par les ans et la fumée de tabac, ils étaient aussi égayés par le miroitement des bouteilles de vin, le reflet des chopes en étain, l’éclat des céramiques vernissées et des miroirs aux encadrements dorés. Un épagneul crotté et indolent était couché sur le carrelage devant le poêle ; il secoua la tête et éternua quand le bout de la canne du Dr Greysteel lui effleura accidentellement une oreille.

— Je dois vous prévenir, déclara le Dr Greysteel après que le garçon leur eut servi du café et du cognac, qu’il circule en ville toutes sortes de rumeurs sur le compte de Mr Strange. On prétend qu’il a fait appel à des sorcières et qu’il a domestiqué le feu. Vous saurez ne pas donner dans de telles inepties, néanmoins il est aussi bien de s’y préparer. Vous le trouverez fortement changé, ce serait ridicule de prétendre le contraire. Pourtant, au fond, il est toujours le même. Ses grandes qualités, ses mérites n’ont en rien varié. De cela, je n’ai aucun doute.

— Vraiment ? Mais dites-moi. Est-il vrai qu’il a mangé ses chaussures ? Est-il vrai qu’il a transformé en verre plusieurs personnes et qu’il leur a jeté des pierres ?

— Mangé ses chaussures ? s’exclama le Dr Greysteel. Qui vous a raconté cela ?

— Oh ! D’aucuns… Mrs Kendal-Blair, Lord Pope, Sir Galahad Denehey, Miss Underhills…

Le petit homme cita au galop une longue liste de noms de dames et messieurs anglais, irlandais et écossais qui résidaient alors à Venise et dans les villes environnantes. Le Dr Greysteel était pantois. Pourquoi les amis de Strange souhaiteraient-ils consulter ces gens-là plutôt que lui ?

— N’avez-vous point entendu ce que je viens d’expliquer ? Voilà justement le genre de sottises dont je parle !

Le petit homme rit aimablement.

— Patience ! Patience, mon cher docteur ! Mon cerveau n’est pas aussi rapide que le vôtre. Pendant que vous aiguisiez vos facultés avec l’anatomie et la chimie, les miennes se sont étiolées dans le désœuvrement.

Il continua à déblatérer un moment sur le fait qu’il ne s’était jamais appliqué à aucun programme régulier d’études, que ses maîtres avaient désespéré de lui et que ses talents ne se trouvaient pas du tout dans cette direction.

Le Dr Greysteel ne se donnait plus la peine de l’écouter. Il réfléchissait. Il lui revint à l’esprit que le petit homme, un peu plus tôt, avait sollicité la permission de se présenter et que, d’une manière ou d’une autre, il avait négligé cette formalité. Le Dr Greysteel s’apprêtait à lui demander son nom quand son interlocuteur lui posa une question qui chassa toute autre pensée de son esprit :

— Vous avez une fille, n’est-ce pas ?

— Je vous demande pardon ?

Pensant apparemment que le docteur était sourd, le petit homme répéta sa question un peu plus fort.

— Oui, j’en ai une, mais…, commença le Dr Greysteel.

— Et le bruit court que vous l’avez renvoyée de la cité ?

— Le bruit ! Quel bruit ? En quoi ma fille est-elle concernée ?

— Oh ! Simplement elle est partie juste après que le magicien a perdu la raison. Ce qui montre que vous craigniez qu’elle ne fût exposée !

— J’imagine que vous tenez cela de Mrs Kendal-Blair et consorts ? répliqua le Dr Greysteel. Il s’agit d’une bande d’imbéciles.

— Oh, sans doute ! Avez-vous renvoyé votre fille ou non ?

Le Dr Greysteel ne répondit pas.

Le petit homme pencha sa tête d’un côté, puis de l’autre. Il arborait le sourire de celui qui détient un secret et s’apprête à stupéfier le monde en le divulguant.

— Naturellement, reprit-il, vous savez que Strange a assassiné son épouse ?

— Comment ? – Le Dr Greysteel demeura silencieux un moment. Une ombre de rire fusa d’entre ses lèvres : – Je ne vous crois pas !

— Oh ! Vous devez me croire, insista le petit homme, se penchant en avant, les yeux étincelants d’excitation. C’est de notoriété publique ! Le propre frère de la dame – un homme des plus respectables, un ecclésiastique, un certain Mr Woodhope – était présent quand sa sœur est morte, et il a tout vu de ses yeux.

— Qu’a-t-il donc vu ?

— Toutes sortes de détails suspects. La dame était ensorcelée. Elle était envoûtée et savait à peine ce qu’elle faisait du matin jusqu’au soir. Personne n’a pu trouver d’explications. C’était l’œuvre de son époux. Naturellement, il recourra à sa magie pour éviter le châtiment, mais Mr Norrell, qui a pitié, oui, pitié de la malheureuse, se mettra en travers de sa route. Mr Norrell est bien décidé à ce que Strange soit traduit en justice pour ses crimes.

Le Dr Greysteel secoua la tête.

— Rien de ce que vous raconterez ne pourra me faire ajouter foi à ces calomnies. Strange est un homme honorable !

— Oh, j’en conviens ! Et pourtant la pratique de la magie a détruit des esprits plus solides que le sien. Dans de mauvaises mains, la magie peut mener à l’anéantissement de toutes les qualités et à la glorification de tous les défauts. Il a défié son maître, le plus patient, le plus sage, le plus noble, le meilleur…

Le petit homme, s’il enfilait les épithètes, avait perdu le fil de ses pensées ; il était distrait par le regard pénétrant que le Dr Greysteel posait sur lui.

Le Dr Greysteel eut un reniflement dédaigneux.

— C’est curieux, énonça-t-il lentement. Vous prétendez que les amis de Mr Strange vous envoient, cependant vous avez omis de me citer leurs noms. C’est là assurément une catégorie bien particulière d’amis pour clamer partout qu’un homme est un assassin.

À son tour, le petit homme évita de répondre.

— Était-ce Sir Walter Pole, peut-être ?

— Non, reconnut le petit homme d’un ton empreint de considération. Pas Sir Walter Pole.

— Des élèves de Mr Strange alors ? Leurs noms m’échappent.

— Comme à tout le monde. Ils sont les individus les moins mémorables au monde.

— Étaient-ce eux ?

— Non.

— Mr Norrell ?

Le petit homme garda le silence.

— Quel est votre nom ? demanda le Dr Greysteel.

Le petit homme pencha la tête d’un côté, puis de l’autre. Ne voyant aucun moyen d’éluder une question aussi directe, il répondit :

— Drawlight.

— Oh ! oh ! oh ! Le joli accusateur que voilà ! Oui, certes, votre parole aura beaucoup de poids contre un honnête homme, contre le magicien personnel du duc de Wellington ! Christopher Drawlight ! Connu dans toute l’Angleterre pour être un menteur, un voleur et un malandrin !

Drawlight rougit et cligna des yeux au regard chargé de ressentiment.

— Il vous sied mal de parler ainsi ! siffla-t-il. Strange est un homme riche et vous étiez tout disposé à lui accorder la main de votre fille ! Où est l’honneur là-dedans, mon cher docteur ? Où est donc l’honneur là-dedans ?

Le Dr Greysteel émit un son où l’exaspération se mêlait à la fureur. Il se leva de son siège.

— Je vais me rendre dans toutes les familles anglaises de la Vénétie, je leur recommanderai de ne pas vous parler ! Je m’en vais maintenant. Je ne vous souhaite pas le bonjour ! Je ne vous salue pas !

Sur ces derniers mots, il jeta quelques pièces sur la table et sortit.

La dernière partie de leur échange avait été bruyante et animée. Les garçons et les autres clients de l’établissement épièrent avec curiosité Drawlight, resté seul. Ce dernier attendit qu’il y eût peu de chances pour qu’il rencontrât le médecin dans la rue, avant de quitter lui aussi le café. Pendant qu’il longeait les rues, l’eau des canaux s’agitait de la plus étrange manière. Des vagues apparurent qui le suivaient, dessinant des flèches et des traits à ses pieds, éclaboussant le bord du canal. Il ne remarqua rien.


Le Dr Greysteel tint parole. Il rendit visite à toutes les familles britanniques de la ville pour leur recommander d’éviter Drawlight. Ce dernier s’en moquait bien. Il tourna son attention vers les domestiques, garçons de café et gondolieri. Par expérience, il savait que cette classe sociale était souvent bien mieux renseignée que les maîtres qu’elle servait ; et si elle ne l’était pas, eh bien, il se chargeait de remédier à la situation. Sous peu, bon nombre de personnes apprirent que Strange avait assassiné son épouse, qu’il avait tenté d’épouser Miss Greysteel de force en la basilique Saint-Marc et n’en avait été empêché que par l’arrivée d’un escadron de cavaliers autrichiens. Et aussi qu’il s’était entendu avec Lord Byron pour se partager leurs futures épouses ou maîtresses. Drawlight racontait sur Strange tout ce qui lui passait par la tête ; néanmoins, ses capacités d’invention étant réduites, il était content de s’emparer de la moindre rumeur ou de la moindre pensée en gestation dans l’esprit de ses informateurs.

Un gondoliero le présenta à l’épouse d’un drapier, Marianna Segati, la maîtresse de Byron. Grâce à un interprète, Drawlight lui tourna un tas de compliments et l’abreuva de sulfureux secrets sur de grandes dames de Londres, qui, lui assura-t-il, étaient loin d’être aussi exquises qu’elle. Elle lui confia en échange que, selon Lord Byron, Strange restait dans sa chambre, à boire du vin et du cognac, et à jeter des sorts. Rien de cela n’était très intéressant, cependant elle raconta à Drawlight le peu qu’elle savait sur le magicien du poème de Lord Byron[197] : comment il fréquentait les esprits malins, défiait les dieux et l’ensemble de l’humanité. Drawlight ajouta consciencieusement ces fictions à l’édifice de ses mensonges.

De tous les habitants de Venise, celui que Drawlight désirait le plus avoir pour confident, c’était Frank. Les insultes du Dr Greysteel lui étaient restées sur le cœur ; il eût tôt fait de décider que la meilleure vengeance serait de retourner contre lui son valet de chambre. Il envoya donc un billet à Frank pour l’inviter chez un petit marchand de vins de San Polo. À sa grande surprise, Frank accepta l’invitation.

À l’heure convenue, Frank se présenta. Drawlight commanda un pichet de gros rouge et leur en servit à tous deux un plein verre.

— Frank ? commença-t-il d’une voix doucereuse et mélancolique. J’ai parlé à ton maître l’autre jour, tu le sais sans doute. Il a l’air d’une vieille culotte de peau. Pas du tout accommodant, l’animal ! J’espère que tu es content de ta place, Frank. J’en parle parce qu’un de mes grands amis, du nom de Lascelles, remarquait seulement l’autre jour qu’il était difficile de s’attacher de bons domestiques à Londres et que, si d’aventure quelqu’un voulait bien l’aider à trouver un bon valet de chambre, il était prêt à y mettre le prix.

— Oh ! fit Frank.

— Penses-tu que tu pourrais vivre à Londres, Frank ?

D’un air songeur, Frank dessinait des cercles sur la table avec un peu de vin répandu.

— Je pourrais, proféra-t-il.

— Parce que, poursuivit Drawlight avec empressement, si tu pouvais me rendre un ou deux services, je serais en mesure de vanter ta bonne volonté auprès de mon ami et je suis certain qu’il conviendrait sur-le-champ que tu es l’homme qu’il lui faut !

— Quel genre de services ? s’enquit Frank.

— Oh ! Eh bien, le premier est chose la plus facile au monde ! Dès que je t’aurai dit de quoi il s’agit, tu seras impatient de m’aider… même en l’absence de toute récompense. Vois-tu, Frank, je crains qu’il n’arrive bientôt quelque chose de vraiment abominable à ton maître et à sa fille. Le magicien leur veut beaucoup de mal. J’ai tenté d’alerter ton maître, mais il est si obstiné qu’il a refusé de m’écouter. J’en perds le sommeil d’y penser. Je maudis ma sottise de ne pas avoir su mieux m’expliquer. Ils ont confiance en toi, Frank. Tu pourrais glisser quelques sous-entendus – pas à ton maître, mais à sa sœur et à sa fille – sur la malice de Strange et les mettre ainsi sur leurs gardes.

Drawlight évoqua l’assassinat d’Arabella Strange, et le pacte conclu par Strange avec Byron pour partager leurs femmes.

Frank inclina la tête d’un air finaud.

— Il faut nous méfier du magicien, poursuivit Drawlight. Les autres se sont tous laissé prendre à ses mensonges et à sa fourberie… Ton maître, en particulier. Il est donc vital que toi et moi nous rassemblions tous les renseignements possibles afin de pouvoir révéler ses menées pernicieuses au monde entier. Voyons, Frank. Y a-t-il un fait que tu aurais observé, une parole que le magicien aurait laissé incidemment échapper, quoi que ce soit qui aurait éveillé tes soupçons ?

— Ma foi, maintenant que vous m’en touchez un mot, répondit Frank, se grattant la tête. Il y a bien une chose.

— Pas possible ?

— Je n’en ai parlé à personne d’autre. Pas même à mon maître.

— Excellent ! sourit Drawlight.

— Seulement je ne peux pas très bien l’expliquer. Il est plus facile de vous montrer.

— Oh, certainement ! Où allons-nous ?

— Il n’y a qu’à sortir. On le voit d’ici.

Frank et Drawlight sortirent sur le seuil. Drawlight promena les yeux autour de lui. C’était le décor vénitien le plus banal qu’on pût imaginer. Un canal coulait juste en face d’eux et, de l’autre côté, se dressait une église de couleur fauve. Une domestique plumait des pigeons devant une porte ouverte ; les plumes sales s’éparpillaient en un cercle d’un blanc grisâtre à ses pieds. Partout s’étendait un fouillis de constructions, de statues, de cordes à linge et de pots de fleurs. Au loin, se dressait la face lisse et abrupte des Ténèbres.

— Enfin, peut-être pas exactement ici, reconnut Frank. Les maisons bouchent la vue. Avancez de quelques pas et vous le verrez parfaitement.

Drawlight avança donc de quelques pas.

— Ici ? demanda-t-il, regardant toujours autour de lui.

— Oui, juste là, répondit Frank.

Et, d’un coup de pied, il l’expédia dans le canal.

Un plouf retentissant.

Frank s’attarda un peu plus longtemps pour lancer quelques réflexions bien senties sur la moralité de Drawlight, le traitant de chenapan menteur et sournois, de chien couchant, de lâche canaille venimeuse, de serpent et de porc. Ces épithètes soulagèrent certainement les sentiments de Frank ; ils laissèrent plutôt froid Drawlight, qui se trouvait alors sous l’eau et ne pouvait donc les entendre.


L’onde l’avait heurté avec la violence d’un coup, lui cinglant le corps et lui coupant le souffle. Il coula dans des fonds troubles. Il ne savait pas nager et crut qu’il allait se noyer. Il était dans l’eau depuis quelques secondes, quand il se sentit pris par un courant impétueux et emporté à grande vitesse. Incidemment, le flot le poussait de temps en temps à la surface, lui permettant de reprendre haleine. À chaque instant, il continuait sa course, en proie à la terreur la plus abjecte, dans l’incapacité totale de se sauver de là. Une fois, les eaux déchaînées le soulevèrent et il aperçut fugitivement le quai inondé de soleil (un endroit qu’il ne reconnut pas) : il vit une vague blanche d’écume se briser sur les pierres, trempant les hommes et les maisons, il vit les visages bouleversés. Il comprit qu’il n’avait pas été entraîné dans la mer, comme il l’avait craint ; il ne lui vint pourtant pas à l’esprit que ce courant n’était aucunement naturel. Tantôt celui-ci le chassait violemment dans un sens, tantôt tout n’était plus que confusion, et il était certain que sa fin était proche. Soudain, le flot parut se lasser de lui ; le mouvement cessa dans l’instant, et Drawlight fut rejeté sur des degrés de pierre. Il eut vaguement conscience d’être environné d’air glacé et de monuments.

Il aspira de grandes goulées d’air frissonnant, qui lui secouaient tout le corps, et comme il lui devenait plus facile de respirer il régurgita des quantités d’eau salée glaciale. Ensuite, il reposa simplement là un long moment, les yeux clos, comme un homme peut reposer sur le sein de sa bien-aimée. Il n’avait aucune pensée d’aucune sorte. Il lui restait un désir : demeurer là pour toujours. Bien plus tard, il s’avisa, en premier lieu, que les pierres étaient probablement très sales et, deuxièmement, qu’il avait affreusement froid. Il se demandait aussi pourquoi les lieux étaient aussi silencieux et pourquoi personne ne venait lui porter secours.

Il s’assit sur son séant et ouvrit les yeux.

Les Ténèbres l’enveloppaient. Était-il dans un tunnel ? Une cave ? Sous terre ! Toutes ces hypothèses eussent été horribles, étant donné qu’il ne savait pas comment il était arrivé là ni comment il allait s’en tirer. Il sentir alors un léger vent froid sur sa joue ; levant les yeux, il aperçut les étoiles blanches d’hiver. La nuit !

— Non, non, non ! supplia-t-il, s’aplatissant contre les pierres du quai en gémissant.

Les maisons étaient obscures, complètement silencieuses. Les uniques êtres vivants et brillants étaient les étoiles. Leurs constellations semblaient à Drawlight des lettres scintillantes géantes, des lettres d’un alphabet inconnu. Le magicien avait dû former ces signes avec les étoiles et s’en servait pour lui jeter un sortilège. Seuls s’étendaient à la ronde la nuit noire, les étoiles et le silence. Aucune lumière ne brillait aux maisons et, si ce qu’on avait dit à Drawlight était vrai, plus personne n’y logeait. À moins, naturellement, que le magicien ne fût dans les parages…

À contrecœur, il se releva et observa les alentours. Non loin de là se trouvait un petit pont. À l’autre bout du pont, un passage disparaissait entre les hauts murs des maisons noires. Il pouvait aller par là ou choisir de suivre les dalles bordant le canal. Givrées par la lumière des astres, celles-ci paraissaient particulièrement surnaturelles et semées de périls. Il préféra le passage et son obscurité.

Il franchit donc le pont et se glissa entre les maisons. Presque immédiatement, le passage déboucha sur une place. Quel chemin devait-il donc prendre ? Il songea à toutes les ombres noires, à toutes les portes silencieuses devant lesquelles il lui faudrait passer. Et s’il ne pouvait plus sortir ! Il se sentit nauséeux, les jambes molles de peur.

Une église s’élevait sur la place. À la lueur des étoiles, sa façade présentait un aspect monstrueux, tant elle était bosselée de colonnes, hérissée de statues : des anges aux ailes déployées tenaient des trompettes à leurs bouches ; une silhouette ténébreuse tendait les bras sous un baldaquin de pierre ; des faces aveugles surplombaient Drawlight du haut des arcs sombres.

« Comment saurai-je si le magicien est là ? » songea-t-il, se mettant à scruter chaque forme noire à tour de rôle pour voir si ce n’était pas Jonathan Strange. Une fois qu’il eut commencé, il lui était difficile de s’arrêter ; Drawlight se figurait que, s’il détournait les yeux un seul instant, une des statues bougerait. Il s’était presque convaincu qu’il était plus sûr de s’éloigner de l’église, quand un détail attira son attention – une minuscule irrégularité dans l’obscurité épaisse de la porte. Il y regarda de plus près. Il y avait bien quelque chose – ou quelqu’un – sur les marches. Un homme. Il gisait étendu de tout son long sur les marches, en pâmoison, face contre terre, un bras replié sur la tête.

Pendant quelques minutes qui lui parurent une éternité, Drawlight attendit de voir ce qui allait se passer.

Il ne se passa rien.

Puis cela lui apparut tout à coup : le magicien était mort ! Peut-être s’était-il tué dans sa folie ! Un sentiment de joie et de soulagement l’envahit. Dans son exaltation, il rit tout haut – un bruit extraordinaire dans ce silence. La forme sombre dans le coin de porte obscur ne bougea pas. Il s’approcha jusqu’à se pencher au-dessus d’elle ; aucun bruit de respiration n’était audible. Il regretta de ne pas avoir de bâton pour le tâter.

Sans prévenir, la forme se retourna.

Drawlight poussa un glapissement d’effroi.

Silence. Puis :

— Je te connais ! chuchota Strange.

Drawlight tenta de rire. Il avait toujours eu recours au rire pour se concilier ses victimes. Le rire était toujours rassurant, non ? On était entre amis. Toutefois, seul sortit de sa bouche un étrange braiment.

Strange se leva et fit quelque pas vers Drawlight, lequel recula. À la lueur des étoiles, il voyait mieux le magicien ; il pouvait distinguer les traits de l’homme qu’il avait connu. Strange avait les pieds nus. Sa veste et sa chemise ouvertes pendillaient et, visiblement, il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours.

— Je te remets, chuchota encore Strange. Tu es… Tu es… – Il agita les mains dans les airs pour tracer des symboles magiques. – Tu es un Leucrocuta[198] !

— Un Leuco… ? répéta Drawlight.

— Tu es le loup du soir ! Tu attaques hommes et femmes ! Ton père était une hyène et ta mère une lionne ! Tu as un corps de lion, tes sabots sont fourchus. Tu ne peux pas te retourner. Tu as un seul croc de la longueur de ta gueule et pas de gencives. Et pourtant tu peux prendre une apparence humaine et attirer les hommes avec une voix humaine.

— Non, non ! implora Drawlight.

Il eût voulu en dire plus, eût voulu jurer qu’il n’était rien de tout cela, que Strange se méprenait du tout au tout, mais il avait la bouche sèche de peur et était incapable d’articuler le moindre mot.

— Et maintenant, reprit Strange sans sourciller, je vais te rendre ta véritable forme ! – Il leva les mains. – Abracadabra ! cria-t-il.

Drawlight chut à terre en criant comme un perdu. Strange, de son côté, poussa de tels éclats de rire – un rire dément, sinistre – qu’il se plia en deux et tituba sur la place.

La terreur de l’un et l’hilarité de l’autre finirent par retomber. Drawlight constata qu’il n’avait pas été transformé en créature de cauchemar. Strange, lui, devint plus calme, presque sévère.

— Leucrocuta, murmura-t-il. Lève-toi.

Encore gémissant, Drawlight se remit debout.

— Leucrocuta, pourquoi es-tu venu jusqu’ici ? Non, attends ! Je le sais. – Strange claqua des doigts. C’est moi qui t’ai amené en ce lieu. Leucrocuta, dis-moi. Pourquoi m’espionnes-tu ? Qu’ai-je pu faire qui soit secret ? Pourquoi n’es-tu pas venu me le demander ? Je t’aurais tout raconté.

— Ce sont eux qui m’y ont forcé, Lascelles et Norrell. Lascelles a payé mes dettes afin que je puisse sortir de la prison du Banc du Roi[199]. J’ai toujours été votre ami.

Drawlight se troubla légèrement : il paraissait invraisemblable que même un fou crût à cette déclaration.

Strange leva la tête pour jeter un regard de défi à Drawlight ; Drawlight ne put déchiffrer son expression dans l’obscurité.

— Je suis devenu fou, Leucrocuta ! grinça-t-il. Te l’ont-ils dit ? Eh bien, c’est la vérité. Je suis devenu fou et je vais le redevenir. Mais depuis ton arrivée dans cette ville, je me suis abstenu… Je me suis abstenu de certains sorts, de façon à être en possession de toute ma raison quand je te verrais. Ma bonne vieille raison, afin de pouvoir te reconnaître et de savoir ce que j’avais à te dire. J’ai appris beaucoup de choses dans les Ténèbres, Leucrocuta, entre autres ceci : je ne peux pas agir seul. Je t’ai amené jusqu’ici pour que tu m’aides.

— Par exemple ! Vous m’en voyez ravi ! Je ferai tout ce que vous voulez ! Merci, merci !

En prononçant ces mots, Drawlight se demandait combien de temps Strange comptait le garder là. À cette pensée, son cœur se liquéfia.

— Comment… Comment… – Strange semblait avoir des difficultés pour suivre le fil de ses idées. Il ratissa l’air avec ses mains. – Comment s’appelle l’épouse de Pole ?

— Lady Pole ?

— Oui, mais je… parle de ses autres noms.

— Emma Wintertowne ?

— Oui. Emma Wintertowne. Où est-elle ? En ce moment ?

— On l’a conduite dans une maison d’aliénés du Yorkshire. C’est censé être un secret d’État, mais je l’ai percé à jour. J’ai connu en prison un bonhomme dont la future bru est une confectionneuse de mantes, et elle était au courant de tout parce qu’on recourait à ses services pour préparer la garde-robe de Lady Pole pour le Yorkshire… Il fait très froid dans le Yorkshire. Ils l’ont emmenée dans un lieu qui s’appelle Star-quelque chose… Lady Pole, évidemment, pas la fabricante de mantes. Star-quelque chose. Attendez ! Cela va me revenir. Je l’ai au bout de la langue ! Starecross-hall, dans le Yorkshire.

— Starecross ? Je connais ce nom.

— Que oui vous le connaissez ! Le locataire est un de vos amis. Jadis il a été magicien à Newcastle, ou à York, ou dans un de ces bourgs du Nord. J’ignore son nom. Mr Norrell lui a fait une méchanceté une fois… Ou peut-être deux. Aussi, quand Lady Pole a perdu la tête, Childermass a-t-il pensé arrondir un peu les angles en recommandant son établissement auprès de Sir Walter.

Il s’écoula un silence. Drawlight se demandait ce que Strange avait compris à ses explications. Strange reprit la parole :

— Emma Wintertowne n’est pas folle. Elle le paraît, mais la faute en incombe à Norrell. Il a invoqué un garçon-fée pour la ressusciter d’entre les morts et, en échange, il lui a concédé toutes sortes de droits sur elle. Ce garçon-fée a également menacé la liberté du roi d’Angleterre et a ensorcelé au moins deux autres sujets de Sa Majesté, dont ma femme. – Il marqua un temps d’arrêt. – Ta première mission, Leucrocuta, sera de répéter à John Childermass ce que je viens de t’apprendre et de lui remettre ceci.

D’une poche de sa redingote, Strange sortit un objet qu’il tendit à Drawlight. L’objet se révéla être une petite boîte ressemblant à une tabatière, hormis qu’elle était un tantinet plus longue et plus étroite que les tabatières le sont habituellement. Drawlight la lui prit des doigts et la glissa dans sa poche.

Strange poussa un long soupir. L’effort de parler de manière cohérente paraissait l’épuiser.

— Ta seconde mission sera… Ta seconde mission sera de transmettre un message à tous les magiciens d’Angleterre. Me comprends-tu ?

— Oh oui ! Mais…

— Mais quoi ?

— Il n’y en a qu’un.

— Comment ?

— Il n’y a qu’un magicien, monsieur. Maintenant que vous êtes ici, il ne reste plus qu’un magicien en Angleterre.

Strange parut méditer ces mots un moment.

— Mes élèves. Mes élèves sont des magiciens. Tous les hommes et les femmes qui ont jamais voulu être élèves de Norrell sont des magiciens. Childermass en est un, Segundus aussi, Honeyfoot… Les abonnés des journaux de magie, les membres des anciennes sociétés. L’Angleterre regorge de magiciens. De centaines de magiciens, des milliers peut-être ! Norrell les a rejetés, Norrell leur a opposé son refus, Norrell les a réduits au silence. Pourtant ils sont magiciens. Dis-le-leur. – Il passa une main sur son front et respira avec gêne un moment. – L’arbre parle à la pierre, la pierre parle à l’eau. Ce n’est pas aussi ardu que nous l’avons imaginé. Dis-leur de lire ce qui est écrit dans le ciel. Dis-leur d’interroger la pluie ! Toutes les vieilles alliances de John Uskglass sont encore en vigueur. Je dépêche des messagers pour rappeler leurs anciennes promesses aux pierres, au ciel et à la pluie. Dis-leur… – De nouveau Strange ne trouvait plus ses mots. D’un geste, il dessina quelques traits dans les airs. – Je ne peux pas l’expliquer, murmura-t-il. Leucrocuta, comprends-tu ?

— Oui. Oh oui ! répondit Drawlight, même s’il n’avait pas la moindre idée de ce dont Strange pouvait parler.

— Bien. À présent répète-moi les messages que je t’ai confiés.

Drawlight obtempéra. Les longues années qu’il avait passé à glaner et à répéter des ragots malveillants sur ses relations l’avaient rendu incollable dans la mémoire des noms et des faits. Il avait saisi le premier message à la perfection, mais le second s’était réduit à quelques phrases tronquées sur des magiciens regardant des pierres, debout sous la pluie.

— Je vais te montrer, poursuivit Strange, alors tu comprendras. Leucrocuta, si tu remplis tes trois missions, je ne me vengerai pas, je ne te ferai pas de mal. Remets ces trois messages et tu pourras retourner à tes chasses nocturnes, à ton goût pour la chair humaine…

— Merci ! Merci ! murmura Drawlight avec gratitude, avant qu’une terrible prise de conscience ne s’imposât à lui. Trois, mais, monsieur, vous ne m’en avez donné que deux !

— Trois messages, Leucrocuta, répéta Strange d’un ton las. Tu dois porter trois messages.

— Oui, mais vous ne m’avez pas dit quel était le troisième !

Strange ne répondit pas. Il lui tourna le dos en parlant tout seul.

Malgré sa terreur, Drawlight eut envie de se saisir du magicien et de le secouer. Il aurait cédé à son envie s’il avait pensé que cela pouvait servir à quelque chose. Des larmes d’apitoiement sur soi commencèrent à couler sur ses joues. Voilà que Strange allait le tuer pour ne pas avoir rempli sa troisième mission et ce n’était pas sa faute !

— Leucrocuta, lança Strange, se retournant soudain. Apporte-moi de l’eau à boire !

Drawlight regarda autour de lui. Au milieu de la place, il y avait un puits. Il se dirigea vers lui et trouva une affreuse vieille tasse métallique qu’une longueur de chaîne rouillée reliait aux pierres. Il poussa de côté le couvercle du puits, tira un seau d’eau et plongea la coupe dedans. Y toucher lui faisait horreur. Curieusement, après tout ce qui lui était arrivé ce jour-là, c’était cette tasse qui lui faisait le plus horreur. La faute en revenait aux magiciens. Combien il en avait horreur !

— Monsieur ? Monsieur le magicien ? cria-t-il. Il vous faudra venir jusqu’ici pour boire.

Et de montrer la chaîne métallique en guise d’explication.

Strange s’avança, mais ne prit pas la coupe qui lui était tendue. À la place, il sortit une petite fiole de sa poche et la donna à Drawlight.

— Mets six gouttes dans l’eau, ordonna-t-il.

Drawlight ôta le bouchon. Sa main tremblait tellement qu’il redouta de verser tout le contenu par terre. Strange ne remarqua rien ; Drawlight compta six gouttes.

Strange prit alors la tasse et but l’eau. La tasse tomba de ses doigts. Drawlight eut conscience – il ne savait pas exactement comment – que Strange avait changé. Contre le ciel étoilé, le contour noir de sa silhouette s’affaissa et sa tête pencha. Drawlight se demanda s’il était saoul. Comment quelques gouttes de quoi que ce fût pouvaient-elles enivrer ? D’ailleurs, il ne sentait pas l’alcool fort. Il sentait comme un homme qui ne s’était pas lavé et n’avait pas changé de linge depuis des semaines. Et une autre odeur – absente un instant plus tôt –, un relent de vieillesse mêlé à celui d’une cinquantaine de chats.

Drawlight eut une sensation très étrange – sensation qu’il avait déjà éprouvée quand il y avait de la magie dans l’air. Des portes invisibles s’ouvrirent tout autour de lui ; des vents venus de très loin lui soufflèrent dessus, chargés de senteurs de bois, de marécages et de fondrières. Des images défilèrent spontanément dans son esprit. Les maisons voisines n’étaient plus vides. Il voyait à l’intérieur comme si l’on en avait ôté les murs. Chaque pièce obscure contenait… pas une personne exactement… un Être, un Esprit ancien. Une contenait un feu, une autre une pierre, une autre encore une averse de pluie, une autre encore une volée d’oiseaux, une autre encore un versant de colline, une autre encore une petite créature aux pensées sombres et ardentes, et ainsi de suite.

— Qui sont-ils ? chuchota-t-il, stupéfait.

Il s’aperçut que ses cheveux se dressaient sur sa tête comme s’il avait été électrisé. Puis une nouvelle sensation, différente, le gagna : une sensation proche de la chute, et pourtant il restait debout. C’était comme si son esprit s’était effondré.


Il croyait se tenir sur un versant de colline anglaise. La pluie tombait ; elle se tordait dans les airs, tels des fantômes gris. Il pleuvait sur lui et il devenait aussi fin que la pluie. La pluie emportait la pensée, elle emportait les souvenirs, le bien et le mal. Il ne savait plus qui il était. Tout était emporté, telle la croûte de boue d’une pierre. La pluie le remplit de ses pensées et de ses souvenirs à elle. Des filets d’eau argentés recouvrirent le flanc de colline, telle une dentelle délicate, telles les veines d’un bras.


Il croyait reposer sous la Terre, sous l’Angleterre. Des éternités s’écoulèrent ; le froid et la pluie s’insinuèrent en lui ; des pierres bougèrent en lui. Dans le Silence et l’Obscurité, il devint immense. Il devint la Terre, il devint l’Angleterre. Une étoile le regarda du haut du ciel et lui parla. Une pierre lui posa une question à laquelle il répondit dans la langue des pierres. Une rivière dessina une boucle à son côté ; des coteaux bourgeonnèrent sous ses doigts. Il ouvrit la bouche et exhala le printemps…


Il se croyait acculé dans un fourré, au fond d’un bois obscur en hiver. Les arbres continuaient à l’infini, colonnes obscures séparées par de fines stries blanches de lumière hivernale. Il baissa les yeux. De jeunes rejets le transperçaient de part en part ; ils croissaient à travers son corps, ses pieds et ses mains. Ses paupières ne se fermaient plus parce que des brindilles avaient poussé au travers. Des insectes entraient dans ses oreilles et en sortaient en trottinant ; des araignées tissaient des nids et des toiles dans sa bouche. Il comprit qu’il était entrelacé avec le bois depuis des années. Il connaissait le bois et le bois le connaissait. On ne savait plus ce qui était bois et ce qui était homme.

Tout était silencieux. La neige tombait. Il cria…


L’obscurité. Comme s’il émergeait d’eaux sombres, Drawlight reprit connaissance. Qui était celui ou celle qui l’avait relâché, Strange, le bois ou l’Angleterre elle-même – il l’ignorait. En revanche, il sentit « son » mépris au moment où il recouvra ses esprits. Les Esprits anciens se retirèrent de lui. Ses pensées et ses sensations se contractèrent pour redevenir humaines. Le souvenir de ce qu’il avait enduré lui donnait le vertige. Il examina ses mains et frictionna les endroits de son corps où les arbres l’avaient transpercé ; sa chair était intacte. Oh ! mais qu’il souffrait ! Il gémit et chercha Strange des yeux.

Accroupi devant un mur, un peu plus loin, le magicien marmonnait des incantations magiques. Il frappa le mur une fois ; les pierres se boursouflèrent, changèrent de forme pour se métamorphoser en corbeau. Le corbeau ouvrit les ailes puis, avec un croassement sonore, s’envola vers le ciel nocturne. Strange frappa le mur une deuxième fois : un autre corbeau sortit du mur et prit son envol. Et puis un autre et un autre, sans arrêt ils arrivaient de partout, jusqu’au moment où toutes les étoiles furent masquées par des ailes noires.

Strange leva la main pour frapper encore…

— Seigneur magicien, souffla Drawlight, vous ne m’avez pas dit quel était le troisième message.

Strange se retourna. Sans prévenir, il saisit Drawlight par sa veste et le tira à lui. Drawlight sentit l’haleine fétide de Strange sur son visage et pour la première fois distingua ses traits. La lumière des étoiles éclaira ses yeux hagards et féroces, d’où avaient disparu toute humanité, toute raison.

— Dis à Norrell que je viens ! siffla Strange. Allez, va !

Drawlight ne se le fit pas répéter. Il s’enfuit dans les ténèbres. Des corbeaux le poursuivirent. Il ne les voyait pas, mais entendait leurs battements d’ailes et sentait les courants d’air créés par ceux-ci. Au milieu d’un pont, il bascula soudain dans une lumière éblouissante. Dans l’instant, il fut entouré de chants d’oiseaux et de bruits de voix. Des hommes et des femmes marchaient en parlant et vaquaient à leurs occupations quotidiennes. Ici, pas de magie épouvantable, seulement le monde de tous les jours – le magnifique et merveilleux monde de tous les jours.

Les vêtements de Drawlight étaient encore trempés d’eau de mer, or il faisait un temps glacial. Il se trouvait dans un quartier qu’il ne reconnaissait pas. Personne ne se proposa pour l’aider, et il erra un long moment, perdu et épuisé. Finalement, il déboucha sur une place qui lui était familière et put enfin regagner la petite auberge où il louait une chambre. Le temps qu’il arrivât à destination, il était sans forces et frissonnant. Il se dévêtit et rinça le sel de son corps de son mieux. Puis il s’étendit sur son lit étroit.

La fièvre le cloua au lit pendant les deux jours qui suivirent. Ses rêves étaient des visions indescriptibles, remplies de ténèbres, de magie et des longues ères glaciaires de la Terre. Et pendant tout le temps où il dormit, il fut rempli d’effroi, de peur de se réveiller sous terre ou crucifié sur un arbre dénudé.

Au milieu du troisième jour, il avait repris suffisamment de forces pour se lever et descendre au port. Là, il trouva un navire anglais en partance pour Portsmouth. Il montra au capitaine les lettres et documents que Lascelles lui avait fournis, promettant une grosse somme au bâtiment qui le ramènerait en Angleterre et signés par deux des plus célèbres banquiers d’Europe.

Le cinquième jour, il était à bord d’un bateau à destination de l’Angleterre.


Une brume inconsistante et froide recouvrait Londres, reproduisant la froideur et l’inconsistance de l’existence de Stephen. Ces temps derniers, son ensorcellement lui pesait plus que jamais. La joie, la tendresse et la paix lui étaient désormais étrangères. Les seules émotions à percer les brumes de magie qui enveloppaient son cœur étaient de la sorte la plus amère : colère, rancune et déception. Entre lui et ses amis anglais, la division et l’éloignement s’aggravèrent encore. Le gentleman avait beau être un démon, quand il parlait de l’orgueil et de la suffisance des Anglais, Stephen avait peine à nier le bien-fondé de ses propos. Même le manoir des Illusions-perdues, si lugubre fût-il, était parfois un refuge accueillant contre l’arrogance et la malveillance anglaises ; là, au moins, Stephen n’avait jamais besoin de s’excuser d’être ce qu’il était ; il y avait toujours été traité en invité d’honneur.

Par ce jour d’hiver, Stephen se trouvait dans les écuries de Sir Walter Pole, dans Harley-street. Sir Walter avait récemment acheté un couple de très beaux lévriers, pour le plus grand plaisir de ses domestiques masculins, qui passaient une bonne partie de leur journée à aller admirer les bêtes et à discuter, avec des degrés divers de savoir et d’intelligence, de leurs exploits probables sur la piste. Stephen savait qu’il aurait dû mettre un terme à cette déplorable habitude, mais s’avisa que cela ne l’intéressait pas assez pour qu’il s’y employât. Ce jour-là, quand Robert, le valet de pied, l’avait invité à venir voir les lévriers, Stephen, loin de le tancer, avait enfilé son chapeau et sa redingote pour le suivre. À présent, il regardait Robert et les palefreniers s’extasier devant les chiens. Il avait l’impression d’être de l’autre côté d’un carreau sale et épais.

Soudain, les hommes se raidirent et sortirent à la file des écuries. Stephen frissonna. L’expérience lui avait appris qu’un comportement aussi peu naturel annonçait invariablement l’arrivée du gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.

Le voilà déjà, illuminant les écuries sombres et exiguës de l’éclat argenté de sa chevelure, du brillant de ses yeux bleus et du vert vif de sa veste, débordant de paroles et de rires retentissants, sans douter un instant que Stephen fût aussi ravi de le voir que lui l’était de voir Stephen. Il était aussi content des chiens que les domestiques l’avaient été et mit Stephen en demeure de les admirer avec lui. Il leur parlait dans sa langue, et les bêtes sautaient et aboyaient de joie, manifestement plus séduites par lui que par tous ceux qu’elles avaient vus jusque-là.

