Volume II JONATHAN STRANGE

« Un magicien peut-il tuer un homme avec sa magie ? »

demanda Lord Wellington à Strange.

Strange fronça le sourcil.

La question ne lui plaisait guère.

« J’imagine qu’un magicien le pourrait,

reconnut-il, un gentleman jamais. »

23 Shadow House

Juillet 1809

Un beau jour de l’été 1809, deux cavaliers chevauchaient sur un chemin de campagne poudreux du Wiltshire. Le ciel était d’un bleu vif, intense ; dessous s’étendait l’Angleterre, dessinée à coups d’ombres profondes et de vaporeux reflets de l’ardent éclat céleste. Un grand marronnier d’Inde penché au-dessus de la route formait justement une flaque d’ombre noire et, quand les deux cavaliers l’atteignirent, elle les engloutit, ne laissant rien subsister hormis leurs voix.

— … et combien de temps s’écoulera-t-il avant que vous n’envisagiez la publication ? disait l’un. Car vous devez l’envisager, vous le savez. J’ai médité cette question, et je crois que le premier devoir de tout magicien moderne est de publier. Je suis surpris que Norrell ne publie pas.

— Il s’y résoudra sans doute avec le temps, répondit l’autre. Quant à mes publications, qui voudrait lire ce que j’ai écrit ? De nos jours, alors que Norrell accomplit un nouveau miracle chaque semaine, je ne puis penser que l’œuvre d’un magicien purement théorique serait d’un grand intérêt pour quiconque.

— Oh ! Vous êtes par trop modeste, protesta la première voix. Vous ne devez pas céder le terrain à Norrell. Norrell ne peut pas tout faire !

— Mais si, il le peut, soupira la deuxième voix.

Comme il est plaisant de rencontrer de vieux amis ! Car revoilà Mr Honeyfoot et Mr Segundus. Mais pourquoi les trouvons-nous à cheval ? Un type d’exercice qui n’agrée ni à l’un ni à l’autre, et auquel ni l’un ni l’autre ne s’adonne régulièrement, Mr Honeyfoot étant trop âgé, et Mr Segundus trop pauvre. Et par un jour comme celui-ci ! Si chaud que Mr Honeyfoot sera d’abord en nage, puis souffrira de démangeaisons et enfin aura une belle éruption de boutons rouges. Une journée d’un éclat si éblouissant qu’elle déclenchera à coup sûr une des migraines de Mr Segundus. Et que font-ils dans le Wiltshire ?

Le hasard avait voulu que, au cours de ses travaux consacrés à la petite gargouille de pierre et à la jeune fille à la chevelure tressée de feuilles de laurier, Mr Honeyfoot eût fait une découverte. Il croyait avoir reconnu en l’assassin un habitant d’Avebury. Aussi était-il venu dans le Wiltshire afin de consulter quelques vieux documents dans l’église paroissiale d’Avebury. « En effet, ainsi qu’il l’avait expliqué à Mr Segundus, si je découvre qui il était, cela peut m’amener à découvrir aussi qui était la jeune fille, et quelle sombre pulsion l’a conduit à la détruire. » Mr Segundus avait accompagné son compagnon pour étudier tous les documents concernés et l’avait aidé à déchiffrer le latin ancien. Cependant, bien que Mr Segundus aimât les vieux documents (personne ne les aimait plus que lui), et bien qu’il mît tout son espoir dans leurs futurs accomplissements, il doutait secrètement que sept mots latins vieux de cinq siècles pussent expliquer la vie d’un homme. Pour sa part, Mr Honeyfoot était tout optimisme. Il vint alors à l’esprit de Mr Segundus que, puisqu’ils se trouvaient déjà dans le Wiltshire, ils devaient saisir l’occasion pour visiter Shadow House[59], située dans ce comté et qu’aucun des deux n’avait jamais vue.

La plupart d’entre nous nous rappelons avoir entendu parler de Shadow House dans nos salles de classe. Le nom évoque de vagues idées de magie et de ruines, mais nous sommes peu nombreux à garder un souvenir très clair de la raison de son importance. La vérité est que les historiens de la magie disputent encore de sa signification, et certains n’hésiteront pas à soutenir qu’elle n’en possède absolument aucune. Pas un des grands événements de l’histoire de la magie anglaise n’y a eu lieu ; mieux, des deux magiciens qui logeaient dans la demeure, l’un était un charlatan et l’autre une femme, ni l’une ni l’autre de ces qualités n’étant susceptible de recommander son propriétaire aux gentlemen magiciens et aux gentlemen historiens de date récente. Pourtant, Shadow House était réputée depuis deux siècles pour être un des lieux les plus enchantés d’Angleterre.

Elle avait été construite au XVIe siècle par Gregory Absalom, magicien à la cour du roi Henri VIII et des reines Marie et Élisabeth. Si l’on mesure le succès d’un magicien au nombre d’actes de magie qu’il accomplit, alors Absalom n’était pas un magicien, car ses charmes n’étaient presque jamais suivis d’effet. Toutefois, si nous nous reportons plutôt au pécule amassé par un magicien et prenons celui-ci comme aune, alors Absalom était assurément l’un des plus grands magiciens d’Angleterre qui ait jamais vécu ; en effet, il était né pauvre et mourut très riche.

Un de ses exploits les plus hardis fut de persuader le roi du Danemark de payer une bonne poignée de diamants pour un charme qui, d’après lui, devait transformer les chairs du roi de Suède en eau. Naturellement, le charme échoua mais, avec l’argent qu’il tira de la moitié de ces joyaux, Absalom bâtit Shadow House. Il la décora de tapis turcs, de miroirs et de verreries de Venise, et d’une centaine d’autres beaux objets ; une fois l’aménagement achevé, il se produisit – ou il a pu se produire ou il ne s’est pas produit du tout – un curieux événement. Certains clercs croient – d’autres non – que les enchantements qu’Absalom avait feint de pratiquer pour ses clients ont commencé à se manifester de leur propre chef dans sa maison.

Par une nuit claire de 1610, deux femmes de chambre qui regardaient par une fenêtre dans les étages virent vingt ou trente belles dames et nobles gentilshommes danser en cercle sur la pelouse. En février 1666, Valentine Greatrakes, un Irlandais, eut une conversation en hébreu avec Moïse et Aaron dans un petit corridor près de la grande armoire à linge. En 1667, Mrs Penelope Chelmorton, invitée au manoir, jeta un coup d’œil à un miroir et y découvrit une petite fille de trois ou quatre ans qui la fixait. Sous ses yeux, elle vit l’enfant grandir au fil des années et se reconnut en elle. Le reflet de Mrs Chelmorton continua de vieillir jusqu’à ce qu’un cadavre desséché apparût dans le miroir. La réputation de Shadow House était fondée sur ces histoires, et une bonne centaine d’autres.

Absalom avait un enfant unique, une fille prénommée Maria. Née à Shadow House, elle y vécut toute sa vie, en sortant rarement et jamais plus de deux ou trois jours. Dans sa jeunesse, la maison recevait rois et ambassadeurs, clercs, soldats et poètes. Après la mort de son père, on venait y contempler la fin de la magie anglaise, sa dernière étrange floraison à la veille de son long hiver. Puis, à mesure que les visiteurs se raréfiaient, les lieux se dégradèrent et commencèrent à se délabrer, tandis que le jardin tombait en friche. Cependant, Maria Absalom refusait de remettre le manoir paternel en état. Même les plats qui se cassaient étaient laissés en morceaux fêlés par terre[60].

Lors de la cinquantième année de Maria Absalom, le lierre était devenu si vigoureux et s’était tellement étendu qu’il poussait dans tous les placards et rendait une bonne partie des sols glissante et peu sûre pour celle qui y posait le pied. Les oiseaux chantaient autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du manoir. Pour son centenaire, la dame était aussi décrépite que la maison – pourtant ni l’une ni l’autre n’était aucunement « éteinte ». Elle vécut quarante-neuf ans de plus, avant de mourir dans son lit par un beau matin d’été, nimbée par la lumière variable du soleil et les ombres des feuillages d’un grand frêne qui tombaient tout autour d’elle.

Tandis qu’ils se hâtaient vers Shadow House par ce torride après-midi, Mr Honeyfoot et Mr Segundus s’inquiétaient de ce que Mr Norrell finît par avoir vent de leur venue (en effet, entre les amiraux et les ministres qui lui envoyaient des courriers respectueux et lui rendaient visite, Mr Norrell devenait d’heure en heure plus important). Ils craignaient qu’il ne considérât que Mr Honeyfoot avait violé les clauses de son contrat. Aussi, afin que le moins de monde possible fût au courant de leur expédition, ils n’avaient confié à personne leur destination et étaient partis à une heure très matinale, pour se rendre à pied à une ferme où ils avaient pu louer des chevaux, avant de prendre la direction de Shadow House par un chemin détourné.

Au bout de la route blanche qui poudroyait, ils arrivèrent devant un portail monumental. Mr Segundus descendit de cheval pour l’ouvrir. Les grilles, dont le beau fer forgé castillan était rouillé, avaient viré au rouge sombre éclatant, et leur forme originelle était tordue et délabrée. Mr Segundus eut la main autant maculée de poussière que si l’on avait tassé et moulé un million de roses séchées et qu’on les avait réduites en poudre afin de créer un simulacre onirique de portail. Les arabesques métalliques s’ornaient en outre de bas-reliefs composés de têtes hilares et malveillantes, désormais d’un rouge ardent et à moitié effritées, comme si la région de l’Enfer où ces païens demeuraient alors dépendait d’un démon négligent qui eût laissé surchauffer son four.

Les grilles s’ouvraient sur mille rosiers rose pâle, sur de hautes falaises inclinées d’ormes, de frênes et de marronniers ensoleillés, et un ciel bleu, ô combien bleu. Shadow House comprenait quatre pignons élevés, ainsi qu’une multitude de hautes cheminées grises et de fenêtres à meneaux. En ruine depuis plus d’un siècle, elle était autant bâtie de sureaux et d’églantiers que de calcaire argenté, et il entrait dans sa composition autant de brises estivales embaumées que de fer et de bois.

— C’est comme les Autres Pays, souffla Mr Segundus, pressant dans son enthousiasme son visage contre les barreaux, qui lui laissèrent leur empreinte sous l’apparence d’une poudre de roses[61].

Il tira les battants du portail et poussa son cheval. Mr Honeyfoot suivit. Ils attachèrent leurs montures à côté d’un bassin en pierre et entreprirent d’explorer les jardins.

Les terres de Shadow House ne méritaient peut-être pas le nom de « jardins ». Personne ne les entretenait depuis plus de cent ans. Cependant, elles n’étaient ni un bois ni une friche. La langue anglaise n’a pas de mot pour désigner un jardin de magicien deux cents ans après sa disparition. Celui-ci était plus riche et plus luxuriant que tous les jardins que Mr Segundus et Mr Honeyfoot avaient jamais vus.

Mr Honeyfoot était enchanté de tout ce qu’il découvrait. Il s’exclama devant une grande allée d’ormes dont les arbres enfonçaient jusqu’à la taille, en quelque sorte, dans une mer de digitales rose vif. Il s’émerveilla à haute voix devant une sculpture représentant une renarde portant son petit dans la gueule. Il s’extasia sur l’étonnante atmosphère magique du lieu et déclara que sa visite pouvait être profitable même à Mr Norrell.

Mr Honeyfoot n’était toutefois guère sensible aux atmosphères ; Mr Segundus, de son côté, commençait à ressentir un certain malaise. Il lui semblait que le jardin d’Absalom exerçait une étrange influence sur lui. Plusieurs fois, pendant que Mr Honeyfoot et lui se promenaient, il se surprit tout disposé à parler à quelqu’un qu’il prenait pour un intime. Ou encore à retrouver un endroit où il était déjà venu. Et chaque fois, à l’instant où les mots lui brûlaient les lèvres, il s’avisait que ce qu’il avait tenu pour un ami était en réalité une ombre à la surface d’un rosier ; la tête de l’homme se révélait être une branche de fleurs pâles, et sa main une autre. Le lieu que Mr Segundus croyait connaître aussi bien que les décors familiers de son enfance n’était que la conjonction fortuite d’un rosier jaune, de branches de sureau qui se balançaient et de l’arête inondée de soleil de la maison. D’ailleurs, il ne parvenait pas à identifier qui était cet ami, ni quel était ce lieu. Ces impressions commencèrent à tant le troubler que, au bout d’une demi-heure, il proposa à Mr Honeyfoot de s’asseoir un moment.

— Mon cher ami ! s’écria Mr Honeyfoot. Que se passe-t-il ? Êtes-vous souffrant ? Vous êtes tout blanc, votre main tremble. Pourquoi n’avoir rien dit plus tôt ?

Mr Segundus passa la main sur son front et proféra indistinctement qu’il croyait qu’un enchantement allait se produire, il en avait l’intuition très nette.

— Un enchantement ? s’exclama Mr Honeyfoot. Quel enchantement ? – Il regarda avec inquiétude autour de lui, au cas où Mr Norrell surgirait brusquement de derrière un arbre. – Sans doute est-ce la chaleur du jour qui vous affecte. J’ai moi-même très chaud. Quels lourdauds nous sommes de rester dans cet état ! En effet, voici de quoi nous réconforter ! Voici de quoi nous rafraîchir ! On s’accorde pour reconnaître que s’installer sous l’ombrage de grands arbres tels que ceux-ci, près d’une douce onde gazouillante telle que celle-là, est le meilleur reconstituant du monde. Venez, monsieur Segundus, prenons place !

Ils s’installèrent donc sur la berge herbeuse d’un ruisseau brun. L’air doux et tiède et le parfum des roses apaisèrent Mr Segundus. Ses yeux se fermèrent une fois, se rouvrirent, se refermèrent, se rouvrirent lentement, lourdement…

Presque instantanément il se mit à rêver.

Il vit une sombre demeure, un porche élevé. Celui-ci était taillé dans une pierre d’un gris argent qui luisait légèrement, comme au clair de lune. Les montants de porte sculptés représentaient deux effigies (ou peut-être une seule, car toutes deux étaient identiques). L’homme semblait sortir du mur à grands pas, et John Segundus reconnut aussitôt en lui un magicien. On distinguait mal ses traits, juste assez pour deviner un visage pourvu des attraits de la jeunesse. Sa tête était surmontée d’un casque doté d’une visière pointue et flanqué d’ailes de corbeau.

John Segundus franchit le seuil et n’aperçut d’abord que le firmament noir, les étoiles et le vent. Il découvrit ensuite qu’il y avait bien une salle, en ruine. Nonobstant, les murs existants étaient ornés de tableaux, de tapisseries et de miroirs. Les figures des tapisseries bougeaient et parlaient entre elles, et tous les miroirs ne fournissaient pas des reproductions fidèles de la salle ; certains reflétaient des lieux totalement différents.

Tout au fond de la salle, dans un vague mélange de clarté lunaire et de lueur des chandelles, une dame était assise à une table. Elle portait une longue robe d’un style très ancien, faite d’une plus grande quantité d’étoffe que ce que John Segundus pensait nécessaire, ou même possible, pour une seule toilette. Celle-ci était d’un étrange bleu roi fané et, sur la robe, à l’instar d’autres étoiles, les derniers diamants du roi du Danemark scintillaient encore. Comme il s’avançait, la dame leva la tête vers lui : deux yeux singulièrement fendus, plus écartés que ne l’admettaient généralement les canons de la beauté, et une grande bouche retroussée en un sourire dont la signification lui échappait. Les reflets de la clarté des chandelles suggéraient une chevelure aussi rousse que sa robe était bleue.

Soudain un nouveau personnage apparut dans le rêve de John Segundus : un gentleman habillé de façon moderne. Si ce gentleman ne paraissait pas surpris devant la dame magnifiquement parée (sinon un tantinet démodée), en revanche il avait l’air très étonné de trouver John Segundus là. Il lui tendit la main, prit John Segundus par l’épaule et se mit à le secouer…

Mr Segundus s’aperçut que Mr Honeyfoot lui avait saisi l’épaule et le secouait doucement.

— Je vous demande pardon ! dit Mr Honeyfoot, mais vous avez crié dans votre sommeil et j’ai pensé que vous souhaiteriez peut-être être réveillé.

Mr Segundus le dévisagea avec perplexité.

— Je faisais un rêve, expliqua-t-il. Un rêve des plus bizarres !

Mr Segundus conta son rêve à Mr Honeyfoot.

— Quel lieu remarquablement magique ! s’exclama Mr Honeyfoot d’un ton approbateur. Votre rêve, si plein de symboles et de présages, en est une nouvelle preuve !

— Quelle est sa signification ? demanda Mr Segundus.

— Ah ! fit Mr Honeyfoot, qui s’interrompit pour réfléchir un moment. Voyons, la dame portait du bleu, dites-vous ? Le bleu signifie… Laissez-moi voir !… l’immortalité, la chasteté et la fidélité. Il représente Jupiter et peut être symbolisé par du fer. Hum ! Bon, où cela nous mène-t-il ?

— Nulle part, je pense, soupira Mr Segundus. Remettons-nous en marche.

Mr Honeyfoot, impatient d’en voir davantage, accepta promptement cette proposition et suggéra d’explorer l’intérieur de Shadow House.

Sous le soleil brûlant, la maison se réduisait à une imposante brume vert-bleu sur un fond de ciel. Au moment où ils passaient la porte donnant dans la grand-salle, Mr Segundus s’exclama :

— Oh !

— Eh bien ! Qu’est-ce donc ? s’enquit Mr Honeyfoot, alarmé.

De part et d’autre de la porte se dressait une statue en pierre du roi Corbeau.

— C’est celle de mon rêve, murmura Mr Segundus.

Une fois dans la grand-salle, Mr Segundus promena ses regards à la ronde. Les miroirs et les tableaux qu’il avait vus en songe avaient depuis longtemps disparu. À la place, des lilas et des sureaux comblaient les murs effondrés. Des marronniers et des frênes enchevêtrés formaient un toit vert et argent qui ondoyait et mouchetait le bleu du ciel. De fines herbes dorées et des primevères tressaient une claire-voie aux fenêtres de pierre vides.

À une extrémité de la salle, deux vagues silhouettes se tenaient dans un rayon de soleil. Quelques objets disparates jonchaient le sol, sorte de vestiges magiques : des morceaux de papier sur lesquels étaient griffonnées des bribes de sortilèges, un plat d’argent rempli d’eau et une chandelle à demi consumée dans un bougeoir ancien en cuivre.

Mr Honeyfoot souhaita le bonjour à ces deux silhouettes indistinctes ; l’une d’elles lui répondit d’une voix grave et courtoise, tandis que l’autre s’écriait :

— Henry, c’est lui ! L’intrus ! Le sieur que je vous ai décrit ! Ne voyez-vous pas ? Un homme menu, à la chevelure et aux yeux si sombres qu’ils pourraient être ceux d’un Italien, même s’il y a du gris dans ses cheveux. Cependant, sa mine calme et timide est sans aucun doute celle d’un Anglais ! Une redingote râpée, poussiéreuse et rapiécée, avec des manchettes effrangées qu’il a tenté de cacher en les coupant au ras. Oh ! Henry, voici notre homme assurément ! Vous, monsieur ! cria-t-il, s’adressant soudain à Mr Segundus. Expliquez-vous !

Le pauvre Mr Segundus était abasourdi de s’entendre décrire, lui et sa redingote, avec tant de précision par un complet étranger. En outre, cette description était si singulièrement affligeante ! En rien courtoise. Alors qu’il restait figé, tâchant de rassembler ses idées, son interlocuteur passa dans l’ombre d’un frêne qui formait une partie du mur nord de la salle ; pour la première fois dans l’état de veille, Mr Segundus aperçut Jonathan Strange.

— Je vous ai vu en rêve, monsieur, je crois, déclara Mr Segundus, non sans quelque hésitation (car, en prononçant ces mots, il avait conscience de leur étrangeté).

Ce qui eut pour seul effet d’augmenter le courroux de Strange.

— Ce rêve, monsieur, était le mien ! Je me suis étendu dans l’intention expresse de le faire. Je puis produire des preuves, des témoins, que ce rêve était mien. Mr Woodhope – il montra son compagnon – m’a vu le faire. Mr Woodhope est un ecclésiastique… Le recteur d’une paroisse du Gloucestershire… Je ne puis imaginer qu’on puisse mettre sa parole en doute ! Je suis plutôt d’avis que, en Angleterre, les rêves d’un gentleman ne concernent que lui. Je crois bien qu’il existe une loi à cet effet et, s’il n’en existe pas, eh bien, le Parlement devrait certainement être amené à en promulguer une sur-le-champ ! Il est indigne d’un homme de s’inviter dans les rêves d’un autre.

Strange marqua une pause pour reprendre son souffle.

— Monsieur ! intervint vivement Mr Honeyfoot. Je dois vous prier de vous adresser à ce gentleman avec davantage de respect. Vous n’avez pas la bonne fortune de le connaître comme moi. Eussiez-vous cet honneur, vous apprendriez que rien n’est plus éloigné de sa nature que le désir d’offenser autrui.

Strange émit une sorte d’exclamation exaspérée.

— Il est assurément très singulier qu’on puisse s’immiscer dans les rêves les uns des autres, déclara Henry Woodhope. Il ne s’agit pas vraiment du même rêve, n’est-ce pas ?

— Oh ! Je crains que si, répondit Mr Segundus avec un soupir. Depuis que je suis entré dans ce jardin, j’ai eu la sensation qu’il était plein de portes invisibles et que je les avais passées l’une après l’autre, jusqu’au moment où je me suis assoupi et ai fait le rêve où j’ai vu ce gentleman. J’avais l’esprit confus. Je savais que ce n’était pas moi qui avais laissé ces portes entrebâillées ou qui les avais ouvertes, mais je ne m’en souciais guère. Je n’avais qu’une idée, voir ce qu’il y avait au bout.

Henry Woodhope considéra Mr Segundus, apparemment sans comprendre tout à fait ses paroles.

— Je persiste à penser que ce ne peut pas être le même rêve, savez-vous, expliqua-t-il à Mr Segundus comme à un enfant un peu obstiné. De quoi rêviez-vous ?

— D’une dame en robe bleue, répondit Mr Segundus. J’ai cru que c’était Miss Absalom.

— Voyons, bien sûr que c’était Miss Absalom ! se récria Strange avec courroux, comme s’il supportait difficilement d’entendre évoquer un fait aussi évident. Malheureusement, la dame était déjà engagée et devait recevoir un gentleman. Elle a été naturellement troublée d’en voir deux, aussi a-t-elle disparu sur-le-champ. – Strange secoua la tête. – Il ne peut y avoir plus de cinq hommes en Angleterre qui aient des prétentions à la magie, et il a fallu que l’un d’eux vienne ici et mette fin à mon entrevue avec la fille d’Absalom ! J’ai peine à y croire. Je suis l’homme le plus infortuné d’Angleterre. Dieu sait le mal que je me suis donné pour avoir ce rêve ! Cela m’a pris trois semaines, en travaillant nuit et jour, pour préparer les sorts d’évocation et, quant au…

— Mais c’est merveilleux ! l’interrompit Mr Honeyfoot. C’est magnifique ! Tenez, Mr Norrell en personne ne pourrait tenter pareil exploit !

— Oh ! dit Strange, se tournant vers Mr Honeyfoot. Ce n’est pas aussi difficile que vous le croyez. D’abord, il vous faut envoyer une invitation à la dame ; n’importe quelle formule évocatoire fera l’affaire. Pour ma part, j’ai eu recours à Ormskirk[62]. Bien entendu, le point délicat était d’adapter Ormskirk, de sorte que Miss Absalom et moi-même nous retrouvions tous les deux en même temps dans mon rêve ; Ormskirk est si peu précis que la personne qu’on invoque peut très bien aller n’importe où n’importe quand, et avoir le sentiment d’avoir rempli ses obligations. Cela ne fut pas chose facile, je le reconnais. Pourtant, savez-vous, je ne suis pas mécontent du résultat. Deuxièmement, j’ai dû me jeter un sort pour provoquer un sommeil enchanté. Bien sûr, j’avais ouï dire de tels charmes, mais j’avoue que je n’en avais jamais vraiment vu, et j’ai donc été contraint, savez-vous, d’en inventer un de mon cru. Sans doute n’est-il pas très fort, mais qu’y faire ?

— Mon Dieu ! s’exclama Mr Honeyfoot. Suggérez-vous que quasiment toute cette magie était de votre invention ?

— Oh ! Enfin, répondit Strange, pour cela… j’avais Ormskirk… J’ai tout fondé sur Ormskirk.

— Oh ! Hether-Gray ne pourrait-il pas offrir un meilleur fondement qu’Ormskirk ? s’enquit Mr Segundus. Pardonnez-moi. Je ne suis pas un praticien de la magie, mais Hether-Gray m’a semblé tellement plus sûr qu’Ormskirk[63] !

— Est-ce possible ? s’étonna Strange. Certes, j’ai entendu parler de Hether-Gray. J’entretiens depuis peu une correspondance avec un gentleman du Lincolnshire qui prétend détenir un exemplaire de L’Anatomie d’un minotaure de cet auteur. Alors cela vaut vraiment la peine d’étudier Hether-Gray, n’est-ce pas ?

Mr Honeyfoot déclara que Hether-Gray n’existait pas, que son livre était la plus grande niaiserie au monde ; Mr Segundus n’était pas d’accord, et Strange montra davantage d’intérêt, oubliant qu’il était censé être furieux contre Mr Segundus.

Car qui pouvait garder rancune à Mr Segundus ? Sans doute existe-t-il en ce monde des personnes incapables d’apprécier la bonté et l’amabilité, et dont l’esprit s’irrite au contraire de la douceur. Je suis heureuse de préciser que Jonathan Strange n’était pas de leur nombre. Mr Segundus s’excusa d’avoir gâté l’enchantement, et Strange, avec un sourire et un signe de tête, pria Mr Segundus de ne plus y penser.

— Je ne vous demanderai pas, monsieur, dit Strange à Mr Segundus, si vous êtes magicien. La facilité avec laquelle vous pénétrez dans les rêves des autres démontre vos pouvoirs. – Strange se tourna vers Mr Honeyfoot. – Êtes-vous aussi magicien, monsieur ?

Pauvre Mr Honeyfoot ! Toucher un point aussi sensible par une question aussi brutale ! Il était encore magicien de cœur et n’aimait pas à se voir rappeler son malheur. Il répondit qu’il avait été magicien, voilà peu. Mais il avait été forcé de mettre un terme à ses activités. Rien n’eût pu être plus éloigné de ses vœux. L’étude de la magie, de la bonne magie anglaise s’entend, était, dans son opinion, la plus noble occupation au monde.

Strange le considéra avec une légère surprise.

— Je ne vous comprends pas très bien. Comment a-t-on pu vous contraindre à renoncer à vos études ?

Alors Mr Segundus et Mr Honeyfoot expliquèrent comment ils avaient été membres de la Société savante des magiciens d’York, et comment cette société avait été dissoute par Mr Norrell.

Mr Honeyfoot s’enquit de l’opinion personnelle de Strange sur Mr Norrell.

— Oh ! répondit Strange avec un sourire. Mr Norrell est le saint patron des libraires anglais.

— Monsieur ? s’écria Mr Honeyfoot.

— Oh ! reprit Strange. On entend parler de Mr Norrell partout où existe le commerce du livre, de Newcastle jusqu’à Penzance, en Cornouailles. Le libraire vous accueille avec des courbettes avant de vous déclarer : « Ah, monsieur, vous arrivez trop tard ! J’avais un grand nombre d’ouvrages sur les sujets de la magie et de l’histoire. Mais je les ai tous vendus à un gentleman très savant du Yorkshire. » Et il s’agit toujours de Norrell. On peut, si l’on veut, acheter les livres laissés par Norrell. En règle générale, les livres que laisse Mr Norrell sont parfaits pour allumer le feu !

Mr Segundus et Mr Honeyfoot, naturellement, souhaitaient mieux connaître Jonathan Strange, qui semblait, de son côté, tout aussi impatient de leur parler. Par conséquent, après que chaque parti eut pris et donné les renseignements habituels (« Où êtes-vous descendu ? – Oh ! À la George Inn, à Avebury. – Eh bien, voilà qui est singulier ! Nous aussi… »), il fut promptement décidé que les gentlemen regagneraient Avebury tous les quatre à cheval pour dîner ensemble.

Au moment de quitter Shadow House, Strange marqua une halte devant la porte du roi Corbeau et demanda si Mr Segundus ou Mr Honeyfoot avait déjà visité l’ancienne capitale royale du Nord, Newcastle. Ni l’un ni l’autre ne l’avaient fait.

— Cette porte est une copie de celles qu’on trouve là-bas dans tout le pays, leur apprit Strange. La première de ce style a été réalisée quand le roi séjournait encore en Angleterre. Dans cette ville, où que vous tourniez les yeux, le roi surgit d’un porche sombre et poussiéreux pour venir vers vous. – Strange eut un petit sourire ironique. – Mais il garde le visage toujours à demi dissimulé et ne vous adressera jamais la parole !

À cinq heures, ils s’attablèrent pour dîner dans l’arrière-salle de la George Inn. Mr Honeyfoot et Mr Segundus trouvèrent que Strange était un convive des plus agréables, enjoué et disert. Pour sa part, Henry Woodhope se restaura avec application ; après avoir fini de manger, il regarda par la fenêtre. Mr Segundus, craignant qu’il pût se sentir négligé, se tourna vers lui et le complimenta sur l’enchantement créé par Strange à Shadow House.

Henry Woodhope fut étonné.

— Je n’avais pas imaginé qu’il y eût matière à compliment, protesta-t-il. Strange n’a pas mentionné quoi que ce fût de remarquable.

— Mon cher monsieur ! s’exclama Mr Segundus. Qui sait quand pareil exploit fut tenté pour la dernière fois en Angleterre !

— Oh ! Je ne connais rien à la magie. Je crois que c’est la dernière mode, j’ai lu des reportages sur cet art dans les gazettes londoniennes. Mais un ecclésiastique a peu de temps libre pour lire. En outre, je connais Strange depuis que nous sommes enfants, et il a un naturel des plus fantasques. Je suis surpris que cette crise de magie ait duré si longtemps ! Il s’en lassera sans doute bientôt, comme il s’est lassé de toutes choses.

Sur ces mots, il se leva de table et annonça qu’il songeait à se promener un moment dans le village. Il souhaita une bonne soirée à Mr Honeyfoot et à Mr Segundus, puis les quitta.

— Pauvre Henry, dit Strange, une fois Mr Woodhope sorti. Nous devons horriblement l’ennuyer.

— C’est très généreux de la part de votre ami de vous accompagner dans votre voyage alors que son objet ne peut avoir aucun intérêt pour lui, déclara Mr Honeyfoot.

— Oh, certainement ! acquiesça Strange. Vous savez, il s’est vu forcé de m’accompagner après avoir trouvé si peu d’animation à la maison. Henry est en visite pour quelques semaines, mais notre quartier est très calme. En outre, je suis très absorbé par mes études.

Mr Segundus demanda à Mr Strange quand il avait commencé à étudier la magie.

— Au printemps de l’an dernier.

— Mais vous avez tant de réalisations à votre actif ! s’écria Mr Honeyfoot. Et en moins de deux ans ! Mon cher monsieur Strange, voilà qui est tout à fait remarquable !

— Oh ! Croyez-vous ? Il me semble n’avoir presque rien fait. J’ignorais où me tourner pour demander conseil. Vous êtes les premiers de mes confrères magiciens que je rencontre. Vous voilà avertis que j’ai bien l’intention de vous tenir éveillés la moitié de la nuit pour que vous répondiez à mes questions !

— Nous serons ravis de vous aider de toutes les manières possibles, intervint Mr Segundus. Cependant, je doute fort que nous vous soyons d’un grand secours. Nous n’étions que des théoriciens de la magie.

— Vous êtes par trop modestes, déclara Strange. Considérez, par exemple, combien vos lectures ont été beaucoup plus étendues que les miennes !

Segundus se mit donc à citer des auteurs dont Strange pouvait ne pas avoir encore entendu parler. Et Strange de gribouiller leurs noms et le titre de leurs œuvres au petit bonheur, écrivant tantôt dans un petit calepin, tantôt au verso de la note du dîner, et une fois sur le dos de sa main. Puis il interrogea Mr Segundus sur les livres en question.

Pauvre Mr Honeyfoot ! Comme il brûlait de participer à cette conversation captivante ! Comme il y prit part, en réalité, n’abusant que lui-même par ses petits stratagèmes !

— Recommandez-lui de lire Le Langage des oiseaux de Thomas Lanchester, dit-il, s’adressant à Mr Segundus de préférence à Strange. Oh ! Je sais que vous n’en avez pas une bonne opinion, mais on peut beaucoup apprendre chez Lanchester, à mon avis.

Là-dessus, Strange leur dévoila que, à sa connaissance, il existait encore en Angleterre quatre exemplaires du Langage des oiseaux à peine cinq ans plus tôt : un dans une librairie de Gloucester ; un autre dans la bibliothèque personnelle d’un gentleman magicien de Kendal ; un troisième, propriété d’un maréchal-ferrant non loin de Penzance, qui l’avait accepté comme versement partiel pour la réparation d’un portail en fer ; et un dernier qui bouchait un trou d’une fenêtre de l’école de garçons dans l’enceinte de la cathédrale de Durham.

— Où sont-ils aujourd’hui ? s’exclama Mr Honeyfoot. Pourquoi ne pas en avoir acquis un exemplaire ?

— Le temps que j’arrive en chaque lieu, Mr Norrell y était passé avant moi et les avait tous achetés, répondit Strange. Je n’ai jamais vu cet homme de ma vie. En revanche, il me barre le chemin à tout instant. Ainsi ai-je conçu le plan d’évoquer un magicien disparu afin de lui poser des questions. Je me suis figuré qu’une dame serait mieux disposée à mon égard, aussi ai-je arrêté mon choix sur Miss Absalom[64].

Mr Segundus secoua la tête.

— Ce moyen d’obtenir des renseignements me paraît plus théâtral que commode. Ne pouvez-vous trouver une voie plus facile ? Après tout, à l’âge d’or de la magie anglaise, les livres étaient beaucoup plus rares qu’aujourd’hui, et pourtant il y avait toujours des hommes pour devenir magiciens…

— Je me suis plongé dans les histoires et les biographies des Auréats pour savoir comment ils ont débuté, reprit Strange. À l’époque, apparemment, dès qu’on se découvrait un talent pour la magie, on se mettait en route pour la maison d’un autre magicien, plus âgé, plus expérimenté, et on lui demandait d’être son disciple[65].

— Alors vous devriez solliciter l’aide de Mr Norrell ! s’écria Mr Honeyfoot. Vraiment, vous devriez ! Oh ! oui, je sais… – voyant que Mr Segundus s’apprêtait à formuler une objection… – Norrell est un tantinet distant, et alors ? Mr Strange saura vaincre sa timidité, j’en suis certain. Malgré tous les travers de sa nature, Norrell, qui n’est pas un sot, doit bien voir les très grands avantages qu’il y a à avoir un tel assistant !

Mr Segundus avait maintes objections à ce projet, en particulier la grande aversion de Mr Norrell pour les autres magiciens ; néanmoins, Mr Honeyfoot, doté d’un tempérament passionné, n’avait pas plus tôt conçu cette idée qu’elle devenait une obsession, et il ne pouvait imaginer qu’elle pût contenir des désavantages.

— Oh ! Je conviens que Norrell ne nous a jamais considérés d’un œil favorable, nous, les théoriciens de la magie. Seulement, il aura sans doute une attitude tout à fait différente à l’égard d’un égal.

Strange ne paraissait pas opposé à cette idée ; il était naturellement curieux de voir Mr Norrell. Mr Segundus le suspectait même d’avoir déjà pris sa décision sur ce sujet, aussi laissa-t-il réfuter petit à petit ses doutes et ses objections.

— C’est un jour décisif pour la Grande-Bretagne, monsieur ! s’exclama Mr Honeyfoot. Regardez tout ce qu’un seul magicien a été capable d’accomplir ! Songez à ce que deux pourraient faire ! Strange et Norrell ! Oh ! Cela sonne très bien !

Mr Honeyfoot répéta « Strange et Norrell ! » plusieurs fois, avec un ravissement qui fit beaucoup rire Strange.

Nonobstant, comme nombre de natures aimables, Mr Segundus était enclin à changer d’avis. Tant que Mr Strange était devant lui, imposant, souriant et confiant, Mr Segundus était convaincu que son génie devait obtenir la reconnaissance qu’il méritait – que ce fût avec l’aide de Mr Norrell ou malgré ses crocs-en-jambe. Mais, le lendemain matin, après que Strange et Henry Woodhope furent repartis à cheval, ses pensées retournèrent à tous les magiciens que Mr Norrell s’était employé à détruire, et il commença à se demander si Mr Honeyfoot et lui n’avaient pas fourvoyé Strange.

— Je ne puis m’empêcher de penser que nous aurions mieux fait de recommander à Mr Strange d’éviter Mr Norrell, répétait-il. Au lieu de l’encourager à s’adresser à Norrell, nous aurions dû lui conseiller de se cacher !

Mr Honeyfoot ne voyait pas du tout les choses ainsi.

— Aucun gentleman n’aime qu’on lui conseille d’aller se cacher, déclara-t-il, et si Mr Norrell voulait nuire à Mr Strange – ce que je suis très loin de penser –, alors je suis sûr que Mr Strange serait le premier à s’en aviser.

24 Un autre magicien

Septembre 1809

Mr Drawlight se tourna légèrement dans son fauteuil et déclara avec un sourire :

— Il semble, monsieur, que vous ayez un rival.

Avant que Mr Norrell ait pu songer à une réponse appropriée, Lascelles demandait quel était son nom.

— Strange, répondit Drawlight.

— Je ne le connais pas, dit Lascelles.

— Oh, je pense que si ! s’écria Drawlight. Jonathan Strange du Shropshire. Deux mille livres annuelles.

— Je ne vois pas du tout de qui vous voulez parler. Oh, attendez ! N’est-ce pas l’homme qui, encore étudiant à Cambridge, a effrayé un chat appartenant au principal de Corpus Christi ?

Drawlight convint que c’était celui-là même. Lascelles sut instantanément de qui il s’agissait ; tous deux gloussèrent de rire.

Pendant ce temps Mr Norrell restait silencieux comme la pierre. La remarque préliminaire de Drawlight avait été un coup terrible. Il avait l’impression que Drawlight s’était tourné pour le frapper, qu’un personnage d’un tableau, un guéridon ou un fauteuil s’était tourné pour le frapper. Le choc lui avait presque coupé le souffle ; il était absolument sûr qu’il en serait malade. Mr Norrell n’osait songer à ce que Drawlight pouvait ajouter : quelque chose sur de plus grands pouvoirs peut-être, sur l’accomplissement de prodiges à côté desquels ceux de Mr Norrell paraîtraient pitoyables. Et il s’était donné tant de mal pour s’assurer de ne pas avoir de rivaux ! Il se voyait comme celui qui parcourait sa maison la nuit, verrouillant les portes et bâclant les fenêtres seulement pour entendre les bruits de pas infaillibles d’un intrus dans une pièce à l’étage.

Au fil de la conversation, cependant, ces impressions désagréables diminuèrent, et Mr Norrell commença à se sentir plus à l’aise. Pendant que Drawlight et Lascelles parlaient des excursions de Strange à Brighton et de ses visites à Bath, ainsi que du domaine de Strange dans le Shropshire, Mr Norrell pensa comprendre quel type d’homme ce Strange devait être : superficiel, à la mode, guère différent de Lascelles. Cela étant (songeait Mr Norrell), n’était-il pas plus probable que le « Vous avez un rival » s’adressait non pas à lui, mais à Lascelles ? Ce Strange (pensait Mr Norrell) devait être le rival de Lascelles dans quelque liaison amoureuse. Norrell baissa les yeux sur ses mains jointes sur ses genoux et sourit de sa propre sottise.

— Et Strange, disait Lascelles, est donc maintenant magicien ?

— Oh ! s’exclama Drawlight, se tournant vers Mr Norrell. Pas même ses meilleurs amis ne compareraient ses talents à ceux de l’estimable Mr Norrell, j’en suis certain. Néanmoins, je le crois bien considéré à Bristol et à Bath. Il est à Londres, à présent. Ses amis espèrent que vous aurez l’amabilité de lui donner audience… Puis-je exprimer le vœu d’être présent à la rencontre de deux tels praticiens de l’art ?

Mr Norrell releva les yeux très lentement.

— Je serai heureux de faire la connaissance de Mr Strange, énonça-t-il.

Mr Drawlight ne devait pas attendre longtemps avant d’assister à l’importante entrevue entre les deux magiciens (ce qui était tout aussi bien, car Drawlight détestait attendre). Une invitation fut lancée, et Lascelles et Drawlight se mirent en devoir d’être là lorsque Mr Strange présenta ses respects à Mr Norrell.

Il ne se révéla ni aussi jeune ni aussi séduisant que Mr Norrell l’avait craint. Il était plus près de trente ans que de vingt et, autant qu’il soit permis à un autre gentleman d’en juger, pas du tout séduisant. Ce qui était complètement inattendu, en revanche, c’est qu’il amena avec lui une ravissante jeune femme, Mrs Strange.

Mr Norrell commença par demander à Strange s’il avait apporté ses œuvres. Il lui plairait beaucoup, assura-t-il, de lire ce qu’avait écrit Mr Strange.

— Mes œuvres ? répéta Strange, avant de s’arrêter un instant. J’ai bien peur, monsieur, de ne pas savoir ce que vous entendez par là. Je n’ai rien écrit.

— Oh ! fit Mr Norrell. Mr Drawlight m’a dit que vous aviez été sollicité pour donner quelque chose au Gentleman’s Magazine, mais peut-être…

— Ah, cela ! fit Strange. Je n’y ai guère encore réfléchi. Nichols m’a certifié qu’il n’en avait pas besoin avant vendredi dans quinze jours.

— Deux semaines de délai et vous n’avez pas encore commencé ! murmura Mr Norrell, très étonné.

— Oh ! je crois que plus vite on se sort ces choses-là de la cervelle pour les coucher sur le papier et les porter chez l’imprimeur, mieux cela vaut. Sans doute, monsieur – et il sourit à Mr Norrell d’une manière amicale – en jugez-vous de même.

Mr Norrell, qui n’avait encore jamais réussi à sortir quoi que ce soit de sa cervelle pour le porter chez l’imprimeur et dont tous les essais en étaient encore à un stade ou un autre de la révision, ne souffla mot.

— Quant à ce que je vais écrire, poursuivit Strange, je ne le sais pas encore exactement. Il y a de fortes chances pour que ce soit une réfutation de l’article de Portishead paru dans Le Magicien moderne[66]. L’avez-vous vu, monsieur ? Cela m’a mis en rage pendant une semaine. Il cherche à démontrer que les magiciens modernes n’ont pas le droit de s’occuper des fées. C’est une chose de reconnaître que nous avons perdu le pouvoir d’évoquer de tels esprits, c’en est une autre d’abdiquer toute intention de ne jamais y faire appel ! Ce genre de délicatesse exagérée m’impatiente. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’il me faut encore jeter un coup d’œil à toutes les critiques de l’article de Portishead parues partout ailleurs. Maintenant que nous avons quelque chose de proche d’une association de magie, je pense que nous aurions tort de laisser passer sans blâme d’aussi grossières inepties.

Pensant apparemment qu’il avait assez parlé, Strange attendit qu’un des autres messieurs lui répondît.

Après une ou deux minutes de silence, Mr Lascelles fit remarquer que Lord Portishead avait produit cet article à la demande expresse de Mr Norrell, et avec l’aide et l’approbation de ce dernier.

— Vraiment ?

Strange eut l’air très surpris.

Il s’écoula un silence de quelques instants, puis Lascelles demanda mollement comment on étudiait la magie par les temps qui couraient.

— Dans les livres, répondit Strange.

— Ah, monsieur ! s’écria Mr Norrell. Comme je suis content de vous l’entendre dire ! Ne perdez pas votre temps, je vous en conjure, à suivre un autre parti, appliquez-vous continuellement à la lecture ! Aucun sacrifice de temps ou de plaisir ne pourra jamais être trop grand !

Strange considéra Mr Norrell avec une légère ironie, puis observa :

— Malheureusement, la pénurie de livres a toujours été un gros obstacle. Vous n’avez sans doute pas idée, monsieur, combien il reste peu de livres de magie en circulation en Angleterre. Tous les libraires sont d’accord pour reconnaître qu’il y en avait beaucoup voilà encore quelques années, mais aujourd’hui…

— Vraiment ? l’interrompit hâtivement Mr Norrell. Eh bien, c’est très curieux, assurément.

Le silence qui suivit fut particulièrement embarrassé. Voilà les deux seuls magiciens anglais de l’ère moderne en présence. L’un confessait qu’il n’avait pas de livres ; l’autre, comme il était de notoriété publique, possédait deux grandes bibliothèques pleines. La simple politesse voulait que Mr Norrell fit l’offre de son aide, même réduite, pourtant il ne souffla mot.

— Des circonstances très singulières vous ont sans doute poussé à choisir d’être magicien, déclara Mr Lascelles au bout d’un moment.

— Oui, acquiesça Strange. Des plus singulières.

— Ne voulez-vous donc pas nous conter quelles étaient ces circonstances ?

Strange eut un sourire taquin.

— Je suis sûr qu’il sera agréable à Mr Norrell de savoir qu’il a été à l’origine de ma vocation de magicien. En réalité, on peut soutenir que Mr Norrell a fait de moi un magicien.

— Moi ? se récria Mr Norrell, horrifié.

— La vérité, monsieur, intervint vivement Arabella, c’est qu’il avait essayé tout le reste : les travaux des champs, la poésie, les forges… Au cours d’une année, il a passé en revue tout un éventail d’activités sans se décider pour aucune d’elles. Il était obligé d’en venir tôt ou tard à la magie.

Il y eut un nouveau silence, puis Strange reprit la parole.

— Auparavant je n’avais pas compris que Lord Portishead avait écrit à votre demande, monsieur. Peut-être aurez-vous la bonté de m’expliquer une petite chose. J’ai lu tous les essais de Sa Seigneurie dans Les Amis de la magie anglaise et Le Magicien moderne, sans relever la moindre mention du roi Corbeau. Cette omission est si frappante que je commence à la croire délibérée.

Mr Norrell inclina la tête.

— L’une de mes ambitions est de jeter ce personnage aux oubliettes comme il le mérite.

— Tout de même, monsieur, sans le roi Corbeau, il n’y aurait pas de magie ni de magiciens ?

— Certes, telle est l’opinion générale. Nonobstant, serait-ce vrai – ce que je suis très loin d’admettre –, il a perdu depuis longtemps tout droit à notre estime. Car quelles ont été ses premières actions après son entrée en Angleterre ? Déclarer la guerre au roi légitime d’Angleterre et le dépouiller de la moitié de son royaume ! Et devons-nous, vous et moi, monsieur Strange, clamer au monde que nous avons choisi un tel homme pour modèle ? Que nous le tenons pour le premier d’entre nous ? Cela fera-t-il respecter notre profession ? Cela persuadera-t-il les ministres du roi de nous accorder leur confiance ? Je ne le pense pas ! Non, monsieur Strange, si nous ne pouvons condamner son nom à l’oubli, alors il est de notre devoir – du vôtre et du mien – de répandre dans le monde notre haine de lui ! De publier partout notre exécration de sa nature corrompue et de ses mauvaises actions !

À l’évidence, une grande disparité de vues et de tempéraments existait entre les deux magiciens et, selon Arabella Strange, il n’y avait pas lieu pour eux de rester plus longtemps dans le même espace à s’agacer l’un l’autre. Elle et Strange se retirèrent peu de temps après.

Naturellement, Mr Drawlight fut le premier à se prononcer sur le nouveau magicien.

— Eh bien ! s’exclama-t-il un peu avant que la porte se fût refermée dans le dos de Strange. Je ne sais pas quel peut être votre avis, mais je n’ai jamais été plus surpris de mon existence ! Plusieurs sources m’ont certifié qu’il était bel homme. Que pouvaient-elles vouloir entendre par là, d’après vous ? Avec ce nez, et ces cheveux ! Brun rouge est une couleur si frivole – si importable – et je suis presque certain d’avoir vu du gris dedans. Pourtant, il ne peut avoir plus de – quoi ? – trente, trente-deux ans peut-être ? Elle, d’un autre côté, est tout à fait exquise ! Tant de vivacité ! Ces anglaises brunes, si joliment arrangées ! Dommage qu’elle ne se fût pas donné un peu plus de mal pour se tenir au courant des modes londoniennes. La mousseline à ramages qu’elle portait était assurément ravissante, mais j’aimerais lui voir porter quelque chose de vraiment plus élégant – pourquoi pas de la soie vert forêt, garnie de faveurs et de verroterie noires ? C’est seulement une première intuition, comprenez-vous, je puis avoir une idée tout à fait différente quand je la reverrai.

— Croyez-vous qu’il éveillera la curiosité ? s’enquit Mr Norrell.

— Oh ! certainement, répondit Mr Lascelles.

— Ah ! fit Mr Norrell. Alors je crains fort – monsieur Lascelles, je serais très heureux si vous pouviez me conseiller –, je crains fort que Lord Mulgrave n’aille mander Mr Strange. Le zèle déployé par Sa Seigneurie pour l’usage de la magie dans la guerre – excellent en soi, bien entendu – a eu le fâcheux effet de l’inciter à lire toutes sortes de livres sur l’histoire de la magie et de lui donner des opinions sur ce qu’il y trouve. Il a ainsi conçu le plan d’appeler des sorcières pour m’aider à vaincre les Français – je crois qu’il songe à ces créatures mi-fées mi-femmes auxquelles les méchants avaient recours quand ils désiraient nuire à leurs voisins – le type de sorcières, en bref, que Shakespeare met en scène dans Macbeth. Il m’a prié d’en évoquer trois ou quatre et n’a pas été content quand j’ai refusé de me plier à sa requête. La magie moderne peut réaliser beaucoup. Cependant, invoquer des sorcières peut attirer tout un tas d’ennuis. Maintenant je redoute qu’il envoie quérir Mr Strange. Monsieur Lascelles, ne l’en croyez-vous pas capable ? En outre, Mr Strange pourrait tenter sa chance, sans rien comprendre aux dangers encourus. Peut-être serait-ce aussi bien d’écrire à Sir Walter afin de lui demander s’il aurait la bonté de glisser un mot à l’oreille de Sa Seigneurie pour le prévenir contre Mr Strange.

— Oh ! s’exclama Lascelles. Je n’en vois pas la nécessité. Si vous pensez que la magie de Mr Strange n’est pas sûre, alors cela s’ébruitera bientôt.


Plus tard le même jour, dans une maison de Great Titchfield-street, un dîner fut donné en l’honneur de Mr Norrell, auquel Mr Drawlight et Mr Lascelles étaient aussi présents. Mr Norrell fut prié d’exprimer son avis sur le magicien du Shropshire.

— Mr Strange me semble être un gentleman charmant et un magicien très doué, qui peut représenter un estimable apport à notre profession, laquelle s’est trouvée un tantinet démunie depuis quelque temps.

— Mr Strange paraît entretenir de très étranges notions de magie, commenta Lascelles. Il n’a pas pris la peine de se nourrir des idées modernes sur le sujet – par quoi j’entends, bien entendu, les idées de Mr Norrell qui ont tant étonné le monde par leur clarté et leur concision.

Mr Drawlight renouvela son opinion selon laquelle la chevelure rousse de Mr Strange était « importable » et que la toilette de Mrs Strange, bien que pas exactement de la dernière mode, était d’une très jolie mousseline.

À peu près au moment où cette conversation avait lieu, un autre groupe de personnes (dont Mr et Mrs Strange) s’attablaient pour dîner dans la salle à manger plus modeste d’une demeure de Charterhouse-square. Les amis de Mr et Mrs Strange étaient naturellement impatients de connaître leur opinion sur le célèbre Mr Norrell.

— Il répète qu’il espère que le roi Corbeau tombera bientôt dans l’oubli, leur annonça Strange, sans dissimuler son incompréhension. Que pensez-vous de cela ? Un magicien qui espère que le roi Corbeau tombera bientôt dans l’oubli ! Si l’on découvrait que l’archevêque de Canterbury travaille secrètement à supprimer toute connaissance de la Trinité, cela aurait autant de sens à mes yeux…

— Il est comme un musicien qui souhaiterait passer sous silence la musique de Mr Haendel, acquiesça une dame en turban qui mangeait des artichauts aux amandes.

— Ou un poissonnier qui chercherait à convaincre les gens que la mer n’existe pas, renchérit un gentleman qui se servait une généreuse part de mulet, nappée d’une bonne sauce au vin.

Puis d’autres personnes proposèrent des exemples similaires d’extravagance et tout le monde rit, sauf Strange, qui fixait son assiette en fronçant le sourcil.

— Je croyais que vous vouliez demander à Mr Norrell de vous aider ! protesta Arabella.

— Comment le pourrais-je, alors que nous avons paru nous quereller dès le premier instant de notre rencontre ! s’écria Strange. Je ne lui plais pas, et c’est réciproque.

— Vous ne lui plaisez pas ? Non, peut-être ne lui avez-vous pas plu. Cependant, il n’a regardé personne d’autre pendant tout le temps que nous étions là. On eût cru qu’il voulait vous dévorer des yeux. Il est sans doute seul. Il a étudié toutes ces années et n’a jamais trouvé personne à qui expliquer ses pensées. Il ne le pourrait certainement pas avec ces hommes déplaisants… J’ai oublié leurs noms. Mais à présent qu’il vous a vu… Il sait qu’il pourrait discuter avec vous… Enfin ! ce serait extraordinaire s’il ne vous réinvitait pas.

À Great Titchfield-street, Mr Norrell posa sa fourchette et se tapota les lèvres avec sa serviette de table.

— Bien entendu, murmura-t-il. Il doit s’appliquer. Je l’ai exhorté à s’appliquer.

De son côté, Strange disait à Charterhouse-square :

— Il m’a pressé de m’appliquer. « À quoi donc ? ai-je demandé. – À la lecture », m’a-t-il répondu. Je n’ai jamais été plus stupéfait de ma vie. J’ai failli lui demander ce que j’étais censé lire quand il possède tous les livres.

Le lendemain, Strange déclarait à Arabella qu’ils pouvaient retourner dans le Shropshire quand elle voulait ; il ne croyait pas que rien les retînt à Londres. Il lui confia aussi qu’il avait décidé de ne plus penser à Mr Norrell. Il ne réussit pas à tenir complètement sa promesse, car plusieurs fois au cours des jours suivants Arabella se surprit à écouter une longue énumération de tous les défauts de Mr Norrell, à la fois personnels et professionnels.

Entre-temps, à Hanover-square, Mr Norrell interrogeait continuellement Mr Drawlight sur ce que Mr Strange devenait, à qui il rendait visite, ou encore sur ce qu’on pensait de lui.

Mr Lascelles et Mr Drawlight étaient inquiets de ce rebondissement. Depuis plus d’un an désormais ils exerçaient une influence grandissante sur le magicien et, en leur qualité d’amis, ils étaient courtisés par des amiraux, des généraux, des politiciens, quiconque en fait souhaitait connaître l’opinion de Mr Norrell sur ceci ou souhaitait voir Mr Norrell faire cela. L’idée qu’un nouveau magicien pourrait être lié à Mr Norrell par des liens plus étroits que Drawlight ou Lascelles pourraient jamais espérer en forger, remplissant ainsi la tâche de conseiller, leur était très désagréable. Mr Drawlight avertit Mr Lascelles qu’il fallait décourager Norrell de penser au magicien du Shropshire et, bien que la nature fantasque de Mr Lascelles ne lui permît jamais d’être tout de suite d’accord avec personne, il n’est pas douteux qu’il partageait son avis.

Toutefois, trois ou quatre jours après la visite de Mr Strange, Mr Norrell déclara :

— J’ai réfléchi très sérieusement à la question et je crois qu’il faut tenter quelque chose pour Mr Strange. Il s’est plaint de son manque de documents. Eh bien, certes, je vois que cela pourrait… En bref, j’ai décidé de lui faire présent d’un livre.

— Monsieur ! Vos précieux livres ! s’exclama Drawlight. Vous ne devez pas les distribuer… Surtout pas à des magiciens qui risquent de ne pas en avoir un usage aussi raisonné que vous !

— Oh ! Je ne parle pas d’un de mes livres. J’ai peur de ne pouvoir m’en séparer d’un seul. Non, j’ai fait l’acquisition d’un volume chez Edwards & Skittering pour l’offrir à Mr Strange. Le choix, je l’avoue, était difficile. Il existe de nombreux ouvrages que, pour être tout à fait franc, je ne tiens pas à recommander si tôt à Mr Strange ; il n’est pas encore prêt. Il s’imprégnerait par eux de toutes sortes d’idées erronées. Ce livre-ci – Mr Norrell le regarda d’un air plus ou moins inquiet – présente de nombreux défauts, je crains même qu’il n’en contienne un grand nombre. Mr Strange n’y apprendra pas la magie réelle. Néanmoins, il développe quantité d’idées sur les objets d’une recherche approfondie et les périls qu’il y a à s’en remettre trop tôt au papier, leçons que, je l’espère, Mr Strange peut prendre à cœur.

Mr Norrell réinvita donc Strange à Hanover-square. Comme la fois précédente, Drawlight et Lascelles étaient présents ; Strange, lui, vint seul.

La seconde entrevue eut lieu dans la bibliothèque de Hanover-square. En silence, Strange embrassa du regard les quantités considérables de livres. Peut-être sa colère était-elle retombée. Les deux partis semblaient déterminés à se parler et à se conduire plus cordialement.

— Vous me faites un grand honneur, monsieur, dit Strange après que Mr Norrell lui eut remis son cadeau. La Magie anglaise de Jeremy Tott. – Il tourna les pages. – Je ne connais pas cet auteur.

— Il s’agit d’une biographie de son frère, un historien de la magie théorique du siècle dernier qui s’appelait Horace Tott, expliqua Mr Norrell[67].

Il résuma les leçons sur la recherche approfondie et la nécessité de ne pas s’en remettre au papier que Strange devait bien retenir. Ce dernier sourit poliment et inclina la tête en convenant que ce devait être intéressant.

Mr Drawlight admira le présent de Strange.

Mr Norrell fixait Strange avec une curieuse expression, comme s’il eût été content d’avoir une petite conversation avec lui sans savoir par où la commencer.

Mr Lascelles rappela à Mr Norrell que Lord Mulgrave, de l’Amirauté, était attendu d’ici à une heure.

— Vos affaires vous réclament, monsieur, dit alors Strange. Je ne veux pas être importun. Aussi bien m’appelle dans Bond-street une affaire pour le compte de Mrs Strange qui ne doit pas être négligée.

— Et peut-être, lança Drawlight, que nous aurons un jour l’honneur d’admirer un morceau de magie préparé par Mr Strange. J’adore assister à des spectacles de magie !

— Peut-être, murmura Strange.

Mr Lascelles sonna pour appeler le domestique. Soudain Mr Norrell prit la parole :

— Je serais ravi de voir un échantillon de la magie de Mr Strange maintenant… S’il voulait bien nous faire l’honneur d’une démonstration.

— Oh ! fit Strange. Mais je ne…

— Cela serait un grand honneur pour moi, insista Mr Norrell.

— Très bien, répondit Strange, je serai trop heureux de vous montrer quelque chose. Ce sera un peu maladroit, peut-être, comparé à ce à quoi vous êtes accoutumé. Je doute grandement, monsieur Norrell, de pouvoir vous égaler en élégance d’exécution.

Mr Norrell inclina à son tour la tête.

Strange jeta deux ou trois coups d’œil autour de la bibliothèque, en quête d’une idée de magie. Ses yeux tombèrent sur un miroir pendu dans les profondeurs d’un recoin de la pièce où la lumière ne pénétrait jamais. Il posa La Magie anglaise de Jeremy Tott sur la table de la bibliothèque de manière à ce que son reflet fût parfaitement visible dans le miroir. Durant quelques instants, il le regarda fixement ; il ne se passa rien. Puis Strange eut un drôle de geste : il se passa les mains dans les cheveux, s’étreignit la nuque et s’étira les épaules, comme un homme qui soulage ses crampes. À la fin, il sourit et, somme toute, parut extrêmement content de lui.

Ce qui était curieux, car le livre avait exactement le même aspect qu’avant.

Lascelles et Drawlight, accoutumés à voir – ou plutôt à entendre parler de – la merveilleuse magie de Mr Norrell, ne furent guère impressionnés par cette gesticulation ; celle-ci était en effet bien inférieure à ce qu’un banal exorciste pouvait réussir sur un champ de foire. Lascelles ouvrit la bouche – sans doute pour émettre une moquerie caustique – mais fut devancé par Mr Norrell, qui s’écria brusquement d’un ton admiratif :

— Voilà qui est remarquable ! Vraiment… Mon cher monsieur Strange ! Je n’ai jamais même entendu parler d’un tel enchantement ! Il n’est pas mentionné chez Sutton-Grove. Je vous assure, mon cher monsieur, il ne figure pas chez Sutton-Grove !

En proie à une certaine confusion, Lascelles et Drawlight reportaient leurs regards d’un magicien à l’autre.

Lascelles s’approcha de la table et scruta le livre.

— Il est peut-être un brin plus long qu’il n’était.

— Je ne crois pas, objecta Drawlight.

— Il est en cuir jaune maintenant, dit Lascelles. Était-il bleu avant ?

— Non, il a toujours été jaune.

Mr Norrell rit tout haut. Mr Norrell, habituellement avare de ses sourires, riait d’eux.

— Non, non, messieurs ! Vous n’avez pas deviné ! Certes, non ! Oh ! Monsieur Strange, je ne puis vous dire combien… Mais ils ne comprennent pas ce que vous avez fait. Prenez-le, monsieur Lascelles ! cria-t-il. Prenez-le donc, monsieur Lascelles !

Plus perplexe que jamais, Lascelles tendit la main pour saisir le livre. Tout ce qu’il saisit fut le vide. Le livre n’était là qu’en apparence.

— Il a interverti le livre et son reflet, expliqua Mr Norrell. Le livre réel se trouve là-bas, dans le miroir. – Et d’aller inspecter le miroir avec un air d’intérêt tout professionnel. – Comment avez-vous fait ?

— Comment, en effet ? murmura Strange, qui traversa la pièce pour examiner le reflet du livre posé sur la table sous différents angles, tel un joueur de billard, fermant un œil puis l’autre.

— Savez-vous le récupérer ? demanda Drawlight.

— Malheureusement non, avoua Strange. À la vérité, je n’ai qu’une idée très brumeuse de ce que j’ai fait. Sans doute est-ce pareil pour vous, monsieur ; on a la sensation qu’une musique joue au fond de sa tête, on anticipe simplement la note suivante.

— Tout à fait remarquable, répéta Mr Norrell.

Ce qui était peut-être encore plus remarquable, c’était que Mr Norrell, qui avait vécu toute sa vie dans la crainte de se découvrir un rival, avait fini par voir la magie d’un autre et, loin d’être accablé par ce spectacle, s’en trouvait exalté.

Mr Norrell et Mr Strange se séparèrent cet après-midi-là en des termes très cordiaux, et ils se retrouvaient dès le lendemain matin sans que Mr Lascelles ou Mr Drawlight en sût rien. Cette réunion s’acheva sur la proposition de Mr Norrell de prendre Mr Strange comme disciple. Mr Strange accepta son offre.

— Je regrette seulement qu’il soit marié, geignit Mr Norrell d’un air chagrin. Les magiciens n’ont pas le droit de se marier.

25 L’apprentissage d’un magicien

Septembre – décembre 1809

Le premier matin de son apprentissage, Strange fut invité à prendre son petit-déjeuner à Hanover-square dès l’aurore. Au moment où les deux magiciens s’attablaient, Mr Norrell déclara :

— J’ai pris la liberté de vous établir un programme d’études pour les trois ou quatre années à venir.

Si Strange eut l’air un peu saisi à la mention des trois ou quatre années, il ne pipa mot.

— Trois ou quatre ans est un délai si bref que, malgré tous mes efforts, poursuivit Mr Norrell avec un soupir, je ne puis croire que nous accomplirons grand-chose.

Il remit une douzaine de feuillets de papier à Strange. Chacun était couvert de trois colonnes de la petite écriture précise de Mr Norrell ; chaque colonne contenait une longue liste de différentes sortes de magies[68].

Strange les parcourut et conclut qu’il avait plus de choses à apprendre que prévu.

— Ah ! Je vous envie, monsieur, reprit Mr Norrell. Oui, je vous envie. La « pratique » de la magie est pleine de frustrations et de déceptions, son « étude », elle, est un plaisir sans fin ! Tous les grands magiciens d’Angleterre sont alors nos compagnons et nos mentors. Un travail assidu trouve sa récompense dans l’accroissement des connaissances et, le plus beau de l’affaire, l’on n’a pas à se pencher sur l’un de ses semblables de la fin d’un mois à la suivante si l’on ne le souhaite guère !

Pendant quelques instants, Mr Norrell sembla perdu dans la contemplation de cet heureux état puis, sortant de sa torpeur, il suggéra qu’ils ne repoussassent pas plus longtemps le plaisir de l’apprentissage de Strange et se rendissent immédiatement dans la bibliothèque afin de commencer.

La bibliothèque de Mr Norrell était au premier étage. C’était une pièce charmante, conforme aux goûts de son propriétaire, qui venait toujours s’y réfugier, en quête de réconfort et de récréation. Mr Drawlight avait persuadé Mr Norrell d’adopter la mode qui consistait à poser de petits miroirs dans des coins et des angles saugrenus. Ainsi, l’on croisait constamment un rai de vive lumière argentée ou le soudain reflet d’un passant dans la rue à l’endroit où l’on s’y attendait le moins. Les murs étaient recouverts d’un papier vert tendre, imprimé d’un motif de feuilles de chêne plus foncées, accrochées à des ramilles noueuses ; dans le plafond peint était creusé un petit dôme, qui représentait la voûte de feuillage d’une clairière au printemps. Les volumes avaient tous des reliures claires en vachette, avec les titres gravés au dos en fines capitales argentées. Parmi tant d’élégance et d’harmonie, il était quelque peu surprenant d’apercevoir quantité de trous parmi les livres, et nombre de rayonnages entièrement vides.

Strange et Mr Norrell s’assirent au coin du feu.

— Si vous me le permettez, monsieur, dit Strange, j’aimerais commencer par vous poser quelques questions. J’avoue que ce que j’ai entendu l’autre jour concernant les fées m’a vraiment étonné, et je me demandais si vous accepteriez de m’entretenir un peu sur ce sujet. À quels dangers le magicien s’expose-t-il en ayant recours aux esprits féeriques ? Et quel est votre avis sur leur utilité ?

— Leur utilité a été grandement exagérée, répondit Mr Norrell, leur danger beaucoup sous-estimé.

— Oh ! Pensez-vous que les fées sont, comme certains le croient, des démons ?

— Bien au contraire. Je suis tout à fait convaincu que la vision commune que l’on a d’elles est la bonne. Connaissez-vous les écrits de Chaston sur la question ? Cela ne me surprendrait guère si Chaston se révélait s’être approché au plus près de la vérité[69]. Non, non, mon objection aux fées est d’une autre nature. Monsieur Strange, à votre avis, pourquoi la magie anglaise dépend-elle tant – ou semble-t-elle tant dépendre – de l’aide des fées ?

Strange réfléchit un moment.

— Je présume que c’est parce que toute la magie anglaise nous vient du roi Corbeau qui fut élevé à une cour des fées et y a appris sa magie.

— Je conviens que cela a un rapport avec le roi Corbeau, mais non de la manière que vous croyez, je pense. Considérez, s’il vous plaît, monsieur Strange, que, pendant tout le temps où le roi Corbeau régnait sur l’Angleterre du Nord, il régnait également sur un royaume féerique. Considérez, s’il vous plaît, qu’aucun roi n’a jamais eu deux races aussi diverses sous son empire. Considérez encore, s’il vous plaît, qu’il était un aussi grand monarque qu’il était magicien, fait que la majorité des historiens sont enclins à négliger. Il n’y a guère de doute, selon moi, qu’il était très préoccupé par la tâche d’unir ses deux peuples, tâche qu’il a menée à bien, monsieur Strange, en exagérant à dessein le rôle des fées dans la magie. De cette manière, il a accru l’estime de ses sujets humains pour les fées, il a trouvé une occupation utile à ses sujets les fées, et est parvenu à ce que les deux peuples recherchent la société l’un de l’autre.

— Oui, murmura Strange, l’air songeur. Je vois cela.

— À mon avis, même les plus grands des magiciens auréats ont surestimé l’importance des fées dans la magie humaine. Vous n’avez qu’à regarder Pale ! Il tenait ses sylphides pour si essentielles à la poursuite de son art qu’il a écrit que ses plus grands trésors étaient les trois ou quatre fées vivant en son logis ! Mon exemple personnel prouve pourtant que presque toutes les sortes respectables, oui, respectables, de magie sont parfaitement réalisables sans l’assistance d’aucune d’elles ! Qu’ai-je jamais accompli qui ait nécessité l’aide d’une fée ?

— Je vous entends, répondit Strange, s’imaginant que la dernière question de Mr Norrell devait être rhétorique. Je dois reconnaître, monsieur, que cette idée est tout à fait nouvelle pour moi. Je ne l’ai jamais lue dans aucun livre.

— Moi non plus. Certes, il existe certaines sortes de magies qui sont absolument impossibles sans les fées. Il y aura peut-être des moments – et j’espère sincèrement que de telles occasions seront rares – où vous et moi aurons à traiter avec ces créatures pernicieuses. Naturellement, nous aurons à montrer la plus grande prudence. Toute fée que nous invoquerons aura presque certainement déjà eu affaire à des magiciens anglais. Elle sera pressée de nous énumérer les noms de tous les grands magiciens qu’elle a servis, ainsi que les services qu’elle leur a rendus. Elle comprendra les formes et les précédents de telles collaborations bien mieux que nous. Cela nous met – nous mettra – en position de faiblesse. Je vous assure, monsieur Strange, nulle part le déclin de la magie anglaise n’est mieux compris que dans les Autres Pays !

— Les fées exercent pourtant une grande fascination sur les gens du commun, dit Strange d’un ton pénétré, et si vous deviez employer de temps à autre l’une d’elles dans votre travail, cela pourrait peut-être rendre votre art plus populaire. Beaucoup de préjugés s’opposent encore à l’usage de la magie dans la guerre.

— Oh ! Assurément ! s’écria Mr Norrell avec irritation. Les gens croient que la magie commence et s’achève avec les fées ! Ils s’arrêtent à peine sur le talent et le savoir du magicien ! Non, monsieur Strange, cela ne constitue pas à mes yeux une raison pour employer les fées ! Bien au contraire ! Voilà cent ans, l’historien de la magie, Valentine Munday, a nié l’existence des Autres Pays ! D’après lui, les hommes qui prétendaient y être allés étaient tous des imposteurs. En cela, il se trompait, mais sa position demeure une de celles pour lesquelles j’ai beaucoup de sympathie et j’espère que nous pourrons contribuer à sa propagation. Certes, poursuivit pensivement Mr Norrell, Munday en est venu à nier l’existence de l’Amérique, puis de la France, et ainsi de suite. Je crois que, au moment de sa mort, il avait renoncé à l’Ecosse depuis longtemps et commençait à nourrir des doutes sur Carlisle… J’ai son livre ici[70].

Mr Norrell se leva et le sortit d’un des rayons. Cependant, il ne le donna pas tout de suite à Strange.

Au bout d’un bref silence, Strange s’enquit :

— Vous me conseillez donc de lire cet ouvrage ?

— Oui, en effet. Je pense que vous devriez le lire.

Strange attendit, mais Norrell continuait à contempler le livre qu’il avait toujours à la main comme s’il ne savait pas comment s’y prendre.

— Alors vous devez me le remettre, suggéra doucement Strange.

— Oui, en effet, acquiesça Mr Norrell.

Il s’avança précautionneusement et lui tendit le livre quelques instants, avant de l’incliner brusquement et de le lui lâcher dans la paume d’un drôle de geste, comme si, au lieu d’un livre, il s’agissait d’un oisillon qui s’accrochait à lui et refusait absolument de connaître personne d’autre, si bien qu’il était obligé de le mystifier en retirant sa main. Par bonheur, il était si absorbé par cette manœuvre qu’il ne leva pas les yeux vers Strange, qui se retenait de rire.

Mr Norrell resta un moment immobile, regardant avec nostalgie son livre désormais aux mains d’un autre magicien.

Une fois qu’il se fut séparé du premier ouvrage, l’aspect pénible de son épreuve ne parut plus être toutefois qu’un mauvais souvenir. Une demi-heure plus tard, il recommandait un autre livre à Strange et allait le chercher sans plus de cérémonie. Avant midi, il indiquait à Strange les livres sur les étagères et lui permettait de les descendre à sa place. À la fin de la journée, Mr Norrell avait donné à Strange une extraordinaire quantité de volumes à lire et déclarait qu’il espérait qu’il les aurait parcourus d’ici à la fin de la semaine.

Une journée entière consacrée aux entretiens et à l’étude était un luxe qu’ils ne pouvaient se permettre souvent ; en général, ils étaient obligés de passer une partie du jour à recevoir des visiteurs, qu’il s’agît de relations en vue que Mr Norrell croyait capital de cultiver ou de gentlemen des différents ministères du gouvernement.

Au bout d’une quinzaine, l’enthousiasme de Mr Norrell pour son nouvel élève ne connaissait plus de bornes.

— On n’a qu’à lui expliquer une chose une fois, rapporta Norrell à Sir Walter, il comprend aussitôt ! Je me rappelle fort bien combien de semaines j’ai peiné pour comprendre le livre de Pale, Conjectures concernant la prémonition de choses à venir ; Mr Strange, lui, a maîtrisé cette théorie particulièrement ardue en un peu moins de quatre heures !

Sir Walter sourit.

— Sans doute. Néanmoins, vous sous-évaluez vos propres mérites, selon moi. Mr Strange a l’avantage d’avoir un professeur pour lui expliquer les passages difficiles, alors que vous n’aviez personne. Vous lui avez préparé la voie et aplani les obstacles.

— Oh ! protesta Mr Norrell. Quand Mr Strange et moi nous sommes installés pour disputer plus avant des Conjectures, je me suis aperçu qu’elles avaient une application plus large que je ne l’avais supposé. Ce sont les questions de Mr Strange, voyez-vous, qui m’ont mené à une nouvelle compréhension des idées du Dr Pale !

— Eh bien, monsieur, déclara Sir Walter, je suis heureux que vous ayez trouvé un ami dont les pensées s’accordent si bien avec les vôtres. Il n’est pas de plus grand réconfort.

— Je vous le concède, Sir Walter ! Oui, vraiment.

L’admiration de Strange pour Mr Norrell était d’une nature plus modérée. La conversation insipide et les bizarreries de comportement de Norrell continuaient de lui agacer les nerfs ; à peu près au moment où Mr Norrell faisait l’éloge de Strange à Sir Walter, Strange se plaignait de Norrell à Arabella.

— Je ne sais que penser de lui. Il est l’homme le plus remarquable de notre époque et aussi le plus soporifique. Par deux fois ce matin, notre conversation a été interrompue parce qu’il a cru entendre une souris dans la pièce – les souris lui inspirent un dégoût particulier. Deux valets, deux bonnes et moi avons dû déplacer tout le mobilier à la recherche de la bestiole, pendant qu’il restait debout devant la cheminée, paralysé de peur.

— Possède-t-il un chat ? hasarda Arabella. Il devrait se procurer un chat.

— Oh, cela est impensable ! Il déteste les chats encore plus que les souris. Il m’a confié que, s’il a l’infortune de se trouver dans le même lieu qu’un chat, il est sûr d’être entièrement couvert de boutons rouges en moins d’une heure.


Faire l’éducation complète de son élève était le vœu sincère de Mr Norrell, mais les habitudes de secret et de dissimulation qu’il avait cultivées toute son existence n’étaient pas faciles à abandonner. Un jour de décembre, alors que la neige tombait en gros flocons mous de lourdes nuées d’un gris verdâtre, les deux magiciens étaient assis dans la bibliothèque de Mr Norrell. Le lent mouvement tourbillonnant de la neige de l’autre côté des croisées, la bonne chaleur du feu et les effets d’un grand verre de xérès qu’il avait été malavisé d’accepter quand Mr Norrell lui en avait offert concouraient à donner à Jonathan une sensation de pesanteur et d’engourdissement. Son front était appuyé sur sa main, et ses yeux se fermaient déjà.

Mr Norrell discourait.

— Beaucoup de magiciens, disait-il en joignant les mains, ont tenté d’enfermer des pouvoirs magiques dans un objet physique. L’opération en soi n’est pas difficile, et cet objet peut répondre aux vœux du magicien. Arbres, bijoux, livres, projectiles, chapeaux ont été tour à tour utilisés à cette fin, à un moment ou à un autre. – Mr Norrell fit les gros yeux aux extrémités de ses doigts. – En plaçant ainsi une partie de ses pouvoirs dans l’objet de son choix, le magicien espère se prémunir contre leur déclin, conséquence inévitable de la maladie et de la vieillesse. J’ai moi-même été souvent fortement tenté par ce stratagème ; mes propres aptitudes peuvent être réduites à néant par un gros refroidissement ou un méchant mal de gorge. Cependant, après mûre réflexion, j’ai conclu que de telles divisions de nos pouvoirs sont on ne peut plus imprudentes. Examinons, par exemple, le cas des anneaux. Les anneaux ont longtemps été considérés comme particulièrement adéquats à cette sorte de magie en raison de leur petite taille. Un homme peut garder un anneau en permanence à un doigt pendant des années sans susciter le moindre commentaire – ce qui ne serait pas le cas s’il montrait le même attachement à un livre ou à un caillou – et pourtant il n’existe guère de magicien dans l’histoire qui, ayant confié jadis une partie de son talent et de son pouvoir à un anneau magique, n’ait pas d’une manière ou d’une autre perdu cet anneau et ne se soit pas attiré beaucoup de désagréments pour le récupérer. Prenez par exemple, au XIIe siècle, le Maître de Nottingham, dont la fille a pris son anneau de magicien pour un banal brimborion, l’a glissé à son doigt et s’en est allée à la foire de Saint Matthew. Cette jeune femme négligente…

— Comment ? s’écria soudain Strange.

— Comment ? lui fit écho Mr Norrell, alarmé.

Strange jeta à l’autre gentleman un regard aigu, inquisiteur. Mr Norrell le dévisagea à son tour, un peu effrayé.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit Strange, mais vous ai-je bien entendu ? Parlons-nous bien des pouvoirs magiques qui se cachent par quelque moyen dans des anneaux, des pierres, des amulettes… ou autres objets de cette sorte ?

Mr Norrell inclina la tête avec circonspection.

— Je croyais que vous aviez dit…, commença Strange. Enfin… – Il fit un effort pour radoucir son ton. – Je croyais que vous m’aviez certifié, il y a quelques semaines, que les anneaux et les pierres magiques étaient une légende.

Mr Norrell considéra son élève avec crainte.

— Peut-être me suis-je mépris, ajouta Strange.

Mr Norrell demeura muet.

— J’ai dû me méprendre, répéta Strange. Je vous demande pardon, monsieur, de vous avoir interrompu. Je vous en prie, continuez.

Mr Norrell, même s’il paraissait grandement soulagé que Strange eût résolu la question, n’était cependant plus de force à continuer et proposa à la place de prendre le thé, ce que Strange accepta avec empressement[71].

Ce soir-là, Strange rapporta à Arabella tout ce que Mr Norrell avait dit et tout ce que lui, Strange, avait répondu.

— C’était la chose la plus bizarre au monde ! Il était si effrayé d’avoir été démasqué qu’il ne trouvait plus ses mots. J’ai dû inventer les nouveaux mensonges qu’il me racontait. J’ai été contraint de conspirer avec lui contre moi-même.

— Je ne comprends pas, protesta Arabella. Pourquoi devrait-il se contredire de cette curieuse manière ?

— Oh ! Il est déterminé à garder certaines informations pour lui. Voilà qui est certain… En outre, j’imagine qu’il ne parvient pas toujours à se rappeler ce qui doit rester secret et ce qui ne le doit pas. Je vous ai raconté que des trous parsemaient sa bibliothèque, vous vous rappelez ? Eh bien, le jour où il m’a pris pour élève, il semble qu’il ait ordonné d’en vider cinq rayons et de renvoyer les livres dans le Yorkshire, sous prétexte qu’ils étaient trop dangereux à lire pour moi.

— Seigneur ! Comment donc avez-vous découvert cela ? demanda Arabella, stupéfaite.

— Drawlight et Lascelles me l’ont dit. Ils s’y sont complu.

— Les misérables !

Mr Norrell fut on ne peut plus dépité d’apprendre que l’éducation de Strange devait subir une interruption d’un jour ou deux, le temps que lui et Arabella cherchassent une maison où habiter.

— Son épouse pose un problème, expliqua Mr Norrell à Drawlight avec un soupir. Eût-il été célibataire, il n’aurait rien trouvé à redire à venir habiter ici chez moi.

Drawlight fut des plus inquiets d’entendre que Mr Norrell avait caressé un tel espoir et, au cas où celui-ci renaîtrait, il prit la précaution de renchérir :

— Oh, monsieur ! Songez à votre collaboration avec l’Amirauté et le ministère de la Guerre, si importante et si confidentielle ! La présence d’une autre personne dans la maison serait un grand obstacle.

— Mais Mr Strange va me seconder dans cette affaire ! protesta Mr Norrell. Ce serait très mal de ma part de priver le pays des talents de Mr Strange. Mr Strange et moi sommes allés à l’Amirauté mardi dernier présenter nos respects à Lord Mulgrave. Au début, je crois que Lord Mulgrave n’était pas ravi de voir que j’avais amené Mr Strange…

— En effet, Sa Seigneurie est habituée à votre magie supérieure ! Sans doute juge-t-il qu’un amateur*, aussi talentueux soit-il, n’a pas à se mêler des intérêts de l’Amirauté.

— … néanmoins, quand Sa Seigneurie a entendu les idées de Mr Strange pour vaincre les Français par la magie, il s’est tourné vers moi, le sourire aux lèvres, et a déclaré : « Vous et moi, monsieur Norrell, sommes un peu rassis. Nous voulions qu’un sang neuf nous aiguillonne, n’est-il pas ? »

— Lord Mulgrave a dit cela ? Il vous a dit cela ? s’étrangla Drawlight. Quelle abominable grossièreté. J’espère, monsieur, que vous lui avez décoché un de vos regards !

— Comment ? – Mr Norrell était absorbé par son récit et ne prêtait aucune attention à Mr Drawlight. – Oh ! lui ai-je répondu. Je suis tout à fait de votre avis, monseigneur. Attendez seulement d’avoir entendu le reste de ce que Mr Strange a à vous dire. Vous n’en connaissez pas encore la moitié !

Et il ne s’agissait pas que de l’Amirauté. Le ministère de la Guerre et tous les autres services gouvernementaux avaient des raisons de se réjouir de la venue de Jonathan Strange. Tout à coup nombre de choses qui auparavant avaient été délicates devenaient plus faciles. Les ministres du roi chérissaient depuis longtemps le projet d’envoyer de mauvais rêves aux ennemis de la Grande-Bretagne. Le ministre des Affaires étrangères l’avait exposé pour la première fois en janvier 1808, et depuis plus d’un an chaque soir Mr Norrell envoyait diligemment un mauvais rêve à l’empereur Napoléon Bonaparte, en suite de quoi il ne se passait rien. L’empire napoléonien ne s’était toujours pas écroulé, et Bonaparte livrait bataille avec autant de sang-froid que jamais. Mr Norrell finit donc par recevoir l’instruction de s’arrêter. En privé, Sir Walter et Mr Canning pensaient que le plan avait échoué parce que Mr Norrell n’était pas doué pour créer des horreurs. Mr Canning se plaignait que les cauchemars envoyés par Mr Norrell à l’empereur (cauchemars concernant essentiellement un capitaine des dragons caché dans le vestiaire de Bonaparte) effraieraient à peine la gouvernante de ses enfants, alors l’empereur de la moitié de l’Europe ! Pendant un temps, il s’était efforcé de convaincre les autres ministres de charger Mr Beckford, Mr Lewis et Mrs Radcliffe de créer des rêves d’épouvante que Mr Norrell pourrait ensuite implanter dans la tête de Bonaparte. Mais le reste des ministres considérèrent que le recours à un magicien était une chose, les romanciers une autre, et qu’ils refusaient de s’abaisser à cela.

Avec Strange, le plan renaquit de ses cendres. Strange et Mr Canning soupçonnaient le méchant empereur français d’être peu sensible à des maux aussi immatériels que les rêves ; aussi, cette fois-ci, décidèrent-ils de s’attaquer à son allié, Alexandre, le tsar de Russie. Ils avaient l’avantage de compter un grand nombre d’amis à la cour d’Alexandre : des nobles russes qui avaient gagné beaucoup d’argent en vendant du bois à la Grande-Bretagne et étaient impatients de recommencer, ainsi qu’une ingénieuse et brave dame écossaise, qui était l’épouse du valet de chambre d’Alexandre.

Ayant appris qu’Alexandre était une personnalité curieusement impressionnable, adonnée au mysticisme, Strange décida de lui envoyer un rêve bourré de mauvais présages et de symboles ésotériques. Pendant sept nuits d’affilée, Alexandre fit donc le même rêve : il était attablé devant un confortable souper en compagnie de Napoléon Bonaparte, et on leur servait un délicieux consommé de venaison. Mais l’empereur n’avait pas plus tôt goûté au consommé qu’il bondissait de son siège et s’écriait : « J’ai une faim qui ne saurait se satisfaire de potage*. » Là-dessus, il se transformait en une louve, qui dévorait d’abord le chat d’Alexandre, puis son chien, puis son cheval, puis sa délicieuse maîtresse turque. Et tandis que la louve se mettait en devoir de croquer d’autres amis et relations d’Alexandre, ses entrailles s’ouvraient et dégorgeaient chat, chien, cheval, maîtresse turque, amis, relations, etc., sous d’horribles formes. À mesure que la louve mangeait, elle grossissait et, quand elle fut aussi grande que le Kremlin, elle se retourna, ses lourdes tétines ballottant et la gueule tout ensanglantée, prête à engloutir Moscou.

— Il n’y a rien de déshonorant à lui envoyer un rêve pour le prévenir qu’il a tort de faire confiance à Bonaparte, et que Bonaparte finira par le trahir, expliqua Strange à Arabella. Je pourrais, après tout, lui envoyer une missive pour lui dévoiler l’avenir. Il a réellement tort, et rien n’est plus certain que ce Bonaparte le trahira à la fin !

Par l’entremise de la dame écossaise, il leur revint que le tsar de Russie avait été extrêmement troublé par ses rêves et que, à l’instar du roi Nabuchodonosor de la Bible, il avait mandé d’urgence des astrologues et des devins pour les lui interpréter, ce dont ils s’étaient chargés aussitôt.

Strange envoya alors de nouveaux rêves au tsar de Russie.

— Et j’ai suivi votre conseil, confia-t-il à Mr Canning. Je les ai rendus plus obscurs et plus difficiles d’interprétation, afin que les sorciers du tsar aient du fil à retordre.

L’infatigable Mrs Janet Archibaldovna Barsukova ne tarda pas à transmettre la bonne nouvelle qu’Alexandre négligeait les affaires du gouvernement et de la guerre pour passer toute la journée à méditer ses rêves et à en parler avec ses astrologues et ses sorciers, et que, chaque fois qu’il recevait un courrier de l’empereur Napoléon Bonaparte, on le voyait blêmir et frémir.

26 L’orbe, la couronne et le sceptre

Septembre 1809

Toutes les nuits sans exception, Lady Pole et Stephen Black étaient invités par le triste tintement de cloche à venir danser dans les salons obscurs d’Illusions-perdues. Pour la mode et la beauté, ces bals étaient sans aucun doute les plus somptueux que Stephen eût jamais vus ; les toilettes élégantes et la distinction des danseurs offraient toutefois un curieux contraste avec le manoir, qui présentait de nombreux signes de gêne et de délabrement. La musique ne variait jamais. La même poignée d’airs sortait des raclements d’un unique violon et des soufflements d’un unique pipeau. Les chandelles de suif huileuses – Stephen ne pouvait s’empêcher d’observer avec son œil de majordome qu’elles n’étaient pas en nombre suffisant pour un aussi vaste salon – jetaient d’étranges ombres qui virevoltaient sur les murs pendant que les danseurs suivaient leurs enchaînements.

D’autres fois, Lady Pole et Stephen Black prenaient part à de longues processions, au cours desquelles on promenait des bannières à travers une enfilade de salles poussiéreuses et chichement éclairées (le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon prisait beaucoup de telles cérémonies). Certaines de ces bannières étaient d’anciennes pièces moisies de lourde passementerie. D’autres, représentant les victoires du gentleman sur ses ennemis, étaient confectionnées à partir des peaux tannées de ces derniers. Des parentes à lui avaient brodé les lèvres, yeux, cheveux et oripeaux sur le cuir jauni. Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon ne se lassait jamais de ces Menus Plaisirs, et il ne paraissait jamais douter le moins du monde que Stephen et Lady Pole fussent également ravis.

Bien que versatile en tout le reste, il demeurait constant dans deux choses : l’admiration qu’il portait à Lady Pole et sa tendresse pour Stephen Black. Il continuait à prouver celle-ci en couvrant Stephen de cadeaux extravagants et en lui envoyant d’étranges échantillons de bonne fortune. Tantôt ces cadeaux étaient remis, comme auparavant, à Mrs Brandy au nom de Stephen, tantôt ils lui étaient envoyés directement car, ainsi que le gentleman le lui répétait gaiement :

— Votre méchant ennemi n’en saura rien ! – Il parlait de Sir Walter. – Je l’ai très intelligemment aveuglé avec ma magie, et il ne lui viendra jamais à l’esprit de s’étonner. Tenez ! Vous pourriez être nommé archevêque de Canterbury demain qu’il trouverait cela tout naturel ! Tout le monde trouverait cela naturel. – Une pensée parut le frapper. – Vous plairait-il d’être archevêque de Canterbury demain, Stephen ?

— Non merci, monsieur.

— En êtes-vous vraiment sûr ? Cela ne pose guère de problème, et si l’Église présente un certain attrait pour vous…

— Je vous en donne ma promesse, monsieur, elle n’en présente aucun.

— Votre bon goût comme toujours vous fait honneur. Une mitre est un accessoire abominablement inconfortable à porter et, qui plus est, peu seyant !

Notre pauvre Stephen était assailli de miracles. Tous les deux ou trois jours, il bénéficiait d’un avantage quelconque. Parfois, la valeur réelle de ses gains était négligeable – peut-être guère plus de quelques shillings –, néanmoins la manière dont ils tombaient dans son escarcelle était toujours extraordinaire. Une fois, par exemple, il reçut la visite de l’intendant d’une ferme qui affirma avec insistance que, bien des années plus tôt, il avait rencontré Stephen à un combat de coqs non loin de Richmond, dans le North Riding du Yorkshire, et que Stephen avait parié avec lui que le prince de Galles accomplirait un jour une action qui déshonorerait le pays. Cette action étant désormais arrivée (l’intendant cita l’abandon de son épouse par le prince comme cause du déshonneur), l’intendant était venu à Londres en calèche pour apporter à Stephen vingt-sept shillings et six pence, ce qui était le montant du pari, selon lui. Il ne servit à rien à Stephen de répéter qu’il n’avait jamais assisté à un combat de coqs à Richmond dans le Yorkshire ; l’intendant n’eut de cesse que Stephen eût accepté l’argent.

Quelques jours après la visite de l’intendant, on découvrit un molosse gris posté sur la route, en face de la maison de Harley-street. La pauvre bête était crottée, trempée par la pluie, et présentait tous les signes de celle qui a parcouru une longue distance. Plus curieux encore, elle serrait un document entre ses crocs. Les valets, Robert et Geoffrey, et John Longridge, le cuisinier, firent de leur mieux pour se débarrasser du chien en criant et en le bombardant de bouteilles et de pierres, mais l’animal supporta stoïquement ce traitement et refusa de bouger jusqu’à ce que Stephen Black fût sorti sous la pluie et eût pris le document dans sa gueule. Alors, il s’en fut l’air tranquillement content, se félicitant apparemment de s’être acquitté d’une tâche difficile. Le document se révéla être le plan d’un village du Derbyshire et montrait, entre autres détails surprenants, une porte dérobée creusée à flanc de colline.

Une autre fois, Stephen reçut une lettre du maire et des conseillers municipaux de Bath relatant comment, deux mois plus tôt, le marquis de Wellesley s’était rendu à Bath et comment, durant son séjour, il n’avait cessé de vanter Stephen Black et son admirable honnêteté, son intelligence et sa loyauté envers son maître. Le maire et ses conseillers avaient été si impressionnés par les propos de Sa Seigneurie qu’ils avaient ordonné sur-le-champ qu’une médaille fût frappée pour célébrer la vie et les vertus de Stephen. Après qu’on en eut fabriqué cinq cents exemplaires, le maire et les conseillers avaient ordonné que ceux-ci fussent distribués aux principaux chefs de maison de Bath dans la liesse générale. Ils joignaient à leur missive une médaille pour Stephen et le priaient de bien vouloir les tenir au courant de son prochain séjour à Bath afin qu’ils pussent donner un grand dîner en son honneur.

Ces miracles étaient impuissants face à l’accablement du malheureux Stephen. Ils ne servaient qu’à souligner le caractère mystérieux de son existence. Stephen savait que l’intendant, le molosse, le maire et les conseillers avaient tous des comportements contre nature : les intendants aimaient l’argent – ils ne s’en séparaient pas sans bonne raison ; les chiens ne poursuivaient pas d’étranges quêtes pendant des semaines d’affilée ; et les maires et les conseillers ne marquaient pas soudain un vif intérêt à des domestiques nègres qu’ils ne connaissaient ni d’Ève ni d’Adam. Pourtant, aucun de ses amis ne trouvait en rien remarquable le cours pris par sa vie. La vue de l’or et de l’argent le révulsait, et sa chambrette tout en haut de la maison de Harley-street était remplie de trésors qui lui étaient indifférents.

Il était prisonnier depuis près de deux ans de l’enchantement du gentleman. Il avait souvent imploré ce dernier de le libérer – ou, sinon lui, alors Lady Pole – mais le gentleman ne voulait rien entendre. Aussi, Stephen était-il sorti de sa torpeur pour tenter de confier à autrui les souffrances que Lady Pole et lui enduraient. Il désirait savoir s’il existait des précédents à leur cas. Il avait peu d’espoir de trouver quelqu’un en mesure de les aider. La première personne à qui il s’était adressé était Robert, le valet ; il l’avait prévenu qu’il allait entendre la confidence privée d’un malheur secret. Cependant, dès qu’il se mit à parler, Stephen s’aperçut à son grand étonnement qu’il s’exprimait sur un sujet complètement différent ; il se surprit à prononcer un discours très sérieux et savant sur la culture et les utilisations des pois et des haricots, matière dont il ignorait tout. Pis encore, certaines de ses assertions étaient d’une nature des plus insolites et eussent sincèrement étonné n’importe quel paysan ou jardinier qui les eût entendues. Il expliqua les différentes propriétés des haricots, selon qu’on les plantait ou les ramassait au clair de lune, à la lune noire, le 1er mai ou la nuit de la Saint-Jean, et comment ces propriétés changeaient si on semait ou cueillait les haricots avec un couteau ou un déplantoir d’argent.

La personne suivante à qui il tenta de raconter son désarroi était John Longridge. Cette fois-ci, il se retrouva en train de donner un compte-rendu exact des commerces et des accomplissements de Jules César en Grande-Bretagne. Son mémoire était plus clair et plus détaillé que ce que n’importe quel clerc eût pu présenter, même après s’être penché sur le sujet pendant au moins vingt ans. Une fois encore, il contenait des assertions qui n’étaient consignées dans aucun livre[72].

Il fit deux autres tentatives pour exprimer son horrible situation. Auprès de Mrs Brandy, à qui il présenta une curieuse défense de Judas Iscariote dans laquelle il affirmait que, dans tous ses derniers actes, Iscariote suivait les consignes de deux hommes, John Copperhead et John Brassfoot, qu’il avait pris pour des anges ; et auprès de Toby Smith, le commis de Mrs Brandy, à qui il dressa la liste de tous les gens d’Irlande, d’Écosse, du pays de Galles et d’Angleterre qui avaient été enlevés par les fées au cours des deux derniers siècles. Aucun d’eux n’était connu de lui.

Stephen fut forcé de conclure qu’il aurait beau faire, il ne pourrait jamais parler de son enchantement.

La personne qui souffrait le plus de ses singuliers silences et de son découragement était sans nul doute Mrs Brandy. Elle ne comprenait pas qu’il avait changé pour tout le monde, elle voyait seulement qu’il avait changé vis-à-vis d’elle. Un jour, au début de septembre, Stephen lui rendit visite. Ils ne s’étaient pas vus depuis des semaines, ce qui avait rendu Mrs Brandy si malheureuse qu’elle avait écrit à Robert Austin, et que ledit Robert était venu voir Stephen et l’avait tancé pour sa négligence. Cependant, une fois où Stephen était monté dans le petit salon au-dessus de la boutique de Saint James-street, nul n’eût pu blâmer Mrs Brandy si elle avait souhaité le voir repartir aussitôt. Assis le front dans la main, il poussait de profonds soupirs et n’avait rien à lui raconter. Elle lui offrit du vin de Constance, de la marmelade, un bun glacé à l’ancienne – toutes sortes de friandises ; il les refusa toutes. Il ne voulait rien ; aussi resta-t-elle de l’autre côté du feu et reprit-elle son ouvrage, un bonnet de nuit qu’elle brodait pour lui d’un air découragé.

— Peut-être êtes-vous fatigué de Londres et de moi, et souhaitez-vous retourner en Afrique ?

— Non, répondit Stephen.

— L’Afrique est sans doute un endroit particulièrement charmant, reprit Mrs Brandy, qui paraissait résolue à se punir en renvoyant Stephen incontinent en Afrique. C’est ce que j’ai toujours ouï dire. Avec des oranges et des ananas partout où l’on porte les yeux, et des cannes à sucre et des cacaotiers. – Elle avait travaillé dur quatorze ans dans l’épicerie et tracé sa carte du monde dans ses stocks. Elle eut un rire amer. – Je me trouverais probablement dans une très mauvaise situation en Afrique. Quel besoin les gens ont-ils de commerces, quand ils n’ont qu’à tendre la main pour cueillir le fruit de l’arbre le plus proche ? Oh, oui ! je serais ruinée en un rien de temps en Afrique… – Elle coupa un fil entre ses dents. – Non que je ne serais heureuse de partir demain – elle piqua méchamment son fil dans le chas innocent de l’aiguille – si on me le proposait…

— Iriez-vous en Afrique pour moi ? demanda Stephen sous l’effet de la surprise.

Elle leva les yeux.

— J’irais n’importe où pour vous. Je croyais que vous le saviez.

Ils échangèrent un regard malheureux.

Stephen déclara qu’il devait rentrer à Harley-street pour vaquer à ses occupations.

Dehors dans la rue, le ciel s’obscurcit et il se mit à pleuvoir. Les gens ouvrirent leurs parapluies. En remontant Saint James’s-street, Stephen eut une étrange vision : un navire noir qui voguait vers lui à travers la pluie grise, au-dessus des têtes des passants. C’était une frégate haute de quelque deux pieds, à la peinture écaillée et aux voiles sales et déchirées. Elle montait puis descendait, imitant le mouvement des navires en mer. Stephen frémit légèrement en la voyant. Un mendiant émergea de la foule, un nègre à la peau aussi sombre et luisante que celle de Stephen. Le navire était attaché à son chapeau. En marchant, il baissait et relevait la tête afin de faire naviguer son navire. À mesure qu’il avançait, il effectuait ses drôles de mouvements oscillants et chaloupés très lentement, précautionneusement, par peur de faire chavirer son énorme couvre-chef. L’effet d’ensemble était celui d’un homme qui dansait avec une incroyable lenteur. Le mendiant, un pauvre marin infirme à qui l’on avait refusé une pension, s’appelait Johnson ; privé de toutes autres ressources, il s’était mis à chanter et à mendier pour gagner son pain, en quoi il avait eu beaucoup de succès et était connu dans toute la ville grâce au singulier chapeau qu’il portait. Johnson tendit la main à Stephen, mais ce dernier détourna le regard. Il prenait toujours grand soin de ne pas parler ou de ne pas prêter attention à des nègres de basse extraction. Si on le voyait converser avec de telles personnes, il craignait qu’on n’allât supposer qu’il entretenait des liens avec eux.

Il entendit appeler son nom, et il sursauta comme s’il avait été échaudé, mais ce n’était que Toby Smith, le commis de Mrs Brandy.

— Oh ! Monsieur Black ! criait Toby, se dépêchant. Vous voilà ! Vous marchez si vite en général, monsieur ! J’étais sûr que vous seriez déjà à Harley-street. Mrs Brandy vous envoie ses compliments, monsieur, et dit que vous avez oublié ceci à côté de votre fauteuil.

Toby tendit un diadème en argent, un fin bandeau métallique qui mesurait le tour de tête exact de Stephen. Il ne portait d’autres ornements que quelques signes mystérieux et d’étranges caractères gravés à sa surface.

— Ce n’est pas à moi ! se récria Stephen.

— Oh ! fit Toby, déconcerté, avant de décider que Stephen plaisantait. Oh, monsieur Black, je vous l’ai vu cent fois sur la tête !

Il s’inclina avec un rire et regagna la boutique à toutes jambes, laissant Stephen avec son diadème à la main.

Celui-ci traversa Piccadilly et s’engagea dans Bond-street. Il n’était pas allé bien loin quand il entendit des cris. Une petite silhouette dévalait la rue. De par sa stature, le personnage ne paraissait pas avoir plus de quatre ou cinq ans, mais son visage d’une pâleur de mort, aux traits aigus, était celui d’un enfant beaucoup plus âgé. Il était suivi de loin par deux ou trois hommes qui criaient : « Au voleur ! » et « Arrêtez-le ! ».

Stephen s’élança aux trousses du voleur. Bien que le jeune malandrin ne pût pas échapper complètement à Stephen (qui était leste), ce dernier n’était pas tout à fait capable de se saisir du brigand (qui glissait comme une anguille). Ce dernier tenait un ballot allongé enveloppé dans un chiffon rouge, qu’il réussit on ne sait comment à fourrer dans les mains de Stephen avant de se faufiler vivement dans une foule amassée devant Hemmings, l’orfèvre. Ces gens venaient de sortir de la boutique et ne soupçonnaient rien de la poursuite, aussi ne s’écartèrent-ils pas d’un bond à l’arrivée du voleur dans leurs rangs ; il était impossible de dire où il était passé.

Stephen s’arrêta, tenant son paquet. Le tissu, un vieux et doux velours, glissa, révélant une longue tige d’argent.

Le premier des poursuivants à arriver était un beau gentleman brun, sinistrement vêtu de noir mais non dénué d’élégance.

— Vous le teniez à un moment, dit-il à Stephen.

— Je regrette seulement, monsieur, de n’avoir pas su le retenir, répondit Stephen. Cependant, comme vous voyez, j’ai votre bien.

Stephen tendit à l’homme la tige d’argent et le tissu de velours rouge ; l’autre refusa de les prendre.

— C’est la faute de ma mère ! pesta le gentleman avec colère. Oh ! Comment a-t-elle pu être si négligente ! Je lui ai pourtant répété mille fois que si elle laissait la fenêtre du salon ouverte, tôt ou tard un voleur entrerait par là. Ne l’ai-je pas dit cent fois, Edward ? Ne l’ai-je pas répété, John ?

Ces dernières paroles s’adressaient aux domestiques du gentleman, qui avaient accouru derrière leur maître. S’ils manquaient de souffle pour pouvoir répondre, ils furent en mesure, par des signes de tête emphatiques, d’assurer à Stephen que leur maître l’avait bien répété.

— Tout un chacun sait que je garde mes trésors en mon logis, continua le gentleman, elle persiste pourtant à ouvrir la fenêtre malgré mes instances ! Et maintenant, bien entendu, elle reste assise à pleurer la perte de ce trésor qui était dans la famille depuis des centaines d’années. Ma mère, en effet, tire vanité de notre maison et de tous ses biens. Ce sceptre, par exemple, prouve que nous descendons des anciens rois du Wessex, car il appartenait à Edgar à Alfred, ou à un autre de pareille farine.

— Alors vous devez le reprendre, monsieur, insista Stephen. Votre mère sera sans doute fort soulagée de le voir intact.

Le gentleman tendit le bras pour saisir le sceptre, et soudain retira sa main.

— Non ! Je n’en ferai rien ! Je jure que je n’en ferai rien. Si je devais restituer ce trésor à la garde de ma mère, alors elle ne comprendrait jamais les conséquences néfastes de sa négligence ! Elle n’apprendrait jamais à tenir la fenêtre close ! Et qui sait ce que je pourrais perdre ensuite ? Tenez, je pourrais rentrer chez moi demain et trouver la maison vide ! Non, monsieur, vous devez garder le sceptre ! Il est la récompense du service que vous m’avez rendu en tentant d’attraper le larron !

Les domestiques du gentleman inclinèrent la tête, comme s’ils comprenaient la raison de son geste. Puis une voiture s’arrêta ; le gentleman et ses domestiques montèrent dedans et s’éloignèrent.

Stephen demeura sous la pluie, la couronne dans une main et le sceptre dans l’autre. Devant lui se profilaient les boutiques de Bond-street les plus en vogue de tout le royaume, aux devantures desquelles étaient exposés velours et soies, diadèmes de perles et de plumes de paon, diamants, rubis, pierreries et toutes sortes de colifichets en or et en argent.

« Eh bien, songea Stephen, nul doute qu’il serait capable de trouver pour moi de fantastiques trésors dans le contenu de ces magasins. Toutefois, je serai plus malin que lui. Je vais rentrer par un autre chemin. »

Il tourna dans un étroit passage entre deux bâtisses, traversa une cour exiguë, franchit une grille, emprunta un autre passage et émergea dans une ruelle bordée de maisons modestes. L’endroit était désert et curieusement silencieux. Le seul bruit était celui de la pluie frappant les pavés, la pluie qui avait encrassé toutes les façades des maisons au point qu’elles en paraissaient noires. Les habitants du quartier devaient être très économes, car aucun d’eux n’avait allumé de lampe ou de chandelle malgré l’obscurité du jour. Cependant, les lourdes nuées ne couvraient pas tout le ciel ; une lumière blanche et liquide sourdait à l’horizon, de sorte que la pluie tombait en traits d’argent entre le ciel sombre et la terre tout aussi sombre.

Un objet brillant jaillit tout à coup d’une ruelle noyée dans l’ombre rebondissant irrégulièrement sur les pavés mouillés pour venir s’immobiliser juste devant Stephen.

Il le regarda mieux, puis poussa un grand soupir en constatant qu’il s’agissait, selon son attente, d’une petite boule d’argent. Celle-ci était très cabossée et d’aspect ancien. Au-dessus, là où il aurait dû y avoir une croix pour signifier que le monde entier appartenait à Dieu, on voyait une minuscule main ouverte, dont un des doigts était cassé. Ce symbole de la main ouverte, Stephen ne le connaissait que trop. Il appartenait au gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon. La veille seulement, Stephen avait participé à une procession et porté une oriflamme ornée de cet emblème dans des cours obscures, balayées par les vents, et le long d’allées de chênes immenses dans les branches invisibles desquels le vent bruissait.

On entendit le bruit d’une fenêtre à guillotine qu’on levait. Une femme passa la tête au-dehors en haut de la maison, les cheveux en papillotes.

— Eh bien, ramassez-la ! brailla-t-elle, jetant un regard furieux à Stephen.

— Elle n’est pas à moi ! cria-t-il à son adresse.

— Elle n’est pas à lui, qu’il dit… – Sa réponse la rendit encore plus furibonde. – Je suppose que je ne l’ai pas vue tomber de votre poche et rouler loin de vous ! Comme je suppose que je ne m’appelle pas Maria Tompkins ! Et je suppose aussi que je ne peine pas nuit et jour pour garder Pepper-street propre et nette, simplement il faut que vous veniez ici exprès pour jeter vos ordures !

Avec un lourd soupir, Stephen ramassa l’orbe. S’il la mettait dans sa poche, il s’avisa que, quoi que dît ou crût Maria Tompkins, il y avait un réel danger qu’elle en déchirât l’étoffe, elle était si lourde ! Il fut donc contraint de marcher sous la pluie, le sceptre dans une main, l’orbe dans l’autre. Le diadème, il le posa sur sa tête, ce qui était sa place la plus naturelle. Ainsi paré, il rentra à pied à la maison.

Arrivé à la demeure de Harley-street, il descendit à l’office et ouvrit la porte de la cuisine. Il se retrouva, non à la cuisine, mais dans un salon qu’il découvrait. Il éternua trois fois.

Un instant suffit à le rassurer : il n’était pas au manoir d’Illusions-perdues. Le salon était banal, le type de salon, en réalité, que l’on pouvait trouver dans n’importe quelle maison londonienne cossue. Il était toutefois incroyablement mal tenu. Ses occupants, probablement nouveaux dans les lieux, semblaient être en plein emménagement. Tous les meubles et accessoires habituellement propres à un salon et à un bureau étaient réunis : tables de bridge, bureaux, lutrins, chenets, fauteuils de divers degrés de confort et de commodité, miroirs, tasses à thé, cire à cacheter, bougeoirs, tableaux, livres (en grande profusion), bois de santal, encriers, plumes, papiers, horloges, pelotes de ficelle, repose-pieds, pare-étincelles et secrétaires. Tous ces objets étaient entassés pêle-mêle et posés les uns sur les autres dans de surprenantes combinaisons. Caisses d’emballage, boîtes et ballots étaient éparpillés à la ronde, certains déballés, d’autres à demi déballés et d’autres encore à peine ouverts. La paille avait été extraite des caisses et jonchait à présent la pièce et le mobilier, ce qui avait pour effet de rendre tout poussiéreux et arracha deux éternuements supplémentaires à Stephen. Un peu de paille s’était même accumulée dans l’âtre, de sorte qu’il existait une menace très réelle que toute la pièce s’embrasât d’un moment à l’autre.

Le salon abritait deux personnes : un homme inconnu de Stephen et le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon. L’inconnu était assis à un guéridon devant la fenêtre. Il aurait dû vraisemblablement déballer ses affaires et mettre son bureau en ordre, mais il y avait renoncé et était actuellement plongé dans la lecture d’un ouvrage. Il interrompait celle-ci de temps à autre pour consulter deux ou trois volumes posés sur la table, marmonner avec exaltation et consigner une note ou deux dans un petit calepin maculé d’encre.

Pendant ce temps le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon, qui occupait un fauteuil de l’autre côté de la cheminée, dirigeait sur l’inconnu un regard d’une malveillance et d’une irritation telles que Stephen craignit pour sa vie. Cependant, à l’instant où le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon aperçut Stephen, il devint tout sucre tout miel.

— Ah, vous voilà ! Comme vous avez l’air noble dans vos atours royaux !

Un grand miroir à pied se dressait justement face à la porte. Pour la première fois Stephen se vit avec la couronne, l’orbe et le sceptre : il avait l’air d’un roi jusqu’au bout des ongles. Il se retourna pour considérer l’inconnu assis à sa table, afin de savoir comment il réagissait à la subite apparition d’un homme noir ceint d’une couronne.