Le gentleman déclara :

— Cela me rappelle une fois où, en 1413, je m’étais aventuré dans le Sud pour rendre visite au roi du sud de l’Angleterre. Le roi, un monarque aimable et valeureux, me présenta à sa cour, lui vantant mes nombreux et merveilleux hauts faits, mes royaumes étendus, ma nature chevaleresque, etc. L’un de ses vassaux, cependant, préféra ne pas écouter ce discours instructif et élevé. Lui et ses compagnons restaient là, à jaser et à rire entre eux. J’étais, comme vous pouvez l’imaginer, offensé par une telle attitude et fermement décidé à leur apprendre à vivre ! Le lendemain, ces rustres chassaient le lièvre non loin de Hatfield Forest. Les prenant tous à l’improviste, j’eus l’heureuse idée de transformer les hommes en lièvres et les lièvres en hommes. D’abord, les chiens mirent leurs maîtres en pièces ; ensuite, les lièvres, ayant désormais la forme d’hommes, s’avisèrent qu’ils pouvaient exercer une terrible vengeance sur les lévriers qui les avaient pourchassés et harcelés. – Le gentleman marqua un temps d’arrêt pour recevoir les louanges de Stephen sur son exploit mais, avant que Stephen eû pu prononcer un mot, le gentleman s’exclama : – Oh ! Avez-vous senti quelque chose ?

— Senti quoi, monsieur ? s’enquit Stephen.

— Toutes les portes ont tremblé !

Stephen jeta un coup d’œil aux portes des écuries.

— Non, pas ces portes-là ! s’impatienta le gentleman. Je parle des portes qui séparent l’Angleterre du reste ! On essaie de les ouvrir. Quelqu’un a parlé au ciel et ce n’était pas moi ! Quelqu’un commande aux pierres et aux rivières et ce n’est pas moi ! Qui ose ? Qui est-ce ? Venez !

Le gentleman empoigna Stephen par le bras et tous deux s’élevèrent dans les airs, comme s’ils étaient soudain au sommet d’une montagne ou d’une très haute tour. Les étables de Harley-street disparurent, un nouveau décor s’offrit aux yeux de Stephen, suivi d’un autre, et encore d’un autre. Voici un port hérissé d’une forêt de mâts… Il s’envola sous leurs pieds, aussitôt remplacé par une mer grise et glacée, où des navires toutes voiles dehors gîtaient sous le vent. Ensuite venait une cité ornée de flèches d’église et de ponts majestueux. Curieusement, presque aucune sensation de mouvement n’était perceptible. Le monde donnait l’impression de voler vers Stephen et le gentleman, alors qu’eux restaient immobiles. À ce moment-là se succédèrent des monts enneigés que de minuscules personnages gravissaient péniblement, puis un lac lisse comme un miroir, entouré de pics sombres, et enfin un plat pays semé de villes et de fleuves en miniature pareils à des jouets.

Quelque chose se profila devant eux. Au début, on eût cru un trait noir partageant le ciel en deux. Mais, au fur et à mesure qu’ils approchaient, cela devint une colonne noire qui montait sans fin de la terre.

Stephen et le gentleman vinrent se poser bien au-dessus de Venise (quant à ce qui pouvait leur servir de belvédère, Stephen ne voulait pas le savoir). Le soleil se couchait. Les rues et les édifices sous eux étaient obscurs ; la mer et le ciel étaient encore pleins d’une lumière où des tons de rose, de bleu laiteux, de topaze et de nacre se fondaient harmonieusement les uns dans les autres. La cité semblait flotter dans un vide radieux.

Si dans l’ensemble la colonne noire était lisse comme de l’obsidienne, juste à hauteur des toits de maison des volutes et des spirales de ténèbres se détachaient de sa surface avant de planer dans les airs. Quelle pouvait être leur nature ? Stephen était impuissant à l’imaginer.

— Est-ce de la fumée, monsieur ? La tour est-elle en feu ? demanda Stephen.

Le gentleman ne répondit pas. À mesure de leur progression, cependant, Stephen découvrit qu’il ne s’agissait pas de fumée. Une noire multitude s’envolait de la tour. Des corbeaux. Des milliers et des milliers de corbeaux. Ils quittaient Venise et repartaient par où étaient venus Stephen et le gentleman.

Un vol tournoya dans leur direction. Soudain l’air frémit des battements d’un millier d’ailes, en même temps qu’il retentissait de raclements et de tambourinements. Des nuages de poussière et de sable pénétraient dans les yeux, les narines et la bouche de Stephen. Il se pencha en avant et plaqua une main sur son nez pour ne pas sentir la puanteur.

Une fois qu’ils furent passés, il demanda avec stupeur :

— Qu’est-ce là, monsieur ?

— Des créatures du magicien, répondit le gentleman. Il les renvoie en Angleterre avec des instructions à l’intention du ciel, de la terre, des rivières et des montagnes. Il bat le rappel de tous les vieux alliés du roi. Bientôt ils se mettront au service des magiciens anglais plutôt qu’au mien ! – Il poussa un grand cri de colère et de désespoir mêlés. – Je l’ai châtié comme je n’avais jamais châtié mes ennemis auparavant ! Pourtant, il œuvre contre moi ! Pourquoi ne se résigne-t-il pas à son sort ? Pourquoi ne désespère-t-il pas ?

— Je n’ai jamais ouï dire qu’il manquât de courage, monsieur, objecta Stephen. Au dire de chacun, il a accompli moult actes de bravoure dans la Péninsule.

— De courage ? De quoi parlez-vous ? Foin du courage ! C’est de la malice pure et simple ! Nous avons été négligents, Stephen ! Nous avons laissé les magiciens anglais prendre l’avantage sur nous. Nous devons trouver le moyen de les vaincre ! Nous devons redoubler d’efforts pour vous faire roi !

60 Tempête et mensonges

Février 1817

La tante Greysteel avait loué à Padoue une maison d’où l’on avait vue sur le marché aux fruits et légumes. L’immeuble était très bien situé, et son loyer trimestriel coûtait seulement quatre-vingts sechinis (ce qui équivaut à peu près à trente-huit guinées). La tante Greysteel fut ravie de l’aubaine. Toutefois, lorsqu’on agit vite et avec détermination, il arrive que les doutes et les interrogations s’insinuent après coup, quand il est trop tard. Tel était le cas : la tante Greysteel et Flora avaient emménagé depuis moins d’une semaine que la tante commençait déjà à trouver à redire à leur nouveau logis et à se poser des questions sur son choix. Bien qu’anciennes et ravissantes, ses fenêtres gothiques étaient assez petites, et plusieurs d’entre elles se cachaient derrière des balcons de pierre ; en d’autres mots, les appartements étaient plutôt sombres. Cela n’eût posé aucun problème auparavant, mais le moral de Flora avait alors besoin d’être soutenu, et, songeait la tante Greysteel, l’obscurité et les ombres, fussent-elles pittoresques, n’étaient peut-être pas indiquées. En outre, la cour intérieure était entourée de statues de femmes qui, au fil des ans, avaient acquis de véritables voiles ou manteaux de lierre. Il n’était pas exagéré de prétendre que ces dames couraient le danger imminent de disparaître complètement et, chaque fois que la tante Greysteel posait les yeux sur elles, elle se rappelait la malheureuse épouse de Jonathan Strange, morte si jeune, et dans des conditions si mystérieuses, et dont le funeste destin avait fait perdre la raison à son époux. La tante Greysteel formait l’espoir que des idées aussi mélancoliques ne hantaient pas sa petite Flora.

Mais l’affaire avait été conclue, et la maison était devenue leur, de sorte que la tante Greysteel se mit en devoir de la rendre aussi gaie et coquette que possible. Dans ses efforts pour réconforter Flora, elle qui n’avait jamais gaspillé de chandelles ni de pétrole de sa vie, envoya l’avarice au diable. Il y avait un coin particulièrement sombre dans l’escalier, dont une marche tournait selon un drôle d’angle que nul n’eût pu prévoir ; de peur que quelqu’un ne tombât et ne se rompît le cou, la tante insista pour qu’une lampe fût dressée sur une étagère juste au-dessus de la marche. Ladite lampe brûlait jour et nuit, un affront personnel à Bonifazia, la vieille bonne italienne qui venait avec la maison et était encore plus économe que la tante Greysteel.

Bonifazia était une excellente domestique, bien qu’encline au dénigrement et à d’interminables protestations pour expliquer pourquoi les instructions qu’elle venait de recevoir étaient abusives ou irréalisables. Elle était aidée dans sa charge par un garçon influençable et attardé du nom de Minichello, qui accueillait tout ordre par un marmonnement sourd de mots dialectaux, impossibles à entendre. Bonifazia traitait Minichello avec un tel mépris et une telle familiarité que la tante Greysteel pensa qu’ils devaient être apparentés, quoiqu’elle manquât encore de renseignements précis sur ce point.

Aussi, entre les nouveaux aménagements de la maison, les batailles quotidiennes avec Bonifazia et toutes les découvertes, agréables ou non, qui accompagnaient un séjour dans une nouvelle ville, les journées de la tante Greysteel étaient-elles bien remplies ; mais son premier devoir, à l’époque, et le plus sacré, était d’essayer de trouver des distractions à Flora. Celle-ci avait pris l’habitude du silence et de la solitude. Si sa tante lui parlait, elle répondait sur un ton plutôt enjoué, néanmoins rares étaient les conversations qu’elle-même commençait. À Venise, Flora avait été la principale instigatrice de tous leurs plaisirs ; désormais elle se rangeait simplement aux projets d’excursion proposés par sa tante. Elle préférait les occupations qui n’exigeaient pas de compagnie. Elle se promenait seule, s’adonnait à la lecture, s’installait au salon ou au soleil, dont les pâles rayons pénétraient parfois dans leur petite cour aux alentours d’une heure. Elle était moins expansive et moins confiante qu’autrefois ; on avait le sentiment que quelqu’un – pas nécessairement Jonathan Strange ! – l’avait déçue et qu’elle s’était résolue à être moins indépendante à l’avenir.

Lors de la première semaine de février, un gros orage éclata à Padoue. Cela se passa à la mi-journée. L’orage survint très soudainement de l’est (la direction de Venise et de la mer). Les vieux messieurs qui fréquentaient les cafés de la ville affirmaient qu’il n’y avait eu aucun signe avant-coureur. D’autres n’étaient pas très portés à faire cas de cette circonstance ; après tout, on était en hiver, et les tempêtes étaient prévisibles.

Tout d’abord, un coup de vent balaya la ville. Il n’était pas respectueux des portes ou des fenêtres, ce vent. Il trouvait des fentes dont nul ne connaissait l’existence, et il soufflait presque aussi fort à l’intérieur des maisons qu’à l’extérieur. La tante Greysteel et Flora se tenaient ensemble au petit salon du premier étage. Les carreaux de la fenêtre se mirent à trembler et les pampilles en cristal du lustre tintinnabulèrent. Puis les feuillets d’une lettre que la tante Greysteel écrivait lui échappèrent des mains et voletèrent à travers la pièce. De l’autre côté de la fenêtre, les deux s’obscurcirent et il fit noir comme en pleine nuit ; des rideaux de pluie opaque s’abattirent sur la ville.

Bonifazia et Minichello pénétrèrent au salon. Ils venaient sous prétexte de s’informer des souhaits de la tante concernant la tempête, mais à la vérité Bonifazia désirait joindre ses exclamations de stupéfaction devant la violence du vent et de la pluie à celles de la tante (et elles formaient un fameux duo, bien que dans des langues différentes !). Minichello avait sans doute suivi Bonifazia ; il contemplait la tempête d’un air morne, soupçonnant apparemment qu’elle avait été arrangée dans le but exprès de lui donner du travail.

La tante Greysteel, Bonifazia et Minichello étaient tous les trois à la fenêtre, quand ils virent le premier éclair qui transforma leur décor familier en un tableau on ne peut plus gothique et inquiétant, baigné d’une lumière blafarde surnaturelle et d’ombres inattendues. Celui-ci fut suivi d’un coup de tonnerre qui ébranla toute la pièce. Bonifazia marmonnait des Ave Maria et en appelait à tous les saints. La tante Greysteel, également alarmée, eût été peut-être bien contente d’avoir le même refuge, mais, membre de la communion de l’Église anglicane, elle pouvait seulement s’exclamer : « Mon Dieu ! », « Ma parole ! » ou encore « Seigneur ! », ce qui ne lui apportait guère de réconfort.

— Flora, mon cœur, articula-t-elle d’une voix qui chevrotait légèrement, j’espère que vous n’êtes pas effrayée. Cet orage est épouvantable.

Flora s’approcha de la fenêtre et, prenant la main de sa tante, lui assura qu’il allait certainement s’éloigner bientôt. Un nouvel éclair illumina la ville. Flora lâcha la main de sa tante, ouvrit la fenêtre et se précipita sur le balcon.

— Flora ! s’écria la tante Greysteel.

La jeune fille se penchait dans les ténèbres rugissantes, les mains accrochées à la balustrade, indifférente à la pluie qui trempait sa robe ou au vent qui tordait ses cheveux.

— Mon ange ! Flora ! Flora ! Viens à l’abri !

Flora se retourna pour lancer à sa tante quelques mots que les autres n’entendirent pas.

Minichello la suivit sur le balcon et, avec une étonnante délicatesse, mais sans sortir un instant de sa morosité naturelle, il réussit à la ramener à l’abri en utilisant ses grandes mains plates pour la guider, comme les bergers élèvent des clôtures pour canaliser leurs bêtes.

— Ne voyez-vous donc rien ? s’exclama Flora. Il y a quelqu’un en bas ! Là, au coin de la rue ! Savez-vous qui c’est ? J’ai pensé…

Elle se tut brusquement et, quel que fût l’objet de ses pensées, elle ne le leur révéla pas.

— Voyons, mon cœur, j’espère que vous vous méprenez. Je plains quiconque est dehors par ce temps. J’espère qu’il saura trouver où s’abriter dès que possible. Oh, Flora ! Vous êtes tellement mouillée !

Bonifazia alla quérir des serviettes, puis elle et la tante Greysteel s’employèrent immédiatement à sécher la robe de Flora, en faisant pirouetter celle-ci entre elles, tentant parfois de la tourner dans des sens contraires. Toutes les deux donnaient également à Minichello des instructions impérieuses, la tante dans un italien hésitant et pourtant pressant, et Bonifazia dans son volubile dialecte vénitien. Les instructions, comme les pirouettes, étaient peut-être bien contradictoires, car Minichello se bornait à les observer d’un œil torve.

Flora regarda dans la rue, par-dessus les têtes inclinées des deux femmes. Encore un éclair. Elle se raidit, électrisée, et, l’instant d’après, se dégageait des griffes de sa tante et de la bonne pour se ruer hors du salon.

Ils n’eurent pas le temps de se demander où elle allait. Une agitation domestique titanesque occupa la demi-heure suivante : Minichello se battait avec les persiennes, malgré l’orage ; Bonifazia tâtonnait dans le noir, en quête de chandelles ; la tante Greysteel, elle, s’avisait que le mot italien qu’elle avait employé pour dire « persienne » signifiait en fait « parchemin ». Chacun des trois perdit à tour de rôle son sang-froid. Et la tante Greysteel n’eut guère le sentiment que la situation s’améliorait quand toutes les cloches de la ville se mirent à sonner à la fois, en vertu de la croyance que les cloches (étant des objets bénis) pouvaient chasser les orages et le tonnerre (qui étaient manifestement l’œuvre du diable).

Enfin la maison fut bien fermée – ou peu s’en fallait. La tante Greysteel laissa Bonifazia et Minichello terminer le travail et, oubliant qu’elle avait vu Flora quitter le salon, elle y retourna avec une chandelle pour chercher sa nièce. Flora n’était pas là. La tante Greysteel remarqua que Minichello n’avait toujours pas fermé les persiennes de cette pièce.

Elle gravit l’escalier menant à la chambre à coucher de Flora : sa nièce n’y était pas non plus. Pas plus qu’elle ne se trouvait dans la petite salle à manger, ni dans la chambre de sa tante, ni dans l’autre salon, plus petit, où toutes deux se retiraient parfois après dîner. Ensuite, la cuisine, le vestibule et la chambre du jardinier furent successivement inspectés. Flora demeurait introuvable.

La tante Greysteel commençait à s’inquiéter sérieusement. Une cruelle petite voix chuchotait à son oreille que, quel que fût le sort mystérieux qui avait frappé l’épouse de Jonathan Strange, tout avait commencé quand elle avait disparu subitement dans une tempête de neige.

« C’était de la neige, pas de la pluie », se raisonna-t-elle. En déambulant dans la maison à la recherche de Flora, elle ne cessait de se répéter : « De la neige, pas de la pluie. De la neige, pas de la pluie… » Puis elle songea : « Elle était peut-être au salon depuis le début. Il faisait si sombre, et elle est si silencieuse, je ne l’ai peut-être pas vue… »

Elle retourna donc au salon, auquel un nouvel éclair donna un aspect lunaire. Les murs prirent une blancheur spectrale ; le mobilier et d’autres objets devinrent gris, comme s’ils avaient été transformés en pierre. Dans un sursaut d’horreur, la tante Greysteel prit conscience d’une seconde présence dans la pièce : une femme, mais qui n’était pas Flora. Une femme debout, vêtue d’une toilette sombre et démodée, qui la regardait, un bougeoir à la main. Une femme dont le visage était dans l’ombre et dont les traits restaient donc indistincts.

La tante Greysteel se sentit glacée.

Un grondement de tonnerre retentit, puis les ténèbres s’épaissirent, trouées seulement de deux flammes de chandelle. Pourtant, celle de l’inconnue n’éclairait rien. Encore plus bizarre, le salon donnait l’impression de s’être mystérieusement agrandi ; la femme et sa chandelle étaient étrangement loin de la tante Greysteel.

— Qui est là ? cria la tante Greysteel.

Personne ne répondit.

« Naturellement, se dit-elle, elle est italienne. Je dois lui parler en italien. Elle s’est peut-être trompée de maison dans l’affolement créé par l’orage. » Mais, en dépit de tous ses efforts, pas un seul mot d’italien ne lui vint à l’esprit.

Encore un éclair. La femme réapparut à la même place, face à la tante Greysteel. « C’est le fantôme de l’épouse de Jonathan Strange ! » songea celle-ci. Elle avança d’un pas, l’inconnue aussi. Soudain la compréhension et le soulagement l’envahirent à proportion. « C’est un miroir ! Oh ! Suis-je sotte ! suis-je sotte ! Avoir peur de mon propre reflet ! » Elle était si soulagée qu’elle faillit éclater de rire ; elle se reprit aussitôt. Il n’y avait aucune sottise à concevoir de l’effroi, absolument aucune sottise. Il n’y avait jamais eu de miroir dans ce coin jusqu’à présent.

L’éclair suivant illumina le miroir, laid et beaucoup trop important pour le petit salon. La tante Greysteel était sûre de ne l’avoir jamais vu de sa vie.

Elle se précipita hors de la pièce, avec le sentiment qu’elle aurait les idées plus claires loin de la vue de ce funeste miroir. Elle était déjà à mi-escalier, quand du bruit qui provenait de la chambre de Flora l’incita à ouvrir la porte pour regarder à l’intérieur.

Flora était là. Elle avait allumé les chandelles qu’on lui avait préparées et était en train de retirer sa robe par la tête. Le vêtement était trempé, son jupon et ses bas ne valaient guère mieux. Ses bottines s’entassaient par terre à côté du lit, crottées et gâtées par la pluie.

Flora regarda sa tante avec une expression où se mêlaient la culpabilité, l’embarras, la méfiance et plusieurs autres émotions plus indéchiffrables.

— Rien ! Rien ! cria-t-elle.

Sans doute était-ce la réponse à une question qu’elle escomptait de la part de sa tante, cependant la tante Greysteel ne put que balbutier :

— Oh, ma chère ! Où étiez-vous passée ? Qu’est-ce qui a pu vous pousser à sortir par un tel temps ?

— Je suis allée acheter du fil de soie à broder.

La tante Greysteel avait dû montrer son étonnement à ces mots, car Flora ajouta d’un ton indécis :

— Je ne pensais pas que la pluie durerait aussi longtemps.

— Voyons, mon cœur, vous ne m’ôterez pas de l’esprit que vous avez agi étourdiment. Vous avez dû avoir grand-peur ! Était-ce là la raison de vos larmes ?

— Des larmes ? Non, non ! Vous vous méprenez, ma tante ! Je n’ai pas pleuré. C’est la pluie, voilà tout.

— Mais vous…

La tante Greysteel s’interrompit. Elle allait dire « vous pleurez en ce moment même », quand Flora secoua la tête et se détourna.

Pour une raison inconnue, la jeune fille avait noué son châle en balluchon, et la tante Greysteel pensa que, si tel n’avait pas été le cas, le châle l’aurait un peu protégée de la pluie et elle n’eût pas été aussi mouillée. Flora sortit du ballot une petite fiole remplie d’un liquide de couleur ambrée. Elle ouvrit un tiroir, la glissa à l’intérieur.

— Flora ! Il s’est produit quelque chose de très singulier. Je ne sais comment vous expliquer, il y a un miroir…

— Oui, je sais, se hâta de répondre Flora. Il est à moi.

— Il est à vous ! – La tante Greysteel était plus perplexe que jamais. Un silence de quelques minutes s’écoula. – Où l’avez-vous acheté ? demanda-t-elle, ne trouvant pas autre chose à dire.

— Je ne me rappelle plus très bien. On a dû le livrer tout à l’heure.

— Enfin, personne ne livrerait de la marchandise en plein orage ! Et si quelqu’un avait été assez bête pour s’y risquer, il aurait heurté à la porte… et n’aurait pas fait tant de secrets.

Flora ne formula aucune objection à ces arguments on ne peut plus sensés.

La tante Greysteel ne regrettait pas de changer de sujet de conversation. Elle avait son content d’orages, de frayeurs et de miroirs imprévus. La question du pourquoi de l’apparition du miroir étant désormais résolue, elle mit momentanément de côté l’examen des circonstances de cette apparition. Elle était soulagée de pouvoir se rabattre sur les sujets plus bénins de la robe de Flora, des bottines de Flora, des risques que Flora courait d’attraper un rhume, et de la nécessité pour Flora de se sécher immédiatement et de mettre sa robe de chambre pour venir s’asseoir au coin de la cheminée du salon et manger une collation chaude.

Quand elles se retrouvèrent toutes deux au salon, la tante Greysteel déclara :

— Regardez ! L’orage est presque passé. On croirait qu’il repart vers la côte. Que c’est curieux ! Je pensais qu’il en venait. J’imagine que vos fils de soie ont été gâtés par la pluie comme tout le reste…

— Des fils de soie ? répéta Flora, avant que la mémoire lui fût revenue. Oh ! Je ne suis pas arrivée jusqu’à la boutique. C’était, comme vous dites, une étourderie de ma part.

— Eh bien, nous pouvons sortir plus tard pour quérir ce qu’il vous faut. Comme je plains ces pauvres gens du marché ! Tous les étals ont dû être dévastés. Bonifazia prépare votre gruau d’avoine, mon cœur. Je me demande si je lui ai recommandé de prendre le lait frais.

— Je ne m’en souviens pas, ma tante.

— Je ferais mieux d’aller vérifier.

— Je puis y aller moi aussi, proposa Flora, faisant mine de se lever.

Sa tante ne voulut rien entendre. Flora devait demeurer exactement là où elle était, au coin du feu, les pieds sur un repose-pieds.

Le temps s’éclaircissait déjà. Avant de se rendre à la cuisine, la tante Greysteel examina le miroir. Il était très grand et tarabiscoté, le type de miroir que l’on fabriquait sur l’île de Murano, dans la lagune de Venise.

— J’avoue que je suis surprise que vous aimiez ce miroir, Flora. Il est surchargé d’ornements et de fleurons en verre. En général, vous préférez plus de simplicité.

Flora soupira, puis allégua qu’elle pensait avoir pris goût à la splendeur et au raffinement depuis son arrivée en Italie.

— A-t-il coûté cher ? s’enquit la tante Greysteel. Il semblerait.

— Non, pas cher du tout.

— Enfin, c’est toujours cela, n’est-ce pas ?

La tante Greysteel descendit à la cuisine. Elle se sentait remise de ses émotions et était persuadée que la série de chocs et d’alarmes successives dont la matinée avait paru composée était désormais finie. En quoi elle se trompait du tout au tout.

Deux hommes qu’elle n’avait jamais vus se tenaient à la cuisine, avec Bonifazia et Minichello. Apparemment, la domestique ne s’était pas attelée à la préparation du gruau de Flora. Elle n’avait même pas sorti les flocons d’avoine et le lait de la dépense.

Dès qu’elle eut posé ses yeux sur la tante Greysteel, Bonifazia la prit par le bras et se répandit en un flot passionné de mots dialectaux. Elle parlait de l’orage – jusque-là c’était clair – et accusait le diable ; à part cela la tante Greysteel comprit très peu de choses. À son vif étonnement, Minichello l’aida à s’y retrouver. Dans un semblant d’anglais très correct, il proféra :

— Le magicien angless récolte la tempête, le magicien angless récolte la tempesta.

— Je vous demande pardon ?

Malgré les fréquentes interruptions de Bonifazia et des deux inconnus, Minichello l’informa qu’au cœur de l’orage, en levant la tête, d’aucuns avaient distingué une crevasse entre les nuages noirs. Mais ce qu’ils avaient entrevu par la crevasse les avait stupéfiés, et terrifiés aussi : un ciel noir de minuit, criblé d’étoiles, remplaçait le limpide azur de leurs attentes. L’orage n’était pas naturel ; il avait été provoqué afin de cacher l’approche de la colonne de Ténèbres de Strange.

Cette nouvelle courut bientôt dans toute la ville, et les citoyens en furent grandement troublés. Jusque-là la colonne de Ténèbres avait été une monstruosité confinée à Venise, cité qui semblait – aux Padouans, du moins – un décor propice aux monstruosités. Désormais il était clair que Strange était resté à Venise par choix plutôt que par enchantement. Toutes les villes d’Italie – toutes les villes du monde pouvaient se retrouver soudain envahies par les Ténèbres éternelles. Cette perspective, déjà détestable, était bien pire pour la tante Greysteel ; à la peur que Strange lui inspirait s’ajoutait la fâcheuse conviction que Flora avait menti. Elle s’interrogeait pour savoir s’il était plus probable que sa nièce avait menti parce qu’elle était victime d’un sortilège, ou parce que son affection pour Strange avait ébranlé ses principes. Elle ne savait pas quelle solution était la plus odieuse.

Elle écrivit à son frère resté à Venise pour le supplier de venir. En attendant, elle avait décidé de se taire. Pendant le reste de la journée, elle observa attentivement Flora. Celle-ci était à peu près comme d’habitude, sauf que son comportement envers sa tante se teintait parfois de contrition, sans motif apparent.

À une heure, le lendemain – soit quelques heures avant que la lettre de la tante Greysteel eût pu l’atteindre – le Dr Greysteel débarqua de Venise, accompagné de Frank. Ils lui apprirent que ce n’était un secret pour personne à Venise que Strange avait quitté la paroisse de Santa Maria Zobenigo pour rejoindre la terraferma. De nombreux points de la cité, en effet, on avait vu la colonne de Ténèbres se déplacer sur la mer. Sa surface tremblotait, et des volutes et des spirales de ténèbres s’y agglutinaient ou s’en détachaient, si bien qu’on l’eût crue faite de flammes noires. Comment Strange avait-il franchi les flots ? S’il avait traversé en bateau ou si son voyage avait été de la pure magie, nul ne le savait. L’orage derrière lequel il avait tenté de dissimuler sa venue n’avait été provoqué qu’à son arrivée à Strà, à huit milles de Padoue.

— Je ne le fréquenterais pour rien au monde, vous dis-je, Louisa, déclara le Dr Greysteel. Tout le monde s’est sauvé à son approche. De Mestre à Strà, il n’a pas dû voir âme qui vive. Juste des rues silencieuses et des campagnes abandonnées. Dorénavant, le monde est un désert pour lui.

Quelques instants auparavant, la tante Greysteel pensait à Strange avec des sentiments peu tendres, cependant le tableau brossé par son frère était si affreux que les larmes lui montèrent aux yeux.

— Et où est-il maintenant ? s’enquit-elle d’un ton radouci.

— Il a regagné son logis de Santa Maria Zobenigo. Tout est exactement comme avant. Aussitôt que nous avons appris qu’il se trouvait à Padoue, j’ai deviné son dessein. Nous nous sommes mis en route dès que possible. Comment se porte notre Flora ?

Flora était au salon. Elle y attendait son père ; en fait, elle paraissait soulagée que l’heure du face-à-face fût venue. Le Dr Greysteel eut à peine posé la première question qu’elle se lança dans sa confession. C’était l’épanchement d’un cœur gros de chagrin. Ses larmes coulèrent d’abondance, et elle avoua avoir revu Strange. Elle l’avait aperçu dans la rue en contrebas et, sachant qu’il l’attendait, s’était précipitée hors de la maison pour courir à sa rencontre.

— Je vais tout vous expliquer, je vous le promets, l’assura-t-elle. Mais pas encore. Je n’ai rien fait de mal – elle s’empourpra – à part les mensonges que j’ai dits à ma tante, que je regrette beaucoup. Mais ces secrets ne m’appartiennent pas.

— Pourquoi ces secrets, quels qu’ils soient, Flora ? insista son père. Cela ne vous prouve-t-il pas que quelque chose ne va pas ? Celui qui a des intentions honorables n’a pas de secrets. Il agit au grand jour.

— Oui, je pense… Pourtant cette règle ne s’applique pas aux magiciens ! Mr Strange a des ennemis. Cet affreux vieil homme à Londres et bien d’autres encore ! Vous ne devez pas me reprocher de mal agir. J’ai tenté mon possible pour bien faire et je crois y être parvenue ! Voyez-vous, il existe une sorte de magie qu’il pratique et qui le détruit… Et hier je l’ai convaincu d’y renoncer. Il m’a promis de l’arrêter complètement.

— Flora ! reprit tristement son père. Votre comportement me peine plus que tout le reste. Que vous dussiez vous considérer comme étant en droit d’exiger de lui des promesses, voilà qui mérite des explications ! Je suis sûr que vous en êtes consciente. Ma chérie, vous êtes-vous promise à lui ?

— Non, papa ! – Nouvelle crise de larmes. Il lui fallut beaucoup de caresses de sa tante pour retrouver un calme relatif. Quand elle put de nouveau s’exprimer, elle poursuivit : – Nous n’avons contracté aucun engagement. Il est vrai que je lui ai été attachée autrefois. Mais tout cela est bel et bien fini. Vous ne devez pas mettre ma parole en doute ! C’est par amitié que je lui ai demandé de me faire cette promesse. Et par égard pour son épouse. Il pense agir dans son intérêt, toutefois je sais qu’elle ne voudrait pas qu’il se livrât à une magie aussi nocive pour sa santé et sa raison, quel que soit son but, aussi désespérée que soit la situation ! Elle n’est plus là pour le guider dans ses actes, alors il m’incombait de lui parler en son nom.

Le Dr Greysteel demeura silencieux.

— Flora, commença-t-il au bout d’une minute ou deux, vous oubliez, ma chérie, que je l’ai vu souvent à Venise. Il n’est pas en état de tenir ses promesses. Il ne se rappellera même pas quelles promesses il a pu faire !

— Oh, que si ! J’ai pris des dispositions pour qu’il les tienne.

Un nouveau flot de larmes montra qu’elle n’était pas aussi insensible qu’elle le prétendait. Néanmoins, elle en avait assez dit pour rassurer un tantinet son père et sa tante. Ils furent convaincus que son attachement pour Jonathan Strange devait tôt ou tard venir à son terme naturel. Comme la tante Greysteel le formula plus tard ce soir-là, Flora n’était pas le genre de fille à soupirer des années après un amour impossible ; elle était une créature trop rationnelle.

Maintenant qu’ils étaient de nouveau réunis, le Dr Greysteel et la tante Greysteel étaient impatients de reprendre leurs pérégrinations. La tante souhaitait aller à Rome afin de visiter les monuments et les vestiges anciens dont ils avaient entendu vanter le caractère remarquable. Flora, elle, n’était plus intéressée par les ruines ou les œuvres d’art. Elle était heureuse là où elle était, répétait-elle. La plupart du temps, à moins d’y être contrainte, elle ne voulait pas sortir de la maison. Quand ses parents lui proposaient une excursion ou la visite d’une église abritant un autel Renaissance, elle refusait de les accompagner. Elle invoquait la pluie ou la saleté des rues, motifs bien fondés ; il plut abondamment à Padoue cet hiver-là, sauf que la pluie ne l’avait jamais troublée auparavant.

Sa tante et son père se montrèrent patients, même si le Dr Greysteel en particulier la trouvait saumâtre. Il n’était pas venu en Italie pour rester assis tranquillement dans des appartements la moitié moins grands que les salons de sa confortable demeure du Wiltshire. En privé, il grommelait qu’il était parfaitement possible, et aussi bien moins onéreux, de broder ou de lire des romans dans le Wiltshire (tels étaient désormais les passe-temps favoris de Flora) ; la tante Greysteel le tançait et lui imposait silence. Si c’était là la manière dont Flora se disposait à pleurer Jonathan Strange, alors ils devaient la laisser.

Flora proposa pourtant une excursion, d’une sorte bien étrange. Le Dr Greysteel était à Padoue depuis une semaine environ, quand elle annonça qu’elle avait grande envie de prendre la mer.

Songeait-elle à une croisière ? demandèrent-ils. Rien ne les empêchait de gagner Rome ou Naples par mer.

Elle ne songeait pas à une croisière, elle ne désirait pas quitter Padoue. Non, elle eût aimé faire une sortie à bord d’un voilier ou de toute autre embarcation. Une sortie d’une heure ou deux, peut-être moins. Elle souhaitait s’embarquer sans attendre. Le lendemain, ils se rendaient dans un petit village de pêcheurs.

Le village n’avait en soi aucun intérêt particulier, qu’il s’agisse d’emplacement, de vue, d’architecture ou d’histoire ; en réalité, il présentait très peu d’attraits, hormis sa proximité avec Padoue. Le Dr Greysteel prit des renseignements chez le petit marchand de vins, puis au presbytère, jusqu’à ce qu’on l’eût lancé sur la piste de deux gaillards sérieux qui acceptassent de les emmener en mer. Les hommes n’avaient rien contre l’argent du Dr Greysteel ; néanmoins, ils se sentirent obligés de lui signaler qu’il n’y avait rien à voir et que le beau temps n’y aurait rien changé. Car il ne faisait pas beau ; il pleuvait, assez fort pour rendre une excursion en mer des plus inconfortables, pas assez pour dissiper l’épaisse brume grise.

— Êtes-vous sûre, mon cœur, que tel est bien votre désir ? s’enquit la tante Greysteel. Le lieu est sinistre et le bateau empeste le poisson.

— On ne peut plus sûre, ma tante, répondit Flora, qui monta à bord et s’installa à un bout.

Sa tante et son père lui emboîtèrent le pas. Les pêcheurs, embarrassés, mirent à la voile jusqu’au moment où l’on ne vit plus, dans toutes les directions, qu’une ondoyante masse de flots gris, limitée par des murailles de brume d’un gris plus terne. Dans l’expectative, les pêcheurs regardèrent le Dr Greysteel. Ce dernier, à son tour, fixa Flora d’un air interrogateur.

Flora ne les voyait pas. Appuyée à la coque de la barque, elle était assise dans une attitude pensive. Son bras droit était tendu au-dessus de l’eau.

— Je la sens encore ! s’écria le Dr Greysteel.

— Vous sentez quoi encore ? s’enquit la tante Greysteel avec humeur.

— Cette odeur de chats et de moisi ! L’odeur de la chambre de la vieille dame. La vieille dame du Cannaregio à qui nous avons rendu visite. Y a-t-il un chat à bord ?

Sa question n’avait pas de sens. Aucun recoin de la barque de pêche n’était dissimulé aux regards ; il n’y avait pas de chat.

— Quelque chose ne va pas ? s’enquit la tante Greysteel, qui n’aimait pas beaucoup la posture de Flora. Êtes-vous souffrante ?

— Non, ma tante, dit Flora, se redressant et rajustant son parapluie. Je vais bien. Nous pouvons rentrer maintenant si vous voulez.

L’espace d’un instant, la tante Greysteel vit une petite fiole flotter sur les flots, une fiole sans bouchon. Puis celle-ci coula à pic et disparut à jamais.

Pendant de nombreuses semaines, cette curieuse excursion devait être la dernière fois où Flora montra une inclination à sortir. Parfois, la tante Greysteel tentait de l’inciter à s’installer dans le fauteuil devant la fenêtre pour voir ce qui se passait dans la rue. La rue italienne, en effet, offre souvent des saynètes amusantes. Mais Flora préférait une bergère dans un coin sombre, sous le mystérieux miroir, et elle prit l’étrange habitude de comparer l’image du salon contenue dans ce miroir et le salon tel qu’il était en réalité. Elle pouvait, par exemple, s’intéresser soudain à un châle abandonné sur un siège et, après avoir consulté son reflet, déclarer :

— Ce châle a l’air différent dans le miroir.

— Vraiment ? répondait sa tante, perplexe.

— Oui. Il a l’air brun dans la glace, alors qu’il est bleu en réalité. Ne trouvez-vous pas ?

— Eh bien, mon cœur, je suis sûre que vous avez raison, pourtant il me paraît exactement pareil.

— Oui, admettait alors Flora avec un soupir. Vous avez raison.

61 L’arbre parle à la pierre, la pierre parle à l’eau

Janvier – février 1817

Si la destruction du livre de Strange par Mr Norrell avait dressé l’opinion publique contre ce dernier, elle l’avait aussi rendue favorable à son élève. On établit des comparaisons, en public comme en privé, entre les deux magiciens. Strange était ouvert, courageux et actif, alors que le secret constituait les tenants et aboutissants de la personnalité de Mr Norrell. Et l’on n’avait pas oublié non plus la façon dont, pendant que Strange servait son pays dans la Péninsule, Norrell avait racheté tous les ouvrages de magie de la bibliothèque du duc de Roxburghe afin que nul autre que lui ne pût les lire. À la mi-janvier, cependant, les gazettes étaient pleines de bulletins sur la folie de Strange, de descriptions de la Tour noire et de spéculations sur la nature de la magie qui le retenait là-bas. Un Anglais du nom de Lister s’était trouvé à Mestre, sur la côte italienne, le jour où Strange avait quitté Venise pour Padoue. Mr Lister avait assisté au passage de la colonne de Ténèbres sur la mer et avait envoyé une dépêche en Angleterre ; trois semaines plus tard, des articles paraissaient dans plusieurs journaux londoniens pour relater la manière silencieuse dont elle avait glissé sur la face des eaux. En l’espace de quelques mois, Strange était devenu un objet d’horreur pour ses compatriotes : un être maudit, à peine humain.

Néanmoins, la subite disgrâce de Strange ne profita guère à Mr Norrell. Il ne reçut pas de nouveaux mandats du cabinet ; pis encore, des missions d’autres provenances furent annulées. Au début de janvier, le doyen de la cathédrale Saint Paul avait demandé si Mr Norrell ne serait pas en mesure de découvrir le lieu d’inhumation d’une certaine jeune trépassée. Le frère de la défunte souhaitait ériger un nouveau monument funéraire à tous les membres de sa famille. Cela impliquait de déplacer le cercueil de la jeune femme. Le doyen et le chapitre, très embarrassés, s’étaient avisés que son lieu de sépulture avait été noté de manière erronée, et ils ignoraient où il pouvait être. Mr Norrell leur avait assuré que c’était l’enfance de l’art de la retrouver. Dès que le doyen lui aurait donné le nom de la demoiselle ainsi qu’un ou deux autres détails, il se livrerait à sa magie. Mais le doyen ne communiqua jamais son nom à Mr Norrell. À sa place, une lettre gauchement tournée était arrivée, où le doyen, avec maintes excuses et circonlocutions, soutenait avoir été récemment frappé par l’inconvenance qu’il y avait, pour des ecclésiastiques, à recourir à des magiciens.

Lascelles et Norrell convinrent que la situation était inquiétante.

— Il sera difficile de poursuivre la restauration de la magie anglaise en l’absence de toute nouvelle magie, déclara Lascelles. Face à une situation aussi critique, il est impératif de rappeler votre nom et vos réalisations à la mémoire du public.

Lascelles rédigea donc des articles pour les gazettes et dénonça Strange dans toutes les revues de magie. Il saisit aussi l’occasion pour passer en revue toute la magie réalisée par Mr Norrell au cours des dix années précédentes et suggérer des perfectionnements. Il décida que Mr Norrell et lui devaient descendre à Brighton pour étudier le mur de sortilèges que le maître et Jonathan avaient édifié le long des côtes de Grande-Bretagne. Cette entreprise occupait la majeure partie du temps de Mr Norrell depuis ces deux dernières années et avait déjà coûté au gouvernement d’énormes sommes d’argent.

Aussi, par un jour venteux et particulièrement glacé de février, ils se trouvaient ensemble à Brighton et contemplaient une vaste étendue de mornes flots gris.

— Votre mur est invisible, dit Lascelles.

— Invisible, oui ! concéda Mr Norrell avec impatience. Nullement moins efficace pour autant ! Il protégera les falaises de l’érosion, les habitations de la tempête, il empêchera le bétail d’être emporté et fera chavirer tous les ennemis de la Bretagne qui tenteraient d’accoster.

— N’auriez-vous pas dû disposer des fanaux à intervalles réguliers pour rappeler aux gens que votre muraille enchantée est toujours là ? Des flammes flottant mystérieusement sur la face des flots ? Des colonnes formées d’eau de mer ? Quelque chose dans ce goût ?

— Oh, assurément ! acquiesça Mr Norrell. Je pourrais créer les illusions magiques que vous citez. Elles ne sont pas difficiles à produire, cependant vous devez comprendre qu’elles seraient purement ornementales. Elles ne renforceraient aucunement la magie, elles n’auraient aucun effet pratique.

— Leur effet, le reprit sévèrement Lascelles, serait de rappeler constamment au spectateur les œuvres du grand Mr Norrell. Elles feraient savoir au peuple britannique que vous êtes toujours le défenseur de la nation, l’éternel vigile qui veille sur eux pendant qu’ils vaquent à leurs affaires. Cela vous vaudrait dix, vingt articles dans les publications de magie !

— Pas possible ? s’étonna Mr Norrell, qui se promit à l’avenir de garder toujours présent à l’esprit la nécessité de se livrer à son art pour exciter l’imagination populaire.

Ce soir-là, ils logèrent à l’ Old Ship Tavern et rentrèrent à Londres le lendemain matin. En règle générale, Mr Norrell détestait les longs voyages. Bien que son équipage fût un exemple supérieur de l’art des fabricants de voitures, avec tout ce qu’il fallait en matière de ressorts métalliques et de banquettes bien rembourrées, le vieux magicien se ressentait du moindre cahot et du moindre creux de la route. Au bout d’une demi-heure environ, il souffrait de douleurs du dos, de maux de tête et de nausées. Ce matin-là, pourtant, il n’accorda guère de pensée à son dos ou à son estomac. Depuis l’instant où il avait quitté l’ Old Ship, il était dans un curieux état de fébrilité, assailli d’idées incongrues et de vagues craintes.

Par la vitre de la voiture, il aperçut quantité de grands oiseaux noirs, des corbeaux ou des corneilles, il n’eût su dire, et son cœur de magicien y reconnut un signe. Sur le ciel blême d’hiver, ils tournaient et tournoyaient, et ouvraient leurs ailes comme autant de mains noires ; ce faisant, chacun devenait une incarnation vivante du Corbeau-en-vol, l’étendard de John Uskglass. Mr Norrell demanda à Lascelles s’il trouvait les volatiles plus nombreux que d’habitude ; Lascelles répondit qu’il ne savait pas. Après les oiseaux, les grandes flaques gelées éparpillées dans les champs obsédèrent l’imagination du vieux magicien. Tandis que la voiture longeait la route, chaque flaque devint un miroir argenté pour le ciel blanc hivernal. Aux yeux d’un magicien, il n’y a guère de différence entre un miroir et une porte. L’Angleterre semblait disparaître peu à peu sous ses yeux. Il avait l’impression qu’il pourrait franchir n’importe lequel de ces miroirs-portes pour se retrouver dans l’un des autres mondes qui touchaient jadis à l’Angleterre. Pis encore, il pensa que d’autres que lui en étaient capables. Le paysage du Sussex commença à ressembler un peu trop à son goût à l’Angleterre évoquée dans la vieille ballade :


« Ce pays n’est que trop plat,

Il se reflète au firmament

Et tremble comme la pluie battue par le vent

Au passage du roi Corbeau[200]. »


Pour la première fois de sa vie, Mr Norrell se prit à songer qu’il y avait peut-être trop de magie en Angleterre.

À peine arrivés à Hanover-square, Mr Norrell et Lascelles se précipitèrent à la bibliothèque. Childermass y était déjà, installé à un secrétaire. Une pile de lettres se dressait devant lui ; il lisait l’une d’elles. À l’entrée de Mr Norrell, il leva les yeux.

— Bien ! Vous voilà de retour ! Lisez ceci !

— Pourquoi ? Qu’est-ce donc ?

— Son auteur est un certain Traquair. Un jeune homme du Nottinghamshire a sauvé la vie d’un enfant grâce à la magie, et Traquair en a été témoin.

— Vraiment, monsieur Childermass ! fit Lascelles avec un soupir. Je pensais que vous aviez mieux à faire que d’importuner votre maître avec de telles inepties. – Il jeta un regard à la pile de missives ouvertes ; l’une d’elles présentait un grand cachet portant des armoiries. Il contempla celles-ci quelques instants avant de s’apercevoir qu’il les connaissait bien, puis se saisit vivement du courrier. – Mr Norrell ! s’écria-t-il. Nous avons une convocation de Lord Liverpool !

— Enfin ! s’exclama Mr Norrell. Que dit-il ?

Lascelles mit un moment pour lire le feuillet.

— Seulement qu’il nous prie de bien vouloir l’honorer de notre présence à Fife House pour une affaire des plus urgentes ! – Il réfléchit rapidement. – Il s’agit sans doute des Johannites. Liverpool eût dû solliciter votre aide voilà des années, afin de traiter avec les Johannites[201]. Je suis content qu’il revienne enfin à la raison. Quant à vous, poursuivit-il, s’en prenant à Childermass, êtes-vous devenu fou ? Ou jouez-vous encore à l’un de vos petits jeux ? Vous discourez sur de fausses prétentions à la magie alors qu’une dépêche du Premier ministre d’Angleterre traîne sur votre bureau !

— Lord Liverpool peut attendre, répliqua Childermass en s’adressant à Mr Norrell. Croyez-moi quand je vous presse de prendre connaissance du contenu de cette lettre !

Lascelles eut un grognement d’exaspération.

Mr Norrell reporta ses regards de l’un à l’autre, au comble de la détresse. Depuis des années il était habitué à compter sur eux deux, et leurs querelles (qui devenaient de plus en plus fréquentes) le déconcertaient. Il aurait pu rester là un temps indéfini, incapable de choisir entre les deux, si Childermass n’avait pas brusqué les choses en lui prenant le bras pour le tirer de force dans une petite antichambre lambrissée attenante à la bibliothèque. Il claqua la porte et s’y adossa.

— Écoutez-moi. Cette magie a eu lieu dans une grande demeure du Nottinghamshire. Les adultes bavardaient au salon, les domestiques étaient occupés et une fillette s’est aventurée dans les jardins. Elle a escaladé un haut mur qui délimite un potager et a marché sur son faîte. Le mur était gelé. Elle est tombée et, dans sa chute, a traversé le toit d’une serre. Le verre a cédé et transpercé l’enfant en de nombreux endroits. Une servante l’a entendue crier. Il n’y avait pas de chirurgien à moins de dix milles de là. Un des invités, un jeune homme du nom de Joseph Abney, l’a sauvée par la magie. Il a retiré les éclats de verre de son corps et réduit ses fractures grâce à la Restauration et la Rectification de Martin Pale[202], puis il a arrêté l’hémorragie au moyen d’un sort qu’il prétendait être la Main de Teilo[203].

— C’est ridicule ! déclara Mr Norrell. La Main de Teilo s’est perdue depuis des siècles. Par ailleurs, le charme de Restauration et de Rectification de Pale est un procédé très ardu. Ce jeune homme aurait dû être absorbé par ses études pendant des années…

— Oui, je sais… Or il reconnaît avoir à peine étudié. Il connaissait à peine les noms des sortilèges, sans parler de leur mise en œuvre. Traquair soutient pourtant qu’il a jeté ses sorts avec facilité, sans hésitation. Traquair et les autres personnes présentes se sont adressées à lui pour lui demander ce qu’il faisait. Le père de la jeune fille était très inquiet de voir Abney exercer sa magie sur elle… Pour autant qu’on sache, Abney ne les entendait pas. Par la suite, on eût cru un homme qui sortait d’un rêve. Tout ce qu’il a pu dire se résume à ces mots : « L’arbre parle à la pierre, la pierre parle à l’eau. » Il semblait convaincu que les arbres et le ciel lui avaient tenu la main.

— Fariboles mystiques !

— Peut-être. Pourtant, je ne le pense pas. Depuis notre arrivée à Londres, j’ai lu des centaines de lettres de rêveurs qui croient pouvoir se livrer à la magie et se méprennent. Mais cela est différent. Je gagerais mon pécule que cela est vrai. En outre, nous avons ici d’autres lettres de personnes qui ont essayé des charmes… Et ceux-ci ont marché. Ce que je ne comprends pas, c’est que…

À cet instant, la porte à laquelle Childermass était adossé subit des tremblements fracassants. Un coup la heurta, et Childermass fut projeté en avant contre Mr Norrell. La porte s’ouvrit, laissant voir Lucas et, derrière lui, Davey, le cocher.

— Oh ! fit Lucas, quelque peu stupéfait. Je vous demande bien pardon, monsieur. J’ignorais que vous étiez là. Mr Lascelles nous a dit que la porte était coincée, et Davey et moi tâchions de l’ouvrir. La voiture est prête, monsieur, pour vous conduire chez Lord Liverpool.

— Venez, monsieur Norrell ! appela Lascelles depuis la bibliothèque. Lord Liverpool nous attend !

Mr Norrell jeta un regard inquiet à Childermass, puis sortit de l’antichambre.

Le trajet jusqu’à Fife House ne fut pas très agréable pour Mr Norrell : Lascelles, qui gardait rancune à Childermass, ne perdit pas de temps pour exhaler ses sentiments.

— Pardonnez-moi de vous parler ainsi, monsieur Norrell, mais vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même. Parfois, il paraît sage de laisser un certain degré d’indépendance à un domestique intelligent, cependant on finit toujours par le regretter. Ce chenapan est devenu si insolent qu’il trouve tout naturel de vous contredire et d’insulter vos amis. Mon père fouettait des hommes pour moins, beaucoup moins que cela, je puis vous l’assurer. Et j’aimerais… Oh ! j’aimerais… – Lascelles s’agita avec des mouvements convulsifs, puis se renversa sur les coussins. L’instant suivant, il reprenait d’un ton plus calme : – Je vous conseille, monsieur, de bien vouloir considérer si votre besoin de lui est vraiment aussi grand que vous le croyez. Jusqu’à quel point ses sympathies vont-elles à Strange, je me le demande. Oui, là est toute la question, n’est-ce pas ? – Il contempla par la vitre les tristes façades grises. – Nous y sommes. Monsieur Norrell, je vous supplie de vous souvenir de mes mises en garde. Quelles que soient les difficultés de la magie requise par Sa Seigneurie, ne vous y arrêtez pas. De longues explications ne les aplaniront en rien.

Mr Norrell et Lascelles trouvèrent Lord Liverpool dans son cabinet, debout devant le bureau où il conduisait bon nombre de ses dossiers. Avec lui se tenait Lord Sidmouth, le ministre de l’Intérieur. Ils fixèrent Mr Norrell avec des mines graves.

Lord Liverpool déclara :

— J’ai là des dépêches des représentants de la Couronne des comtés du Lincolnshire, du Yorkshire, du Somerset, des Cornouailles, du Warwickshire et du Cumberland… – Lascelles ne put retenir un soupir de plaisir devant la magie et l’argent qui semblaient en vue… – Tous se plaignent de la magie qui s’est produite récemment dans ces comtés !

Mr Norrell cligna rapidement ses petits yeux.

— Plaît-il ?

Mr Lascelles expliqua en hâte :

— Mr Norrell ignore tout de la magie perpétrée en ces lieux.

Lord Liverpool lui décocha un regard froid, ne le croyant apparemment pas. Une pile de journaux était posée sur la table. Lord Liverpool en prit un au hasard.

— « Il y a quatre jours, dans notre bonne ville de Stamford, lut-il, une jeune quakeresse et son amie échangeaient des secrets. Elles entendirent du bruit et trouvèrent leurs frères cadets en train d’écouter aux portes. Poussées par l’indignation, elles pourchassèrent les garçons jusque dans le jardin. Là, elles joignirent les mains et récitèrent une incantation. Les oreilles des garçons se détachèrent alors de leurs têtes et s’envolèrent. Lesdites oreilles ne se laissèrent persuader de quitter les rosiers dénudés – qui était l’endroit où elles s’étaient posées – pour regagner les têtes des garçons qu’après que ces derniers eurent juré solennellement de ne plus jamais recommencer. »

Mr Norrell était plus perplexe que jamais.

— Je suis, naturellement, désolé que ces jeunes femmes mal élevées aient étudié la magie. Que des représentantes du sexe féminin dussent étudier la magie, voilà une chose, si je puis me permettre, à laquelle je m’oppose farouchement. Mais je ne vois pas très bien…

— Monsieur Norrell, le coupa Lord Liverpool, ces jeunes filles avaient treize ans. Leurs parents affirment qu’elles n’avaient jamais seulement vu un ouvrage de magie. Il n’y a pas de magicien à Stamford, aucun livre de magie d’aucune sorte.

Mr Norrell ouvrit la bouche pour dire quelques mots, prit conscience qu’il en était absolument incapable et demeura silencieux.

— C’est très curieux, avança Lascelles. Quelle explication ces demoiselles ont-elles fournie ?

— Les jeunes filles ont déclaré à leurs parents qu’elles avaient regardé par terre et vu le charme écrit dans l’allée au moyen de cailloux gris. Elles ont prétendu que ces pierres leur avaient indiqué quoi faire. D’aucuns ont inspecté l’allée depuis ; il y a en effet de petits cailloux gris, mais ceux-ci ne forment aucun symbole, aucune formule magique. Ce sont des cailloux comme les autres.

— Et vous dites qu’il y a eu d’autres exemples de magie, en d’autres lieux que Stamford ? s’enquit Mr Norrell.

— Maints autres exemples en maints autres lieux… Surtout, mais pas uniquement, dans le Nord, et presque tous au cours de ces deux dernières semaines. Dix-sept routes des fées se sont ouvertes dans le Yorkshire. Certes, les routes existent depuis le règne du roi Corbeau, néanmoins voici des siècles qu’elles ne menaient plus nulle part, et les habitants du pays les avaient laissées à l’abandon. Et voilà qu’elles sont de nouveau dégagées sans prévenir ! Les herbes folles ont disparu et les autochtones rapportent qu’ils aperçoivent d’étranges destinations tout au bout… Des contrées que nul n’a jamais vues.

— Quelqu’un a-t-il… ? – Mr Norrell hésita et s’humecta les lèvres. – Quelqu’un a-t-il suivi ces routes ?

— Pas encore, répondit Lord Liverpool. Mais ce n’est vraisemblablement qu’une affaire de temps.

Lord Sidmouth était impatient de prendre la parole depuis quelques instants.

— C’est le comble ! s’écria-t-il dans un accès de fureur. Une chose est de changer la carte d’Espagne grâce à la magie, mais nous sommes en Angleterre ! Soudain nous voilà voisins de « contrées » dont nul ne sait rien… Des pays dont nul n’a entendu parler ! J’ai peine à vous exprimer mon sentiment en ce moment. Il ne s’agit pas exactement d’une trahison. Je ne pense pas qu’il existe de nom pour ce que vous avez fait !

— Je n’ai rien fait ! protesta Mr Norrell d’un ton désespéré. Pourquoi l’eussé-je fait ? J’abomine les routes des fées. Je l’ai répété en de nombreuses occasions. – Il se tourna vers Lord Liverpool. – J’en appelle à la mémoire de Sa Seigneurie. Vous ai-je jamais donné une raison de croire que j’approuvais les fées ou leur magie ? Ne les ai-je pas censurées et condamnées à tout propos ?

À ces paroles de Mr Norrell, l’humeur du Premier ministre s’adoucit un tant soit peu. Il inclina légèrement la tête.

— Si ce n’est pas votre fait, de qui est-il alors ?

Cette question dut toucher quelque point particulièrement sensible de l’âme de Mr Norrell. Il écarquilla les yeux, ouvrit puis referma la bouche, incapable de répondre.

Lascelles, en revanche, était en pleine possession de ses moyens. Il n’avait pas la moindre idée de l’origine de cette magie, et il s’en moquait. Toutefois, il savait précisément quelle réponse servirait au mieux ses intérêts et ceux de Mr Norrell.

— Sincèrement, je suis surpris que Votre Seigneurie ait besoin de poser la question, répliqua-t-il avec froideur. La perversité de cette magie est signée de son auteur : Strange.

— Strange ! – Lord Liverpool battit des paupières. – Strange est à Venise !

— Mr Norrell croit que Strange n’est plus maître de ses actes, continua Lascelles. Il a accompli toutes sortes de magies maléfiques, il a commercé avec des créatures qui sont les ennemies de la Grande-Bretagne, de la chrétienté, de l’humanité entière ! Cette catastrophe est peut-être une espèce d’expérience de son cru qui aura mal tourné. Ou encore il est possible qu’il l’ait fait délibérément. Il n’est que justice, à mon avis, de rappeler à Votre Seigneurie que Mr Norrell a mis plusieurs fois en garde le gouvernement contre le grand danger que les présentes recherches de Strange constituent pour la nation. Nous avons fait parvenir des dépêches urgentes à Votre Seigneurie, sans obtenir de réponse. Heureusement pour nous tous, Mr Norrell est ce qu’il a toujours été : ferme, déterminé et vigilant.

En parlant, le regard de Lascelles se posa sur Mr Norrell, image même de la consternation, de la défaite et de l’impuissance.

Lord Liverpool se tourna vers Mr Norrell.

— Est-ce également votre opinion, monsieur ?

Mr Norrell, perdu dans ses pensées, répétait dans un murmure :

— C’est mon fait, c’est mon fait.

Bien qu’il se parlât à lui-même, ses paroles étaient juste assez fortes pour que tous ceux présents dans le bureau entendissent.

Les yeux de Lascelles s’agrandirent, mais il redevint maître de lui en un instant.

— Il n’est que naturel que vous ayez ce sentiment maintenant, monsieur, dit-il en hâte. Pourtant, dans un moment vous reconnaîtrez que rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. Lorsque vous enseigniez la magie à Mr Strange, vous ne pouviez pas savoir que cela finirait ainsi. Nul n’eût pu s’en douter.

Lord Liverpool parut plus qu’ulcéré devant cette tentative de transformer Mr Norrell en victime. Depuis des années Mr Norrell prétendait être le premier magicien d’Angleterre et, si la magie était pratiquée en Angleterre, alors Lord Liverpool le considérait au moins comme partiellement responsable.

— Je vous pose de nouveau la question, monsieur Norrell. Répondez-moi sans détours, je vous prie. Est-ce votre opinion que Strange est responsable de tout ceci ?

Mr Norrell dévisagea tour à tour chacun des gentlemen.

— Oui, répondit-il d’une petite voix.

Lord Liverpool fixa sur lui un œil noir. Puis il déclara :

— Il n’est pas admissible que l’affaire en reste là, monsieur Norrell. Que ce soit Strange ou non, une chose est claire. L’Angleterre a déjà un roi fou. Un magicien fou serait le summum ! Vous n’avez cessé de solliciter des missions. Eh bien, en voici une. Empêchez votre élève de revenir en Angleterre !

— Mais…, commença Mr Norrell.

Puis il croisa le regard d’avertissement de Lascelles et se tut.

Mr Norrell et Lascelles retournèrent à Hanover-square. Mr Norrell gagna aussitôt la bibliothèque. Childermass travaillait au bureau comme précédemment.

— Vite ! s’écria Mr Norrell. Il me faut un sortilège qui ne marche plus !

Childermass leva les épaules.

— Il y en a des milliers. Chauntlucet[204], la Rose de Dédale[205], les Dames dévêtues[206], la Vitrification de Stokesey[207]

— La Vitrification de Stokesey ! Oui ! J’en ai un exposé !

Mr Norrell se précipita vers une étagère et en tira un ouvrage. Il chercha une page, la trouva et, à la va-vite, passa la pièce en revue. Un vase de gui, de lierre, de houx et de quelques feuillages d’un arbuste hiémal était posé sur un guéridon près de la cheminée. Il attacha ses yeux sur le bouquet et se mit à marmonner.

Il se produisit alors un phénomène étrange avec les ombres de la pièce, un phénomène pas facile à décrire ni à expliquer. Apparemment, elles s’étaient toutes tournées dans l’autre sens. Quand elles se furent de nouveau figées, Childermass et Lascelles eussent été bien en peine de dire si elles étaient différentes d’avant ou non.

Quelque chose se détacha du vase et tomba sur le guéridon avec un tintement.

Lascelles s’approcha de la table pour l’examiner. L’une des branches de houx s’était transformée en verre. La branche, trop lourde pour le vase, avait basculé ; deux ou trois feuilles reposaient sur le bois, intactes.

— Ce sortilège ne marchait plus depuis plus de quatre siècles, commenta Mr Norrell. Dans Le Dépérissement des bois enchantés, Watershippe le range explicitement au nombre des sorts qui fonctionnaient dans sa jeunesse avant de perdre toute efficacité quand il eut vingt ans !

— Votre science supérieure…, commença Lascelles.

— Ma science supérieure n’a rien à voir là-dedans ! répliqua Mr Norrell. Je ne puis mettre en œuvre une magie qui n’est pas là. La magie revient en Angleterre. Strange a trouvé un moyen de la rappeler.

— Alors j’avais raison, n’est-ce pas ? s’exclama Lascelles. Notre première tâche est de l’empêcher de rentrer en Angleterre. Parvenez à cette fin et Lord Liverpool vous pardonnera pas mal de peccadilles !

Mr Norrell médita un moment.

— Je puis l’empêcher d’arriver par la mer, murmura-t-il.

— Excellent ! s’enthousiasma Lascelles. – Puis quelque chose dans la manière dont Mr Norrell avait formulé cette dernière assertion le fit réfléchir. – Enfin, il y a peu de chances qu’il suive une autre voie. Il ne sait pas voler ! – Il eut un petit rire à cette idée, quand une nouvelle pensée lui traversa l’esprit : – Sait-il voler ?

Childermass haussa les épaules.

— Je ne sais pas ce dont Strange est déjà capable, répondit Mr Norrell. Mais je ne songeais pas à cela. Je songeais aux routes du Roi.

— Je croyais que les routes du Roi conduisaient au royaume des fées, protesta Lascelles.

— Oui, c’est exact, mais pas seulement là. Les routes du Roi conduisent partout. Au paradis, en enfer, au palais de Westminster… Elles ont été construites par magie. Le moindre miroir, la moindre flaque, la moindre ombre d’Angleterre, est une porte qui donne accès à ces routes. Je ne peux pas les verrouiller toutes. Nul ne le pourrait ! Ce serait un travail de Romain ! Si Strange vient par les routes du Roi, alors je ne vois rien pour l’empêcher.

— Mais…, tenta Lascelles.

— Je ne peux pas l’en empêcher ! s’écria Mr Norrell, se tordant les mains. Ne me posez pas de questions. – Il fit un gros effort pour se dominer. – Je puis être prêt à le recevoir. Le plus grand magicien de l’époque. Eh bien, nous serons bientôt fixés, n’est-ce pas ?

— S’il rentre en Angleterre, reprit Lascelles, où ira-t-il en premier ?

— À l’abbaye de Hurtfew, répondit Childermass. Où voulez-vous qu’il aille ?

Mr Norrell et Lascelles s’apprêtaient tous deux à lui répondre, quand Lucas entra dans la bibliothèque avec un plateau d’argent sur lequel reposait une lettre. Il présenta celle-ci à Lascelles, qui la décacheta et la parcourut rapidement.

— Drawlight est de retour, annonça-t-il. Attendez-moi ici. Je serai revenu dans la journée.

62 Je suis venu à eux dans un cri qui a brisé le silence d’un bois en hiver

Début février 1817

À l’aube, au début de février, une croisée de routes en plein bois. Les interstices entre les arbres, par lesquels leurs ténèbres suintaient encore, étaient brumeux, indistincts. Aucune des deux routes n’avait d’importance. Elles étaient creusées d’ornières et mal entretenues, l’une n’était guère plus qu’un chemin de charroi. C’était un lieu perdu, porté sur aucune carte, qui n’avait pas de nom.

Drawlight attendait donc à la croisée des routes. On n’apercevait pas de monture à proximité, ni de valet d’écurie muni d’un collet à lapin ou conduisant une charrette, rien qui expliquât comment il était arrivé là. Pourtant, manifestement, il attendait au carrefour déjà depuis quelque temps ; les manches de sa redingote étaient blanches de givre. Un faible crissement dans son dos le fit virevolter. Mais il ne vit rien, hormis la même étendue d’arbres silencieux.

— Non, non, marmonna-t-il. Ce n’était rien. La chute d’une feuille morte… voilà tout. – Un claquement sec se fit entendre, bois ou pierre se fendant sous l’effet du gel. Il écarquilla de nouveau des yeux égarés par la peur. – Juste une feuille morte, murmura-t-il.

Un nouveau bruit résonna alors. Le laps d’un instant, il céda à l’affolement, ne sachant d’où cela provenait, jusqu’à ce qu’il reconnût un battement de sabots de cheval. Il scruta la route. Une vague déchirure grise dans la brume dévoila l’approche d’un cheval et de son cavalier.

— Le voici enfin ! Le voici ! marmonna Drawlight en s’avançant en hâte. Où étiez-vous ? cria-t-il. Cela fait des heures que je vous guette.

— Et alors ? répondit la voix de Lascelles. Vous n’avez rien de mieux à faire.

— Oh ! Vous vous trompez ! Vous vous trompez du tout au tout. Vous devez me conduire à Londres toutes affaires cessantes !

— Chaque chose en son temps.

Lascelles émergea des vapeurs et retint sa monture. Son beau costume et son chapeau étaient perlés de rosée argentée.

Drawlight le considéra un moment puis, avec une survivance de son ancien caractère, déclara d’un ton boudeur :

— Comme vous voilà bien mis ! Vraiment, savez-vous que ce n’est pas très futé de votre part d’étaler ainsi votre richesse ? N’avez-vous pas peur des détrousseurs ? On est dans un coin affreux. Si je puis me permettre, toutes sortes de personnages sans foi ni loi rôdent.

— Vous avez sans doute raison. Mais, voyez-vous, j’ai mes pistolets sur moi et, comme eux, je n’ai ni foi ni loi.

Une idée vint soudain à l’esprit de Drawlight.

— Où est l’autre cheval ? demanda-t-il.

— Comment ?

— L’autre cheval ! Celui qui doit m’emmener à Londres ! Oh, Lascelles, chien de pendard ! Comment vais-je gagner Londres sans cheval ?

Lascelles se mit à rire.

— J’eusse pensé que vous me seriez reconnaissant de vous éviter cette peine. Vos dettes ont peut-être été remboursées – je les ai remboursées –, néanmoins Londres foisonne de personnes qui vous détestent et vous réserveront un mauvais coup dès qu’elles le pourront.

Drawlight écarquillait les yeux, sans comprendre. D’une voix que l’émotion rendait stridente, il s’écria :

— J’ai reçu des instructions du magicien ! Il m’a donné des dépêches à remettre à toutes sortes de personnes ! Je dois m’y employer sur-le-champ ! Je n’ai pas une heure à perdre !

Lascelles fronça les sourcils.

— Êtes-vous pris de boisson ? Ou sous l’effet d’un songe ? Norrell ne vous a chargé de rien. S’il avait des projets pour vous, il vous les ferait connaître par mon intermédiaire. En outre…

— Pas Norrell, Strange !

Lascelles resta figé sur sa monture. Le cheval s’ébrouait et piaffait, mais Lascelles ne cillait pas. Puis d’une voix plus doucereuse, plus menaçante, il proféra :

— Que me chantez-vous là ? Strange ? Comment osez-vous me parler de Strange ? Je vous conseille de réfléchir à deux fois avant d’ouvrir de nouveau la bouche. Vous me voyez déjà très chagriné. Vos instructions étaient pourtant claires, je pense. Vous deviez rester à Venise jusqu’au départ de Strange. Mais vous êtes ici, et lui est là-bas.

— Je n’ai pu faire autrement ! Il fallait que je parte ! Vous ne comprenez pas. Je l’ai vu et il m’a dit…

Lascelles leva la main.

— Je ne souhaite pas poursuivre cette conversation au grand jour. Nous allons nous enfoncer un peu sous les arbres.

— Sous les arbres ? – Le visage de Drawlight perdit le peu de couleurs qu’il avait gardées. – Oh, non ! Pour rien au monde ! Je refuse d’y aller ! Ne me demandez pas cela !

— Que voulez-vous dire ? – Lascelles regarda autour de lui avec un air un peu moins assuré qu’avant. – Strange aurait-il chargé les arbres de nous espionner ?

— Non, non. Ce n’est pas cela, je ne puis vous l’expliquer. Ils m’attendent, ils me connaissent ! Je ne puis entrer dans le bois !

Drawlight n’avait pas de mots pour relater ce qui lui était arrivé. Il tendit les bras un moment, pensant pouvoir montrer à Lascelles les rivières qui décrivaient des boucles autour de ses pieds, les arbres qui l’avaient transpercé, les pierres qu’avaient été son cœur, ses poumons et ses entrailles.

Lascelles leva sa cravache.

— Je n’entends rien à ce que vous racontez.

Il lança son cheval sur Drawlight en agitant sa badine.

Le pauvre Drawlight, qui n’avait jamais possédé le moindre courage physique, recula dans les arbres en pleurnichant. Un églantier accrocha le bord de sa manche, il poussa un cri.

— Oh, moins de bruit ! gronda Lascelles. On pourrait croire que l’on commet un assassinat…

Ils s’engagèrent plus avant jusqu’au moment où ils débouchèrent dans une petite clairière. Lascelles mit pied à terre et attacha sa monture à un arbre. Il sortit les deux pistolets de leurs étuis de selle et les fourra dans les poches de sa capote. Puis il se retourna vers Drawlight.

— Alors vous avez vraiment vu Strange ? Bon. Excellent, en fait. Je vous croyais trop pleutre pour lui faire front.

— J’ai cru qu’il allait me changer en quelque chose d’affreux !

Lascelles considéra les habits tachés de Drawlight et son visage hagard avec un certain dégoût.

— Êtes-vous sûr qu’il ne l’a pas fait ?

— Quoi ? s’étrangla Drawlight.

— Pourquoi ne pas l’avoir simplement tué ? Là-bas, dans les ténèbres ? Vous étiez seul, je suppose ? Tout le monde n’y aurait vu que du feu.

— Ah, oui ! C’est très vraisemblable, n’est-ce pas ? Il est grand, intelligent, rapide et cruel, tout ce que je ne suis pas.

— Moi je l’eusse fait.

— Vraiment ? Eh bien alors, libre à vous d’aller à Venise pour tenter votre chance !

— Où est-il à présent ?

— Dans les ténèbres… À Venise… Mais il revient en Angleterre.

— Vraiment ?

— Oui, je vous l’ai dit. J’ai trois dépêches : une pour Childermass, une pour Norrell et une pour tous les magiciens d’Angleterre.

— Et quel est leur contenu ?

— Je dois informer Childermass que Lady Pole n’a pas été ressuscitée de la manière dont Norrell l’a prétendu. Il avait un garçon-fée pour l’aider et ce dernier a commis des choses… de mauvaises choses. Et je dois aussi donner une petite boîte à Childermass. Voilà pour la première dépêche. Et je dois enfin prévenir Norrell que Strange revient. Voilà pour la troisième !

Lascelles réfléchit.

— Cette petite boîte, que contient-elle ?

— Je l’ignore.

— Pourquoi ? A-t-elle été scellée ? Par enchantement ?

Drawlight ferma les yeux et secoua la tête.

— Je l’ignore.

Lascelles éclata de rire.

— Vous n’allez pas me dire que vous avez une boîte en votre possession depuis des semaines et que vous n’avez pas cherché à l’ouvrir ? Vous, entre tous ? Voyons, quand vous veniez chez moi autrefois, je n’osais pas vous laisser seul un instant. Mon courrier eût été lu, mes affaires exposées sur la place publique dès le lendemain…

Les yeux de Drawlight se plantèrent dans le sol. Il sembla rapetisser dans ses vêtements, devint si possible encore plus pitoyable. On eût pu croire qu’il avait honte de s’entendre reprocher ses anciens péchés, mais ce n’était pas cela.

— J’ai peur, chuchota-t-il.

Lascelles émit un son inarticulé.

— Où est cette boîte ? cria-t-il. Donnez-la-moi !

Drawlight plongea la main dans une poche de sa redingote et en sortit un objet enveloppé d’un mouchoir sale. On avait fait à celui-ci de nombreux nœuds prodigieusement compliqués afin d’empêcher la boîte de s’ouvrir toute seule. Drawlight la remit à Lascelles.

Avec toute une mimique exprimant un suprême dégoût, Lascelles se mit en devoir de défaire les nœuds. Après ces préliminaires, il ouvrit la boîte.

Un instant de silence.

— Vous êtes un sot, déclara Lascelles, refermant la boîte avec un bruit sec avant de la glisser dans une de ses poches.

— Ah ! Mais je dois…, commença Drawlight en tendant vainement le bras.

— Vous parliez de porter trois dépêches. Quelle est la dernière ?

— Je ne pense pas que vous l’entendiez.

— Comment ? Vous l’entendriez, et moi pas ? Vous devez être devenu bien intelligent en Italie…

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Que voulez-vous dire, alors ? Allez droit au fait. Cette conversation m’assomme.

— Strange affirmait que l’arbre parle à la pierre, la pierre parle à l’eau. Il disait que les magiciens peuvent apprendre la magie des bois, des pierres et autres choses de ce genre. Il disait même que les anciennes alliances de John Uskglass tenaient toujours…

— John Uskglass, John Uskglass ! Comme j’ai les oreilles rebattues de ce nom ! Tous l’ont à la bouche aujourd’hui. Y compris Norrell. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi. Son règne est révolu voilà quatre siècles !

Drawlight leva une nouvelle fois la main.

— Rendez-moi ma boîte. Je dois…

— Que diable vous prend-il ? Ne comprenez-vous pas ? Vos dépêches ne parviendront jamais à leurs destinataires, hormis celle destinée à Norrell. Je la lui porterai en personne.

Un hurlement d’angoisse jaillit de Drawlight.

— Je vous en prie, je vous en prie ! Ne m’obligez pas à lui manquer ! Vous ne comprenez pas. Il me tuera ! Ou pis encore…

Lascelles ouvrit les bras et jeta un coup d’œil à la ronde, prenant les bois à témoin du ridicule de la situation.

— Croyez-vous honnêtement que je vous permettrais de détruire Norrell ? Ce qui revient à me détruire ?

— Ce n’est pas ma faute ! Ce n’est pas ma faute ! Je n’ose pas lui désobéir !

— Vermisseau, qu’adviendra-t-il de vous entre deux hommes tels que Strange et moi ? Vous serez broyé…

Drawlight émit une petite plainte, un gémissement de peur. Il fixa sur Lascelles un regard étrange, trouble. Il parut sur le point d’ajouter une parole. Puis, avec une surprenante vivacité, il lui tourna le dos et se sauva entre les arbres.

Lascelles ne se donna pas la peine de le poursuivre. Il leva simplement un des pistolets, visa, puis tira.

Le projectile atteignit Drawlight à la cuisse, produisant, l’espace d’un instant, une efflorescence de chair et de sang d’un rouge humide au milieu des bois blanc et gris. Drawlight cria et s’effondra avec fracas dans un massif d’églantiers. Il tenta bien de fuir en rampant, mais sa jambe ne lui servait plus à rien et, de plus, les épines s’accrochaient à ses vêtements ; il n’arriva pas à se dégager. En tournant la tête, il vit Lascelles avancer vers lui ; la peur et la douleur rendirent ses traits méconnaissables.

Lascelles fit feu avec son second pistolet.

Le côté gauche de la tête de Drawlight explosa, à la manière d’un œuf ou d’une orange. Après quelques convulsions, il ne bougea plus.

Bien qu’aucun témoin n’assistât à la scène, et même si son sang battait dans ses oreilles, dans sa poitrine, dans tout son être, Lascelles ne pouvait se permettre de paraître le moins du monde troublé. Dans son sentiment, cela eût été indigne d’un gentleman.

Un de ses valets goûtait beaucoup les comptes-rendus de meurtres et de pendaisons publiés dans le Newgate Calendar et le Malefactor’s Register[208]. Parfois, Lascelles se divertissait en prenant au hasard une de ces publications. Un trait distinctif essentiel de ces histoires voulait que le meurtrier, si audacieux qu’il fût lors de l’acte du meurtre, ne tardait pas ensuite à être la proie de son émotivité, ce qui le poussait à des actes étranges et irrationnels qui signaient toujours sa perte. Lascelles doutait que ces comptes-rendus continssent beaucoup de vérité ; néanmoins, pour plus de sûreté, il s’examina, en quête de signes de remords ou d’horreur, sans en trouver aucun. Sa pensée dominante était qu’il y avait une vilaine créature de moins sous le soleil. « En vérité, il y a trois ou quatre ans, s’il avait su que cela finirait ainsi, il m’aurait supplié de l’envoyer dans l’autre monde. »

Un bruissement se fit entendre. À sa vive surprise, Lascelles vit une petite pousse pointer de l’œil droit de Drawlight (le gauche ayant été emporté par le coup de pistolet). Des guirlandes de lierre s’enroulaient autour de son cou et de sa poitrine. Un rejet de houx lui avait transpercé la main ; un jeune hêtre avait poussé à travers son pied ; une aubépine saillait dans son ventre. C’était comme s’il avait été crucifié à même le bois. Et les arbres ne s’en tinrent pas là ; ils continuaient de croître. Un enchevêtrement de tiges écarlates et couleur de bronze masquait son visage dévasté tandis que son corps et ses membres se décomposaient, à mesure que la végétation et d’autres êtres vivants y puisaient de la force. En un bref espace de temps, il ne resta plus rien de Christopher Drawlight. Les arbres, les pierres et la terre l’avaient englouti, mais dans leurs formes il était encore possible de distinguer l’homme qu’il avait été.

« Cet églantier était son bras, je crois, songea Lascelles. Cette pierre… Son cœur, peut-être ? Il est assez petit, et assez dur aussi. » Il rit.

— C’est là le côté risible de la magie de Strange, dit-il à haute voix à personne en particulier. Tôt ou tard, elle se retourne entièrement contre lui.

Et de remonter à cheval pour regagner la route.

63 Le premier enterrera son cœur dans un bois sombre sous la neige, pourtant y aura mal encore

Mi-février 1817

Il s’était écoulé plus de vingt-huit heures depuis que Lascelles avait quitté Hanover-square, et Mr Norrell était à moitié hors de lui. Il avait promis à Lascelles qu’on l’attendrait, mais redoutait à présent de trouver sa bibliothèque entre les mains de Strange à leur arrivée à l’abbaye de Hurtfew.

Nul occupant de la demeure de Hanover-square ne fut autorisé à se coucher ce soir-là ; le lendemain matin, tout le monde était las et démoralisé.

— Pourquoi attendons-nous ? s’impatienta Childermass. En quoi croyez-vous qu’il nous sera utile quand Strange se présentera ?

— J’accorde toute ma confiance à Mr Lascelles, vous le savez. Il est mon seul conseiller aujourd’hui.

— Vous m’avez toujours, moi, protesta Childermass.