— Oh ! Ne vous inquiétez pas pour lui ! reprit le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon. Il ne peut nous voir, ni nous entendre. Il n’est pas plus doué que l’autre. Regardez !

Il froissa une feuille de papier et la lui lança énergiquement à la tête.

Le lecteur ne tressaillit même pas, ni ne leva les yeux ni ne parut se rendre compte de rien.

— L’autre, monsieur ? releva Stephen. Que voulez-vous dire ?

— Ce magicien-ci est le plus jeune, celui récemment arrivé à Londres.

— Vraiment ? J’ai entendu parler de lui, naturellement. Sir Walter le tient en haute estime. J’avoue avoir oublié son nom.

— Oh ! Qui se soucie de son nom ? Ce qui compte, c’est qu’il est tout aussi stupide que le premier et presque aussi vilain.

— Comment ? dit tout à coup le magicien, avant de détourner les regards de son livre pour les promener autour de la pièce d’un air un tantinet suspicieux. Jeremy ! appela-t-il d’une voix forte.

Un domestique passa la tête à la porte, sans se donner la peine d’entrer dans la pièce.

— Monsieur ? dit-il.

Stephen ouvrit des yeux ronds devant cette manifestation de paresse ; il ne l’eût jamais permise à Harley-street. Il ne manqua pas d’examiner l’homme très froidement pour lui montrer ce qu’il pensait de lui, avant de se rappeler que celui-ci ne pouvait pas le voir.

— Ces demeures londoniennes sont construites de scandaleuse façon, déclara le magicien. J’entends les habitants de la maison voisine.

Cette assertion était assez intéressante pour attirer le dénommé Jeremy à l’intérieur de la pièce. Il s’immobilisa pour tendre l’oreille.

— Les murs sont-ils donc si fins ? continua le magicien. Pensez-vous qu’ils puissent présenter une anomalie ?

Jeremy tapa au mur mitoyen des deux maisons. Celui-ci renvoya un son aussi sourd et discret que n’importe quel mur solide et bien bâti du royaume. N’y comprenant goutte, il répondit :

— Je n’entends rien, monsieur. Que disaient-ils ?

— Je crois avoir entendu l’un d’eux traiter l’autre de stupide et de vilain.

— Êtes-vous sûr, monsieur ? Ce sont deux vieilles dames qui habitent de ce côté.

— Ha ! Cela ne prouve rien. L’âge n’est plus une garantie de rien, de nos jours.

Sur cette remarque, le magicien parut soudain se lasser de cette conversation. Il retourna à son livre et reprit sa lecture.

Jeremy attendit un moment, puis, comme son maître paraissait avoir oublié sa présence, il se retira.

— Monsieur, je ne vous ai pas encore remercié pour ces magnifiques cadeaux, dit Stephen au gentleman.

— Ah, Stephen ! Je suis content de vous avoir agréé. Le diadème, je le confesse, est votre chapeau métamorphosé par magie. J’eusse grandement préféré vous donner une vraie couronne, seulement j’ai été incapable de m’en procurer une en un délai aussi court. Vous êtes sans doute déçu. Bien que, maintenant que je viens à y penser, le roi d’Angleterre ait plusieurs couronnes et s’en serve rarement…

Il leva les mains dans les airs et pointa vers le haut deux doigts blancs immensément longs.

— Oh ! s’exclama Stephen, s’avisant soudain de ce que le gentleman s’apprêtait à réaliser. Si vous songez à jeter des sorts pour amener le roi d’Angleterre jusqu’ici avec une de ses couronnes – ce que je crois, puisque vous êtes tout amabilité –, alors je vous supplie de vous épargner cette peine ! Je n’en ai aucunement besoin pour le moment, comme vous le savez. En outre, le roi d’Angleterre est un si vieux monsieur… Ne serait-il pas plus aimable de le laisser chez lui ?

— Oh, très bien ! fit le gentleman, abaissant ses mains.

En l’absence de toute autre occupation, il se remit à dénigrer le nouveau magicien. Rien ne lui plaisait chez cet homme. Il railla le livre qu’il lisait, trouva à redire à la façon de ses bottes et se montra incapable d’apprécier sa taille (malgré le fait qu’il était exactement de la taille du gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon, ainsi qu’il s’avéra quand ils se levèrent par hasard tous les deux en même temps).

Stephen était impatient de retourner à ses devoirs de Harley-street mais, s’il les laissait seuls ensemble, il craignait que le gentleman ne se mît à lancer à la tête du magicien un objet plus substantiel que du papier.

— Voulez-vous que je vous accompagne à Harley-street, monsieur ? proposa-t-il. Alors vous pourrez me raconter comment vos nobles actions ont modelé Londres et ont fait sa gloire. C’est toujours si divertissant. Je ne me lasse jamais de l’entendre !

— Avec joie, Stephen ! Avec joie !

— Est-ce loin, monsieur ?

— Est-ce loin, quoi, Stephen ?

— Harley-street, monsieur. J’ignore où nous sommes.

— Nous sommes à Soho-square. Et, non, ce n’est point loin du tout !

Après qu’ils eurent gagné la demeure de Harley-street, le gentleman prit affectueusement congé de Stephen, le pressant de ne pas être triste à cause de cette séparation et lui rappelant qu’ils devaient se retrouver le soir même au manoir d’Illusions-perdues.

— … où une cérémonie des plus charmantes doit se tenir dans le beffroi de la Tour extrême-orientale. Elle commémore une circonstance qui s’est passée… Oh ! voilà cinq cents ans environ… quand j’ai brillamment trouvé moyen de capturer les jeunes enfants de mon ennemi, et que nous les avons précipités du haut du beffroi dans la mort. Ce soir, nous reconstituerons ce grand triomphe ! Nous revêtirons des poupées de son des habits tachés de sang des enfants et les jetterons sur les pavés, puis nous chanterons et nous danserons pour fêter leur destruction !

— Organisez-vous cette cérémonie chaque année, monsieur ? Je suis certain que je m’en souviendrais si j’y avais déjà assisté. L’effet en est si… frappant !

— Je suis heureux que vous soyez de cet avis. Je l’organise chaque fois que j’y songe. Naturellement, l’effet en était bien plus frappant quand nous utilisions de vrais enfants.

27 L’épouse du magicien

Décembre 1809–janvier 1810

Désormais, il y avait donc à Londres deux magiciens à admirer et à encenser. Je doute que ce soit une grande surprise pour quiconque d’apprendre que, des deux, Londres préférait Mr Strange. En effet, Strange correspondait à l’idée que chacun se faisait d’un magicien. Il était grand, il était charmant ; il avait un sourire des plus ironiques et, à la différence de Mr Norrell, il parlait beaucoup de magie et ne voyait pas d’objection à répondre aux questions du public sur le sujet. Mr et Mrs Strange assistaient à nombre de dîners et de soirées et, à un moment de la réunion, Strange obligeait en général l’assemblée en donnant une prestation d’un des genres mineurs de magie. Le tour le plus populaire qu’il réalisait consistait à faire apparaître des visions à la surface de l’eau[73]. À la différence encore de Mr Norrell, il n’utilisait pas de plat d’argent, le vase traditionnel pour apercevoir des visions. Strange prétendait qu’on voyait vraiment si peu de choses dans un plat que cela ne valait guère la peine de jeter des sortilèges. Il préférait attendre que les domestiques eussent desservi et enlevé la nappe, puis renversait un verre d’eau ou de vin sur la table et évoquait des visions dans la flaque ainsi créée. Heureusement, ses hôtes étaient habituellement si férus de magie qu’ils ne se plaignaient presque jamais de leurs tables et de leurs tapis tachés et gâtés.

Pour leur part, à leur vive satisfaction, Mr et Mrs Strange s’étaient installés à Londres. Ils avaient pris une maison à Soho-square, et Arabella était absorbée par tous les plaisants soucis liés à un nouveau logis : commander des meubles élégants aux ébénistes, supplier ses amies pour l’aider à trouver des domestiques sérieux et courir quotidiennement les magasins.

Un matin de la mi-décembre, elle reçut un message d’un des vendeurs de Haig & Chippendale’s Upholstery[74] (une personne très attentionnée) la prévenant que venait d’arriver à la boutique une soie vert bronze à rayures satinées et moirées alternées qui, d’après lui, conviendrait parfaitement pour les rideaux du salon de Mrs Strange. Cette course imprévue nécessitait une légère réorganisation de la journée d’Arabella.

— D’après la description de Mr Summer, cela semble être très chic, dit-elle à Strange au petit-déjeuner, et je crois que cela me plaira fort. Mais si je choisis de la soie vert bronze pour les rideaux, alors je pense devoir abandonner toute idée de velours lie-de-vin pour la méridienne. À mon avis, les coloris vert bronze et lie-de-vin s’accorderont mal. Donc je vais passer chez Flint & Clark afin de jeter un nouveau coup d’œil au velours lie-de-vin et voir si je puis souffrir d’y renoncer. Puis j’irai chez Haig & Chippendale. Mais cela suppose que je n’aurai guère le temps de rendre visite à votre tante, ce qui est pourtant dans mes obligations, puisqu’elle part pour Édimbourg ce matin. Je voudrais la remercier de nous avoir trouvé notre bonne Mary.

— Hum ? fit Strange, qui mangeait des petits pains chauds à la confiture en lisant Curieuses Observations sur l’anatomie des fées de Holgarth et Pickle[75].

— Mary, la nouvelle domestique. Vous l’avez vue hier soir.

— Ah ! dit Strange, tournant une page.

— Elle me paraît être une fille charmante, aimable, aux manières posées. Je suis certaine que nous n’aurons qu’à nous louer d’elle. Donc, comme je disais, je vous serais très reconnaissante, Jonathan, si vous vous rendiez chez votre tante ce matin. Vous pourriez descendre à Henrietta-street après le petit-déjeuner et la remercier pour Mary. De là, vous pourriez aller chez Haig & Chippendale et m’y attendre. Oh ! Et pourriez-vous aussi faire un saut chez Wedgwood & Byerley et leur demander quand le nouveau service de table sera prêt ? Cela ne vous créera pas un grand dérangement C’est quasiment sur votre chemin. – Elle le considéra d’un air dubitatif. – Jonathan, m’écoutez-vous ?

— Hum ? fit une nouvelle fois Strange en levant les yeux. Oui, absolument !

Escortée d’un des valets, Arabella se rendit donc à pied à Wigmore-street, où Flint & Clark avaient leurs établissements. Après ce second examen du velours lie-de-vin, elle conclut que, bien que très élégant, le coloris en était vraiment trop sombre. Toute impatience, elle poursuivit donc son chemin vers Saint Martin’s-lane pour découvrir la soie vert bronze. À son arrivée chez Haig & Chippendale, elle trouva le vendeur qui l’attendait ; pas son époux. Le vendeur se confondit en excuses, mais Mr Strange ne s’était pas montré de la matinée.

Elle ressortit dans la rue.

— George, apercevez-vous votre maître quelque part ? demanda-t-elle au valet.

— Non, madame.

Une pluie grise se mit à tomber. Une espèce de prémonition la poussa à regarder dans la vitrine d’une librairie. Elle y découvrit Strange, qui parlait avec passion à Sir Walter Pole. Elle entra donc dans la boutique, souhaita le bonjour à Sir Walter et demanda gentiment à son époux s’il avait rendu visite à sa tante ou fait un tour chez Wedgwood & Byerley.

Strange parut un tantinet embarrassé par sa question. Baissant les yeux, il s’aperçut qu’il tenait un gros livre à la main ; il fronça le sourcil, incapable d’imaginer comment celui-ci se trouvait là.

— Je n’y aurais pas manqué, ma chérie, naturellement, répondit-il, si ce n’est que Sir Walter m’entretient depuis tout ce temps, ce qui m’en a empêché.

— C’est entièrement ma faute, se hâta d’assurer Sir Walter à Arabella. Notre blocus nous pose un problème. Cela n’a rien d’inhabituel, et j’en informais Mr Strange dans l’espoir que Mr Norrell et lui puissent nous aider.

— Et le pouvez-vous ? s’enquit Arabella.

— Oh ! J’espère bien, répondit Strange.

Sir Walter expliqua que le gouvernement britannique avait reçu des renseignements selon lesquels quelques navires français – une dizaine, peut-être – s’étaient faufilés entre les mailles du blocus britannique. Nul ne savait où ils étaient allés se cacher, ni quelles étaient leurs intentions une fois rendus à destination. Pas plus que le gouvernement ne savait où trouver l’amiral Armingcroft, qui était censé empêcher ce genre d’événements. L’amiral et sa flotte de dix frégates et de vaisseaux de ligne s’étaient évaporés ; ils s’étaient probablement élancés à la poursuite des Français. Il y avait un jeune capitaine prometteur, actuellement basé à Madère et, si le ministère de la Marine avait été en mesure de découvrir ce qui se passait et où cela se passait, on eût confié avec joie au capitaine Lightwood quatre ou cinq bâtiments pour l’envoyer sur place. Lord Mulgrave avait demandé à l’amiral Greenwax ce qu’on devait faire selon lui ; l’amiral Greenwax avait interrogé les ministres, et les ministres avaient répondu que le ministère de la Marine devait sur-le-champ consulter Mr Strange et Mr Norrell.

— Je ne voudrais pas vous laisser accroire que le ministère de la Marine est impuissant sans Mr Strange, déclara Sir Walter avec le sourire. On a tenté ce qu’on a pu. On a dépêché un de nos clercs, un certain Petrofax, à Greenwich, pour qu’il aille voir un ami d’enfance de l’amiral Armingcroft et lui demande, avec sa connaissance supérieure du tempérament de l’amiral, comment celui-ci agirait en pareille circonstance, à son opinion. Toutefois, quand Mr Petrofax s’est rendu à Greenwich, l’ami d’enfance de l’amiral était ivre mort dans son lit, et Mr Petrofax n’était même pas sûr qu’il eût compris la question.

— Norrell et moi serons sans doute capables d’émettre une suggestion, déclara Strange d’un air songeur. Néanmoins, j’aimerais voir le problème sur carte.

— J’ai toutes les cartes et les documents nécessaires chez moi. Un de nos domestiques les apportera à Hanover-square plus tard dans la journée. Peut-être serez-vous assez aimable pour en parler à Mr Norrell…

— Oh ! Pourquoi pas maintenant ? proposa Strange. Arabella acceptera bien de patienter quelques instants ! N’est-ce pas, Arabella ? dit-il à son épouse. Je vois Mr Norrell à deux heures et, si je peux lui exposer le problème sur-le-champ, je crois qu’alors nous serons peut-être en mesure de rendre une réponse à l’Amirauté avant souper.

Arabella, avec la douceur et la docilité d’une bonne épouse, mit pour l’heure de côté toute pensée de ses nouveaux rideaux et assura les deux gentlemen que cela ne la dérangeait pas d’attendre pour la bonne cause. Il fut décidé que Mr et Mrs Strange accompagneraient Sir Walter à sa demeure de Harley-street.

Strange sortit son oignon et le consulta.

— Vingt minutes pour aller à Harley-street. Trois quarts d’heure pour réfléchir au problème. Puis encore quinze minutes jusqu’à Soho-square. Oui, nous avons tout le temps.

Arabella eut un rire.

— Il n’est pas toujours aussi scrupuleux, je vous assure, lança-t-elle à Sir Walter. Il s’est présenté en retard mardi à un rendez-vous avec Lord Liverpool, et Mr Norrell n’a pas été très content.

— Ce n’était pas ma faute, se défendit Strange. J’étais prêt à sortir à l’heure, mais je ne trouvais plus mes gants.

Le reproche badin qu’Arabella lui avait adressé sur son absence de ponctualité continuait de le chagriner ; sur le chemin de Harley-street, il examina sa montre dans l’espoir d’y découvrir sur la marche du Temps un fait passé jusque-là inaperçu qui pourrait prouver son innocence. Alors qu’ils atteignaient Harley-street, il crut tenir la solution.

— Ha ! s’écria-t-il soudain. Je sais ! Ma montre retarde !

— Je ne pense pas, objecta Sir Walter, sortant son propre oignon pour le montrer à Strange. Il est midi pile. La mienne indique la même heure.

— Alors pourquoi n’entendons-nous pas les cloches ? objecta Strange. Entendez-vous les cloches ? demanda-t-il à Arabella.

— Non, je n’entends rien.

Sir Walter rougit et marmonna quelques mots sur le fait que les cloches de cette paroisse et des paroisses voisines ne sonnaient plus.

— Vraiment ? s’étonna Strange. Et pourquoi diable ?

Apparemment, Sir Walter sut gré à Strange de garder sa curiosité pour lui ; il se borna à répondre :

— La maladie de Lady Pole a laissé ses nerfs dans un triste état. Le tintement des cloches lui est particulièrement pénible, et j’ai demandé aux sacristains de Saint-Mary-le-bone et de Saint Peter de bien vouloir, par égard pour les nerfs de Lady Pole, s’abstenir de sonner les cloches. Ils ont eu l’obligeance d’accéder à ma requête.

Cette attention était plutôt extraordinaire, mais enfin, au dire de tout le monde, la maladie de Lady Pole était plutôt extraordinaire, ses symptômes ne ressemblant à aucun autre. Ni Mr Strange ni Mrs Strange n’avaient jamais vu Lady Pole. Nul ne l’avait plus vue depuis deux ans, en réalité. À leur arrivée au n°9 de Harley-street, Strange était pressé de consulter sans délai les documents de Sir Walter, mais il dut réfréner son impatience pendant que Sir Walter s’assurait qu’Arabella ne manquerait pas de distraction en leur absence. Sir Walter, un homme courtois, n’aimait pas laisser ses hôtes seuls. En particulier, délaisser une dame ne se faisait pas. Strange, par ailleurs, désirait être à l’heure pour son rendez-vous avec Mr Norrell ; aussi vite que Sir Walter pouvait suggérer des diversions, Strange s’évertuait donc à lui remontrer qu’Arabella n’en avait besoin d’aucune.

Sir Walter désigna à Arabella les romans de sa bibliothèque et lui recommanda notamment Belinda, de Mrs Edgeworth[76], comme étant propre à l’amuser.

— Oh ! fit Strange, l’interrompant. J’ai lu Belinda à Arabella voilà deux ou trois ans. Au reste, vous savez, je ne pense pas que nous soyons longs au point qu’elle ait le temps de parcourir un roman en trois tomes.

— Alors, du thé et des gâteaux au cumin peut-être ? proposa Sir Walter à Arabella.

— Arabella n’aime pas les gâteaux au cumin, l’interrompit de nouveau Strange, prenant lui-même distraitement Belinda et commençant à en lire le premier tome. Elle les a en horreur.

— Un verre de madère, alors. Vous prendrez bien un peu de madère, j’en suis sûr. Stephen, servez un verre de madère à Mrs Strange.

À la manière silencieuse, surnaturelle, propre aux domestiques londoniens hautement qualifiés, un valet noir de grande taille apparut au côté de Sir Walter. Mr Strange eut l’air saisi par sa soudaine arrivée, et il le dévisagea quelques instants avant de dire à sa femme :

— Vous ne voulez pas de madère, n’est-il pas ? Vous ne voulez rien…

— Non, Jonathan, je ne veux rien du tout, acquiesça sa femme, riant de leur drôle de discussion. Merci, Sir Walter, mais je ne demande pas mieux que de rester tranquillement assise ici à lire.

Le domestique noir s’inclina, puis se retira aussi silencieusement qu’il était venu. Strange et Sir Walter sortirent à leur tour pour discuter de la flotte française et des bâtiments anglais manquants.

Une fois laissée seule, Arabella s’aperçut qu’elle n’était pas d’humeur à lire, après tout. Explorant la pièce du regard en quête d’amusement, elle eut l’œil attiré par un grand tableau, un paysage composé de bois et d’un château en ruine perché au sommet d’un escarpement. Les arbres étaient sombres, et les ruines et l’escarpement nimbés d’or par les feux du soleil couchant ; le ciel, lumineux par contraste, flamboyait de coloris nacrés. Une grande partie du premier plan était occupée par un étang argenté où une jeune femme semblait se noyer ; un deuxième personnage se penchait au-dessus d’elle : homme, femme, satyre ou faune, il était impossible de le dire et, bien qu’Arabella étudiât attentivement leurs postures, elle ne put décider si l’intention du deuxième personnage était de sauver la malheureuse ou de l’assassiner. Après s’être lassée de contempler cette toile, Arabella s’aventura dans le couloir pour examiner les peintures qui y étaient accrochées ; celles-ci étant pour la plupart des marines de Brighton et de Chelmsford à l’aquarelle, elle les trouva très insipides.

On pouvait entendre parler Sir Walter et Strange dans une autre pièce.

— … chose extraordinaire ! Et pourtant, c’est un excellent bougre à sa façon, disait Sir Walter.

— Oh ! Je n’en disconviens pas ! Son frère est l’organiste de la cathédrale de Bath, répondait Strange. Il possède aussi un chat noir et blanc qui se promène dans les rues de Bath juste devant lui. Une fois où je me trouvais dans Milsom-street…

Une porte était restée ouverte, par laquelle Arabella entrevit un salon raffiné, décoré d’un grand nombre de tableaux qui paraissaient être plus somptueux, avec des coloris plus riches, que tout ce qu’elle avait déjà pu voir. Elle entra.

La pièce paraissait pleine de lumière, alors que le jour était tout aussi gris et menaçant que précédemment. « Alors, d’où provient toute cette lumière ? s’interrogea Arabella. On croirait qu’elle émane des tableaux, cela est pourtant impossible. » Les tableaux représentaient tous Venise[77] et, assurément, les vastes étendues de ciel et de mer qu’ils contenaient faisaient paraître les lieux quelque peu immatériels.

Après avoir fini d’examiner les peintures d’un mur, elle se retourna pour se diriger vers le mur opposé et découvrit tout à coup – à sa grande mortification – qu’elle n’était point seule. Installée sur un sofa bleu devant le feu, une jeune femme la considérait avec curiosité. Le sofa avait un dossier assez haut, raison pour laquelle Arabella n’avait pas remarqué son occupante plus tôt.

— Oh ! je vous demande pardon !

La jeune femme demeura silencieuse.

C’était une créature d’une remarquable élégance, au teint clair, sans la moindre imperfection, et aux cheveux bruns gracieusement arrangés. Elle portait une robe de mousseline blanche et un châle indien de couleur ivoire, argent et noir. Elle avait l’air trop bien vêtue pour une gouvernante, et trop naturelle pour être une dame de compagnie. Alors, si elle était une invitée de la maison, pourquoi Sir Walter ne la lui avait-il pas présentée ?

Arabella fit une révérence à la jeune femme.

— Je croyais qu’il n’y avait personne ! dit-elle, s’empourprant légèrement. Je vous demande pardon de vous avoir importunée.

Et de se tourner pour se retirer.

— Oh ! s’exclama l’inconnue. J’espère que vous ne songez pas à partir ! Je vois si rarement du monde… Presque jamais personne ! En outre, vous souhaitiez regarder les tableaux ! Vous ne pouvez le nier, vous savez, car je vous ai vue dans ce miroir au moment où vous êtes entrée, et votre désir était manifeste.

Un grand miroir vénitien était pendu au-dessus de la cheminée. Il avait un cadre très tarabiscoté, également composé de fragments de miroir, et était orné des fleurs et des arabesques de verre les plus laides qu’on pût imaginer.

— J’espère, reprit la jeune femme, que vous ne m’obligerez pas à vous retenir.

— Je crains de vous déranger, protesta Arabella.

— Aucunement ! – D’un geste, son interlocutrice montra les tableaux. – Je vous en prie, continuez !

Aussi, estimant que se retirer constituerait un outrage encore pire aux bonnes manières, Arabella la remercia et alla contempler les autres tableaux. Cependant, consciente de ce que l’inconnue l’observait tout le temps dans le miroir, elle n’était plus aussi concentrée.

Quand elle eut fini son tour, la jeune femme pria Arabella de prendre place.

— Et vous plaisent-ils ?

— Eh bien, répondit Arabella. Ils sont assurément très beaux. J’aime surtout les images de fêtes et de processions, nous n’avons rien de pareil en Angleterre. Tant d’oriflammes flottant au vent ! Tant de bateaux dorés et de costumes exquis ! Cependant, l’artiste paraît préférer les monuments et les deux azuréens aux êtres humains. Il les a représentés si petits, si insignifiants ! Au milieu de tant de palais de marbre et de ponts, ils semblent perdus. Ne trouvez-vous pas ?

Sa remarque eut l’air d’amuser la jeune femme, qui eut un petit sourire contraint.

— Perdus ? répéta-t-elle. Oh ! Et comment, les pauvres ! Car, au bout du compte, Venise n’est qu’un labyrinthe… Un vaste et magnifique labyrinthe, certes, mais un labyrinthe, et seuls ses plus vieux habitants sont sûrs de retrouver leur chemin… Ou, du moins, tel est mon sentiment.

— Vraiment ? dit Arabella. Assurément, cela doit être très malcommode. Enfin, la sensation d’être perdue dans un labyrinthe doit être si délicieuse ! Oh ! Que ne donnerais-je pour y aller !

La jeune femme la dévisagea avec un étrange sourire mélancolique.

— Si vous y aviez passé des mois, comme moi, à errer péniblement dans d’interminables ruelles obscures, vous ne penseriez pas ainsi. Les plaisirs qu’il y a à se perdre dans un dédale s’estompent très vite. Quant aux curieuses fêtes, cérémonies et processions, eh bien… – Elle leva les épaules. – Je les ai en horreur !

Arabella ne la comprenait pas, puis, pensant que cela pouvait l’aider de découvrir qui était l’inconnue, elle demanda son nom.

— Je suis Lady Pole.

— Oh ! Mais bien sûr ! s’exclama Arabella, se demandant pourquoi elle n’y avait pas songé plus tôt.

Elle se présenta à Lady Pole et lui expliqua que son époux avait affaire avec Sir Walter Pole, raison de sa présence ici.

Une soudaine explosion de rires retentit, en provenance de la bibliothèque.

— Ils sont censés discuter de la guerre, expliqua Arabella à Madame, mais soit la guerre est devenue beaucoup plus divertissante ces derniers temps, soit – comme je le subodore – ils ont délaissé les affaires pour se mettre à jaser sur leurs connaissances. Il y a une demi-heure, Mr Strange ne songeait qu’à son prochain rendez-vous. Maintenant, j’imagine que Sir Walter l’a entraîné à parler d’autres sujets, et sans doute a-t-il tout oublié. – Elle sourit, selon l’habitude des femmes quand elles feignent de critiquer leurs époux mais en sont fières en réalité. – Je crois vraiment qu’il est l’être le plus distrait au monde. La patience de Mr Norrell doit être parfois mise à rude épreuve.

— Mr Norrell ? fit Lady Pole.

— Mr Strange a l’honneur d’être l’élève de Mr Norrell, annonça Arabella.

Elle s’attendait à ce que Madame lui répondît par un éloge des extraordinaires aptitudes magiques de Mr Norrell ou par quelques mots de reconnaissance pour sa bonté. Cependant Lady Pole restait muette, aussi Arabella continua-t-elle d’une voix encourageante :

— Bien sûr, nous avons beaucoup entendu parler du merveilleux enchantement que Mr Norrell a pratiqué pour le compte de Votre Seigneurie.

— Mr Norrell n’a pas été un ami pour moi, répliqua Lady Pole d’un ton sec, neutre. Je préférerais de beaucoup être morte qu’être ce que je suis.

Ces propos étaient si incongrus qu’Arabella demeura sans voix pendant quelques instants. Elle n’avait aucune raison d’aimer Mr Norrell. Il ne lui avait jamais témoigné la moindre gentillesse ; il s’était même plusieurs fois donné le mal de lui montrer combien il faisait peu de cas d’elle mais, malgré tout, il était l’unique autre représentant de la profession de son époux. Ainsi, tout comme la femme d’un amiral prendra toujours le parti de la Marine ou celle d’un évêque plaidera en faveur de l’Église, Arabella se sentit obligée de prononcer quelques paroles pour la défense du magicien.

— La douleur et la souffrance sont les pires des compagnes, et sans doute Votre Seigneurie en est-elle profondément dégoûtée. Personne ne saurait vous blâmer de désirer vous en débarrasser… – Cependant, au moment où elle disait ces mots, Arabella songeait : « C’est très curieux, elle n’a pas le moins du monde l’air malade ». – Toutefois, si ce qui me revient est vrai, Votre Seigneurie n’est pas sans consolation dans ses souffrances. Je dois confesser que je n’ai jamais entendu prononcer le nom de Madame sans qu’il soit accompagné de quelque éloge de votre époux dévoué. Vous n’allez tout de même pas le quitter de bon cœur ? Votre Seigneurie, vous devez certainement éprouver un peu de reconnaissance envers Mr Norrell ? Ne serait-ce que pour l’amour de Sir Walter…

Lady Pole ne répondit pas à cette plaidoirie ; elle préféra questionner Arabella sur son époux. Depuis combien de temps pratiquait-il la magie ? Depuis combien de temps était-il l’élève de Mr Norrell ? Ses enchantements étaient-ils généralement couronnés de succès ? Accomplissait-il ses sortilèges seul ou sous la direction de Mr Norrell ?

Arabella fit de son mieux pour répondre à toutes ses questions, ajoutant :

— S’il y a quelque chose que Votre Seigneurie souhaiterait que je demande à Mr Strange pour elle, s’il y a un service qu’il puisse vous rendre, alors Votre Seigneurie n’a qu’à s’exprimer.

— Merci. Ce que j’ai à vous dire tient autant au salut de votre mari qu’au mien. J’estime que Mr Strange devrait apprendre comment j’ai été abandonnée à une horrible destinée par Mr Norrell. Mr Strange doit savoir à quelle sorte d’homme il a affaire. Lui direz-vous ?

— Naturellement. Je…

— Promettez-le-moi.

— Je dirai à Mr Strange tout que souhaite Votre Seigneurie.

— Je me dois de vous prévenir que j’ai tenté plusieurs fois de m’ouvrir de mon malheur auprès des autres et que je n’y suis jamais parvenue.

Alors que Lady Pole disait cela, il se produisit quelque chose qui dépassa l’entendement d’Arabella. L’un des tableaux avait bougé, ou alors quelqu’un était passé derrière un des miroirs, ou encore cette pièce n’était pas du tout une pièce, les murs n’avaient pas de réelle consistance et se réduisaient à une espèce de croisée des chemins où des vents inconnus venus de lointaines contrées soufflaient sur Lady Pole.

— En 1607, commença Lady Pole, un gentleman de Halifax, dans le West Yorkshire, Redeshawe, hérita dix livres de sa tante. Il se servit de son argent pour acheter un tapis turc, qu’il rapporta ensuite chez lui et étala sur les dalles de son petit salon. Puis il but un peu de bière et s’assoupit dans son fauteuil au coin du feu. En se réveillant à deux heures du matin, il trouva le tapis couvert de trois ou quatre cents petits êtres, tous hauts de deux ou trois pouces. Mr Redeshawe observa que les individus les plus importants d’entre eux, hommes comme femmes, étaient magnifiquement équipés d’une armure d’or et d’argent et qu’ils montaient des lapins blancs, qui étaient pour eux comme des éléphants pour nous. Lorsqu’il leur demanda ce qu’ils faisaient, une brave âme lui grimpa sur l’épaule pour lui hurler à l’oreille qu’ils s’apprêtaient à livrer une bataille selon les règles d’Honoré Bonet[78] et que le tapis de Mr Redeshawe était exactement approprié à leur but parce que la régularité des motifs aidait les hérauts à déterminer si chaque armée était correctement disposée et ne prenait pas un injuste avantage sur l’autre. Toutefois, Mr Redeshawe n’entendait pas qu’une bataille fût livrée sur son tapis neuf, aussi il prit un balai et… Non, attendez ! – Lady Pole s’interrompit et enfouit soudain son visage dans ses mains. – Ce n’est pas là ce que je voulais dire !

Elle recommença. Cette fois-ci, elle raconta l’histoire d’un homme qui était parti chasser dans un bois. Il s’était séparé de ses compagnons. Son cheval s’était pris un sabot dans un terrier de lapin et était tombé. Dans la chute, le chasseur avait eu le sentiment très étrange de glisser mystérieusement au fond du terrier. Quand il s’était relevé, il s’était aperçu qu’il se trouvait en un pays inconnu, éclairé par son propre soleil et nourri par sa propre pluie. Dans un bois qui ressemblait beaucoup à celui qu’il venait de quitter, il découvrit un manoir où un groupe de gentilshommes – dont certains étaient assez étranges – jouaient tous ensemble aux cartes.

Lady Pole venait d’arriver au moment où les gentilshommes invitaient le chasseur égaré à se joindre à eux, quand un léger bruit – guère plus qu’une inspiration – fit se retourner Arabella. Elle s’aperçut que Sir Walter était entré dans la pièce et regardait sa femme avec consternation.

— Vous êtes fatiguée, lui dit-il.

Lady Pole leva les yeux vers son mari. Son expression à cet instant était singulière. On y lisait de la tristesse, de la pitié aussi, et, assez curieusement, un soupçon d’amusement, un peu comme si elle songeait : « Regardez-nous ! Quelle triste paire nous faisons ! » À haute voix, elle répondit :

— Je suis seulement aussi fatiguée que d’habitude. J’ai dû marcher des milles et des milles la nuit dernière. Et aussi danser pendant des heures !

— Alors vous devez prendre du repos, la pressa-t-il. Laissez-moi vous conduire à Pampisford, elle prendra soin de vous.

D’abord, Madame parut encline à lui résister. Elle saisit la main d’Arabella et l’étreignit, lui montrant ainsi qu’elle ne consentirait pas à se séparer d’elle. Ensuite, tout aussi soudainement, elle céda et se laissa emmener.

À la porte elle se retourna.

— Au revoir, madame Strange. J’espère qu’on vous permettra de revenir. J’espère vraiment que vous me ferez cet honneur. Je ne vois personne. Ou plutôt je vois des pièces bondées de gens, sans un chrétien parmi eux !

Arabella s’avança avec l’intention de serrer la main de Lady Pole et de lui assurer qu’elle reviendrait avec plaisir, mais Sir Walter avait déjà emmené Madame hors de la pièce. Pour la seconde fois, ce jour-là, Arabella fut laissée seule dans la demeure de Harley-street.

Une cloche se mit à tinter.

Naturellement, elle fut un peu surprise après tout ce que Sir Walter avait révélé sur les cloches de Saint-Mary-le-bone qui ne sonnaient plus, par respect pour le mal de Lady Pole. Le tintement de cette cloche était triste et lointain, et représenta à son imagination toutes sortes de scènes mélancoliques…

… fougères et landes mornes, battues par les vents ; champs déserts aux murets cassés et aux grilles pendant de leurs gonds ; une chapelle noire, en ruine ; une tombe béante ; un suicidé enterré à un croisement solitaire ; un feu d’ossements qui rougeoie dans la neige crépusculaire ; une potence à la fourche de laquelle un homme se balance ; un autre fol crucifié sur une roue ; une antique lance piquée dans la boue, avec un étrange talisman, tel un petit doigt parcheminé, accroché à son extrémité ; un épouvantail dont les guenilles noires claquaient si violemment au vent qu’il semblait prêt à bondir dans le ciel gris et à voler vers vous sur d’immenses ailes sombres…

— Je dois vous demander pardon si vous avez vu ici quoi que ce soit qui vous ait choquée, déclara Sir Walter, rentrant brusquement dans la pièce.

Arabella se rattrapa à un fauteuil pour ne pas tomber.

— Mrs Strange ? Vous n’êtes pas bien. – Il la prit par le bras et l’aida à s’asseoir. – Puis-je aller chercher quelqu’un ? Votre époux ? La femme de chambre de Sa Seigneurie ?

— Non, non, balbutia Arabella, un brin oppressée. Je ne veux rien ni personne. J’ai cru… J’ignorais que vous étiez là. C’est tout.

Sir Walter la dévisageait avec une vive inquiétude. Elle tenta bien de lui sourire, sans être tout à fait sûre que son sourire atteignît son but.

Il mit les mains dans ses poches, les ressortit, se passa les doigts dans les cheveux et poussa un profond soupir.

— Sans doute Sa Seigneurie vous aura-t-elle conté toutes sortes de balivernes, dit-il d’un air malheureux.

Arabella acquiesça d’un signe de tête.

— Et de les entendre vous a peinée. Vous m’en voyez navré.

— Non, non, aucunement. En effet, Sa Seigneurie a évoqué des… des événements plutôt curieux, mais cela ne fait rien. Rien du tout ! Je me suis sentie mal. N’y voyez aucun rapport, je vous en prie ! Cela n’avait rien à voir avec Sa Seigneurie ! J’ai eu la bizarre impression qu’il y avait devant moi une sorte de miroir présentant toutes sortes de singuliers paysages et j’ai cru tomber dedans. J’imagine que j’ai dû manquer me trouver mal et que vous êtes entré à temps pour l’empêcher. C’est très étrange. Cela ne m’était jamais arrivé…

— Laissez-moi aller chercher Mr Strange.

Arabella pouffa de rire.

— Vous pouvez si vous voulez. Néanmoins, je puis vous assurer qu’il sera bien moins inquiet pour moi que vous ne l’êtes. Mr Strange n’a jamais été passionné par les indispositions des autres. Les siennes sont une tout autre affaire ! Point n’est besoin d’aller chercher quiconque. Regardez ! Je suis de nouveau moi-même. Je suis parfaitement bien.

Il y eut un petit silence.

— Lady Pole…, commença Arabella, avant de s’interrompre, ne sachant comment continuer.

— Sa Seigneurie est habituellement plutôt calme, déclara Sir Walter, pas exactement en paix, comprenez-vous, mais plutôt calme. Cependant, les rares fois où un nouveau visiteur pénètre dans cette maison, cela la surexcite et suscite chez elle des propos incongrus. Je suis certain que vous êtes trop bonne pour ne rien répéter de ce qu’elle vous a dit.

— Oh, bien sûr ! Je ne le répéterai pour rien au monde !

— Vous êtes très aimable.

— Et pourrais-je… pourrais-je revenir ? Sa Seigneurie paraît y tenir beaucoup et je serais très heureuse de la revoir.

Sir Walter mit un long moment pour peser cette proposition. À la fin, il hocha la tête. Puis il réussit à transformer son signe de tête en une inclinaison du buste.

— Je considérerais votre visite comme un grand honneur pour nous deux. Merci.

Strange et Arabella quittèrent la demeure de Harley-street. Strange avait retrouvé sa bonne humeur.

— Je vois le moyen d’y parvenir, lui affirma-t-il. Rien ne saurait être plus simple. Quel dommage que je doive attendre l’opinion de Norrell avant de commencer ! Sinon, je crois que je pourrais résoudre le problème entier dans la demi-heure qui suit. Comme je vois les choses, il y a deux points capitaux. Le premier… Qu’avez-vous donc ?

Arabella s’était immobilisée avec un petit « oh ! ».

Il lui avait soudain traversé l’esprit qu’elle avait fait deux promesses complètement contradictoires : une à Lady Pole, celle de parler à Strange du gentleman du Yorkshire qui avait acheté un tapis ; la seconde à Sir Walter, celle de ne rien répéter de ce que Lady Pole lui avait raconté.

— Ce n’est rien, dit-elle.

— Et sur laquelle des nombreuses occupations que Sir Walter vous avait préparées avez-vous porté votre choix ?

— Sur aucune. Je… j’ai vu Lady Pole et nous avons devisé ensemble. Rien de plus.

— Vraiment ? Quel dommage que je n’aie pas été avec vous ! J’eusse aimé voir la femme qui doit la vie à la magie de Norrell. Mais je ne vous ai pas narré ce qui m’est arrivé ! Vous vous rappelez avec quelle soudaineté le domestique nègre est entré ? Eh bien, l’espace d’un instant j’ai eu la nette impression qu’un grand roi noir se tenait là, couronné d’un diadème et tenant un orbe et un sceptre, le tout d’argent étincelant… Seulement, après y avoir regardé à deux fois, il n’y avait là que le valet nègre de Sir Walter. N’est-ce pas ridicule ?

Strange eut un rire.


Strange avait bavardé si longtemps avec Sir Walter qu’il était arrivé avec près d’une heure de retard à son rendez-vous avec Mr Norrell, et ce dernier était courroucé. Plus tard ce jour-là, Strange fit porter au ministère de la Marine un message indiquant que Mr Norrell et lui s’étaient penchés sur le problème des navires français manquants et qu’ils pensaient que ceux-ci se trouvaient dans l’Atlantique, sur la route des Antilles, où ils préparaient un mauvais coup. Par ailleurs, les deux magiciens croyaient que l’amiral Armingcroft avait deviné ce que les Français manigançaient et s’était lancé à leur poursuite. Le ministère de la Marine, sur le conseil de Mr Strange et de Mr Norrell, avait donné l’ordre au capitaine Lightwood de suivre l’amiral vers l’ouest. En temps utile, quelques bâtiments français furent capturés, et ceux qui ne l’avaient pas été regagnèrent leurs ports français pour y rester.

Arabella éprouvait des tourments de conscience à cause des deux promesses qu’elle avait faites. Elle soumit son problème à plusieurs matrones, des amies à elles, dont le bon sens et la prudence lui inspiraient une confiance absolue. Naturellement, elle le leur présenta sous une forme abstraite, sans nommer personne ni évoquer les circonstances particulières. Malheureusement, cette précaution eut pour effet de rendre son dilemme incompréhensible, et les sages matrones ne furent donc pas en mesure de l’aider. Cela la désolait de ne pouvoir se confier à Strange, mais, à l’évidence, le simple fait de lui en glisser un mot eût été manquer à sa promesse à Sir Walter. Après maintes réflexions, elle décida qu’une promesse faite à une personne sensée devait engager davantage qu’une autre faite à une personne insensée. Car, après tout, qu’avait-on à gagner à répéter les absurdes divagations d’une malheureuse folle ? Aussi ne rapporta-t-elle jamais à Strange les paroles de Lady Pole.

Quelques jours plus tard, Mr et Mrs Strange assistaient à un concert de musique italienne dans une maison de Bedford-square. Arabella trouvait là de quoi se divertir, mais il ne faisait point chaud dans le salon où ils se tenaient assis ; aussi, pendant une pause qui suivit le moment où un nouveau chanteur se joignit aux musiciens, elle s’éclipsa sans bruit pour aller chercher son châle, qu’elle avait laissé dans une autre pièce. Elle l’enroulait autour de ses épaules quand un bruissement se fit entendre derrière elle. Levant les yeux, elle vit Drawlight s’avancer vers elle avec la rapidité d’un songe en s’écriant :

— Mrs Strange ! Comme je suis content de vous voir ! Et comment se porte notre chère Lady Pole ? J’apprends que vous l’avez vue ?

Arabella concéda contre son gré que c’était vrai.

Drawlight glissa son bras sous le sien pour l’empêcher de se s’enfuir.

— Les difficultés que j’ai rencontrées pour me procurer une invitation dans cette maison vous me croiriez à peine ! Aucune de mes démarches n’a jamais rencontré le moindre succès ! Sir Walter allègue une mauvaise excuse après l’autre pour me décommander. C’est toujours la même antienne : Madame est souffrante, ou elle va un peu mieux, mais elle ne va jamais assez bien pour recevoir quiconque…

— Eh bien, j’imagine…, tenta Arabella.

— Oh ! Très bien ! l’interrompit Drawlight. Si elle est souffrante, alors, certes, le monde doit être tenu à distance. Toutefois, ce n’est pas une raison pour m’exclure, moi qui l’ai vue quand elle n’était plus qu’un cadavre ! Oh, oui ! Vous ne le saviez pas, sans doute ? Le soir où il l’a ramenée d’entre les morts, Mr Norrell est venu me supplier de l’accompagner dans cette maison. Il m’a tenu ce langage : « Venez avec moi, mon cher Drawlight, car je ne crois pas avoir le courage de supporter la vue d’une belle et innocente demoiselle fauchée à la fleur de l’âge ! » Depuis elle reste chez elle et ne reçoit personne. D’aucuns pensent que sa résurrection l’a rendue fière et peu disposée à fréquenter les simples mortels. À mon sens, la vérité est tout autre. Je crois que sa mort et sa résurrection lui ont donné le goût des expériences étranges. Qu’en pensez-vous ? Il me semble même tout à fait possible qu’elle prenne quelque potion pour voir des horreurs ! Vous n’avez vu aucun indice de quoi que ce soit de ce genre, j’imagine ? Elle n’a pas bu de gorgées d’un verre de liquide d’une drôle de couleur ? Pas de papier plié fourré en hâte dans une poche au moment où vous entriez dans la pièce ? Un papier qui pourrait contenir une ou deux petites pincées de poudre ? Non ? Le laudanum se présente en général dans une fiole de verre bleu, haute de deux ou trois pouces. En cas de dépendance, la famille croit toujours pouvoir dissimuler la vérité, en pure perte. Celle-ci finit toujours par éclater au grand jour. – Il émit un petit rire affecté. – Votre serviteur se charge toujours de l’exposer au grand jour.

Arabella retira doucement son bras du sien et le pria de l’excuser. Elle était dans l’incapacité de lui fournir le renseignement qu’il demandait. Elle ne connaissait rien aux petits flacons ni aux poudres.

Elle retourna au concert dans un état d’esprit beaucoup moins plaisant que celui dans lequel elle l’avait quitté.

— Quel odieux, quel odieux petit bonhomme !

28 La bibliothèque du duc de Roxburghe

Novembre 1810 – janvier 1811

À la fin de 1810, la situation du gouvernement était à peu près aussi affligeante que possible. Les ministres recevaient de mauvaises nouvelles à tout bout de champ. Les Français triomphaient partout ; les autres grandes puissances européennes, qui s’étaient jadis liguées avec la Grande-Bretagne pour combattre l’empereur Napoléon Bonaparte (et qui avaient été par la suite vaincues par lui), mesuraient leur erreur et s’alliaient désormais avec lui. Au pays, le commerce était anéanti par la guerre, et des hommes ruinés aux quatre coins du royaume ; les moissons firent défaut deux ans d’affilée. La benjamine du roi tomba malade et mourut, et le roi devint fou de chagrin.

La guerre détruisait tout confort présent et assombrissait fortement l’avenir. Soldats, marchands, hommes politiques et paysans, tous maudissaient l’heure de leur naissance ; les magiciens, eux (une race d’hommes contrariante s’il en fut !) étaient ravis de la tournure des événements. Depuis de nombreux siècles leur art n’avait plus été tenu en si haute estime. Maintes tentatives pour gagner la guerre avaient tourné au désastre ; la magie paraissait dès lors le plus grand espoir de la Grande-Bretagne. Ces messieurs du ministère de la Guerre et de tous les divers conseils et bureaux de la Marine étaient on ne peut plus pressés d’employer Mr Norrell et Mr Strange. La fièvre des affaires dans la demeure de Mr Norrell à Hanover-square était souvent si forte que les visiteurs se voyaient obligés d’attendre jusqu’à trois ou quatre heures du matin avant que Mr Strange et Mr Norrell pussent les recevoir. L’épreuve n’était point trop grande tant qu’une foule de gentlemen se pressait dans l’antichambre de Mr Norrell, mais malheur à celui qui était le dernier ! Car il n’est jamais plaisant d’attendre en pleine nuit derrière une porte close et de savoir que deux magiciens pratiquent la magie de l’autre côté[79].

Une rumeur qui circulait à l’époque (on l’entendait partout où l’on allait) était l’histoire des tentatives ratées de l’empereur Napoléon Bonaparte pour s’attacher un magicien personnel. Les espions de Lord Liverpool[80] rapportèrent que l’empereur était si jaloux du succès des magiciens anglais qu’il avait dépêché des officiers pour chercher dans tout son empire une ou des personnes dotées d’aptitudes à la magie. Jusque-là, cependant, tout ce qu’ils avaient trouvé, c’était un Hollandais, un dénommé Witloof, qui possédait une garde-robe magique. Ladite garde-robe avait été transportée à Paris en calèche. À Versailles, Witloof avait promis à l’empereur qu’il pouvait trouver la réponse à n’importe quelle question à l’intérieur de sa garde-robe.

Selon les espions, Bonaparte avait posé à la garde-robe les trois questions suivantes : « L’enfant que l’impératrice attendait était-il de sexe masculin ? » ; « Le tzar de Russie changerait-il de nouveau d’alliances ? » ; « Quand les Anglais seraient-ils vaincus ? ».

Witloof était entré dans sa garde-robe, puis en était ressorti avec les réponses suivantes : « Oui », « Non » et « Dans un délai de quatre semaines ». Chaque fois que Witloof pénétrait dans la garde-robe, on entendait le plus affreux des hourvaris, comme si la moitié des démons de l’enfer hurlait à l’intérieur, des nuées de petites étoiles d’argent fusaient des fentes et des gonds, et le meuble se balançait légèrement sur ses pieds de griffon. Après avoir obtenu la réponse à ses trois questions, Bonaparte avait considéré la garde-robe en silence pendant quelques instants, puis il était allé à grands pas en ouvrir les portes. Dedans il trouva une oie (pour émettre les bruits), du salpêtre (pour produire les étoiles d’argent) et un nain (pour mettre le feu au salpêtre et aiguillonner l’oie). Personne ne savait avec certitude ce qu’il était advenu du Hollandais et du nain ; l’oie avait été mangée par l’empereur au dîner du lendemain.

À la mi-novembre, le ministère de la Marine invita Mr Norrell et Mr Strange à Plymouth pour passer en revue la flotte de la Manche, honneur traditionnellement réservé aux amiraux, aux héros et aux monarques. Les deux magiciens et Arabella descendirent à Porthsmouth dans la voiture de Mr Norrell. Leur entrée dans la ville fut marquée par une salve de canons des bâtiments mouillés au port, ainsi que des arsenaux et des forts avoisinants. Escortés de toute une batterie d’amiraux, d’officiers généraux et de capitaines répartis en plusieurs vedettes, ils circulèrent en canot entre les navires de Spithead. D’autres bateaux moins officiels suivaient, remplis des bons citoyens de Portsmouth venus saluer les deux magiciens et les acclamer. En rentrant à Portsmouth, Mr Norrell et Mr et Mrs Strange jetèrent un coup d’œil aux chantiers navals. Dans la soirée, un grand bal fut donné en leur honneur à la salle des fêtes municipale, et la ville entière fut illuminée.

De manière générale, le bal fut considéré comme très réussi. Il y eut un seul léger bémol au début, quand certains des invités eurent l’imprudence de faire des remarques à Mr Norrell sur l’agrément de l’occasion et la beauté de la salle de bal. La réponse discourtoise de Mr Norrell les convainquit immédiatement qu’il était un homme désagréable, acariâtre, ne daignant vous parler que si vous possédiez le grade d’amiral. Toutefois, ils trouvèrent une ample compensation à leur déception dans les manières libres et enjouées de Mr et Mrs Strange. Eux étaient heureux d’être présentés aux principales personnalités de Portsmouth. Ils évoquaient avec admiration Portsmouth, les navires qu’ils avaient vus, les choses navales et nautiques en général. Mr Strange dansa toutes les danses sans exception, Mrs Strange n’en sauta que deux, et ils ne regagnèrent leurs chambres à l’hôtellerie de La Couronne qu’à deux heures du matin passées.

S’étant mis au lit un peu avant trois heures, Strange ne fut pas ravi d’être réveillé à sept heures par un coup à la porte. Il se leva et trouva un des domestiques de l’hôtellerie posté dans le couloir.

— Je vous demande pardon, monsieur, lui déclara l’homme, mais le préfet maritime vous fait savoir que le Faux Prélat s’est échoué sur Horse Sand. Il a envoyé le capitaine Gilbey chercher un des magiciens, mais votre confrère a la migraine et refuse d’y aller.

Ce message n’était peut-être pas aussi parfaitement compréhensible que le souhaitait le bonhomme, et Strange soupçonna que, eût-il même été plus réveillé, il ne l’eût pas mieux compris. Il était toutefois clair qu’il s’était passé « quelque chose » et qu’on exigeait de lui qu’il allât « quelque part ».

— Dites au capitaine Machin chose de m’attendre, soupira-t-il. J’arrive.

Il s’habilla et descendit. Dans la salle à manger, il trouva un fringant jeune homme en uniforme qui marchait de long en large. C’était le capitaine Gilbey. Strange se rappela l’avoir croisé au bal, un garçon à l’air intelligent et aux manières plaisantes. Il parut grandement soulagé de voir Strange, à qui il expliqua qu’un bâtiment s’était échoué sur un des hauts-fonds de Spithead. La situation était délicate : le Faux Prélat pouvait être renfloué sans grave avarie, ou non. Entre-temps, le préfet maritime adressait ses compliments à Mr Norrell et à Mr Strange, et les priait, l’un des deux ou tous les deux, de bien vouloir suivre le capitaine Gilbey pour voir s’ils pouvaient tenter quelque chose.

Un cabriolet attendait devant La Couronne ; un des domestiques de l’hôtellerie tenait la bride du cheval. Strange et le capitaine Gilbey montèrent en voiture, et le capitaine Gilbey leur fit traverser la ville à vive allure. Celle-ci commençait à s’éveiller avec un air d’alarme et d’effervescence. Des fenêtres s’ouvraient ; des têtes en bonnet de nuit en sortaient pour brailler des questions ; les passants dans la rue criaient en réponse. Beaucoup de monde se hâtait dans la même direction que le cabriolet du capitaine Gilbey.

Après avoir atteint les remparts, le capitaine Gilbey marqua une halte. L’air était froid et humide, un vent frais soufflait de la mer. À faible distance, un gros navire était échoué sur le flanc. On apercevait de loin les marins, en noir et minuscules, s’agripper au garde-corps et descendre tant bien que mal le long de la coque du bâtiment. Une douzaine de canots et de petits bateaux à voile se pressaient autour de l’épave. Certains des occupants de ces embarcations soutenaient des conversations animées avec l’équipage.

Aux yeux terriens de Strange, il semblait que le navire s’était simplement couché pour dormir. Il avait l’impression que, s’il avait été son capitaine, il n’aurait qu’à lui parler fermement pour l’obliger à se relever.

— Des dizaines de bateaux rentrent au port et en ressortent tout le temps, n’est-ce pas ? Comment pareille situation a-t-elle pu se produire ?

Le capitaine Gilbey haussa les épaules.

— Je crains que ce ne soit pas aussi extraordinaire que vous le pensez. Le capitaine ne devait pas être familier de la passe de Portsmouth ou alors il était ivre…

Une foule imposante s’assemblait. Tous les habitants de Portsmouth ont un lien avec la mer et les bateaux, ainsi que quelque avantage particulier à défendre. Les discussions quotidiennes portent sur les bateaux qui entrent au port ou en sortent, et ceux qui sont ancrés à Spithead. Un événement tel que celui-ci était d’un intérêt quasi universel. Il attirait, non seulement les habituels désœuvrés du lieu (déjà assez nombreux), mais aussi les citoyens et les commerçants plus sérieux et, bien entendu, tous ces messieurs de la Marine qui avaient le loisir de venir voir. Un débat énergique avait déjà éclaté sur les torts du capitaine du navire et sur les actions que le préfet maritime devait tenter pour redresser la barre. Dès que la foule eut compris qui était Strange et la raison de sa venue, elle fut trop contente de le faire bénéficier de ses opinions. Malheureusement, l’on utilisait beaucoup de termes nautiques, et Strange n’avait au mieux qu’une vague compréhension de ce que ses informateurs voulaient dire. Après une explication, il commit l’erreur de demander le sens de « chasser sur ses ancres » et de « se mettre à la cape », ce qui conduisit à une exposition si compliquée des rudiments de la navigation à voile qu’il comprenait encore moins à la fin de celle-ci qu’il n’avait compris au début.

— Enfin ! s’exclama-t-il. Le problème principal reste que le bateau est couché sur le flanc. Dois-je le remettre d’aplomb ? Cela serait assez facile à obtenir.

— Mon Dieu ! Non ! s’écria le capitaine Gilbey. Cela n’ira pas du tout ! À moins de réaliser la manœuvre avec les plus grandes précautions, la quille se brisera en deux à coup sûr. Tout le monde se noierait.