Mr Norrell cligna rapidement ses petits yeux, qui semblaient avoir une proposition d’avance : « … mais vous n’êtes qu’un domestique ». Mr Norrell ne souffla mot.

De toute façon, Childermass parut comprendre le sous-entendu. Il émit un petit son dégoûté, puis sortit de la pièce.

À six heures du soir, la porte de la bibliothèque s’ouvrit à la volée. Lascelles fit son entrée. Son apparence laissait quelque peu à désirer : il avait les cheveux ébouriffés, sa lavallière était maculée de poussière et de sueur, et sa capote et ses bottes crottées.

— Nous avions raison, monsieur Norrell ! s’exclama-t-il. Strange arrive !

— Quand ? s’enquit Mr Norrell, blêmissant.

— Je l’ignore. Il n’a pas eu l’amabilité de nous fournir ces menus détails. Nous devrions nous mettre en chemin pour l’abbaye de Hurtfew dès que possible !

— Nous pouvons partir sur-le-champ. Tout est prêt. Alors, vous avez vraiment vu Drawlight ? Il est ici ?

Mr Norrell se pencha de côté pour voir s’il pouvait apercevoir Drawlight derrière Lascelles.

— Non, je ne l’ai pas vu. Je l’ai guetté, mais il ne s’est point montré. Surtout ne craignez rien, monsieur. – Mr Norrell était sur le point de l’interrompre. – Il a envoyé une dépêche. Nous disposons de tous les renseignements nécessaires.

— Une dépêche ! Puis-je la voir ?

— Naturellement ! Vous en aurez tout le temps sur la route. Il faut s’en aller. Vous ne devez pas vous retarder pour moi. Mes besoins sont limités et, ce que je n’ai pas, je puis très facilement m’en passer. – Cette déclaration était un tantinet surprenante. Loin d’avoir jamais été limités, les besoins de Lascelles avaient toujours été nombreux et compliqués. – Allez, allez, monsieur Norrell. Secouez-vous. Strange arrive.

Il ressortit de la pièce à grands pas. Plus tard, Mr Norrell devait apprendre de Lucas qu’il n’avait pas demandé d’eau pour sa toilette ni de quoi se désaltérer. Il s’était simplement dirigé vers la voiture et calé dans un coin pour l’attendre.

À huit heures, ils faisaient route vers le Yorkshire. Messrs Norrell et Lascelles étaient installés à l’intérieur de la voiture, Lucas et Davey à côté du cocher. Childermass, lui, était à cheval. À l’octroi d’Islington, Lucas paya le gardien. L’air sentait la neige.

Mr Norrell contemplait distraitement une devanture resplendissante de lumière. C’était une boutique de luxe à l’intérieur dépouillé, où d’élégants fauteuils modernes tendaient leurs bras aux clients ; l’établissement était si raffiné que ce qu’il proposait à la vente n’était nullement évident. Un monceau de « je-ne-sais-quoi » aux couleurs vives était entassé sur un des fauteuils mais, s’il s’agissait d’écharpes ou de coupons de tissu pour des robes, ou encore de tout autres effets, Mr Norrell n’eût su le dire. Trois femmes se trouvaient là. L’une était une cliente, une personne élégante et distinguée, avec un spencer à brandebourgs doublé de fourrure, rappelant un uniforme de hussard. Sur la tête de la dame était posée une petite toque russe en fourrure, qu’elle ne cessait de tapoter par-derrière, par crainte de la perdre. La modiste, plus discrètement mise, portait une longue robe sombre unie. Il y avait, en outre, une jeune vendeuse qui les regardait avec respect et faisait nerveusement une révérence chaque fois que les yeux des deux autres se posaient par hasard sur elle. La cliente et la marchande en avaient fini avec leurs affaires ; leur conversation était très animée et ponctuée d’éclats de rire. Bien que cette scène fût aussi éloignée que possible des préoccupations habituelles de Mr Norrell, elle lui serra le cœur d’une manière incompréhensible. Il songea fugitivement à Mrs Strange et à Lady Pole. Puis quelque chose au vol lourd s’interposa entre lui et ce charmant tableau, portion de ténèbres passée à l’état solide. Il crut reconnaître un corbeau.

L’octroi était payé. Davey agita la bride, et la voiture se remit en branle vers l’Archway[209].

Des flocons apparurent. Un vent chargé de neige fondue cinglait les flancs de la voiture et la faisait osciller d’un bord sur l’autre ; il pénétrait par la moindre fente ou le moindre interstice et glaçait les épaules, les nez et les pieds. Mr Norrell ne trouvait pas davantage de réconfort dans le fait que Lascelles semblait être d’une humeur très spéciale. Il était fébrile, presque euphorique, sans que Mr Norrell sût pourquoi. Quand la bourrasque mugissait, il riait, comme s’il la soupçonnait de chercher à l’effrayer et voulait lui montrer qu’elle s’abusait.

Quand il s’aperçut que Mr Norrell l’observait, il lança :

— Je réfléchissais. Vétilles que tout cela ! Vous et moi, monsieur, aurons bientôt raison de Strange et de ses tours. Quelle bande de vieilles femmes forment les ministres ! Ils me dégoûtent ! Toutes ces alarmes pour un aliéné ! J’en ris rien que d’y penser. Naturellement, Liverpool et Sidmouth sont les pires de tous ! Depuis des années qu’ils osent à peine mettre le nez dehors par peur de Napoléon, voilà que Strange leur a donné des convulsions simplement en perdant la raison !

— Oh, vous êtes dans l’erreur ! déclara Mr Norrell. Vraiment, dans l’erreur ! La menace représentée par Strange est immense… Napoléon n’était rien, comparé à lui. Mais vous ne m’avez toujours pas transmis le message de Drawlight. J’aimerais beaucoup voir sa missive. Je dirai à Davey de faire une halte à l’ Angel de Hadley et puis…

— Je ne l’ai pas. Je l’ai laissée à Bruton-street.

— Oh !

Lascelles pouffa de rire.

— Monsieur Norrell, ne vous inquiétez pas ! Ce n’est pas grave, vous dis-je ! Je m’en souviens mot pour mot.

— Que dit-elle alors ?

— Que Strange est fou et prisonnier des Ténèbres éternelles, ce que nous savions déjà, et…

— Quelle forme prend donc sa folie ? s’enquit Mr Norrell.

Un instant de silence.

— Des divagations absurdes, essentiellement. Toutefois, il est coutumier du fait, n’est-il pas ? – Lascelles pouffa de nouveau de rire. Surprenant l’expression de Mr Norrell, il continua d’un ton plus calme : – Il déblatère sur les arbres, les pierres, John Uskglass et – promenant ses regards à la ronde en quête d’inspiration – les carrosses invisibles. Et… Oh, oui ! Cela va vous amuser ! Il a subtilisé des doigts aux mains de plusieurs vierges vénitiennes. Il les a subtilisés, ni vu ni connu ! Et il conserve les fruits de ses larcins dans de petites boîtes !

— Des doigts ! s’écria Mr Norrell, sur le qui-vive.

Cette information lui suggéra quelques déplaisantes associations. Il réfléchit un moment, sans rien comprendre.

— Drawlight décrit-il les Ténèbres ? Livre-t-il la moindre information qui puisse nous aider à y voir clair ?

— Non. Il a vu Strange, et ce dernier lui a remis une dépêche pour vous, où il annonce son arrivée. Voilà la teneur de la lettre.

Le silence retomba. Mr Norrell se mit à somnoler sans le vouloir ; dans ses rêves, il entendit plusieurs fois Lascelles parler seul à voix basse dans l’obscurité.

À minuit, ils changèrent de chevaux à la Haycock Inn de Wansford. Lascelles et Mr Norrell attendirent dans l’arrière-salle, un grand local rustique aux murs lambrissés et au sol recouvert de sable, chauffé par deux grandes cheminées.

La porte s’ouvrit, Childermass entra. Il alla tout droit à Lascelles et lui adressa les mots suivants :

— Lucas affirme qu’il y a une dépêche de Drawlight où il raconte ce qu’il a vu à Venise.

Lascelles tourna à demi la tête, sans regarder Childermass.

— Puis-je la voir ?

— Je l’ai laissée à Bruton-street, prétendit Lascelles.

Childermass eut l’air un peu surpris.

— Soit, répliqua-t-il. Lucas peut donc aller l’y quérir. Nous louerons un cheval pour lui ici. Il nous rattrapera avant que nous arrivions à Hurtfew.

Lascelles sourit.

— Je vous ai dit Bruton-street, n’est-ce pas ? Mais savez-vous ? Je ne suis pas sûr que ce soit là. Je crois l’avoir oubliée à l’auberge, celle où j’ai attendu Drawlight, à Chatham. On l’aura jetée.

Et de se retourner vers les flammes.

Childermass lui jeta un regard mauvais, puis sortit de la salle à grands pas.

Un valet de chambre vint les prévenir que de l’eau chaude, des serviettes et autres objets de première nécessité les attendaient dans deux chambres, afin que Messrs Norrell et Lascelles pussent se rafraîchir.

— Et on joue à colin-maillard dans le couloir, messieurs, conclut-il gaiement. Aussi vous ai-je apporté une chandelle à chacun.

Muni de sa chandelle, Mr Norrell se fraya un chemin dans le couloir, en effet très sombre. Soudain Childermass fit son apparition et lui saisit le bras.

— À quoi pensiez-vous donc ? siffla-t-il. Quitter Londres sans cette dépêche ?

— Mais il jure se souvenir de son contenu, plaida Mr Norrell.

— Oh ! Et vous le croyez, n’est-ce pas ?

Mr Norrell ne répondit pas. Il entra dans la chambre préparée pour son usage. Il se lava les mains et le visage, ce faisant aperçut dans le miroir le lit derrière lui. Un lit lourd, ancien et – comme il arrive souvent dans les auberges – beaucoup trop grand pour la pièce. Quatre colonnes en acajou sculpté, un baldaquin haut et sombre, des touffes de plumes d’autruche noires à chaque coin, tout contribuait à lui donner un aspect funèbre. Mr Norrell eut l’impression qu’on l’avait conduit là pour lui montrer le tombeau. Il éprouva alors le plus étrange des sentiments – identique à celui qu’il avait eu à l’octroi, à la vue des trois femmes –, la sensation que quelque chose venait à son terme et que les jeux étaient faits. Il avait choisi une voie dans sa jeunesse, mais celle-ci ne menait pas où il avait pensé ; il rentrait à la maison, sauf que la maison était devenue une sorte de monstre. Dans la semi-obscurité, posté devant le lit noir, il se rappelait pourquoi il avait toujours eu peur des ténèbres étant petit : les ténèbres appartenaient à John Uskglass.


« Pour toujours et sans retour

Je t’en prie, de moi souviens-toi

Sur la lande, sous les étoiles,

En la folle compagnie du Roi »


Il se hâta de sortir de la pièce pour aller retrouver la chaleur et les lumières de l’arrière-salle.

Peu après six heures commença à poindre une aube grise qui n’avait presque rien d’une aube. La neige, blanche, tombait d’un ciel gris sur un monde, lui, gris et blanc. Davey était si abondamment recouvert de neige que chacun eût pu croire que l’on avait commandé une effigie en cire de lui et qu’on préparait son moule de plâtre.

Toute la journée, une succession de chevaux de poste peinèrent pour faire avancer la voiture malgré les congères et le vent. Davey et Childermass – cocher et cavalier – étaient les plus fourbus du groupe et ne profitaient guère de ces étapes ; ils se retrouvaient généralement à l’écurie à discuter chevaux avec l’aubergiste. À Grantham, le maître de poste ulcéra Childermass en proposant de leur louer un cheval aveugle. Childermass jurait qu’il ne le prendrait pas ; de son côté, le maître de poste jurait que c’était son meilleur cheval. Le choix étant limité, ils finirent par accepter. Par la suite, Davey reconnut que la bête était excellente, dure à la tâche et d’autant plus docile à ses ordres qu’elle n’avait aucun autre moyen de savoir où aller ou quoi faire. Davey lui-même tint jusqu’au Newcastle Arms de Tuxford, où ils furent obligés de se séparer de lui. Il avait conduit sur plus de cent trente milles et, selon Childermass, était si fatigué qu’il pouvait à peine parler. Childermass engagea un postillon et ils se remirent en route.

Une ou deux heures avant le coucher du soleil, il arrêta de neiger et le ciel s’éclaircit. De longues ombres d’un noir bleuté s’étendaient sur les champs dénudés. Cinq milles après Doncaster, ils dépassèrent l’auberge qui s’appelle La Maison rouge (en raison de ses murs peints). Sous la lumière rasante du soleil d’hiver, celle-ci flamboyait telle une fournaise. La voiture parcourut un peu plus de chemin, avant de s’immobiliser.

— Pourquoi nous arrêtons-nous ? s’écria Mr Norrell de l’intérieur de la voiture.

Lucas se pencha de son siège et prononça quelques mots en réponse ; le vent les emporta et Mr Norrell n’entendit rien.

Childermass avait quitté la grand-route pour chevaucher dans un champ rempli de corbeaux. Sur son passage, ceux-ci s’envolaient avec de grands croassements. L’extrémité du champ était limitée par une ancienne haie trouée d’un passage, flanqué de part et d’autre de deux grand houx et donnant sur une nouvelle route ou un nouveau chemin bordé de haies. Childermass y fit halte et regarda de droite et de gauche. Il hésita, secoua la bride de sa monture, qui s’engagea sur le chemin, entre les arbres, et disparut hors de vue.

— Il a pris la route des fées ! s’exclama Mr Norrell avec effroi.

— Oh ! dit Lascelles. C’en est une ?

— Oui, certes ! Même l’une des plus fameuses. Elle passe pour avoir relié Doncaster à Newcastle par deux citadelles féeriques.

Ils rongèrent leur frein.

Au bout de vingt minutes, Lucas descendit de son siège.

— Combien de temps devrions-nous encore rester ici, monsieur ? s’enquit-il.

Mr Norrell secoua la tête.

— Aucun Anglais n’a franchi la frontière du royaume des fées depuis Martín Pale, voilà trois cents ans. Il est tout à fait possible qu’il n’en revienne jamais. Peut-être…

Juste à ce moment-là Childermass réapparut et retraversa le champ au galop.

— Ma foi, c’est vrai, lança-t-il à Mr Norrell. Les voies du royaume des fées sont rouvertes !

— Qu’as-tu donc vu ? demanda Mr Norrell.

— La route continue un peu plus loin, avant de s’enfoncer dans un bosquet d’aubépines. L’entrée du bosquet est gardée par une statue de femme aux mains tendues. Dans une main, elle tient un œil de pierre et, dans l’autre, un cœur également de pierre. Quant au bosquet lui-même… – Childermass ébaucha un geste qui exprimait peut-être son incapacité à décrire ce qu’il avait vu, à moins que ce ne fût son impuissance face à un tel spectacle. – Des cadavres pendaient à chaque arbre. Certains pouvaient ne dater que de la veille. D’autres n’étaient plus que des squelettes sans âge, harnachés d’armures rouillées. Je me suis approché d’une haute tour, faite de pierres grossièrement taillées. Les murs en étaient percés de minuscules fenêtres. À l’une d’elles, j’ai vu une lumière et l’ombre de quelqu’un qui regardait au loin. La tour se dressait au milieu d’une clairière traversée d’un ruisseau. Un jeune homme s’y tenait. L’air pâle et mal en point, les yeux éteints, il portait l’uniforme britannique. Il s’est présenté comme le champion du château de l’Œil-et-du-Cœur-arrachés. Il avait juré de défendre la dame du château en défiant quiconque approchait dans l’intention de lui porter tort ou de l’insulter. Je lui ai demandé s’il avait tué tous les hommes que j’avais vus. Il a répondu qu’il en avait occis quelques-uns et les avait pendus aux épines, imitant en cela son prédécesseur. Je lui ai alors demandé comment la dame se proposait de le récompenser de ses services. Il a dit qu’il ne savait pas. Il ne l’avait jamais vue ni ne lui avait jamais parlé. Elle demeurait dans le château de l’Œil-et-du-Cœur-arrachés ; lui restait entre le ru et les aubépines. Il s’est enquis si je voulais le combattre. Je lui ai rappelé que je n’avais jamais insulté sa dame, pas plus que je ne lui avais fait du tort. Je lui ai notifié que j’étais un domestique et devais rejoindre mon maître qui m’attendait à l’instant. Puis j’ai tourné bride et suis revenu.

— Comment ? vociféra Lascelles. Un homme vous propose de combattre et vous vous sauvez. N’avez-vous aucun honneur ? Aucune honte ? Un visage mal en point, des yeux éteints, une inconnue à la fenêtre ! – Il eut un reniflement de dérision. – Ce ne sont là que des excuses pour votre poltronnerie !

Childermass tressaillit, piqué au vif, et parut prêt à lui renvoyer une réponse peu amène. Il fut coupé dans son élan par Mr Norrell.

— Bien au contraire ! Childermass a bien fait de partir dès que possible. Pareil lieu contient toujours plus de magie qu’il n’y paraît à première vue. Certaines fées se délectent des combats et de la mort. Je ne sais pourquoi. Elles ne reculent devant rien pour se procurer de tels plaisirs…

— Je vous en prie, monsieur Lascelles, persifla Childermass, si le lieu exerce un tel attrait sur vous, alors allez-y ! Ne restez pas à cause de nous.

Lascelles regarda rêveusement le champ et la brèche dans la haie. Sans bouger néanmoins.

— Vous ne goûtez peut-être pas les corbeaux ? poursuivit Childermass, d’un ton secrètement moqueur.

— Nul ne les goûte ! déclara Mr Norrell. Pourquoi sont-ils là ? Que présagent-ils ?

Childermass leva les épaules.

— D’aucuns croient qu’ils font partie des Ténèbres qui enveloppent Strange et que, pour des raisons connues de lui seul, il les a incarnées sous cette forme avant de les envoyer vers l’Angleterre. D’autres croient qu’ils annoncent le retour de John Uskglass.

— John Uskglass. Naturellement, grinça Lascelles. Le premier et le dernier recours des esprits vulgaires. Chaque fois qu’il se passe quelque chose, ce doit être à cause de John Uskglass ! Monsieur Norrell, je crois que l’heure est venue de vous fendre d’un nouvel article dans Les Amis de la magie anglaise pour vilipender ce gentleman. Qu’y écrirons-nous ? Qu’il était mécréant ? Qu’il n’était pas anglais ? Qu’il était démoniaque ? Je pense avoir quelque part une liste des saints et des archevêques qui l’ont dénoncé. Je pourrais facilement vous tourner cela.

Mr Norrell, l’air mal à l’aise, jetait des regards inquiets au postillon de Tuxford.

— Si j’étais vous, monsieur Lascelles, reprit doucement Childermass, je parlerais avec plus de prudence. Vous êtes dans le Nord, maintenant. Dans la patrie de John Uskglass. Nos villes, nos cités et nos abbayes ont été construites par lui. Nous lui devons nos lois. Il est présent dans notre mémoire, dans notre cœur et dans notre façon de parler. Si c’était l’été, vous verriez un tapis de menues fleurs d’un blanc bleuté sous chaque bordure d’arbres. On les appelle des « John’s Farthings[210] ». Quand les saisons sont inversées, et que nous avons un temps chaud en hiver ou qu’il pleut en été, les gens de la campagne disent que John Uskglass est retombé amoureux et néglige ses affaires[211]. Et quand nous sommes certains d’un fait, nous disons qu’il est aussi sûr qu’un caillou dans la poche de John Uskglass…

Lascelles pouffa de rire.

— Loin de moi, monsieur Childermass, l’idée de décrier vos pittoresques dictons paysans ! Cependant, c’est une chose de chanter l’épopée d’un héros, c’en est une autre de parler de restaurer un roi qui comptait Lucifer parmi ses alliés et ses suzerains ! Personne n’aspire à cela, n’est-ce pas ? J’entends, à part quelques Johannites et songe-creux…

— Je suis un Anglais du Nord, monsieur Lascelles. Rien ne m’agréerait davantage que mon roi revienne sur le trône. Je l’ai souhaité toute ma vie.


Il était près de minuit lorsqu’ils atteignirent l’abbaye de Hurtfew. Il n’y avait pas trace de Strange. Lascelles alla se coucher, mais Mr Norrell allait et venait dans sa demeure, inspectant l’état de certains sortilèges mis en place depuis longtemps.

Le lendemain matin, au petit-déjeuner, Lascelles déclara :

— Je m’interroge. Y a-t-il eu des duels de magie par le passé ? Des combats entre deux magiciens ?

Mr Norrell soupira.

— Il est difficile de le savoir. Ralph Stokesey semble avoir affronté, avec sa magie, deux ou trois magiciens, dont un Écossais très puissant, le magicien d’Athodel[212]. Catherine de Winchester fut amenée jadis à expédier un jeune magicien à Grenade par enchantement. Il ne cessait de l’importuner par d’intempestives demandes en mariage alors qu’elle voulait se consacrer à l’étude, et Grenade était la ville la plus éloignée à laquelle elle pût songer à l’époque. Il y a aussi eu l’étrange légende du Brûleur de charbon du Cumberland[213]

— Et de tels duels se sont-ils jamais terminés par le trépas d’un des magiciens ?

— Comment ? – Mr Norrell fixa sur lui un regard chargé d’horreur. – Non ! Pas que je sache, je ne pense pas.

Lascelles sourit.

— Pourtant, assurément, la magie doit en exister ? Si vous vous concentriez, il est probable que vous songeriez à une demi-douzaine de sorts qui conviendraient. Ce serait comme un duel ordinaire à l’épée ou au pistolet. Il ne serait pas question de poursuites judiciaires ensuite. En outre, les amis et les domestiques du vainqueur seraient tout à fait en droit de l’aider à envelopper l’affaire de tout le secret possible.

Mr Norrell garda le silence, puis il répondit :

— Nous n’en arriverons pas là.

Lascelles eut un rire.

— Mon cher monsieur Norrell ! À quoi d’autre pouvez-vous en arriver ?

Curieusement, jusqu’à ce jour Lascelles ne s’était jamais rendu à l’abbaye de Hurtfew. Par le passé, chaque fois que Drawlight était venu y séjourner, Lascelles s’était toujours arrangé pour être déjà pris. Une villégiature dans un manoir campagnard était l’idée que Lascelles se faisait du purgatoire. Dans le meilleur des cas, il s’imaginait que Hurtfew devait être à l’image de son propriétaire : poussiéreux, vieillot et enclin à de longs et lugubres silences ; au pis, il se représentait une ferme fouettée par la pluie sur une sombre et morne lande. Il fut surpris de découvrir que la réalité était tout autre. La maison n’avait rien de gothique. Elle était moderne, élégante et confortable, et il s’en fallait de beaucoup que les domestiques fussent les manants mal dégrossis de son imagination. En effet, les mêmes servaient Mr Norrell à Hanover-square. Ils étaient londoniens et au fait des habitudes de Lascelles.

Les maisons de magicien, cependant, ont leurs bizarreries, et l’abbaye de Hurtfew – au premier abord si spacieuse et si élégante – paraissait avoir été bâtie selon des plans tellement embrouillés qu’il était impossible d’aller d’une aile du manoir à l’autre sans se perdre. Plus tard, ce matin-là, Lascelles fut informé par Lucas qu’il ne devait sous aucun prétexte tenter de se rendre seul à la bibliothèque, seulement en compagnie de Mr Norrell ou de Childermass. Selon Lucas, c’était la première règle de la maison.

Naturellement, Lascelles n’avait nulle intention de respecter cette interdiction, qui, de surcroît, lui avait été signifiée par un domestique. Il visita l’aile est du manoir et trouva le traditionnel agencement, petit salon, grand salon, salle à manger, mais pas de bibliothèque. Il en conclut que celle-ci devait se trouver dans l’aile ouest, encore inexplorée. Il se mit en marche et se retrouva immédiatement de retour dans la pièce qu’il venait de quitter. Croyant avoir tourné dans la mauvaise direction, il tenta de nouveau sa chance. Cette fois-ci, il déboucha dans une des souillardes, où une petite bonne malpropre et enchifrenée se mouchait du dos de la main puis, de la même main, lavait les coquetons. Quel que fût le chemin choisi, celui-ci le ramenait immédiatement au petit salon ou à la souillarde. Il se lassa vite de la vue de la petite bonne, qui, de son côté, ne semblait pas ravie de le revoir. Pourtant, bien qu’il perdît une matinée entière dans cette tentative infructueuse, il ne lui vint pas à l’esprit d’imputer son échec à une autre raison qu’une particularité de l’architecture du Yorkshire.

Pendant les trois jours suivants, Mr Norrell se confina le plus possible dans la bibliothèque. Chaque fois qu’il voyait Lascelles, il était certain d’entendre de nouvelles récriminations contre Childermass, tandis que ce dernier ne cessait de le harceler en lui demandant de rechercher la dépêche de Drawlight par magie. À la fin, il jugea plus simple de les éviter tous les deux.

Il se garda de leur divulguer une récente découverte qui le tourmentait beaucoup. Depuis que son chemin et celui de Strange s’étaient séparés, il avait pour habitude d’invoquer des visions pour tenter de connaître les agissements de son ancien élève. Il avait toujours échoué. Un soir, un mois plus tôt environ, le vieux magicien ne parvenait pas à dormir. Il s’était levé pour se remettre à sa magie. L’image n’était pas très nette, mais il avait entrevu un magicien à l’œuvre dans l’obscurité. Il s’était félicité d’avoir enfin percé le barrage des sorts de Strange, jusqu’au moment où il s’était rendu compte qu’il contemplait une vision de lui-même dans sa propre bibliothèque. Il avait fait une nouvelle tentative. Il avait varié les sorts, donné différents noms à Strange. Cela n’y changeait rien. Il fut dans l’obligation de conclure que la magie anglaise ne le distinguait plus de Strange.

Des courriers de Lord Liverpool et du cabinet lui arrivaient régulièrement, pleins de descriptions incendiaires de phénomènes magiques que nul ne savait expliquer. Mr Norrell leur répondait, promettant d’accorder toute son attention à ces affaires dès que Strange aurait été vaincu.

Le troisième soir après leur arrivée, Mr Norrell, Lascelles et Childermass étaient réunis dans le grand salon. Lascelles dégustait une orange. Il possédait un petit canif au manche de nacre et à la lame ébréchée dont il se servait pour couper la peau. Childermass étalait un jeu de cartes sur un guéridon ; il se tirait les cartes depuis deux heures. On pouvait mesurer à quel point Mr Norrell était tracassé par l’actuelle situation à ce qu’il n’avait pas émis la plus légère protestation. Lascelles, lui, était rendu à moitié fou par ces cartes. Il était persuadé d’être l’objet de toutes ces savantes manipulations, ce en quoi il avait parfaitement raison.

— J’abhorre cette inactivité ! lâcha-t-il tout à coup. Que Strange peut-il bien attendre, je vous le demande ? Nous ne sommes même pas certains qu’il viendra.

— Il viendra, affirma Childermass.

— Et comment le savez-vous ? riposta Lascelles. Il vous l’a dit ?

Childermass ne répondit pas. Quelque chose qu’il avait vu dans les cartes sollicitait son attention. Ses regards sautaient de l’une à l’autre. Soudain il se leva de sa chaise.

— Monsieur Lascelles, vous avez une dépêche pour moi !

— Moi ? fit Lascelles, surpris.

— Oui, monsieur.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que l’on vous a confié récemment une dépêche à mon intention. Les cartes l’affirment. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me la remettre.

Lascelles eut un grognement de mépris.

— Je ne suis l’estafette de personne… Et surtout pas la vôtre !

Childermass ignora ses paroles.

— De qui est ce message ? demanda-t-il.

Lascelles resta muet et revint à son couteau et à son orange.

— Très bien, dit Childermass, qui se rassit et étala de nouveau son jeu.

En proie à de vives appréhensions, Mr Norrell les observait. Sa main voleta vers le cordon de sonnette mais, après un instant de réflexion, il se ravisa et alla chercher lui-même un domestique. Lucas était dans la salle à manger, en train de dresser la table. Mr Norrell lui conta ce qui se passait.

— Ne peut-on tenter une action pour les séparer ? demanda-t-il. Ils seront peut-être plus calmes dans un moment. Aucun courrier n’est arrivé pour Mr Lascelles ? N’y a-t-il rien qui requière les soins de Childermass ? Ne peux-tu trouver quelque chose ? Et le dîner ? Ne peut-il être servi ?

Lucas secoua la tête.

— Il n’y a pas de courrier, Childermass en fera à sa guise selon son habitude, et vous avez demandé à dîner à neuf heures et demie, monsieur. Vous le savez bien.

— Je regrette que Mr Strange ne soit pas là, balbutia Mr Norrell d’un air misérable. Lui saurait quoi leur dire, lui saurait que faire.

Lucas toucha le bras de son maître pour tenter de le secouer.

— Monsieur Norrell ? Nous essayons d’éviter l’apparition de Mr Strange, si vous vous souvenez, monsieur…

Mr Norrell le considéra avec une certaine irritation.

— Oui, oui ! Je le sais ! N’empêche…

Mr Norrell et Lucas revinrent ensemble au salon. Childermass retournait sa dernière carte. Lascelles s’était plongé résolument dans une gazette.

— Que disent donc les cartes ? demanda Mr Norrell à Childermass.

Mr Norrell avait posé la question, mais Childermass s’adressa à Lascelles.

— Elles disent que vous êtes un menteur et un larron. Elles disent qu’il y a plus qu’une dépêche. On vous a donné un objet. Un objet de grande valeur. Il m’est destiné et pourtant vous l’avez gardé par-devers vous.

Un ange passa.

Lascelles dit d’un ton glacial :

— Monsieur Norrell, combien de temps comptez-vous me laisser insulter de la sorte ?

— Je vous le demande pour la dernière fois, monsieur Lascelles, reprit Childermass. Allez-vous me rendre ce qui me revient ?

— Comment osez-vous vous adresser de cette manière à un gentleman ? s’emporta Lascelles.

— Parce que c’est le fait d’un gentleman de me dépouiller ? rétorqua Childermass.

Lascelles devint pâle comme un mort.

— J’exige des excuses, siffla-t-il. Des excuses, espèce de bâtard, raclure de caniveau du Yorkshire, ou je jure de t’apprendre de meilleures manières !

Childermass leva les épaules.

— Mieux vaut être bâtard que larron !

Avec un cri de fureur, Lascelles le saisit au collet et le pressa contre le mur si violemment que les pieds de Childermass quittèrent le sol. Il secoua tant Childermass que les tableaux accrochés aux murs tremblèrent dans leurs cadres.

Bizarrement, Childermass paraissait sans défense face à Lascelles. Ses bras s’étaient plaqués mystérieusement contre le corps de son adversaire et, bien qu’il se débattît comme un possédé, il était incapable de les libérer. Ce fut fini en deux coups de cuillère à pot. Childermass fit un bref signe de tête à Lascelles, reconnaissant ainsi sa défaite.

Mais Lascelles ne le libéra pas. Au contraire, il s’aplatit davantage contre lui, le maintenant acculé au mur. Puis il baissa la main et sortit le couteau au manche de nacre et au fil ébréché. Il passa lentement la lame en travers du visage de Childermass, le balafrant de l’œil à la bouche.

Lucas poussa un cri, pourtant pas une plainte ne franchit les lèvres de Childermass. Tant bien que mal il dégagea sa main gauche et la leva, serrée en un poing. Les protagonistes gardèrent cette posture un moment – comme dans un tableau vivant ! -, enfin Childermass laissa retomber son bras.

Lascelles eut un large sourire. Il lâcha Childermass et se tourna vers Mr Norrell. D’une voix doucereuse, il s’adressa à lui en ces termes :

— Je ne souffrirai pas qu’on me fasse des excuses au nom de cette personne. J’ai été insulté. Si ce drôle était de mon rang, je l’eusse assurément provoqué en duel. Il le sait. Sa condition inférieure le protège. Si je dois rester un instant de plus dans cette maison, et que je doive demeurer votre ami et votre conseiller, alors il faut que ce personnage quitte votre service à l’instant ! Après ce soir, je ne veux plus entendre prononcer son nom par vous ou l’un de vos gens sous peine de renvoi. J’espère, monsieur, que c’est assez clair ?

Lucas saisit l’occasion pour tendre subrepticement à Childermass une serviette de table.

— Eh bien, monsieur, lança Childermass à Mr Norrell, épongeant le sang de son visage, lequel de nous choisissez-vous ?

Un long moment de silence. Puis, d’une voix rauque, tout à fait différente de son ton habituel, Mr Norrell répondit.

— Vous êtes congédié.

— Adieu, monsieur Norrell, dit Childermass, en s’inclinant. Vous avez fait le mauvais choix, monsieur. À votre habitude !

Il ramassa ses cartes et sortit.

Il monta à sa petite chambre nue sous les combles et alluma la chandelle posée sur une table. Une glace fêlée et bon marché pendait au mur. Il inspecta son visage. L’estafilade n’était pas belle. Sa cravate et l’épaule droite de sa chemise étaient trempées de sang. Il nettoya sa plaie du mieux possible, se lava et s’essuya les mains.

Avec des gestes précautionneux, il sortit de la poche de sa veste une boîte, d’une couleur de chagrin et à peu près de la taille d’une tabatière, bien qu’un peu plus longue. Il murmura : « Chassez l’éducation, elle reviendra au galop[214]. »

Il l’ouvrit. L’espace d’un instant, il eut l’air songeur ; il se gratta la tête, puis jura car il avait failli la tacher de sang. Il la referma avec un bruit sec et la remit dans sa poche.

Cela ne lui prit guère de temps de rassembler ses possessions : un étui en acajou contenant une paire de pistolets, une petite bourse, un rasoir, un peigne, une brosse à dents, un bout de savon, quelques effets (tous aussi surannés que ceux qu’il portait) et un petit paquet de livres comprenant une bible, Une histoire enfantine du roi Corbeau, de Lord Portishead, plus un exemplaire des Révélations des Trente-Six Autres Mondes, de Paris Ormskirk. Mr Norrell payait grassement Childermass depuis des années, nul ne savait toutefois ce qu’il faisait de son argent. Comme Davey et Lucas s’en étaient souvent fait la remarque, une chose était sûre, il ne le dépensait pas.

Childermass fourra le tout dans un sac de voyage bosselé. Une coupe de pommes trônait sur la table. Il enveloppa les fruits dans un linge et les ajouta à son bagage. Enfin, pressant toujours sa serviette sur son visage, il redescendit. Il se trouvait déjà dans la cour des écuries quand il lui revint que sa plume, son encrier et son calepin étaient restés dans le grand salon. Il les avait posés sur une desserte pour se tirer les cartes. « Tant pis, il est trop tard pour revenir en arrière, songea-t-il. Je devrai en acheter d’autres ! »

Tout un groupe l’attendait dans les écuries : Davey, Lucas, les palefreniers et quelques-uns des valets qui avaient réussi à sortir discrètement de la maison.

— Que faites-vous tous là ? s’exclama-t-il avec surprise. Vous tenez une réunion de prière ?

Les hommes échangèrent des coups d’œil.

— Nous vous avons sellé Brewer, monsieur Childermass, dit Davey.

Brewer[215] était le cheval de Childermass, un grand étalon dégingandé.

— Merci, Davey.

— Pourquoi l’avez-vous laissé faire ? s’enquit Lucas. Pourquoi l’avez-vous laissé vous balafrer ?

— Ne t’inquiète pas, mon gars. C’est sans importance.

— J’ai apporté de la charpie. Permettez-moi de vous bander le visage.

— Lucas, j’ai besoin de toute ma présence d’esprit cette nuit et je ne puis réfléchir si je suis couvert de bandages !

— Vous aurez une vilaine cicatrice si on ne referme pas les lèvres de la plaie.

— Laisse. Personne ne se plaindra si je suis moins beau qu’avant. Donne-moi seulement un autre linsuel[216] pour étancher le flot de sang. Celui-ci est trempé. Allez, les gars, quand Strange arrivera… – Il soupira. – Je ne sais que vous dire. Je n’ai aucun conseil à vous donner. Mais si vous avez la possibilité de les aider, alors n’hésitez pas.

— Quoi ? s’écria un valet. Aider Mr Norrell et Mr Lascelles ?

— Non, songe-creux ! Aider Mr Norrell et Mr Strange. Lucas, dis adieu à Lucy, Hannah et Dido de ma part et assure-les que je leur souhaite bonne chance… Et de bons maris dociles quand elles se décideront.

(Ces trois petites bonnes étaient les favorites de Childermass.)

Davey sourit d’une oreille à l’autre.

— Vous ne voulez pas tenir vous-même cet emploi, monsieur ? dit-il.

Childermass partit à rire, puis la douleur le fit tressaillir.

— Peut-être pour Hannah, alors, badina-t-il. Adieu, la compagnie.

Il leur serra la main à tous et fut un peu déconcerté quand Davey, qui était aussi sentimental qu’une écolière en dépit de sa taille et de sa carrure, insista pour lui donner l’accolade et versa des larmes. Lucas lui remit une bouteille du meilleur bordeaux de Mr Norrell pour la route.

Childermass sortit Brewer de l’écurie. La lune s’était levée. Il ne rencontra aucun obstacle pour suivre l’allée en demi-cercle qui permettait de quitter les jardins et de s’enfoncer dans le parc. Il franchissait le petit pont quand un pressentiment s’imposa brusquement à lui : il y avait de la magie dans l’air. Mille trompettes avaient sonné à ses oreilles, ou une lumière éblouissante avait brillé dans les ténèbres. Le monde était entièrement différent de ce qu’il avait été l’instant d’avant En quoi consistait donc la différence ? Childermass n’aurait tout d’abord su le dire. Il regarda autour de lui.

Juste au-dessus du parc et du manoir, tout un pan de ciel nocturne n’était pas à sa place. Les constellations étaient disjointes. De nouveaux astres étaient apparus, des astres que Childermass n’avait jamais vus. Sans doute s’agissait-il des étoiles des Ténèbres éternelles de Strange.

Il jeta un dernier regard sur l’abbaye et partit au galop.

Toutes les horloges se mirent à sonner en même temps. Cet événement était déjà en soi assez extraordinaire. Depuis quinze ans que Lucas s’évertuait à convaincre les horloges de Hurtfew d’indiquer l’heure avec ensemble, elles s’y étaient jusque-là toujours refusées. Pourtant, il était difficile de dire quelle heure il pouvait bien être. Les horloges continuèrent à sonner bien après minuit, mesurant le temps d’une nouvelle et étrange époque.

— Quel peut bien être cet atroce vacarme ?

Mr Norrell se leva de son siège. Il se frotta les mains, chez lui toujours signe de tension et de grande nervosité.

— Strange est ici, articula-t-il à la hâte.

Il prononça un mot. Les horloges se turent.

La porte s’ouvrit brusquement. Mr Norrell et Mr Lascelles se tournèrent, le visage plein d’alarme, s’attendant à voir Strange entrer. Ce n’était que Lucas et deux autres domestiques.

— Monsieur Norrell ! commença Lucas. Je suppute…

— Oui, oui ! Je sais ! Va dans la soupente au pied de l’escalier de la cuisine. Dans le buffet sous la fenêtre, tu y trouveras des chaînes de plomb avec des cadenas et des clés. Apporte-les ici. Vite !

— De mon côté, je vais aller chercher une paire de pistolets, déclara Lascelles.

— Ils ne vous seront d’aucun usage, objecta Mr Norrell.

— Oh ! Vous seriez surpris du nombre de problèmes qu’une bonne paire de pistolets peut résoudre !

Ils revinrent tous en moins de cinq minutes : Lucas, tenant les chaînes et les cadenas, l’air contrit et malheureux ; Lascelles, armé de ses pistolets ; plus quatre ou cinq autres valets de chambre.

— Où croyez-vous qu’il soit ? demanda Lascelles.

— Dans la bibliothèque. En quel autre endroit ? répondit Mr Norrell. Venez.

Ils quittèrent le grand salon pour entrer dans la salle à manger. De là, ils empruntèrent un court passage qui contenait une desserte d’ébène marquetée, la statue de marbre d’un centaure et de son poulain, et un tableau de Salomé portant la tête de Jean-Baptiste sur un plat d’argent. Deux portes leur faisaient face. Celle de droite avait un air peu familier aux yeux de Lascelles. Mr Norrell la leur fit franchir et ils se retrouvèrent immédiatement de retour au salon.

— Attendez ! s’écria Mr Norrell, désorienté, jetant un regard derrière lui. Je dois m’être… Non. Attendez. J’y suis. Venez !

De nouveau, ils passèrent de la salle à manger dans le couloir. Cette fois-ci, ils prirent la porte de gauche, qui les ramena aussi tout droit au salon.

Mr Norrell poussa un grand cri de désespoir.

— Il a brouillé mon labyrinthe et en a construit un autre contre moi !

— À certains égards, monsieur, fit observer Lascelles, je pourrais regretter que vous l’ayez si bien instruit.

— Oh ! Je ne l’ai jamais instruit en ce domaine… Et vous pouvez être certain qu’il ne l’a appris de personne d’autre ! Soit il a le diable pour maître, soit il l’a appris dans ma maison ce soir même. Tel est le génie de mon ennemi ! Fermez-lui une porte, et il apprendra, premièrement, à crocheter une serrure, deuxièmement, à en poser une meilleure dont il se servira contre vous !

Lucas et les autres domestiques allumèrent davantage de chandelles, comme si, malgré les sortilèges de Strange, la clarté pouvait les rendre plus visibles et les aider à distinguer la réalité de la magie. Les bougeoirs et les chandeliers encombraient toutes les surfaces disponibles, ce qui ne servit qu’à accroître leur trouble. Ils allaient de la salle à manger au grand salon, du grand salon au couloir – « pareils à des renards captifs d’un terrier bouché », selon le mot de Lascelles. Cependant, quels que fussent leurs efforts, ils ne parvenaient pas à sortir de ces trois pièces.

Le temps passa, impossible à évaluer. L’ensemble des horloges indiquait minuit. Toutes les fenêtres ouvraient sur les ténèbres de la Nuit éternelle et les étoiles inconnues.

Mr Norrell s’arrêta, ferma les yeux. Sa physionomie était aussi sombre et close qu’un poing. Il se tenait complètement immobile ; seules ses lèvres remuaient légèrement. Enfin il rouvrit fugitivement les yeux et dit : « Suivez-moi. » Refermant les yeux, il se remit en marche. Selon les apparences, il suivait le plan d’une tout autre demeure qui se serait mystérieusement glissée à l’intérieur de la sienne. Les directions qu’il prenait, à droite, à gauche, à droite, à gauche, composaient un nouveau circuit qu’il ne connaissait pas.

Au bout de trois ou quatre minutes, il rouvrit les yeux. Là, devant lui, se trouvait le couloir qu’il cherchait, celui au sol dallé, et, tout au bout, le contour sombre et imposant de la porte de la bibliothèque.

— Enfin nous allons voir ce qu’il manigance ! s’écria-t-il. Lucas, tiens prêts tes cadenas et tes chaînes. Il n’existe pas de meilleure substance prophylactique contre la magie que le plomb. Nous lui lierons les mains, et cela le retiendra un brin. Monsieur Lascelles, dans quel délai pourrions-nous faire parvenir une dépêche à un des ministres ?

Un tantinet surpris de ne pas obtenir de réponse, il se retourna.

Il était seul. Non loin de lui, il entendit Lascelles prononcer quelques phrases ; sa voix froide et traînante était reconnaissable entre toutes. Il entendit un de ses domestiques, puis Lucas répondre tour à tour. Peu à peu, tous les bruits diminuèrent. Le tapage des domestiques qui couraient de pièce en pièce s’éteignit. Le silence tomba.

64 Deux versions de Lady Pole

Mi-février 1817


— Eh bien ! s’exclama Lascelles. Voilà qui est pour le moins inattendu ! Les domestiques et lui étaient agglutinés devant le mur nord de la salle à manger, mur à travers lequel Mr Norrell venait de passer avec tout le flegme du monde.

Lascelles tendit la main pour le toucher : la paroi était pleine. Il s’y appuya lourdement, elle ne bougea pas.

— Pensez-vous que c’était voulu ? s’enquit un des domestiques.

— Qu’importe si c’était voulu ou pas, trancha Lucas. Il est allé au-devant de Mr Strange.

— Ce qui revient à dire qu’il est allé au diable ! ajouta Lascelles.

— Que va-t-il arriver, maintenant ? demanda un autre domestique.

Personne ne répondit. Des images de joutes magiques traversèrent l’esprit de toutes les personnes présentes : Mr Norrell lançant des boulets de canon contre Strange, Strange invoquant des démons pour qu’ils viennent emporter Mr Norrell. Ils guettèrent des bruits de bataille. En vain.

Un cri résonna dans la pièce voisine. Un des domestiques avait ouvert la porte du grand salon et trouvé le fumoir de l’autre côté. Après le fumoir se trouvait le salon personnel de Mr Norrell et, après celui-ci, son cabinet de toilette. L’ancienne enfilade de pièces était soudain restaurée ; le labyrinthe avait disparu.

Le soulagement apporté par cette découverte fut très vif. Sur-le-champ, les domestiques abandonnèrent Lascelles pour descendre à l’office, refuge et consolation naturelle de leur classe. Lascelles – tout aussi naturellement – s’assit seul dans le salon personnel de Mr Norrell, avec la ferme intention d’y rester jusqu’au retour de son propriétaire. Ou bien, si ce dernier ne revenait pas, d’attendre Strange et de le tuer avec son revolver. « Après tout, songeait-il, que peut un magicien contre une balle de plomb ? Entre le coup de feu et l’explosion subséquente de son cœur, il n’y a pas de temps pour la magie. »

Des pensées pareilles n’apportaient qu’un réconfort temporaire. L’abbaye était trop silencieuse, l’obscurité trop surnaturelle. Il n’avait que trop conscience des domestiques solidairement réunis en un lieu, des deux magiciens qui tramaient Dieu sait quoi en un autre lieu, et de sa personne, solitaire, en un troisième. Une ancienne horloge de parquet se dressait dans un coin de la pièce, dernier vestige de la maison familiale de Mr Norrell. Cette horloge, à l’instar de toutes les autres, s’était arrêtée sur minuit à l’arrivée de Strange. Toutefois, elle ne s’y était pas résignée de bon cœur et protestait bruyamment contre la tournure des événements. Son tic-tac était irrégulier il semblait ivre, ou peut-être en proie à la fièvre, et émettait de temps en temps un son qui avait ceci de remarquable qu’il évoquait le bruit d’un souffle qu’on retient. Chaque fois qu’il l’entendait, Lascelles croyait que Strange avait pénétré dans la pièce et s’apprêtait à prendre la parole.

Il se leva et suivit les domestiques à l’office.

Pleine d’angles classiques et plongée dans une pénombre tout aussi classique, la cuisine de l’abbaye de Hurtfew évoquait la crypte d’une basilique. Une collection innombrable de chandelles de suif éclairait le centre de la pièce ; là, s’étaient rassemblés tous les domestiques que Lascelles avait jamais vus à Hurtfew, et quantité d’autres encore. Il s’adossa à un pilier, en haut d’une volée de marches.

Lucas leva les yeux vers lui.

— Nous discutions du parti à prendre, monsieur. Nous allons quitter l’abbaye d’ici une demi-heure. Nous ne faisons aucun bien à Mr Norrell en restant ici, alors que nous risquons de nous faire du tort. Telle est notre intention, monsieur, mais si vous êtes d’un autre avis, je serai heureux de l’entendre.

— D’un autre avis ! s’exclama Lascelles. – Il paraissait absolument stupéfait, et son expression n’était qu’en partie feinte. – C’est la première fois que je m’entends demander mon avis par un laquais. Je vous en sais gré, je crois cependant que je vais devoir décliner toute participation à cette… – il réfléchit un instant avant de fixer son choix sur le mot le plus outrancier de son vocabulaire – … démocratie.

— À votre guise, monsieur, répondit doucement Lucas.

— Il doit faire jour en Angleterre en ce moment, dit une des bonnes, regardant avec nostalgie les fenêtres percées en haut des murs.

— Nous sommes en Angleterre, espèce de dinde ! releva Lascelles.

— Non, monsieur, objecta Lucas. Je vous demande bien pardon, non. L’Angleterre est un pays normal. Davey, combien de temps pour sortir les chevaux ?

— Ah ! s’écria Lascelles. Vous êtes tous bien hardis de parler de votre rapine sous mon nez ! Quoi ! Vous croyez que je ne vous dénoncerai pas ? Au contraire, je m’assurerai que vous soyez tous pendus !

Certains des domestiques surveillaient avec inquiétude les pistolets aux mains de Lascelles. Lucas, toutefois, ignora celui-ci.

Les domestiques convinrent que ceux d’entre eux qui possédaient des parents ou des amis dans le voisinage devaient leur demander asile. Les autres seraient dispersés avec les bêtes dans les différentes fermes appartenant au domaine de Mr Norrell.

— Alors, vous voyez bien, monsieur, dit Lucas à Lascelles, il n’y a pas de voleur parmi nous. Tous les biens de Mr Norrell resteront sur ses terres… Et nous soignerons ses chevaux aussi bien que s’ils étaient toujours à l’écurie. Ce serait d’une atroce cruauté de laisser une créature dans ces Ténèbres perpétuelles.

Un peu plus tard, les domestiques quittaient Hurtfew (combien de temps exactement, il était impossible de le dire, leurs montres de gousset, à l’instar des horloges, indiquaient toutes minuit). Des paniers et des sacs pendus à leurs bras et des havresacs au dos, ils menaient les chevaux par le licou. Il y avait aussi deux ânes et une chèvre qui avaient toujours vécu dans les écuries parce que les chevaux aimaient leur compagnie. Lascelles suivait à distance ; s’il n’avait aucune envie de paraître faire partie de cette canaille, il ne voulait pas non plus rester seul à l’abbaye.

À dix yards de la rivière, ils émergèrent des Ténèbres pour s’avancer dans l’aurore. Brusquement, le gel, la terre hivernale et la rivière proche embaumèrent l’air de leurs émanations. Les teintes et les formes du parc semblaient plus pures, comme si l’Angleterre avait été refaite pendant la nuit. Pour les malheureux manants, qui ne savaient pas s’ils ne verraient plus que les Ténèbres et les étoiles, cette vision était extrêmement bienvenue.

Leurs montres s’étaient remises en marche et ils s’aperçurent, après consultation générale, qu’il était huit heures moins le quart.

Lascelles se hâta de les rejoindre.

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il, tendant le doigt vers le nouveau pont.

Un vieux serviteur – un homme avec une barbe pareille à un nuage blanc miniature collé à la pointe du menton – répondit que c’était un pont féerique. Il l’avait déjà vu dans sa jeunesse. Il avait été construit voilà longtemps, quand John Uskglass régnait encore sur le Yorkshire. Il s’était délabré et avait été démonté du temps de l’oncle de Mr Norrell.

— Pourtant le revoilà ! murmura Lucas avec un frisson.

— Qu’y a-t-il de l’autre côté ? s’enquit Lascelles.

Le vieux serviteur dit que cette route menait jadis à Northallerton en passant par divers lieux étranges.

— Rejoint-elle celle que nous avons aperçue à proximité de la Maison rouge ? demanda Lascelles.

Le vieux serviteur secoua la tête. Il n’en savait rien.

Lucas s’impatientait. Il voulait repartir.

— Les routes féeriques s’écartent des routes chrétiennes, expliqua-t-il. Souvent elles ne conduisent pas là où elles sont censées aller. Qu’importe ! Personne ici présent ne posera ne serait-ce qu’un pied sur cette voie maléfique.

— Merci, répliqua Lascelles, mais je crois que je suis assez grand pour prendre tout seul ma décision sur ce point.

Après une hésitation, il s’engagea à grands pas sur le pont aux fées.

Plusieurs domestiques lui crièrent de revenir.

— Oh, laissez-le ! s’exclama Lucas, agrippant un panier qui contenait son chat. Qu’il aille au diable si ça lui chante ! Je suis certain que personne ne le mériterait mieux que lui…

Il jeta à Lascelles un dernier regard de franche animosité et emboîta le pas aux autres pour s’enfoncer dans le parc.

Derrière eux, la colonne noire s’élevait dans le ciel gris du Yorkshire sans qu’on en pût voir le sommet.


À vingt milles de là, Childermass franchissait le pont de charge qui menait au village de Starecross. Il traversa le village en direction du château, puis mit pied à terre.

— Holà ! Holà !

Il toqua à la porte avec son stick, poussa quelques vociférations supplémentaires et donna des coups de pied vigoureux dans le battant.

Deux domestiques apparurent. Ils avaient été déjà assez alarmés par ces cris et ces coups dans la porte, mais quand ils levèrent leur chandelle et s’avisèrent que leur auteur était un individu aux yeux égarés, avec une balafre, la chemise ensanglantée et l’aspect général d’un coupe-jarrets, ils ne furent pas du tout rassurés.

— Ne restez pas là à bayer aux corneilles ! lança Childermass. Allez me chercher votre maître ! Il me connaît !

Dix minutes de plus lui amenèrent Mr Segundus en robe de chambre. Childermass, qui attendait avec impatience dans l’encadrement de la porte, remarqua qu’il avait les yeux clos à son apparition dans le corridor et que le domestique le guidait de la main. On eût cru un aveugle. Le domestique le plaça juste devant Childermass. Il ouvrit les yeux.

— Mon Dieu, monsieur Childermass ! s’écria-t-il. Qu’est-il arrivé à votre visage ?

— Quelqu’un l’a pris pour une orange. Et vous, monsieur ? Que vous est-il arrivé ? Êtes-vous souffrant ?

— Non, je ne suis point souffrant. – Mr Segundus parut embarrassé. – C’est de vivre au contact permanent d’une puissante magie. Je n’avais pas mesuré à quel point cela peut être débilitant. Pour une personne qui y est sensible, j’entends. Mes domestiques, eux, ne se ressentent absolument d’aucun effet, j’en suis heureux.

Il était d’une étrange inconsistance et donnait l’impression d’avoir été peint dans les airs. Un menu courant d’air venant d’un interstice de la croisée souleva ses cheveux et les tordit en boudins et en accroche-cœurs comme s’ils étaient sans poids.

— Je présume que c’est là la raison de votre visite, poursuivit-il. Néanmoins, il vous faut certifier à Mr Norrell que je n’ai fait qu’étudier les occurrences qui se sont présentées d’elles-mêmes. Je reconnais avoir rédigé quelques notes, il n’a pourtant vraiment aucun objet de se plaindre.

— Quelle magie ? s’enquit Childermass. Que me chantez-vous ? Et vous n’avez nul besoin de vous soucier plus longtemps de Mr Norrell. Il a ses propres problèmes et ne sait rien de ma présence ici. Que faisiez-vous donc, monsieur Segundus ?

— J’observais et notais mes observations, devoir incombant à tout magicien. – Mr Segundus se pencha en avant avec empressement. – Et je suis parvenu à des conclusions surprenantes sur le mal de Lady Pole !

— Oh !

— Dans mon opinion, la folie n’est pas en cause, mais la magie !

Mr Segundus s’attendait à ce que Childermass fût surpris. Il sembla dépité que Childermass se bornât à hocher la tête.

— J’ai quelque chose qui appartient à Madame, déclara alors Childermass. Quelque chose qui lui manque depuis longtemps. Aussi je vous prie d’avoir l’amabilité de me conduire auprès d’elle.

— Ah !

— Je ne lui veux aucun mal, monsieur Segundus. Et je crois même pouvoir lui faire du bien. Je le jure par l’Oiseau et le Livre. Par l’Oiseau et le Livre[217] !

— Il m’est impossible de vous conduire à elle, dit Mr Segundus, qui leva la main pour prévenir les protestations de Childermass. Non que je m’y refuse, simplement je ne peux pas. Charles nous conduira.

Ce rebondissement était plutôt original, Childermass toutefois n’était pas d’humeur à argumenter. Mr Segundus s’accrocha au bras de Childermass et referma les yeux.

La vision d’une autre demeure surgit derrière les corridors de pierre et de chêne de Starecross-hall. Childermass aperçut de hauts passages s’étirant sur des distances inconcevables ; comme si deux plaques de verre avaient été glissées dans une lanterne magique, de sorte qu’une image se superposait à l’autre. L’impression de visiter deux maisons à la fois suscita rapidement une sensation proche du mal de mer. Son esprit tourna à la confusion et, eût-il été seul, il n’aurait pas tardé à perdre son chemin. Il ne savait plus s’il marchait ou tombait, s’il gravissait une marche ou un escalier sans fin. Parfois, il lui semblait glisser sur une étendue de dalles de pierre, alors qu’il ne bougeait presque pas. La tête lui tournait et il avait mal au cœur.

— Arrêtez ! arrêtez ! cria-t-il, avant de s’effondrer à terre les yeux fermés.

— La magie vous affecte beaucoup, dit Mr Segundus. Plus que moi encore. Gardez les yeux fermés et prenez mon bras. Charles va nous conduire.

Ils continuèrent à avancer, les yeux clos. Charles les fit tourner à main droite, puis monter un escalier, au sommet duquel M. Segundus s’entretint à voix basse avec quelqu’un. Charles entraînait toujours Childermass de l’avant. Ce dernier eut l’intuition de pénétrer dans une pièce. Les lieux embaumaient le linge propre et les roses séchées.

— Voilà donc la personne que vous souhaitiez que je voie, lança une voix de femme, qui présentait la bizarrerie de provenir de deux endroits à la fois, renvoyée par l’écho. Mais je connais cette personne ! C’est le valet du magicien ! Il est…

— Je suis celui sur lequel Madame a tiré, l’interrompit Childermass, qui rouvrit les yeux.

Il ne vit pas une femme, mais deux… Ou, plus exactement, il voyait la même femme en double. Toutes les deux, dans une posture identique, levèrent les yeux vers lui. Elles occupaient le même espace, de sorte qu’il eut, en la regardant, le même sentiment de vertige qu’il avait éprouvé en suivant les corridors.

Une version de Lady Pole était assise dans la demeure du Yorkshire ; elle portait un déshabillé ivoire et le regardait avec une calme indifférence. L’autre vision était plus diaphane, plus fantomatique. Elle se tenait dans la maison sombre et labyrinthique, parée d’une robe du soir rouge sang. Sa chevelure brune était semée de gemmes ou d’étoiles, et ses yeux le fixaient avec une fureur haineuse.

Mr Segundus tira Childermass vers la droite.

— Postez-vous là, murmura-t-il fébrilement. Maintenant, fermez un œil ! La voyez-vous ? Une rose rouge et blanc à l’emplacement de la bouche…

— La magie agit différemment sur nous, observa Childermass. J’ai une vision très étrange, mais pas celle que vous dites.

— Vous avez de l’audace de venir jusqu’ici, déclarèrent les deux versions de Lady Pole, s’adressant à Childermass, étant donné ce que vous êtes et qui vous représentez.

— Je ne viens pas mandaté par Mr Norrell. Pour être honnête, je ne sais plus vraiment qui je représente. Jonathan Strange, je crois bien. J’ai la certitude qu’il m’a envoyé une dépêche, et celle-ci concernait madame, je pense. Mais on a empêché le messager de m’atteindre, et la dépêche s’est perdue. Savez-vous, madame, ce que Mr Strange aurait pu vouloir m’apprendre à votre sujet ?

— Oui, répondirent les deux versions de Lady Pole.

— Voulez-vous bien m’en instruire ?

— Si je parle, dirent-elles, des extravagances sortiront de ma bouche.

Childermass eut un haussement d’épaules.

— J’ai passé vingt ans dans la société des magiciens, j’y suis habitué. Parlez.

Alors elle se lança (ou elles se lancèrent). Instantanément, Mr Segundus tira un calepin d’une poche de sa robe de chambre et se mit à griffonner des notes. Pour Childermass, les deux versions de Lady Pole ne s’exprimaient plus d’une seule voix. La Lady Pole qui était à Starecross-hall relatait une histoire sur une enfant qui vivait non loin de Carlisle[218] ; la femme en robe rouge sang, elle, contait une tout autre chanson. Elle avait une expression farouche et soulignait ses paroles de gestes véhéments – malheureusement, Childermass n’entendait pas ses paroles. L’histoire fantasque de la fillette du Cumberland couvrait le reste.

— Là ! Vous voyez ! s’écria Mr Segundus, en mettant un point final à ses notes. Voilà pourquoi elle passe pour folle aux yeux du monde. À cause de ces drôles de contes et de légendes. J’ai établi une liste de tout ce qu’elle m’a raconté, et j’ai commencé à trouver des correspondances entre son contenu et l’ancienne tradition des fées. Je suis convaincu que si vous et moi devions mener notre enquête, nous découvririons quelque rapport avec un groupe de fées ayant une parenté avec les oiseaux chanteurs. Ce n’étaient peut-être pas des gardeuses d’oiseaux chanteurs, occupation qui, vous en conviendrez, serait un tantinet trop stable pour une race aussi écervelée, mais elles peuvent avoir creusé une sorte particulière de magie relative aux oiseaux chanteurs. Et cela a peut-être arrangé l’une d’elles de raconter à une enfant impressionnable qu’elle était gardeuse d’oiseaux chanteurs…

— Peut-être, dit Childermass, peu intéressé. Seulement son message n’était pas celui-là. Et puis je me souviens de la signification magique des roses. Elles symbolisent le silence. Voilà pourquoi vous voyez une rose rouge et blanc. Il s’agit d’un sort de bâillonnement.

— Un sort de bâillonnement ! répéta Mr Segundus, ébahi. Oui, oui ! Je vois cela. Je l’ai lu dans les livres. Comment le rompre ?

De la poche de sa veste, Childermass tira une petite boîte de la couleur du chagrin.

— Madame, dit-il. Donnez-moi votre main gauche.

Lady Pole posa sa blanche main dans la paume brune et marquée de sillons de Childermass, qui ouvrit la boîte, en sortit le doigt et le glissa à remplacement vide.

Rien ne se passa.

— Nous devons trouver Mr Strange, reprit Mr Segundus. Ou Mr Norrell. Ils pourront peut-être le recoller !

— Non, répliqua Childermass. Ce n’est pas nécessaire. Pas maintenant. Vous et moi sommes magiciens, monsieur Segundus. Or l’Angleterre regorge de magie. Combien d’années d’étude avons-nous à nous deux ? Nous devons bien savoir quelque chose de pertinent. Et si nous tentions le sort de Restauration et Rectification de Pale ?

— J’en connais la formule, admit Mr Segundus. Mais je n’ai jamais été un praticien de la magie.

— Et vous ne le serez jamais si vous n’essayez pas. Mettez en pratique votre magie, monsieur Segundus.

Mr Segundus mit donc en pratique sa magie[219].

Le doigt se fondit dans la main, sans qu’on vît la moindre couture. Au même instant, l’impression qu’avaient les deux magiciens d’être entourés de couloirs sinistres et interminables s’évanouit ; les deux femmes fusionnèrent en une sous les yeux de Childermass.

Lady Pole se leva lentement de son fauteuil. Son regard allait rapidement de-ci de-là, pareil à celui de quelqu’un qui retrouve le monde réel. Toutes les personnes présentes pouvaient voir qu’elle avait changé. Ses traits étaient animés et pleins d’ardeur. Ses yeux étincelèrent de fureur. Elle leva les bras, les poings serrés, comme si elle avait l’intention de les abattre sur la tête de quelqu’un.

— J’ai été ensorcelée ! s’écria-t-elle. Sacrifiée à la carrière d’un méchant homme !

— Mon Dieu ! s’exclama Mr Segundus. Ma chère Lady Pole…

— Calmez-vous, monsieur Segundus ! le rappela à l’ordre Childermass. Nous n’avons pas de temps à perdre en fariboles. Laissez-la parler !

— J’étais morte intérieurement et presque morte au dehors ! – Les larmes jaillirent de ses yeux et elle se frappa la poitrine de sa main fermée. – Et il n’y a pas que moi ! D’autres souffrent encore !… Mrs Strange et le domestique de mon époux, Stephen Black !

Elle leur conta les bals glacés et fantomatiques qu’elle avait endurés, les affreuses processions auxquelles elle avait été contrainte de participer et l’étrange désavantage qui leur interdisait, à elle et à Stephen Black, de parler de leur condition.

Mr Segundus et les domestiques entendaient chaque nouvelle révélation avec une horreur grandissante ; Childermass, lui, toujours assis, écoutait avec une expression impassible.

— Nous devons alerter les directeurs des gazettes ! cria Lady Pole. Je suis résolue à les dénoncer publiquement !

— Dénoncer qui ? s’enquit Mr Segundus.

— Les magiciens, naturellement ! Strange et Norrell !

— Mr Strange ? balbutia Mr Segundus. Non, non, vous vous méprenez ! Ma chère Lady Pole, prenez le temps de réfléchir à vos propos. Je ne défendrai pas Mr Norrell, ses crimes à votre égard sont monstrueux ! Mais Mr Strange n’a fait aucun mal… Pas sciemment, en tout cas. Il est assurément plus à plaindre qu’à blâmer.

— Oh ! s’exclama Lady Pole. Bien au contraire ! Je le considère de loin comme le pire des deux. Par sa négligence et sa magie aussi froide que masculine, il a trahi la meilleure des femmes, l’épouse la plus admirable !

Childermass se leva.

— Où allez-vous donc ? demanda Mr Segundus.

— Trouver Strange et Norrell, répondit Childermass.

— Pourquoi ? s’indigna Lady Pole, s’en prenant inopinément à lui. Pour les prévenir ? Afin qu’ils puissent se prémunir contre la vengeance d’une femme ? Oh ! Vraiment, les hommes se protègent mutuellement !

— Non, je vais leur offrir mon assistance pour libérer Mrs Strange et Stephen Black.


Lascelles marchait toujours. Le chemin s’enfonçait dans un bois. La statue d’une femme tenant l’Œil et le Cœur arrachés en marquait l’entrée, exactement comme Childermass l’avait décrit. Des cadavres à divers stades de décomposition pendaient à de grandes aubépines. Le sol était couvert de neige et l’on n’entendait aucun bruit.

Quelque temps après, il parvenait à la tour. Il se l’était représentée de manière fantastique, surnaturelle. « Elle est très commune, songea-t-il, guère différente des châteaux des marches de l’Écosse. »

Au sommet de la tour, une ombre guettait à une fenêtre éclairée aux chandelles. Lascelles remarqua un détail que Childermass soit n’avait pas vu, soit ne s’était pas donné la peine de signaler : les arbres grouillaient de créatures ressemblant à des serpents, aux formes lourdes et flasques. L’une d’elles était en train d’avaler tout rond un cadavre frais et d’aspect charnu.

Le jeune homme pâle se tenait entre les arbres et le ruisseau. Son regard était vide et une fine rosée perlait sur son front. Il portait l’uniforme du 11e régiment de dragons légers, pensa Lascelles.

Lascelles s’adressa à lui en ces termes :

— Un de nos compatriotes est venu à vous voilà quelques jours. Il vous a parlé, vous l’avez défié. Alors il s’est enfui. Un bonhomme noiraud, qui ne payait pas de mine. Un personnage de basse extraction et de mœurs méprisables.

Si le jeune homme pâle reconnut Childermass à cette description, il n’en laissa rien paraître. D’une voix éteinte, il dit :

— Je suis le champion du château de l’Œil-et-du-Cœur-arrachés. Je lance des défis à…

— Oui, oui, le coupa impatiemment Lascelles. Cela m’est égal. Je suis venu ici pour combattre. Pour laver l’honneur de l’Angleterre qui a été entaché par la poltronnerie de ce fripon.

La silhouette à sa fenêtre se pencha avec empressement.

Le jeune homme pâle ne disait rien.

Lascelles émit un cri d’exaspération.

— Très bien ! Continuez à croire que je veux à votre dame toutes sortes de torts si cela vous chante. Je m’en moque bien. Pistolets ?

Le jeune homme pâle se tut.

Devant l’absence de témoins pour les assister, Lascelles indiqua au jeune homme qu’ils devaient s’écarter de vingt pas et il mesura le pré lui-même.

Ils avaient pris position et s’apprêtaient à faire feu quand une idée vint à l’esprit de Lascelles :

— Attendez ! cria-t-il. Quel est votre nom ?

Le jeune homme fixa sur lui un regard morne.

— Il ne m’en souvient pas, énonça-t-il.

Tous deux tirèrent. Lascelles eut l’impression qu’au dernier moment le jeune homme avait délibérément détourné son arme et visé à côté. Lascelles s’en moquait : si le jeune homme était un couard, tant pis pour lui ! Sa propre balle vola et transperça la poitrine de son adversaire avec une aimable précision. Il le regarda agoniser avec un intérêt et un sentiment de satisfaction équivalents à ceux qu’il avait éprouvés en tuant Drawlight.

Il pendit le cadavre à l’arbre le plus proche. Puis il se divertit en visant les serpents et les corps en putréfaction. Il se livrait à ce plaisant passe-temps depuis moins d’une heure quand il entendit un bruit de sabots sur le sentier de la forêt. Surgie du sens opposé, du royaume des fées plutôt que d’Angleterre, une silhouette sombre sur un coursier aussi sombre venait vers lui.

Lascelles se retourna vivement.

— Je suis le champion du château de l’Œil-et-du-Cœur-arrachés…, commença-t-il.

65 Les cendres, les perles, la courtepointe et le baiser

Mi-février 1817

Au moment où les autres quittaient l’abbaye, Stephen s’habillait dans sa chambrette, tout en haut de la maison de Harley-street. Londres est une cité qui a plus que son lot d’excentricités, mais, de tous les lieux surprenants qu’elle comptait à l’époque, le plus extraordinaire était assurément la chambre de Stephen. Celle-ci était remplie d’objets précieux, rares ou étonnants. Si le gouvernement ou les gentlemen qui dirigeaient la Banque d’Angleterre avaient été en mesure d’accaparer le contenu du logis de Stephen, tous leurs soucis se seraient envolés. Ils auraient pu rembourser les dettes de la Grande-Bretagne et reconstruire Londres avec la monnaie. Grâce au gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon, Stephen possédait en effet les joyaux d’on ne sait quels royaumes, ainsi que des toges brodées ayant appartenu jadis à des patriarches coptes. Les pots alignés sur son rebord de fenêtre, en lieu et place de fleurs, contenaient des croix de rubis et de perles, des pierres précieuses taillées et les insignes d’ordres militaires disparus depuis longtemps, rien de moins. Dans son petit buffet se trouvaient un fragment du plafond de la chapelle Sixtine et le fémur d’un saint basque. Le chapeau de saint Christophe était accroché à une patère de la porte, et une statue en marbre de Laurent de Médicis réalisée par Michel-Ange (qui se dressait, jusqu’à récemment, sur le caveau florentin du grand homme) occupait les trois quarts du plancher.

Stephen se rasait dans un petit miroir posé en équilibre sur le genoux de Laurent de Médicis, quand le gentleman apparut à son côté.

— Le magicien est rentré en Angleterre ! s’écria-t-il. Je l’ai aperçu hier soir sur les routes du Roi, enveloppé des Ténèbres comme d’une cape magique ! Que veut-il donc ? Que prépare-t-il ? Oh ! il sera ma perte, Stephen ! Je le pressens ! Il me veut beaucoup de mal !

Stephen eut froid dans le dos. Quand il était dans cet état d’agitation et d’alarme, le gentleman se révélait toujours dangereux au plus haut point.

— Nous devrions l’occire ! conclut le gentleman.

— L’occire ? Oh non, monsieur !

— Pourquoi non ? Nous en serions débarrassés pour toujours ! Je pourrais lui lier les bras, lui bâillonner la langue et les yeux par magie, et vous lui plongeriez un couteau en plein cœur !

Stephen réfléchit à la hâte.

— Son retour n’a peut-être absolument rien à voir avec vous, monsieur, suggéra-t-il. Considérez combien il a d’ennemis en Angleterre… D’ennemis humains, j’entends. Il est peut-être revenu pour poursuivre sa querelle avec l’un d’eux.

Le gentleman sembla perplexe. Il lui était toujours difficile de suivre un raisonnement qui ne parlait pas de lui.

— Je ne trouve pas cela plausible.

— Oh, mais si ! insista Stephen, commençant à se sentir sur un terrain plus sûr. De terribles accusations ont été portées contre lui par la voie des gazettes et des revues de magie. Une rumeur veut qu’il ait tué son épouse. Beaucoup y croient. N’eût-ce été sa situation actuelle, il aurait été vraisemblablement déjà arrêté. En outre, il est de notoriété publique que l’autre magicien est l’auteur de tous ces mensonges et semi-vérités. Selon toute probabilité, Strange est rentré pour se venger de son maître.

Une ou deux minutes, le gentleman attacha ses regards sur Stephen. Puis il éclata de rire, d’une humeur aussi joyeuse qu’elle avait été tout l’opposé quelques instants plus tôt.

— Nous n’avons rien à craindre, Stephen ! s’exclama-t-il avec délice. Les magiciens se sont pris de querelle et se détestent cordialement ! Pourtant ils ne sont rien l’un sans l’autre. Que cela me rend content ! Que je suis heureux de vous avoir pour me conseiller ! Et il se trouve que je m’apprête à vous faire un magnifique présent aujourd’hui… Quelque chose que vous désirez depuis longtemps !

— Vraiment, monsieur ? dit Stephen avec un soupir. C’est on ne peut plus charmant.

— Il nous faut tuer quelqu’un cependant, reprit le gentleman, retournant aussitôt à sa première idée. J’ai été mis de mauvaise humeur ce matin, et quelqu’un doit le payer de sa vie. Que pensez-vous du vieux magicien ?… Oh, attendez ! Cela rendrait service au plus jeune, ce dont je ne veux pas entendre parler ! Et l’époux de Lady Pole ? Il est grand, plein d’arrogance, et vous prend pour son domestique !

— Je suis un domestique, monsieur.

— Ou le roi d’Angleterre ! Oui, voilà un excellent projet ! Allons immédiatement voir le roi d’Angleterre, vous et moi ! Alors vous pourrez le mettre à mort et devenir roi à sa place ! Avez-vous l’orbe, la couronne et le sceptre que je vous ai donnés ?

— Les lois de Grande-Bretagne ne permettent pas…, tenta Stephen.

— Les lois de Grande-Bretagne ! Taratata ! Billevesées ! Je croyais que vous auriez déjà compris que les lois de Grande-Bretagne ne sont qu’un piètre témoignage des rêves et des vœux creux de l’humanité. Selon les anciennes lois, sur lesquelles ma race règle sa conduite, un roi trouve ordinairement son successeur dans la personne qui l’occit.

— Monsieur ! Souvenez-vous de l’affection dont vous vous êtes pris pour le vieux monsieur après l’avoir rencontré !

— Hum ! c’est vrai. Néanmoins, dans une affaire d’une telle importance, je tiens à mettre de côté mes sentiments personnels. La difficulté, c’est que nous avons beaucoup trop d’ennemis, Stephen ! Il y a trop de malfaisants en Angleterre, je le sais ! Je prierai certains de mes alliés de nous désigner notre plus grand ennemi. Nous devons nous montrer prudents, nous devons être rusés, nous devons formuler notre question avec précision[220]. Je demanderai à l’Aquilon et à l’Aurore de nous conduire sur-le-champ en présence du seul personnage d’Angleterre dont l’existence représente la plus grande menace pour moi ! Nous pouvons le tuer, quel qu’il soit. Vous remarquerez, Stephen, que j’évoque ma vie, cependant je considère votre destin et le mien comme si étroitement liés qu’il n’existe guère de différence entre nous. Quiconque présente un danger pour moi en présente pour vous ! À présent prenez votre couronne, votre orbe et votre sceptre et dites un dernier adieu aux paysages de votre esclavage ! Il se peut que vous ne les revoyiez jamais plus !

— Mais…, commença Stephen.

Il était trop tard. Le gentleman leva ses longues mains blanches et esquissa un grand geste.

Stephen s’attendait à se voir amener devant l’un ou l’autre des magiciens – peut-être les deux. Finalement, le gentleman et lui se retrouvèrent sur une vaste lande déserte et couverte de neige. Il neigeait encore. D’un côté, le sol s’élevait à la rencontre d’un ciel chargé, couleur d’ardoise ; de l’autre, la brume dérobait en partie à la vue de lointaines montagnes blanches. Au milieu de ce paysage désolé, il n’y avait qu’un seul arbre, une aubépine tordue non loin de l’endroit où ils se tenaient. Les lieux ressemblaient tout à fait aux environs de Starecross-hall, songea Stephen.

— Ma foi, voilà qui est très singulier ! s’exclama le gentleman. Je n’aperçois absolument personne. Et vous ?

— Non, monsieur. Personne, confirma Stephen, soulagé. Retournons donc à Londres.

— Je ne comprends pas… Oh, mais attendez ! Voilà quelqu’un !

À un mille ou à un demi-mille de distance, il y avait une route ou un semblant de piste où un cheval attelé à une charrette cheminait lentement. Une fois arrivée à hauteur de l’aubépine, celle-ci s’arrêta ; quelqu’un en descendit. Cette personne se mit à traverser la lande dans leur direction en clopinant.

— Excellent ! s’écria le gentleman. Maintenant nous allons voir qui est notre ennemi le plus puissant et le plus malfaisant ! Mettez votre couronne, Stephen ! Qu’il tremble devant notre puissance et notre majesté ! Excellent ! Levez votre sceptre ! Oui, oui ! Tendez votre orbe ! Comme vous êtes beau ! Royal ! Tenez, Stephen, puisque nous avons un peu de temps avant qu’il arrive… – le gentleman reporta ses regards sur la petite silhouette au loin qui traversait péniblement la lande enneigée – … j’ai autre chose à vous dire. Quel jour sommes-nous aujourd’hui ?

— Le 15 février, monsieur, jour de la Saint-Antoine.

— Ha ! Un saint mortellement ennuyeux ! Eh bien, à l’avenir, le peuple d’Angleterre aura mieux à célébrer le 15 février que la vie d’un moine qui protège les gens de la pluie et retrouve les dés à coudre égarés !

— Est-ce possible, monsieur ? Et quoi donc ?

— Le baptême de Stephen Black !

— Je vous demande pardon, monsieur ?

— Je vous ai promis, Stephen, de trouver votre vrai nom !

— Comment ? Ma mère m’a réellement donné un nom, monsieur ?

— Oui ! C’est exactement ce que je supposais, ce qui ne me surprend guère, étant donné que je me trompe rarement en ces matières. Elle vous a donné un nom dans sa langue maternelle, un nom qu’elle avait souvent entendu parmi son peuple quand elle était une toute jeune fille. Elle vous a donné un nom, mais ne l’a confié à personne. Elle ne l’a même pas chuchoté à votre oreille de bébé. Elle n’en a pas eu le temps parce que la Mort rôdait et l’a prise à l’improviste.

Une image se forma dans l’esprit de Stephen : la cale sombre et empestant le moisi du bateau, sa mère épuisée par les douleurs de l’enfantement et entourée d’étrangers, lui-même un minuscule nouveau-né. Parlait-elle la langue des autres personnes à bord ? Il n’avait aucun moyen de le savoir. Comme elle avait dû se sentir seule ! À cet instant, il eût donné n’importe quoi pour pouvoir lui tendre la main et la consoler, mais toutes les années de sa vie les séparaient. Il sentit son cœur se durcir un peu plus contre les Anglais. Quelques minutes plus tôt, il s’était efforcé de dissuader le gentleman de tuer Strange, mais pourquoi devrait-il se soucier du sort d’un Anglais ? Pourquoi devrait-il se soucier de ce qu’il advenait d’un membre de cette race insensible et sans cœur ?

Avec un soupir, il écarta ces pensées et s’aperçut que le gentleman parlait encore :

— … Cette histoire, des plus édifiantes, montre à la perfection toutes ces qualités qui font ma réputation : sacrifice de soi, fidélité en amitié, noblesse de vues, sensibilité, ingénuité et courage.

— Je vous demande pardon, monsieur ?

— L’histoire de mes efforts pour retrouver votre nom, Stephen, que je vais à présent vous narrer ! Sache donc que votre mère a expiré dans la cale d’un bateau, le Penlaw[221], qui reliait la Jamaïque à Liverpool. Ensuite, ajouta-t-il d’un ton prosaïque, les matelots anglais ont dévêtu son corps pour le jeter à la mer.

— Oh ! murmura Stephen.

— Bon, comme vous pouvez l’imaginer, cela n’en a rendu que plus difficile la tâche de découvrir votre nom. Au bout de trente ou quarante ans, tout ce qui restait de votre mère se résumait à quatre choses : ses cris dans l’enfantement qui avaient pénétré dans les bordages du navire ; ses ossements, qui étaient tout ce qui subsistait d’elle, une fois que la chair et les parties molles eurent été dévorées par les poissons…

— Ah ! s’exclama de nouveau Stephen.