— Oh ! fit Strange.

Sa deuxième proposition d’assistance connut encore moins de succès. Quelque propos que quelqu’un avait tenu sur un grand frais qui éloignerait le navire du banc de sable à marée haute lui laissa penser qu’un coup de vent pourrait les aider. Il leva les mains pour commencer à en conjurer un.

— Que faites-vous ? s’inquiéta le capitaine Gilbey.

Strange le lui expliqua.

— Non, surtout pas ! s’écria le capitaine, épouvanté.

Plusieurs personnes saisirent Strange à bras-le-corps. Un homme commença à le secouer vigoureusement, cherchant ainsi à chasser toute magie avant qu’elle produisît son effet.

— Le vent souffle du sud-ouest, expliqua le capitaine Gilbey. S’il forcit, il drossera le bâtiment sur le banc de sable et le disloquera presque sûrement. Tout le monde se noiera !

On entendit un autre clamer qu’il ne parvenait absolument pas à comprendre pourquoi le ministère de la Marine tenait en si haute estime un lascar d’une ignorance si crasse.

Un second rétorqua d’un ton sarcastique qu’il pouvait ne rien valoir comme magicien mais que, au moins, il dansait très bien.

Un troisième s’esclaffa.

— Comment s’appelle ce banc de sable ? s’enquit Strange.

Le capitaine Gilbey secoua la tête avec exaspération, pour bien montrer qu’il n’avait pas la moindre idée de ce dont Strange parlait.

— Le… l’endroit… la chose sur laquelle le navire a talonné, insista Strange, a-t-elle à voir avec les chevaux ?

— Le banc de sable s’appelle Horse Sand[81], répondit froidement le capitaine Gilbey, qui se détourna pour parler à quelqu’un d’autre.

Pendant les deux minutes suivantes, nul ne se préoccupa plus du magicien. Tous observaient la progression des sloops, des bricks et des canots autour du Faux Prélat, scrutaient le ciel, parlaient de la manière dont le temps changeait et de la future direction du vent à marée haute.

Tout à coup certains attirèrent l’attention de leurs voisins sur les flots. Leur surface était le lieu d’une étrange apparition : une grande chose argentée, avec une tête allongée de forme bizarre et de longs poils clairs qui ondoyaient derrière telles des algues. Celle-ci paraissait nager vers le Faux Prélat. La foule n’avait pas plus tôt commencé à s’exclamer et à s’étonner de cette mystérieuse créature que plusieurs autres surgirent. L’instant suivant, il y avait toute une armée de formes argentées – plus qu’un homme n’en pouvait compter –, toutes se dirigeant vers le bateau avec aisance et rapidité.

— Que diable cela peut-il bien être ? demanda un homme dans la foule.

Elles étaient beaucoup trop grandes pour être des hommes, et n’avaient rien à voir avec des poissons ou des dauphins.

— Ce sont des chevaux, déclara Strange.

— D’où sortent-ils ? s’enquit un autre homme.

— Je les ai tirés du sable. De Horse Sand, pour être précis.

— Ne risquent-ils pas de se désagréger ? s’inquiéta quelqu’un dans la foule.

— Et à quoi servent-ils ? s’enquit le capitaine Gilbey.

— Ils sont composés de sable, d’eau de mer et de magie, et dureront aussi longtemps qu’ils auront de l’ouvrage. Mon capitaine, dépêchez un des canots au capitaine du Faux Prélat pour lui dire que ses hommes devront atteler le plus possible de chevaux au navire. Les chevaux vont dégager le bateau du banc de sable.

— Oh ! souffla le capitaine Gilbey. Très bien. Oui, certes.

Moins d’une demi-heure après que le message fut parvenu au Faux Prélat, le navire était sorti du banc de sable, et les marins s’affairaient à réparer les voiles et à exécuter les mille et un gestes propres aux marins (gestes qui, à leur façon, sont tout aussi mystérieux que les tours des magiciens). Cependant, il faut avouer que la magie ne marcha pas tout à fait comme Strange l’avait espéré. Il n’avait pas imaginé que la capture des chevaux poserait des difficultés. Il supposait que le bateau contenait assez de cordages pour servir de longes, et il s’était efforcé d’ajuster son enchantement afin que les bêtes fussent aussi dociles que possible. Toutefois, d’ordinaire les marins ne connaissent pas grand-chose aux chevaux. Ils connaissent la mer, c’est tout. Certains marins firent de leur mieux pour attraper les cavales et les atteler, mais beaucoup ignoraient comment s’y prendre ou craignaient trop les créatures argentées, fantomatiques, pour s’approcher d’elles. Des cent chevaux créés par Strange, seule une vingtaine fut attelée au bateau. Ces vingt-là contribuèrent assurément à renflouer le Faux Prélat ; néanmoins, tout aussi utile fut le grand creux qui apparut dans le banc de sable au fur et à mesure que les chevaux étaient créés.

À Portsmouth, l’opinion était divisée : Strange avait-il réalisé un glorieux exploit en sauvant le Faux Prélat ? Ou s’était-il simplement servi de la catastrophe pour avancer dans sa carrière ? Beaucoup des capitaines et des officiers de la place racontaient que la magie qu’il avait pratiquée était d’une sorte très voyante et était manifestement davantage destinée à attirer l’attention sur ses talents personnels et à impressionner le ministère de la Marine qu’à sauver le bâtiment. Ils n’étaient pas non plus enchantés par les chevaux de sable. Ceux-ci n’avaient pas simplement disparu une fois leur tâche terminée, contrairement à ce qu’avait prédit Strange ; ils avaient nagé dans les parages de Spithead pendant encore un jour et demi, ils s’étaient ensuite couchés et étaient redevenus des bancs de sable en des endroits inattendus. Les capitaines et les pilotes de Portsmouth se plaignirent auprès du préfet maritime que Strange avait modifié de manière permanente la passe et les hauts-fonds de Spithead, de sorte que tous les frais et les tracas pour sonder les fonds et refaire la carte du littoral allaient à présent revenir à la Royal Navy.

À Londres, cependant, où les ministres étaient aussi ignorants que Strange en matière de navires et de navigation, un fait était clair : Strange avait sauvé un bâtiment, dont la perte eût coûté très cher au ministère de la Marine.

— Le sauvetage du Faux Prélat démontre le très gros avantage à avoir sur le terrain un magicien capable de gérer une crise au moment où elle survient, remarqua Sir Walter Pole à l’adresse de Lord Liverpool. Je sais que nous avons envisagé d’envoyer Norrell quelque part et que nous avons été contraints d’y renoncer, mais pourquoi ne pas recourir à Strange ?

Lord Liverpool considéra cette suggestion.

— Selon moi, répondit-il, nous ne pourrions justifier l’envoi de Mr Strange pour faire la guerre avec un de nos généraux que si nous avions raisonnablement confiance dans la capacité de ce général à remporter sous peu quelque succès face aux Français. Toute autre éventualité serait un impardonnable gâchis des talents de Mr Strange, dont Dieu sait que nous avons absolument besoin à Londres. Sincèrement, nous n’avons pas grand choix. En réalité, il n’y a que Lord Wellington.

— Oh, très bien !

Lord Wellington se trouvait au Portugal avec son armée ; il n’était donc pas facile de connaître sa pensée, mais, par une curieuse coïncidence, son épouse vivait au n°11 de Harley-street, juste en face du domicile personnel de Sir Walter. Quand Sir Walter rentra chez lui ce soir-là, il toqua à la porte de Mrs Wellington et demanda à madame la duchesse comment, selon elle, Lord Wellington accueillerait l’idée d’un magicien. Lady Wellington, une petite créature malheureuse, dont l’opinion était peu prise en compte par son époux, l’ignorait.

Strange, de son côté, était ravi de la proposition. Arabella, bien qu’un peu moins ravie, donna son consentement sans se faire prier. Le plus gros obstacle au départ de Strange se révéla être, et ce ne fut une surprise pour personne, Norrell lui-même. Au cours de l’année précédente, Mr Norrell en était arrivé à beaucoup se reposer sur son élève. Il consultait Strange sur tous les sujets qui par le passé avaient été soumis à Drawlight et à Lascelles. Mr Norrell ne parlait que de Mr Strange quand ce dernier était absent et ne parlait qu’à Strange quand il était là. Son attachement semblait d’autant plus fort qu’il était entièrement nouveau : auparavant il ne s’était senti jamais vraiment à l’aise en compagnie de quiconque. Si, dans un salon ou une salle de bal bondée, Strange réussissait à s’échapper un quart d’heure, Mr Norrell dépêchait Drawlight à sa suite pour savoir où il était passé et avec qui il pouvait bien s’entretenir. Quand Mr Norrell apprit qu’il existait un projet pour envoyer son unique disciple et ami à la guerre, il fut bouleversé.

— Je suis surpris, Sir Walter, que vous ayez pu émettre une telle suggestion ! dit-il.

— Tout homme doit être prêt à faire des sacrifices pour sa patrie pendant une guerre, protesta Sir Walter avec irritation. Des milliers l’ont déjà fait, savez-vous…

— C’étaient des militaires ! Oh ! Un militaire est sans doute très précieux à sa manière, mais cela n’est rien comparé à la perte qu’encourrait la nation s’il devait arriver des ennuis à Mr Strange. Il y a, je crois comprendre, une école à High Wycombe où l’on forme trois cents officiers chaque année. Plût au ciel que j’eusse le bonheur d’avoir trois cents magiciens à instruire ! Si tel était le cas, la magie anglaise serait dans une situation bien plus prometteuse qu’elle ne l’est aujourd’hui…

Après que Sir Walter eut échoué dans sa tentative, Lord Liverpool et le duc d’York se chargèrent d’entretenir Mr Norrell sur ce sujet. Aucun ne réussit à le convaincre de considérer autrement qu’avec horreur le départ annoncé de Strange.

— Avez-vous songé, monsieur, argua Strange, au grand respect que cela gagnerait à la magie anglaise ?

— Oh ! c’est sans doute possible, rétorqua Mr Norrell, avec mauvaise humeur. Cependant, rien n’est plus susceptible d’évoquer le roi Corbeau et toute cette forme sauvage et pernicieuse de magie que la vue d’un magicien anglais sur un champ de bataille ! D’aucuns commenceront à imaginer que nous appelons les fées et consultons les chouettes et les ours. Alors que j’ai espoir de voir la magie anglaise considérée comme une forme de profession discrète et respectable… La forme de profession, en fait…

— Monsieur, tenta Strange, se hâtant d’interrompre un discours qu’il avait déjà cent fois entendu, je n’aurai pas la compagnie de chevaliers féeriques derrière moi. En outre, il existe certaines considérations que nous aurions grand tort d’ignorer. Vous et moi avons assez souvent déploré qu’on nous demande continuellement de répéter les mêmes types d’enchantement. Les nécessités de la guerre exigeront de moi que je m’adonne à une magie qui ne m’est pas familière… Et, comme nous nous en sommes souvent fait la remarque, la pratique de la magie rend la théorie tellement plus facile à comprendre !

Les deux magiciens avaient toutefois des tempéraments trop différents pour s’accorder sur un tel point. Strange parlait de braver le danger afin d’apporter la gloire à la magie anglaise. Son langage et ses métaphores, tirés de la guerre et des jeux de hasard, avaient peu de chances de trouver grâce auprès de Mr Norrell. De son côté, Mr Norrell assurait Strange qu’il trouverait la guerre très désagréable.

— On est souvent mouillé et transi de froid sur un champ de bataille. Cela vous plaira beaucoup moins que vous ne le croyez.

Durant plusieurs semaines, en janvier et février 1811, il sembla bien que l’opposition de Mr Norrell dût empêcher Strange d’aller à la guerre. L’erreur commise par Sir Walter, Lord Liverpool, le duc d’York et Strange était d’en avoir appelé à la noblesse, au patriotisme et au sens du devoir de Mr Norrell. Nul doute que Mr Norrell possédât ces vertus, mais d’autres principes, plus puissants chez lui, devaient toujours contrecarrer ses facultés supérieures.

Par bonheur, on pouvait compter sur deux gentlemen qui savaient un peu mieux manœuvrer. Lascelles et Drawlight étaient aussi impatients que les autres de voir Strange partir pour le Portugal et, à leur avis, la meilleure méthode pour y parvenir était de jouer sur l’inquiétude que le sort de la bibliothèque du duc de Roxburghe causait à Mr Norrell.

Cette bibliothèque était depuis longtemps une épine dans le flanc du vieux magicien. Il s’agissait d’une des plus importantes collections privées du royaume – la seconde seulement derrière celle de Mr Norrell. Elle avait une histoire curieuse, poignante. Quelque cinquante ans plus tôt, le duc de Roxburghe, un gentleman on ne peut plus brillant, civilisé et respectable, était tombé amoureux de la sœur de la reine et avait demandé au roi la permission de l’épouser. Pour diverses raisons liées à l’étiquette, aux formes et à la préséance, le roi avait refusé. Le cœur brisé, le duc et la sœur de la reine s’étaient juré solennellement un amour éternel et de ne jamais épouser quiconque d’autre sous aucun prétexte. Si la sœur de la reine avait été de son côté fidèle à ce marché, je l’ignore ; le duc, lui, s’était retiré dans son château aux confins de l’Écosse et, pour remplir ses journées solitaires, il se mit à collectionner les livres rares : manuscrits médiévaux ornés d’exquises enluminures et éditions des tout premiers livres imprimés dans les ateliers d’hommes de génie tels que William Caxton de Londres et Valdafer de Venise. Dès le début du siècle, la bibliothèque du duc était une des merveilles du monde. Sa Grâce était friande de poésie, de chevalerie, d’histoire et de théologie. Elle ne s’intéressait pas spécialement à la magie, mais tous les livres anciens la ravissaient et il eût été très étonnant qu’un ou deux essais de magie n’eussent pas trouvé place dans sa bibliothèque.

Mr Norrell avait écrit plusieurs fois au duc pour le prier de lui permettre d’examiner et peut-être d’acheter tous les ouvrages de magie en sa possession. Le duc, toutefois, n’avait aucune envie de satisfaire la curiosité de Mr Norrell. Par ailleurs, étant immensément riche, il ne voulait pas de son argent. Ayant été fidèle à sa promesse à la sœur de la reine pendant maintes longues années, le duc n’avait pas d’enfants ni d’héritiers du sang. À sa mort, la forte conviction d’être le prochain duc d’York s’empara d’un grand nombre de ses parents mâles. Ces messieurs firent valoir leurs droits devant le comité des privilèges de la Chambre des lords. Le comité délibéra et parvint à la conclusion que le nouveau duc était soit le général de division Ker, soit Sir James Innés. Quant à savoir lequel des deux cela pouvait être, le comité n’avait pas de certitude, et il résolut donc de continuer à délibérer. Au début de 1811, il n’était toujours pas arrivé à statuer.

Par un mardi matin froid et humide, Mr Norrell recevait Mr Lascelles et Mr Drawlight dans sa bibliothèque de Hanover-square. Childermass, également présent, écrivait des lettres à différents ministères pour le compte de Mr Norrell. Strange était allé à Twickenham avec Mrs Strange pour rendre visite à un ami.

Lascelles et Drawlight parlaient du procès qui opposait Ker à Innés. Apparemment fortuites, une ou deux allusions à la fameuse bibliothèque de la part de Lascelles éveillèrent l’attention de Mr Norrell.

— Que savons-nous de ces messieurs ? demanda-t-il à Lascelles. S’intéressent-ils à la pratique de la magie ?

Lascelles sourit.

— Soyez sans inquiétude sur ce point, monsieur. Je puis vous assurer que l’unique préoccupation d’Innés ou de Ker, c’est d’être duc. Je ne crois pas avoir vu aucun des deux ouvrir même un livre.

— Vraiment ? Ils n’aiment pas les livres ? Bon, voilà qui est on ne peut plus rassurant. – Mr Norrell réfléchit un moment. – Mais si l’un des deux devait hériter de la bibliothèque du duc et trouver par hasard sur un rayon quelque essai de magie rare pour lequel il se prendrait de curiosité… Les gens sont curieux de magie, savez-vous. Cela est une des conséquences les plus regrettables de mon succès personnel. Cet homme peut donc lire quelques lignes et se trouver inspiré d’essayer un ou deux charmes. Après tout, c’est exactement ainsi que j’ai moi-même commencé à l’âge de douze ans, quand j’ai ouvert un livre de la bibliothèque de mon oncle et trouvé à l’intérieur une page orpheline arrachée d’un volume plus ancien. Dès l’instant que je l’ai lue, j’ai eu la conviction que j’allais être magicien !

— Vraiment ? C’est très intéressant, commenta Lascelles d’une voix chargée d’ennui. Mais, selon moi, cela ne risque guère d’arriver à Innés ou à Ker. Aucun des deux ne recherche une nouvelle carrière.

— Ah ! En revanche, n’ont-ils pas de jeunes parents ? Des parents qui sont peut-être d’avides lecteurs des Amis de la magie anglaise ou du Magicien moderne ? Des parents qui accapareront tous les livres de magie dès l’instant où ils poseront les yeux dessus ! Non, pardonnez-moi, monsieur Lascelles, il m’est impossible de considérer l’âge avancé de ces deux gentlemen comme un quelconque gage de sécurité !

— Très bien. Néanmoins, monsieur, je doute que ces jeunes « thaumatomanes[82] » que vous décrivez avec tant de pittoresque aient l’occasion de voir la bibliothèque. Afin de défendre leurs droits au duché, Ker et Innés ont encouru tous deux d’énormes frais de justice. Le premier souci du prochain duc, quel qu’il soit, sera de payer ses avocats. Son premier acte, après avoir pénétré dans Floors Castle[83], sera de chercher quelque chose à vendre. Je serais très surpris si la bibliothèque n’était pas mise à l’encan moins d’une semaine après que le comité aura rendu son arrêt.

— Une vente de livres ! s’exclama Mr Norrell, aux alarmes.

— De quoi avez-vous peur maintenant ? s’enquit Childermass, levant les yeux de sa correspondance. Une vente de livres est en général l’événement le plus propre à vous plaire…

— Oh ! C’était avant, protesta Mr Norrell, quand personne dans ce royaume ne portait le moindre intérêt aux ouvrages de magie excepté moi. Je crains désormais que beaucoup de monde n’essaie de les acquérir. Il peut y avoir des annonces dans le Times…

— Oh ! s’écria Drawlight. Si les ouvrages sont achetés par un tiers, vous pouvez toujours vous plaindre aux ministres ! Vous pouvez même vous plaindre au prince de Galles ! Il n’est pas dans l’intérêt de la nation que des ouvrages de magie tombent dans d’autres mains que les vôtres, monsieur Norrell.

— Hormis celles de Strange, dit Lascelles. Je ne pense pas que le prince de Galles ou les ministres verraient une objection à ce que Strange récupère les livres.

— C’est vrai, concéda Drawlight. J’avais oublié Strange.

Mr Norrell avait l’air plus alarmé que jamais.

— Mr Strange comprendra que les livres me reviennent, balbutia-t-il. Ils doivent être réunis dans une seule bibliothèque, il ne faut pas les séparer. – Avec espoir, il chercha des yeux quelqu’un qui soit d’accord avec lui. – Naturellement, poursuivit-il, je ne vois aucune objection à ce que Mr Strange les consulte. Nul n’ignore combien de livres, combien de mes précieux livres j’ai déjà prêtés à Mr Strange. C’est-à-dire… J’entends par là, cela dépendra du sujet.

Drawlight, Lascelles et Childermass ne soufflèrent mot. Ils savaient en effet combien de livres Mr Norrell avait prêtés à Mr Strange. Ils savaient aussi combien il en avait mis de côté.

— Strange est un gentleman, déclara Lascelles. Il se conduira donc en gentleman et attendra la même chose de vous. Si les livres sont l’objet d’une proposition réservée à vous seul, alors je pense que vous pouvez les acheter. S’ils sont mis aux enchères, il se sentira habilité à surenchérir sur vous.

Mr Norrell hésita, jeta un regard à Lascelles et s’humecta nerveusement les lèvres.

— Et, à votre avis, comment les livres seront-ils vendus ? Aux enchères ou par une transaction privée ?

— Aux enchères, répondirent en chœur Lascelles, Drawlight et Childermass.

Mr Norrell pressa les mains sur son visage.

— Bien entendu, reprit Lascelles lentement, comme si l’idée lui traversait l’esprit juste à cet instant, si Strange était à l’étranger, il ne serait pas en mesure de surenchérir. – Il but une petite gorgée de son café. – N’est-ce pas ?

Mr Norrell releva les yeux avec un regain d’espoir.

Tout à coup il devint hautement souhaitable que Mr Strange partît un an ou deux pour le Portugal[84].

29 Dans la maison de José Estoril

Janvier – mars 1811

— J’ai songé, monsieur, que mon départ pour la Péninsule provoquerait moult bouleversements dans vos relations avec le ministère de la Guerre, déclara Strange. Je crains que, pendant mon absence, vous ne trouviez pas si opportun que cela d’avoir des individus qui toquent à votre porte à toute heure du jour et de la nuit, pour vous demander de pratiquer sans délai tel ou tel enchantement. Vous serez seul à vous occuper d’eux. Quand allez-vous dormir ? Je pense que nous devons les amener à changer d’attitude. Si je puis vous être d’une aide quelconque pour vous organiser, j’en serai heureux. Peut-être devrions-nous convier Lord Liverpool à dîner un soir de cette semaine ?

— Oh, oui, certainement ! s’écria Mr Norrell, que cette preuve de la considération de Strange mettait d’excellente humeur. Votre présence est nécessaire. Vous expliquez tout si bien ! Vous n’avez qu’un mot à dire et Lord Liverpool comprend sur-le-champ !

— Alors dois-je écrire à monsieur le duc ?

— Oui, faites ! Faites !

C’était la première semaine de janvier. Bien que n’étant pas encore arrêtée, la date du départ de Strange risquait de ne pas être très éloignée. Strange s’assit pour rédiger le carton d’invitation. Lord Liverpool répondit sans tarder, et se présenta le surlendemain à Hanover-square.

Mr Norrell et Jonathan Strange avaient pour habitude de passer l’heure précédant le dîner dans la bibliothèque de Mr Norrell, et ce fut dans cette pièce qu’ils reçurent monsieur le duc. Childermass était également là, prêt à remplir son office de secrétaire, conseiller, messager ou domestique, selon les circonstances.

Lord Liverpool n’avait jamais vu la bibliothèque de Mr Norrell et, avant de prendre place, il fit un petit tour des lieux.

— On m’avait dit, monsieur, déclara-t-il, que votre bibliothèque était une des merveilles du monde moderne. Toutefois, je ne l’imaginais pas à moitié aussi fournie.

Mr Norrell était très, très content. Lord Liverpool était exactement le type d’hôte selon son cœur – un admirateur des livres sans la moindre inclination à les descendre des rayons pour les lire.

Strange s’adressa alors à Mr Norrell :

— Nous n’avons pas encore parlé, monsieur, des livres que je dois emporter dans la Péninsule. J’ai établi une liste de quarante titres. Cependant, si vous pensez que celle-ci peut être améliorée, je serais heureux de vos conseils.

Et de tirer un feuillet plié d’un fatras de papiers sur une table pour le tendre à Mr Norrell.

Cette liste n’était pas de nature à réjouir le cœur de Mr Norrell. Elle était pleine de premières pensées raturées, de corrections elles-mêmes raturées et de remords ajoutés en travers et contraints de s’entortiller autour d’autres mots qui les gênaient. Elle présentait des pâtés d’encre, des titres fautifs, des confusions de noms d’auteurs et, le plus troublant de tout, trois lignes d’un poème rébus que Strange avait composé pour Arabella en guise de cadeau d’adieu. Toutefois, cela n’expliquait pas la pâleur de Mr Norrell. Il ne lui était jamais venu à l’idée que Strange pourrait avoir besoin de livres au Portugal. La perspective de voir emporter quarante de ses précieux volumes dans un pays en guerre, où ils pourraient être la proie du feu, des explosifs, de l’eau ou de la poussière, était quasiment insupportable. Sans connaître grand-chose à la guerre, Mr Norrell subodorait que les soldats n’étaient pas en général de grands amateurs de livres. Ils poseraient leurs doigts sales dessus ! Ils les déchireraient ! Ils les liraient – comble de l’horreur ! – et essaieraient les charmes ! Les soldats savaient-ils lire ? Mr Norrell l’ignorait. Toutefois, entre le sort du continent entier qui était en jeu et Lord Liverpool dans la pièce, il s’avisa combien il lui serait difficile – impossible, en vérité ! – de refuser de les prêter.

Il se tourna avec un air désespérément implorant vers Childermass.

Childermass haussa les épaules.

Lord Liverpool continuait à promener calmement ses regards à la ronde. Il semblait penser que l’absence temporaire d’une quarantaine de livres passerait inaperçue au milieu de tant de milliers.

— Je ne souhaite pas en prendre plus de quarante, poursuivit Strange d’un ton terre à terre.

— Très sage, monsieur, approuva Lord Liverpool. Très sage ! N’en prenez pas plus que vous ne pouvez en transporter commodément.

— Transporter ! s’exclama Mr Norrell, plus choqué que jamais. Vous n’avez tout de même pas l’intention de les porter de lieu en lieu ? Vous devez les ranger dans une bibliothèque dès votre arrivée. Une bibliothèque dans un château serait le mieux. Un château solide, bien défendu…

— Je crains qu’ils ne me soient pas d’une grande utilité dans une bibliothèque, objecta Strange avec un calme exaspérant. J’irai de campement en champ de bataille, et ils devront me suivre…

— Alors vous devez les mettre dans une caisse ! répliqua Mr Norrell. Une caisse en bois très robuste ou peut-être un coffre de fer ! Oui, le fer sera parfait. Nous pouvons en faire fabriquer un tout spécialement. Et puis…

— Ah ! Pardonnez-moi, monsieur Norrell, le coupa Lord Liverpool, mais je déconseille vigoureusement le fer à Mr Strange. Il doit se défier de toute disposition qu’on prendrait pour lui dans les fourgons militaires. Les soldats ont besoin des fourgons pour leur équipement, cartes, vivres, munitions, etc. Mr Strange causera le moins de dérangement possible à l’armée s’il transporte tous ses biens à dos d’âne ou de mulet, à l’instar des officiers. – Il se retourna vers Strange. – Vous aurez besoin d’une bonne bête, bien robuste, pour vos bagages et votre domestique. Achetez des sacoches chez Hewley & Ratt et glissez vos livres dedans. Les sacoches militaires sont très vastes. Au reste, dans un fourgon, les livres seraient volés presque à coup sûr. Les soldats, je suis navré de le dire, volent tout. – Il réfléchit un moment puis ajouta : – Du moins, les nôtres.

Comment le dîner se déroula après cela, Mr Norrell n’en eut qu’une faible notion. Il fut vaguement conscient que Strange et monsieur le duc parlaient beaucoup et riaient d’autant. Maintes fois il entendit Strange répéter : « Eh bien, c’est décidé alors ! » Et il entendait Monsieur le duc répondre : « Oh, assurément ! » Mais de quoi ils parlaient, Mr Norrell ne le savait ni ne s’en souciait. Il regrettait d’être jamais venu à Londres. Il regrettait de s’être jamais engagé à ressusciter la magie anglaise. Il regrettait de ne pas être resté à l’abbaye de Hurtfew, à lire et à pratiquer la magie pour son plaisir. Rien de tout cela, pensait-il, ne justifiait la perte de quarante livres.

Après le départ de Lord Liverpool et de Strange, il regagna sa bibliothèque pour contempler les quarante livres en question, les manier et les garder précieusement tant que c’était encore possible.

Childermass était là. Il avait pris son dîner sur un coin de table et se penchait alors sur les comptes de la maison. Au moment où Mr Norrell entrait, il leva les yeux et lui adressa un grand sourire.

— Je crois que Mr Strange se débrouillera très bien dans l’art militaire, monsieur. Il a déjà déjoué vos plans.


Par une nuit claire du début février, un navire britannique appelé le Saint Serlo’s Blessing[85] remonta le Tage et accosta place du Cheval-Noir, en plein milieu de la cité de Lisbonne. Parmi les premiers à débarquer se trouvaient Strange et son domestique, Jeremy Johns. Strange n’était jamais allé en terre étrangère auparavant ; il s’aperçut que la conscience d’y être pour l’heure, ainsi que l’importante animation militaire et navale qui régnait partout autour de lui étaient fort réjouissantes. Il était impatient de se mettre à la magie.

— Je me demande où est Lord Wellington, dit-il à Jeremy Johns. Crois-tu qu’un de ces gaillards le saurait ?

Il regarda avec une certaine curiosité une grande arche, à demi construite, à une extrémité de la place. Son allure était très martiale, et il n’eût guère été surpris d’apprendre que Wellington se tenait quelque part derrière.

— Il est deux heures du matin, monsieur ! protesta Jeremy. Monsieur le duc doit dormir.

— Oh ! Crois-tu ? Avec le destin de toute l’Europe dans ses mains ? Sans doute as-tu raison.

À son corps défendant, Strange concéda qu’il valait mieux pour le moment trouver une hostellerie et remettre au lendemain matin sa quête de Lord Wellington.

On leur avait recommandé une hostellerie de la rue des Cordonniers qui appartenait à un homme des Cornouailles, Mr Prideaux. Les hôtes de Mr Prideaux étaient presque tous des officiers britanniques venant d’arriver d’Angleterre ou attendant qu’un navire les emmenât en permission. L’objectif de Mr Prideaux était que, pendant leur séjour dans son établissement, les officiers se sentissent le plus possible chez eux. En cela, il n’avait qu’en partie réussi. Quoi qu’il y pût, Mr Prideaux trouvait que le Portugal se rappelait continuellement au souvenir de ses pensionnaires. Le papier peint et les meubles de l’hostellerie avaient beau, à l’origine, avoir été tous apportés de Londres, un soleil portugais les baignait depuis cinq ans et les avait décolorés d’une manière typiquement portugaise. Mr Prideaux avait beau donner pour instruction à son chef de préparer une carte du jour britannique, ledit chef était portugais, et ses plats contenaient donc toujours plus de poivre et d’huile d’olive que ses hôtes ne le souhaitaient. Même les bottes des hôtes avaient une légère touche portugaise après que le chasseur portugais les eut cirées.

Le lendemain matin, Strange se leva assez tard. Il avala un énorme petit-déjeuner, puis alla se promener pendant une heure ou deux. Lisbonne se révéla être une cité riche en places entourées d’arcades, en élégantes constructions modernes, statues, théâtres et boutiques. Il commença à penser que la guerre ne devait pas être si terrible, après tout.

Comme il rentrait à l’hostellerie, il vit quatre ou cinq officiers britanniques réunis dans l’entrée qui conversaient avec ardeur. Telle était précisément l’occasion qu’il espérait. Il s’avança vers eux, les pria de l’excuser de les interrompre, expliqua qui il était et, enfin, demanda où l’on pouvait trouver Lord Wellington à Lisbonne.

Les officiers se retournèrent et lui jetèrent un regard surpris, jugeant manifestement sa question déplacée, même s’il n’eût su dire pourquoi.

— Lord Wellington n’est pas à Lisbonne, dit l’un, un gaillard vêtu de la veste bleue et de la culotte blanche des hussards.

— Et quand revient-il ? s’enquit Strange.

— Quand revient-il ? répéta l’officier. Pas avant des semaines… Des mois, je crois. Peut-être jamais.

— Où le trouverai-je alors ?

— Mon Dieu ! s’exclama l’officier. Il peut être n’importe où…

— Ne savez-vous donc pas où il est ? s’étonna Strange.

L’officier le considéra avec une certaine sévérité.

— Lord Wellington ne reste pas toujours au même endroit. Lord Wellington va partout où sa présence est nécessaire. Et la présence de Lord Wellington, ajouta-t-il pour la gouverne de Strange, est partout nécessaire.

Un autre officier, qui portait une veste écarlate généreusement ornée de dentelle argentée, précisa d’un ton plutôt plus aimable :

— Lord Wellington est sur les lignes.

— Sur les lignes ? répéta Strange.

— Oui.

Malheureusement, l’explication n’était pas aussi claire et aussi utile que l’officier le croyait. Mais Strange avait le sentiment d’avoir suffisamment montré son ignorance. Son désir de poser des questions s’était évaporé.

« Lord Wellington est sur les lignes. » C’était une très curieuse locution ; si Strange avait été contraint d’émettre une hypothèse sur son sens, il eût émis l’hypothèse qu’il s’agissait d’une expression argotique signifiant être « pris de boisson ».

Il regagna son hostellerie et pria le portier de lui dénicher Jeremy Johns. Si quelqu’un devait paraître sot et ignare devant l’armée britannique, il préférait que ce fût Jeremy.

— Te voilà ! s’écria-t-il quand Jeremy apparut. Va trouver un soldat ou un officier et demande-lui où je puis atteindre Lord Wellington.

— Certainement, monsieur. Mais pourquoi ne le lui demandez-vous pas vous-même ?

— Tout à fait impossible. Ma magie m’attend.

Aussi, Jeremy sortit et revint après un très bref intervalle de temps.

— As-tu découvert ce que je t’ai demandé ? demanda Strange.

— Oh, oui, monsieur ! répondit gaiement Jeremy. Il n’y a aucun mystère. Lord Wellington est sur les lignes.

— Oui, mais encore ?

— Oh, je vous demande pardon, monsieur ! Le gentleman a dit cela si naturellement, comme si c’était la chose la plus connue du monde. J’ai pensé que vous comprendriez.

— Eh bien, je ne comprends pas. Je ferais peut-être mieux de questionner Prideaux.

Mr Prideaux était ravi d’apporter son aide. Il n’y avait rien de plus simple au monde. Mr Strange devait se rendre au quartier général de l’armée. Il était certain d’y trouver monsieur le duc. C’était à une demi-journée de cheval de Lisbonne. Peut-être un peu plus.

— Comme de Tyburn à Godalming, monsieur, si vous pouvez vous l’imaginer.

— Eh bien, si vous avez la bonté de me montrer une carte…

— Dieu vous bénisse, monsieur ! s’exclama Mr Prideaux, amusé. Vous ne trouveriez jamais tout seul. Il faut quelqu’un pour vous conduire.

La personne à qui Mr Prideaux fit appel était un officier d’intendance auxiliaire qui avait affaire à Torres Vedras, ville à trois ou quatre kilomètres de distance du quartier général. L’officier d’intendance auxiliaire se déclara très heureux de chevaucher avec Strange et de lui montrer la route.

« Enfin je fais un progrès », songea Strange.


La première partie du voyage se déroula dans un plaisant paysage de champs et de vignes, ponctué ici et là de ravissantes fermes peintes en blanc et de moulins à vent en pierre, aux ailes tendues de toile brune. Un grand nombre de soldats portugais en uniforme brun allaient et venaient continuellement le long de la route ; s’y trouvaient également quelques officiers britanniques, dont les uniformes écarlates ou bleus semblaient – aux yeux patriotiques de Strange, en tout cas – plus virils et plus martiaux. Après avoir chevauché pendant trois heures, ils virent une chaîne de montagnes se dresser dans la plaine à la façon d’une muraille.

Quand ils pénétrèrent dans une étroite vallée entre deux des plus hauts sommets, l’officier d’intendance auxiliaire annonça :

— Voici le début des lignes. Vous apercevez ce fort là-haut, d’un côté du défilé ?

Il tendit le doigt vers la droite. Le « fort », qui paraissait avoir débuté dans l’existence comme moulin à vent, avait récemment reçu toutes sortes d’ajouts en manière de bastions, de remparts et d’affûts de canons.

— Et l’autre fort de l’autre côté du défilé ? ajouta l’officier d’intendance auxiliaire, tendant alors le doigt vers la gauche. Et, sur le prochain piton rocheux, encore un petit fortin ? Et puis… même si vous ne le voyez pas, étant donné que le temps est gris et couvert aujourd’hui… il y en a encore un autre après. Et ainsi de suite. Toute une ligne de fortifications, du Tage à la mer ! Et ce n’est pas tout ! Il y a deux autres lignes plus au nord. Trois lignes en tout !

— Voilà qui est assurément impressionnant ! Est-ce l’œuvre des Portugais ?

— Non, monsieur. C’est l’œuvre de Lord Wellington. Ici, les Français ne passeront pas. Tenez, monsieur ! Même une abeille ne passerait pas, à moins d’avoir un papier signé par Lord Wellington ! Et voilà pourquoi, monsieur, l’armée française est bloquée à Santarem et ne peut aller plus loin, pendant que vous et moi dormons tranquilles dans nos lits à Lisbonne !

Sous peu ils quittaient la route pour emprunter un chemin escarpé et sinueux qui montait à flanc de montagne au petit village de Pero Negro. Strange était frappé par la différence entre la guerre telle qu’il se l’était figurée et la guerre telle qu’elle était en réalité. Il s’était représenté Lord Wellington siégeant dans quelque édifice de Lisbonne, occupé à donner des ordres. Finalement, il le trouvait dans un endroit si petit qu’il aurait tout juste mérité le nom de village en Angleterre.

Le quartier général de l’armée se révéla être une bâtisse parfaitement quelconque au fond d’une simple cour pavée. Strange fut informé que Lord Wellington était parti inspecter les lignes. Nul ne savait quand il rentrerait, probablement pas avant dîner. Nul ne voyait d’objection à ce que Strange l’attendît, pourvu qu’il ne fût dans les jambes de personne.

Mais, dès le premier instant où il pénétra dans ce bâtiment, Strange se trouva soumis à cette loi naturelle, particulièrement désagréable, qui veut que, chaque fois qu’une personne se présente en un lieu où elle n’est pas connue, elle est sûre d’être dans les jambes des autres, où qu’elle se tienne. Il ne pouvait s’asseoir, parce que le salon où il avait été introduit ne contenait pas de sièges – probablement au cas où les Français pénétreraient on ne sait comment dans la maison et se cacheraient derrière eux ; aussi prit-il position devant une fenêtre. Entrèrent alors deux officiers, dont l’un voulait montrer à l’autre quelque importante caractéristique militaire du paysage portugais, raison pour laquelle il était nécessaire de regarder par la fenêtre. Ils firent les gros yeux à Strange, qui alla se poster devant une arche à demi masquée par un rideau.

Entre-temps, dans le couloir une voix demandait à chaque instant à un certain Winespill d’apporter les barils de poudre à canon, et vite. Un soldat d’une stature très menue, affligé d’une légère bosse, pénétra dans la pièce. Il avait une tache de naissance lie-de-vin à la figure et portait une partie d’uniforme de chaque régiment de l’armée britannique. Il s’agissait probablement de Winespill. Winespill était malheureux. Il ne trouvait pas la poudre à canon. Il chercha dans les placards, sous les escaliers et sur les balcons, et répondait de temps à autre : « Un instant ! », jusqu’au moment où il songea à fouiller derrière Strange, derrière le rideau et sous l’arche. Aussitôt il cria qu’il venait de retrouver les tonneaux de poudre et qu’il les aurait vus plus tôt si l’« on » – ici, il jeta un regard noir à Strange – n’avait pas été planté devant.

Les heures s’écoulaient lentement. Strange, qui avait repris sa place à la fenêtre, tombait presque de sommeil, quand il s’avisa, à certains bruits de branle-bas et de perturbation, qu’une importante personnalité venait de pénétrer dans l’édifice. L’instant d’après, trois hommes entrèrent en coup de vent dans le salon ; Strange se trouva enfin en présence de Lord Wellington.

Comment décrire Lord Wellington ? Comment pareil exercice peut-il être nécessaire ou même possible ? On voit sa tête partout ; une gravure bon marché au mur de l’auberge relais, une autre beaucoup plus élaborée, ornée de drapeaux et de tambours, en haut de l’escalier de la salle des fêtes. De nos jours, aucune demoiselle d’une sensibilité romantique moyenne n’atteint l’âge de dix-sept ans sans s’être procuré au moins un portrait de lui. Elle trouve un long nez aquilin infiniment préférable à un plus court et retroussé, et considère comme la pire infortune de son existence que monsieur le duc soit déjà marié. En compensation, elle a la ferme intention d’appeler son premier-né Arthur. Et elle n’est pas seule dans sa dévotion. Ses cadets et ses cadettes sont tout aussi fanatiques. Le plus beau petit soldat de plomb d’une nursery anglaise s’appelle toujours Wellington et connaît plus d’aventures que le reste de la boîte réuni. Tout écolier joue à être Wellington au moins une fois par semaine, y compris ses jeunes sœurs. Wellington incarne toutes les vertus anglaises. Il est l’« anglicitude » portée à la perfection. Si les Français portent Napoléon dans leurs tripes (ce qu’ils font, apparemment), alors nous portons Wellington dans notre cœur[86].

À cet instant précis, Lord Wellington avait des raisons de ne pas être trop content.

— Mes ordres étaient on ne peut plus clairs, je pense ! disait-il aux deux autres officiers. Les Portugais devaient détruire tout le blé qu’ils ne pouvaient emporter afin qu’il ne tombât pas aux mains des Français. Or je viens de passer la moitié de la journée à regarder les soldats français défiler dans les grottes de Cartaxo et en ressortir avec des sacs !

— Cela a été très dur pour les paysans portugais de détruire leur blé. Ils redoutaient la famine, expliqua un des officiers.

L’autre officier émit la suggestion optimiste que ce n’était peut-être pas du blé que les Français avaient trouvé dans les sacs, mais autre chose grandement moins utile. De l’or ou de l’argent, peut-être ?

Lord Wellington le dévisagea froidement.

— Les soldats français ont porté les sacs aux moulins à vent. Les ailes tournaient au vu et au su de tout le monde ! Peut-être pensez-vous qu’ils moulaient de l’or ? Dalziel, plaignez-vous auprès des autorités portugaises, je vous prie ! – Son regard, qui errait furieusement dans la pièce, vint à se poser sur Strange. – Qui est-ce ? demanda-t-il.

L’officier appelé Dalziel murmura quelques phrases à l’oreille de monsieur le duc.

— Oh ! fit Lord Wellington, avant de s’adresser à Strange, vous êtes le magicien.

Une très légère pointe de curiosité perçait dans ses paroles.

— Oui, répondit Strange.

— Monsieur Norrell ?

— Ah, non ! Mr Norrell est en Angleterre. Moi, je suis Mr Strange.

Lord Wellington eut l’air déconcerté.

— L’autre magicien, expliqua Strange.

— Je vois, dit Lord Wellington.

L’officier appelé Dalziel dévisageait Strange avec une expression de surprise, estimant que, une fois que Lord Wellington avait dit à Strange qui il était, ce dernier était plutôt mal venu de prétendre à une autre identité.

— Eh bien, monsieur Strange, reprit Lord Wellington, je crains que vous n’ayez fait le voyage pour rien. Je dois vous dire honnêtement que, si j’avais pu empêcher votre venue, je l’eusse fait. Cependant, maintenant que vous êtes là, je saisirai l’occasion pour vous exposer le grand préjudice que vous et cet autre monsieur représentez pour l’armée.

— Préjudice ? s’étonna Strange.

— Oui, préjudice. Les visions que vous avez montrées à nos ministres les ont encouragés à croire qu’ils comprenaient la situation au Portugal. Ils m’ont expédié un tombereau d’ordres et se sont ingérés dans une bien plus grande mesure qu’ils ne s’y fussent sinon risqués. Je suis le seul à savoir comment opérer au Portugal, monsieur Strange, étant donné que je suis le seul à connaître toutes les circonstances. Je ne doute pas que vous et l’autre monsieur n’ayez réalisé des exploits ailleurs – la Navy semble ravie –, je ne veux pas le savoir ! Ce que je dis, et j’insiste, c’est que je n’ai nul besoin de magicien ici, au Portugal.

— Monseigneur, ici, au Portugal, la magie n’est assurément pas exposée à de tels abus, puisque je serai entièrement à votre service et sous votre commandement !

Lord Wellington jeta à Strange un regard aigu.

— Ce qu’il me faut surtout, ce sont des hommes. Savez-vous les multiplier ?

— Les hommes ? Eh bien, cela dépend de ce que monsieur le duc entend par là. La question est intéressante…

À son grand inconfort, Strange s’aperçut qu’il s’exprimait exactement comme Mr Norrell.

— Savez-vous les multiplier ? l’interrompit monsieur le duc.

— Non.

— Savez-vous faire voler nos balles plus vite pour frapper les Français ? Elles volent déjà très vite, en l’occurrence. Peut-être savez-vous retourner la terre et déplacer les pierres pour bâtir mes redoutes, mes lunettes et autres ouvrages défensifs ?

— Non, monseigneur. Mais, monseigneur…

— L’aumônier du quartier général s’appelle Mr Briscall. Le médecin militaire est le Dr McGrigor. Si vous décidez de séjourner au Portugal, alors je vous suggère de vous présenter à ces deux gentlemen. Peut-être leur serez-vous d’une aide quelconque. Vous ne m’en êtes d’aucune.

Lord Wellington se détourna et, toute affaire cessante, ordonna d’une voix forte à un certain Thornton de préparer le dîner. De cette manière, il fut donné à Strange de comprendre que l’audience était terminée.

Strange avait l’habitude d’être traité avec davantage de déférence par les ministres du gouvernement. Il était accoutumé à ce que certains des plus hauts personnages du pays s’adressassent à lui comme à un égal. Se retrouver soudain classé avec les aumôniers et les médecins militaires – de simples figurants – était vraiment mortifiant.

Il passa la nuit – très inconfortablement – à l’unique auberge de Pero Negro et, dès le point du jour, regagna Lisbonne à cheval. Une fois de retour dans son hostellerie de la rue des Cordonniers, il s’assit pour rédiger à l’attention d’Arabella une longue lettre où il décrivait par le menu les traitements choquants dont il avait été victime. Puis, se sentant un tantinet réconforté, il jugea qu’il était peu digne d’un homme de se plaindre ; aussi déchira-t-il sa lettre.

Ensuite, il dressa la liste de toutes les formes de magie que Norrell et lui avaient pratiquées pour le ministère de la Marine et s’efforça de décider laquelle conviendrait le mieux à Lord Wellington. Après mûre réflexion, il conclut qu’il existait peu de meilleurs moyens d’ajouter aux malheurs de l’armée française que de lui envoyer des orages et une pluie battante. Il résolut sur-le-champ d’écrire à monsieur le duc une missive proposant de pratiquer cet enchantement. Une ligne de conduite précise est toujours source de réconfort, et Strange reprit aussitôt courage – jusqu’au moment où il regarda par hasard par la fenêtre. Le ciel était noir, la pluie torrentielle, et il soufflait un vent violent. On avait le sentiment qu’il allait tonner avant peu. Il partit à la recherche de Mr Prideaux. Prideaux confirma qu’il pleuvait ainsi depuis des semaines. Les Portugais pensaient que cela devait continuer encore un bon moment. Et, en effet, les Français étaient très malheureux.

Strange médita la situation quelques instants. Il fut tenté d’envoyer à Lord Wellington un billet proposant cette fois l’arrêt des pluies, au motif que celles-ci devaient être aussi très désagréables aux soldats britanniques. À la fin, cependant, il décida que la question de la magie météorologique était trop sujette à controverse tant qu’il ne comprenait pas mieux la guerre et Lord Wellington. Entre-temps, il porta son choix sur une pluie de grenouilles, la meilleure des choses qui, dans son idée, puisse tomber sur la tête des soldats français. C’était hautement biblique et que pouvait-il y avoir, se demandait Strange, de plus respectable que cela ?

Le lendemain matin, tristement reclus dans sa chambre d’hostellerie, il feignait de lire un des livres de Mr Norrell quand, en réalité, il contemplait la pluie, lorsqu’on frappa à la porte. C’était un officier écossais sous l’uniforme des hussards, qui dévisageait Strange d’un air interrogateur.

— Monsieur Norrell ? demanda-t-il.

— Je ne suis pas… Oh, peu importe ! Que puis-je pour vous ?

— Un message du quartier général pour vous, monsieur Norrell.

Le jeune officier remit un bout de papier à Strange.

Il s’agissait de sa propre lettre à Wellington. On y avait griffonné en travers au gros crayon bleu ce simple mot : « Refusé ».

— De qui est l’écriture ? s’enquit Strange.

— De Lord Wellington, monsieur Norrell.

— Ah !

Le jour suivant, Strange écrivit à Wellington un nouveau billet où il proposait de faire monter les eaux du Tage afin de submerger les Français. Ceci eut au moins le mérite d’inciter Wellington à rédiger une assez longue réponse pour expliquer que, pour l’heure, la totalité des troupes britanniques et la majorité des portugaises se trouvaient entre le Tage et les Français et que, en conséquence, l’idée de Mr Strange n’était pas jugée pertinente.

Strange ne se laissa pas abattre. Il continua à envoyer quotidiennement une proposition à Wellington. Toutes furent rejetées.

Par une journée particulièrement sinistre de la fin février, il traversait le vestibule de l’hostellerie de Mr Prideaux pour aller dîner seul quand il manqua heurter un jeune homme au teint frais en tenue anglaise. Le jeune homme lui présenta ses excuses, puis demanda s’il savait où l’on pouvait trouver Mr Strange.

— C’est moi, Strange. À qui ai-je l’honneur ?

— Je m’appelle Briscall. Je suis l’aumônier du quartier général.

— Monsieur Briscall. Oui, bien sûr.

— Lord Wellington m’a prié de vous rendre visite, expliqua Mr Briscall. Il m’a parlé de la possibilité que vous m’aidiez grâce à la magie… – Mr Briscall sourit. – Toutefois, je crois que, en fait, il espère que je parviendrai à vous dissuader de lui écrire quotidiennement.

— Oh ! Je ne cesserai que lorsqu’il me confiera une mission.

Mr Briscall eut un rire.

— Très bien, je le lui rapporterai.

— Je vous remercie. Et que puis-je pour vous ? Je n’ai jamais jeté de sortilège pour l’Église jusqu’ici. Je serai franc avec vous, monsieur Briscall. Ma connaissance de la magie ecclésiastique est très réduite. En revanche, je serais content de me rendre utile.

— Hum ! Je serai également franc avec vous, monsieur Strange. Les devoirs de ma charge sont très simples. Je visite les malades et les blessés. Je lis les offices aux soldats et essaie de leur donner des funérailles décentes quand ils se font tuer, les pauvres diables. Je ne vois pas en quoi vous pourriez m’aider.

— Personne ne le voit, soupira Strange. Mais venez dîner avec moi. Au moins, je n’aurai pas à manger seul.

Un arrangement fut vite conclu. Les deux hommes s’assirent dans la salle à manger de l’hostellerie. Strange trouva en Mr Briscall un agréable convive, qui ne demandait qu’à lui conter tout ce qu’il savait de Lord Wellington et de l’armée.

— Généralement, les soldats ne sont pas tournés vers la religion, déclara-t-il. Je n’ai jamais espéré non plus qu’ils le seraient. Et puis j’ai été grandement aidé par le fait que tous les aumôniers qui m’ont précédé sont partis en congé presque dès leur arrivée. Je suis le premier à être resté, et les hommes m’en savent gré. Ils considèrent favorablement quiconque est prêt à partager leur dure vie.

Strange assura qu’il en était certain.

— Et vous, monsieur Strange ? Comment vont vos affaires ?

— Mes affaires ? Très mal. Personne ne veut de moi ici. Je me vois appelé – les rares fois où l’on daigne me parler – au hasard Mr Strange ou Mr Norrell. Personne ne semble avoir l’idée que nous sommes deux personnes distinctes.

Briscall rit de nouveau.

— Et Lord Wellington rejette toutes mes offres de service à mesure que je les conçois.

— Pourquoi cela ? Que lui avez-vous donc soumis ?

Strange lui parla de sa première proposition d’envoyer une plaie de grenouilles tomber du ciel sur les Français.

— Voyons, je ne suis vraiment pas surpris qu’il l’ait refusée ! lâcha Briscall avec dédain. Les Français accommodent les grenouilles pour les manger, n’est-il pas ? Or l’un des aspects capitaux du plan de Lord Wellington est d’affamer les Français. Vous auriez pu aussi bien proposer de faire pleuvoir des poulets rôtis ou des pâtés en croûte sur leurs têtes !

— Ce n’est pas ma faute, répliqua Strange, piqué. Je ne serais que trop heureux de prendre en considération les plans de Lord Wellington… Seulement je ne connais pas leur teneur. À Londres, le ministère de la Marine nous communiquait ses intentions et nous façonnions notre magie en conséquence.

— Je vois, dit Briscall. Pardonnez-moi, monsieur Strange – peut-être n’ai-je pas bien compris –, néanmoins il me semble qu’ici vous bénéficiez d’un gros avantage. À Londres, vous étiez contraint de vous en remettre au jugement du ministère sur ce qui pouvait se passer à des centaines de milles de distance… Or le ministère de la Marine s’est souvent fourvoyé. Ici, vous pouvez aller voir par vous-même. Votre expérience n’est pas différente de la mienne. La première fois que j’ai débarqué, personne n’a tenu compte de moi. Je suis passé d’un régiment à un autre. Personne ne voulait de moi.

— Et pourtant aujourd’hui vous faites partie de l’état-major de Wellington. Comment y êtes-vous arrivé ?

— Cela m’a pris du temps, mais, à la fin, j’ai pu prouver mon utilité à monsieur le duc… Et je suis sûr que vous y réussirez.

Strange soupira.

— Je m’y emploie. Mais j’ai seulement l’air capable de montrer sans cesse mon inefficacité.

— Sottises que tout cela ! Autant que je puisse voir, vous n’avez commis qu’une seule véritable erreur, celle de rester ici, à Lisbonne. Si vous suivez mon conseil, vous en partirez dès que possible. Allez dormir dans les montagnes avec les hommes de troupe et leurs officiers ! Vous ne les comprendrez pas avant. Parlez-leur. Passez vos journées avec eux, dans les villages abandonnés derrière les lignes. Bientôt, ils vous aimeront pour cela. Ce sont les meilleurs bougres du monde.

— Vraiment ? Le bruit a couru à Londres que Wellington les avait traités de « lie de la société » !

Briscall s’esclaffa, comme si le fait d’être la lie de la société représentait un très léger écart de conduite et, au fond, une grande part du charme de l’armée. C’était là, songea Strange, une drôle de position pour un ecclésiastique.

— À laquelle de ces deux classes appartiennent-ils donc ? demanda-t-il.

— Aux deux, monsieur Strange. Ils appartiennent aux deux. Eh bien, qu’en pensez-vous ? Irez-vous ?

Strange fronça le sourcil.

— Je ne sais pas. Ce n’est pas que je redoute la dureté et l’inconfort, comprenez-vous… Je crois être capable d’endurer autant de misères de ce genre que la plupart. Mais je ne connais personne sur place. J’ai le sentiment d’avoir été dans les jambes de tout le monde depuis mon arrivée et, sans amis pour aller au…

— Voilà à quoi l’on peut remédier facilement ! Ici, on n’est pas à Londres ou à Bath, où il faut des lettres d’introduction. Prenez un tonneau de cognac… Et une caisse ou deux de champagne, si votre domestique peut les transporter. Vous aurez vite un très large cercle de relations parmi les officiers si vous avez du cognac et du champagne de reste !

— Vraiment ? Est-ce aussi simple que cela ?

— Oh, assurément ! Et ne vous embêtez pas à prendre du vin rouge. Ils en ont déjà en abondance.

Quelques jours plus tard, Strange et Jeremy Johns quittaient Lisbonne pour l’arrière-pays au-delà des lignes. Les hommes de troupe et les officiers britanniques étaient un brin surpris de compter un magicien en leur sein. Ils écrivirent, à leurs amis au pays, des lettres où ils le décrivaient dans une variété de termes peu flatteurs et s’interrogeaient sur sa présence aux armées. Strange suivit, de son côté, les conseils de Mr Briscall. Tout officier qu’il rencontrait était invité à venir trinquer au champagne avec lui, le soir même après dîner. Ils excusaient vite l’originalité de sa profession. L’important, c’était qu’on pouvait toujours trouver de joyeux lurons au bivouac de Strange, et quelque chose de décent à boire.

Strange s’était mis aussi à fumer. Ce passe-temps ne l’avait jamais vraiment attiré jusque-là, mais il découvrit qu’une provision de tabac sous la main était inestimable pour engager la conversation avec la troupe et les officiers.

C’était une drôle de vie, dans un paysage sinistre. Les campagnes derrière les lignes avaient été toutes vidées de leurs habitants sur ordre de Lord Wellington, et les récoltes brûlées. Les soldats des deux armées étaient descendus dans les villages désertés et avaient pris tout ce qui leur paraissait utile. Du côté britannique, il n’était pas rare de tomber sur des canapés, des garde-robes, des chaises, tables ou lits abandonnés à flanc de coteau ou dans une clairière au milieu des bois. De temps à autre, on trouvait des chambres à coucher ou des salons complets, pourvus d’un nécessaire à raser, de livres et de lampes, mais sans l’encombrement des murs et du plafond.

Si l’armée britannique souffrait des désagréments du vent et de la pluie, alors la situation de l’armée française était bien, bien pire. Les tenues des soldats étaient en lambeaux, et ils n’avaient plus rien à manger. Ils surveillaient les lignes de Lord Wellington depuis le mois d’octobre. Ils ne pouvaient pas lancer une offensive contre l’armée britannique ; celle-ci disposait de trois rangs de forts imprenables derrière lesquels se replier au moment de son choix. Lord Wellington ne se donnait pas la peine de lancer une offensive contre les Français. Pourquoi l’eût-il fait, alors que la faim et les maladies décimaient ses ennemis plus vite qu’il ne l’aurait pu ? Le 5 mars, les Français levèrent le camp et tournèrent au nord. Dans les heures qui suivaient Lord Wellington et l’armée britannique étaient à leur poursuite. Jonathan Strange les accompagna.


Par un matin très pluvieux de la mi-mars, Strange chevauchait sur le bas-côté d’une route où le 95e régiment de fantassins marchait au pas. Par hasard, il repéra de bons amis à lui un peu plus en avant. Poussant son cheval au petit galop, il ne tarda pas à les rattraper.

— Bonjour, Ned, lança-t-il, s’adressant à un homme qu’il avait tout lieu de considérer comme un être sérieux et raisonnable.

— Bonjour, monsieur, répondit Ned avec jovialité.

— Ned ?

— Oui, monsieur ?

— Que désirez-vous avant toute chose ? Je sais, la question est curieuse, Ned, et vous voudrez bien m’excuser de vous la poser. Mais j’ai vraiment besoin de savoir.

Ned ne répondit pas tout de suite. Il retint sa respiration, plissa le front et montra les signes d’une profonde réflexion. Pendant ce temps, ses camarades confiaient gentiment à Strange ce qu’ils désiraient avant tout : des marmites d’or magiques, qui ne seraient jamais vides, par exemple, ou des maisons taillées dans un seul diamant. L’un d’eux, un Gallois, cria plaintivement plusieurs fois : « Des rôties au fromage, des rôties au fromage ! », ce qui provoqua l’hilarité des autres, les Gallois étant naturellement pleins d’humour.

Entre-temps, Ned était arrivé au bout de ses ruminations.

— Des bottes neuves, proféra-t-il.

— Vraiment ? s’écria Strange sous l’effet de la surprise.

— Oui, monsieur. Des bottes neuves. Ces maudites routes portugaises. – Il désigna d’un geste l’accumulation de pierres et de fondrières que les Portugais osaient appeler route. – Elles mettent en lambeaux les bottes de son homme et, la nuit, il a mal jusqu’aux os d’avoir marché dessus. Ah ! si j’avais des bottes neuves ! Ne serais-je pas frais, même après un jour de marche ? Ne pourrais-je donc pas combattre les Français, alors ? Ne pourrais-je pas donner des sueurs froides à ces petits-maîtres ?

— Votre soif de combat vous fait honneur, Ned, répondit Strange. Je vous en remercie. Vous m’avez fourni une excellente réponse.

Il repartit aux cris de « Quand Ned aura-t-il ses bottes, alors ? » et de « Où sont les bottes de Ned ? ».

Ce soir-là, le quartier général de Lord Wellington était dressé au village de Lousão, dans une bastille à la splendeur passée. Le château avait appartenu jadis à un noble portugais riche et patriote, José Estoril, mais lui et ses fils avaient été tous torturés et massacrés par les Français. Les fièvres avaient emporté son épouse, et divers bruits circulaient sur le triste sort de ses filles. Depuis de nombreux mois c’était un lieu très mélancolique, et voilà que l’état-major de Wellington l’avait investi pour le remplir du brouhaha de leurs plaisanteries et discussions sonores ; les pièces lugubres étaient presque égayées par les allées et venues des officiers aux habits rouge et bleu.

L’heure précédant le dîner était une des plus animées de la journée ; la salle était bondée d’officiers venus au rapport ou prendre leurs ordres, ou encore simplement glaner des commérages. À une extrémité, un vénérable escalier de pierre ornementé et en ruine menait à une antique porte à deux battants. Derrière ces portes, racontait-on, Lord Wellington travaillait assidûment à concevoir de nouveaux plans pour vaincre les Français ; curieusement, tous ceux qui entraient ne manquaient pas de jeter un regard respectueux en direction du sommet de l’escalier. Deux membres de l’état-major de Wellington, le directeur de l’intendance militaire, le colonel George Murray, et l’adjudant major, le général Charles Stewart, avaient pris place de part et d’autre d’une grande table, tous deux très occupés à faire des préparatifs pour l’évacuation de l’armée, prévue le jour suivant. Et permettez-moi de marquer une pause ici juste pour vous faire observer que si, à la lecture des mots « colonel » et « général », vous vous figurez deux vieux birbes attablés, vous ne sauriez être davantage dans l’erreur. Dix-huit ans auparavant, lorsque la guerre des Français avait commencé, l’armée britannique, il est vrai, était commandée par quelques personnages d’un âge vénérable, dont beaucoup avaient blanchi sous le harnais sans voir un champ de bataille. Les années ayant filé, ces vieux généraux étaient tous à la retraite ou morts, et l’on avait trouvé opportun de les remplacer par des hommes plus jeunes, plus énergiques. Wellington avait à peine quarante ans, la plupart de ses officiers supérieurs étaient encore plus jeunes. Le salon du manoir de José Estoril était donc plein de cadets, tous amateurs de combat, tous amateurs de danse, tous dévoués corps et âme à Lord Wellington.

Ce soir de mars, bien que pluvieux, était doux, aussi doux qu’un soir de mai en Angleterre. Depuis la mort de José Estoril, les jardins étaient retournés à l’état sauvage ; en particulier, beaucoup de lilas étaient apparus, entassés contre les murs de la maison. Ces arbustes étaient alors tous en fleur, et les fenêtres et les persiennes restées ouvertes laissaient entrer l’air humide qui embaumait. Tout à coup le colonel Murray et le général Stewart se retrouvèrent, eux et leurs importants documents, copieusement arrosés. Ayant levé la tête avec indignation, ils virent Strange dehors sur la galerie, qui secouait négligemment l’eau de son parapluie.

Il pénétra dans le salon et souhaita le bonjour à divers officiers qu’il connaissait un peu. Il s’avança vers la table et demanda s’il lui était possible de parler à Lord Wellington. Le général Stewart, un bel homme à la fière allure, se borna à hocher vigoureusement la tête. Le colonel Murray, une âme plus aimable et plus courtoise, déclara qu’il craignait que ce ne fût pas possible.

Strange reporta son regard sur le vénérable escalier et sur les grandes doubles portes sculptées derrière lesquelles se tenait monsieur le duc (curieux comme tous ceux qui entraient savaient d’instinct où il devait se trouver, si forte est la fascination exercée par les grands hommes !). Strange ne montrait aucune propension, à partir. Le colonel Murray songea qu’il devait se sentir seul.

Un homme de haute taille aux sourcils d’un noir de jais, avec de longues moustaches noires assorties, s’approcha de la table. Il portait l’habit bleu foncé et les galons dorés des dragons légers.

— Où avez-vous mis les prisonniers français ? demanda-t-il au colonel Murray.

— Dans le beffroi, répondit le colonel Murray.

— Cela fera l’affaire, dit l’homme. Je pose la question seulement parce que le colonel Pursey a enfermé trois Français dans une petite grange, pensant qu’ils seraient inoffensifs là-dedans. Cependant, des lascars du 52e avaient apparemment serré auparavant des poules dans cette grange et les Français auraient mangé les poules dans la nuit. Le colonel Pursey disait que, le matin, plusieurs de ses gars regardaient les Français d’un œil très spécial, se demandant dans quelle mesure les Français n’auraient pas un goût de poulet, et si cela ne valait peut-être pas la peine d’en faire rôtir un pour le vérifier.

— Oh ! fit le colonel Murray. Il n’y a aucun danger que pareille chose se produise ce soir. Les seuls autres occupants du beffroi sont les rats, et j’oserais penser que, si l’un doit manger l’autre, ce seront les rats qui mangeront les Français.

Le colonel Murray, le général Stewart et l’homme aux moustaches noires partirent à rire, quand ils furent brusquement interrompus par le magicien.

— La route entre Espinhal et Lousão est abominablement mauvaise.

(C’était la route par laquelle une importante partie de l’armée britannique était arrivée ce jour-là.)

Le colonel Murray concéda que la route était en effet très mauvaise.

— Je ne puis vous dire combien de fois aujourd’hui ma monture a trébuché dans les fondrières et glissé dans la boue, poursuivit Strange. J’étais certain qu’elle allait se mettre à boiter. Pourtant, elle n’est pas pire que n’importe laquelle des autres routes que j’ai vues depuis mon arrivée ici et, demain, je crois comprendre que certains d’entre nous devons aller là où il n’existe pas la moindre route.

— Oui, acquiesça le colonel Murray, souhaitant de tout son cœur que le magicien disparût.

— À travers rivières en crue et plaines caillouteuses, et à travers bois et fourrés, j’imagine. Ce sera très dur pour nous tous. Sans doute nos progrès seront-ils très lents. Sans doute n’avancerons-nous pas du tout.

— C’est un des inconvénients de faire la guerre dans un pays aussi arriéré, aussi reculé que le Portugal, soupira le colonel Murray.

Le général Stewart s’abstint de tout commentaire ; le regard furibond qu’il décocha au magicien exprimait toutefois clairement son opinion, à savoir que les progrès de Mr Strange seraient meilleurs si lui et son cheval rentraient à Londres.

— Emmener quarante-cinq mille hommes avec tous leurs chevaux, leurs voitures et leur attirail de guerre par une contrée si abominable ! Personne en Angleterre ne croirait cela possible. – Strange rit. – Il est fort dommage que monsieur le duc n’ait pas un moment pour me parler, peut-être aurez-vous néanmoins la bonté de lui transmettre un message. Dites-lui ceci : Mr Strange présente ses compliments à Lord Wellington et signale que, si cela intéresse monsieur le duc d’avoir une jolie petite route carrossable pour l’armée, demain, Mr Strange serait heureux d’en conjurer une pour lui. Ah ! Et s’il le désire, il peut également avoir des ponts pour remplacer ceux que les Français ont fait sauter. Le bonsoir à vous !

Là-dessus, Strange s’inclina devant les deux gentlemen, reprit son parapluie et sortit.


Strange et Jeremy Johns avaient été dans l’incapacité de trouver un endroit où loger à Lousão. Aucun de ces messieurs qui trouvaient des quartiers aux généraux et indiquaient au reste des troupes dans quel champ détrempé ils devaient dormir n’avait prévu quoi que ce fût pour le magicien et son valet. Finalement, Strange convint d’une chambrette à l’étage avec un bonhomme qui tenait une petite cave à vins à quelques milles de là, sur la route de Miranda de Corvo.

Strange et Jeremy avalèrent le souper préparé par le caviste. C’était un ragoût, et leur distraction de la soirée consista essentiellement à tenter d’en deviner les ingrédients.

— Que diable est-ce là ? s’exclama Strange, levant sa fourchette au bout de laquelle s’entortillait quelque chose de blanchâtre et de luisant.

— Un poisson, peut-être ? hasarda Jeremy.

— Plutôt un escargot, dit Strange.

— Ou un morceau d’oreille, ajouta Jeremy.

Strange fixa la chose un peu plus longuement.

— Cela te dit ? demanda-t-il.

— Non, merci, monsieur, déclina Jeremy avec un coup d’œil résigné à son assiette fêlée. J’en ai déjà plusieurs.

Une fois leur souper terminé, et la dernière chandelle brûlée jusqu’au bout, il n’y avait rien d’autre à faire que d’aller se coucher, ce qu’ils firent. Jeremy se roula en boule d’un côté de leur chambrette et Strange s’allongea de l’autre. Chacun avait préparé sa couche avec les matériaux qui avaient eu l’heur de lui plaire : Jeremy avait un matelas confectionné avec ses habits de rechange, et Strange un oreiller formé essentiellement de livres sortis de la bibliothèque de Mr Norrell.

Tout à coup leur parvint un bruit de cheval au galop sur la route menant à la petite cave à vins, rapidement suivi d’un lourd bruit de bottes dans l’escalier branlant, lequel à son tour fut suivi d’un tambourinement de poings contre la porte brinquebalante. La porte s’ouvrit ; un élégant jeune homme en uniforme de hussard s’écroula à moitié dans la pièce. L’élégant jeune homme, un tantinet hors d’haleine, parvint à balbutier, entre deux goulées d’air, que Lord Wellington présentait ses compliments à Mr Strange et que, si cela ne dérangeait pas Mr Strange, Lord Wellington souhaiterait lui parler sur-le-champ.

Au manoir de José Estoril, Wellington était attablé avec plusieurs officiers de son état-major et d’autres gentlemen. Strange aurait juré que ces messieurs étaient engagés dans la conversation la plus animée qui fût jusqu’au moment où il avait fait son entrée, mais tous se taisaient désormais. Cela lui laissa supposer qu’ils parlaient de lui.

— Ah, Strange ! s’exclama Lord Wellington, levant un verre en guise de salut. Vous voilà ! J’ai envoyé trois aides de camp* à votre recherche toute la soirée. Je voulais vous convier à dîner, seulement mes garçons ont échoué à vous trouver. Asseyez-vous en tout cas, et prenez un peu de champagne et de dessert…

Strange contempla avec mélancolie les reliefs du dîner, que les domestiques débarrassaient. Entre autres mets délicats, Strange crut reconnaître les restes d’une oie rôtie, des carapaces de crevettes revenues au beurre, un demi-pied de céleri et les entames de saucisses piquantes portugaises. Il remercia monsieur le duc et se servit de la tarte aux amandes et des cerises confites.

— Comment trouvez-vous la guerre, monsieur Strange ? demanda un monsieur à la mine chafouine et aux cheveux fauves à l’autre bout de la table.

— Oh ! Au début, elle est un peu déroutante, comme tout, mais, ayant désormais essuyé nombre d’aventures qu’offre la guerre, je m’y accoutume. J’ai été détroussé, une fois. J’ai été mitraillé, une fois. Une fois, j’ai trouvé un Français dans la cuisine et ai dû l’en chasser et, une fois, la maison où je dormais a été incendiée.

— Par les Français ? s’enquit le général Stewart.

— Non, non. Par les Anglais. Une compagnie du 43e avait, apparemment, très froid cette nuit-là, ils ont donc mis le feu à la maison pour se réchauffer.

— Oh, cela arrive sans arrêt ! regretta le général Stewart.

Après un court silence, un de ces messieurs en uniforme de la cavalerie déclara :

— Nous parlions, nous discutions, plutôt, de la magie et de ses secrets. Strathclyde prétend que vous et l’autre magicien avez donné un nombre à tous les mots de la Bible et que vous cherchez les mots pour jeter un sortilège, et puis que vous ajoutez les nombres et puis que vous faites autre chose et puis…

— Je n’ai rien dit de tel ! protesta une autre personne, sans doute le fameux Strathclyde. Vous n’avez rien compris !

— J’ai bien peur de n’avoir jamais fait quoi que ce fût qui ressemble de près ou de loin à ce que vous racontez, déclara Strange. Cela paraît assez compliqué, et je ne crois pas que cela marcherait. Quant à la manière de pratiquer la magie, il existe maintes, maintes méthodes. Autant sans doute que pour faire la guerre…

— J’aimerais bien être magicien, reprit le monsieur à la mine chafouine et aux cheveux fauves, à l’autre bout de la table. Je donnerais un bal tous les soirs avec de la musique enchantée, et des feux d’artifice tout aussi enchantés, et je sommerais toutes les plus belles femmes de l’histoire d’y assister : Hélène de Troie, Cléopâtre, Lucrèce Borgia, Maid Marian[87] et Mme de Pompadour. Je les amènerais toutes danser ici avec vous, messieurs. Et quand les Français se montreraient à l’horizon, je n’aurais qu’à donner un coup de baguette – il agita vaguement le bras – comprenez-vous, et ils tomberaient tous morts.

— Un magicien peut-il tuer avec sa magie ? demanda Lord Wellington à Strange.

Strange fronça le sourcil. La question ne lui plaisait guère.

— J’imagine qu’un magicien le pourrait, reconnut-il, un gentleman jamais.

Lord Wellington inclina la tête comme si c’était exactement la réponse qu’il attendait, puis il demanda :

— Cette route, monsieur Strange, que vous avez eu la bonté de nous proposer, quelle sorte de route serait-ce ?

— Oh ! Les détails sont on ne peut plus faciles à préciser, monseigneur. Quelle sorte de route vous agréerait ?

Les officiers et les gentlemen attablés avec Lord Wellington échangèrent des regards ; ils n’avaient pas réfléchi à la question.

— Une route de craie, peut-être ? proposa Strange avec obligeance. Une route de craie, c’est joli.

— Trop poudreuse par temps sec, et un flot de boue sous la pluie, trancha Lord Wellington. Non, non, une route de craie n’ira jamais. Une route de craie n’est guère mieux que pas de route du tout.

— Et que diriez-vous d’une route pavée ? suggéra le colonel Murray.

— Les hommes useront leurs bottes sur les pavés, objecta Wellington.

— En outre, cela ne serait pas du goût de l’artillerie, renchérit le gentleman à la mine chafouine et aux cheveux fauves. Les malheureux auraient un mal du diable à tirer les canons sur une route pavée…

Un autre parla d’une route de graviers. Mais, selon Wellington, cela soulevait la même objection qu’une route de craie : elle se transformerait en flot de boue sous la pluie… Et les Portugais, oui, les Portugais croyaient qu’il pleuvrait encore demain.

— Non, conclut monsieur le duc. Je pense, monsieur Strange, que ce qui nous conviendrait le mieux serait une route sur le modèle romain, une via, avec un joli petit fossé de chaque côté pour drainer l’eau et de bonnes dalles de pierre bien ajustées par-dessus.

— Très bien, fit Strange.

— Nous partons au lever du jour, dit Wellington.

— Alors, monseigneur, si l’on avait la bonté de me montrer où cette route doit nous conduire, je m’en chargerais sans délai.

Au matin, la route était en place et Lord Wellington y chevauchait, monté sur Copenhague[88] – son cheval préféré. Strange voyageait à ses côtés sur Égyptien, son cheval préféré à lui. À sa manière décidée coutumière, Wellington indiquait les éléments qui lui plaisaient particulièrement dans cette route et ceux qui ne lui plaisaient pas :

— … Je n’ai vraiment guère de réserves à émettre. Cette route est excellente ! Élargissez-la seulement un peu demain matin, je vous prie.

Lord Wellington et Strange convinrent que, en général, la chaussée devait être en place deux heures avant que le premier régiment n’y posât le pied et disparaître une heure après le passage du dernier soldat. Cela devait empêcher l’armée française d’en profiter. Le succès de ce plan dépendait de la précision des renseignements que l’état-major de Wellington fournirait à Strange quant au moment où l’armée était susceptible de se mettre en marche et de faire halte. À l’évidence, ces calculs n’étaient pas toujours exacts. Une ou deux semaines après la première apparition de la route, le colonel MacKenzie du 11e d’infanterie vint voir Lord Wellington dans une grande colère pour se plaindre que le magicien avait laissé la route s’effacer avant que son régiment eût pu l’atteindre.

— Lorsque nous sommes arrivés à Celorico, monseigneur, elle disparaissait sous nos pas ! Une heure après, elle s’était complètement évanouie. Ce magicien ne pourrait-il pas invoquer des visions pour savoir ce qu’il advient des différents régiments ? Je crois comprendre que c’est une chose qu’il lui est très facile de réaliser ! Alors, il pourrait s’assurer que les routes ne s’évanouissent pas avant que tout le monde en ait fini avec elles.

— Notre magicien est très occupé, répliqua sèchement Lord Wellington. Beresford a besoin de routes[89]. J’ai besoin de routes. Je ne puis absolument pas demander à Mr Strange de scruter éternellement des miroirs et des bassins d’eau pour découvrir où sont passés les régiments égarés. Vous et vos gars devez tenir la cadence, colonel MacKenzie. Point final.

Peu de temps après, le quartier général britannique reçut des renseignements sur un incident survenu à une bonne part de l’armée française pendant que celle-ci faisait mouvement de Guarda à Sabugal. Une patrouille avait été chargée d’inspecter la route reliant les deux villes, mais des Portugais avaient surgi et prévenu la patrouille qu’il s’agissait d’une des routes du magicien anglais et qu’elle devait disparaître dans une heure ou deux en emmenant tout le monde en enfer… Ou peut-être en Angleterre. Dès que cette rumeur parvint aux oreilles des soldats, ils refusèrent obstinément de suivre cette route, en vérité parfaitement réelle et existant depuis près d’un millénaire. Finalement, les Français empruntèrent un chemin sinueux et rocailleux par monts et par vaux qui usa leurs bottes, déchira leurs tenues et les retarda de plusieurs jours.

Lord Wellington n’aurait su être plus content.

30 Le livre de Robert Findhelm

Janvier – février 1812

Il faut s’attendre à ce qu’une demeure de magicien présente certaines particularités. Le trait le plus particulier de la demeure de Mr Norrell était, sans aucun doute, Childermass. Aucune autre maison londonienne n’avait son pareil comme domestique. Un jour, on pouvait le voir débarrasser une tasse sale ou ramasser les miettes sur une table, tel un valet ordinaire. Le lendemain, il interrompait une assemblée d’amiraux, de généraux et d’aristocrates pour leur exposer sur quels points il les jugeait dans l’erreur. Mr Norrell avait autrefois réprimandé publiquement le duc du Devonshire pour avoir osé parler en même temps que Childermass.

Par un jour brumeux de la fin janvier 1812, Childermass entra dans la bibliothèque de Hanover-square, où Mr Norrell travaillait, et l’avisa brièvement qu’il était contraint de se déplacer pour affaires et ne savait point quand il rentrerait. Puis, après avoir laissé aux autres domestiques diverses instructions sur les tâches à accomplir en son absence, il monta sur son cheval et s’en fut.

Pendant les trois semaines qui suivirent, Mr Norrell reçut quatre lettres de lui : une de Newark, dans le Nottinghamshire, une d’York, dans l’East Riding du Yorkshire, une de Richmond, dans le North Riding du Yorkshire, et une de Sheffield, dans le West Riding du Yorkshire. Ces messages ne parlaient qu’opérations de commerce et ne jetaient aucune lumière sur son mystérieux voyage.

Childermass revint un soir de la seconde moitié de février. Lascelles et Drawlight avaient dîné à Hanover-square et se tenaient dans le salon avec Mr Norrell, quand il fit son entrée. Il venait tout droit de l’écurie ; ses bottes et sa culotte étaient crottées, et sa redingote encore trempée de pluie.

— Où diable étiez-vous passé ? s’exclama Mr Norrell.

— Dans le Yorkshire, où j’ai mené mon enquête sur Vinculus.

— Avez-vous vu Vinculus ? s’enquit Drawlight avec empressement.

— Non, je ne l’ai pas vu.

— Savez-vous où il se cache ? demanda Mr Norrell.

— Non, je ne le sais pas.

— Avez-vous retrouvé le livre de Vinculus ? s’enquit à son tour Lascelles.

— Non, je ne l’ai point retrouvé.

— Allons donc ! s’exclama Lascelles, qui dévisagea Childermass d’un air réprobateur. Si vous suivez mon conseil, monsieur Norrell, vous ne laisserez pas Childermass gâcher davantage son temps avec Vinculus. Nul ne l’a vu ni n’a entendu parler de lui depuis des années. Sans doute est-il mort.

Childermass s’installa sur le canapé, en homme qui en avait parfaitement le droit, et déclara :

— Les cartes disent qu’il n’est pas mort. Les cartes disent qu’il est toujours vivant et a toujours le livre.

— Les cartes, les cartes ! se récria Mr Norrell. Je vous ai répété mille fois combien j’abomine toute allusion à ces accessoires ! Vous m’obligeriez en les enlevant de ma maison et en n’en reparlant plus jamais !

Childermass jeta un regard froid à son maître.

— Souhaitez-vous entendre ce que j’ai appris ou non ? rétorqua-t-il.

Mr Norrell inclina la tête de mauvaise grâce.

— Bon. Dans votre intérêt, monsieur Norrell, je me suis attaché à mieux connaître toutes les épouses de Vinculus. D’abord, j’ai toujours jugé impossible que l’une d’elles ne sache pas un détail susceptible de nous aider. Tout ce que j’avais à faire, c’était de les suivre dans leurs caboulots, de leur payer du gin et de les laisser parler. L’une d’elles finirait bien par me le cracher. Eh bien, j’avais raison ! Voilà trois semaines, Nan Purvis m’a conté une histoire qui m’a mis enfin sur la trace du livre de Vinculus.

— Laquelle est Nan Purvis ? interrogea Lascelles.

— La première. Elle m’a raconté une histoire qui s’est passée vingt ou trente ans plus tôt, du temps de son mariage avec Vinculus. Ils s’enivraient dans une taverne. Ils avaient dépensé leur argent et épuisé leur crédit, et il était temps de rentrer au logis. Ils titubaient dans la rue, quand, dans le caniveau, ils découvrirent une créature encore plus avinée qu’eux. Un vieil homme était couché là, ivre mort. Les eaux sales coulaient autour de lui et sur son visage ; coup de chance, il ne s’était pas noyé. Quelque chose chez cette épave tira l’œil de Vinculus. Il lui sembla le reconnaître. Il alla le regarder de plus près. Puis il s’esclaffa et décocha un méchant coup de pied au vieillard. Nan demanda à Vinculus qui était ce vieil homme. Vinculus répondit qu’il s’appelait Clegg. Elle lui demanda ensuite d’où il le connaissait. Vinculus riposta avec fureur qu’il ne connaissait pas Clegg. Il lui jura n’avoir jamais connu Clegg ! Mieux, insista-t-il, il était déterminé à ne jamais le connaître ! Bref, il n’existait personne au monde qu’il méprisât plus que Clegg ! Quand Nan se plaignit que ce n’était pas là une explication très satisfaisante, Vinculus avoua à contrecœur que l’homme était son père, après quoi il se refusa à en dire davantage !

— Mais quel rapport cela a-t-il avec notre histoire ? l’interrompit Mr Norrell. Pourquoi n’avez-vous pas interrogé les épouses de Vinculus sur le livre ?

Childermass eut l’air fâché.

— Je l’ai fait, monsieur, voilà quatre ans. Vous vous souvenez peut-être que je vous en ai informé. Aucune d’elles ne savait rien sur ce sujet.

D’un geste exaspéré de la main, Mr Norrell indiqua à Childermass de poursuivre.

— Quelques mois plus tard, Nan se trouvait dans une taverne où elle entendit le compte-rendu d’une pendaison que quelqu’un lisait dans une gazette. Nan adorait les histoires de pendaison, et ce reportage l’impressionna tout particulièrement car le bonhomme qui avait été exécuté s’appelait Clegg. Cela l’avait marquée et, le soir, elle en parla à Vinculus. À sa vive surprise, elle découvrit qu’il était déjà au courant et qu’il s’agissait bien de son père. Vinculus était content que Clegg eût été pendu, certifiant que le bougre le méritait amplement. Il affirmait que Clegg était coupable d’un crime effroyable, le pire crime commis en Angleterre dans les cent dernières années.

— Quel crime ? demanda Lascelles.

— Au début Nan n’arrivait pas à s’en souvenir, répondit Childermass. Cependant, grâce à mes petites questions répétées et à la promesse d’une nouvelle tournée de gin, elle retrouva la mémoire. Il avait dérobé un livre.

— Un livre ! s’exclama Mr Norrell.

— Oh, monsieur Norrell ! s’écria Drawlight. Ce doit être le même livre. Ce doit être le livre de Vinculus…

— Est-ce celui-là ? s’enquit Mr Norrell.

— Je crois que oui, répondit Childermass.

— Mais cette femme connaissait-elle la nature de ce livre ? insista Mr Norrell.

— Non, les informations de Nan s’arrêtaient là. J’ai donc repris mon cheval pour aller à York, où Clegg avait été jugé et exécuté, et j’ai consulté le greffe des assises trimestrielles. Tout d’abord, j’ai découvert que Clegg était originaire de Richmond dans le Yorkshire[90]. Ah, oui ! – ici, Childermass jeta un regard entendu à Mr Norrell. Vinculus est un fils du Yorkshire, du moins descend-il d’une de ses familles. Clegg débuta dans la vie comme danseur de corde dans les foires du Nord mais, l’acrobatie n’étant pas un art qui s’accorde bien avec la boisson – et Clegg était un fameux buveur –, il fut contraint d’y renoncer. Il retourna à Richmond et s’engagea dans une ferme prospère, comme domestique saisonnier. Il se débrouilla bien là-bas et en imposa au fermier par son intelligence, tant et si bien qu’on commença à lui confier de plus en plus de tâches. De temps à autre, il allait boire avec de mauvais drôles et, en ces occasions, il ne s’en tenait jamais à une ou deux bouteilles. Il lampait jusqu’à ce que les chantepleures rendissent l’âme et que les caves fussent vides. Il était enivré des jours durant et se livrait alors à toutes sortes de méfaits – vol, jeu, bagarres, destruction de la propriété d’autrui… Cependant, il veillait à ce que ces folles aventures eussent lieu loin de la ferme, et il avait toujours une excuse plausible pour expliquer ses absences, de sorte que son maître, le fermier, ne soupçonna jamais que quelque chose clochait, même si les autres domestiques, eux, étaient au courant. Le fermier s’appelait Robert Findhelm. Paisible, aimable, respectable, il était le type d’homme facilement dupé par un coquin du genre de Clegg. La propriété était dans sa famille depuis des générations mais, autrefois, il y avait fort longtemps, elle avait été une des métairies de l’abbaye d’Easby…

Mr Norrell prit une inspiration et s’agita dans son fauteuil.

Lascelles le considéra d’un air interrogateur.

— L’abbaye d’Easby était une des institutions dotées par le roi Corbeau, expliqua Mr Norrell.

— Comme l’était Hurtfew, ajouta Childermass.

— Vraiment ! dit Lascelles, étonné[91]. Je l’avoue, après tout ce que vous avez raconté sur son compte, je suis surpris que vous logiez dans une demeure qui lui soit si étroitement liée.

— Vous ne comprenez pas, répliqua Mr Norrell, avec irritation. Nous parlons du Yorkshire, du royaume du nord de l’Angleterre de John Uskglass, où il a vécu et régné pendant trois cents ans. Il n’existe guère de village ou de champ qui n’ait pas quelque lien étroit avec lui.

Childermass continua :

— La famille de Findhelm possédait un objet qui avait jadis appartenu à l’abbaye, un trésor qui leur avait été confié par le dernier abbé et s’était transmis de père en fils avec les terres.

— Un livre de magie ? s’impatienta Mr Norrell.

— Si ce qu’on m’a conté dans le Yorkshire est vrai, c’était plus qu’un livre de magie, c’était LE livre de magie. Un livre composé par le roi Corbeau et couché par écrit de sa main.

Il y eut un silence.

— Est-ce possible ? demanda Lascelles à Mr Norrell.

Mr Norrell ne répondit pas. Il était abîmé dans ses méditations, absorbé par cette nouvelle idée, peu plaisante.

À la fin, il reprit la parole, davantage pour formuler ses pensées à haute voix que pour répondre à la question de Lascelles.

— Un ouvrage ayant appartenu au roi Corbeau ou écrit par lui est l’une des grandes fantaisies de la magie anglaise. D’aucuns se sont imaginé l’avoir trouvé ou savoir où il était caché. Certains étaient pourtant des hommes intelligents, qui eussent pu écrire d’importantes œuvres d’érudition. Ils ont préféré gâcher leur vie à la recherche du livre du roi. Cela ne signifie pas, toutefois, qu’un tel livre ne puisse exister quelque part…

— Et s’il existait bel et bien, le pressa Lascelles, et si on le retrouvait, alors…

Mr Norrell secoua la tête et refusa de répondre.

Childermass s’en chargea à sa place.

— Alors, toute la magie anglaise devrait être réinterprétée à la lumière de ce qui serait retrouvé.

Lascelles leva un sourcil.

— Est-ce vrai ? demanda-t-il.

Mr Norrell hésita et donna la forte impression de penser le contraire.

— Et vous, croyez-vous qu’il s’agissait du livre du roi ? lança Lascelles à Childermass.

Childermass haussa les épaules.

— Findhelm le croyait certainement. À Richmond, j’ai déniché deux vieilles personnes qui avaient servi la maison de Findhelm dans leur jeunesse. Elles m’ont déclaré que le livre du roi était la fierté de son existence. À ses yeux, il était d’abord le gardien du livre, et tout le reste – ses qualités de mari, parent, fermier – venait après. – Childermass marqua une pause. – La plus grande gloire et le plus lourd fardeau octroyés à un homme de notre époque, murmura-t-il d’un ton pensif. Findhelm sembla avoir été lui-même un théoricien de la magie de médiocre qualité. Il achetait des ouvrages sur la magie et prenait des cours payants auprès d’un magicien de Northallerton. Cependant, un détail m’a frappé comme étant très curieux : ces deux vieux domestiques m’ont répété avec insistance que Findhelm n’avait jamais lu le livre du roi et n’avait qu’une très vague notion de son contenu.

— Ah ! s’exclama à mi-voix Mr Norrell.

Lascelles et Drawlight reportèrent leurs regards sur lui.

— Alors il ne savait pas lire, conclut Mr Norrell. Enfin, cela est très…

Il redevint silencieux et se mit à se ronger les ongles.

— Peut-être était-il écrit en latin, suggéra Lascelles.

— Pourquoi supposez-vous que Findhelm ne savait pas le latin ? répliqua Childermass avec une certaine irritation. Parce qu’il était fermier ?

— Oh ! Je ne voulais pas manquer de respect envers les fermiers, je vous assure, se récria Lascelles avec un rire. Le métier a son utilité. Néanmoins, en général, les fermiers ne sont guère connus pour leurs études classiques. Cette personne eût-elle seulement reconnu du latin si elle en avait eu sous les yeux ?

Childermass rétorqua que, oui, bien sûr, Findhelm aurait reconnu du latin. Il n’était point un sot.

À quoi Lascelles répliqua froidement n’avoir jamais prétendu qu’il en était un.

Le ton montait, quand ils furent tous deux brusquement réduits au silence par Mr Norrell.

— Lorsque le roi Corbeau a pris pied pour la première fois en Angleterre, dit-il lentement d’un air pensif, il ne savait ni lire ni écrire. Peu de gens savaient à cette époque, y compris chez les rois. En outre, le roi Corbeau avait été élevé dans une maison enchantée, où l’écriture n’existait pas. Il n’avait même jamais vu de textes écrits. Ses nouveaux domestiques humains lui en montrèrent et lui expliquèrent leur utilité. Le roi était alors un tout jeune homme, âgé tout au plus de quatorze ou quinze ans. Il avait déjà conquis des royaumes dans deux mondes différents, et était doté de tous les talents qu’un magicien pouvait souhaiter. Bouffi d’arrogance et d’orgueil, il n’avait aucun désir de lire dans les pensées des autres hommes. Qu’étaient donc les pensées des autres comparées aux siennes ? Il refusa donc d’apprendre à lire et à écrire le latin – ce que ses domestiques lui recommandaient – et inventa à la place une écriture à lui, afin de garder ses pensées pour la postérité. Sans doute cette écriture reflétait-elle les rouages de son esprit mieux que le latin ne l’eût fait. Cela se passait au tout début. Cependant, plus il demeurait en Angleterre, plus il changeait. Il devenait moins taciturne, moins solitaire : moins proche des fées et plus proche des humains. À la fin, il consentit à apprendre à lire et à écrire comme les hommes. Mais il n’oublia jamais son propre système d’écriture – « les Lettres du roi », tel est son nom – et l’enseigna à certains magiciens privilégiés afin qu’ils pussent mieux entendre sa magie. Martin Pale cite les Lettres du roi, ainsi que Belasis. Ni l’un ni l’autre, toutefois, n’en ont jamais vu le moindre trait de plume. Si un spécimen en a survécu, et de la main du roi, alors, assurément…

M. Norrell se tut de nouveau.

— Décidément, monsieur Norrell, intervint Lascelles, vous êtes plein de surprises, ce soir ! Tant d’admiration pour un homme que vous avez toujours prétendu haïr et mépriser !

— Mon admiration ne diminue aucunement ma haine ! rétorqua sèchement Mr Norrell. J’ai dit qu’il était un magicien hors pair. Je n’ai pas dit qu’il était honnête homme ou que je saluais son influence sur la magie anglaise ! Au reste, ce que vous venez d’entendre était mon opinion personnelle et n’est pas destiné à circuler dans le public. Childermass le sait, lui me comprend.

Mr Norrell jeta un regard nerveux à Drawlight. Ce dernier n’écoutait plus depuis un bon moment, dès qu’il avait découvert que l’histoire de Childermass ne concernait personne du beau monde, seulement des paysans du Yorkshire et des domestiques ivres. Il était occupé à polir sa tabatière avec son mouchoir.

— Clegg a donc dérobé ce livre ? demanda Lascelles à Childermass. Est-ce là ce que vous prétendez ?

— En quelque sorte. À l’automne 1754, Findhelm a donné le livre à Clegg en le priant de le remettre à un habitant du village de Bretton, dans le Derbyshire Peak. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Clegg s’est mis en route et, le troisième ou le quatrième jour de son voyage, il a atteint Sheffield. Il s’est arrêté à une taverne et, là, il s’est acoquiné avec un individu, maréchal-ferrant de son état, dont la réputation de buveur était presque aussi bien établie que la sienne. Ils se sont lancés dans un concours de beuverie qui a duré deux jours et deux nuits. Au début, ils buvaient simplement pour voir lequel des deux tenait le mieux la boisson, mais, le deuxième jour, ils ont commencé à se jeter mutuellement d’absurdes défis d’ivrognes. Une caque de harengs saurs était oubliée dans un coin. Clegg défia le maréchal-ferrant de marcher sur un tapis de harengs. Un public s’était déjà assemblé. Tous les spectateurs et les désœuvrés déversèrent les harengs et recouvrirent le sol de poissons. Le maréchal-ferrant marcha d’une extrémité de la salle à l’autre jusqu’à ce que le sol ne fût qu’une purée nauséabonde de poissons écrasés et que lui-même fût couvert de sang de la tête aux pieds, après les chutes qu’il avait faites. Ensuite, le maréchal-ferrant défia Clegg de marcher sur le bord du toit de la taverne. Clegg était déjà aviné depuis un jour entier. Maintes fois, les témoins de la scène crurent qu’il allait tomber et casser son cou de vaurien, mais il ne tomba pas. À son tour, Clegg défia le maréchal-ferrant de rôtir ses chaussures et de les sucer – ce que fit le maréchal-ferrant – et, finalement, le maréchal-ferrant mit Clegg au défi de manger le livre de Robert Findhelm. Clegg déchira celui-ci en lambeaux et le mangea bout après bout.

Mr Norrell poussa un cri d’horreur. Lascelles battit des paupières sous l’effet de la surprise.

— Quelques jours plus tard, reprit Childermass, quand Clegg reprit conscience, il s’avisa qu’il s’était mal conduit. Il gagna Londres et, quatre ans après cet épisode, dans une taverne de Wapping, culbuta une serveuse qui était la mère de Vinculus.

— En vérité, l’explication est limpide ! s’écria Mr Norrell. Le livre n’est pas perdu du tout ! L’histoire du concours d’ivrognerie était une pure invention de Clegg pour jeter de la poudre aux yeux de Findhelm ! En réalité, il a gardé le livre et l’a donné à son fils ! Voyons, si seulement nous pouvions découvrir…

— Mais pourquoi ? objecta Childermass. Pourquoi aurait-il dû se donner tant de mal afin de procurer le livre à un fils qu’il n’avait jamais vu et dont il ne se souciait guère ? D’ailleurs, quand Clegg a pris la route du Derbyshire, Vinculus n’était pas né…

Lascelles s’éclaircit la voix.

— Pour une fois, monsieur Norrell, je suis d’accord avec Mr Childermass. Si Clegg possédait encore le livre ou savait où il se trouvait, alors il l’aurait certainement produit à son procès ou aurait tenté de s’en servir pour négocier sa vie.

— Et si Vinculus avait autant profité du crime paternel, ajouta Childermass, pourquoi haïssait-il donc son père ? Pourquoi s’est-il réjoui de sa pendaison ? Robert Findhelm était certain que le livre avait été détruit, c’est évident. Nan m’a raconté que Clegg avait été pendu pour avoir volé un livre, et pourtant la plainte que Robert Findhelm a déposée contre lui n’avait pas le vol pour objet. Findhelm a porté plainte pour assassinat de livre. Clegg a été le dernier homme en Angleterre à avoir été pendu pour assassinat de livre[92].

— Pourquoi donc Vinculus affirme-t-il posséder ce livre si son père l’a mangé ? demanda Lascelles d’un ton étonné. La chose est impossible.

— D’une manière ou d’une autre l’héritage de Robert Findhelm est passé à Vinculus. Comment est-ce arrivé, je ne prétends nullement le savoir, déclara Childermass.

— Et l’homme du Derbyshire ? lança soudain Mr Norrell. D’après vos dires, Findhelm destinait le livre à un homme du Derbyshire.

Childermass soupira.

— J’ai traversé le Derbyshire en regagnant Londres. Je me suis rendu au village de Brenton. Trois maisons et une auberge perchées sur une colline désolée. Qui que fût celui que Clegg était chargé d’aller voir, il était mort depuis longtemps. Je n’ai rien pu découvrir là-bas.


Stephen Black et le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon s’étaient installés dans la salle à l’étage de la buvette de Mr Wharton, dans Oxford-street, point de rencontre des Peep-O’Day Boys.

Le gentleman, à son habitude, épanchait sa grande affection pour Stephen.

— Ce qui me rappelle que je voulais depuis plusieurs mois vous présenter à la fois des excuses et des explications, disait-il.

— Des excuses, monsieur ?

— Oui, Stephen. Vous et moi ne souhaitons rien tant au monde que le bonheur de Lady Pole. Cependant, je suis lié par le méchant accord que j’ai conclu avec le magicien, et aux termes duquel je dois la ramener chaque matin au domicile de son époux, où elle doit tuer les longues heures de la journée jusqu’au soir suivant. Intelligent comme vous l’êtes, vous avez dû assurément remarquer que vous n’êtes soumis à aucune contrainte de ce genre, et vous vous demandez sans doute pourquoi je ne vous emmène pas à Illusions-perdues pour y connaître le bonheur éternel.

— En effet, je me le suis demandé, monsieur, reconnut Stephen, avant de marquer un silence car tout son avenir semblait dépendre de la question suivante : Y a-t-il quelque chose qui vous en empêche ?

— Oui, Stephen. Dans un certain sens.

— Je vois. Eh bien, c’est on ne peut plus fâcheux.

— N’aimeriez-vous pas savoir de quoi il retourne ?

— Oh, si, monsieur ! Assurément, monsieur !

— Sachez donc, déclara le gentleman, adoptant une mine grave et importante tout à fait différente de son expression habituelle, que nous, les esprits féeriques, connaissons un peu l’avenir. Souvent la fatalité nous choisit pour être ses vaisseaux d’élection. Dans le passé, nous avons apporté notre aide à des chrétiens pour leur permettre d’accomplir de grandes et nobles destinées : Jules César, Alexandre le Grand, Charlemagne, William Shakespeare, John Wesley et ainsi de suite[93]. Toutefois, notre appréhension des événements à venir est souvent brumeuse… – le gentleman eut un geste de fureur, comme pour dégager son visage d’épaisses toiles d’araignée – … imparfaite. Par tendresse pour vous, Stephen, j’ai relevé la trace de la fumée des champs de bataille et des cités en feu, arraché les entrailles dégouttantes de sang des moribonds afin de découvrir votre avenir. Vous êtes bien destiné à être roi ! Je ne suis pas le moins du monde surpris ! Dès le début j’ai eu l’intuition que vous deviez être un roi, et il était fort invraisemblable que je fusse dans l’erreur. Mieux que cela, je crois savoir quel royaume doit être le vôtre. La fumée, les entrailles et tous les autres signes désignent on ne peut plus clairement un royaume où vous êtes déjà allé ! Un royaume avec lequel vous avez déjà des liens étroits.

Stephen attendit.

— Ne voyez-vous pas ? s’écria le gentleman avec impatience. Ce doit être l’Angleterre ! Je ne saurais vous dire combien j’étais ravi quand j’ai appris cette importante nouvelle !

— L’Angleterre ! s’exclama Stephen.

— Oui, en effet ! Rien ne saurait être plus bénéfique pour l’Angleterre que vous dussiez être son roi. L’actuel souverain est vieux et aveugle. Quant à ses fils, ils sont tous gras et ivrognes ! Alors, maintenant, vous voyez pourquoi je ne puis vous emmener à Illusions-perdues. Ce serait tout à fait mal de ma part de vous enlever à votre royaume légitime !

Stephen demeura un moment sans bouger, tâchant de comprendre.

— Ce royaume ne pourrait-il être quelque part en Afrique ? énonça-t-il à la fin. Peut-être suis-je destiné à retourner là-bas et peut-être, grâce à quelque étrange prodige, le peuple me reconnaîtra-t-il comme le descendant d’un de ses rois…

— Peut-être, répondit le gentleman d’un ton dubitatif. Pourtant, non ! Cela ne peut être. Car, voyez-vous, il s’agit d’un royaume où vous êtes déjà allé. Or, vous n’avez jamais mis les pieds en Afrique. Oh, Stephen ! Je désire ardemment que votre magnifique destinée s’accomplisse. Ce jour-là, j’allierai tous mes nombreux royaumes à la Grande-Bretagne… Et vous et moi vivrons en parfaite amitié et fraternité. Songez combien nos ennemis seront confondus ! Songez combien les magiciens seront dévorés de rage ! Combien ils se maudiront de ne pas nous avoir traités avec davantage de respect !

— Vous devez vous méprendre, monsieur. Je ne puis gouverner l’Angleterre. Pas avec cette… – Il étendit ses mains devant lui, pensant « peau noire ». À haute voix il poursuivit : – Seul vous, monsieur, avec votre tendresse pour moi, pouvez penser une telle chose possible. Les esclaves ne deviennent pas rois, monsieur.

— Les esclaves, Stephen ? Qu’entendez-vous par là ?

— Je suis né dans les fers de l’esclavage, monsieur. Comme beaucoup de ma race. Ma mère était esclave sur une plantation que le grand-père de Sir Walter possédait en Jamaïque. Quand ses dettes sont devenues trop lourdes, Sir Walter s’est rendu en Jamaïque afin de vendre la plantation… L’un des biens qu’il a rapportés avec lui était ma mère. Ou, plutôt, il se proposait de la ramener pour qu’elle soit domestique dans sa maison, mais elle est morte en me mettant au monde pendant le voyage.

— Ha ! s’exclama triomphalement le gentleman. Alors, c’est exactement ce que j’avais dit. Vous et votre estimable mère avez été réduits en esclavage par les méchants Anglais et humiliés par leurs manœuvres !

— Eh bien, oui, monsieur. Cela est vrai dans un sens, sauf que je ne suis plus un esclave. Personne sur le sol britannique ne peut être esclave. L’air de l’Angleterre est celui de la liberté. Les Anglais se vantent haut et fort qu’il en soit ainsi.

« Et pourtant, songea-t-il, ils ont des esclaves dans d’autres pays. » À haute voix il poursuivit :

— Dès l’instant où le valet de Sir Walter m’a descendu du bateau à l’état de nouveau-né, j’étais libre.

— Nous devons toutefois les châtier ! s’écria le gentleman. Il nous est facile de tuer l’époux de Lady Pole, puis je descendrai en enfer trouver son grand-père et puis…

— Sir William et Sir Walter n’ont pas créé l’esclavage ! protesta Stephen. Sir Walter s’est toujours vivement opposé à la traite des esclaves. Et Sir Walter a été bon pour moi. Il m’a fait baptiser et éduquer.

— Baptiser ? Comment ? Même votre nom vous a été imposé par vos ennemis ? Un symbole de l’esclavage ? Alors je vous conseille fortement de le renier pour en choisir un autre quand vous monterez sur le trône d’Angleterre ! Quel est le nom que vous a donné votre mère ?

— Je ne sais, monsieur. Je ne suis pas certain qu’elle m’en ait donné un.

Le gentleman étrécit les yeux, signe qu’il réfléchissait profondément.

— L’étrange mère que ce serait, énonça-t-il d’un ton songeur, qui n’aurait pas nommé son enfant. Oui, il doit exister un nom qui vous est propre. Qui vous est vraiment propre. Pour moi, cela est clair. Le nom que votre mère vous a donné dans son cœur pendant les précieux instants où elle vous tenait dans ses bras. N’êtes-vous point curieux de le connaître ?

— Certes, monsieur. Seulement ma mère est morte depuis longtemps. Elle n’a peut-être jamais confié ce nom à âme qui vive. Son nom à elle s’est perdu. Une fois, quand j’étais enfant, je l’ai demandé à Sir William, mais il n’est pas parvenu à s’en souvenir.

— Il le savait sans aucun doute et n’a pas voulu vous le révéler par malice. Il faudrait quelqu’un de très brillant pour retrouver votre nom, Stephen. Quelqu’un d’une rare perspicacité, avec des dons extraordinaires et une incomparable noblesse de caractère. Moi, en vérité ! Oui, voilà ce à quoi je vais m’attacher. En gage de la tendresse que je vous porte, je trouverai votre vrai nom !

31 Dix-sept morts napolitains

Avril 1812 – juin 1814

En ce temps, on enrôlait dans l’armée britannique nombre d’« officiers de liaison » dont la mission était de parler avec les indigènes, de dérober le courrier de l’armée française et de toujours savoir la position des troupes ennemies. Aussi romantiques vos idées soient-elles sur la guerre, les officiers de liaison de Wellington les transcenderont toujours. Ils traversaient des rivières à gué au clair de lune et franchissaient des chaînes de montagnes sous un soleil brûlant. Ils vivaient davantage derrière les lignes françaises que derrière les lignes anglaises, et connaissaient tous les partisans de la cause britannique.

Le plus grand de ces officiers de liaison était, sans le moindre doute, le major Colquhoun Grant du 11e régiment d’infanterie. Souvent les Français levaient les yeux de leur occupation pour apercevoir le major Grant qui les observait à cheval, d’une hauteur éloignée. Il les surveillait avec sa lunette, puis consignait des notes à leur sujet dans son petit calepin. Cela les mettait très mal à l’aise.

Un matin d’avril 1812, tout à fait par hasard, le major Grant se trouva pris entre deux patrouilles de cavalerie françaises. Lorsqu’il devint évident qu’il ne pourrait les distancer, il abandonna sa monture et se dissimula dans un petit bois. Le major Grant se considérait davantage comme un soldat que comme un espion et, en tant que soldat, il mettait un point d’honneur à porter son uniforme à toute heure. Malheureusement, l’uniforme du 11e d’infanterie (à l’instar de celui de presque tous les régiments d’infanterie) était écarlate ; alors que le major se cachait au milieu des feuillages bourgeonnants printaniers, les Français n’eurent aucun mal à le débusquer.

Pour les Britanniques, la capture de Grant était une catastrophe équivalente à la perte de toute une brigade d’hommes de troupe. Lord Wellington envoya sur-le-champ des dépêches urgentes, dont certaines à des généraux français, afin de proposer un échange de prisonniers, et d’autres à des commandants de la guerrilla[94] promettant des dollars d’argent et des armes en abondance s’ils parvenaient à opérer le sauvetage de Grant. Ni l’une ni l’autre de ces propositions ne produisant de résultats, Lord Wellington se vit obligé d’arrêter un autre plan. Il loua les services du chef de la guerrilla, Jeronimo Saornil, célèbre pour sa férocité, afin qu’il conduisît Jonathan Strange au major Grant.

— Vous vous apercevrez que Saornil est un personnage assez terrible, dit Wellington à Strange avant qu’il se mît en route. Cependant, je n’ai aucune crainte à cet égard car, sincèrement, vous l’êtes aussi.

Saornil et ses hommes étaient une engeance de scélérats sanguinaires à souhait. Sales, nauséabonds et pas rasés, ils portaient sabres et poignards au ceinturon, et fusils en bandoulière. Leurs habits et leurs tapis de selle étaient couverts d’emblèmes cruels et redoutables : têtes de mort et tibias croisés, cœurs empalés sur des couteaux, gibets, crucifixions sur des roues, corbeaux occupés à picorer des cœurs et des yeux, et autres représentations tout aussi plaisantes. Ces emblèmes étaient composés de ce qui ressemblait à première vue à des boutons de nacre mais qui, après un examen plus approfondi, se révéla être la denture de tous les Français qu’ils avaient massacrés. Saornil, en particulier, avait tant de dents attachées à sa personne qu’il cliquetait au moindre mouvement, un peu comme si tous les défunts Français claquaient encore des dents de peur.

Entourés par les symboles et les oripeaux de la mort, Saornil et ses hommes étaient assurés de susciter la terreur chez tous ceux qui croisaient leur chemin. Ils furent donc un brin déconcertés en découvrant que le magicien anglais les avait surpassés sous ce rapport : il avait apporté un cercueil avec lui. L’un d’eux demanda à Strange ce qu’il y avait à l’intérieur. D’un air dégagé, il répondit qu’il contenait un corps.

Après plusieurs jours de folle chevauchée, le groupe de guerrilleros mena Strange sur une colline qui surplombait la principale route menant d’Espagne en France. Sur cette route, assurèrent-ils à Strange, le major Grant et ses ravisseurs allaient sûrement passer.

Les hommes de Saornil établirent leur camp à proximité et se postèrent à l’affût. Le troisième jour, ils virent un gros contingent de soldats français longer la route ; au milieu d’eux, chevauchait le major Grant dans son uniforme écarlate. Aussitôt Strange donna l’ordre d’ouvrir le cercueil. Trois des guerrilleros saisirent des leviers et arrachèrent le couvercle. Au-dedans ils trouvèrent un personnage en terre cuite, une sorte de mannequin façonné dans la même argile rouge et rugueuse que les Espagnols utilisaient pour fabriquer leurs assiettes et leurs cruchons colorés. Grandeur nature, d’une facture grossière, il avait deux trous à la place des yeux et quasiment pas de nez. Il était cependant soigneusement revêtu de l’uniforme d’officier du 11e d’infanterie.

— Bon, lança Strange à Jeronimo Saornil, quand les éclaireurs français atteindront ce rocher là-bas, prenez vos hommes et attaquez-les.

Saornil mit un moment à digérer cet ordre, entre autres raisons parce que l’espagnol de Strange présentait plusieurs bizarreries de grammaire et de prononciation.

Une fois qu’il eut compris, il demanda :

— Devons-nous tenter de délivrer el Bueno Granto ?

(El Bueno Granto était le surnom donné au major Grant par les Espagnols.)

— Certainement pas ! répliqua Strange. Je me charge d’el Bueno Granto !