— … sa robe de cotonnade rose qui était tombée en la possession d’un marin et un baiser que le capitaine du bateau lui avait volé deux jours auparavant. Alors, poursuivit le gentleman (qui manifestement jubilait), vous voudrez bien noter avec quelle intelligence et quelle finesse j’ai suivi la trace de chacune de ses parties aux quatre coins du monde avant de les retrouver et de deviner ainsi votre glorieux nom ! Le Penlaw a rallié Liverpool, où le méchant grand-père du méchant époux de Lady Pole a débarqué avec son domestique, lequel portait votre personne nouvellement née dans ses bras. Lors de la traversée suivante, qui le menait à Leith, en Écosse, il a essuyé une tempête et a fait naufrage. Divers espars et fragments de coque brisée furent rejetés sur la côte rocheuse, y compris les bordages contenant les cris de votre mère. Un homme très pauvre les a ramassés pour confectionner le toit et les murs de sa cabane. J’ai déniché la cabane sans peine. Bâtie sur un promontoire battu par les vents, elle dominait les flots démontés. À l’intérieur, plusieurs générations de la famille de l’indigent cohabitaient dans le plus grand dénuement et le plus grand abrutissement. Bon, il vous faut savoir, Stephen, que le bois est doté d’une nature fière et obstinée ; il ne livre pas volontiers ses secrets, y compris à ses amis. Il est toujours plus aisé d’avoir affaire aux cendres de bois qu’au bois. Aussi ai-je réduit la maison de notre pauvre diable en cendres, conservé celles-ci dans une bouteille et repris ma route.

— En cendres, monsieur ! J’espère que personne n’a été blessé !

— Eh bien, certains l’ont été. Les jeunes gens vigoureux ont pu échapper à temps au sinistre. Les membres les plus âgés et les plus faibles de la famille, les femmes et les enfants, ont tous péri dans l’incendie.

— Oh !

— Ensuite, j’ai retracé l’histoire de ses ossements. Je crois avoir déjà signalé que votre mère fut précipitée dans l’océan où, en raison du mouvement des flots et de l’ingérence importune des poissons, le corps est devenu ossements, les ossements de la poussière, laquelle poussière a été très vite transformée, par un banc d’huîtres, en quelques poignées de perles du plus bel orient. Avec le temps, les perles ont été récoltées et vendues à un joaillier de Paris. Il a créé un collier à cinq rangs magnifique, qu’il a vendu à une belle comtesse française. Sept ans plus tard, la comtesse fut guillotinée, et ses bijoux, ses toilettes et ses biens personnels devinrent la propriété d’un bureaucrate révolutionnaire. Ce méchant homme était, jusque récemment, le maire d’un bourg de la vallée de la Loire. Tard dans la soirée, il attendait que tous ses domestiques fussent couchés et, dans le secret de sa chambre, il revêtait les bijoux, les robes et autres falbalas de la comtesse et se pavanait de long en large devant sa psyché. C’est là que je l’ai trouvé un soir. Il avait l’air ridicule, je dois dire. Je l’ai étranglé sur place… au moyen du collier de perles.

— Oh ! fit Stephen.

— Je me suis saisi des perles, j’ai laissé le corps choir sur le sol et passé mon chemin. Ensuite, j’ai accordé toute mon attention à la ravissante robe rose de votre mère. Le marin qui en avait hérité l’a gardée parmi ses effets pendant un an ou deux, jusqu’au jour où il échoua dans un hameau misérable et glacé du nom de Piper’s Grave, sur la côte est de l’Amérique. Là, il rencontra une grande femme mince, à qui il offrit la robe avec le désir de l’impressionner. La robe n’allait pas à cette demoiselle (votre mère, Stephen, avait des formes féminines, doucement arrondies), mais elle en aimait la couleur, aussi la découpa-t-elle et confectionna-t-elle une courtepointe avec les morceaux et d’autres chiffons bon marché. Le reste de l’histoire de cette femme n’est pas très intéressant, elle a eu plusieurs époux et les a tous enterrés et, quand je l’ai retrouvée, elle était vieille et ratatinée. J’ai arraché la courtepointe de son lit pendant son sommeil.

— Vous ne l’avez pas tuée, monsieur ? s’enquit Stephen, avec inquiétude.

— Non, Stephen. Pourquoi l’eussé-je fait ? Certes, c’était pendant l’horreur d’une nuit glacée, sous quatre pieds de neige et un violent aquilon. Elle est peut-être morte de froid, je ne sais. Nous en venons donc enfin au baiser et au capitaine qui l’avait volé.

— L’avez-vous tué, monsieur ?

— Non, Stephen, bien que je l’eusse certainement fait pour le punir d’avoir insulté votre estimée mère et amie, mais il a été pendu en la ville de Valletta, voilà vingt-neuf ans. Par bonheur, il avait lutiné un grand nombre d’autres demoiselles avant sa mort, et la vertu et la force du baiser de votre mère leur avaient été transmises. Tout ce que j’avais à faire, c’était de les retrouver et d’extraire ce qui leur restait du baiser de votre mère.

— Et comment y êtes-vous parvenu, monsieur ? s’enquit Stephen, même s’il redoutait de trop bien connaître la réponse.

— Oh ! C’est assez facile, une fois les dames mortes.

— Tant de gens passés de vie à trépas, juste pour savoir mon nom, soupira Stephen.

— Et j’en aurais tué avec joie deux fois plus… Nenni, cent fois, que dis-je ? mille fois plus, si grande est l’affection que je vous porte, cher Stephen. Grâce aux cendres qui furent ses cris, et aux perles qui furent ses ossements, et à la courtepointe qui fut sa robe, et à l’essence magique de son baiser, nous avons pu deviner votre nom que nous, votre plus fidèle ami et votre plus noble bienfaiteur, allons maintenant… Oh ! Voici notre ennemi ! Dès que nous l’aurons occis, nous vous dévoilerons ton nom. Prenez garde, Stephen ! Sans doute une sorte de combat magique nous attend-il. Il me faudra alors prendre différents aspects : basilics, tête écorchée et os sanguinolents, pluies de feu, etc. Vous souhaiterez peut-être t’écarter un peu !

L’inconnu approchait. Il était aussi maigre qu’un fromage de Banbury[222], avec une physionomie louche et anguleuse. Sa redingote et sa chemise étaient en loques, et ses bottes éculées et trouées.

— Par exemple ! s’exclama le gentleman au bout d’un instant. Rien ne pourrait davantage me surprendre ! Avez-vous déjà vu ce personnage, Stephen ?

— Oui, monsieur. Je dois vous confesser que oui. Voilà l’homme dont je vous ai parlé. Celui à l’étrange défiguration, qui m’a révélé la prophétie. Il a pour nom Vinculus.

— Bien le bonjour, sire ! lança Vinculus à Stephen. Ne t’ai-je pas prédit que ton heure allait venir ? Et voilà qu’elle est venue ! La pluie doit former une porte qui t’est destinée et tu la franchiras ! Les pierres doivent former un trône qui t’est destiné et tu y prendras place !

Il considéra Stephen avec une mystérieuse satisfaction, comme si la couronne, l’orbe et le sceptre étaient son œuvre.

Stephen se tourna vers le gentleman.

— Les Êtres vénérables auxquels vous vous êtes adressé se sont mépris, monsieur. Ils nous ont peut-être conduits à la mauvaise personne.

— Rien ne me semble plus probable, acquiesça le gentleman. Ce vagabond ne représente guère de menace pour personne, pour moi moins que les autres. Cependant, comme l’Aquilon et l’Aurore se sont donné la peine de nous le signaler, ce serait leur manquer de respect que de ne pas le tuer.

Vinculus parut curieusement insensible à cette déclaration. Il eut un rire.

— Essayez pour voir, esprit féerique ! Vous vous apercevrez que je suis dur à cuire !

— Vraiment ? s’écria le gentleman. Car je dois avouer que rien ne me paraît plus aisé ! Vois-tu, je suis expert à cuire toutes sortes de choses ! J’ai tué des dragons, noyé des armées et englouti des cités à coups de tremblements de terre et de tempêtes ! Toi, tu n’es qu’un homme, tu es seul, comme tous les hommes le sont. Moi, je suis entouré d’amis et alliés immémoriaux. Coquin, qu’as-tu à m’opposer ?

Vinculus donna un coup de menton en direction du gentleman en signe de mépris absolu.

— Un livre ! répondit-il.

C’était là une curieuse réponse. Stephen pensait que, si Vinculus avait réellement possédé un livre, il eût été plus avisé de le vendre pour s’acheter un meilleur manteau.

Le gentleman tourna soudain la tête pour fixer intensément une lointaine chaîne de montagnes blanches.

— Oh ! s’exclama-t-il avec autant de véhémence que si on l’avait frappé. Oh ! Ils me l’ont ravie ! Voleurs ! Voleurs ! Voleurs d’Anglais !

— Qui, monsieur ?

— Lady Pole ! Quelqu’un a rompu l’enchantement !

— La magie des Anglais, esprit féerique ! cria Vinculus. La magie des Anglais est de retour !

— Alors vous voyez leur arrogance, Stephen ! cria à son tour le gentleman, qui fit volte-face pour décocher à Vinculus un regard de pure fureur. Alors vous voyez la malice de nos ennemis ! Stephen, procurez-moi un bout de corde !

— Un bout de corde, monsieur ? Il n’y en a pas à des milles à la ronde, j’en suis certain. Allons…

— Pas de corde, esprit féerique ! se gaussa Vinculus.

Toutefois, il se passait quelque événement dans les airs au-dessus de leurs têtes. Les traits de neige et de neige fondue s’entrelacèrent mystérieusement, serpentèrent dans le ciel vers Stephen. Sans prévenir, un tronçon de grosse corde tomba dans sa main.

— Là ! s’écria le gentleman d’un ton triomphant. Stephen, regardez ! Voici un arbre ! Un seul arbre dans toute cette vaste étendue désolée, exactement où nous en avons besoin ! L’Angleterre a toujours été mon amie. Elle m’a toujours bien servi. Jetez la corde sur une branche et pendons ce fripon !

Stephen hésita, ne sachant pour l’heure comment empêcher cette nouvelle catastrophe. Dans sa main, la corde s’impatienta contre lui ; d’un bond, elle se libéra et se divisa proprement en deux brins. L’un zigzagua en direction de Vinculus et le ficela bien serré, tandis que l’autre formait promptement un beau nœud coulant, avant de s’accrocher adroitement à une branche.

Le gentleman exultait, ayant retrouvé tout son entrain à la perspective d’une pendaison.

— Sais-tu danser, coquin ? demanda-t-il à Vinculus. Je vais t’apprendre quelques nouveaux pas !

La situation tournait au cauchemar. Les événements se succédaient à grande vitesse, sans solution de continuité, et Stephen ne trouvait jamais ni les mots justes ni le bon moment pour intervenir. Quant à Vinculus lui-même, il se comporta très singulièrement du début à la fin de son exécution. Il ne semblait pas comprendre ce qui lui arrivait. Il ne prononça plus une parole, mais poussa plusieurs interjections d’exaspération, comme s’il connaissait un grand dérangement et que cela l’indisposât.

Sans le moindre effort apparent, le gentleman empoigna Vinculus pour le placer sous le nœud coulant, lequel se lova autour de son cou et le hissa brusquement dans les airs ; au même moment l’autre bout de corde se détachait de son corps pour s’enrouler proprement sur le sol.

Vinculus rua inutilement dans les airs ; son corps tressautait en tournoyant. En dépit de ses rodomontades sur sa nature de dur à cuire, son cou se rompit facilement. Le craquement résonna distinctement dans la lande déserte. Encore un ou deux sursauts, et c’en fut fini de lui.

Oubliant qu’il s’était promis de détester tous les Anglais, Stephen couvrit son visage de ses mains pour cacher ses pleurs.

Le gentleman gambadait et chantait, tel un enfant particulièrement content. Une fois l’excitation retombée, il déclara sur le ton de la conversation :

— Enfin, c’était décevant ! Il ne s’est pas débattu. Je me demande qui cela pouvait bien être…

— Je vous l’ai dit, monsieur, répondit Stephen, s’essuyant les yeux. C’est l’homme qui m’a fait cette prophétie. Son corps présente une curieuse défiguration, semblable à de l’écriture.

Le gentleman dépouilla Vinculus de sa redingote, de sa chemise et de sa cravate.

— Oui, voilà ! s’écria-t-il avec une légère surprise.

D’un ongle, il gratta un petit cercle sur l’épaule droite de Vinculus pour voir si cela s’enlevait. Voyant que non, il s’en désintéressa.

— Bon ! reprit-il. Allons jeter un sort à Lady Pole.

— Un sort, monsieur ? protesta Stephen. Pourquoi cela ?

— Oh ! Afin qu’elle rende l’âme d’ici à un mois ou deux. Toute autre considération mise à part, c’est on ne peut plus classique. Il est très rare que quiconque libéré d’un enchantement soit autorisé à vivre longtemps. En tout cas, pas si je l’ai enchanté ! Lady Pole n’est pas loin, et ces magiciens doivent apprendre qu’ils ne peuvent pas s’opposer à nous impunément ! Venez, Stephen !

66 Jonathan Strange et Mr Norrell

Mi-février 1817

Mr Norrell se retourna pour jeter un regard dans le couloir qui reliait autrefois la bibliothèque au reste de la maison. S’il avait eu l’assurance que celui-ci pouvait le reconduire à Lascelles et aux domestiques, il l’aurait suivi. Mais il était tout à fait certain que la magie de Strange le ramènerait en ce lieu-ci.

Un bruit lui parvint de la bibliothèque ; le vieux magicien sursauta de peur. Il attendit ; personne ne se montra. Au bout d’un moment, il s’avisa qu’il connaissait l’origine de ce bruit. Il l’avait déjà entendu mille fois : Strange s’exclamait d’impatience sur quelque passage d’un livre. Ce son était si familier – et si étroitement lié dans l’esprit de Mr Norrell à la période la plus heureuse de son existence – qu’il y puisa le courage d’ouvrir la porte et d’entrer.

Immédiatement, il fut frappé par l’incroyable quantité de chandelles allumées. La pièce était éclatante de lumière. Strange n’avait pas pris la peine de chercher des bougeoirs ; il avait simplement posé les chandelles sur les tables et les rayonnages. Il en avait même planté sur des piles d’ouvrages. La bibliothèque courait le risque imminent de prendre feu. Il y avait des livres partout – épars sur des guéridons, en vrac sur le sol. Beaucoup étaient ouverts à plat par terre, afin que Strange ne perdît pas la page.

Ce dernier se tenait à l’autre bout de la bibliothèque. Il était beaucoup plus maigre que dans le souvenir de Mr Norrell. Il n’était pas lavé ni rasé de frais et avait les cheveux hirsutes. Il ne leva pas les yeux à l’approche de Mr Norrell.

— Sept personnes ont disparu de Norwich en 1124, lut-il à haute voix dans le volume qu’il tenait à la main. Quatre d’Aysgarth, dans le Yorkshire, au Noël de 1151, vingt-trois d’Exeter en 1201, et une de Hathersage, dans le Derbyshire, en 1243… Toutes enchantées et transportées au royaume des fées. Problème qui n’a jamais été résolu.

Il parlait avec tant de calme que Mr Norrell – qui s’attendait plutôt à ce qu’un éclair magique le foudroyât d’un moment à l’autre – regarda autour de lui pour voir si quelqu’un d’autre se tenait dans la pièce.

— Je vous prie de m’excuser, tenta-t-il.

— John Uskglass, expliqua Strange, sans se donner la peine de se retourner. Il n’a pu empêcher les fées de ravir des chrétiens et des chrétiennes. Pourquoi dois-je supposer que je saurais être capable de ce dont il est incapable ? – Il lut sa page jusqu’en bas. – Votre labyrinthe me plaît bien, dit-il sur le mode de la conversation. Avez-vous utilisé Hickman ?

— Comment ? Non. De Chepe.

— De Chepe ! Vraiment ? – Pour la première fois Strange dévisagea son maître. – Je l’ai toujours pris pour un savant très mineur, dépourvu de toute pensée originale.

— Il n’a jamais été beaucoup au goût du monde, qui préfère les magies plus tapageuses, répondit nerveusement Mr Norrell, ne sachant combien de temps cet accès de civilité de Strange allait durer. Il s’intéressait aux labyrinthes, aux routes magiques, aux sorts qui peuvent être déclenchés en suivant certains pas ou tours… À des choses de cette sorte. Il y a un long exposé de sa magie dans Les Instructions de Belasis… – il eut une hésitation – … que vous n’avez jamais vues. L’unique exemplaire est ici, sur la troisième étagère près de la fenêtre. – Il tendit la main et s’aperçut que ladite étagère avait été vidée. Ou alors il doit être par terre, suggéra-t-il. Dans cette pile-là.

— J’y jetterai un coup d’œil dans un instant, l’assura Strange.

— Votre labyrinthe aussi était tout à fait remarquable, reprit Mr Norrell. J’ai passé la moitié de la nuit à tenter d’en sortir.

— Oh ! j’ai fait ce que je fais d’ordinaire en pareille circonstance, répliqua Strange, désinvolte. Je vous ai copié et ai ajouté quelques raffinements de mon cru. Combien de temps s’est-il écoulé ?

— Je vous demande pardon ?

— Depuis combien de temps suis-je dans les Ténèbres ?

— Depuis le début décembre.

— Et en quel mois est-on ?

— En février.

— Trois mois ! s’exclama Strange. Trois mois ! Je croyais qu’il y avait des années !

Mr Norrell s’était souvent imaginé cette conversation. Chaque fois, il s’était représenté Strange furieux et animé par l’esprit de vengeance, et lui-même en train d’avancer des arguments décisifs pour se justifier. À présent qu’ils s’étaient finalement retrouvés, l’indifférence de Strange était extrêmement déroutante. Les vagues rancœurs que Mr Norrell nourrissait depuis longtemps dans son cœur racorni se réveillèrent pour le griffer et le déchirer. Ses mains se mirent à trembler.

— J’étais votre ennemi ! s’écria-t-il. J’ai détruit votre livre… Tous à l’exception de mon propre exemplaire ! J’ai calomnié votre nom et comploté contre vous ! Lascelles et Drawlight ont chanté à tout le monde que vous aviez assassiné votre femme ! Je n’ai rien démenti !

— Oui, dit Strange.

— Ce sont là de terribles crimes ! Pourquoi n’êtes-vous pas fâché ?

Strange parut concéder que sa question était fondée. Il réfléchit un moment.

— Parce que j’ai été beaucoup de choses depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, j’imagine. J’ai été les arbres, les rivières, les montagnes et les pierres. J’ai parlé aux étoiles et à la terre, et au vent. L’on ne peut pas être le conduit par lequel toute la magie anglaise se répand et rester soi-même. J’eusse dû être fâché, dites-vous ?

Mr Norrell inclina la tête.

Strange eut son vieux sourire ironique.

— Alors soyez rassuré ! Je le serai sans doute encore. Le moment venu.

— Et vous avez fait tout cela juste pour me contrarier ? demanda Mr Norrell.

— Vous contrarier ? répéta Strange, étonné. Non ! je l’ai fait pour sauver mon épouse !

Il y eut un bref silence pendant lequel Mr Norrell n’osa pas croiser les yeux de Strange.

— Qu’attendez-vous de moi ? s’enquit-il à voix basse.

— Seulement ce que j’ai toujours attendu de vous. Votre aide.

— Pour rompre les enchantements ?

— Oui.

Mr Norrell médita un moment.

— Le centenaire d’un enchanteur est souvent des plus propices, murmura-t-il. Il existe plusieurs rites et procédés…

— Merci, le coupa Strange, avec plus qu’une pointe de son ancien air sarcastique. J’espérais un procédé un peu plus radical.

— La mort de l’enchanteur met fin à tous ses contrats et enchantements, cependant…

— Ah, oui ! Tout à fait ! l’interrompit impatiemment Strange. La mort de l’enchanteur ! J’y ai souvent songé à Venise. Avec toute la magie anglaise à ma disposition, tant de manières de le tuer s’offraient à moi ! Le précipiter du haut des sommets. Le frapper de la foudre. Soulever des montagnes pour l’écraser. Si ma liberté avait été en jeu, je l’eusse assurément tenté. Mais, loin de s’agir de ma liberté, il s’agissait de celle d’Arabella et, si j’avais échoué dans ma tentative – si j’avais trouvé la mort – alors son destin eût été scellé pour l’éternité. Je me suis donc replongé dans mes réflexions. Et j’ai pensé qu’il existait un seul homme au monde – dans tous les mondes jamais existants – qui saurait comment vaincre mon ennemi. Un seul homme qui pourrait me conseiller sur la conduite à suivre. J’ai compris que l’heure était venue de lui parler.

Mr Norrell eut l’air plus inquiet que jamais.

— Oh ! Je dois vous avouer que je ne me considère plus comme votre supérieur. Mes lectures ont été bien plus étendues que les vôtres, il est vrai, et je vous apporterai toute l’aide en mon pouvoir, cependant je ne puis aucunement vous garantir que j’aurai plus de succès que vous.

Strange fronça les sourcils.

— Comment ? de quoi parlez-vous ? Je ne songe pas à vous, mais à John Uskglass ! Je veux que vous m’aidiez à évoquer John Uskglass.

Mr Norrell respirait avec peine. L’air semblait vibrer, comme si une note grave avait résonné. Il était conscient, à un degré presque douloureux, des ténèbres qui les entouraient, des nouveaux astres roulant au-dessus de leurs têtes et du silence des pendules arrêtées. C’était un Grand Instant Noir qui n’en finissait plus, pesant sur lui jusqu’à l’étouffer. L’espace de cet Instant-là, l’on pouvait croire sans effort que John Uskglass était proche, séparé d’eux par un simple charme ; les ombres épaisses dans les coins éloignés de la pièce dessinaient les plis de sa robe, la fumée des chandelles crachotantes les lambrequins aile de corbeau de son heaume.

Strange, pourtant, ne paraissait aucunement oppressé par de telles terreurs immortelles. Il se pencha légèrement en avant, avec un demi-sourire d’impatience.

— Allez, monsieur Norrell, murmura-t-il. Travailler pour Lord Liverpool est d’un ennui ! Vous devez en convenir. Que d’autres magiciens jettent leurs sorts de protection sur les falaises et les grèves ! Bientôt ils seront nombreux à s’en charger ! Faisons quelque chose d’extraordinaire, vous et moi !

Nouveau silence.

— Vous avez peur, reprit Strange, qui eut un mouvement de recul sous l’effet de la contrariété.

— Peur ! bredouilla Mr Norrell. Naturellement que j’ai peur ! Ce serait folie, folie furieuse, de ne pas avoir peur ! Néanmoins, tel n’est pas le sens de mes objections. Cela ne marchera pas. Quoi que vous espériez obtenir par ce moyen, cela ne marchera pas. Et si nous réussissions à le faire apparaître, ce qui est à notre portée si vous et moi unissons nos efforts, il ne nous aidera pas de la manière que vous imaginez. Les rois ne satisfont pas une simple curiosité, ce roi-ci moins que les autres !

— Vous appelez cela une simple curiosité… ? commença Strange.

— Non, non ! dit Mr Norrell, l’interrompant précipitamment. Dieu m’en garde ! Je vous représente seulement comment les choses lui apparaîtront. En quoi la disparition de deux femmes peut-elle l’intéresser ? Vous pensez à John Uskglass comme à un homme ordinaire. J’entends, un homme pareil à vous ou à moi. Il a été élevé et formé au royaume des fées. Les us et coutumes du brugh lui étaient naturels, or la plupart de ceux-ci gardaient des chrétiens captifs, il en était un lui-même. Cela ne lui paraîtra pas si extraordinaire. Il ne comprendra pas.

— Alors je vais tout lui expliquer. Monsieur Norrell, j’ai changé l’Angleterre pour sauver mon épouse, j’ai changé le monde. Je ne me déroberai pas devant la tâche qui consiste à invoquer un seul homme, aussi abominable puisse-t-il être. Allez, monsieur ! Discuter ne rime à rien. Premier point, il faut l’appeler ici. Par où commençons-nous ?

Mr Norrell soupira.

— Ce n’est pas une évocation ordinaire. Toute magie relative à John Uskglass présente des difficultés propres.

— Par exemple ?

— Eh bien, d’abord, nous ignorons comment l’appeler. Les charmes d’évocation exigent du magicien qu’il soit précis en matière des noms. Or aucun de ceux que l’on attribue à John Uskglass n’était vraiment le sien. Il a été, ainsi que le rapportent les légendes, volé et emporté au royaume des fées avant d’avoir pu être baptisé, aussi est-il devenu l’enfant sans nom du brugh. « L’esclave sans nom » était une des épithètes qu’il s’appliquait à lui-même. Certes, les fées lui ont donné un nom de leur cru, mais il l’a abandonné à son retour en Angleterre. Quant à tous ses autres titres, le roi Corbeau, le roi Noir, le roi du Ponant, ce sont les autres qui les lui ont conférés, pas lui.

— Oui, oui ! déclara Strange avec impatience. Je sais tout cela ! Tout de même, John Uskglass était son vrai nom ?

— Oh ! Aucunement. C’était le nom d’un jeune noble normand qui est mort, je crois, à l’été 1097. Le roi, notre John Uskglass, a affirmé que cet homme était son père. Certains, toutefois, ont contesté que tous deux aient le moindre lien de parenté. Je ne pense pas que cet embrouillamini de noms et de titres soit fortuit. Le roi savait qu’il attirerait toujours l’attention des autres magiciens, aussi s’est-il protégé de leur magie en brouillant délibérément leurs maléfices.

— Alors que dois-je faire ? – Strange claqua des doigts. – Conseillez-moi !

Mr Norrell cligna ses petits yeux. Penser si vite n’était pas dans ses habitudes.

— Si nous recourons à l’un des sorts anglais classiques d’évocation – ce que je recommande fortement, étant donné que rien ne peut les dépasser – nous pouvons toujours nous décharger du travail d’identification sur les éléments du sort. Il nous faudra un émissaire, un chemin et des étrennes[223]. Si nous faisons appel à des outils qui connaissent déjà le roi – et qui le connaissent bien –, alors peu importe que nous ne puissions pas le nommer correctement, ils sauront bien le trouver, nous l’amener et le contraindre sans notre aide ! Voyez-vous ?

Malgré son effroi, il s’animait de plus en plus à la perspective de devoir perpétrer la magie – une magie nouvelle ! – avec Mr Strange.

— Non, répondit Strange, je ne vois pas du tout.

— Cette demeure est bâtie sur les terres du roi, avec des pierres provenant de l’abbaye du roi. Une rivière la longe – à guère plus de deux cents yards d’ici ; ses eaux ont souvent transporté le roi dans sa barque d’apparat. Dans mon potager, on trouve un poirier et un pommier, descendants directs des pépins recrachés par le roi alors qu’il se tenait dans le jardin de curé par un beau soir d’été. Que les pierres de la vieille abbaye soient notre émissaire, que la rivière soit notre chemin, que la prochaine récolte de pommes et de poires soit nos étrennes ! Alors nous pourrons l’appeler simplement « le Roi ». Ces pierres, cette rivière, ces arbres n’en connaissent nul autre !

— Bien, approuva Strange. Et quel sort recommandez-vous ? Y en a-t-il chez Belasis ?

— Oui, trois.

— Vaut-il la peine de les essayer ?

— Non, pas vraiment. – Mr Norrell ouvrit un tiroir d’où il tira une feuille de papier. – Voici le meilleur que je connaisse. Je n’ai pas coutume de recourir aux sorts d’évocation, mais si c’était le cas, j’utiliserais celui-ci.

Il passa à Strange la feuille qui était couverte de sa petite écriture méticuleuse. En haut, on lisait : « Sort d’évocation de Mr Strange ».

— Il s’agit de celui dont vous vous êtes servi pour évoquer Maria Absalom, expliqua Norrell. J’y ai apporté certaines corrections. J’ai coupé le florilegium que vous aviez copié mot pour mot chez Omskirk. Vous le savez, je n’ai pas grande opinion des florilegia en général, et celui-ci me paraît particulièrement inepte. En revanche, j’ai ajouté un épitomé[224] de conservation et de délivrance, ainsi qu’un écrémage de supplication, même si je doute que l’un ou l’autre nous aide beaucoup en la circonstance.

— C’est autant votre œuvre que la mienne à présent, fit observer Strange, dont la voix ne trahissait pas le moindre soupçon de rivalité ou de ressentiment.

— Non, non, insista Norrell. La trame est entièrement vôtre. Je me suis borné à rogner les bords.

— Bon ! Alors nous sommes prêts, n’est-ce pas ?

— Il y a encore une chose.

— Qu’est-ce donc ?

— Certaines précautions sont nécessaires pour assurer la sécurité de Mrs Strange, expliqua Mr Norrell.

Strange lui jeta un regard signifiant qu’à son avis son ancien maître songeait un peu tardivement à la sécurité d’Arabella, mais ce dernier, qui s’était précipité vers un rayonnage, ne le remarqua pas, tant il était occupé à fouiller dans un énorme grimoire.

— Ce charme est consigné dans le Liber novus de Chaston. Ah, oui ! Le voilà ! Nous devons construire une route magique et ériger une porte afin que Mrs Strange puisse sortir saine et sauve du royaume des fées. Sinon, elle risque d’y rester captive pour toujours. Cela pourrait nous prendre des siècles pour la retrouver.

— Ah, celui-là ! s’écria Strange. Je l’ai déjà utilisé. J’ai également nommé un portier pour l’accueillir quand elle sortira. Tout est prêt.

Il se saisit d’un misérable bout de chandelle, le ficha dans un bougeoir et l’alluma[225]. Ensuite, il se mit à réciter son incantation. Aux pierres de l’abbaye, il donna le nom d’émissaire envoyé quérir le roi ; à la rivière, celui de chemin par où le roi devait arriver ; à la prochaine récolte de pommes et de poires des arbres de Mr Norrell, celui d’étrennes que le roi devait recevoir ; à l’instant où la flamme mourait, celui d’heure où le roi devait apparaître.

La chandelle crachota puis s’éteignit…

… et à cet instant…

… à cet instant la bibliothèque regorgea de corbeaux. Les ailes noires emplissaient les airs telles de grandes mains qui se tordaient, bouchaient la vue de Strange de leur tumulte de flammes obscures. De tous côtés, il se heurtait à des ailes et à des griffes. Les croassements étaient assourdissants. Les corbeaux battaient les murs, les fenêtres, la personne de Strange, qui se couvrit la tête des mains et s’écroula à terre. Ce vacarme et cette confusion d’ailes durèrent encore un peu.

Puis, en un clin d’œil, tous les oiseaux eurent disparu et la pièce retrouva le silence.

Les chandelles étaient toutes éteintes. Strange roula sur le dos ; pendant quelques instants ses regards se perdirent dans les ténèbres.

— Monsieur Norrell ? articula-t-il enfin.

Personne ne lui répondit.

Il se releva dans la nuit noire, parvint à retrouver un des pupitres et tâtonna jusqu’à ce que sa main tombât sur une chandelle renversée, qu’il alluma avec le briquet tiré de sa poche.

Levant la flamme au-dessus de sa tête, il découvrit que la salle offrait le spectacle du plus grand désordre et du chaos extrême. Pas un livre n’était resté sur son étagère. Les tables et l’escabeau de bibliothèque étaient renversés. Plusieurs sièges de style avaient été réduits en miettes. Une couche épaisse de plumes de corbeau recouvrait tout, pareille à une neige noire.

Adossé à une table, Norrell était à demi assis, à demi couché sur le sol. Il avait les yeux ouverts et le regard vide. Strange lui passa la chandelle devant le nez.

— Monsieur Norrell ? répéta-t-il.

Hébété, Mr Norrell murmura :

— Je crois qu’on peut penser que nous avons son attention.

— Je crois que vous avez raison, monsieur. Savez-vous ce qui s’est passé ?

Toujours dans un murmure, Mr Norrell répondit :

— Les livres se sont tous transformés en corbeaux. J’avais l’œil sur La Fontaine du cœur de Hugh Pontifex et j’ai vu la métamorphose. Il y a eu souvent recours, savez-vous ?… À cette tourmente d’oiseaux noirs. J’ai beaucoup lu sur le sujet depuis que je suis enfant. Mais que je vive assez longtemps pour le voir, monsieur Strange ! Que je sois encore là pour le voir ! Cela a un nom dans la langue sidhe, la langue de son enfance, malheureusement il s’est perdu[226]. – Il agrippa soudain la main de Strange. – Mes ouvrages sont-ils intacts ?

Strange en ramassa un par terre. Il secoua les plumes de corbeau du livre, puis jeta un coup d’œil au titre : Sept Portes et Quarante-Deux Clés, de Piers Russinol. Il ouvrit le volume et se mit à lire au hasard :

— « … et là tu trouveras un pays inconnu, semblable à un échiquier, où alternent le rocher nu et les vergers féconds, les étendues d’épines et les champs de blé barbu, les prairies inondables et les déserts. Et dans ce pays le dieu des magiciens, Hermès Trismégiste, a posté un garde à chaque porte et à chaque pont : à un endroit un bélier, à un autre un serpent… » Cela vous paraît-il juste ? demanda-t-il d’un ton dubitatif.

Mr Norrell inclina la tête. Il sortit son mouchoir et s’en servit pour éponger le sang de sa figure.

Affalés par terre, au milieu des livres et des plumes, les deux magiciens ne prononcèrent plus un mot pendant un moment. Le monde s’était réduit au halo lumineux d’une chandelle.

Enfin Strange reprit :

— Il ne doit pas être bien loin pour opérer pareille magie…

— Qui ? John Uskglass ? Que je sache, sa magie est opérante à cent mondes de distance… Que dis-je ? Du fin fond de l’enfer !

— Cela vaut quand même la peine d’essayer d’en apprendre davantage, n’est-ce pas ?

— Vous croyez ?

— Eh bien, par exemple, si nous découvrions qu’il était dans les parages, nous pourrions… – Strange eut un instant de réflexion. – Nous pourrions le consulter.

— Soit, soupira Norrell, peu optimiste.

Le premier – en réalité, l’unique – accessoire requis pour les sorts de localisation est un plat d’argent rempli d’eau. À Hurtfew, le plat de Mr Norrell trônait sur un petit guéridon dans un coin de la pièce, mais le guéridon en question avait été victime de la violence des corbeaux et le plat demeurait invisible. Ils cherchèrent un moment et finirent par le retrouver dans l’âtre de la cheminée, retourné et enfoui sous un monceau de plumes noires et de pages de livres trempées et en lambeaux.

— Il nous faut de l’eau, dit Norrell. J’envoyais toujours Lucas en quérir à la rivière. De l’eau qui a voyagé rapidement est le mieux pour la magie localisatrice. Et la rivière de Hurtfew coule vite, même en été. Je vais aller en chercher.

Mr Norrell, qui n’avait pas l’habitude de se débrouiller seul, mit un certain temps avant de sortir de la maison. Il s’arrêta au milieu de la pelouse et leva les yeux pour contempler des constellations qu’il voyait pour la première fois. Il n’avait pas l’impression d’être dans une colonne de Ténèbres, au cœur du Yorkshire ; il avait plutôt le sentiment que le reste du monde avait disparu, et que Strange et lui restaient seuls sur une île ou un promontoire solitaire. Cette idée l’affligeait bien moins qu’on eût pu le croire. Il ne s’était jamais beaucoup soucié du monde et prenait donc sa perte avec philosophie.

Au bord de la rivière, il s’agenouilla au milieu des herbes gelées pour remplir son plat. Les étoiles inconnues se reflétaient dans les profondeurs. Il se releva (un brin étourdi, n’ayant pas l’habitude de l’effort) et eut aussitôt l’intuition irrépressible d’un enchantement en cours – bien plus puissant que ce qu’il avait jamais senti. Si on lui avait demandé de décrire ce qui se passait, il aurait répondu que tout le Yorkshire se retournait comme un gant. L’espace d’un instant, il ne sut plus dans quelle direction se trouvait l’abbaye. Il pivota sur ses talons, trébucha et heurta de plein fouet Mr Strange qui, mystérieusement, se tenait juste derrière lui.

— Je croyais que vous deviez rester dans la bibliothèque ! s’exclama-t-il avec stupéfaction.

Strange le regarda de travers.

— Je suis resté dans la bibliothèque ! Un instant, je lisais Le Portier d’Apollon de Goubert et, celui d’après, j’étais ici !

— Vous ne m’avez donc pas suivi ? s’enquit Norrell.

— Non, bien sûr que non ! Que se passe-t-il ? Pour l’amour du ciel, pourquoi mettez-vous tant de temps ?

— Je ne trouvais plus ma pelisse, avoua humblement Mr Norrell. Je ne savais pas où Lucas l’avait rangée.

Strange arqua un sourcil et dit avec un soupir :

— Je présume que vous avez fait la même expérience que moi ? Juste avant d’être transporté ici par surprise, j’ai eu une sensation de vents, d’eau et de flammes mêlés…

— Oui, acquiesça Norrell.

— Accompagnée d’une légère odeur, rappelant celle des herbes sauvages de montagne ?

— Oui, dit Norrell.

— Magie des fées ?

— Ah ! sans aucun doute ! s’écria Norrell. Tout cela relève du sortilège qui vous retient dans les Ténèbres éternelles. – Il regarda autour de lui. – Quelle est leur étendue ?

— L’étendue de quoi ?

— Des Ténèbres.

— Eh bien, il m’est difficile de le savoir exactement, étant donné qu’elles se déplacent avec moi. Néanmoins, d’aucuns m’ont assuré qu’elles sont grandes comme la paroisse vénitienne où je logeais. Un arpent, environ.

— Un arpent ? Ne bougez pas d’ici !

Mr Norrell posa le plat d’argent plein d’eau sur le sol gelé, puis partit en direction du pont. Bientôt, on ne distingua plus que sa perruque grise. À la lumière des étoiles, celle-ci ne ressemblait rien tant qu’à une petite tortue de pierre qui s’éloignait en trottinant.

Le monde tourna encore d’un cran. Soudain les deux magiciens se retrouvèrent côte à côte sur le pont enjambant la rivière de Hurtfew.

— Que diable… ? commença Strange.

— Vous voyez ? dit Norrell d’un air mécontent. Le sortilège ne nous permet pas de trop nous éloigner l’un de l’autre. Il me tient moi aussi. Si je puis me permettre, la magie du garçon-fée est entachée d’une regrettable imprécision. Il s’est montré négligent. Il vous a sans doute qualifié de magicien anglais… ou de quelque autre terme aussi vague. Par conséquent, son sort – à l’origine à vous seul destiné – prend désormais au piège tout magicien anglais qui se présente !

— Ah ! fit Strange.

Il ne semblait pas qu’il y eût quoi que ce soit à ajouter.

Mr Norrell se retourna vers le manoir.

— À défaut d’autre chose, monsieur Strange, poursuivit-il, voilà une parfaite illustration de la nécessité d’une grande précision des noms cités dans les sortilèges !

Dans son dos, Strange leva les yeux au ciel.

De retour dans la bibliothèque, ils installèrent le plat d’argent sur un guéridon entre eux.

Bizarrement, la découverte qu’il était désormais prisonnier des Ténèbres éternelles en compagnie de Strange parut redonner courage à Mr Norrell plutôt que l’inverse. Avec entrain, il rappela à son émule qu’ils ne savaient toujours pas comment nommer John Uskglass, et que cette lacune serait sans aucun doute un gros obstacle pour le débusquer. Par magie ou par tout autre moyen.

Strange, la tête appuyée sur ses mains, le fixait d’un air sombre.

— Essayons John Uskglass, lança-t-il.

Norrell opéra donc sa magie, nommant l’objet de leurs recherches John Uskglass. Il divisa la surface de l’eau en quatre au moyen de lignes scintillantes. Il donna un nom à chacun des quartiers : Paradis, Enfer, Terre et royaume des fées. Instantanément, un point d’une lumière bleuâtre s’alluma dans le quart qui représentait la Terre.

— Là ! s’écria Strange, se levant triomphalement d’un bond. Vous voyez, monsieur ! Les choses ne sont pas toujours aussi difficiles que vous le croyez.