Saornil et ses hommes descendirent à mi-hauteur de la colline, où de maigres arbustes formaient un écran qui les dissimulait de la route. De là, ils ouvrirent le feu. Les Français furent pris complètement par surprise. Quelques-uns furent tués, beaucoup d’autres blessés. Il n’y avait pas de rochers et très peu de buissons – presque rien où se cacher –, seule la route s’ouvrait devant eux, offrant de bonnes chances d’échapper à leurs assaillants. Après quelques minutes de panique et de confusion, les Français rassemblèrent leurs esprits et leurs blessés, puis s’égaillèrent.

En remontant la colline, les guerrilleros doutaient du succès de l’opération ; après tout, la silhouette en uniforme écarlate était toujours parmi les Français au moment où ceux-ci s’enfuyaient. Ils regagnèrent les arbustes où ils avaient laissé le magicien et furent étonnés de ne pas le trouver seul. Le major Grant était en sa compagnie. Fraternellement assis sur un rocher, les deux hommes se restauraient de poulet froid et de bordeaux rouge.

— … Brighton est très bien, expliquait le major Grant, mais Weymouth garde ma préférence.

— Vous me surprenez, rétorquait Strange. Je déteste Weymouth. J’y ai passé une des plus misérables semaines de ma vie. J’étais terriblement épris d’une jeune fille, Marianne, et elle m’a rembarré pour un bougre qui avait une plantation en Jamaïque et un œil de verre.

— Ce n’est pas la faute de Weymouth, protesta le major Grant. Ah ! capitaine Saornil ! – Et d’agiter un pilon de poulet en direction du commandant en guise de salut – Buenos dias !

Entre-temps, les officiers et les soldats de l’escorte française poursuivaient leur route vers la France et, une fois arrivés à Bayonne, ils remirent leur prisonnier à la garde du directeur de la police secrète de Bayonne. Le directeur de la police secrète s’avança pour accueillir ce que, en toute confiance, il croyait être le major Grant. Il fut quelque peu interloqué quand, après avoir tendu la main pour serrer celle du major, le bras entier lui resta dans la main. Il fut si surpris qu’il laissa celui-ci tomber par terre, où il se brisa en mille morceaux. Il se tourna pour présenter ses excuses au major Grant et fut encore plus consterné de découvrir de grosses fissures noires qui apparaissaient sur tout le visage du major. Ensuite, une partie de la tête du major se détacha – moyennant quoi l’on découvrit qu’il était entièrement creux à l’intérieur. L’instant d’après, il tombait en miettes, tel le personnage Humpty Dumpty dans À travers le miroir.


Le 22 juillet, Wellington livrait bataille aux Français devant l’ancienne cité universitaire de Salamanque. De date récente, ce fut la victoire la plus décisive pour une armée britannique.

Cette nuit-là, l’armée française se replia à travers les bois situés au sud de Salamanque. En courant, les soldats qui levaient les yeux eurent la stupéfaction de voir des nuées d’anges descendre entre les arbres obscurs. Les anges brillaient d’un éclat éblouissant. Leurs ailes étaient aussi blanches que celles des cygnes, et leurs robes offraient les coloris changeants de la nacre, des écailles de poisson ou des deux avant l’orage. Dans leurs mains, ils tenaient des lances ardentes et leurs yeux flamboyaient d’une fureur divine. Ils volaient parmi les arbres avec une stupéfiante rapidité et brandissaient leurs lances au nez des Français.

Beaucoup de soldats furent frappés d’une telle terreur qu’ils repartirent à toutes jambes vers la cité – vers l’armée britannique lancée à leurs trousses. La plupart étaient cependant trop effrayés pour faire autre chose que rester figés, le regard fixe. Un gaillard, plus brave et plus déterminé que les autres, tenta de comprendre ce qui arrivait. Il lui paraissait hautement improbable que le ciel se fût brusquement allié aux ennemis de la France ; après tout, on n’avait jamais entendu pareille chose depuis le temps de l’Ancien Testament. Il remarqua que, si les anges menaçaient les soldats de leurs lances, ils ne les attaquaient pas. Il attendit que l’un d’entre eux fondît dans sa direction, puis lui plongea son sabre à travers le corps. L’arme ne rencontra aucune résistance, seulement le vide. L’ange ne montra aucun signe de souffrance ou de peur. Aussitôt le Français cria à ses compatriotes qu’il n’y avait aucune crainte à avoir ; ce n’était là que des illusions inoffensives, produites par le magicien de Wellington.

Les soldats français continuèrent leur route, poursuivis par les anges fantômes. Alors qu’ils émergeaient des arbres, ils se trouvèrent sur la berge de la Tormes. Un vieux pont enjambait la rivière, donnant accès à la ville d’Alba de Tormes. À cause d’une erreur due à l’un des alliés de Lord Wellington, ce pont avait été laissé sans surveillance. Les Français le franchirent et se sauvèrent à travers la ville.


Quelques heures plus tard, peu après l’aube, Lord Wellington à cheval traversait avec lassitude le pont d’Alba de Tormes. Trois autres gentlemen l’accompagnaient : le lieutenant-colonel de Lancey, sous-intendant de l’armée, un beau jeune homme du nom de Fitzroy Somerset, alors attaché militaire de Lord Wellington, et Jonathan Strange. Tous étaient poussiéreux et souillés par les combats ; aucun ne s’était couché depuis plusieurs jours : et il n’y avait guère de chances qu’ils pussent le faire de sitôt, Wellington étant déterminé à poursuivre les Français en déroute.

La ville, avec ses églises, ses couvents et ses édifices médiévaux, se détachait nettement sur un ciel opalescent. Malgré l’heure matinale (il n’était pas plus de cinq heures et demie), tout le monde était déjà levé. Les cloches sonnaient pour célébrer la défaite des Français. Des régiments de soldats britanniques et portugais épuisés défilaient dans les rues, et les habitants sortaient de leurs maisons pour les presser d’accepter du pain, des fruits et des fleurs. Des charrettes transportant des blessés s’alignaient contre un mur, pendant que l’officier responsable envoyait des hommes à la recherche de l’hôpital local et d’autres abris où les loger. Dans l’intervalle, cinq ou six religieuses au visage ingrat mais d’apparence experte avaient accouru d’un des couvents et circulaient parmi les victimes pour leur donner à boire du lait frais dans un gobelet en étain. Des garçonnets que plus personne ne pouvait convaincre de rester au lit acclamaient avec excitation tous les soldats qu’ils voyaient et improvisaient des parades de la victoire derrière ceux qui le voulaient bien.

Lord Wellington regarda autour de lui.

— Watkins ! cria-t-il, hélant un soldat en uniforme d’artilleur.

— Oui, monsieur ? répondit l’homme.

— Je suis en quête de mon petit-déjeuner, Watkins. Je ne pense pas que vous ayez aperçu mon cuisinier ?

— Le sergent Jefford a prévenu qu’il avait vu vos gens monter au château, monseigneur.

— Merci, Watkins, dit monsieur le duc, se remettant en route avec son escorte.

Le château d’Alba de Tormes n’avait plus grand-chose d’un château. Bien des années auparavant, au début de la guerre, les Français l’avaient assiégé et, à l’exception d’une seule tour, il était en ruine. Désormais les oiseaux et les bêtes sauvages nichaient et creusaient leurs terriers là où jadis les ducs d’Alba vivaient dans un luxe inimaginable. Les belles fresques italiennes qui faisaient autrefois la renommée du château étaient beaucoup moins impressionnantes, à présent que les plafonds avaient tous disparu et qu’elles avaient été soumises aux caresses brutales de la pluie, de la grêle, du grésil et de la neige. La salle à manger manquait de certaines des commodités dont les autres salles à manger étaient pourvues ; elle s’ouvrait sur le ciel, et un jeune bouleau croissait au beau milieu. Ces désagréments ne troublaient en rien les domestiques de Lord Wellington ; ils étaient accoutumés à servir les repas de monsieur le duc en des lieux bien plus étranges. Ils avaient installé une table sous le bouleau et l’avaient recouverte d’une nappe blanche. Pendant que Wellington et ses compagnons montaient au château, ils commençaient à dresser des assiettes de petits pains et de tranches de jambon espagnol, des saladiers d’abricots et des plats de beurre frais. Le cuisinier de Wellington sortit pour mettre à frire du poisson, des rognons à la diable, et préparer du café.

Les quatre gentlemen s’attablèrent. Le colonel de Lancey fit remarquer qu’il ne pouvait se souvenir à quand son dernier repas remontait. Un autre renchérit, puis tous s’appliquèrent en silence à la sérieuse affaire qui consistait à manger et à boire.

Ils se sentaient à peine revivre et devenaient un peu plus loquaces, quand le major Grant se présenta.

— Ah, Grant ! dit Lord Wellington. Bonjour. Prenez donc place. Restaurez-vous un peu.

— Je n’y manquerai pas dans un instant, monseigneur. Mais, d’abord, j’ai des nouvelles pour vous. D’une nature assez surprenante. Les Français auraient perdu six canons.

— Des canons ? répéta monsieur le duc, peu intéressé, en se servant un petit pain et des rognons à la diable. Bien sûr qu’ils ont perdu des canons. Somerset ! lança-t-il, s’adressant à son attaché militaire. Combien de pièces d’artillerie françaises ai-je saisies aujourd’hui ?

— Onze, monsieur le duc.

— Non, non, intervint le major Grant. Je vous demande pardon, mais vous vous méprenez. Je ne parle pas des canons qui ont été pris pendant la bataille. Ceux dont je parle n’ont pas participé aux combats. Ils voyageaient entre le général Caffarelli, dans le Nord, et l’armée française. Ils ne sont pas arrivés à temps pour la bataille. En réalité, ils ne sont jamais arrivés. Vous sachant dans les parages, monsieur, et pressant l’allure des Français, le général Caffarelli était impatient de les livrer avec la plus grande célérité. Il a formé son escorte avec les trente premiers soldats qu’il avait sous la main. Eh bien, monseigneur, il a agi avec précipitation et s’en est repenti à loisir, car dix sur trente étaient napolitains.

— Napolitains ! Vraiment ? s’étonna monsieur le duc.

De Lancey et Somerset échangèrent entre eux des regards ravis ; même Jonathan Strange eut un sourire.

Si Naples faisait partie de l’empire français, la vérité, c’était que les Napolitains haïssaient les Français. Les jeunes gens de Naples, contraints de se battre dans les rangs français, saisissaient toutes les occasions possibles pour déserter, se réfugiant souvent chez l’ennemi.

— Et les autres soldats ? s’enquit Somerset. Nous devons supposer qu’ils empêcheront les Napolitains de nous porter beaucoup de mauvais coups ?

— Il est trop tard pour que le reste de la troupe tente quoi que ce soit, déclara le major Grant. Ils sont tous morts. Vingt paires de bottes françaises et autant d’uniformes français pendent, à cette heure, dans la boutique d’un fripier de Salamanque. Les vestes présentent toutes de longues fentes dans le dos, comme celles causées par une dague italienne, et sont entièrement maculées de sang.

— Donc les canons sont aux mains d’une bande de déserteurs italiens, n’est-ce pas ? résuma Strange. Quel est leur but ? Déclarer une guerre de leur cru ?

— Non, non ! répondit Grant. Ils vont les vendre au plus offrant. Soit à vous, monseigneur, soit au général Castanos.

(Ainsi s’appelait le général commandant l’armée espagnole.)

— Somerset ! reprit monsieur le duc. Que dois-je donner pour six canons français ? Quatre cents dollars ?

— Oh ! Cela vaut bien quatre cents dollars de faire sentir aux Français les conséquences de leur imprudence, monseigneur. Mais ce que je ne comprends pas, c’est que nous n’ayons encore aucune nouvelle des Napolitains. Qu’attendent-ils donc ?

— Je crois connaître la réponse à cette question, intervint le major Grant. Il y a quatre nuits, deux hommes se sont rencontrés secrètement dans un petit cimetière à flanc de coteau, non loin de Castrejon. Ils portaient des uniformes français en lambeaux et baragouinaient un vague italien. Ils ont devisé quelque temps et, au moment de se séparer, l’un est allé au sud, vers l’armée française stationnée à Cantalpiedra, et l’autre au nord, vers le Duero. Monsieur, j’ai la conviction que les déserteurs napolitains envoient des messages à leurs compatriotes pour qu’ils les rejoignent. Ils croient sans doute que, avec l’argent que vous ou le général Castanos leur donnerez en échange des canons, ils pourront tous regagner Naples sur un navire doré. Il n’y a probablement pas un d’entre eux qui n’ait un frère ou un cousin dans quelque autre régiment français. Ils ne veulent pas rentrer à la maison et affronter leurs mères et grand-mères sans ramener leurs parents…

— J’ai toujours ouï dire que les Italiennes sont intraitables, acquiesça le colonel de Lancey.

— Tout ce qu’il nous reste à faire, monseigneur, poursuivit le major Grant, c’est de retrouver quelques Napolitains et de les interroger. Je suis certain que nous apprendrons qu’ils savent où les voleurs se cachent et où sont les canons.

— Y a-t-il des Napolitains parmi les prisonniers d’hier ? s’enquit Wellington.

Le colonel de Lancey dépêcha un homme pour s’informer.

— Certes, reprit Wellington d’un air songeur. Cela m’arrangerait de ne rien payer. Merlin ! – Tel était le surnom dont il avait affublé Jonathan Strange. – Si vous aviez la bonté d’évoquer une vision des Napolitains, nous aurions peut-être un indice de l’endroit où les trouver, eux et les canons, et nous n’aurions plus qu’à aller les cueillir à froid !

— Peut-être, dit Strange.

— Sans doute verra-t-on une montagne d’une forme curieuse en arrière-plan, poursuivit monsieur le duc d’un ton enjoué, ou un village avec un clocher d’église pittoresque. Un de nos guides espagnols reconnaîtra vite les lieux.

— Sans doute.

— Vous n’en semblez pas convaincu.

— Pardonnez-moi, monseigneur, mais – comme je crois l’avoir déjà indiqué – les visions sont précisément une magie inadaptée à cette sorte de chose[95].

— Bon, avez-vous mieux à proposer ? demanda monsieur le duc.

— Non, monsieur. Pas pour le moment.

— Alors, c’est décidé ! trancha Lord Wellington. Monsieur Strange, le colonel de Lancey et le major Grant peuvent tourner leur attention vers la découverte de ces canons. Somerset et moi nous chargeons de harceler les Français.

La brusquerie du ton sur lequel monsieur le duc s’exprimait donnait à penser qu’il escomptait que tous ces objectifs ne tarderaient pas à être mis en train. Strange et les gentlemen de l’état-major avalèrent donc le reste de leur petit-déjeuner et partirent accomplir leurs différentes tâches.

Vers midi, Lord Wellington et Fitzroy Somerset se tenaient à cheval sur une petite crête, près du village de Garcia Hernandez. Dans la plaine caillouteuse en contrebas, plusieurs brigades de dragons britanniques se préparaient à sonner la charge contre des escadrons de cavalerie qui formaient l’arrière-garde de l’armée française.

Juste à ce moment-là, le colonel de Lancey montait la pente à cheval.

— Ah, colonel ! dit Lord Wellington. M’avez-vous trouvé des Napolitains ?

— Il n’y a aucun Napolitain parmi les prisonniers, monsieur, déclara de Lancey. Mais Mr Strange suggère que nous regardions parmi les morts sur le champ de bataille d’hier. Par des moyens magiques, il a identifié dix-sept cadavres Napolitains.

— Des cadavres ! s’exclama Lord Wellington, abaissant sa lunette sous l’effet de la surprise. Pourquoi diable voudrait-il des cadavres ?

— Nous lui avons posé la question, monsieur. Il est resté évasif et a refusé de nous répondre. Il nous a demandé, cependant, de mettre les morts en lieu sûr, dans un endroit où ils ne risquent pas de s’égarer ni d’être malmenés.

— Enfin, j’imagine qu’on ne doit pas employer un magicien pour se plaindre ensuite qu’il ne soit pas du même bois que les autres ! soupira Wellington.

À cet instant, un officier qui se tenait tout près cria que les dragons avaient pris le galop et allaient attaquer les Français. Oubliées, les bizarreries des magiciens ! Lord Wellington rajusta sa lunette à son œil et tous les hommes tournèrent leur attention vers les combats.

Pendant ce temps, Strange était revenu du champ de bataille au château d’Alba de Tormes. Dans la tour de l’armurerie (la seule partie du château encore debout), il avait découvert une salle vide d’occupants, qu’il s’était appropriée. Les quarante livres de Mr Norrell se répartissaient à travers la pièce, tous encore plus ou moins entiers, bien que certains incontestablement dépenaillés. Le sol était jonché de carnets de Strange et de morceaux de papier où étaient griffonnées des bribes de charmes et de formules magiques. Sur une table, au centre de la salle, trônait un grand plat d’argent rempli d’eau. Les volets étaient fermés, et la seule lumière présente provenait du plat d’argent. À tout prendre, c’était un véritable antre de magicien ; la jolie domestique espagnole qui apportait du café et des biscuits aux amandes à intervalles réguliers était terrifiée et ressortait en courant dès qu’elle avait posé ses plateaux.

Un officier du 18e de hussards, un certain Whyte, était arrivé pour seconder Strange. Le capitaine Whyte avait logé quelque temps dans la demeure du ministre plénipotentiaire britannique à Naples. Expert en langues, il comprenait parfaitement le dialecte napolitain.

Strange n’eut aucune difficulté à évoquer les visions demandées, mais, ainsi qu’il l’avait prédit, celles-ci donnèrent très peu d’indications sur le lieu où les hommes se cachaient. Les canons, découvrit-il, se trouvaient à demi dissimulés derrière des rochers d’un jaune pâle – le type de rochers généreusement éparpillés dans toute la Péninsule – et les hommes bivouaquaient dans un maigre bois d’oliviers et de pins – le type de bois qu’on apercevait en jetant son regard dans n’importe quelle direction.

Le capitaine Whyte se tenait au côté de Strange et traduisait tout ce que les Napolitains disaient en un anglais clair et concis. Bien qu’ils eussent scruté la cuvette d’argent toute la journée, ils apprirent toutefois peu de choses. Quand un homme a faim depuis dix-huit mois, quand il n’a pas vu sa femme ou sa dulcinée depuis deux ans et qu’il a passé les quatre derniers mois à dormir dans la gadoue ou sur des pierres, sa conversation a tendance à s’émousser quelque peu. Les Napolitains avaient très peu à raconter, et leurs propos tournaient essentiellement autour des victuailles qu’ils rêvaient de croquer, des attraits de leurs épouses et bien-aimées absentes qu’ils rêvaient de lutiner et des moelleux matelas de plumes sur lesquels ils rêvaient de dormir.

Pendant la moitié de la nuit et la majeure partie du jour suivant, Strange et le capitaine Whyte ne quittèrent pas la tour de l’armurerie, absorbés par la tâche monotone d’observer les Napolitains. Vers la fin du second jour, un aide de camp* apporta un message de Wellington. Monsieur le duc avait établi son quartier général en un lieu qui s’appelait Flores de Avila, et Strange et le capitaine Whyte étaient sommés de s’y rendre aux ordres. Aussi remballèrent-ils les livres de Strange et le plat d’argent, rassemblèrent-ils leurs autres effets, puis partirent-ils sur les routes brûlantes et poudreuses.

Flores de Avila se révéla être un endroit assez obscur ; aucun des Espagnols, hommes ou femmes, que le capitaine Whyte accosta ne connaissait ce nom. Par chance, quand deux des plus grandes armées d’Europe ont voyagé récemment sur une route, elles ne peuvent pas ne pas laisser de traces de leur passage ; Strange et le capitaine Whyte s’avisèrent que le meilleur plan était de suivre leur sillage de bagages abandonnés, de charrettes cassées, de cadavres et de corbeaux occupés à festoyer. Sur un arrière-plan de plaines désertes et jonchées de cailloux, ces visions évoquaient des vignettes d’une peinture médiévale de l’enfer, et elles incitèrent Strange à émettre bon nombre de remarques mélancoliques sur l’horreur et la futilité de la guerre. D’ordinaire, le capitaine Whyte, soldat de métier, se serait senti enclin à discuter, mais il était lui aussi affecté par le caractère sombre de leur environnement et se bornait à répondre :

— C’est très vrai, monsieur, très vrai.

Néanmoins, un soldat ne doit pas s’appesantir trop longtemps sur ces sujets. Sa vie est pleine d’épreuves, et il lui faut goûter son plaisir où il peut. Bien qu’il prenne peut-être du temps à méditer les cruautés offertes à ses regards, placez-le au milieu de ses camarades et il est quasi impossible qu’il ne retrouve pas son entrain. Strange et le capitaine Whyte atteignirent Flores de Avila vers neuf heures ; moins de cinq minutes plus tard ils saluaient chaleureusement leurs amis, écoutaient le dernier racontar sur Lord Wellington et demandaient force renseignements sur la bataille de la veille, une nouvelle défaite pour les Français. On avait peine à imaginer qu’ils avaient vu quoi que ce fût d’affligeant dans les douze derniers mois.

Le quartier général avait été installé dans une église en ruine à flanc de colline, au-dessus du village ; là, les attendaient Lord Wellington, Fitzroy Somerset, le colonel de Lancey et le major Grant.

Malgré le succès de deux batailles en autant de jours, Lord Wellington n’était pas d’excellente humeur. L’armée française, renommée dans l’Europe entière pour la rapidité de ses marches militaires, lui avait échappé et se trouvait désormais sur la route de Valladolid et de la sécurité.

— Leur vitesse de progression est un grand mystère pour moi, se plaignait-il, et je donnerais beaucoup pour les rattraper et les anéantir. Mais cette armée est la seule que je possède et, si je la mets à genoux, je n’en ai pas d’autre.

— Nous avons eu des échos des Napolitains aux canons, apprit le major Grant à Strange et au colonel Whyte. Ils en demandent cent dollars pièce. Six cents dollars en tout.

— Ce qui est trop, commenta brièvement monsieur le duc. Monsieur Strange, capitaine Whyte, j’espère que vous nous apportez de bonnes nouvelles.

— Guère, monsieur, répondit Strange. Les Napolitains sont dans un bois. Quant à savoir où ce bois se situe, je n’en ai pas la moindre idée. Je ne suis pas sûr de la suite. J’ai épuisé tout ce que je sais.

— Alors vous devez vite en apprendre davantage !

Strange donna l’impression fugitive qu’il allait répondre vivement à monsieur le duc puis, se ravisant, il soupira et demanda si les dix-sept morts napolitains avaient été gardés en lieu sûr.

— On les a mis dans le clocher, dit le colonel de Lancey, sous la garde du sergent Nash. Quel que soit l’emploi que vous leur réservez, je vous conseille de ne pas tarder. Je doute qu’ils se conservent plus longtemps par cette chaleur.

— Ils tiendront bien encore un jour, répliqua Strange. Les nuits sont fraîches.

Là-dessus, il leur tourna le dos et sortit de l’église.

L’état-major de Wellington le regarda partir avec une certaine curiosité.

— Savez-vous, observa Fitzroy Somerset, je ne puis vraiment m’empêcher de me demander ce qu’il va faire de ses dix-sept cadavres…

— Quoi qu’il en soit, dit Wellington, trempant sa plume dans l’encrier pour commencer un courrier à l’adresse des ministres londoniens, cette pensée ne lui sourit guère. Il fait tout son possible pour l’éviter…

Ce soir-là, Strange appliqua un procédé de magie dont il n’était pas familier. Il tenta de pénétrer les rêves de la compagnie napolitaine et y réussit parfaitement.

Un des hommes rêvait qu’il montait à un arbre, poursuivi par un gigot d’agneau rôti. Il pleurait de faim dans son arbre pendant que le gigot tournait autour et agitait son manche d’os vers lui d’un air menaçant. Peu après, le gigot d’agneau était rejoint par cinq ou six œufs durs méprisants qui chuchotaient entre eux les plus affreux mensonges sur son compte.

Un autre rêvait que, en traversant un petit bois, il rencontrait sa défunte mère. Celle-ci lui contait qu’elle venait de regarder dans un terrier et avait vu au fond Napoléon Bonaparte, le roi d’Angleterre, le pape et le tzar de Russie. L’homme descendait dans le terrier pour voir mais, une fois arrivé au bout, il découvrait que Napoléon Bonaparte, le roi d’Angleterre, le pape et le tzar de Russie n’étaient en fait qu’une seule personne : un énorme bonhomme pleurnichard, aussi grand qu’une église, avec des dents en fer rouillées et, à la place des yeux, des roues de charrette enflammées.

— Ha ! ricana cet ogre. Tu ne croyais pas que nous étions vraiment des gens différents, si ?

Et de plonger le bras dans un chaudron bouillonnant qui se trouvait à proximité pour en tirer le petit garçon du rêveur et le dévorer.

Bref, les rêves des Napolitains, bien que fort intéressants, n’étaient pas très éclairants.

Le lendemain matin, vers dix heures, Lord Wellington était installé à un bureau de fortune dans le chœur de l’église en ruine. Il leva les yeux et vit Strange entrer.

— Eh bien ? s’enquit-il.

Strange poussa un soupir.

— Où est le sergent Nash ? J’ai besoin de lui pour sortir les morts. Avec votre permission, monsieur, je vais essayer un procédé de magie dont j’ai ouï dire autrefois[96].

La nouvelle se répandit vite au quartier général que le magicien allait tenter quelque chose avec les morts napolitains. Flores de Avila était un coin perdu, ne comptant guère plus d’une centaine d’habitations. Le soir précédent s’était révélé très ennuyeux pour une armée de jeunes gens qui venaient de remporter une grande victoire et se sentaient enclins à la célébrer, et l’on considérait comme hautement probable que la magie de Strange se montrerait le meilleur divertissement du jour. Une petite foule d’officiers et d’hommes de troupe ne tardèrent pas à s’assembler pour y assister.

L’église avait une terrasse de pierre qui dominait une étroite vallée sur un horizon de montagnes pâles et imposantes, aux versants tapissés de vignes et d’oliveraies. Le sergent Nash et ses hommes allèrent chercher les dix-sept cadavres dans le clocher, puis les alignèrent en position assise contre le muret qui marquait le bord de la terrasse.

Strange déambula devant, les regardant tous à tour de rôle.

— Je croyais vous avoir spécifié que personne ne devait se mêler des cadavres, reprocha-t-il au sergent Nash.

Le sergent Nash eut l’air indigné.

— Je suis certain qu’aucun de nos gars n’y a touché ! protesta-t-il. Mais, monseigneur, continua-t-il en s’adressant à Lord Wellington, il ne restait guère de corps, sur le champ de bataille que ces irréguliers espagnols n’eussent pas profanés…

Et de discourir sur les diverses tares nationales des Espagnols et de conclure en affirmant que, si un homme se risquait seulement à dormir en un endroit où les Espagnols pouvaient le trouver, il s’en repentirait à son réveil.

Lord Wellington eut un geste impatient de la main pour réduire l’homme au silence.

— Je n’en vois pas qui soient très mutilés, dit-il à Strange. Cela a-t-il une importance s’ils le sont ?

Strange murmura amèrement qu’il présumait qu’il n’était pas exclu qu’il dût les inspecter.

En réalité, les trois quarts des blessures présentées par les Napolitains semblaient être la cause de leur mort. Cependant, tous avaient été dépouillés de leurs vêtements et plusieurs avaient eu les doigts coupés, meilleur moyen de voler leurs bagues. L’un d’eux avait été joli garçon, mais sa beauté était fortement gâtée à présent qu’on lui avait arraché les dents (pour en fabriquer des fausses) et coupé la majeure partie de ses cheveux noirs (pour en tirer des perruques).

Strange ordonna à un homme d’aller lui chercher un couteau bien aiguisé et un pansement propre. Une fois le couteau apporté, il retira sa redingote et remonta sa manche de chemise. Puis il se mit à marmonner en latin. Il se fit ensuite une longue et profonde entaille dans le bras ; dès qu’il eut obtenu un beau et régulier jet de sang, il en éclaboussa les têtes des cadavres, prenant soin d’oindre les yeux, la langue et les narines de chacun d’eux. Au bout d’un moment, le premier cadavre se réveilla. On entendit un horrible bruit de râpe tandis que ses poumons desséchés s’emplissaient d’air et que ses membres s’agitaient d’une manière épouvantable à voir. L’un après l’autre, les corps revinrent à la vie et commencèrent à parler dans une langue gutturale, contenant une bien plus grande proportion de cris que tout langage connu de l’assistance.

Même Wellington était un peu pâle. En apparence, seul Strange continuait à ne montrer aucune émotion.

— Mon Dieu ! s’écria Fitzroy Somerset. Quelle langue est-ce là ?

— Un des dialectes de l’enfer, je crois, répondit Strange.

— Vraiment ? murmura Somerset. Eh bien, voilà qui est frappant !

— Ils ont dû l’apprendre très vite, commenta Lord Wellington. Ils ne sont morts que depuis trois jours. – Il appréciait les natures promptes et efficaces. – Mais parlez-vous cette langue ? demanda-t-il à Strange.

— Non, monsieur.

— Alors, comment allons-nous communiquer avec eux ?

En guise de réponse, Strange saisit la tête du premier corps, ouvrit de force ses mâchoires baragouineuses et lui cracha dans la bouche. Sur l’instant, le Napolitain se mit à utiliser sa langue maternelle, « terrestre » : un épais patois italien, qui était pour la majorité tout aussi impénétrable et presque aussi atroce que la langue dans laquelle il s’exprimait auparavant. Ce patois présentait cependant l’avantage d’être parfaitement compréhensible pour le capitaine Whyte.

Avec l’aide de ce dernier, le major Grant et le colonel de Lancey interrogèrent donc les morts Napolitains et furent hautement satisfaits des réponses obtenues. Ayant trépassé, les Napolitains étaient infiniment plus désireux de plaire à leurs questionneurs qu’eût pu l’être tout indicateur vivant. Peu avant leur mort à la bataille de Salamanque, ces malheureux avaient tous reçu un message secret de leurs compatriotes cachés dans un bois. Ce message les informait de la prise des canons et les sommait de gagner un village, à quelques lieues au nord de la cité, d’où ils pourraient aisément repérer le bois en question en suivant des signes cabalistiques tracés à la craie sur les arbres et les rochers.

Le major Grant prit un petit détachement de cavalerie et fut de retour en quelques jours avec à la fois les canons et les déserteurs. Wellington était ravi.

Malheureusement, Strange se montra incapable de trouver le charme qui eût permis de renvoyer les morts napolitains à leur dernier sommeil[97]. Il se livra à plusieurs essais ; hélas, ceux-ci n’eurent que très peu d’effet, hormis une fois, où les dix-sept cadavres poussèrent soudain comme des champignons jusqu’à atteindre six mètres de haut et devenir curieusement transparents, telles d’immenses aquarelles d’eux-mêmes réalisées sur des bannières de mousseline. Après que Strange leur eut rendu leur taille normale, le problème de leur sort demeura entier.

D’abord, ils furent joints aux prisonniers français. Ces derniers protestèrent haut et fort contre le fait de partager leur prison avec pareilles horreurs qui traînaient les pieds en tenant à peine debout. (« Et vraiment, déclara Lord Wellington en contemplant les cadavres avec dégoût, on ne peut pas leur en vouloir… »)

Une fois les prisonniers embarqués pour l’Angleterre, les morts napolitains restèrent donc avec l’armée. Tout cet été-là, ils voyagèrent dans un char à bœufs et, sur l’ordre de Lord Wellington, ils avaient été enchaînés. Les fers étaient censés restreindre leurs mouvements et les obliger à tenir en place, mais les morts napolitains ne craignaient point la douleur, ils semblaient même y être insensibles ; aussi cela ne leur coûtait-il guère de s’arracher à leurs chaînes, laissant parfois des lambeaux de chair derrière eux. Dès qu’ils s’étaient libérés, ils partaient à la recherche de Strange et, de la plus pitoyable manière que l’on pût imaginer, commençaient à l’implorer de les rappeler pleinement à la vie. Ils avaient vu l’enfer et n’étaient pas pressés d’y retourner.

À Madrid, l’artiste espagnol Francisco Goya réalisa une sanguine de Jonathan Strange entouré des morts napolitains. Sur le croquis, Strange est assis par terre, le regard baissé et les bras ballants ; toute son attitude exprime l’impuissance et le désespoir. Les Napolitains se pressent autour de lui ; certains le regardent d’un air affamé, d’autres ont des expressions suppliantes sur le visage, l’un d’eux tend un doigt hésitant pour lui caresser la nuque. Ce dessin, inutile de le préciser, est tout à fait différent des autres portraits de Strange.

Le 25 août, Lord Wellington donna l’ordre de destruction des morts napolitains[98].

Strange avait quelque crainte que Mr Norrell n’eût vent de la magie perpétrée dans l’église en ruine de Flores de Avila. Il n’en parla pas dans ses propres lettres et pria Lord Wellington de bien vouloir la taire dans ses dépêches.

— Oh, très bien ! acquiesça monsieur le duc.

En effet, Lord Wellington ne tenait pas particulièrement à écrire sur la magie. Il détestait traiter d’une réalité qu’il ne comprenait pas extrêmement bien.

— Ces précautions ne seront pas d’une grande utilité, souligna-t-il. Tous ceux qui ont écrit une lettre au pays pendant ces cinq derniers jours auront déjà donné à leurs proches un compte-rendu exhaustif.

— Je sais, répondit Strange avec une certaine inquiétude. Toutefois, les hommes exagèrent toujours à mon propos et, lorsque les citoyens d’Angleterre auront fait la part des outrances habituelles, peut-être tout cela n’apparaîtra-t-il pas si remarquable. Ils se figureront simplement que j’ai guéri des Napolitains qui étaient blessés ou quelque chose dans ce genre…

Le rappel à la vie de dix-sept morts napolitains était un bon exemple du type de problème rencontré par Strange dans la dernière moitié de la guerre. Pareil aux ministres qui l’avaient précédé, Lord Wellington s’accoutumait de plus en plus à recourir à la magie pour atteindre ses fins, et il exigeait de son magicien des sortilèges de plus en plus sophistiqués. Cependant, à la différence de ses collègues, Wellington avait très peu de temps ou d’inclination pour écouter de longues explications sur l’impossibilité d’accomplir tel ou tel tour. Après tout, il demandait régulièrement l’impossible à ses ingénieurs, ses généraux et ses officiers, et ne voyait aucune raison de faire une exception en faveur de son magicien.

— Trouvez donc un autre moyen ! était sa seule réponse, alors que Strange tâchait de lui expliquer qu’une pratique magique particulière n’avait pas été tentée depuis 1302, ou que le charme s’en était perdu, ou encore qu’elle n’avait jamais existé.

Comme aux premiers jours de son activité de magicien, avant sa rencontre avec Norrell, Strange était donc contraint d’inventer l’essentiel de sa magie, s’inspirant des principes généraux et de récits à moitié oubliés puisés dans de vieux grimoires.

Au début de l’été 1813, Strange réalisa une nouvelle fois une sorte de magie dont on n’avait pas vu la pareille depuis le règne du roi Corbeau : il déplaça un cours d’eau. Voici comment cela se passa. Cet été-là la guerre progressait, et toutes les initiatives de Lord Wellington étaient couronnées de succès. Il arriva néanmoins que, un beau matin de juin, les Français se retrouvèrent dans une position plus favorable que ce n’était le cas depuis un certain temps. Monsieur le duc et les autres généraux se réunirent sur-le-champ pour discuter des mesures à prendre afin de corriger cette situation hautement indésirable. Strange fut sommé de les rejoindre sous la tente de Wellington. Il les trouva rassemblés autour d’une table sur laquelle on avait étalé une grande carte.

Monsieur le duc, d’excellente humeur, accueillit Strange presque avec tendresse :

— Ah, Merlin ! Vous voilà ! Voici notre problème ! Nous sommes de ce côté-ci de la rivière tandis que les Français occupent l’autre côté, et il m’agréerait infiniment que nos positions fussent inversées.

Et l’un des généraux de commencer à expliquer que si on conduisait l’armée à l’ouest, « jusqu’ici », puis qu’on jetât un pont sur la rivière, « là », et qu’on engageât le combat avec les Français « ici »…

— Cela prendrait trop de temps ! coupa Lord Wellington. Bien trop de temps ! Merlin, ne pourriez-vous pas vous arranger pour que notre armée se sente pousser des ailes et survole les Français ? Le pourriez-vous, pensez-vous ? – Monsieur le duc plaisantait peut-être à moitié, mais seulement à moitié. – Il s’agirait de fournir à chaque homme une petite paire d’ailes. Prenez le capitaine Macpherson, par exemple, lança-t-il, jaugeant un énorme Écossais. Je rêve de voir Macpherson voleter de-ci de-là.

Strange considéra le capitaine Macpherson d’un air songeur.

— Non, répondit-il enfin, mais je vous saurais gré, monseigneur, de me permettre de vous l’emprunter, ainsi que la carte, pour une heure ou deux.

Strange et le capitaine Macpherson étudièrent la carte un moment, puis Strange revint vers Lord Wellington pour expliquer que, si cela prenait trop de temps de donner des ailes à toute la troupe, cela n’en prendrait guère de déplacer la rivière. Cette manœuvre ferait-elle l’affaire ?

— En ce moment, poursuivit-il, la rivière coule vers le sud jusqu’ici, puis tourne au nord. Si, au contraire, elle coulait vers le nord au lieu de couler vers le sud et tournait au sud là, alors, voyez-vous, nous serions sur la berge nord et les Français sur la berge sud.

— Oh ! souffla monsieur le duc. Très bien.

La nouvelle configuration de la rivière dérouta tant les Français que plusieurs de leurs compagnies, après avoir reçu l’ordre de marcher au nord, partirent dans la mauvaise direction, si certains étaient-ils que la direction opposée à la rivière ne pouvait être que le nord. On ne devait plus jamais revoir lesdites compagnies, aussi supposa-t-on communément qu’elles avaient été massacrées par les guerrilleros espagnols.

Par la suite, Lord Wellington fit observer gaiement au général Picton qu’il n’y avait rien de plus lassant pour les troupes et les bêtes que des marches forcées incessantes et que, à l’avenir, il croyait préférable de garder tout le monde immobile, pendant que Mr Strange déplacerait l’Espagne de-ci de-là sous leurs pieds, à la façon d’un tapis.

Entre-temps, à Cadix, le conseil de la Régence espagnole s’inquiétait devant ce rebondissement et commençait à se demander s’ils reconnaîtraient leur pays quand ils l’auraient enfin repris aux Français. Ils se plaignirent au ministre anglais des Affaires étrangères (que beaucoup croyaient ingrat). Ce dernier convainquit Strange d’adresser au conseil de la Régence un courrier promettant, après la guerre, de remettre la rivière à sa place d’origine, ainsi que «… tout autre chose que Lord Wellington aurait demandé à déplacer pendant la poursuite des hostilités ». Parmi les nombreuses choses déplacées par Strange, on comptait : une oliveraie et une pinède en Navarre[99], la cité de Pampelune[100] et deux églises de la ville française de Saint-Jean-de-Luz[101].

Le 6 avril 1814, l’empereur Napoléon Bonaparte abdiqua. On raconte que, une fois avisé, Lord Wellington dansa la gigue. Lorsque Strange apprit la nouvelle, il rit tout haut, puis s’arrêta net et murmura :

— Mon Dieu ! Que va-t-il advenir de nous à présent ?

On supposa, à l’époque, que cette remarque quelque peu énigmatique se rapportait à l’armée. Par la suite, toutefois, d’aucuns se demandèrent s’il ne parlait pas de lui et de l’autre magicien.

La carte d’Europe fut redessinée : les nouveaux royaumes de Bonaparte furent démantelés et les anciens restaurés ; des rois furent déposés, d’autres remis sur le trône. Les peuples européens se félicitèrent d’avoir fini par vaincre the Great Interloper, le Grand Contrebandier. Mais, pour les habitants de la Grande-Bretagne, il apparut brusquement que la guerre avait eu une finalité totalement différente : elle avait fait de la Grande-Bretagne la plus grande nation du monde. À Londres, Mr Norrell eut la satisfaction d’entendre de la bouche de tout un chacun que la magie – sa magie et celle de Mr Strange – avait été d’une importance cruciale dans cet heureux aboutissement.

Un soir, vers la fin mai, Arabella rentrait d’un dîner de la Victoire à Carlton House. Elle avait entendu parler de son mari dans les termes les plus élogieux, des toasts avaient été portés en l’honneur de celui-ci et le prince régent l’avait couverte de compliments. Pour l’heure il était à peine minuit passé, et elle s’était retirée au salon pour réfléchir au fait que seul manquait à son bonheur le retour de son mari, quand une des domestiques fit irruption en clamant :

— Oh, madame ! Le maître est là !

Quelqu’un entra dans la pièce.

Il était plus maigre, plus brun que dans son souvenir. Ses cheveux montraient plus de gris, et il avait une cicatrice blanche au-dessus du sourcil gauche. La cicatrice n’était pas récente, elle la voyait pourtant pour la première fois. Ses traits n’avaient pas changé, mais elle ne savait pourquoi, son expression était différente. Cette personne ne paraissait guère être celle à laquelle elle songeait juste un instant plus tôt. Cependant, avant qu’Arabella eût le temps d’être déçue, ou embarrassée, ou tout ce qu’elle avait redouté d’être quand il finirait par rentrer à la maison, il promena autour du salon un regard vif, à demi ironique, qu’elle reconnut instantanément. Puis il la considéra avec le sourire le plus familier du monde et déclara :

— Je suis de retour.


Le lendemain matin, ils ne s’étaient pas encore raconté le centième de tout ce qu’ils avaient à se dire.

— Asseyez-vous là, intima Strange à Arabella.

— Dans ce fauteuil ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Afin que je puisse vous regarder. Je ne vous ai pas regardée depuis trois ans, et il y a longtemps que cela me manque. Je dois remédier à cette privation.

Arabella s’assit ; au bout d’une minute ou deux elle esquissait un sourire.

— Jonathan, je ne puis garder contenance si vous me contemplez ainsi. À cette allure, vous aurez remédié à votre privation en une demi-heure. Je regrette de vous décevoir, mais vous ne m’avez pas regardée si souvent. Vous aviez toujours le nez dans quelque vieux livre poussiéreux.

— Faux ! J’avais complètement oublié combien vous étiez querelleuse. Donnez-moi ce fragment de papier, je vais y consigner une note.

— Je n’en ferai rien, répliqua Arabella dans un rire.

— Savez-vous quelle fut ma première pensée à mon réveil ce matin ? Que je devais me lever, me raser et prendre mon petit-déjeuner avant que le domestique de quelque autre gaillard ait mis la main sur toute l’eau chaude et tous les petits pains. Puis je me suis souvenu que tous les domestiques de cette maison étaient les miens, que toute l’eau chaude de la maison était à moi et que tous les petits pains étaient également à moi. Je ne crois pas avoir été aussi heureux de ma vie…

— Étiez-vous donc privé de tout confort en Espagne ?

— En guerre, on vit d’une façon princière ou comme un vagabond. J’ai vu Lord Wellington – Sa Grâce, devrais-je dire[102] – dormir sous un arbre avec seulement un rocher pour oreiller. D’autres fois, j’ai vu des voleurs et des mendiants ronfler sur des lits de plume dans des chambres de palais. La guerre met tout sens dessus dessous.

— Eh bien, j’espère que vous ne vous morfondrez pas à Londres. Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon soutenait qu’une fois qu’on avait goûté à la guerre, on était sûr de s’ennuyer à la maison.

— Ha ! Non, pas du tout ! Comment, alors que tout y est propre et en ordre ? Et qu’on a tous ses livres et ses biens à portée de la main, et son épouse juste devant soi chaque fois qu’on lève les yeux ? Que… ? Qui était-ce, dites-vous ? Le gentleman aux cheveux comment ?

— … comme du duvet de chardon. Je suis certaine que vous connaissez le personnage dont je parle. Il loge chez Sir Walter et Lady Pole. Du moins, je ne suis pas sûre qu’il y loge, mais je le vois chaque fois que je me rends dans leur demeure.

Strange fronça le sourcil.

— Non, je ne le connais point. Quel est son nom ?

Arabella l’ignorait.

— J’ai toujours cru qu’il était un parent de Sir Walter ou de Lady Pole. Il est tout à fait singulier que je n’aie jamais pensé à lui demander son nom ! J’ai eu pourtant… Oh ! des heures de conversation avec lui !

— Vraiment ? Je ne suis pas certain d’approuver cela. Est-il beau garçon ?

— Oh, oui ! Très beau ! C’est drôle que je ne sache pas son nom ! Il est très divertissant. Tout à fait différent de la plupart des gens du monde.

— Et de quoi conversez-vous ?

— Oh, de tout ! Et cela se termine toujours par des promesses de cadeaux. Lundi dernier, il voulait me ramener un tigre du Bengale. Mercredi, il souhaitait me présenter la reine de Naples… Parce que, selon lui, elle et moi nous ressemblions tant que nous étions sûres de devenir des amies intimes. Et, vendredi encore, il insistait pour envoyer un domestique me chercher un arbre à musique…

— Un arbre à musique ?

Arabella rit.

— Un arbre à musique ! Il prétend que quelque part, sur une montagne avec un nom à coucher dehors, il pousse un arbre qui porte des partitions en guise de fruits, et que sa musique est de loin supérieure à toute autre. Je ne sais jamais s’il croit à ses fariboles ou non. Au reste, parfois je me suis demandé s’il n’était pas fou. Je dois toujours trouver une excuse ou une autre pour ne point accepter ses présents.

— J’en suis content. Je n’aurais pas aimé rentrer chez moi et trouver la maison pleine de tigres, de reines et d’arbres à musique. Avez-vous des nouvelles fraîches de Mr Norrell ?

— Non, aucune.

— Pourquoi souriez-vous donc ? demanda Strange.

— Je souriais ? Je l’ignorais. Eh bien alors, je vais tout vous raconter. Il m’a envoyé une fois un message, pas plus.

— Une fois ? En trois ans ?

— Oui. Il y a environ un an de cela, le bruit a couru que vous aviez été tué à Vitoria et Mr Norrell a dépêché Childermass pour s’enquérir si c’était vrai. Je n’en savais pas plus que lui. Puis, ce soir-là, le capitaine Moulthrop est arrivé. Il avait débarqué à Portsmouth moins de deux jours plus tôt et était venu ici d’une traite pour m’aviser qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans tout cela. Je n’oublierai jamais son amabilité ! Pauvre jeune homme ! Il avait été amputé d’un bras moins d’un mois ou deux auparavant et souffrait encore beaucoup. Mais il y a une lettre de Mr Norrell pour vous sur la table. Childermass l’a apportée hier.

Strange se leva et se dirigea vers la table. Il ramassa la lettre et la retourna entre ses mains.

— Eh bien, je vais devoir partir, je présume, dit-il d’un ton dubitatif.

En vérité, il n’était nullement pressé de revoir son vieux mentor, ni très enthousiaste à cette idée. Il s’était habitué à être indépendant en pensée et en action. En Espagne, il recevait ses instructions du duc de Wellington ; toutefois, la nature de la magie qu’il mettait en œuvre pour se conformer à ces instructions était entièrement son fait. La perspective de pratiquer de nouveau la magie sous la tutelle de Mr Norrell ne l’enchantait guère ; et après des mois passés en compagnie des fringants et intrépides jeunes officiers de Wellington, la pensée de longues heures avec Mr Norrell pour seul interlocuteur était un tantinet sinistre.

Malgré ces mauvais pressentiments, l’entretien fut très cordial. M. Norrell était si ravi de le revoir, si curieux de la nature précise des charmes qu’il avait utilisés en Espagne, si élogieux pour tout ce qui avait été réalisé, que Strange commençait à croire qu’il avait sous-estimé son maître.

Assez naturellement, Mr Norrell refusa d’entendre que Strange voulait renoncer à son rôle d’élève.

— Non et non et non ! Vous devez revenir ici. Nous avons beaucoup à faire. Maintenant que la guerre est finie, le vrai travail est devant nous. Nous devons restaurer la magie pour les temps modernes ! J’ai eu les plus grandes assurances de plusieurs ministres, très désireux de me convaincre de la totale impossibilité pour eux de continuer à gouverner le pays sans l’aide de notre magie ! Or, en dépit de tout ce que vous et moi avons réalisé, il existe encore des malentendus ! Tenez ! L’autre jour, j’ai entendu par hasard Lord Castlereagh conter à quelqu’un que vous aviez, sur l’insistance de Lord Wellington, eu recours à la magie noire en Espagne ! J’ai assuré sans tarder à monsieur le duc que vous n’aviez employé que les méthodes les plus modernes.

Strange marqua un silence, puis inclina légèrement la tête d’une manière que Mr Norrell prit certainement pour un acquiescement.

— Nous évoquions la question de savoir si je devais ou non continuer à être votre élève. J’ai maîtrisé toutes les sortes de magie inscrites sur la liste que vous m’aviez dressée voilà quatre ans. Vous m’avez dit, monsieur, avant mon départ pour la Péninsule, que vous étiez entièrement satisfait de mes progrès, ainsi que vous vous en souvenez sans doute…

— Oh ! ce n’était qu’un début. J’ai établi une nouvelle liste pendant votre séjour en Espagne. Je vais sonner Lucas pour qu’il aille la chercher à la bibliothèque. En outre, il y a d’autres livres, bien d’autres, que je souhaite vous voir lire.

Ses petits yeux bleus clignèrent de nervosité en direction de Strange.

Strange hésita. C’était là une allusion à la bibliothèque de l’abbaye de Hurtfew, qu’il n’avait encore jamais vue.

— Oh, monsieur Strange ! s’exclama Mr Norrell. Je suis très content que vous soyez rentré au pays, monsieur. Je suis très content de vous revoir ! J’espère que nous pourrons avoir de nombreuses heures de conversation. Mr Lascelles et Mr Drawlight ont passé beaucoup de temps ici…

Strange répondit qu’il n’en doutait pas.

— … mais il n’est pas question de leur parler magie. Revenez demain. Venez de bonne heure. Venez donc déjeuner !

32 Le roi

Novembre 1814

Au début de novembre 1814, Mr Norrell eut l’honneur de recevoir la visite de quelques gentlemen titrés – un comte, un duc et deux baron nets – qui venaient, à les en croire, l’entretenir d’un sujet des plus délicats. Ils étaient si discrets que, une heure et demie après qu’ils eurent commencé à parler, Mr Norrell ignorait toujours ce qu’ils attendaient de lui.

Il ressortait que, si nobles que fussent ces gentlemen, ils étaient les émissaires d’un personnage encore plus important – le duc d’York – venus s’ouvrir à Mr Norrell de la folie du roi. Les fils du roi avaient récemment rendu visite à leur père et avaient été bouleversés par sa triste condition ; et bien que tous fussent égoïstes, certains d’entre eux débauchés, et aucun d’eux porté à faire des sacrifices d’aucune sorte, ils s’étaient tous répété combien ils donneraient de l’argent sans compter et se couperaient bon nombre de membres pour que le roi trouvât un peu de réconfort.

Cependant, tout comme les enfants du roi s’étaient querellés pour savoir quel médecin devait suivre leur père, ils se querellaient à présent pour décider si un magicien devait ou non s’en occuper. Le prince régent était le premier à s’opposer à cette idée. Bien des années auparavant, du vivant du grand Mr Pitt, le roi avait déjà souffert d’une grave crise de démence et le prince avait régné à sa place ; puis le roi s’était ensuite rétabli et le prince s’était vu dépouiller de ses pouvoirs et de ses privilèges. De toutes les situations fâcheuses du monde, pensait le prince régent, la plus fâcheuse était de se lever de son lit sans avoir la certitude d’être ou non le souverain de Grande-Bretagne. Aussi pouvait-on peut-être pardonner au prince de souhaiter que le roi demeurât fou ou, du moins, n’eût d’autre soulagement que celui apporté par la mort.

Mr Norrell, n’ayant nul désir d’offenser le prince régent, s’abstint de proposer ses services, ajoutant qu’il doutait extrêmement que le mal du roi fût susceptible d’être traité par la magie. Aussi, le fils cadet du souverain, le duc d’York, qui était un gentleman militaire, demanda au duc de Wellington s’il pensait que Mr Strange pouvait se laisser convaincre de rendre visite au roi.

— Oh ! je n’en doute pas ! répondit le duc de Wellington. Mr Strange est toujours content d’avoir une occasion de pratiquer sa magie. Rien ne saurait lui agréer davantage. Les tâches dont je l’ai chargé en Espagne posaient toutes sortes de difficultés et, bien qu’il affectât de s’en plaindre, en vérité il n’eût pu être plus ravi. Je tiens en haute estime les aptitudes de Mr Strange. L’Espagne, comme Votre Altesse royale le sait, est l’un des endroits les moins civilisés au monde, guère pourvu de voies qui soient supérieures à un sentier muletier d’une extrémité du pays à l’autre. Mais grâce à Mr Strange mes hommes avaient de bonnes routes anglaises pour les mener partout où ils étaient appelés et, s’il y avait une montagne, une forêt ou une ville qui nous barrait le chemin, eh bien, Mr Strange la déplaçait ailleurs !

Le duc d’York fit observer que le roi d’Espagne, Ferdinand VII, avait envoyé un courrier au prince régent pour se plaindre que de nombreuses parties de son royaume avaient été rendues méconnaissables par le magicien anglais et demander que Mr Strange revînt pour rendre au pays son aspect originel.

— Ah ! fit le duc de Wellington, guère intéressé. Alors comme cela ils s’en plaignent encore ?

Résultat de cette conversation, en descendant un lundi matin Arabella Strange trouva son salon plein des rejetons mâles du roi. Ils étaient cinq : Leurs Altesses royales les ducs d’York, de Clarence, de Sussex, de Kent et de Cambridge. Ayant tous entre quarante et cinquante ans, ayant tous été jadis beaux garçons, aimant ripailler et boire et, en conséquence, étant tous devenus corpulents.

Mr Strange était debout, accoudé au rebord de cheminée, un livre de Mr Norrell à la main et une expression d’intérêt poli sur le visage, tandis que Leurs Altesses royales parlaient toutes à la fois et se coupaient mutuellement la parole dans leur ardeur à décrire ce que la situation du roi avait de poignant.

— Si vous voyiez comment Sa Majesté régurgite son pain et son lait en mangeant, dit le duc de Clarence à Arabella, les larmes aux yeux, combien il est rempli de craintes imaginaires, et les longs entretiens qu’il a avec Mr Pitt, mort à cette heure… Eh bien, ma chère, vous ne pourriez vous empêcher d’être découragée par ce spectacle.

Et le duc de prendre la main d’Arabella et de commencer à la caresser, apparemment persuadé qu’il s’agissait d’une domestique.

— Tous les sujets de Sa Majesté le roi sont désolés qu’il soit souffrant, répondit Arabella. Aucun de nous ne peut rester indifférent devant ses souffrances.

— Oh, ma chère ! s’écria le duc, ravi. Vos paroles me vont droit au cœur !

Et de planter un gros baiser mouillé royal sur sa main, en la dévisageant avec une grande tendresse.

— Si Mr Norrell ne voit pas là matière à traitement magique, alors sincèrement je ne pense pas que les chances soient favorables, déclara Strange. Néanmoins, je servirai volontiers Sa Majesté.

— En ce cas, reprit le duc d’York, il ne reste plus que le problème des frères Willis.

— Les Willis ? répéta Strange.

— Oh, en effet ! s’exclama le duc de Cambridge. Les Willis sont plus impertinents qu’on ne saurait l’imaginer.

— Nous devons éviter de trop fâcher les Willis, avertit le duc de Clarence, sinon ils vont sûrement se venger sur Sa Majesté.

— Les Willis soulèveront quantité d’objections à la visite de Mr Strange, soupira le duc de Kent.

Les Willis étaient deux frères qui possédaient un asile d’aliénés dans le Lincolnshire. Depuis de nombreuses années déjà, ils prenaient soin du roi chaque fois que Sa Majesté se trouvait déraisonner. Et chaque fois qu’il se trouvait avoir toute sa raison, le roi répétait à tous vents combien il exécrait les Willis et à quel point il leur en voulait de leurs cruels traitements. Il avait arraché à la reine, aux ducs et aux princesses la promesse de ne pas le livrer aux Willis, dût-il perdre de nouveau la raison. Cela n’avait servi à rien. Au premier signe de divagation, les Willis avaient été appelés ; ils étaient venus sur-le-champ, avaient enfermé le roi dans une chambre, lui avaient passé la camisole de force et administré de puissants remèdes purgatifs.

Cela étonnera mes lecteurs (car cela étonne tout le monde) qu’un roi soit si peu maître de son destin. Songez pourtant avec quelles alarmes la suspicion de démence est accueillie dans les familles privées. Songez alors combien ces alarmes sont bien plus grandes quand le patient est le roi de Grande-Bretagne ! Si vous ou moi devenions fou, ce serait un malheur pour nous-mêmes, nos proches et notre famille. Mais quand un roi devient fou, c’est une calamité pour la nation entière. Fréquemment par le passé, le mal du roi George avait déjà laissé sans réponse la question de savoir qui devait gouverner le pays. Il n’existait aucun précédent. Personne ne savait que faire. Non que les Willis fussent aimés ou respectés ; ils ne l’étaient pas. Non que leurs traitements soulageassent en quelque façon le roi de ses tourments ; ils ne le soulageaient pas. Le secret du succès des Willis venait de ce qu’ils gardaient leur sang-froid alors que tous les autres étaient pris de panique. Ils endossaient une responsabilité que tous les autres étaient on ne peut plus désireux d’éviter. En échange, ils exigeaient un contrôle absolu sur la personne du roi. Nul n’avait le droit de parler au roi hors de la présence d’un Willis. Pas plus la reine que le Premier ministre. Pas même les treize fils et filles du roi.

— Eh bien, reprit Strange après toutes ces explications, je concède que je préférerais parler à Sa Majesté sans m’embarrasser de quiconque, surtout de personnes défavorables à mon dessein. À l’occasion, j’ai toutefois dérouté toute l’armée française. Je puis sans doute venir à bout de deux médecins. Laissez-moi donc les Willis.

Strange refusa de discuter la question des honoraires avant d’avoir vu le roi. Il ne demanderait rien pour rendre visite à Sa Majesté, ce que les ducs – qui avaient tous des dettes de jeu à rembourser et des pleines maisons d’enfants illégitimes à nourrir et à élever – trouvèrent très élégant de sa part.

Dès potron-minet le lendemain, Strange se rendit à cheval au château de Windsor afin de voir le roi. La matinée était froide, piquante, et une épaisse brume blanche ensevelissait toutes choses. En chemin, il jeta trois petits sorts. Le premier garantirait que les Willis dormiraient bien au-delà de leur heure coutumière ; le deuxième serait cause que les épouses et les domestiques des Willis oublieraient de les réveiller, et le troisième l’assurerait que, lorsque les Willis se réveilleraient enfin, aucun de leurs habits ou de leurs bottes ne serait là où ils les avaient laissés la veille. Deux ans plus tôt, Strange aurait eu scrupule à jouer un tour, même aussi léger, à deux étrangers, mais désormais il n’hésitait plus. À l’instar de beaucoup des messieurs qui avaient suivi le duc de Wellington en Espagne, il s’était mis inconsciemment à imiter Sa Grâce, dont il entrait dans le tempérament de toujours agir de la manière la plus directe possible[103].

Vers dix heures, il franchissait la Tamise par le petit pont de bois du village de Datchet. Il longea le chemin séparant le fleuve des remparts, puis entra dans la ville de Windsor. Aux portes du château, il se présenta à la sentinelle et lui expliqua son affaire avec le roi. Un valet en livrée bleue apparut pour l’escorter jusqu’aux appartements royaux. Le valet était un homme urbain, intelligent, et, comme il arrive souvent avec le personnel des lieux grandioses, il était extrêmement fier du château et de tout ce qui allait avec. Son principal plaisir dans l’existence consistait à en faire faire le tour à ses hôtes et à se les figurer ébahis, intimidés et frappés de stupeur.

— Cela ne peut être votre première visite, n’est-ce pas, monsieur ? telle fut sa première question à Strange.

— Au contraire. J’y pose le pied pour la première fois de ma vie.

Notre homme eut l’air choqué.

— Alors, monsieur, vous avez manqué un des spectacles les plus nobles que l’Angleterre peut offrir.

— Vraiment ? J’y suis, maintenant.

— Seulement vous y êtes pour affaire, monsieur, répondit le domestique d’un ton réprobateur, et n’aurez sans doute guère le loisir de tout regarder de manière appropriée. Il vous faut revenir, monsieur. En été. Et au cas où vous seriez marié, je prends la liberté de vous signaler que les dames sont toujours particulièrement charmées par le château.

Il fit traverser à Strange une cour d’imposantes dimensions. Il y avait longtemps de cela, en temps de guerre, celle-ci avait dû offrir un abri pour quantité de gens et leur bétail, et il subsistait quelques anciennes constructions d’un style sévère qui témoignaient du caractère militaire que le château avait présenté à l’origine. Au fil du temps, cependant, l’attrait de la pompe et de la splendeur royale avait commencé à contrebalancer des considérations plus utilitaires, et une église magnifique avait été construite, qui occupait la majeure partie de l’espace. Cette église (appelée la Chapelle mais, en réalité, plus proche d’une cathédrale) montrait toute la complexité et la recherche dont le style gothique est capable. Elle était enclose de contreforts de pierre, armés de piquants et couronnés de clochetons, eux aussi en pierre, et regorgeait de chapelles, d’oratoires et de sacristies.

Toujours sous la conduite du valet, Strange contourna une éminence escarpée aux flancs lisses, surmontée de la tour ronde qui est la partie la plus facilement reconnaissable du château vu de loin. En passant sous une porte médiévale, ils pénétrèrent dans une autre cour aux proportions presque aussi magnifiques que la première, mais, alors que l’autre était peuplée de domestiques, de soldats et de représentants de la maison, celle-ci était silencieuse et déserte.

— Il est bien dommage que vous ne soyez pas venu chez nous il y a quelques années, monsieur, dit le serviteur. À l’époque, il était possible de visiter les appartements du roi et ceux de la reine après en avoir fait la demande auprès de l’intendant. Le mal de Sa Majesté a mis fin aux visites.

Il mena Strange à une imposante entrée gothique, au milieu d’une longue rangée d’édifices de pierre. En gravissant une volée de marches, il continua à déplorer les nombreux obstacles qui empêchaient de voir le château. Il ne pouvait s’empêcher de penser que la déception de Strange devait être immense.

— J’ai trouvé ! déclara-t-il soudain. Je vais vous montrer Saint George’s Hall ! Oh ! Ce n’est pas le centième de ce que vous devriez voir, monsieur, mais cela vous donnera une idée de la magnificence du château de Windsor !

Au sommet de l’escalier, il tourna à droite et traversa promptement une salle aux murs couverts d’assemblages décoratifs d’épées et de pistolets. Strange le suivait. Ils pénétrèrent dans une galerie haute de plafond, longue de soixante ou quatre-vingts mètres.

— Là ! dit le valet avec autant de suffisance que s’il l’avait lui-même construite et décorée.

Le long du mur sud, de hautes fenêtres cintrées laissaient entrer un jour froid et brumeux. La partie inférieure des murs était lambrissée de poirier, et les panneaux avaient tous des bordures sculptées et dorées. La partie supérieure, ainsi que le plafond, était couverte de peintures de dieux et de déesses, de rois et de reines. Le plafond représentait Charles II montant vers une gloire éternelle sur un nuage blanc et bleu, entouré de chérubins roses et potelés. Généraux et diplomates déposaient des trophées à ses pieds, tandis que Jules César, Mars, Hercule et divers grands personnages se tenaient autour avec embarras, subitement frappés d’un sentiment mortifiant d’infériorité devant le monarque britannique.

Tout cela était on ne peut plus magnifique. Cependant, la peinture qui tira l’œil de Strange était une immense fresque murale s’étendant sur toute la longueur du mur nord. Au milieu, on voyait deux rois assis chacun sur un trône. De part et d’autre, debout ou à genoux, se pressaient chevaliers, dames, courtisans, pages, dieux et déesses. La partie gauche de la fresque était baignée de soleil. De ce côté-ci, le roi était un homme beau et robuste, présentant toute la vigueur de la jeunesse. Il portait une toge claire et avait les cheveux dorés et bouclés, le front ceint de lauriers et un sceptre à la main. Les figures et les dieux qui l’entouraient étaient tous équipés de casques, de cuirasses, de lances et d’épées, l’artiste suggérant ainsi que ce monarque n’attirait dans son amitié que les plus guerriers des hommes et des divinités. Dans la partie droite du tableau, en revanche, la lumière devenait terne et plus crépusculaire, comme si le peintre avait voulu figurer un soir d’été. Des étoiles brillaient au-dessus des personnages et tout autour. De ce côté-là, le roi avait la peau pâle et les cheveux bruns. Il portait une toge noire, et sa physionomie était indéchiffrable. Couronné de sombres feuillages de lierre, il tenait en sa main gauche une fine baguette d’ivoire. Son entourage se composait surtout de créatures surnaturelles : un phénix, une licorne, une manticore, des faunes et satyres. On distinguait également quelques personnages mystérieux : une silhouette masculine en robe de moine avec le capuchon tiré sur le visage, une silhouette féminine enroulée dans une cape foncée et semée d’étoiles, le bras jeté en travers des yeux. Entre les deux trônes se dressait une jeune femme vêtue d’une tunique blanche flottante et coiffée d’un casque d’or. D’un geste protecteur, le roi martial lui avait posé la main gauche sur l’épaule ; le roi ténébreux, lui, tendait la main droite vers elle, qui avait allongé la sienne, de sorte que les bouts de leurs doigts se touchaient légèrement.

— C’est l’œuvre d’Antonio Verrio[104], un gentilhomme italien, expliqua le valet. – Il montra du doigt le roi de gauche. – Voici Edward III de l’Angleterre du Sud. – Il montra ensuite le roi de droite. – Et voilà le roi magicien de l’Angleterre du Nord, John Uskglass.

— Vraiment ? fit Strange, grandement intéressé. J’ai déjà vu des statues de lui, certes. Et aussi des gravures dans des livres. Mais je ne pense pas avoir jamais vu de portraits. Et la dame entre les deux rois, qui est-ce donc ?

— Mrs Gwynn, une des maîtresses de Charles II. Elle est censée représenter Britannia[105].

— Je vois. Ce n’est pas rien, je pense, que notre roi magicien occupe encore une place d’honneur dans la maison royale. Mais enfin, on l’a vêtu à la romaine et on lui fait donner la main à une actrice. Je me demande ce qu’il dirait de cela…

Le valet ramena Strange par la galerie tapissée d’armes et le laissa devant une porte noire d’allure imposante, surmontée d’un grand fronton de marbre en corniche.

— Je ne puis vous conduire plus loin, monsieur. Ici s’arrête mon domaine et commence celui des Drs Willis. Vous trouverez le roi derrière cette porte.

Et de s’incliner avant de redescendre l’escalier.

Strange frappa à la porte. De l’intérieur résonnaient le son d’un clavecin et les accents d’une voix masculine.

La porte s’ouvrit sur un grand et solide gaillard de trente ou quarante ans. Son visage rond et blafard était vérolé et suait tel un fromage de Cheschire. L’un dans l’autre, il ressemblait de façon saisissante au bonhomme de la lune qui passe pour un « ample fromage[106] ». Il s’était rasé sans soin et, çà et là sur sa face blanche, se détachaient deux ou trois gros poils noirs, évoquant une famille de mouches noyée dans le lait avant la fabrication dudit fromage, d’où leurs pattes émergeraient. Sa redingote était taillée dans une bure brune rugueuse, et sa chemise et sa cravate dans le lin le plus grossier. Aucun de ses vêtements n’était particulièrement propre.

— Oui ? dit-il, gardant la main sur le battant, montrant ainsi son intention de le refermer à la moindre provocation de l’intrus.

Il tenait très peu du personnage du serviteur de palais et beaucoup de celui de l’infirmier d’asile d’aliénés, ce qu’il était.

Strange leva un sourcil devant ce manque de courtoisie. Il donna son nom assez froidement et déclara qu’il était venu rendre visite au roi.

Le bonhomme soupira.

— Eh bien, monsieur, je ne puis nier que nous vous attendions. Mais, vous voyez, vous ne pouvez entrer. Le Dr John et le Dr Robert – les noms des deux frères Willis – ne sont pas là. Nous les espérons d’un instant à l’autre depuis une heure et demie. Nous ne savons pas où ils peuvent se trouver.

— Voilà qui est des plus fâcheux, répondit Strange, mais cela ne me concerne pas. Car je n’ai nul désir de voir les messieurs dont vous me parlez. J’ai affaire avec le roi. J’ai ici une lettre signée par les archevêques de Canterbury et d’York m’accordant le droit de visiter Sa Majesté aujourd’hui.

Et Strange d’agiter la lettre sous le nez de l’autre.

— Monsieur, vous devez attendre la venue du Dr John et du Dr Robert. Ils ne permettent à personne de s’immiscer dans leur façon de s’y prendre avec le roi. Le silence et la retraite sont ce qui convient le mieux au roi. La conversation est la pire des choses pour lui. Vous ne sauriez imaginer, monsieur, quel terrible mal vous pourriez causer au roi simplement en lui parlant. Mettons que vous lui disiez qu’il pleut. Vous considéreriez sans doute que la remarque est la plus innocente du monde. Elle peut pourtant donner à ruminer au roi, voyez-vous, et son esprit, dans sa démence, vole alors d’une chose à une autre, lui provoquant une crise de fureur des plus dangereuses. Il peut songer aux fois où, dans le temps, il pleuvait et où ses domestiques lui apportaient des nouvelles de batailles perdues, et de filles qui étaient mortes, et de fils qui l’avaient déshonoré… Tenez ! Cela pourrait suffire à tuer le roi sur le coup ! Voulez-vous tuer le roi, monsieur ?

— Non.

— Eh bien, alors, reprit le bonhomme d’un ton enjôleur, ne voyez-vous donc pas, monsieur, qu’il serait préférable d’attendre le Dr John et le Dr Robert ?

— Merci, mais je pense que c’est un risque à courir. Conduisez-moi à Sa Majesté, je vous prie.

— Le Dr John et le Dr Robert seront très mécontents, l’avertit le bonhomme.

— Je ne m’en soucie guère, répliqua Strange avec froideur.

Le bonhomme parut stupéfié par cette impertinence.

— À présent, poursuivit Strange, avec un air très déterminé et un nouveau moulinet de sa lettre, auriez-vous l’obligeance de me permettre de voir le roi ou allez-vous défier l’autorité de deux archevêques ? Cela est une affaire très grave, passible de… Enfin, je ne sais pas exactement de quoi, mais d’une peine assez sévère, j’imagine.

Le bonhomme soupira. Il appela un compère (aussi sale et fruste que lui) et lui ordonna de se rendre immédiatement aux domiciles du Dr John et du Dr Robert pour aller les chercher. Puis, à contrecœur, il s’écarta afin de laisser entrer Strange.

Les dimensions de la salle étaient grandioses. Les murs, lambrissés de chêne, présentaient quantité de fines moulures. D’autres personnages majestueux et allégoriques étaient alanguis sur les nuées peintes au plafond. Quant à la pièce elle-même, elle était lugubre. Pas un seul tapis n’en couvrait le sol, et il y faisait très froid. Un fauteuil et un clavecin en mauvais état constituaient le seul mobilier. Un vieil homme était assis au clavecin, leur tournant le dos. Vêtu d’une robe de chambre d’un antique brocart violet, il avait un bonnet de nuit froissé en velours écarlate sur la tête et, aux pieds, des pantoufles sales et cassées. Il jouait avec beaucoup de vigueur et chantait à tue-tête en allemand. En entendant des bruits de pas approcher, il s’interrompit.

— Qui est là ? demanda-t-il. Qui est-ce donc ?

— Le magicien, Votre Majesté, répondit l’infirmier de l’asile d’aliénés.

Le vieil homme parut méditer un moment ce renseignement, puis il déclara d’une voix forte :

— Cette profession m’inspire un dégoût sans pareil !

Et de se remettre à frapper les touches de son clavecin en chantant à tue-tête.

C’était là une entrée en matière plutôt décourageante. L’infirmier d’asile d’aliénés émit un petit rire insolent et se retira, laissant Strange et le roi seul à seul. Strange s’avança de quelques pas dans la salle et se posta à un endroit d’où il pourrait observer le visage du roi.

Sur ce visage, le malheur de la démence se combinait avec celui de la cécité. Les iris étaient d’un bleu trouble, le blanc des yeux aussi terne que du lait caillé. De longues mèches de cheveux blanchâtres, striés de gris, pendaient de part et d’autre de ses joues, marbrées de vaisseaux éclatés. Pendant que le roi chantait, de la salive voletait de ses lèvres rouges flasques. Sa barbe était presque aussi longue et aussi blanche que ses cheveux. Il ne ressemblait en rien aux portraits que Strange avait vus de lui, car ceux-ci avaient été exécutés quand il avait toute sa tête. Avec sa longue chevelure, sa longue barbe et sa longue robe violette, il rappelait surtout un personnage de vieillard tragique sorti de Shakespeare… Ou plutôt à deux personnages de vieillards tragiques sortis de Shakespeare. Dans sa folie et sa cécité, il était le roi Lear et Gloucester réunis.

Strange avait été averti par les ducs royaux qu’il était contraire à l’étiquette de parler au roi à moins que ce dernier ne vous adressât d’abord la parole. Il y avait cependant peu d’espoir que cela arrivât, étant donné que Sa Majesté détestait autant les magiciens. Aussi, quand Sa Majesté marqua une nouvelle pause dans sa musique et son chant, Strange se présenta.

— Je suis l’humble serviteur de Votre Majesté, Jonathan Strange d’Ashfair, dans le Shropshire. J’étais le magicien ordinaire des armées pendant la dernière guerre en Espagne où, sans m’en vanter, j’ai pu me rendre quelque peu utile à Votre Majesté. C’est l’espoir des fils et des filles de Votre Majesté que ma magie puisse soulager Votre Majesté de son mal.

— Dites au magicien que je ne le vois pas ! répondit le roi d’un ton dégagé.

Strange ne se donna pas la peine de répliquer à cette déclaration absurde.

Bien sûr que le roi ne pouvait le voir, il était aveugle.

— Mais je vois fort bien son compagnon ! continua Sa Majesté d’un ton approbateur en tournant la tête, comme pour fixer un point à cinquante centimètres ou à un mètre sur la gauche de Strange. Avec sa perruque argentée, je pense bien que je devrais être capable de le voir ! Il a l’air d’un bougre bien extravagant.

Ces propos étaient si convaincants que Strange se retourna pour regarder. Naturellement, il n’y avait personne.

Pendant ces quelques derniers jours, il avait compulsé les livres de Mr Norrell en quête d’une indication appropriée à l’état du roi. Il existait étonnamment peu de charmes susceptibles de guérir la folie. Au reste, il n’en avait trouvé qu’un, et il n’était pas certain de sa destination. Il s’agissait d’une prescription des Révélations des trente-six autres mondes, d’Ormskirk. Ormskirk écrivait que celle-ci devait dissiper les illusions et corriger les idées fausses. Strange sortit l’ouvrage pour relire le charme. La formule de magie était particulièrement obscure, composée seulement des mots suivants :


« Place la lune devant ses yeux et sa blancheur dévorera les fausses apparences que le trompeur y aura mises.

« Place un essaim d’abeilles à portée de ses oreilles. Les abeilles aiment la vérité et détruiront les mensonges du trompeur.

« Place du sel dans sa bouche, de crainte que le trompeur ne tente de l’attirer avec le goût du miel ou de le rebuter avec un goût de cendres.

« Cloue sa main d’un clou en fer afin qu’il ne puisse la lever pour exécuter l’ordre du trompeur.

« Place son cœur en lieu sûr afin que tous ses désirs lui soient propres et que le trompeur ne puisse y trouver prise.


« Mémorandum. La couleur rouge peut être jugée bénéfique. »


Tandis que Strange prenait lecture du passage, il fut forcé de reconnaître qu’il n’avait pas la moindre idée de sa signification[107]. Comment le magicien était-il censé décrocher la lune pour le sujet affligé ? Et si le second alinéa était exact, alors les ducs eussent mieux fait de recourir à un apiculteur qu’à un magicien. Strange ne pouvait pas non plus croire que Leurs Altesses royales seraient ravies s’il s’avisait de transpercer les mains du roi avec des clous en fer. La note sur la couleur rouge était également étrange. Il croyait se souvenir d’avoir lu ou entendu quelque chose sur le rouge, sans se rappeler pour l’heure quelle en était la teneur.

Le roi, entre-temps, avait engagé la conversation avec le personnage imaginaire aux cheveux d’argent.

— Je vous demande de bien vouloir me pardonner de vous avoir pris pour un être du commun. Vous pouvez bien être roi, comme vous l’affirmez ; néanmoins, je me permets de vous faire remarquer que je n’ai jamais eu vent d’aucun de vos royaumes. Où se trouve Illusions-perdues ? Où sont les Châteaux bleus ? Où est donc la Cité des anges de fer ? Nous, en revanche, sommes roi de Grande-Bretagne, une terre connue de tous et qui est clairement représentée sur les cartes ! – Sa Majesté s’arrêta, vraisemblablement pour attendre la réponse du personnage aux cheveux d’argent, car il s’écria soudain : – Oh, ne le prenez pas mal ! De grâce, ne le prenez pas mal ! Vous êtes roi et je suis roi aussi ! Nous serons tous rois ensemble ! Et rien ne nous oblige, ni l’un ni l’autre, de céder au courroux ! Tenez, je vais jouer et chanter pour vous !

Et de tirer une flûte de la poche de sa robe de chambre afin de jouer un air mélancolique.

À titre d’expérience, Strange tendit la main et déroba le bonnet de nuit écarlate de Sa Majesté. Il observa attentivement le roi pour voir s’il devenait encore plus fou sans son couvre-chef ; au bout de plusieurs minutes d’observation, il fut forcé de reconnaître qu’il ne voyait aucune différence. Il lui remit son bonnet de nuit.

Pendant l’heure et demie qui suivit, il essaya toute la magie qui lui venait à l’esprit. Il jeta des sorts de mémoire, des sorts de découverte, des sorts d’éveil, des sorts pour la concentration d’esprit, des sorts pour chasser les cauchemars et les mauvaises pensées, des sorts pour discerner un ordre dans le chaos, des sorts pour retrouver son chemin après s’être égaré, des sorts de démystification, des sorts de clairvoyance, des sorts pour exercer son intelligence, des sorts pour guérir les malades ainsi que des sorts pour restaurer un membre fracturé. Certains de ces sorts étaient longs et compliqués. D’autres se limitaient à un mot. D’autres devaient être prononcés à haute voix. D’autres exigeaient seulement d’être pensés. D’autres ne comportaient aucun mot et consistaient en un simple geste. D’autres encore étaient des sorts que Strange et Norrell pratiquaient quotidiennement sous une forme ou une autre depuis les cinq dernières années. D’autres n’avaient probablement pas servi depuis des siècles. D’autres demandaient un miroir, deux une petite perle de sang du doigt du magicien, et un troisième une bougie et un bout de ruban. Mais ils avaient tous quelque chose en commun : ils n’avaient absolument aucun effet sur le roi.

À la fin, Strange songea : « Oh, j’abandonne ! »

Sa Majesté, qui, par bonheur, n’avait eu nulle conscience de la magie à laquelle elle avait été soumise, devisait confidentiellement avec le personnage aux cheveux d’argent qu’elle seule pouvait voir.

— Avez-vous été envoyé ici pour toujours ou bien pouvez-vous repartir ? Oh, ne vous laissez pas attraper ! Ce lieu est peu sûr pour les rois ! On nous met la camisole de force ! La dernière fois que j’ai eu l’autorisation de sortir de mes appartements, c’était un lundi de 1811. On me dit qu’il y a trois ans de cela, mais on ment ! D’après mes calculs, il y aura deux cent quarante-six ans dimanche en quinze !

« Pauvre malheureux ! songea Strange. Enfermé dans ce lieu glacé et sinistre, sans amis ni divertissements ! Rien d’étonnant à ce que le temps passe si lentement pour lui. Rien d’étonnant à ce qu’il soit fou ! »

À haute voix il déclara :

— Je serai très heureux de vous faire sortir, Votre Majesté, si tel est votre désir.

Le roi marqua une pause dans son bavardage et tourna légèrement la tête.

— Qui a dit cela ? demanda-t-il.

— C’est votre serviteur, Votre Majesté. Jonathan Strange, le magicien.

Et Strange de s’incliner respectueusement, avant de se rappeler que Sa Majesté était dans l’incapacité de le voir.

— La Grande-Bretagne ! Mon cher royaume ! s’écria le roi. Comme j’aimerais le revoir, surtout maintenant que l’été est là… Les arbres et les prés sont parés de leurs plus beaux atours et l’air a la douceur de la tarte aux cerises !

Par la fenêtre, Strange jeta un regard aux frimas blancs et aux arbres nus et squelettiques.

— Très bien. Je considérerais comme un grand honneur si Votre Majesté acceptait de me suivre dehors.

Le monarque parut méditer cette proposition ; il ôta l’une de ses pantoufles et tenta de la poser en équilibre sur sa tête. Comme cela ne marchait pas, il remit sa pantoufle, prit un gland qui pendait au bout du cordon de sa robe de chambre et le suça d’un air songeur.

— Comment saurais-je si vous n’êtes pas un méchant démon venu m’induire en tentation ? demanda-t-il enfin du ton de quelqu’un en possession de toute sa raison.

Strange avait quelque mal à répondre à sa question. Pendant qu’il cherchait que dire, le roi reprit :

— Naturellement, si vous êtes un méchant démon, alors vous devriez savoir que je suis éternel et ne puis mourir. Si je découvre que vous êtes mon ennemi, je taperai du pied et vous renverrai tout droit en enfer !

— Vraiment ? Votre Majesté devra m’enseigner ce tour. J’aimerais savoir une chose aussi utile. Mais permettez-moi de vous faire observer que, avec une magie si puissante à votre disposition, Votre Majesté n’a rien à craindre en me suivant à l’extérieur. Nous devrons partir aussi vite et aussi discrètement que possible. Les frères Willis ne vont sûrement pas tarder à être là. Votre Majesté ne doit pas faire de bruit !

Le roi ne souffla mot, se tapota le nez et prit un air très rusé.

La tâche suivante de Strange était de trouver le chemin de la sortie sans alerter les infirmiers. Le roi ne fut absolument d’aucune aide à cet égard. Quand il lui demanda où les diverses portes menaient, il répondit qu’à son avis une porte menait en Amérique, une autre à la damnation éternelle, et qu’une troisième pouvait peut-être conduire au vendredi suivant. Aussi Strange en choisit-il une, celle dont le roi pensait qu’elle menait en Amérique, et se dépêcha d’escorter Sa Majesté à travers une enfilade de pièces. Toutes avaient des plafonds peints représentant des monarques anglais qui traversaient les nues dans des chars flamboyants, triomphaient des allégories de l’Envie, du Péché et de la Sédition, et fondaient des temples de la Vertu, des palais de la Justice éternelle et autres institutions utiles de ce genre. Mais, bien que les plafonds débordassent de l’activité la plus intense, les salons au-dessous étaient abandonnés, râpés et pleins de poussière et d’araignées. Les meubles étaient tous recouverts de housses, de sorte qu’on avait le sentiment que ces sièges et ces tables avaient dû mourir il y avait bien longtemps, et que c’étaient là leurs pierres tombales.

Ils aboutirent à une sorte d’escalier dérobé. Le roi, qui avait pris à cœur la consigne de silence de Strange, insista pour descendre les marches sur la pointe des pieds à la manière très exagérée d’un petit enfant. Cela lui prit du temps.

— Eh bien, Votre Majesté, déclara gaiement Strange, quand ils arrivèrent enfin en bas, j’estime que nous nous sommes plutôt bien débrouillés. Je n’entends aucun bruit de poursuite. Le duc de Wellington serait content de nous employer l’un ou l’autre comme agent de renseignements. Je ne pense pas que le capitaine Somers-Cocks ou même Colquhoun Grant auraient pu traverser le territoire ennemi avec plus de…

Il fut interrompu par les sons stridents, triomphants, que le roi tirait de sa flûte.

— Morbleu ! s’exclama Strange, tendant l’oreille au cas où les infirmiers ou, pis encore, les Willis accourraient.

Cependant, il ne se produisit rien de tel. Quelque part tout près, on entendait de drôles de coups sourds irréguliers, accompagnés de cris et de gémissements… On eût cru que quelqu’un se faisait battre par un plein placard de balais. Hormis ce vacarme, tout était tranquille.

Une porte ouvrait sur une grande terrasse de pierre, d’où le sol descendait à pic ; au bas du talus, s’étendait un parc. Sur la droite, on devinait une longue double rangée d’arbres dénudés.

Bras dessus, bras dessous, le roi et Strange suivirent la terrasse jusqu’au coin du château. Là, Strange trouva un sentier qui dévalait la pente avant de disparaître dans le parc. Ils le longèrent donc et n’avaient pas pénétré très avant sous les arbres quand ils tombèrent sur une pièce d’eau ornementale, limitée par une margelle de pierre[108]. Au centre se dressait un petit pavillon de pierre, décoré de gargouilles sculptées. Certaines évoquaient des chiens, sauf que leurs corps étaient allongés et bas sur pattes, tels ceux des lézards, et que chacun présentait une crête de piquants le long de l’échine. D’autres étaient censées représenter des dauphins incurvés qui s’étaient mystérieusement arrangés pour s’accrocher aux murs. Sur le toit, une demi-douzaine de dames et de messieurs de l’Antiquité classique, assis dans des positions tout aussi classiques, tenaient des vases. Visiblement, il avait été dans les intentions de l’architecte que des fontaines jaillissent des gueules de toutes ces étranges créatures et des vases du toit pour retomber artistiquement dans la pièce d’eau ; à présent tout était gelé et silencieux.

Strange s’apprêtait à émettre quelque remarque sur le spectacle mélancolique offert par le bassin gelé, quand il entendit des cris. Il se retourna et aperçut un groupe de personnes qui descendaient le talus du château à vive allure. Comme ils se rapprochaient, il vit qu’ils étaient au nombre de quatre : deux messieurs qu’il ne connaissait pas et les deux infirmiers, celui à la face pareille à un fromage du Cheshire et celui qui avait été envoyé chercher les Willis. Ils semblaient tous ulcérés.

Ces messieurs se dépêchaient, fronçant le sourcil d’un air important et offensé. Ils montraient tous les symptômes de ceux qui s’étaient vêtus en hâte. L’un tentait de boutonner sa redingote, sans grand succès. Dès qu’il attachait les boutons, ceux-ci se défaisaient. À peu près du même âge que Mr Norrell, il portait une perruque démodée (rappelant celle de Mr Norrell) qui de temps en temps tressautait et tournoyait sur sa tête. Mais il différait de Mr Norrell en ce qu’il était plutôt grand, plutôt beau, et avait un maintien imposant et décidé. L’autre monsieur, son cadet de plusieurs années, était tracassé par ses bottes, lesquelles paraissaient douées d’opinions propres. Alors qu’il luttait pour avancer, elles tentaient de l’entraîner dans une direction totalement différente. Strange ne put que conclure que sa magie avait eu plus de succès qu’il ne l’avait espéré et avait rendu les habits difficiles à manier.

Le monsieur le plus grand (celui qui portait la perruque folâtre) jeta à Strange un regard furibond.

— Avec l’autorisation de qui le roi est-il sorti ? s’enquit-il.

Strange leva les épaules.

— Avec la mienne, je pense.

— Vous ! Mais qui êtes-vous ?

Ne goûtant point la manière dont on s’adressait à lui, Strange répliqua :

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Je suis le Dr John Willis. Voici mon frère, le Dr Robert Darling Willis. Nous sommes les médecins du roi. Nous avons la charge de la personne du roi sur ordre du Conseil de la reine. Personne n’a le droit de rencontrer Sa Majesté sans notre permission. Je vous le demande une dernière fois : qui êtes-vous ?

— Je suis Jonathan Strange. Je suis venu à la requête de Leurs Altesses royales les ducs d’York, de Clarence, de Sussex, de Kent et de Cambridge pour voir si Sa Majesté peut ou non être guérie par la magie.

— Ha ! s’écria le Dr John avec mépris. La magie ! Cette médecine-là est surtout utilisée pour tuer les Français, n’est-il pas ?

Le Dr Robert émit un rire sarcastique. L’effet de son dédain glacé de scientifique fut toutefois gâché quand ses bottes l’emportèrent soudain avec une telle brutalité qu’il alla heurter du nez contre un arbre.

— Voyons, maître magicien ! protesta le Dr John. Vous vous méprenez si vous croyez pouvoir maltraiter ma personne et mes domestiques en toute impunité. Car vous reconnaîtrez sans doute que vous avez collé les portes du château avec votre magie afin que mes hommes ne puissent vous empêcher de sortir ?

— Certainement pas ! déclara Strange. Je n’ai rien commis de tel ! Je l’aurais pu, concéda-t-il, s’il en avait été besoin. Mais vos hommes sont aussi paresseux qu’ils sont insolents ! Quand Sa Majesté et moi-même avons quitté le château, ils étaient invisibles !

Le premier infirmier (celui à la face pareille à un fromage du Cheshire) faillit exploser en entendant ces paroles.

— Ce n’est pas vrai ! cria-t-il. Docteur John, docteur Robert, je vous supplie de ne pas écouter ces menteries ! Martin que voici – il montrait l’autre infirmier – a perdu la voix. Il ne pouvait plus émettre un son pour donner l’alerte !

L’autre infirmier remua les lèvres en gesticulant violemment pour confirmer ses propos.

— … Quant à moi, monsieur, j’étais dans le corridor au bas de l’escalier, quand la porte d’en haut s’est ouverte. Je me disposais justement à parler à ce magicien – et des noms d’oiseaux j’allais lui donner aussi de votre part – quand j’ai été attiré par magie dans un placard à balais dont la porte s’est aussitôt refermée sur moi…

— Quelles inepties ! s’exclama Strange.

— Des inepties, ah, oui ? s’indigna le bonhomme. Et je présume que ce n’est pas vous qui m’avez fait battre par les balais du placard ? Je suis plein de contusions.

Cela au moins était parfaitement vrai. Il avait le visage et les mains couverts de marques rouges.

— Là, maître magicien ! s’écria triomphalement le Dr John. Que dites-vous à présent ? À présent que tous vos tours sont dévoilés…

— Ah, vraiment ? fit Strange. Il s’est infligé une belle correction afin de rendre son histoire plus convaincante !

Le roi émit un son vulgaire sur sa flûte.

— Soyez assuré, menaça le Dr John, que le Conseil de la reine entendra parler sous peu de votre impudence ! – Puis, se détournant de Strange, il appela : – Votre Majesté, venez ici !

Le roi gambadait lestement derrière Strange.

— Vous m’obligeriez en rendant Sa Majesté à ma garde, insista le Dr John.

— Je n’en ferai rien, déclara Strange.

— Parce que vous savez comment les insensés doivent être traités, n’est-ce pas ? ironisa le Dr John. Vous avez étudié la question ?

— Je sais que l’éloignement de toute compagnie, la privation d’exercice et un simple changement d’air ne peuvent rien guérir du tout. Il s’agit d’une barbarie ! Je ne traiterais pas un chien ainsi.

— En parlant de la sorte, ajouta le Dr Robert, vous trahissez votre ignorance. La solitude et la tranquillité dont vous vous plaignez si vigoureusement sont les pierres angulaires de tout notre système de traitement du roi.

— Oh ! se défendit Strange. Vous appelez cela un système, vraiment ? Et en quoi consiste ce système ?

— Il y a trois principes essentiels, répondit le Dr Robert. L’intimidation…

Avec sa flûte, le roi joua quelques notes tristes…

— … l’isolement…

… qui se muèrent en un petit air mélancolique…

— … et la contention.

… avant de s’achever sur une longue note semblable à un soupir.

— De cette manière, poursuivit le Dr Robert, toutes les sources possibles d’excitation sont supprimées et le patient se voit refuser les matériaux servant à construire ses fantaisies et ses idées erronées.

— À la fin, ajouta le Dr John, c’est en imposant sa volonté à son patient que le médecin obtient la guérison. La force de caractère du médecin détermine donc son succès ou son échec. D’aucuns ont noté que notre père était capable de maîtriser des aliénés juste en les fixant du regard.

— Vraiment ? s’étonna Strange, se sentant intéressé à son corps défendant. Je n’y avais jamais songé auparavant, mais on trouve assurément quelque chose d’identique dans la magie. Il existe toutes sortes de circonstances où le succès d’un tour de magie dépend de la force de caractère du magicien.

— Pas possible ? fit le Dr John, jetant un bref coup d’œil à sa gauche.

— Oui. Prenez Martin Pale, par exemple. Maintenant il est…

Strange suivit involontairement des yeux la direction du regard du Dr John. Un des infirmiers – celui qui ne pouvait plus parler – contournait furtivement la pièce d’eau ornementale en direction du roi, tenant un objet de couleur claire dans les mains. Sur le moment, Strange ne devina pas la nature de ce dernier. Puis il le reconnut : c’était une camisole de force.

Plusieurs événements se produisirent en même temps. Strange cria quelque chose – il ne savait quoi –, l’autre infirmier se rua vers le roi, les deux Willis tentèrent de s’emparer de Strange, le roi tira des sons d’alarme stridents de sa flûte et un drôle de bruit se fit entendre, comme si une centaine de gens se raclaient la gorge.

Tous s’arrêtèrent pour regarder autour de soi. Le vacarme paraissait provenir du petit pavillon de pierre au centre du bassin gelé. Soudain un nuage blanc opaque fusa des gueules de toutes les gargouilles de pierre, comme si celles-ci avaient toutes expiré à la fois. Les nuages de buée brillèrent et scintillèrent dans la maigre lumière brumeuse, puis tombèrent sur la glace avec un léger tintement.

Il y eut un silence, suivi immédiatement d’un horrible fracas, pareil à celui de blocs de marbre qu’on eût fendus. Les gargouilles s’arrachèrent des murs du pavillon et se mirent à ramper et à se dandiner vers les Willis sur la surface gelée. Les yeux de pierre inexpressifs roulaient dans leurs orbites. Leurs gueules s’ouvrirent, et de chaque gorge jaillit un jet d’eau. Leurs lourdes queues zigzaguaient de côté et d’autre, tandis que leurs pattes minérales se levaient puis s’abaissaient avec raideur. Les canalisations de plomb qui transportaient l’eau jusqu’à leurs gueules s’étiraient magiquement derrière elles.

Les Willis et les infirmiers écarquillaient les yeux, dans la totale incapacité de comprendre ce qui se passait. Les grotesques créatures rampaient toujours, tirant leur tuyauterie après elles et arrosant d’eau les médecins. Ces derniers sautaient ici et là en hurlant, davantage par peur que sous l’effet de la douleur.

Les infirmiers s’enfuirent. Que les Willis, eux, restassent plus longtemps avec le roi, il n’aurait pu en être question. Dans l’air glacé, leurs habits trempés gelaient sur eux.

— Magicien ! cria le Dr John, tout en se tournant pour regagner le château en courant. Eh bien ! voilà un autre nom pour imposteur ! Lord Liverpool en entendra parler, magicien ! Il saura comment vous agissez avec les médecins du roi ! Ouille, ouille, ouille !

Il aurait bien continué dans cette veine, mais les gargouilles du toit du pavillon s’étaient dressées et commençaient à lui lancer des pierres.

Strange se borna à accorder un sourire méprisant aux frères Willis. Son assurance était pourtant plus feinte que réelle. En vérité, il se sentait mal à l’aise. Toute la magie qui venait d’être pratiquée n’était pas de son fait.

33 « Placez la lune devant mes yeux »

Novembre 1814

C’était on ne peut plus mystérieux. Pouvait-il y avoir un autre magicien au château ? Un des domestiques, peut-être ? Ou l’une des princesses ? Cela semblait peu probable. Mr Norrell pouvait-il y être pour quelque chose ? Strange se représenta son professeur assis dans son petit salon du second étage de Hanover-square, à scruter son plat d’argent, à observer tout ce qui se passait et à chasser, à la fin, les Willis grâce à sa magie. C’était possible, estima Strange. L’animation des statues était une des spécialités de Mr Norrell, après tout. Cela avait même été le premier enchantement à lui apporter la notoriété publique. Et pourtant, pourtant… Pourquoi Mr Norrell déciderait-il soudain de l’aider ? Par bonté d’âme ? Certainement pas. En outre, cette magie dégageait un humour noir qui ne ressemblait pas à Norrell. Le magicien n’avait pas seulement voulu effrayer les frères Willis, il avait voulu les ridiculiser. Non, ce ne pouvait être Norrell. Alors qui ?

Le roi ne paraissait nullement las. Il était plutôt porté à danser, à gambader et à se réjouir en général de la défaite des Willis. Aussi, pensant qu’un surcroît d’exercice ne pouvait assurément pas nuire à Sa Majesté, Strange poursuivit son chemin.

Le brouillard blanc avait estompé tout détail et toute couleur, rendant le paysage fantomatique. La terre et le ciel se confondaient dans la même grisaille immatérielle.

Le roi prit le bras de Strange d’un geste affectueux, ayant complètement oublié qu’il détestait les magiciens. Il se mit à l’entretenir des sujets qui le préoccupaient dans sa folie. Il était convaincu que quantité de calamités s’étaient abattues sur la Grande-Bretagne depuis qu’il était devenu fou. Il se figurait que le naufrage de sa raison devait s’accompagner d’un naufrage correspondant du royaume. Le premier de ces fantasmes était sa croyance que Londres avait été noyée dans une grande inondation.

— … et quand on est venu nous annoncer que les eaux grises et glacées s’étaient refermées sur le dôme de la cathédrale Saint-Paul et que la cité de Londres était devenue le domaine des poissons et des monstres marins, nous ne pouvons vous décrire nos sentiments ! Nous croyons avoir pleuré pendant trois jours entiers ! Aujourd’hui, les monuments sont tous recouverts d’anatifes, et sur les marchés on ne vend plus que des huîtres et des oursins ! Mr Fox nous a rapporté que voilà trois dimanches il était allé à Saint Vedast, dans Foster-lane, et qu’il avait entendu une excellente homélie prononcée par un turbot[109]. Mais nous avons un plan pour la restauration de notre royaume ! Nous avons dépêché des plénipotentiaires au roi des Poissons avec notre proposition d’épouser une sirène et de mettre ainsi fin au conflit opposant nos deux grandes nations !…

L’autre sujet qui préoccupait le roi était celui du personnage aux cheveux d’argent que lui seul voyait.

— Il prétend être roi, chuchota-t-il avec empressement. Nous, nous pensons que c’est un ange ! À cause de cette chevelure d’argent, nous croyons cela très vraisemblable. Et ces deux mauvais génies – ceux auxquels vous parliez –, il les a affreusement injuriés. Nous sommes persuadé qu’il est venu les frapper et les jeter dans une fosse ardente ! Ensuite, il ne fait aucun doute qu’il nous portera, vous comme nous, jusqu’au Piccadilly céleste !

— Au paradis céleste, corrigea Strange. Votre Majesté veut dire le paradis.

Ils continuèrent de marcher. Il se mit à neiger, une lente chute de blanc sur un monde gris clair. Le silence était total.

Soudain résonna le son d’une flûte. Cette musique était indiciblement funèbre et nostalgique, quoique pleine de noblesse.

Croyant que le roi jouait, Strange se retourna. Sa Majesté se tenait les bras le long du corps, avec la flûte dans sa poche. Strange promena ses regards à la ronde. Le brouillard n’était pas assez épais pour cacher un intrus qui aurait pu s’approcher d’eux. Il n’y avait personne. Le parc était désert.

— Ah, écoutez ! s’écria le roi. L’artiste décrit la tragédie du roi de Grande-Bretagne. Cette suite de notes, là ! C’est pour ses anciens pouvoirs disparus ! Cette phrase mélancolique ! C’est pour sa raison détruite par des politiciens fourbes et la mauvaise conduite de ses fils. Ce petit air-là propre à vous briser le cœur… C’est pour la belle et jeune créature qu’il adorait quand il était petit et à laquelle ses amis l’ont contraint de renoncer. Ah, mon Dieu ! Comme il a pleuré alors…

Des larmes roulèrent sur la face du roi. Il esquissa une pavane lente et solennelle, agitant le corps et les bras de côté et d’autre et tournant doucement sur le sol. La musique s’éloignait pour s’enfoncer plus profondément dans le parc, et le roi suivait en dansant.

Strange était mystifié. La musique conduisait le roi en direction d’un bosquet. Du moins Strange supposait-il que c’était un bosquet. Il était quasi certain d’avoir vu tout à l’heure une douzaine d’arbres, probablement moins. À présent le bosquet était devenu un petit bois… Non, un vrai bois, un bois sombre et profond, aux arbres séculaires et sauvages. Leurs grosses branches évoquaient des membres tordus, et leurs racines de grouillants nœuds de serpent. Elles étaient lourdement enchevêtrées de lierre et de gui. Un étroit sentier se dessinait entre les troncs, creusé de profondes ornières, bordées de glace et frangées d’herbes raidies par le gel. Au fond du bois, de pâles piqûres d’épingle lumineuses suggéraient une maison là où il n’aurait dû y en avoir aucune.

— Votre Majesté ! appela Strange. – Il courut après le roi et lui saisit les mains. – Que Votre Majesté me pardonne, mais je n’aime pas beaucoup l’aspect de ces arbres. Je pense que nous ferions aussi bien de retourner au château.

Le roi était transporté par la musique et ne voulait pas partir. Il murmura, puis dégagea son bras de l’étreinte de Strange. Strange se saisit de nouveau de lui et, moitié ouvrant la marche, moitié tirant son royal compagnon, le ramena à la grille.

Mais le flûtiste invisible n’était pas disposé à abandonner si facilement la partie. La musique soudain s’amplifia ; elle arrivait de toutes parts. Une nouvelle mélodie s’insinuait presque à leur insu pour se mêler harmonieusement à la première.

— Ah ! Écoutez ! Oh, écoutez ! s’exclama le roi, se retournant vivement. Il joue en votre honneur, maintenant ! Cette mélodie criarde est pour votre méchant maître qui ne veut pas vous enseigner ce que vous êtes en droit d’apprendre. Ces notes discordantes expriment votre courroux d’être empêché de faire de nouvelles découvertes. Cette lente marche funèbre est pour la grande bibliothèque qu’il est trop égoïste pour vous montrer.

— Comment diable…, commença Strange, avant de s’interrompre.

Il l’entendait aussi, la musique qui racontait sa vie. Il s’avisa pour la première fois combien son existence était pleine de tristesse. Il était entouré d’hommes et de femmes à l’esprit mesquin, qui le détestaient et étaient secrètement jaloux de son talent. Il savait à présent que toute pensée rebelle qu’il avait nourrie était justifiée, et toute pensée généreuse hors de propos. Ses ennemis étaient méprisables, et ses amis fourbes. Norrell (bien entendu) était le pire de tous ; Arabella était faible et indigne de son amour.

— Ah ! soupira Sa Majesté. Alors vous aussi avez été trahi.

— Oui, murmura tristement Strange.

Ils étaient de nouveau face au bois. Les lumières entre les arbres, si minuscules fussent-elles, évoquaient fortement à Strange l’idée d’un toit et de ses joies. Il voyait déjà la douce clarté des chandelles tomber sur les bergères confortables, les âtres anciens où des flammes claires pétillaient, les verres de vin chaud épicé qui leur seraient servis pour les réchauffer après leur marche dans le bois obscur. Ces lumières lui suggéraient aussi autre chose.

— Je crois qu’il y a une bibliothèque, dit-il.

— Oh, assurément ! acquiesça le roi, tapant des mains dans son enthousiasme. Vous allez lire ses ouvrages et, quand vos yeux seront fatigués, nous vous les lirons ! Nous devons nous hâter ! Écoutez la musique ! Il s’impatiente de savoir si nous le suivons !

Sa Majesté tendit la main pour prendre le bras gauche de Strange. Afin de lui agréer, Strange s’aperçut qu’il devait déplacer un objet qu’il tenait dans la main gauche. Les Révélations des trente-six autres mondes d’Ormskirk.

« Oh, ce livre-là ! songea-t-il. Eh bien, je n’en ai plus besoin. La maison de la forêt doit sûrement en contenir de meilleurs ! » Il ouvrit la main et laissa tomber Les Révélations sur le sol enneigé.

La neige tombait plus dru. Le flûtiste jouait toujours. Ils pressèrent le pas vers le bois. Comme ils couraient, le bonnet de nuit du roi tomba sur les yeux de ce dernier. Strange leva le bras pour le redresser. Ce faisant, il se souvint brusquement de ce qu’il savait sur la couleur rouge : c’était une puissante protection contre les enchantements.

— Hâtez-vous ! hâtez-vous ! criait le roi.

Le flûtiste enchaîna une suite de notes rapides qui montèrent, puis descendirent pour imiter le bruit du vent. Un authentique vent surgi du néant moitié souleva les marcheurs, moitié les poussa au-dessus du sol en direction du bois. Quand il les reposa, ils étaient beaucoup plus proches de celui-ci.

— Excellent ! approuva le roi.

Son bonnet de nuit tira de nouveau l’œil de Strange.

Le flûtiste invoqua un nouveau vent. Celui-ci emporta le royal bonnet de nuit.

— Peu me chaut, peu me chaut ! cria joyeusement le roi. Il nous a promis des bonnets en abondance quand nous arriverons à sa maison.

Tout à coup Strange lâcha le bras du roi et rebroussa chemin en vacillant dans la tempête et le blizzard pour recouvrer le livre. Celui-ci reposait sur la neige, écarlate au milieu d’un vaporeux camaïeu de blanc et de gris.

«… Protection contre les enchantements… »


Strange se rappela avoir dit à l’un des Willis qu’afin de réussir sa magie un magicien se devait de recourir à sa force de caractère. Pourquoi songeait-il à cela maintenant ?

« Place la lune devant mes yeux, récita-t-il intérieurement, et sa blancheur dévorera les fausses apparences que le trompeur y aura mises. »


Le disque blanc balafré de la lune apparut soudain. Non dans le ciel, mais quelque part ailleurs. S’il avait été forcé de préciser où exactement, Strange aurait déclaré que c’était dans sa tête. Cette sensation n’était pas agréable. Tout ce à quoi il pensait, tout ce qu’il voyait, c’était la face de la lune, pareille à un éclat d’ossement ancien. Il en oublia le roi, il oublia qu’il était magicien, il oublia Mr Norrell. Il oublia même son nom.

Hormis la lune, il oublia tout.

La lune disparut. Levant les yeux, Strange se trouva dans une fondrière enneigée, non loin d’un bois obscur. Entre lui et le bois se tenait le roi aveugle dans sa robe de chambre. Celui-ci devait avoir continué à avancer quand Strange s’était arrêté. Mais sans son guide sur qui s’appuyer, le roi se sentait perdu et effrayé. Il clamait :

— Magicien ! Magicien ! Où êtes-vous donc ?

Le bois ne faisait plus à Strange l’effet d’être un lieu accueillant. Il lui apparaissait désormais comme il lui était apparu au début : sinistre, impénétrable, « non anglais ». Quant aux lumières, il les distinguait à peine ; c’étaient de simples points blancs dans les ténèbres, ce qui suggérait que les occupants de la maison ne pouvaient pas se permettre de brûler beaucoup de chandelles.

— Magicien ! appela encore le roi.

— Je suis là, Votre Majesté.

« Place un essaim d’abeilles à portée de mes oreilles, récita-t-il intérieurement. Les abeilles aiment la vérité et détruiront les mensonges du trompeur. »

Une sourde rumeur emplit ses oreilles, étouffant la musique du flûtiste. Elle ressemblait fort à un langage, et Strange pensa qu’il le comprendrait dans quelque temps. Elle s’amplifia, lui emplissant la tête, la poitrine et jusqu’aux extrémités des doigts et des orteils. Même ses cheveux semblaient électrisés, sa peau crépitait et vibrait de concert. L’espace d’un horrible instant, il crut avoir la bouche pleine d’abeilles, que des abeilles bourdonnaient et voletaient sous sa peau, dans ses oreilles et ses entrailles.

Le bourdonnement cessa. Strange entendit de nouveau le son de la flûte ; toutefois sa musique ne lui paraissait pas aussi douce qu’avant, ni ne lui donnait plus l’impression d’exprimer son existence.


« Place du sel dans ma bouche, se remémora-t-il, de crainte que le trompeur ne tente de m’attirer avec le goût du miel ou de me rebuter avec un goût de cendres. »


Ce passage du charme ne produisait absolument aucun effet[110].

« Cloue ma main d’un clou en fer afin que je ne puisse la lever pour exécuter l’ordre du trompeur. »

— Aïe ! Bon Dieu ! hurla Strange.

Une douleur atroce lui vrilla la paume de la main gauche. Quand elle cessa (aussi soudainement qu’elle avait commencé), il ne se sentit plus forcé de se hâter vers le bois.

« Place mon cœur en lieu sûr afin que tous mes désirs me soient propres et que le trompeur ne puisse y trouver prise. »

Il s’imagina Arabella, telle qu’il l’avait vue mille fois, adorablement mise, siégeant dans un salon au milieu d’une foule de personnes, qui toutes riaient et bavardaient. Il lui donna son cœur. Elle le lui prit des mains et le glissa silencieusement dans la poche de sa robe de soirée. Personne n’avait vu son geste.

Strange jeta ensuite le même sort au roi et, en dernier ressort, confia aussi le cœur du roi à Arabella pour qu’elle le gardât dans sa poche. Il était intéressant de porter un regard extérieur sur la magie. Tant d’événements peu communs s’étaient succédé dans la pauvre tête du roi que la soudaine apparition de la lune ne parut lui causer aucune surprise. Il ne se soucia guère des abeilles ; il les chassa quelque temps après.

Lorsque le sort eut fini d’agir, le flûtiste cessa brusquement de jouer.

— Et maintenant, Votre Majesté, déclara Strange, je crois qu’il est temps de rentrer au château. Vous êtes un souverain britannique, Votre Majesté, et je suis un magicien britannique. Même si la Grande-Bretagne peut nous manquer, nous n’avons pas le droit de manquer à la Grande-Bretagne. Elle peut encore avoir besoin de nos services.

— C’est vrai, c’est vrai ! À notre couronnement, nous avons prêté serment de toujours la servir ! Oh, mon pauvre pays ! – Le roi se retourna et agita la main dans la direction supposée du mystérieux flûtiste. – Adieu ! Adieu, cher monsieur ! Dieu vous bénisse pour votre bonté envers George III !

Les Révélations des trente-six autres mondes reposaient à terre, à moitié recouvertes de neige. Strange les ramassa et en chassa la neige. Il regarda derrière lui. Le bois obscur avait disparu, remplacé par un bouquet de cinq hêtres dénudés des plus innocents.


Sur le chemin du retour vers Londres, Strange s’abîma dans ses pensées. Il avait conscience qu’il aurait dû être troublé par les péripéties survenues à Windsor, peut-être effrayé. Sa curiosité et son excitation, cependant, compensaient de loin son malaise. D’ailleurs, qui ou quoi que fût l’auteur de l’enchantement, il l’avait vaincu et lui avait imposé sa volonté. Son enchanteur avait été fort, mais il avait été encore plus fort. Toute l’aventure avait confirmé un de ses plus anciens soupçons : il existait davantage de magie en Angleterre que Mr Norrell ne voulait bien l’admettre.

Peu importait l’angle sous lequel il considérait cette affaire, il revenait sans arrêt au personnage aux cheveux d’argent seulement visible du roi. Il tâchait de se rappeler les paroles exactes de Sa Majesté sur ce personnage, mais butait toujours sur le simple détail de ses cheveux d’argent.