Norrell tapota la surface du quartier ; les divisions disparurent. Il les redessina, leur assignant de nouveaux noms :

— Angleterre, Écosse, Irlande, Ailleurs.

Le point lumineux réapparut en Angleterre. Le vieux magicien tapota le quart concerné, refit une fois de plus ses divisions et examina le résultat. Et il continua ainsi à affiner sa magie. Le point brillait toujours.

Mr Norrell émit une exclamation sourde.

— Qu’y a-t-il ? demanda Strange.

D’un ton émerveillé, Norrell répondit :

— Je crois que nous avons réussi, tout compte fait ! L’eau nous indique qu’il est ici. Au Yorkshire !

67 L’aubépine

Février 1817

Childermass traversait une lande solitaire. Au milieu de la friche se dressait une aubépine isolée et rabougrie, à laquelle un homme était pendu. Il avait été dépouillé de sa veste et de sa chemise, dévoilant dans la mort un secret qu’il avait sûrement tenu caché toute sa vie : une curieuse difformité présentée par sa peau. Son torse, son dos et ses bras étaient en effet couverts d’un enchevêtrement de marques bleues si touffu que le malheureux était plus bleu que blanc.

En poussant sa monture vers l’arbre, Childermass se demanda si l’assassin avait écrit sur le corps pour le transformer en un objet de risée. Du temps où il était marin, il avait entendu parler de pays où l’on gravait les confessions des criminels dans leur chair par divers horribles moyens avant de les exécuter. De loin, les marques évoquaient des inscriptions ; en se rapprochant, il vit qu’elles étaient sous-cutanées.

Il mit pied à terre et tourna le cadavre pour l’amener face à lui. Le visage était violacé et bouffi, les yeux exorbités et injectés de sang. Il le scruta, puis parvint à distinguer dans les traits convulsés une tête de sa connaissance.

— Vinculus, murmura-t-il.

Tirant son couteau de poche, il trancha la corde. Puis il arracha les grègues et les bottes de Vinculus, et inspecta son corps : le cadavre d’une bête fourchue sur une lande hivernale désolée.

Les signes inconnus recouvraient le moindre centimètre de peau, à la notable exception du visage, des mains, des parties génitales et des plantes de pied. On eût cru un homme bleu, portant des gants et un masque blancs. Plus Childermass le regardait, plus il avait le sentiment que ces stigmates avaient une signification.

— Ce sont les lettres du roi, proféra-t-il enfin. Le livre de Robert Findhelm…

À cet instant, il se mit à neiger avec des rafales de flocons glacés et cinglants. Le vent forcit.

Childermass songea à Strange et à Norrell à vingt milles de là et rit tout haut. Qu’importait qui lisait les livres à l’abbaye de Hurtfew ? L’ouvrage le plus précieux de tous gisait nu et sans vie dans la neige et le vent.

— C’est donc à moi qu’il échoit, hein ? Le plus grand titre de gloire comme le plus grand fardeau jamais imparti à un homme de cette ère…

Pour le moment, le fardeau l’emportait sur la gloire. Le livre se présentait sous une forme des plus incommodes. Childermass ne savait pas depuis combien de temps Vinculus était mort ni quand ses chairs allaient commencer à se décomposer. Que faire ? Il pouvait toujours s’aventurer à jeter le corps en travers de son cheval. Un cadavre fraîchement pendu, cependant, serait difficile à expliquer auprès d’un voyageur de rencontre. Il pouvait aussi bien cacher le corps et aller quérir un cheval et une charrette. Combien de temps cela lui prendrait-il ? Et si, dans l’intervalle, quelqu’un trouvait le corps et l’enlevait ? Certains médecins d’York paieraient cher pour se procurer des cadavres sans susciter de questions.

« Je peux jeter un sort de dissimulation », songea-t-il.

Un sort de dissimulation déroberait certainement son objet aux regards humains ; néanmoins, il fallait compter avec les chiens, les renards et les corbeaux. Ils ne se laisseraient pas abuser par les rudiments de magie de Childermass. Le livre ayant déjà été dévoré une fois, celui-ci n’avait aucune envie de risquer que cela se reproduisît une seconde fois.

Ce qui s’imposait à l’évidence, c’était d’en réaliser une copie, mais son carnet de notes, sa plume et son encrier étaient restés sur la table du salon, dans les Ténèbres de l’abbaye de Hurtfew. Et alors ? Il pouvait aussi graver sa copie dans le sol gelé à l’aide d’un bâton – toutefois, cela ne valait guère mieux que ce dont il disposait déjà. Si seulement il y avait eu des arbres, il aurait pu peut-être les écorcer, brûler un peu de bois et écrire sur l’écorce avec le charbon obtenu. Mais il n’y avait que cette unique aubépine, toute tordue.

Childermass contempla son couteau. Peut-être devrait-il copier le livre sur son propre corps ? Plusieurs arguments plaidaient en faveur d’un tel projet. D’abord, qui pouvait jurer si l’emplacement des signes sur le corps de Vinculus ne comportait pas un sens caché ? Plus le texte était proche de la tête, plus important était-il ? Tout était possible. Deuxièmement, le livre serait ainsi à la fois invisible et en sécurité. Il n’aurait pas à craindre les agissements d’un voleur. Il n’avait pas encore décidé s’il allait le montrer à Strange ou à Norrell.

Las ! les écritures sur le corps de Vinculus étaient aussi denses que compliquées. Si Childermass pouvait contraindre sa lame à reproduire exactement tous ces points, cercles et arabesques – ce dont il doutait –, il lui faudrait inciser assez profond pour rendre les marques permanentes.

Il retira sa houppelande et sa veste de tous les jours, défit son poignet de chemise et roula sa manche. En guise d’expérience, il grava un des symboles présentés par l’intérieur du bras de Vinculus à l’endroit correspondant sur son propre bras. Le résultat n’était guère prometteur ; le sang était si abondant qu’il avait du mal à voir ce qu’il faisait, et la douleur lui donna des sueurs froides.

— Je peux me permettre de perdre un peu de sang pour la cause, mais les signes sont si nombreux que l’opération me tuerait à coup sûr. De plus, comment diable pourrais-je copier ce qui est écrit sur son dos ? Je vais le ramener à cheval et si l’on me défie… Eh bien, je leur tirerai dessus au besoin. Au moins, voilà un plan ! S’il n’est pas très bon, c’est quand même un plan.

Il remit sa veste, puis sa houppelande.

Brewer, qui s’était légèrement éloigné, broutait des herbes sèches, dénudées par le vent. Childermass alla le rejoindre. De sa sacoche, il sortit une longueur de grosse corde, ainsi que l’étui contenant ses pistolets. Il glissa une balle dans chaque arme et les amorça avec de la poudre.

Il se retourna afin de s’assurer que le corps était toujours en place. Quelqu’un – un homme – était penché au-dessus. Il fourra les pistolets dans les poches de sa houppelande et se mit à courir en criant.

L’homme portait des bottes noires et une redingote de voyage également noire. Il se tenait près de Vinculus, mi-courbé, mi-agenouillé sur le sol enneigé. Fugitivement, Childermass le prit pour Strange, mais l’inconnu n’était pas tout à fait aussi grand, bien qu’un peu plus frêle. Ses habits sombres étaient visiblement coûteux et au goût du jour. Ses cheveux bruns et raides, pourtant, étaient plus longs qu’un gentleman au goût du jour n’eût osé les porter ; cela lui donnait plutôt l’air d’un prêcheur méthodiste ou d’un poète romantique. « Je le connais, se dit Childermass. C’est un magicien, je le connais fort bien. Pourquoi son nom m’échappe-t-il ? »

À haute voix, il déclara :

— Ce corps est mien, monsieur ! Laissez-le tranquille !

L’autre leva les yeux.

— Vôtre, John Childermass ? répondit-il avec un air un tantinet ironique. Je croyais qu’il était mien…

Chose étrange malgré sa mise son calme et son autorité apparente, ses paroles avaient des accents frustes… Y compris aux oreilles de Childermass. Son accent venait du Nord – de cela il n’y avait aucun doute –, mais Childermass ne réussit pas à l’identifier. Ç’aurait pu être celui du Northumberland, s’il n’avait été teinté du parler des contrées glacées situées de l’autre côté de la mer du Nord, et – plus extraordinaire – d’une pointe de français perçant dans sa prononciation.

— Eh bien, vous vous méprenez. – Childermass leva ses pistolets. – Je vous mettrai en joue s’il le faut, monsieur. Pourtant je n’y tiens pas. Laissez-moi le corps et passez votre chemin !

L’homme demeura silencieux. Il considéra Childermass un moment encore puis, lassé de sa vue, retourna à son examen.

Childermass chercha des yeux un cheval ou une voiture – quelque indication du moyen par lequel cet homme était arrivé jusque-là. Rien. Sur toute la vaste lande, on n’apercevait que les deux hommes, sa monture, le cadavre et l’aubépine.

« Une voiture doit pourtant bien l’attendre quelque part ? pensa-t-il. Son habit ne présente pas la moindre tache de boue, non plus que ses bottes. Il a l’air de sortir des mains de son valet de chambre. Où sont donc ses domestiques ? »

C’était là une pensée contrariante. Childermass doutait d’avoir beaucoup de mal à terrasser cet être maigre et pâle aux allures de poète ; un cocher ou trois robustes laquais seraient une tout autre paire de manches.

— Les terres environnantes vous appartiennent-elles, monsieur ? s’inquiéta-t-il.

— Oui.

— Où est votre cheval ? Et votre voiture ? Où sont vos domestiques ?

— Je n’ai pas de cheval, John Childermass. Je n’ai pas de voiture non plus. Et seul un de mes domestiques est là.

— Où donc ?

Sans daigner lever la tête, l’autre leva le bras et tendit un doigt pâle et maigre.

Troublé, Childermass regarda derrière lui. Il n’y avait personne. Hormis le vent qui soufflait sur les touffes d’herbe neigeuses. Qu’entendait-il par là ? Était-ce le vent ou la neige ? Il avait ouï dire que des magiciens médiévaux se targuaient de les avoir pour serviteurs, ainsi que d’autres éléments naturels. Puis la vérité lui apparut.

— Comment ? Non, monsieur, vous êtes dans l’erreur ! Je ne suis pas votre serviteur !

— Vous vous en êtes vanté voilà moins de trois jours, rétorqua l’autre.

Une seule personne au monde pouvait prétendre à être le maître de Childermass. Était-ce donc, en quelque mystérieuse façon, Norrell ? Un aspect de Norrell ? Par le passé, les magiciens étaient parfois apparus sous diverses apparences, suivant les qualités qui entraient dans leur personnalité. Childermass tenta de deviner quelle partie de la personnalité de Gilbert Norrell pouvait soudain s’incarner dans ce bel homme pâle, doté d’un curieux accent et d’un air de grande autorité. Il songea qu’il s’était passé de drôles de choses depuis peu, mais rien d’aussi bizarre.

— Monsieur ! cria-t-il. Je vous aurai prévenu. Laissez ce corps !

L’homme se pencha davantage sur le cadavre. Il tira quelque chose de sa bouche – une petite perle lumineuse, teintée de rose et d’argent – et la plaça dans celle de Vinculus. Le cadavre frémit. Pas le frisson d’un malade ni non plus le tremblement d’un être en bonne santé, plutôt le frémissement d’un bouleau dénudé sous le souffle du printemps.

— Écartez-vous du corps, monsieur ! cria encore Childermass. Je ne le répéterai pas !

L’homme ne se donna pas la peine de lever les yeux ; il effleura toute la dépouille du bout de l’index, comme s’il écrivait dessus.

Avec le pistolet de droite Childermass visa un tantinet au-dessus de l’épaule gauche de l’homme, dans l’intention de l’effrayer. Son arme fonctionna à la perfection ; un nuage de fumée et une odeur de poudre s’élevèrent du bassinet ; des étincelles et davantage de volutes jaillirent du canon.

Mais le plomb refusa de voler. Il restait suspendu dans les airs comme dans un rêve, se tordait, gonflait et changeait de forme ; soudain il lui poussa des ailes, il se métamorphosa en vanneau et s’envola. Dans l’instant, l’esprit de Childermass devenait aussi calme et silencieux qu’une pierre.

L’homme promenait toujours son doigt sur Vinculus, et tous les dessins et les symboles ondulaient et tournoyaient comme s’ils avaient été tracés sur l’eau. Il continua un moment son manège et, une fois satisfait, s’arrêta puis se releva.

— Vous vous trompez, dit-il à Childermass. Il n’est pas mort.

Il vint se camper juste devant lui. Sans plus de façon qu’un parent qui nettoie une poussière sur le visage de son enfant, l’homme se lécha un doigt et esquissa une sorte de symbole sur chacune des paupières de Childermass, sur ses lèvres et sur son cœur. Après quoi, il donna un coup à sa main gauche, de sorte que le pistolet tomba à terre. Il traça un autre symbole sur la paume de Childermass, se détourna et parut prêt à partir quand, jetant un coup d’œil en arrière et apparemment pris de remords, il ébaucha un dernier geste sur la balafre qui défigurait le serviteur.

Le vent balayait les flocons qui tombaient et les faisait tourbillonner. Brewer émit une petite plainte, comme si une mouche l’avait piqué. Fugitivement, la neige et les ombres dessinèrent la silhouette d’un homme brun et efflanqué, vêtu d’une houppelande et chaussé de bottes. L’instant d’après, l’illusion avait disparu.

Childermass cligna les yeux.

« Où mes pensées s’égarent-elles ? s’interrogea-t-il, non sans irritation. Et qu’ai-je à parler tout seul ? » Il flottait une odeur de poudre. Un de ses pistolets reposait dans la neige. Quand il la ramassa, l’arme était encore chaude, comme s’il venait de s’en servir. Voilà qui était fort étrange. Il n’eut pas le temps d’être surpris car un bruit attira son regard.

Vinculus se relevait avec des gestes maladroits, saccadés, pareil à une créature nouveau-née qui ne connaît pas encore la destination de ses membres. Il se figea un moment sur place, le corps vacillant et la tête bougeant de côté et d’autre. Puis il ouvrit la bouche et invectiva Childermass. Le son qui sortit de sa bouche n’avait pourtant rien de sonore ; c’était une coquille vide de toute substance.

Sans aucun doute, ce spectacle était le plus étrange auquel il eût été jamais donné à Childermass d’assister : un homme bleu et nu, aux yeux rouges, qui criait silencieusement au beau milieu d’une lande enneigée. La situation était si extraordinaire que, l’espace de quelques instants, il ne sut quel parti prendre. Il se demanda s’il ne devait pas tenter le sort appelé « Restauration de la tranquillité enfuie » de Gilles de Marston, mais, après mûre considération, il eut une meilleure idée. Il sortit le bordeaux que Lucas lui avait donné et le montra à Vinculus. Ce dernier se calma et y attacha ses regards.

Un quart d’heure plus tard, ils étaient assis côte à côte sur une touffe d’herbes sous l’aubépine et se restauraient de quelques pommes arrosées de vin rouge. Vinculus, qui avait enfilé sa chemise et ses grègues, s’était enroulé dans la couverture de cheval de Brewer. Il s’était remis de sa pendaison avec une surprenante rapidité. Ses yeux étaient toujours injectés de sang, mais moins effrayants à voir que tantôt. Ses paroles, bien qu’enrouées et susceptibles d’être interrompues à tout moment par de violentes crises de toux, étaient compréhensibles.

— On a essayé de te pendre, lui expliqua Childermass. Je ne sais qui ni pourquoi. Par chance, je t’ai trouvé à temps pour trancher la corde.

En prononçant ces mots, il sentit une question insidieuse distraire ses pensées. Intérieurement, il revit Vinculus mort par terre, et une main blanche, maigre, qui le montrait du doigt. Qui était-ce ? Le souvenir lui échappait.

— Alors dis-moi, poursuivit-il, comment un homme devient-il un livre ? Je sais que ton père a reçu ce livre des mains de Robert Findhelm et qu’il devait le remettre à un ermite des monts du Derbyshire.

— Le dernier Anglais à savoir lire les lettres du roi, croassa Vinculus.

— Mais ton père n’a pas transmis le livre. Au lieu de cela, il l’a mangé au cours du championnat de boisson de Sheffield.

Vinculus but une nouvelle rasade à la bouteille, puis s’essuya la bouche du dos de la main.

— Je suis né quatre ans plus tard et les lettres du roi étaient écrites sur mon corps de nouveau-né. À sept ans, je me suis mis en quête de l’ermite des monts du Derbyshire… Le malheureux a vécu juste assez longtemps pour que je puisse le retrouver. La belle nuit que ce fut ! Une nuit étoilée d’été où le Livre du roi et le dernier lecteur des lettres du roi se rencontrèrent pour trinquer ensemble ! Perchés sur la croupe d’une colline, à Bretton, nous contemplions l’Angleterre, et il a lu sur moi les destinées de notre patrie.

— Et c’était là la prophétie que tu as répétée à Strange et à Norrell ?

Vinculus, pris d’une nouvelle quinte de toux, hocha la tête pour acquiescer. Quand il recouvra enfin l’usage de la parole, il ajouta :

— Ainsi qu’à l’esclave sans nom.

— Qui ? demanda Childermass avec un froncement de sourcils. Qui donc ?

— Un heureux mortel. J’avais entre autres tâches celle de témoigner de son histoire. Il a commencé dans la vie en étant esclave. Il deviendra bientôt roi. Son vrai nom lui a été caché à la naissance.

Childermass médita ce récit pendant un instant ou deux.

— Tu parles de John Uskglass ?

Vinculus émit un son d’exaspération.

— Si je parlais de John Uskglass, je le dirais ! Non et non. Il n’est aucunement magicien, c’est un homme comme les autres. – Il réfléchit un moment. – Hormis qu’il est noir, ajouta-t-il.

— Je n’ai jamais entendu parler de lui, déclara Childermass.

Vinculus le regarda avec amusement.

— Bien sûr que non. Vous avez passé toute votre vie dans la poche du magicien de Mayfair. Vous n’en savez pas plus que lui.

— Et alors ? répliqua Childermass, piqué au vif. Ce n’est déjà pas négligeable, si ? Norrell est un esprit éclairé… Et Strange aussi. Ils ont leurs défauts, comme tous les hommes, leurs exploits sont pourtant remarquables. Ne t’y trompe pas. Je suis l’homme de John Uskglass. Ou je le serais, s’il était là. Cependant tu dois convenir que la restauration de la magie anglaise est leur œuvre, pas la sienne.

— Leur œuvre ? se gaussa Vinculus. Vous avez dit leur œuvre ? Ne comprenez-vous donc toujours rien ? Ils sont le sortilège créé par John Uskglass et n’ont jamais été autre chose. Et il le crée en ce moment même !

68 « Oui »

Février 1817

Le point lumineux tremblota dans l’eau du plat d’argent, puis disparut.

— Quoi ? s’écria Strange. Que s’est-il passé ? Vite, monsieur Norrell !

Norrell tapota la surface de l’onde, y traça une nouvelle fois les traits phosphorescents et murmura son incantation. L’eau demeura obscure et immobile.

— Il est parti.

Strange ferma les yeux.

— C’est très bizarre, poursuivit Mr Norrell avec étonnement. Que faisait-il au Yorkshire, selon vous ?

— Oh ! s’exclama Strange. Il est sans doute venu jusqu’ici pour me rendre fou ! – Avec un cri où la rage le disputait à l’apitoiement sur soi, il se lamenta : – Pourquoi refuse-t-il de m’écouter ? Après tout ce que j’ai fait, pourquoi ne daigne-t-il pas me regarder ? Me parler ?

— C’est un vieux magicien, et un vieux roi, répondit brièvement Norrell. Deux natures qui ne s’en laissent pas facilement conter.

— Tous les magiciens aspirent à épater leurs maîtres. Je vous ai bien épaté, vous. Je voulais produire sur lui un effet identique.

— Votre véritable dessein est de libérer Mrs Strange de son enchantement, lui rappela Norrell.

— Oui, oui, c’est juste, concéda Strange avec humeur. Certes. Seulement…

Il n’acheva pas sa phrase.

Il y eut un silence. Puis Norrell, d’un air songeur, reprit :

— Vous parliez de magiciens qui désirent toujours impressionner leurs maîtres. Cela me rappelle un événement qui s’est produit en 1156…

Strange poussa un soupir.

— … Cette année-là, John Uskglass souffrit d’un mal inconnu – cela lui arrivait de temps à autre. Après qu’il se fut rétabli, une fête eut lieu dans son château de Newcastle. Rois et reines apportèrent des présents d’une valeur et d’une splendeur incomparables : or, rubis, ivoire, épices rares. Les magiciens, eux, offrirent des objets magiques : nuées de révélation, arbres chanteurs, clés de portes surnaturelles et ainsi de suite. Chacun s’efforçait de supplanter l’autre. Le roi les remercia tous avec componction. En dernier se présenta le magicien Thomas Godbless. Ses mains étaient vides, il n’avait pas de cadeau. Il releva la tête, puis proféra : « Sire, je vous apporte les arbres et les collines, je vous apporte le vent et la pluie. » Les rois et les reines, les grands seigneurs et les grandes dames de la cour, ainsi que les autres magiciens, furent frappés de stupeur par une telle impudence. Selon eux, en effet, c’était se moquer du monde. Mais, pour la première fois depuis qu’il avait été malade, le roi avait souri.

Strange médita ces paroles.

— Eh bien, dit-il, je crains d’être du côté des rois et des reines. Je n’y entends rien. D’où tenez-vous ce fabliau ?

— Il est rapporté dans Les Instructions de Belasis. Dans ma jeunesse, j’ai étudié Les Instructions avec une ardeur fervente et j’y ai trouvé ce passage fascinant. J’en ai conclu que Godbless avait, on ne savait comment, convaincu les arbres, les collines et le reste de saluer John Uskglass de manière occulte, de se prosterner devant lui, en quelque sorte. J’étais content d’avoir percé à jour une arcane qui avait résisté à Belasis, mais j’en suis resté là. Pareille magie ne m’était d’aucun usage. Bien des années plus tard, j’ai déniché un sortilège dans Le Langage des oiseaux de Lancaster, lequel l’avait tiré d’un livre plus ancien, aujourd’hui perdu. Il reconnaissait ne pas savoir à quoi celui-ci servait. Pour ma part, je crois que c’est le sort employé par Godbless… Ou, en tout cas, un qui lui est très proche. Si vous avez sérieusement l’intention de dialoguer avec John Uskglass, que penseriez-vous si nous jetions maintenant ce sort ? Et si nous demandions à l’Angleterre de l’accueillir ?

— À quoi cela nous avancerait-il ? s’enquit Strange.

— À quoi cela nous avancerait-il ? À rien. Du moins, à rien directement. Simplement, cela remémorerait à John Uskglass ses liens avec l’Angleterre. Et puis cela montrerait une forme de respect de notre part, ce qui est assurément plus conforme à l’attitude qu’un souverain attend de ses sujets.

Strange leva les épaules.

— Bien, acquiesça-t-il. Je n’ai pas d’autre suggestion. Où est votre exemplaire du Langage des oiseaux ?

Il promena ses regards à la ronde. Tous les livres reposaient à l’endroit où ils étaient tombés après avoir cessé d’être des corbeaux.

— Combien avez-vous de livres ? s’enquit-il.

— Quatre ou cinq mille, répondit Norrell.

Les magiciens se munirent chacun d’une chandelle et commencèrent leur quête.


Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon suivait à grandes enjambées le chemin clos menant au village de Starecross. Stephen trébuchait à sa suite, sur la route qui les conduisait d’un trépassé à l’autre.

L’Angleterre, en effet, ne lui semblait plus qu’horreurs et misère. Les silhouettes des arbres étaient pareilles à des cris muets. Un paquet de feuilles mortes pendait à une branche et crépitait au vent – c’était Vinculus à son aubépine. Une charogne de lièvre éventrée par un goupil était abandonnée sur le sentier – c’était Lady Pole qui serait bientôt tuée par le gentleman.

Mort après mort, horreur après horreur, et il n’y avait rien que Stephen pût tenter afin de les empêcher.


À Starecross-hall, Lady Pole écrivait furieusement sur le bonheur-du-jour de son boudoir. Le plateau en était jonché de feuilles de papier, toutes couvertes de son écriture.

On frappa. Mr Segundus entra.

— Je vous demande pardon ! dit-il. Puis-je vous poser une question ? Écrivez-vous à Sir Walter ?

Elle secoua la tête.

— Ces lettres sont destinées à Lord Liverpool et au rédacteur en chef du Times !

— Vraiment ? s’étonna Mr Segundus. Eh bien, le fait est que je viens de terminer une missive de ma composition – à l’attention de Sir Walter – mais rien, j’en suis sûr, ne le ravirait davantage qu’une ligne ou deux de la main de Madame, lui assurant que vous allez bien et que vous êtes désensorcelée.

— Votre lettre y pourvoira. Pardonnez-moi, monsieur Segundus, mais, tant que Mrs Strange et ce pauvre Stephen seront au pouvoir de ce mauvais génie, je ne puis songer à rien d’autre ! Vous devez expédier ces missives sans tarder ! Et quand ce sera fait, j’écrirai à l’archevêque de Canterbury et au Prince régent !

— Vous ne pensez pas, peut-être, que Sir Walter est la personne convenable à qui s’adresser pour des gentlemen aussi exaltés ? Certes… ?

— Non, assurément pas ! le coupa-t-elle, toute indignation. Je n’aurais pas idée de demander à des gens de me rendre des services dont je puis me charger personnellement. Je n’ai aucunement l’intention, en l’espace d’une heure, de passer de la faiblesse de l’enchantement à une autre sorte de faiblesse ! En outre, Sir Walter ne saura pas la moitié aussi bien que moi expliquer la véritable atrocité des crimes de Mr Norrell !

À cet instant, une autre personne pénétra dans la pièce – le valet de chambre de Mr Segundus, Charles. Ce dernier venait informer son maître qu’il se passait quelque chose de très étrange au village. Le grand homme noir – le personnage qui, à l’origine, avait conduit Madame à Starecross – était réapparu avec un diadème d’argent sur la tête, accompagné d’un gentleman aux cheveux fins comme du duvet de chardon, portant un habit vert vif.

— Stephen ! Stephen et l’enchanteur ! s’écria Lady Pole. Vite, monsieur Segundus ! Rassemblez tous vos pouvoirs ! Nous comptons sur vous pour le vaincre ! Vous devez libérer Stephen comme vous m’avez libérée !

— Vaincre une fée ! s’exclama Mr Segundus d’un ton horrifié. Ah, non ! Je ne pourrais jamais… Cela exigerait les talents d’un bien meilleur magicien…

— Sottise ! protesta-t-elle, les yeux étincelants. N’oubliez pas ce que Childermass vous a dit. Vos années d’études vous y ont préparé ! Vous n’avez qu’à tenter votre chance !

— Je ne sais pas…, commença-t-il faiblement.

Peu importait ce qu’il savait ou pas. Dès qu’elle eut fini de parler, elle s’enfuit de la pièce. Et, comme il s’estimait tenu de la protéger, il fut contraint de lui courir après.


À l’abbaye de Hurtfew, les deux magiciens avaient remis la main sur Le Langage des oiseaux ; celui-ci était ouvert sur le pupitre, à la page où le sortilège féerique était reproduit. Restait le problème de trouver un nom pour John Uskglass. Norrell, accroupi au-dessus de son plat d’argent, expérimentait ses sorts de localisation. Il avait déjà épuisé tous les titres et patronymes qu’ils avaient pu trouver, sans qu’aucun de ses charmes en eût reconnu un seul. L’eau du plat d’argent demeurait sombre et trouble.

— Et son nom de fée ? suggéra Strange.

— Il s’est perdu, répondit Norrell.

— Avons-nous déjà essayé le Roi du Nord ?

— Oui.

— Oh ! – Strange réfléchit un moment, puis dit : – Quelle était cette drôle d’appellation que vous avez citée ? Le qualificatif qu’il se donnait à lui-même, d’après vous ? Le quelque chose sans nom…

— L’esclave sans nom.

— Oui, essayez cela.

Norrell semblait dubitatif. Il n’en jeta pas moins le sort au nom de « l’esclave sans nom ». Instantanément, un atome de lumière bleuâtre apparut. Le magicien continua ses manipulations et l’esclave sans nom se révéla être au Yorkshire… À peu près à l’endroit où John Uskglass était apparu auparavant.

— Là ! s’exclama Strange d’un ton triomphal. Toutes nos inquiétudes étaient sans objet. Il est toujours là.

— Je ne crois pas que ce soit la même personne, l’interrompit Norrell. Il y a une légère différence.

— Monsieur Norrell, épargnez-moi vos lubies, je vous en prie ! Qui d’autre cela pourrait-il bien être ? Combien peut-il y avoir d’esclaves sans nom au Yorkshire ?

La question était si raisonnable que Mr Norrell ne souleva plus d’objection.

— À présent, la magie, reprit Strange, qui s’empara du livre et entreprit de réciter la formule.

Et de s’adresser aux arbres d’Angleterre, aux collines d’Angleterre, au soleil, à l’eau, à la gent ailée, à la terre et aux pierres. Il les exhorta, les uns après les autres, à se confier aux mains de l’esclave sans nom.


Stephen et le gentleman atteignirent le pont de charge menant à Starecross. Le village était paisible : on ne voyait presque personne. Sous un porche, une jeune fille dans une robe d’indienne et un châle de laine transvasait du lait de ses seaux en bois dans des cuves à fromage. Un homme portant guêtres et chapeau à larges bords descendait un chemin longeant la maison, un chien trottant à son côté. Quand tous deux tournèrent le coin, la jeune fille et l’homme se sourirent mutuellement et l’animal aboya de joie. Ce genre de tableau à la simplicité toute domestique eût, d’ordinaire, enchanté Stephen, mais dans les dispositions qui étaient alors les siennes il ne put que frémir ; si le nouvel arrivant avait tendu le bras pour frapper la demoiselle – ou l’étrangler – il n’eût guère été surpris.

Le gentleman était déjà sur le pont. Stephen lui emboîta le pas et…

… et tout changea. Le soleil, sortant de derrière un nuage, darda entre les arbres dénudés ; des centaines de petites mouchetures de lumière apparurent. Le monde devint une espèce de casse-tête ou de labyrinthe, rappelant la superstition qui veut qu’on ne doit pas marcher sur les lignes de séparation entre les dalles… Ou encore l’étrange magie appelée les Palets de Doncaster, qui se pratique sur une sorte d’échiquier. Soudain tout prenait sens. Stephen osait à peine avancer d’un pas. S’il le faisait – si, par exemple, il posait le pied sur CETTE ombre ou CETTE tache lumineuse –, alors le monde pourrait en être changé à jamais.

« Attendez ! songea-t-il fébrilement. Je ne suis pas prêt à cela ! Je n’ai pas réfléchi, je ne sais que faire ! »

Trop tard. Stephen leva les yeux.

Les branches dénudées formaient des signes sur le ciel et, sans le vouloir, il savait les lire. Il vit que les arbres lui posaient une question.

— Oui, leur répondit-il.

Leur âge et leur savoir étaient siens.

Au-delà des arbres se dressait une cime enneigée, tel un trait qui barrait le ciel. Son ombre était bleutée sur la neige de ses pentes. Elles symbolisait toutes sortes de froidures et d’épreuves. Elle salua en Stephen le roi qui lui manquait depuis longtemps ; sur un mot de lui, elle s’éboulerait et écraserait ses ennemis. Elle posa une question à Stephen.

— Oui.

Sa hauteur et sa force étaient siennes.

Le ru noir sous le pont gazouilla sa question.

— Oui.

La terre dit…

— Oui.

Les freux, les pies et les grives dirent…

— Oui.

Les pierres dirent…

— Oui. Oui, oui, oui.

Toute l’Angleterre tenait à présent sur sa paume noire. Tous les Anglais étaient à sa merci. Dès lors chaque insulte pouvait être lavée, chacune des brimades subies par sa pauvre mère rachetée au centuple. L’Angleterre entière pouvait être dévastée dans l’instant. Il avait le pouvoir de précipiter les maisons sur la tête de leurs occupants, le pouvoir d’ordonner aux montagnes de s’écrouler et aux vallées de refermer leurs lèvres. Il avait le pouvoir d’invoquer les centaures, d’éteindre les étoiles, de masquer la lune dans le ciel. À présent, à présent, à présent…

À présent Lady Pole et Mr Segundus accouraient du manoir sous le pâle soleil hivernal. Lady Pole regarda le gentleman avec des yeux flamboyants de haine. Le pauvre Mr Segundus était confus et consterné.

Le gentleman se tourna vers Stephen et lui adressa quelques mots qu’il n’entendit pas. Les monts et les arbres parlaient trop fort. Mais il murmura :

— Oui.

Le gentleman, avec un rire folâtre, leva ses mains pour jeter ses sortilèges sur Lady Pole.

Stephen ferma les yeux. Il prononça une parole à l’intention des pierres du pont.

Oui, dirent les pierres. Le pont se cabra tel un cheval emballé et précipita le gentleman dans le ru.

Stephen prononça ensuite une parole au ru.

Oui, dit le ru. Ses eaux étreignirent le gentleman d’une poigne de fer et l’emportèrent très vite.

Stephen avait conscience que Lady Pole lui parlait, qu’elle tentait de lui saisir le bras ; il voyait la figure pâle de stupeur de Mr Segundus, il voyait bien qu’il disait quelques mots, mais n’avait pas le temps de leur répondre. Qui savait combien de temps le monde allait consentir à lui obéir ? Il sauta du haut du pont et courut sur la berge.

Les arbres le saluaient sur son passage ; ils bruissaient d’anciennes alliances et lui rappelaient des temps révolus. Le soleil l’appelait « Sire » et exprimait son plaisir de le trouver là. Il n’avait pas le temps de leur expliquer qu’il n’était pas celui qu’ils croyaient.

Il parvint en un lieu où les berges s’élevaient en pente raide de part et d’autre du ru – une combe profonde de la lande, d’où l’on extrayait les meules de moulin. Les alentours des versants de la combe étaient jonchés de grosses pierres rondes, taillées, dont chacune mesurait la moitié d’un homme.

La surface du ruisseau fumait et bouillonnait à l’endroit où le gentleman était maintenu prisonnier. Stephen s’agenouilla sur une pierre plate, puis se pencha au-dessus de l’eau.

— Je suis désolé, dit-il. Vous ne pensiez pas à mal, j’en suis sûr.

Les mèches de cheveux du gentleman flottaient, tels des serpents argentés dans le flot sombre. Sa tête était terrible à voir. Sous l’effet de la fureur et de la haine, il se mit à perdre toute ressemblance avec l’humanité : ses yeux s’écartèrent davantage, un duvet recouvrit son visage et ses lèvres se retroussèrent férocement sur ses dents.

Une voix intérieure résonna en Stephen : « Si vous me tuez, vous ne connaîtrez jamais votre nom ! »

— Je suis l’esclave sans nom, clama Stephen. Je n’ai jamais été autre chose et aujourd’hui j’en suis content.

Et de prononcer une parole à l’intention des meules de moulin, qui s’envolèrent dans le ciel et se jetèrent sur le gentleman. Et de parler aux galets et aux rochers, qui les imitèrent. Le gentleman était d’un âge immémorial et très robuste. Longtemps après que ses os et sa chair eurent dû être réduits en miettes, Stephen sentait encore ce qui restait lui résister pour se reconstituer par magie. Alors Stephen s’adressa aux escarpements caillouteux de la combe en demandant leur aide. La terre et la roche s’éboulèrent ; elles s’entassèrent sur les meules de moulin et les blocs de rocher jusqu’à ce qu’il se dressât à leur place un monticule aussi haut que les pentes de la combe.

Depuis des années, Stephen avait le sentiment qu’un panneau de verre gris et sale le séparait du monde ; à l’instant précis où la dernière étincelle de vie du gentleman s’éteignait, le verre se brisait. Stephen demeura un instant immobile, le souffle coupé.

Mais ses alliés et ses serviteurs avaient des doutes. Une question hantait les esprits des monts et des arbres. Ceux-ci commençaient à comprendre qu’il n’était pas celui pour lequel ils l’avaient pris. Que toute cette gloire n’était que d’emprunt.

Il les sentit se retirer un à un. Au moment où le dernier l’abandonna, il tomba à terre, vide et privé de l’usage de ses sens.


À Padoue, les Greysteel, qui avaient déjà pris leur petit-déjeuner, étaient tous réunis au petit salon du premier étage. Ce matin-là, ils n’étaient pas au mieux de leur humeur. Une querelle les avait divisés. Le Dr Greysteel avait contracté l’habitude de fumer une pipe à la maison, fantaisie à laquelle Flora et la tante Greysteel étaient vivement opposées. La tante avait tenté de l’en dissuader, mais le bon docteur s’était révélé obstiné. Fumer la pipe était un passe-temps qu’il appréciait tout particulièrement, et il estimait qu’on lui devait bien une ou deux douceurs pour compenser leur absence de sorties. La tante Greysteel déclara qu’il devait aller fumer sa pipe dehors. Le docteur répondit qu’il ne pouvait pas puisqu’il pleuvait. Il était difficile de fumer sa pipe sous la pluie : la pluie rendait le tabac humide.

Il fumait donc sa pipe et la tante Greysteel toussotait ; Flora, prête à endosser tous les torts, leur jetait un regard de temps à autre, d’un air malheureux. Les choses en étaient là depuis près d’une heure quand le Dr Greysteel leva les yeux par hasard et s’exclama avec stupéfaction :

— Ma tête est devenue noire ! Complètement noire !

— Enfin, qu’espériez-vous donc en fumant la pipe ? répliqua sa sœur.

— Papa, se récria Flora avec inquiétude, posant son ouvrage, qu’entendez-vous par là ?

Le Dr Greysteel fixait le miroir – celui qui était apparu si mystérieusement quand il avait fait nuit en plein jour et que Strange était arrivé à Padoue. Flora alla se planter derrière son fauteuil afin de voir ce qu’il voyait. Son exclamation de surprise incita sa tante à venir la rejoindre.

Là où, dans le reflet, aurait dû se trouver la tête du Dr Greysteel, une tache sombre bougeait et changeait de forme. La tache grossit jusqu’à ressembler peu à peu à une silhouette qui dévalait un vaste couloir dans leur direction. La silhouette se rapprocha et ils virent que c’était une femme. Elle regarda plusieurs fois en arrière en courant, comme par peur d’être poursuivie.

— Qu’est-ce qui a pu l’effrayer pour la faire courir ainsi ? s’étonna la tante Greysteel. Lancelot, n’apercevez-vous rien ? La pourchasse-t-on ? Oh, la pauvre demoiselle ! Lancelot, n’y pouvez-vous donc rien ?

Le Dr Greysteel se dirigea vers le miroir, plaqua sa main dessus et poussa, mais la surface en était aussi dure et aussi lisse que les miroirs le sont d’habitude. Il hésita un instant, débattant intérieurement s’il devait tenter une approche plus violente.

— Prenez garde, papa ! cria Flora, en alarme. Il ne faut pas le briser !

Dans le miroir, la femme vint plus près encore. Un instant, elle se tint juste derrière, et ils distinguèrent les délicates broderies et garnitures de perles de sa longue robe, puis elle escalada le cadre comme on fait d’un escabeau. La surface de la glace se ramollit et prit la consistance d’un nuage ou d’une vapeur. En hâte, Flora poussa un siège contre le mur afin que la dame pût descendre plus facilement. Trois paires de mains se levèrent pour la rattraper, l’arracher à ce qui l’avait tant effrayée.

Âgée peut-être de trente ou trente-deux ans, elle était hors d’haleine ; et sa toilette, d’un coloris automnal, un brin en désordre en raison de sa course. D’un regard égaré, elle embrassa la pièce inconnue, les visages tout aussi inconnus, l’aspect étranger de toutes choses.

— Est-on au royaume des fées ? s’enquit-elle.

— Non, madame, répondit Flora.

— Est-on en Angleterre ?

— Non plus, madame. – Les larmes se mirent à couler sur le visage de Flora, qui pressa une main contre son sein pour se calmer. – On est à Padoue, en Italie. Je m’appelle Flora Greysteel. Mon nom doit vous être totalement inconnu, cependant je vous attendais à la requête de votre époux. Je lui ai promis de vous rencontrer ici.

— Jonathan serait ici ?

— Non, madame.

— Vous êtes Arabella Strange, dit le Dr Greysteel avec stupeur.

— Oui, acquiesça-t-elle.

— Oh, ma chérie ! s’exclama la tante Greysteel, une main volant à sa bouche pour la cacher, et l’autre à son cœur. Oh, ma chérie ! – Les deux mains voltigèrent autour du visage et des épaules d’Arabella. – Oh, ma chérie ! s’exclama-t-elle pour la troisième fois, avant d’éclater en larmes et de prendre Arabella dans ses bras.


Stephen se réveilla. Il était étendu sur la terre gelée, au fond d’une combe encaissée. Le soleil était parti. Il faisait gris et froid. La combe était obstruée par un grand mur de meules de pierre, de rochers et de terre : un mystérieux tumulus. Le mur avait coupé le ruisseau, mais un filet d’eau suintait encore et se répandait désormais sur le sol. La couronne, le sceptre et l’orbe de Stephen s’éparpillaient un peu plus loin, dans des flaques sales. Avec des gestes las, il se releva.

Au loin il entendit crier : « Stephen ! Stephen ! » Il crut que c’était Lady Pole.

— J’ai renié le nom hérité de ma captivité, déclara-t-il. Plus jamais ce nom-là !

Il ramassa la couronne, le sceptre et l’orbe, puis se mit en marche.

Il ne savait pas où ses pas le conduisaient. Il avait tué le gentleman, après avoir laissé celui-ci tuer Vinculus. Il ne pourrait jamais rentrer à la maison… S’il avait eu une maison. Que diraient un juge et un jury anglais à un homme noir coupable d’un double meurtre ? Stephen en avait fini avec l’Angleterre comme l’Angleterre en avait fini avec Stephen. Il poursuivit son chemin.

Quelque temps après, le paysage ne lui parut plus aussi anglais qu’auparavant. Les arbres qui le cernaient à présent étaient aussi immenses que séculaires, leurs rameaux deux fois gros comme un corps d’homme et recourbés suivant des formes étranges et fantastiques. Bien qu’on fût en hiver et que les églantiers fussent dénudés, quelques roses fleurissaient encore, rouge sang ou blanches comme neige.

L’Angleterre était derrière lui. Il ne la regrettait pas, il ne se retourna pas et poursuivit son chemin.

Il arriva au pied d’une longue colline basse, présentant une ouverture en son milieu. Si celle-ci évoquait plus une bouche qu’une porte, son aspect n’avait rien de sinistre. Là, juste à l’entrée, quelqu’un l’attendait. « Je connais ce lieu, songea-t-il. C’est le manoir des Illusions-perdues ! Comment est-ce possible ? »

Le manoir n’était pas seulement devenu une colline, tout semblait avoir subi une révolution. Le bois était soudain habité d’un esprit de fraîcheur, d’innocence. Les futaies ne menaçaient plus le voyageur. Entre leurs branches scintillait un ciel d’hiver serein, du bleu le plus froid. Ici et là brillait le pur éclat d’une étoile – bien que Stephen eût oublié s’il s’agissait des astres du matin ou du soir. Il se retourna, cherchant des yeux les antiques ossements et l’armure rouillée, ces emblèmes effroyables de la nature sanguinaire du gentleman. À sa grande surprise, il s’aperçut qu’ils étaient partout : sous ses pieds, cachés dans des creux de racines d’arbre, enchevêtrés dans les églantiers et les ronces. Ces reliques se trouvaient toutefois dans un état de dégradation bien plus avancée que dans son souvenir : moussues, piquées de rouille et tombant en poussière. Dans peu de temps il n’en subsisterait plus rien.

Le personnage à l’entrée de l’abri lui était familier ; il avait souvent participé aux bals et aux processions des Illusions-perdues. Lui aussi avait changé, ses traits étaient devenus plus féeriques, ses yeux plus étincelants, ses sourcils plus extraordinaires. Ses cheveux étaient bouclés comme la toison d’un petit agneau ou de jeunes fougères au printemps, et son visage était couvert d’un léger duvet. Il avait l’air à la fois plus vieux et plus innocent.

— Bienvenue ! cria-t-il.

— Est-ce vraiment Illusions-perdues ? demanda l’être qui avait jadis été Stephen Black.

— Oui, grand-père.

— Je ne comprends pas. Illusions-perdues était un beau manoir. Or voilà… – L’être qui avait jadis été Stephen Black hésita. – Je n’ai pas de mot pour cette chose…

— C’est un brugh, grand-père ! Le monde qui est sous la colline. Illusions-perdues se transforme ! Le vieux roi est mort. Le nouveau roi arrive ! Et, à son approche, le monde oublie son chagrin. Les péchés du vieux monarque se dissipent comme la brume matinale ! Le monde endosse la personnalité du nouveau. Ses vertus emplissent les bois et le monde !

— Le nouveau roi ?

L’être qui avait jadis été Stephen Black contempla ses mains. Dans l’une était le sceptre, dans l’autre l’orbe.

Le garçon-fée lui sourit, se demandant apparemment la raison de cette surprise.

— Les bouleversements que vous avez apportés ici dépassent de loin tout ce que vous avez pu réaliser en Angleterre.

Traversant l’entrée, ils débouchèrent dans une grande salle. Le nouveau roi prit place sur un antique trône. Toute une foule vint s’assembler autour de lui. Certains visages ne lui étaient pas inconnus, d’autres si, cependant il avait dans l’idée que c’était parce qu’il ne les avait jamais vus auparavant sous leur véritable jour. Il garda le silence un long moment.

— Cette demeure, leur dit-il enfin, est sale et en désordre. Ses habitants ont perdu leurs jours en vains plaisirs et en célébrations des cruautés passées, qui ne devraient jamais être commémorées, et encore moins célébrées. Toutes ces erreurs, je les corrigerai le moment venu[227].


Dès l’instant où le sort produisit ses effets, un grand vent souffla d’un bout à l’autre de l’abbaye. Des portes claquèrent dans les Ténèbres ; des rideaux noirs se gonflèrent dans des salons tout aussi noirs ; des papiers noirs s’envolèrent de tables également noires pour voltiger en tous sens. Une cloche – décrochée autrefois de l’ancienne abbaye et oubliée depuis – tintait follement dans un clocheton au-dessus des écuries.

Des visions s’encadrèrent dans les miroirs et les verres d’horloge de la bibliothèque. Le vent ouvrit les rideaux, et des visions apparurent aussi aux fenêtres. Elles se succédaient en rangs serrés, presque trop rapides pour qu’on pût les comprendre. Mr Norrell en discerna certaines qui lui étaient familières : la branche de houx cassée dans sa bibliothèque de Hanover-square, un corbeau volant devant la cathédrale Saint Paul et incarnant fugitivement le Corbeau-en-vol, le grand lit noir de l’auberge de Wansford. D’autres lui étaient inconnues : une aubépine, un homme crucifié sur un fourré, un muret de pierres sèches dans une étroite vallée, une fiole débouchée flottant au gré de la vague…

Puis toutes les visions disparurent, hormis une seule. Elle avait beau occuper une des hautes croisées de la bibliothèque, Mr Norrell n’eût su dire ce qu’elle représentait. Cela ressemblait à une grosse pierre noire, parfaitement ronde, d’un éclat, d’un lustre quasi impossibles, sertie dans un fin anneau de roche granuleuse et montée sur ce qui avait l’air d’être un versant noir. Mr Norrell songea à un versant de colline à cause de certaines similitudes avec une lande dont la bruyère est brûlée et carbonisée – sauf que ce versant-ci n’avait pas le noir du brûlé, plutôt celui de la soie mouillée ou du cuir ciré. Tout à coup la pierre bougea ou pivota ; presque trop rapide pour être perceptible, son mouvement laissa à Mr Norrell l’impression nauséeuse qu’elle avait cligné.

Le vent tomba. La cloche au-dessus des écuries cessa de tinter.

C’était fini. Mr Norrell poussa un long soupir de soulagement. Strange, debout les bras croisés, fixait le sol, absorbé dans ses pensées.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Mr Norrell. Le dernier élément était de loin le pire. Sur le moment, j’ai cru que c’était un œil.

— C’était bien un œil, confirma Strange.

— À qui pouvait-il appartenir ? À une horreur ou à un monstre, je présume ! Des plus troublants !

— C’était monstrueux en effet, acquiesça Strange. Mais pas tout à fait comme vous l’imaginez. C’était un œil de corbeau.

— Un œil de corbeau ! Mais il occupait toute la croisée !

— Oui. Soit le corbeau était géant, soit…

— Soit ? chevrota Mr Norrell.

Strange eut un rire bref et sans gaieté.

— Soit nous étions ridiculement petits ! Charmant, n’est-ce pas ? de se voir tels que les autres vous voient ? J’ai dit que je voulais que John Uskglass me regarde et il l’a fait un instant, je crois. Ou, au moins, un de ses lieutenants. Et, l’espace de cet instant, vous et moi étions plus petits qu’un œil de corbeau, et sans doute aussi négligeables. À propos de John Uskglass, je ne pense pas que nous sachions où il se cache !

Mr Norrell s’installa devant son plat d’argent et se mit à l’ouvrage. Au bout de cinq minutes d’un patient labeur, il déclara :

— Monsieur Strange, je n’aperçois plus aucune trace de John Uskglass, absolument aucune ! J’ai cherché Lady Pole et Mrs Strange. La première est dans le Yorkshire, et la seconde en Italie. Il n’y a pas l’ombre de leur présence au royaume des fées. Toutes les deux sont désensorcelées !

Il s’écoula un silence. Strange se détourna avec brusquerie.

— C’est par trop bizarre, continua Mr Norrell d’une voix où perçait l’étonnement. Nous avons réalisé tout ce qui entrait dans nos intentions. Mais comment ? je n’ai pas la prétention de le savoir. Je ne puis que supposer que John Uskglass a simplement vu ce qui clochait et a fait un geste pour redresser la situation ! Par malheur, son obligeance n’est pas allée jusqu’à nous délivrer des Ténèbres. Ce problème demeure.

Mr Norrell marqua une pause. Alors telle était sa destinée ! Une destinée pleine de peurs, d’horreur et de désolation ! Durant quelques instants, il resta patiemment assis, s’attendant à devenir la proie de l’une de ces terribles émotions ou de toutes à la fois, mais fut obligé de reconnaître qu’il n’en éprouvait aucune. Au fond, seules lui parurent remarquables les longues années passées à Londres, loin de sa bibliothèque, aux ordres des ministres et des animaux. Il se demandait comment il l’avait supporté.

— Je suis content de ne pas avoir reconnu l’œil du corbeau, reprit-il avec gaieté, sinon je crois que j’eusse été épouvanté !

— Certes, monsieur, approuva Strange d’une voix rauque. Là, vous avez eu de la chance ! Pour ma part, me voilà guéri de mon désir d’être regardé, je crois ! Dorénavant John Uskglass est libre de m’ignorer aussi longtemps qu’il lui plaît.

— Ah, oui alors ! renchérit Mr Norrell. Vous savez, monsieur Strange, vous devriez vraiment essayer de perdre votre manie de désirer des choses. Ce penchant est dangereux chez un magicien.

Et de se lancer dans un long et fastidieux récit sur un magicien du Lancashire du XIVe siècle qui avait souvent nourri des désirs oiseux et avait suscité ainsi une suite incessante d’embarras dans le village où il habitait, transformant accidentellement les vaches en nuées et les poêlons en navires, ou faisant s’exprimer les villageois par des couleurs plutôt que par des mots… Et d’autres signes de chaos magique dans ce genre.

Au début, Strange lui répondait à peine, et ses remarques étaient fortuites et décousues. Puis, peu à peu il sembla écouter plus attentivement, et il retrouva sa façon de parler habituelle.

Mr Norrell avait moult talents, mais la pénétration du cœur des hommes et des femmes n’était pas son fort. Strange n’évoqua pas la restitution de son épouse, aussi Mr Norrell se figurait-il que ces événements n’avaient pas dû le toucher très profondément.

69 Strangistes et norrellistes

Février – printemps 1817

Childermass chevauchait et Vinculus marchait à son côté. Tout autour d’eux courait la vaste étendue de lande enneigée, semblable, avec ses différentes buttes et montagnes, à un immense édredon. Cette image avait dû traverser l’esprit de Vinculus, car il décrivait par le menu le lit et les oreillers moelleux où il avait l’intention de dormir ce soir-là, ainsi que le copieux souper qu’il se disposait à engloutir avant de se retirer. Il espérait que son compagnon paierait ces douceurs, cela ne faisait aucun doute, et il n’eût guère été surprenant que ce dernier eût à redire à ce sujet, cependant Childermass ne desserrait pas les dents. Toutes ses pensées étaient occupées par le problème de savoir s’il devait ou non montrer Vinculus à Strange et à Norrell. Assurément, personne, en Angleterre, n’était mieux qualifié pour examiner Vinculus ; d’un autre côté, Childermass ne pouvait pas prédire la réaction des magiciens face à un homme qui était aussi un livre. Il se gratta la joue, marquée d’une fine cicatrice bien refermée, simple trait argenté sur son visage bistré.

Vinculus, qui s’était arrêté de parler, resta planté sur la route. Sa couverture avait glissé, et il remontait consciencieusement les manches de sa veste.

— Qu’y a-t-il ? s’impatienta Childermass. Que se passe-t-il ?

— J’ai changé ! s’écria Vinculus. Regardez ! – Il retira enfin sa veste et ouvrit sa chemise. – Les mots sont différents ! Sur mes bras ! Sur ma poitrine ! Partout ! Ce n’est pas ce que je disais avant !

Malgré le froid, il entreprit de se dévêtir. Une fois de nouveau nu, il célébra sa transformation en gambadant gaiement comme un diable à peau bleue.

Childermass descendit de cheval, en proie à des sentiments d’effroi et de désespoir. Il avait réussi à arracher le livre de John Uskglass à la mort et à la destruction, et voilà qu’au moment même où celui-ci paraissait à l’abri il lui avait échappé en s’altérant !

— Nous devons trouver une auberge le plus tôt possible, déclara-t-il. Il nous faut du papier et de l’encre pour consigner exactement ce qui était écrit sur toi tantôt. Tu dois fouiller dans le moindre recoin de ta mémoire !

Vinculus le considérait comme s’il pensait qu’il avait perdu la raison.

— Pourquoi donc ? s’enquit-il.

— Parce que c’est la magie de John Uskglass ! Les pensées de John Uskglass ! La seule copie qu’on en ait jamais eue. Nous devons conserver la moindre bribe possible !

Vinculus était toujours dans le noir le plus complet.

— Pourquoi ? répéta-t-il. John Uskglass n’a pas jugé utile de conserver quoique ce soit.

— Pourquoi devais-tu brusquement changer ? Cela n’a ni rime ni raison !

— Au contraire, il y a toutes les raisons, objecta Vinculus. Avant, j’étais une Prophétie. Ce que je prédisais a fini par advenir. Il est donc tout aussi bien que j’aie changé… Sinon je serais devenu une Histoire ! une Histoire dépourvue d’intérêt !

— Alors, qu’es-tu donc maintenant ?

Vinculus haussa les épaules.

— Je suis peut-être un carnet de quittances ! peut-être un roman ! peut-être un recueil de sermons !

Extrêmement amusé par ces éventualités, il gloussa et folâtra de plus belle.

— J’ose espérer que tu es ce que tu as toujours été, un livre de magie. Mais que racontes-tu ? Vinculus, es-tu en train de me dire que tu n’as jamais appris ces lettres ?

— Je suis un livre, répliqua Vinculus, s’immobilisant au milieu de ses gambades. Je suis LE livre. La mission du livre est de porter les mots, ce que je fais. Mais c’est au lecteur de savoir leur signification.

— Le dernier lecteur est mort !

Vinculus leva de nouveau les épaules, comme si cela ne le concernait pas.

— Tu dois bien savoir quelque chose ! s’écria Childermass, devenant presque fou d’exaspération. – Il saisit le bras de Vinculus. – Et ceci ? Ce symbole pareil à un cercle cornu, barré d’un trait… Il revient sans arrêt. Que signifie-t-il ?

Vinculus dégagea son bras.

— Il signifie mardi dernier. Il signifie trois petits cochons, dont l’un porte un chapeau de paille ! Il signifie que Sally est allée danser dans l’ombre de la lune et a perdu son sac rose ! – Avec un large sourire, il agita le doigt en direction de Childermass. – Je comprends où vous voulez en venir ! Vous espérez être le prochain lecteur.

— Peut-être, reconnut Childermass. Même si je ne sais pas par où commencer. Pourtant je ne vois pas qui d’autre peut mieux prétendre à être le prochain lecteur. Quoi qu’il se passe désormais, je ne te quitterai plus des yeux. À l’avenir, Vinculus, toi et moi serons comme l’ombre et le corps.

L’humeur de Vinculus s’assombrit aussitôt. D’un air morne, il se rhabilla.


Le printemps revint en Angleterre. Les oiseaux escortaient les charrues. Le soleil réchauffait les pierres. Les pluies et les vents s’étaient radoucis et dégageaient des senteurs de terre et de végétation. Les bois se teintèrent d’un coloris si tendre, si subtil, qu’on avait peine à y voir de la couleur ; il évoquait davantage l’ idée d’une couleur, comme si les arbres poursuivaient des rêves verts ou avaient des pensées crues.

Le printemps revint en Angleterre, mais pas Strange ni Norrell. La colonne de Ténèbres recouvrait toujours l’abbaye de Hurtfew, et Norrell n’en sortait plus. Le monde spéculait sur les chances que Strange ait tué Norrell ou, vice versa, que Norrell ait tué Strange, et sur le moyen de déterminer dans quelle mesure respective chacun le méritait. Devait-on ou non aller aux renseignements ?

Toutefois, avant que quiconque ait pu arriver à une conclusion sur ces épineuses questions, les Ténèbres s’évanouirent, emportant Hurtfew avec elles. Abbaye, parc, pont et portion de rivière, tout disparut. Les routes qui conduisaient à Hurtfew ramenaient désormais à leur point de départ ou aboutissaient à de mornes coins de champs et de taillis que nul ne souhaitait explorer. La demeure de Hanover-square et les deux maisons de Strange – celle de Soho-square et sa résidence de Clun[228] – subirent le même sort mystérieux. À Londres, la seule créature au monde capable de retrouver encore la maison de Soho-square était Bullfinch, le chat de Jeremy John. En effet, Bullfinch n’avait pas remarqué que les lieux avaient changé ; il continuait à y rôder chaque fois que cela lui chantait, se faufilant entre le n°30 et le n°32, et tous ceux qui le regardaient faire convenaient que cette scène était des plus singulières[229].

Lord Liverpool et les autres ministres exprimèrent publiquement leurs vifs regrets devant la disparition de Strange et de Norrell ; en privé, ils étaient contents d’être déchargés d’un problème aussi délicat. Ni Strange ni Norrell ne s’étaient révélés aussi respectables qu’ils l’avaient été jadis. Tous les deux s’étaient adonnés, sinon à la magie noire, du moins certainement à une magie d’une coloration plus sombre qu’il ne semblait désirable ou légitime. Finalement, les ministres tournèrent leur attention vers la pléthore de nouveaux magiciens qui avaient soudain surgi. Ces néophytes, qui n’avaient presque jamais expérimenté la magie, étaient pour la plupart dépourvus d’éducation ; ils promirent toutefois de se montrer tout aussi chicaniers que Strange et Norrell, et il allait rapidement falloir trouver une réglementation. Brusquement, on estima de la dernière pertinence le projet de Mr Norrell de restauration du tribunal des Cinque Dragowni (qui avait paru si inopportun auparavant)[230].

Dans la deuxième semaine de mars, un entrefilet fut publié dans le York Chronicle, à l’intention des anciens membres de la Société savante des magiciens d’York ainsi qu’à celle de tous ceux qui pourraient désirer devenir membres de ladite société, pour les inviter à se rendre à l’ Old Starre Inn le mercredi suivant (traditionnel jour de réunion de la société).

Cet avis singulier choqua au moins autant d’anciens membres de la Société d’York qu’elle en ravit. Publié tel quel dans une gazette, il était à la portée de tous ceux qui avaient un penny en poche. Au surplus, l’auteur (qui n’était pas nommé) avait pris sur lui de convier le public à adhérer à la Société d’York, une initiative qui ne lui revenait manifestement pas, quel que fût son statut.

Lorsque vint la soirée en question, les anciens membres, à leur arrivée à l’ Old Starre, trouvèrent une cinquantaine de magiciens ou d’apprentis magiciens assemblés dans la salle d’honneur. Les sièges les plus confortables étaient déjà tous occupés, et les anciens, qui incluaient Mr Segundus, Mr Honeyfoot et le Dr Foxcastle, furent contraints de se serrer sur une petite estrade assez loin des cheminées. Leur place avait cependant l’avantage de leur réserver une excellente vue sur les nouveaux magiciens.

Ce n’était pas une vision destinée à mettre la joie au cœur des anciens membres. L’assistance était des plus mélangées. (« Sans presque aucun gentleman parmi eux », observa le Dr Foxcastle.) Il y avait deux fermiers et trois boutiquiers, un jeune homme pâle aux cheveux clairs et au comportement nerveux qui expliquait à ses voisins qu’il était tout à fait certain que l’avis avait été publié dans le journal par Jonathan Strange en personne et que ce dernier allait sûrement se présenter d’un moment à l’autre pour leur enseigner à tous la magie ! Circonstance plutôt de bon augure, était présent également un ecclésiastique – un personnage gourmé de cinquante ou soixante ans, glabre et vêtu de noir. Il était accompagné d’un chien aussi respectable et aussi grisonnant que lui, et d’une jeune femme saisissante, parée d’une longue robe de velours rouge, quoique ce détail semblât moins respectable. Elle avait des cheveux sombres et un air farouche.

— Monsieur Taylor, murmura le Dr Foxcastle à un de ses acolytes, pourriez-vous avoir l’amabilité d’aller faire comprendre à ce gentleman que nous n’amenons pas de membres de notre famille à ces réunions ?

Mr Taylor se sauva.

De là où ils étaient assis, les anciens membres de la Société d’York remarquèrent que l’ecclésiastique glabre était plus coriace que son visage serein ne le laissait supposer et qu’il avait répondu assez sèchement à Mr Taylor.

Ce dernier revint avec le message suivant :

— Mr Redruth s’en excuse auprès de notre société, mais il n’est nullement magicien. S’il porte beaucoup d’intérêt à la magie, il ne montre aucun don. C’est sa fille qui est magicienne. Il a un fils et trois filles, et prétend qu’ils sont tous magiciens. Les autres n’ont pas souhaité assister à la réunion. Il dit qu’ils ne souhaitent pas fréquenter les autres praticiens, préférant suivre leurs études en petit comité chez eux, sans risque de distraction.

Il y eut un silence pendant que les anciens membres s’efforçaient en vain d’assimiler ces informations.

— Son chien aussi est peut-être magicien, lança le Dr Foxcastle.

Et les anciens membres de la société de pouffer de rire. Il devint vite manifeste que les nouveaux arrivants se répartissaient en deux catégories bien distinctes. Miss Redruth, la demoiselle en robe de velours rouge, fut une des premières à prendre la parole. Sa voix était grave, son débit plutôt rapide. Elle n’était pas habituée à s’exprimer publiquement et les magiciens ne saisissaient pas tous ses mots, mais son discours était passionné. En substance, elle expliquait que Jonathan Strange avait tout fait, et Gilbert Norrell rien ! Strange ne tarderait pas à être défendu et Norrell universellement vilipendé ! La magie serait libérée des chaînes dont Gilbert Norrell l’avait accablée ! Ces remarques, émaillées de diverses références au chef-d’œuvre perdu de Strange, L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise, appelèrent des réponses furibardes de plusieurs autres magiciens, assurant que l’ouvrage de Strange était rempli de maléfices et que Strange était un assassin. Il avait assassiné certainement son épouse[231] et, selon toute probabilité, Norrell aussi.

La discussion s’échauffait toujours plus, quand elle fut interrompue par l’arrivée de deux hommes. Ni l’un ni l’autre n’avaient rien de respectable. Tous deux avaient les cheveux longs et hirsutes et portaient des redingotes démodées. Cependant, tandis que l’un avait tout l’air d’un vagabond, l’autre était considérablement plus soigné dans sa mise et affichait un air d’efficacité – presque d’autorité.

Le vagabond ne daigna pas jeter un regard à la Société d’York ; il se borna à s’asseoir par terre et à réclamer un gin et de l’eau chaude. L’autre gagna le centre de la salle à grands pas et les considéra avec un sourire désabusé. Il s’inclina en direction de Miss Redruth et adressa aux magiciens le message suivant :

— Messieurs, Madame ! D’aucuns d’entre vous se souviennent peut-être de moi. J’étais en votre compagnie il y a dix ans, quand Mr Norrell a réalisé sa magie en la cathédrale d’York. Mon nom est John Childermass. Jusqu’au mois dernier, j’étais le domestique de Gilbert Norrell, et voici – il désigna l’homme assis par terre – Vinculus, un sorcier ambulant londonien d’antan.

Childermass n’alla pas plus loin. Tout le monde se mit à parler à la fois. Les anciens membres de la Société d’York étaient consternés d’apprendre qu’ils avaient laissé leurs confortables coins de cheminée pour venir se laisser sermonner par un domestique. Toutefois, pendant que ces messieurs épanchaient leur indignation, les trois quarts des nouveaux étaient la proie de sentiments très différents. Ils étaient tous des strangistes ou des norrellistes, mais aucun d’eux n’avait jamais posé les yeux sur son héros, et le fait d’être assis si près d’une personne qui l’avait réellement connu et avait parlé avec lui les porta à un degré d’excitation sans précédent.

Childermass ne se laissa nullement démonter par le tumulte ambiant. Il se contenta d’attendre que le silence fut revenu pour pouvoir parler, puis il reprit :

— Je suis venu vous dire que l’accord avec Gilbert Norrell est non avenu. Nul et non avenu, messieurs. Vous voilà redevenus magiciens, si vous le désirez.

Un des nouveaux magiciens cria pour demander si Strange était attendu. Un autre souhaitait savoir si Norrell l’était.

— Non, messieurs, répondit Childermass. Ils ne sont pas attendus ce soir. Vous devrez vous contenter de ma personne. Je ne pense pas qu’on revoie de sitôt Strange et Norrell en Angleterre. Du moins, pas avant la prochaine génération.

— Pourquoi ? s’enquit Mr Segundus. Où sont-ils allés ?

Childermass sourit.

— Là où les magiciens vont d’habitude. Derrière le ciel, de l’autre côté de la pluie…

Un des norrellistes fit observer que Jonathan Strange était sage de s’éloigner de l’Angleterre. Sinon, il eût été certainement pendu.

Le jeune homme impressionnable aux cheveux clairs rétorqua d’un ton méprisant que toute l’engeance des norrellistes ne tarderait pas à se retrouver prise au dépourvu. Le principe premier de la magie norrelliste était que tout devait être fondé sur les livres, n’est-ce pas ? Et comment allaient-ils s’y prendre, alors que tous les livres avaient disparu avec l’abbaye de Hurtfew[232] ?

— Vous n’avez pas besoin de la bibliothèque de Hurtfew, messieurs, leur certifia Childermass. Pas plus que de celle de Hanover-square. Je vous ai apporté un bien meilleur adjuvant. Un livre que Norrell a longtemps convoité sans jamais le voir, un livre dont Strange ne connaissait pas l’existence. Messieurs, je vous ai apporté le livre de John Uskglass.

Regain de clameurs et de tumulte. Là-dessus, Miss Redruth eut l’air de prononcer un discours pour défendre John Uskglass, qu’elle s’obstinait à appeler monseigneur, le roi, comme s’il s’apprêtait à tout moment à entrer dans Newcastle pour se remettre à gouverner le Nord de l’Angleterre.

— Attendez ! cria le Dr Foxcastle, dont la voix sonore, puissante, couvrit peu à peu celle de ses voisins, puis le reste de l’assemblée. Je ne vois pas de livre dans les mains de ce manant ! Où est-il donc ? Il s’agit d’une ruse, messieurs ! Il en veut à notre argent, j’en suis sûr. Eh bien, monsieur ? – S’adressant à Childermass : – Que dites-vous ? Montrez votre livre… S’il existe !

— Bien au contraire, monsieur, répondit Childermass, avec son grand sourire oblique, empreint de tristesse. Je ne veux rien de vous. Vinculus, lève-toi.


Dans leur maison de Padoue, les Greysteel et leurs domestiques avaient pour premier souci d’assurer le plus de confort possible à Mrs Strange ; et chacun ou chacune avait sa recette bien à lui ou à elle. Le réconfort du Dr Greysteel prit essentiellement une forme philosophique. Il chercha dans sa mémoire des exemples historiques de gens – de dames surtout – qui avaient triomphé de l’adversité, souvent grâce à l’aide de leurs amis. Minichello et Frank, les deux valets de chambre, couraient ouvrir les portes sur le passage de leur hôte – qu’elle voulût passer à travers ou non. Bonifazia, la bonne, préférait voir dans son séjour d’un an au royaume des fées une sorte de grave refroidissement et lui apportait des fortifiants toute la journée. La tante Greysteel envoyait par toute la ville chercher les meilleurs vins et les mets les plus délicats ; puis elle achetait les coussins et les oreillers de plumes les plus moelleux, dans l’espoir qu’en posant sa tête dessus Arabella pourrait être incitée à oublier tout ce qui lui était arrivé. De toutes les différentes sortes de consolation qui lui étaient proposées, celle qui convenait le plus à Arabella était la compagnie de Flora, sans oublier sa conversation.

Un matin, elles étaient toutes les deux à leurs travaux d’aiguille. Arabella posa son ouvrage d’un geste impatient pour aller à la fenêtre.

— Je ne tiens pas en place, déclara-t-elle.

— C’était à prévoir, répondit Flora, avec douceur. Soyez patiente. Avec le temps, votre humeur redeviendra ce qu’elle était.

— Vraiment ? murmura Arabella avec un soupir. Pour être honnête, je ne me rappelle plus vraiment comment j’étais.

— Alors je vais vous dépeindre. Vous étiez toujours gaie – bien que souvent livrée à vous-même. Vous ne perdiez jamais votre calme – bien que souvent en butte à d’intolérables provocations. Votre façon de vous exprimer était remarquable par son esprit et son génie – bien que personne ne le reconnût et que vous rencontriez presque toujours la contradiction…

Arabella pouffa de rire.

— Mon Dieu ! Quel prodige j’étais ! Mais, poursuivit-elle avec un air ironique, je ne suis guère encline à me fier à ce portrait, étant donné que vous ne m’avez jamais vue.

— Mr Strange me l’a dit. Ce sont ses paroles.

— Oh ! s’exclama Arabella, qui détourna la tête.

Flora baissa les yeux et murmura :

— Quand il reviendra, il se démènera pour vous faire revivre. Vous retrouverez le bonheur.

Arabella demeura un moment silencieuse.

— Je ne suis pas certaine que nous nous reverrons.

Flora reprit son ouvrage. Au bout d’un moment, elle déclara :

— Il est très étrange qu’il ait dû finir par retourner avec son ancien maître.

— Pas possible ? Cela ne me semble pas tellement extraordinaire. Je ne pensais pas que leur querelle allait durer aussi longtemps. Je croyais qu’ils seraient redevenus amis au bout d’un mois !

— Vous m’étonnez ! s’écria Flora. Quand Mr Strange était avec nous, il n’a pas eu un mot en faveur de Mr Norrell… Ce dernier a publié des abominations sur Mr Strange dans les revues de magie.

— Oh, sans doute ! répliqua Arabella, peu impressionnée. Ils racontent des sottises, à leur habitude ! Ils ont tous les deux une obstination du diable. Je n’ai aucune raison d’aimer Mr Norrell… Loin de là. Mais je sais une chose à son sujet : il est magicien avant tout, le reste passe après… Et Jonathan est pareil. Les livres et la magie, voilà tout ce qu’ils aiment ! Nul autre qu’eux ne comprend mieux le sujet… Aussi, voyez-vous, il n’est que fort naturel qu’ils apprécient leur compagnie respective.

Au fil des semaines, Arabella réapprit à sourire et à rire. Elle s’intéressait à tout ce qui touchait ses nouveaux amis. Ses journées étaient occupées par des déjeuners amicaux, la tournée des boutiques et les plaisantes contraintes de l’amitié – menues affaires domestiques par lesquelles son cœur meurtri et son âme blessée étaient contents de se délasser. Elle pensait très peu à l’absence de son époux, hormis pour lui être reconnaissante des égards qu’il lui avait montrés en la plaçant chez les Greysteel.

Un jeune capitaine irlandais se trouvait par hasard à Padoue juste à ce moment-là, et d’aucuns étaient d’avis qu’il admirait Flora – bien que celle-ci jurât le contraire. Il avait mené une compagnie de cavalerie sous le feu le plus nourri de Waterloo ; pourtant tout son courage l’abandonnait quand il s’agissait de Flora. Il ne pouvait la regarder sans s’empourprer et était dans les plus vives alarmes dès qu’elle pénétrait dans une pièce. En général, il trouvait plus aisé de s’adresser à Mrs Strange pour se renseigner sur l’heure où Flora pouvait entrer dans le Prato délia Valle, un magnifique jardin en plein cœur de la cité, ou sur le moment où elle rendrait ensuite peut-être visite aux Baxter (des amis mutuels) ; Arabella, de son côté, ne demandait qu’à l’aider.

Cependant, elle ne se débarrassait pas aisément de certains effets de sa captivité. Elle qui était habituée à danser toute la nuit trouvait difficilement le sommeil. Parfois, le soir, elle entendait encore un violon mélancolique et un chalumeau jouer des airs féeriques qui forçaient ses membres à onduler, bien que ce fût la dernière chose au monde dont elle eût envie.

— Parlez-moi, implorait-elle Flora et la tante Greysteel. Parlez-moi, et je crois que je pourrai le surmonter.

Une des deux ou les deux veillaient alors avec elle et lui causaient de tout ce qui leur venait à l’esprit. Parfois, Arabella trouvait que son besoin de mouvement – de n’importe quelle sorte de mouvement – était trop fort pour être nié, alors elle se mettait à arpenter la chambre avec Flora ; à plusieurs reprises, le Dr Greysteel et Frank sacrifièrent gentiment leur repos pour se promener en sa compagnie par les rues obscures de Padoue.

Par une nuit semblable d’avril, ils déambulaient dans les parages de la cathédrale ; Arabella et le Dr Greysteel discutaient de leur prochain départ pour l’Angleterre, fixé au mois suivant. Arabella trouvait intimidante la perspective de retrouver toutes ses amies anglaises, et le bon docteur tentait de la rassurer. Tout à coup Frank poussa une exclamation de surprise, le doigt tendu vers le ciel.

Les étoiles se déplaçaient et se transformaient ; dans le carré de ciel au-dessus de leurs têtes apparurent de nouvelles constellations. Un peu plus loin se dressait un arc de triomphe en pierre antique. Celui-ci ne présentait rien de proprement inhabituel ; Padoue est une cité qui regorge de porches, d’arcs et d’arcades. Mais cet arc était différent des autres. Padoue a été bâtie en briques médiévales, et par conséquent nombre de ses rues sont d’un beau rose doré. Cet arc-ci était construit avec des pierres sombres et austères du Nord, et flanqué de chaque côté par une statue de John Uskglass, le visage à demi dissimulé sous un casque orné d’ailes de corbeau. Sous l’arc exactement se profilait une haute silhouette.

Arabella hésitait.

— Vous ne vous éloignerez pas ? dit-elle au Dr Greysteel.

— Frank et moi serons là, l’assura le bon docteur. Nous ne bougerons pas de cet endroit. Vous n’aurez qu’à nous appeler.

Elle continua seule son chemin. Le personnage sous la voûte lisait. À son approche, il leva les yeux avec la bonne vieille expression de celui qui ne se rappelait plus où il était ni ce qu’il avait à voir avec le monde extérieur.

— Vous n’avez pas déclenché de tempête cette fois, déclara-t-elle.

— Ah ! vous en avez entendu parler, n’est-ce pas ? – Strange émit un petit rire un tantinet gêné. – C’était un peu excessif, peut-être. En tout cas, pas du meilleur goût. J’ai passé trop de temps dans la société de Byron quand j’étais à Venise, je crois. Son style a déteint sur moi.

Ils firent quelques pas ensemble ; à chaque instant, de nouveaux groupes d’étoiles apparaissaient au-dessus d’eux.

— Vous avez bonne mine, Arabella, reprit-il. J’ai craint… Qu’ai-je craint ? Oh ! mille choses différentes. J’ai craint que vous ne vouliez plus me parler. Mais vous êtes là. Je suis très heureux de vous revoir.

— Et maintenant vos mille craintes peuvent être enterrées, repartit-elle. Du moins, en ce qui me concerne. Avez-vous trouvé un moyen de dissiper les Ténèbres ?

— Non, pas encore. Bien que, à ne point mentir, nous ayons été si occupés ces derniers temps – quelques nouvelles conjectures sur les naïades… – que nous n’avons guère eu le temps de nous atteler sérieusement au problème. Il y a une ou deux choses prometteuses dans Le Portier d’Apollon. Nous sommes optimistes.

— Vous m’en voyez contente. Je suis malheureuse quand je pense que vous souffrez.

— Ne soyez pas malheureuse, de grâce. Toute autre considération mise à part, je ne souffre point. Un peu au début, peut-être, mais plus maintenant. Et puis Norrell et moi sommes presque les premiers magiciens anglais à travailler sous enchantement. Robert Dymoke, qui s’est querellé avec une fée au XIIe siècle, a perdu par la suite l’usage de la parole et n’a plus pu que chanter, ce qui, j’en suis certain, n’est pas aussi agréable qu’il y paraît. Un magicien du XIVe siècle avait un pied d’argent, ce qui devait être très désagréable. D’ailleurs, qui peut dire si les Ténèbres ne nous arrangent pas ? Nous nous disposons à quitter l’Angleterre pour augmenter nos chances de rencontrer toutes sortes de personnages retors. Un magicien anglais est une créature impressionnante. Deux magiciens anglais sont, je suppose, deux fois plus impressionnants… Et quand ces deux magiciens anglais sont ensevelis dans des Ténèbres impénétrables… Ah, ma foi ! Cela suffit à porter la terreur au cœur de celui qui n’a rien d’un demi-dieu !

— Où irez-vous ?

— Oh ! les lieux ne manquent pas. Ce monde-ci n’en est qu’un parmi tant d’autres, et il ne sied pas à un magicien de devenir – comment dirais-je ? – trop paroissial.

— Cela plaira-t-il à Mr Norrell ? s’inquiéta-t-elle d’un ton dubitatif. Il n’a jamais aimé voyager… Pas même jusqu’à Portsmouth.

— Ah ! C’est là un des avantages de notre façon particulière de voyager. Il n’a aucun besoin de sortir de sa maison s’il ne le souhaite pas. Le monde – tous les mondes – viennent à nous. – Il observa un silence et promena ses regards à la ronde. – Je ferais mieux de ne pas m’écarter. Norrell est un peu plus loin. Pour diverses raisons liées à l’enchantement, nous ne nous éloignons jamais l’un de l’autre. Arabella, continua-t-il avec un sérieux qui ne lui était pas habituel, cela m’était une souffrance insupportable de vous savoir sous terre. J’eusse tenté n’importe quoi, absolument n’importe quoi, pour vous sauver de là.

Elle lui prit les mains, les yeux brillants.

— Et vous avez réussi, chuchota-t-elle.

L’un et l’autre se dévorèrent des yeux. L’espace de cet instant, tout fut comme avant. Comme s’ils n’avaient jamais été séparés. Mais elle ne proposa pas de l’accompagner dans les Ténèbres, et il ne le lui demanda pas.

— Un jour, dit-il, je trouverai le bon sort pour chasser les Ténèbres. Et ce jour-là je vous reviendrai.

— Oui, ce jour-là. J’attendrai le temps qu’il faudra.

Il inclina la tête, prêt à s’en aller, quand il eut une hésitation.

— Bella, ne vous mettez pas en noir, ne jouez pas la veuve. Soyez heureuse. Voilà comment je veux penser à vous.

— Je vous le promets. Et moi, comment penserai-je à vous ?

Il réfléchit un instant avant d’éclater de rire.

— Le nez fourré dans un livre !

Ils échangèrent un baiser. Puis il tourna les talons et redisparut dans les Ténèbres.


Fin
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