Il arriva à Londres aux environs de quatre heures et demie. La cité s’obscurcissait ; des lumières brillaient à toutes les boutiques, et les allumeurs de réverbères arpentaient les rues. Après avoir atteint le carrefour d’Oxford-street et de New Bond-street, il tourna le dos à celui-ci pour se diriger vers Hanover-square. Il trouva Mr Norrell dans sa bibliothèque, en train de prendre le thé.

Mr Norrell, comme toujours, fut ravi de voir l’autre magicien et impatient d’entendre le compte-rendu complet de sa visite au roi.

Strange lui rapporta donc que le monarque était séquestré en son palais, puis il énuméra les charmes qu’il avait pratiqués. De l’arrosage des Willis, du bois enchanté et du flûtiste invisible, il ne souffla mot.

— Je ne suis pas surpris que vous n’ayez pu aider Sa Majesté, commenta Mr Norrell. Je ne crois pas que les magiciens auréats aient été capables de guérir la folie. En fait, je ne suis pas certain qu’ils aient essayé. Ils semblent avoir considéré la folie sous un tout autre jour. Ils révéraient les fous, en quelque sorte, et croyaient qu’ils savaient des choses ignorées des hommes sensés, des choses qui pouvaient être utiles à un magicien. On raconte que Ralph Stokesey et Catherine de Winchester consultaient tous deux des aliénés.

— Il n’y avait pas que les magiciens, n’est-ce pas ? objecta Strange. Les fées aussi s’intéressaient beaucoup aux fous. Je me souviens d’avoir lu cela quelque part, j’en suis sûr.

— Oui, en effet ! Certains de nos écrivains les plus importants ont noté la grande ressemblance existant entre les fous et les fées. Les deux sont connus pour tenir des propos sans queue ni tête. Vous avez sans doute remarqué ce trait chez le roi. On observe d’autres similitudes. Chaston, si je m’en souviens bien, a plusieurs choses à dire sur le sujet. Il cite l’exemple d’un aliéné de Bristol qui, chaque matin, annonçait à sa famille son intention de sortir se promener en compagnie d’une des chaises de la salle à manger. L’homme était dévoué à ce meuble particulier, le considérait comme l’un de ses amis les plus intimes et tenait avec lui des conversations imaginaires au cours desquelles ils discutaient du but de leur promenade et des chances qu’ils avaient de rencontrer d’autres tables ou chaises. Apparemment, le malheureux était très peiné chaque fois qu’une personne se proposait de s’asseoir sur ladite chaise. À l’évidence, cet homme était fou, Chaston souligne toutefois que les fées ne considéreraient pas son comportement comme aussi ridicule que nous. Les fées ne font pas une grande distinction entre le règne animé et le règne inanimé. Elles croient que les pierres, les portes, les arbres, le feu, les nuées et ainsi de suite ont tous une âme et des désirs, et sont de sexe masculin ou féminin. Peut-être cela explique-t-il l’extraordinaire sympathie que les fées montrent pour la folie. Par exemple, il était bien connu que, lorsque les fées se dérobaient aux regards, les aliénés étaient souvent capables de les percevoir. Le cas le plus célèbre que j’ai en mémoire était celui d’un jeune insensé appelé Duffy, de Chesterfield dans le Derbyshire, au XIVe siècle. Il était le favori d’un sylphe malveillant qui tourmentait ce bourg depuis des années. Le sylphe, s’étant pris d’une grande affection pour ce garçon, lui faisait des présents dispendieux, dont les trois quarts ne lui eussent guère été d’utilité s’il avait été en possession de toute sa raison et ne lui en étaient absolument d’aucune dans sa folie : un bateau incrusté de diamants, une paire de bottes d’argent, un cochon chanteur…

— Pourquoi le sylphe avait-il toutes ces prévenances pour Duffy ?

— Oh ! Il disait à Duffy qu’ils étaient des frères d’infortune. J’ignore pourquoi. Chaston a écrit que nombre de fées nourrissaient le vague sentiment d’avoir été maltraitées par les Anglais. Cela constituait un mystère pour Chaston – comme pour moi – qu’elles fussent de cette opinion. Dans les maisons des grands magiciens anglais, en effet, les fées tenaient le premier rang chez les serviteurs et siégeaient aux meilleures places après le magicien et sa dame. Chaston a bien des choses intéressantes à ajouter sur le sujet. Son meilleur ouvrage est Liber novus. – Mr Norrell fit les gros yeux à son élève. – Je suis sûr de vous l’avoir déjà recommandé une demi-douzaine de fois, reprit-il. Ne l’avez-vous pas lu ?

Malheureusement, Mr Norrell ne se rappelait pas toujours avec une grande précision quels livres il souhaitait que Strange lût et quels autres il avait expédiés dans le Yorkshire dans le seul but de les mettre hors de sa portée. Le Liber novus était en sûreté sur un rayon de la bibliothèque de l’abbaye de Hurtfew. Strange soupira, puis répondit que dès que Mr Norrell lui mettrait le livre en main, il serait très content de le lire.

— Dans l’intervalle, monsieur, peut-être auriez-vous la bonté d’achever l’histoire du sylphe de Chesterfield…

— Ah, oui ! Voyons, où en étais-je ? Eh bien, pendant bien des années tout alla bien pour Duffy, tandis que tout allait mal pour la ville. Un bois croissait sur la place du marché et les habitants ne pouvaient plus gérer leurs affaires. Il poussa des ailes aux chèvres et aux cochons, qui s’envolèrent. Le sylphe transforma les pierres de l’église paroissiale à demi construite en pains de sucre. Lequel sucre se réchauffa au soleil et devint poisseux ; une partie de l’église fondit. La ville embaumait telle une pâtisserie géante. Pis encore, les chiens et les chats vinrent lécher l’église, tandis que les oiseaux, les rats et les souris accouraient pour la grignoter. Les habitants se retrouvèrent avec une église informe, à moitié mangée, ce qui n’était pas du tout le résultat qu’ils avaient escompté. Ils se virent contraints de s’adresser à Duffy et de le prier de bien vouloir plaider leur cause auprès du sylphe. Mais Duffy était obstiné et refusa de les aider car il leur en voulait de s’être moqués de lui par le passé. Ils furent donc obligés d’adresser à ce pauvre fou toutes sortes de compliments sur son intelligence et ses attraits. Aussi Duffy plaida-t-il leur cause auprès du sylphe et… Ah ! quelle différence alors ! Le sylphe cessa de les tourmenter et transforma de nouveau le sucre en pierre. Les citadins abattirent le bois de la place du marché et achetèrent de nouvelles bêtes. Néanmoins, ils ne retrouvèrent jamais vraiment leur église. Aujourd’hui encore, l’église de Chesterfield présente quelque bizarrerie qui la distingue des autres.

Strange demeura un moment silencieux. Puis il demanda :

— À votre avis, monsieur Norrell, les fées ont-elles complètement quitté l’Angleterre ?

— Je ne sais. Il circule maintes histoires sur des Anglais et des Anglaises qui auraient rencontré des fées dans des endroits écartés au cours des trois ou quatre derniers siècles. Toutefois, aucun de ces heureux élus n’étant savant ou magicien, on ne peut pas accorder une grande valeur à leur témoignage. Quand vous et moi invoquerons les fées… J’entends par là, se hâta-t-il de corriger, si nous étions assez malavisés pour le faire, alors, pourvu que nous jetions convenablement nos sorts, les fées apparaîtraient sur-le-champ. Cependant, d’où elles viennent et par quelles voies elles voyagent est incertain. Du temps de John Uskglass, on construisit des routes praticables qui conduisaient d’Angleterre au monde des fées, de larges routes verdoyantes, entre de hautes haies tout aussi verdoyantes ou des murets de pierre. Ces routes existent toujours, mais je ne crois pas que, de nos jours, les fées s’en servent davantage que les chrétiens. Elles sont envahies par les herbes et en mauvais état. Elles ont l’air abandonnées, et je me suis laissé conter qu’on les évitait.

— Le commun croit que les routes féeriques portent malheur, ajouta Strange.

— C’est ridicule. Les routes féeriques sont inoffensives. Les routes féeriques ne mènent nulle part[111].

— Et les descendants mi-humains des fées ? Héritent-ils le savoir et les pouvoirs de leurs aïeux ? s’enquit Strange.

— Ah ! C’est une tout autre affaire. Aujourd’hui beaucoup de personnes portent des surnoms qui trahissent les origines féeriques de leurs ancêtres. Altreterros et Farfadet en sont deux exemples. Elfick en est un autre, ainsi que Faee, manifestement. Il me souvient d’un Tom Altroterres qui travaillait sur une de nos fermes quand j’étais enfant. En revanche, il est assez rare qu’aucun de ces descendants de fées présente le moindre don magique. En effet, le plus souvent ils ont une réputation de malice, d’arrogance et de paresse, tous vices pour lesquels leurs ancêtres fées étaient célèbres.

Le lendemain, Strange rencontra les ducs royaux et leur dit combien il regrettait de ne pas avoir été capable d’atténuer la folie du roi. Si Leurs Altesses royales étaient désolées de l’entendre, elles n’étaient pas surprises. Elles s’étaient attendues à cette issue, et elles assurèrent Strange qu’elles ne lui en tenaient aucunement rigueur. Elles étaient même contentes de toutes ses entreprises et appréciaient particulièrement qu’il ne leur eût pas demandé d’honoraires. En récompense, elles lui accordèrent leur Royal Warrant[112]. Cela signifiait qu’il pouvait, s’il le désirait, apposer des images en plâtre doré de leurs cinq blasons au-dessus de sa porte de Soho-square et qu’il était libre de répandre qu’il était magicien des ducs royaux par décret.

Ce que Strange ne révéla pas aux ducs, c’était qu’il méritait leur gratitude plus qu’ils ne le croyaient. Il était certain d’avoir épargné au roi quelque sort horrible. Mais lequel ? il l’ignorait.

34 À l’orée du désert

Novembre 1814

Stephen et le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon marchaient par les rues d’une ville inconnue.

— N’êtes-vous donc pas las, monsieur ? demanda Stephen. Pour ma part, sans conteste, je le suis. Nous marchons depuis des heures.

Le gentleman laissa échapper un éclat de rire aigu.

— Mon cher Stephen ! Vous arrivez à l’instant ! Tout à l’heure, vous étiez dans la demeure de Lady Pole, contraint d’accomplir quelque tâche servile sur l’ordre de son méchant époux !

— Oh ! s’écria Stephen.

Il s’avisa que la dernière chose dont il se souvenait, c’était qu’il nettoyait l’argenterie dans sa chambrette près de la cuisine, mais cela lui paraissait… Oh ! à des années de là.

Il regarda autour de lui, sans rien reconnaître. Même l’odeur du lieu, un mélange d’épices, de café, de légumes pourrissants et de viandes en train de rôtir, était nouvelle pour lui.

Il poussa un soupir.

— C’est toute cette magie, monsieur. Je m’y perds.

Le gentleman lui serra le bras d’un geste affectueux.

La ville lui apparut bâtie sur un versant escarpé. Il semblait ne pas y avoir de rues à proprement parler, juste d’étroites ruelles, composées en grande partie de marches qui montaient et descendaient en serpentant entre les maisons. Les habitations étaient de la dernière simplicité, sévérité, pour tout dire. Les murs, blanchis à la chaux, étaient de terre ou de torchis ; les entrées avaient des portes en bois plein et les fenêtres des volets de même façon. Les marches des ruelles étaient également badigeonnées de blanc. Dans toute la ville, on ne voyait pas la moindre tache de couleur pour soulager l’œil : aucune fleur en pot sur un rebord de fenêtre, aucun jouet peint oublié sur le seuil d’une porte, où un enfant l’aurait abandonné. Errer parmi ces passages resserrés, songea Stephen, c’était comme se perdre dans les plis d’une immense nappe immaculée.

Le silence ambiant était surnaturel. Tandis qu’ils gravissaient et redescendaient les marches étroites, ils entendaient bien un brouhaha de conversations sortir des maisons ; aucun rire, cependant, aucune chanson, pas de voix d’enfant surexcitées. De temps à autre, ils croisaient un habitant de la ville : toujours un homme à la face basanée, solennel, vêtu d’une robe et de pantalons blancs, avec un turban assorti sur la tête. Tous avaient des cannes – y compris les jeunes gens – ; à la vérité, aucun d’eux ne semblait très jeune ; les habitants de cette ville étaient nés vieux.

Ils ne virent qu’une seule femme (du moins le gentleman aux cheveux comme du chardon affirmait-il qu’il s’agissait d’une femme). Elle se tenait au côté de son époux, enveloppée du sommet de la tête à la pointe des pieds d’un seul vêtement de la couleur des ombres. La première fois que Stephen l’aperçut, elle lui tournait le dos. Conformément à l’atmosphère onirique du lieu, au moment où elle se retournait lentement vers lui il découvrit qu’elle avait, à la place du visage, un panneau d’étoffe lourdement brodé, d’une teinte sombre identique au reste de son costume.

— Ce peuple est très étrange, chuchota Stephen. Pourtant, ils n’ont guère l’air surpris de nous trouver ici !

— Ah ! fit le gentleman. Il tient à la magie que j’ai pratiquée que vous et moi dussions leur apparaître comme deux de leurs congénères. Ils sont convaincus de nous connaître depuis l’enfance. En outre, vous vous apercevrez que vous les entendez parfaitement, et qu’eux aussi vous entendront malgré l’obscurité de leur langue, à peine intelligible pour leurs propres compatriotes à vingt-cinq milles à la ronde !

Sans doute, songea Stephen, cela tenait-il aussi de la magie que les habitants de cette ville ne remarquassent pas combien le gentleman parlait fort, et comment ses paroles résonnaient dans la moindre encoignure chaulée.

La ruelle qu’ils descendaient tourna au coin pour se terminer brusquement par un long muret qui avait été construit là afin d’empêcher les passants étourdis de tomber dans le précipice. De ce belvédère, on avait vue sur la campagne environnante. Balayée par un vent chaud, une morne vallée de roches blanches s’étendait sous un ciel sans nuage. C’était un monde qui avait été dépouillé de toute chair et dont il ne restait plus que les os.

Stephen aurait cru que ce lieu était un rêve ou la conséquence d’un enchantement, si le gentleman aux cheveux comme du chardon ne lui avait annoncé avec jubilation :

— «… l’Afrique ! La terre de vos ancêtres, mon cher Stephen ! »

« Mes ancêtres ne vivaient pas ici, j’en suis sûr, réfléchissait Stephen. Ce peuple est plus foncé que l’Anglais et beaucoup plus clair que moi. Ce sont des Arabes, à mon avis. » À haute voix, il demanda :

— Allons-nous quelque part en particulier, monsieur ?

— Visiter le bazar, Stephen !

Stephen fut ravi à cette nouvelle. Le silence et la solitude étaient oppressants. Le bazar ne manquerait sans doute pas de bruit et d’animation.

Le bazar local se révéla toutefois être d’une nature très étrange. Il était situé à proximité des remparts de la ville haute, juste devant une porte en bois monumentale. Il n’y avait pas d’éventaires, pas de cohue de chalands qui déambulaient pour inspecter les marchandises. Au contraire, tous ceux qui étaient tant soit peu disposés à acheter quoi que ce fût s’asseyaient par terre en silence, les mains jointes, tandis qu’un responsable du marché – une sorte de commissaire-priseur – faisait circuler les produits pour les montrer aux acheteurs éventuels. Le commissaire-priseur annonçait le dernier prix qui lui avait été proposé, et le client secouait alors la tête ou renchérissait. Les marchandises n’offraient pas une grande variété ; à part quelques balles de belle étoffe et des articles brodés, les tapis dominaient. Lorsque Stephen en fit la remarque à son compagnon, le gentleman répondit :

— Leur religion est des plus sévères, Stephen. Presque tout leur est défendu, à l’exception des tapis.

Ces hommes qui gardaient bouche close de peur de blasphémer, qui détournaient toujours les yeux des visions interdites et dont les mains s’abstenaient à tout instant de quelque geste lui aussi interdit, Stephen les regarda circuler mélancoliquement dans le marché. Ils lui parurent ne mener qu’une apparence de vie. Ils eussent pu aussi bien être des songes ou des fantômes. Dans la ville silencieuse et la campagne qui l’était tout autant, seul le vent brûlant possédait une quelconque substance. Stephen se dit qu’il ne serait pas surpris si, un jour, le vent balayait entièrement la ville et ses habitants.

Stephen et le gentleman s’installèrent dans un coin du marché, sous une banne brune déchirée.

— Pour quelle raison sommes-nous ici, monsieur ? s’enquit Stephen.

— Afin de pouvoir discuter tranquillement, Stephen. Il survient un obstacle des plus sérieux. Je regrette de devoir vous informer que tous nos magnifiques projets ont été brusquement bouleversés. Une fois de plus, ces magiciens nous barrent la route ! Il n’a jamais existé pareille paire de coquins ! Leur seul plaisir, je subodore, est de nous prouver leur mépris ! Un jour, je crois…

Le gentleman était beaucoup plus intéressé à malmener les magiciens qu’à s’exprimer avec clarté, aussi Stephen mit-il un certain temps avant de parvenir à comprendre ce qui s’était passé. Jonathan Strange avait rendu visite au roi d’Angleterre. Pour quelle raison ? le gentleman ne l’expliqua pas. Et puis il était d’avis de voir d’abord ce dont le magicien était capable, et de ne s’occuper du roi d’Angleterre qu’en second lieu.

— … et j’ignore d’où vient ce manquement, mais je n’ai jamais rendu mes respects à Sa Majesté. Or j’ai découvert que c’était un vieillard des plus délicieux ! Très respectueux à mon égard ! Nous avons eu un long entretien ! Il a grandement souffert du traitement cruel de ses sujets. Les Anglais prennent beaucoup de plaisir à humilier les nobles du royaume. Nombre de preux à travers les âges ont subi leurs méchantes persécutions. Des gens tels que Charles Ier, Jules César et, surtout, vous et moi !

— Je vous demande pardon, monsieur, mais vous parliez de projets. De quels projets s’agit-il ?

— Voyons, nos projets pour vous placer sur le trône d’Angleterre, naturellement ! Vous n’avez pas oublié ?

— Non, en effet !

— Enfin ! J’ignore quelle peut être votre opinion, mon cher Stephen, déclara le gentleman sans avoir la patience de la connaître, mais j’avoue que je suis las d’attendre que votre mirifique destin s’accomplisse de lui-même. J’incline fortement à devancer ces paresseuses Parques et à vous introniser roi. Qui sait ? Peut-être suis-je censé être le noble instrument qui vous portera à la position élevée qui de droit est la vôtre ! Rien ne paraît plus probable ! Tenez ! Pendant que nous devisions, le roi et moi, il m’est venu à l’esprit que la première mesure à prendre pour vous sacrer roi, c’était de me débarrasser de lui ! Remarquez, je ne voulais aucun mal au vieil homme. Au contraire ! J’ai enveloppé son âme de douceur et l’ai rendu plus heureux qu’il ne l’a été pendant de longues années. Mais cela ne marcherait pas avec le magicien ! À peine avais-je commencé à tramer un enchantement que le magicien se mettait à travailler contre moi. Il a recouru à une antique magie des fées d’un immense pouvoir. Je n’ai jamais été plus surpris de ma vie ! Qui eût pu supposer qu’il saurait réaliser un tel tour de force ?

Le gentleman interrompit sa tirade assez longtemps pour que Stephen pût glisser :

— Si reconnaissant que je vous sois du soin que vous prenez de moi, monsieur, je me sens obligé de vous faire observer que notre roi actuel a treize fils et filles, dont l’aîné gouverne déjà le pays. Si le roi nous quittait, la Couronne reviendrait certainement à l’un deux.

— Oui, oui ! Mais les enfants du roi sont tous gras et stupides. Qui aimerait être gouverné par de tels épouvantails ? Quand le peuple d’Angleterre comprendra que, à la place, il pourrait être gouverné par vous, Stephen, qui êtes tout élégance et tout charme, et dont le noble maintien ferait si bon effet sur une pièce de monnaie… Tenez ! il doit être vraiment très borné s’il n’est pas ravi incontinent et ne se presse pas pour soutenir votre parti !

Le gentleman, pensa Stephen, comprenait le tempérament des Anglais moins bien qu’il ne le croyait.

À cet instant, leur conversation fut interrompue par un son des plus barbares : un cor retentit. Quelques hommes se précipitèrent en avant pour fermer péniblement les portes de la ville. Pensant qu’un danger menaçait peut-être celle-ci, Stephen jeta un regard autour de lui.

— Monsieur, que se passe-t-il ?

— Oh ! ces malheureux ont pour coutume de fermer les portes tous les soirs pour se protéger des méchants infidèles, répondit le gentleman d’un ton languissant, par quoi ils entendent tout le monde sauf eux. Mais dites-moi votre opinion, Stephen. Que devrions-nous faire ?

— Faire, monsieur ? À quel sujet ?

— Au sujet des magiciens, Stephen. Des magiciens ! Pour moi, il est désormais clair que, dès que votre magnifique destin commencera à se dérouler, ils y mettront leur nez, sans aucun doute. Cependant, je suis incapable de comprendre pourquoi il leur importe de savoir qui est le roi d’Angleterre. J’imagine que, étant laids et stupides, ils préfèrent avoir un roi qui soit à leur image. Non, ils sont nos ennemis et, en conséquence, il nous incombe de chercher un moyen de les détruire totalement. Au moyen de poison ? de couteaux ? de pistolets ?…

Le commissaire-priseur s’approcha, tendant un autre tapis.

— Vingt pennies d’argent, proféra-t-il d’un ton lent et avisé, comme s’il jetait un vertueux anathème contre le monde entier.

Le gentleman aux cheveux comme du chardon contempla le tapis d’un air songeur.

— Certes, il est possible d’emprisonner quelqu’un dans le motif d’un tapis pendant mille ou deux mille ans. Je réserve toujours ce sort particulièrement horrible à ceux qui m’ont gravement offensé, comme l’ont fait ces magiciens ! La répétition infinie de la couleur et du motif – sans parler de l’irritation due à la poussière et de l’humiliation des taches – ne manque jamais de rendre le prisonnier fou ! Il ressort du tapis déterminé à assouvir sa vengeance sur le monde entier, et ensuite les magiciens et les héros de cette Ère doivent s’unir pour le tuer ou, plus couramment, l’emprisonner une deuxième fois pendant encore quelques milliers d’années dans une geôle encore plus effroyable. Et ainsi continue-t-il à devenir de plus en plus fou et de plus en plus méchant au fil des millénaires. Oui, les tapis ! Peut-être…

— Merci, dit promptement Stephen au commissaire-priseur. Nous n’avons aucun désir d’acquérir ce tapis. Je vous en prie, monsieur, passez votre chemin.

— Vous avez raison, Stephen, approuva le gentleman. Quels que soient leurs torts, ces magiciens se sont montrés des plus compétents pour éviter les enchantements. Nous devons donc trouver un autre moyen pour entamer leur moral afin qu’ils n’aient plus la volonté de s’opposer à nous ! Nous devons leur faire regretter de s’être adonnés à la pratique de la magie !

35 Le gentleman du Nottinghamshire

Novembre 1814

Pendant les trois ans d’absence de Strange, Mr Drawlight et Mr Lascelles avaient bénéficié d’un léger regain d’influence auprès de Mr Norrell. Quiconque désireux de s’entretenir avec Mr Norrell ou de demander son aide avait été contraint d’en passer d’abord par eux. Ils avaient conseillé Mr Norrell sur la meilleure manière d’approcher les ministres et, vice versa, les ministres sur la meilleure manière d’approcher Mr Norrell. En leur qualité d’amis et de consultants du plus éminent magicien d’Angleterre, leur fréquentation avait été recherchée par tous les personnages les plus fortunés et les plus en vue du royaume.

Après le retour de Strange, ils continuèrent de servir Mr Norrell aussi assidûment que jamais. Désormais, c’était toutefois l’opinion de Strange que Mr Norrell souhaitait le plus entendre, et c’était aussi le conseil de Strange qu’il recherchait avant tout autre. Naturellement, cette situation n’avait pas l’heur de plaire à ces jolis messieurs et Drawlight, en particulier, tentait tout ce qui était en son pouvoir pour exploiter ces menues contrariétés et aigreurs que chaque magicien éprouvait parfois devant le comportement de l’autre.

— Je ne puis croire que je ne sache rien qui dût lui porter tort, confia-t-il à Lascelles. Il court en effet des bruits très étranges sur ses exploits en Espagne. Plusieurs personnes m’ont narré qu’il avait levé toute une armée de soldats trépassés pour combattre les Français. Des cadavres aux membres disloqués et aux yeux pendant à un fil, et toutes sortes d’horreurs que vous ne sauriez imaginer ! D’après vous, que dirait Norrell si cela revenait à ses oreilles ?

Lascelles soupira.

— J’aimerais pouvoir vous convaincre de la futilité qu’il y a à tenter de semer la discorde entre eux. Ils s’en chargeront eux-mêmes tôt ou tard.

Quelques jours après la visite que Strange rendit au roi, une foule d’amis et d’admirateurs de Mr Norrell se réunirent dans la bibliothèque de Hanover-square dans le but de contempler un nouveau portrait[113] des deux magiciens par Mr Lawrence[114]. Mr Lascelles et Mr Drawlight étaient présents, ainsi que Mr et Mrs Strange et plusieurs ministres du roi.

Le portrait représentait Mr Norrell avec sa redingote grise unie et sa perruque à l’ancienne mode. Redingote et perruque paraissaient un peu trop grandes pour sa taille. Il donnait l’impression de s’être recroquevillé à l’intérieur, d’où ses petits yeux bleus épiaient le monde avec un curieux mélange de crainte et d’arrogance qui rappela à Sir Walter Pole le chat de son valet. La plupart de ses contemporains devaient faire un effort pour trouver quelque chose de flatteur à dire sur la moitié du tableau de Mr Norrell, alors que tout le monde était heureux d’admirer celle de Strange. Strange figurait derrière Mr Norrell, mi-assis, mi-accoudé à un guéridon, entièrement à son aise, avec son demi-sourire narquois et ses yeux pétillants, mystérieux et enchanteurs, tout comme doivent l’être des yeux de magicien.

— Oh ! Voilà qui est admirable, s’écria avec enthousiasme une lady. Regardez à quel point l’obscurité du miroir derrière les personnages met en valeur la tête de Mr Strange !

— Le commun s’imagine toujours que les magiciens et les miroirs vont ensemble, geignit Mr Norrell. Il n’y a pas de miroir dans cette partie de ma bibliothèque.

— Les artistes ont plus d’un tour dans leur sac, monsieur, eux qui refaçonnent le monde à leur idée, répondit Strange. En cela, ils ne sont certainement guère différents des magiciens. Mr Lawrence a composé pourtant une œuvre étrange. On croirait une porte plutôt qu’un miroir, c’est si sombre. Je sens presque un courant d’air en sortir. Je n’aime pas me voir assis aussi près. J’ai peur d’attraper froid…

Un des ministres, qui visitait la bibliothèque de Mr Norrell pour la première fois, émit une réflexion admirative sur ses harmonieuses proportions et son style d’ameublement, ce qui incita d’autres personnes à renchérir sur sa beauté.

— Nous avons là, sans aucun doute, une très belle pièce, approuva Drawlight, mais ce n’est vraiment rien en comparaison de la bibliothèque de l’abbaye de Hurtfew ! Voilà véritablement un charmant cabinet de lecture. Je n’ai jamais rien vu de ma vie d’aussi ravissant, d’aussi achevé. Il y a de petits arcs pointus et une coupole avec des colonnes de style gothique, et les moulures de feuillages – des feuillages séchés et recroquevillés, comme flétris par une méchante rafale d’hiver, tout cela taillé dans du bon chêne, du bon frêne et du bon orme anglais – sont les choses les plus parfaites que j’aie jamais vues. « Monsieur Norrell, lui ai-je dit en voyant ces splendeurs, vous cachez en vous des profondeurs insoupçonnées. Vous êtes un vrai romantique, monsieur. »

Apparemment, Mr Norrell n’aimait guère entendre parler autant de l’abbaye de Hurtfew, toutefois Mr Drawlight poursuivit :

— On se croirait dans un bois, un joli petit bois, tard dans l’année, et les reliures des ouvrages, étant toutes havane, brunes et racornies par le temps, contribuent à cette impression. En réalité, on y trouve autant de livres que de feuilles dans un bois. – Mr Drawlight marqua une pause. – Êtes-vous déjà allé à Hurtfew, monsieur Strange ?

Strange répondit qu’il n’avait pas encore eu ce plaisir.

— Oh ! alors vous devriez vous y précipiter. – Drawlight eut un sourire malveillant – Vraiment, vous devriez. C’est proprement magnifique.

Norrell jeta un regard anxieux à Strange, mais ce dernier ne répondit pas. Leur ayant tourné le dos à tous, il regardait fixement son propre portrait.

Comme les autres s’écartaient pour se mettre à parler d’autre chose, Sir Walter murmura :

— Vous ne devez prêter aucune attention à son persiflage.

— Mmmmm ? fit Strange. Oh, laissons cela ! Il s’agit du miroir. Ne donne-t-il pas l’impression qu’il suffit de le traverser ? Ce ne serait pas si difficile, selon moi. On pourrait se servir d’un charme de révélation. Non, d’élucidation. Ou, des deux peut-être. Le chemin s’ouvrirait devant vous. Un pas en avant et vous voilà parti. – Il regarda autour de lui puis reprit : – Il y a des jours où je partirais bien…

— Où donc ?

Sir Walter était surpris ; ne goûtant aucun lieu autant que Londres, avec ses becs de gaz, ses boutiques, ses cafés, ses clubs, ses milliers de jolies femmes et ses milliers de potins, il se figurait qu’il devait en être ainsi pour tout le monde.

— Oh ! Là où les hommes dans mon genre allaient voilà longtemps. Suivre des chemins invisibles pour d’autres hommes. Derrière le ciel. De l’autre côté de la pluie.

Strange poussa un nouveau soupir, et il tapa impatiemment du pied droit sur le tapis de Mr Norrell, laissant entendre que, s’il ne se décidait pas rapidement à prendre les chemins tombés dans l’oubli, alors ses pieds l’y conduiraient de leur propre mouvement.

À deux heures, les visiteurs étaient repartis, et Mr Norrell, qui désirait éviter toute conversation avec Strange, monta au second étage pour se réfugier dans son petit cabinet à l’arrière de la maison. Il s’installa à son bureau et se mit au travail. Il eut tôt fait d’oublier toutes ses craintes sur Strange et la bibliothèque de Hurtfew, ainsi que toutes les déplaisantes impressions produites par le discours de Drawlight. Il fut donc un tantinet consterné quand, quelques instants plus tard, on frappa à sa porte et que Strange entra.

— Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur, mais je souhaiterais m’entretenir avec vous.

— Ah ! fit nerveusement Mr Norrell. Eh bien, naturellement, je suis toujours très heureux de répondre aux questions que vous pouvez vous poser, mais pour l’instant je suis sur une affaire que je crains de ne pouvoir remettre. J’ai parlé à Lord Liverpool de notre projet de protéger des tempêtes les côtes de Grande-Bretagne au moyen de la magie, et il en est enchanté. Lord Liverpool se plaint que, chaque année, la valeur de plusieurs centaines de milliers de livres de terrains soit engloutie par la mer. Lord Liverpool dit aussi que la conservation des terres doit être la première tâche de la magie en temps de paix. Selon son habitude, monsieur le duc souhaite qu’elle soit menée à bien sans délai, et cela demande énormément de travail. Le comté de Cornouailles à lui seul me prendra une semaine. J’ai bien peur que nous devions reporter notre entretien à une autre fois.

Strange sourit.

— Si la magie est aussi urgente que cela, monsieur, alors je ferais mieux de vous assister, et nous pourrons parler en travaillant. Où commencez-vous ?

— À Yarmouth.

— Et à qui faites-vous appel ? À Belasis ?

— Non, pas à Belasis. On peut lire une reconstitution de la magie de Stokesey pour calmer les flots déchaînés dans Le Langage des oiseaux de Lancaster. Je ne suis pas assez bête pour penser que Lancaster est proche de Stokesey, mais c’est le meilleur dont nous disposions. J’ai apporté quelques révisions à Lancaster, et j’ajoute les charmes de vigilance de Pevensey[115].

Mr Norrell poussa quelques feuillets en direction de Strange, lequel les étudia soigneusement, puis se mit à son tour au travail.

Au bout d’un moment, Strange déclara :

— Récemment, j’ai trouvé, dans Les Révélations de trente-six autres mondes d’Ormskirk, une allusion au royaume qui s’étend de l’autre côté des miroirs, un royaume qui abonde, apparemment, en routes des plus commodes par lesquelles le voyageur peut se rendre d’un lieu à un autre.

D’ordinaire, cette remarque n’eût pas été un sujet du goût de Mr Norrell, mais il était si soulagé de découvrir que Strange n’avait aucune intention de lui chercher querelle pour la bibliothèque de Hurtfew qu’il en devint expansif.

— Ah, certainement ! Il existe en effet un chemin qui relie tous les miroirs du monde. Il était bien connu des Grands médiévaux. Nul doute qu’ils l’ont souvent foulé. Je crains de ne pouvoir vous fournir d’indications plus précises. Les auteurs que j’ai lus le décrivent tous de différentes manières. Ormskirk prétend qu’il s’agit d’une route qui traverse une vaste et sombre lande, tandis que Hickman le voit pareil à une immense maison pourvue de nombreux passages secrets et de grands escaliers[116]. Hickman précise que, dans cette maison, des ponts en pierre enjambent des gouffres profonds et des canaux d’une eau noire qui coulent entre des murailles. Vers quelle destination ou à quelle fin ? nul ne le sait.

Subitement, Mr Norrell se sentit d’excellente humeur. Se livrer à la magie, tranquillement installé en compagnie de Mr Strange, était pour lui le comble de la félicité.

— Et comment avance l’article destiné au prochain Gentleman’s Magazine ? demanda-t-il.

Strange réfléchit un instant.

— Je ne l’ai pas tout à fait terminé, répondit-il.

— Quel est son sujet ? Non, ne me dites rien ! Il me tarde vivement de le lire ! Peut-être l’apporterez-vous avec vous demain ?

— Oh ! Demain, sans faute.

Ce soir-là, Arabella entra dans le salon de sa maison de Soho-square ; elle fut légèrement surprise de découvrir son tapis recouvert de petits morceaux de papier sur lesquels étaient notés des charmes, des notes et des fragments de la conversation de Norrell. Planté au milieu de la pièce, Strange scrutait les papiers en s’arrachant les cheveux.

— Que diable puis-je mettre dans mon article pour le prochain Gentleman’s Magazine ?

— Je ne sais, mon amour. Mr Norrell ne vous a-t-il donc fait aucune suggestion ?

Strange fronça le sourcil.

— Pour une raison que j’ignore, il le croit terminé.

— Voyons, et si vous traitiez des arbres et de la magie ? proposa Arabella. Vous disiez justement l’autre soir que ce sujet était intéressant et fort négligé.

Strange prit une feuille de papier vierge et commença à gribouiller des notes à la hâte.

— Les chênes peuvent être apprivoisés et vous aideront contre vos ennemis s’ils jugent votre cause juste. Les bois de bouleaux sont connus pour ouvrir des portes sur le monde des fées. Les frênes ne cesseront jamais de s’affliger jusqu’à ce que le roi Corbeau rentre à la maison[117]. Non et non ! Cela ne fera jamais l’affaire. Je ne puis écrire cela. Norrell en aurait une commotion !

Il froissa le papier et le jeta dans les flammes.

— Oh ! Alors peut-être prêterez-vous l’oreille un instant à ce que j’ai à vous conter, lança Arabella. Aujourd’hui je me suis rendue chez Lady Wesbtby, où j’ai rencontré une demoiselle fort singulière qui semble persuadée que vous lui enseignez la magie.

Strange leva fugitivement les yeux.

— Je n’enseigne la magie à personne, déclara-t-il.

— Non, mon amour, je sais, dit Arabella avec patience. C’est là ce qui rend la chose si extraordinaire.

— Et quel est le nom de cette jeune personne aux idées confuses ?

— Miss Gray.

— Je ne la connais point.

— Une jeune fille spirituelle, en vue, avec un visage ingrat. Apparemment, elle est très riche et absolument férue de magie, au dire de tous. Elle a un éventail décoré de votre portrait – du vôtre et de celui de Mr Norrell – et a lu le moindre mot de ce que vous et Lord Portishead avez publié.

Strange l’observa pensivement pendant quelques secondes, si bien qu’Arabella crut à tort qu’il méditait ses paroles. Néanmoins, quand il ouvrit la bouche, ce fut juste pour lui lancer sur un léger ton de reproche :

— Mon amie, vous piétinez mes papiers.

Et de lui prendre le bras pour la tirer doucement de côté.

— Elle m’a affirmé vous avoir payé quatre cents guinées pour avoir le privilège d’être votre élève. Elle prétend qu’en retour vous lui avez envoyé des lettres avec des descriptions de charmes et des conseils de lecture.

— Quatre cents guinées ! Ma foi, voilà qui est singulier… Je puis oublier une demoiselle, mais je ne crois pas pouvoir oublier quatre cents guinées.

Un bout de papier tira l’œil de Strange ; il le ramassa et commença à le lire.

— J’ai cru d’abord qu’elle avait inventé cette histoire dans le dessein de me rendre jalouse et de provoquer une querelle entre nous, mais sa manie ne semble pas être de cette sorte-là. Elle n’admire pas votre personne, seulement votre profession. Je n’y entends rien. D’où viennent ces lettres ? Qui peut en être l’auteur ?

Strange saisit un petit calepin (qui se trouva être le carnet de dépenses d’Arabella et n’avait absolument aucun rapport avec lui) et commença à y gribouiller des notes.

— Jonathan !

— Hum ?

— Que devrai-je dire à Miss Gray la prochaine fois que je la verrai ?

— Interrogez-la sur les quatre cents guinées. Dites-lui que je ne les ai pas encore reçues.

— Jonathan ! L’affaire est sérieuse.

— Oh, j’en conviens. Il y a peu de choses aussi sérieuses que quatre cents guinées.

Arabella répéta que cette histoire était des plus singulières. Elle confia à Strange qu’elle s’inquiétait au sujet de Miss Gray et ajouta qu’elle aimerait bien qu’il parlât avec elle afin d’élucider le mystère. Évidemment, elle dit tout cela pour sa seule satisfaction personnelle, puisqu’elle savait fort bien qu’il ne l’écoutait plus.

Quelques jours plus tard, Strange et Walter Pole jouaient au billard au Bedford, à Covent-garden. La partie était dans une impasse* ; fidèle à son habitude, Sir Walter s’était mis à accuser Strange de déplacer les billes sur la table par magie.

Strange se défendit d’avoir fait pareille chose.

— Je vous ai vu vous toucher le nez, se plaignit Sir Walter.

— Bon Dieu ! s’écria Strange. Un homme peut éternuer, non ? Je suis enchifrené.

Deux autres amis de Strange et de Sir Walter, le lieutenant-colonel Colquhoun Grant et le colonel Manningham, qui suivaient le jeu, demandèrent si, au cas où Strange et Sir Walter souhaiteraient simplement se quereller, il était alors vraiment nécessaire qu’ils occupassent la table de billard pour ce faire. Colquhoun Grant et le colonel Manningham laissèrent entendre que d’autres personnes – plus intéressées par le jeu – attendaient. Leurs remarques, donnant lieu à une discussion plus générale, amenèrent par malheur deux gentlemen campagnards à passer la tête par la porte et à s’enquérir si la table pouvait être libérée pour une partie ; ils ne savaient pas que, le jeudi soir, la salle de billard du Bedford était généralement regardée comme la propriété personnelle de Sir Walter Pole, de Jonathan Strange et de leurs intimes.

— Sur mon honneur, répondit Colquhoun Grant, je l’ignore. Sans doute sous peu.

Le premier des deux gentlemen campagnards était un personnage courtaud et d’aspect massif, avec une redingote d’une épaisse étoffe brune et des bottes qui eussent paru plus flatteuses sur un marché de province que dans le cadre élégant du Bedford. Le second gentleman campagnard était un petit homme mou, à l’expression perpétuellement étonnée.

— Monsieur, dit le premier, s’adressant à Strange avec une voix aux inflexions des plus raisonnables, vous discutez, vous ne jouez pas ! Mr Tantony et moi-même venons du Nottinghamshire. Nous avons commandé notre dîner, mais on nous a avisés que nous devions patienter une heure avant d’être servis. Laissez-nous jouer pendant que vous causez, puis nous ne serons que trop heureux de vous rendre la table.

Ses manières et ses propos avaient beau montrer une extrême politesse, le groupe de Strange ne s’en sentit pas moins ulcéré. Toute la personne de l’importun indiquait clairement qu’il s’agissait d’un fermier ou d’un commerçant, et les amis de Strange n’étaient pas des plus ravis qu’il eût pris sous son bonnet de les commander.

— Si vous daignez considérer la table, objecta Strange, vous verrez que nous venons de commencer. Prier un gentleman de s’arrêter avant la fin de son jeu… Eh bien, monsieur, cela ne se fait pas au Bedford.

— Oh ! Cela ne se fait pas ? répondit affablement le gentleman du Nottinghamshire. Alors, mille pardons. Toutefois, peut-être ne verrez-vous pas d’objection à me dire si vous pensez que votre partie sera longue ou courte ?

— Nous vous avons déjà répondu, s’impatienta Grant. Nous l’ignorons.

Il jeta à Strange un regard au sens on ne peut plus clair : « Notre homme est une vraie buse ».

À ce moment-là, le gentleman du Nottinghamshire commença à suspecter que le groupe de Strange n’était pas seulement peu aimable, mais que ses intentions à son égard étaient grossières. Il fronça le sourcil et désigna le petit homme mou à l’expression étonnée qui se tenait à ses côtés.

— C’est le premier séjour de Mr Tantony à Londres, et il ne souhaite pas y revenir. J’ai tenu à lui montrer le Bedford Coffee-house, mais je ne pensais pas trouver ses habitués si désobligeants.

— Eh bien, si vous ne vous plaisez pas ici, riposta Strange avec irritation, alors je ne peux que vous suggérer de rentrer chez vous… Dans le « Nautique-shire », je crois que vous avez dit ?

Colquhoun Grant gratifia le gentleman du Nottinghamshire d’un regard glacé et lança à la ronde :

— Cela ne m’étonne guère que nos fermes soient dans un état aussi alarmant. De nos jours, les fermiers sont toujours à courir le monde. On les rencontre dans tous les repaires les plus futiles du royaume. Ils ne prennent que leur plaisir en considération. N’y a-t-il pas de blé à semer au Nottinghamshire ? Je m’interroge. Pas de cochons à nourrir non plus ?

— Mr Tantony et moi-même ne sommes pas fermiers, monsieur ! s’exclama le gentleman du Nottinghamshire d’un ton indigné. Nous sommes des brasseurs. Gatcombe & Tantony Entire Stout est notre bière la plus fameuse, et elle est réputée dans trois comtés !

— Merci, nous avons déjà assez de bière et de brasseurs de bière comme cela à Londres, déclara le colonel Manningham. Je vous en prie, surtout ne restez pas pour nous.

— Nous ne sommes pas là pour vendre de la bière ! Nous sommes venus dans un but bien plus noble que cela ! Mr Tantony et moi-même sommes passionnés de magie ! Nous estimons qu’il est du devoir de tout patriote anglais de s’intéresser à ce sujet. Londres n’est plus seulement la capitale de la Grande-Bretagne, c’est le centre de notre science magique. Durant de nombreuses années, le vœu le plus cher de Mr Tantony a été de pouvoir apprendre la magie. Cependant, l’art en était tombé si bas qu’il désespérait. Ses amis l’engagèrent à montrer plus d’optimisme. Nous lui avons répété que, quand les choses vont au plus mal, elles commencent à s’arranger. Et nous avions raison, car presque sur l’heure il est apparu deux des plus grands magiciens que l’Angleterre ait jamais connus. Je parle, naturellement, de Mr Norrell et de Mr Strange ! Les prodiges qu’ils ont accomplis ont redonné aux Anglais une raison de bénir leur terre natale et encouragé Mr Tantony à espérer pouvoir être un jour de leur nombre.

— Vraiment ? Enfin, ma conviction est qu’il sera déçu, observa Strange.

— Alors, monsieur, vous ne pourriez davantage vous fourvoyer ! s’écria triomphalement le gentleman du Nottinghamshire. Mr Tantony est initié aux arts de la magie par Mr Strange en personne !

Par malchance, à cet instant précis, il se trouva que Strange se penchait au-dessus de la table, en équilibre sur un pied, afin de viser une bille. Il fut si stupéfié de ce qu’il entendait qu’il rata son coup, heurta sa queue de billard contre le bord de la table et bascula incontinent.

— Je crois qu’il doit y avoir erreur, hasarda Colquhoun Grant.

— Non, monsieur, aucune erreur, répondit le gentleman du Nottinghamshire avec un calme exaspérant.

Strange, qui se relevait, demanda :

— Et quel air a-t-il donc, ce Mr Strange ?

— Hélas ! soupira le gentleman du Nottinghamshire. Les lettres de Mr Strange sont pleines de sages conseils et d’admirables aperçus sur la condition de la magie anglaise. Tenez, l’autre jour, Mr Tantony a écrit à Mr Strange pour lui commander un charme susceptible d’arrêter la pluie, car nous avons notre ration de pluie dans notre coin du Nottinghamshire. Le lendemain, Mr Strange répondait en expliquant que, bien qu’il existât en effet des charmes capables de déplacer la pluie et le soleil comme des pièces sur un échiquier, il n’y recourrait jamais sauf en cas d’extrême nécessité, et il conseillait à Mr Tantony de suivre son exemple. La magie anglaise, expliquait Mr Strange, avait germé dans le sol anglais et avait été, en un sens, nourrie par les pluies anglaises. Mr Strange ajoutait qu’en nous mêlant des météores anglais, nous nous mêlions de l’Angleterre et que, en nous mêlant de l’Angleterre, nous risquions de détruire les fondations mêmes de la magie anglaise. Nous avons vu dans ces réflexions une marque très frappante du génie de Mr Strange, n’est-il pas, monsieur Tantony ?

Le gentleman du Nottinghamshire donna une légère bourrade à son ami, qui cligna plusieurs fois des yeux.

— Avez-vous vraiment dit cela ? murmura Sir Walter.

— Tenez, je pense que oui, répondit Strange. Je crois bien avoir dit une chose de ce genre… Quand était-ce ? Vendredi dernier, me semble-t-il.

— Et à qui l’avez-vous dit ?

— À Norrell, bien entendu.

— Et y avait-il quelqu’un d’autre présent dans la pièce ?

Strange hésita.

— Drawlight, énonça-t-il lentement.

— Ah !

— Monsieur – Strange s’adressait au gentleman du Nottinghamshire –, je vous demande pardon si je vous ai offensé tout à l’heure. Mais vous concéderez bien qu’il y avait dans vos propos quelque chose qui n’était pas tout à fait… En bref, j’ai mon caractère et vous m’avez piqué au vif. Je suis Jonathan Strange, et j’ai le regret de vous annoncer que je n’ai jamais entendu votre nom ni celui de Mr Tantony jusqu’à aujourd’hui. Je soupçonne que Mr Tantony et moi sommes tous deux les dupes d’un homme sans scrupule. Je suppose que Mr Tantony me paie pour son éducation ? Oserais-je vous demander où il envoie son argent ? Si c’est à Little Ryder-street, alors j’aurai toutes les preuves nécessaires.

Malheureusement, le gentleman du Nottinghamshire et Mr Tantony s’étaient représenté Strange comme un homme de haute taille, large de poitrine et suranné dans sa mise, avec une longue barbe blanche et un ton pompeux. Le Mr Strange qui se tenait devant eux étant mince, rasé de frais, volubile et vêtu exactement comme n’importe quel autre gentleman londonien fortuné et en vue, au début ils eurent peine à se persuader qu’il était la bonne personne.

— Eh bien, la question est résolue, commenta Colquhoun Grant.

— Naturellement, dit Sir Walter. Je vais appeler un garçon. Peut-être la parole d’un garçon aura-t-elle plus de poids que celle d’un gentleman. John ! Venez par ici ! Nous avons besoin de vous !

— Non, non, non ! se récria Grant. Ce n’était pas du tout ce que j’entendais. John, vous pouvez disposer. Nous n’avons nul besoin de vous. Mr Strange pourrait faire quantité de choses pour prouver son incomparable art de la magie bien mieux que de simples assurances. Il est le plus grand magicien de notre ère, après tout.

— Ce titre ne revient-il pas à Mr Norrell ? objecta le gentleman de Nottinghamshire en fronçant le sourcil.

Colquhoun Grant sourit.

— Le colonel Manningham et votre serviteur, monsieur, avons eu l’honneur de combattre avec Sa Grâce le duc de Wellington en Espagne. Je puis vous assurer que Mr Norrell était inconnu là-bas. C’était en Mr Strange – le gentleman ici présent – que nous avions confiance. Bon, s’il devait accomplir quelque saisissant acte de magie, alors je suis convaincu que votre grand respect pour la magie anglaise et les magiciens anglais ne vous permettrait pas de demeurer plus longtemps silencieux. Je suis certain que vous souhaiteriez lui dire tout ce que vous savez sur ces faux.

Et Grant de regarder le gentleman du Nottinghamshire d’un air interrogateur.

— Ma foi, répondit ce dernier, vous formez une coterie de gentlemen très singulière, je dois le reconnaître, et où vous voulez en venir en me débitant une telle fable, je l’ignore. Car je vous déclare sans ambages que je serais très surpris si les lettres s’avéraient des contrefaçons, alors que la moindre ligne, le moindre mot fleurent la bonne magie anglaise !

— Si, comme nous le subodorons, insista Grant, ce chenapan a utilisé les mots de Mr Strange pour concocter ses mensonges, alors ceci expliquerait cela, n’est-il pas ? Alors, afin de prouver qu’il est bien celui que nous disons, Mr Strange va vous montrer maintenant quelque chose qu’aucun homme vivant n’a jamais vu !

— Comment ? s’exclama l’homme du Nottinghamshire. Que va-t-il faire ?

Grant eut un large sourire puis se tourna vers Strange, comme si lui aussi était soudain pris de curiosité.

— Oui, Strange, dites-nous. Qu’allez-vous faire ?

Sir Walter répondit. Avec un signe de tête en direction d’un grand miroir vénitien qui occupait la majeure partie d’un mur et ne reflétait alors que les ténèbres, il déclara :

— Il va passer de l’autre côté de ce miroir et n’en ressortira pas.

36 Tous les miroirs du monde

Novembre 1814

Le hameau de Hampstead est situé à cinq milles au nord de Londres. Au temps de nos grands-parents, c’était une agglomération de fermes et de cottages absolument quelconque, mais l’existence d’un lieu aussi champêtre dans les environs de Londres attirait un grand nombre de gens, qui s’y rendaient pour profiter d’un meilleur air et de la verdure. Un champ de courses et un boulodrome avaient été ouverts pour leurs loisirs. Les marchands de beignets et les guinguettes offraient des rafraîchissements. Les plus fortunés y achetèrent des pavillons d’été, et Hampstead ne tarda pas à devenir ce qu’il est encore aujourd’hui : une des villégiatures préférées de la bonne société londonienne. En un très court espace de temps, ce hameau campagnard est devenu un village d’une taille tout à fait respectable, presque un bourg.

Deux jours après l’altercation de Sir Walter, du colonel Grant, du colonel Manningham et de Jonathan Strange avec le gentleman du Nottinghamshire, un équipage pénétrait dans Hampstead par la route de Londres et s’engageait dans un chemin ombragé de buissons de sureaux, de lilas et d’aubépines. La voiture roula jusqu’à la maison au bout du chemin, où elle s’arrêta. Mr Drawlight en descendit.

Jadis une ferme, la bâtisse avait été considérablement aménagée au cours des dernières années. Ses petites fenêtres rustiques – plus utiles pour se protéger du froid que pour laisser entrer le jour – avaient toutes été agrandies et mises au cordeau ; un portique à colonnes avait remplacé la modeste et rustique entrée ; la cour de ferme avait été entièrement grattée pour céder la place à un jardin d’agrément et à un massif d’arbustes.

Mr Drawlight toqua à la porte. Une servante vint ouvrir et l’introduisit immédiatement au salon. La pièce avait dû servir autrefois d’arrière-salle, mais toute trace de sa vocation d’origine avait disparu sous de coûteux papiers muraux français, des tapis persans et des meubles anglais du dernier cri.

Drawlight attendait là depuis à peine quelques minutes quand une dame pénétra dans la pièce. Grande et bien en chair, belle, elle portait une robe en velours écarlate ; un ravissant collier de perles de jais rehaussait la blancheur de son cou.

Par une porte ouverte de l’autre côté du couloir, on entrevoyait une salle à manger, aussi luxueusement meublée que le salon. Sur la table, les reliefs d’un repas montraient que la dame avait dîné seule. Elle avait revêtu sa toilette rouge et son collier noir pour son plaisir personnel, semblait-il.

— Ah, madame ! s’écria Drawlight, se levant d’un bond. J’espère que vous vous portez bien ?

D’un petit geste, elle écarta le sujet.

— J’imagine que oui. Aussi bien que je puis me porter sans guère de société et aucune variété dans mes occupations.

— Comment ! s’écria encore Drawlight d’un ton scandalisé. Êtes-vous seule ici ?

— J’ai une compagne, une vieille tante. Elle me pousse dans les bras de la religion.

— Oh, madame ! se récria Drawlight. Ne perdez pas votre énergie en prières et prêchi-prêcha. Vous n’y puiserez aucun réconfort. Pensez plutôt à vous venger.

— Je m’y emploierai, je m’y emploie déjà, répondit-elle simplement, s’installant sur le canapé face à la fenêtre. Comment se portent Mr Strange et Mr Norrell ?

— Oh, ils sont occupés, madame ! Très, très occupés ! Je souhaiterais, pour leur salut comme pour le vôtre, qu’ils le fussent moins. Hier encore, Mr Strange s’est enquis tout particulièrement de vos nouvelles. Il voulait savoir si vous étiez de bonne humeur. « Oh ! D’assez bonne humeur, lui ai-je assuré, guère plus. » Mr Strange est outré, madame, sincèrement outré par le comportement sans cœur de vos relations.

— Vraiment ? J’eusse préféré que son indignation puisse se manifester sous des aspects plus pratiques, répliqua-t-elle froidement. Je lui ai déjà remis plus de cent guinées et il n’a toujours rien fait. Je suis lasse de m’évertuer à régler mes affaires par un intermédiaire, monsieur Drawlight. Ayez l’obligeance de transmettre mes compliments à Mr Strange. Spécifiez-lui que je suis prête à le rencontrer à toute heure du jour ou de la nuit de son choix. Toutes se ressemblent pour moi. Je n’ai aucun engagement.

— Ah, madame ! Que j’aimerais pouvoir faire ce que vous demandez ! Mr Strange le voudrait aussi ! Hélas, je crains que ce ne soit impossible.

— C’est ce que vous dites, je ne vois pourtant aucune raison à cela. Du moins aucune raison qui me satisfasse. J’imagine que Mr Strange redoute ce que l’on raconterait si on nous voyait ensemble. Mais notre entrevue peut être tout à fait privée. Nul n’a besoin de savoir.

— Oh, madame ! Vous vous méprenez sur le caractère de Mr Strange ! Rien au monde ne lui agréerait autant qu’une occasion de montrer au monde combien il méprise vos persécuteurs. C’est uniquement à cause de vous qu’il est si circonspect. Il craint…

La dame ne devait jamais apprendre ce que Mr Strange craignait car, à cet instant, Drawlight s’interrompit brusquement et regarda autour de lui avec un air où se lisait la plus profonde perplexité.

— Que diable était-ce là ? demanda-t-il.

Une porte paraissait s’être ouverte quelque part. Ou peut-être une enfilade de portes. On sentit, dans la maison, un courant d’air qui portait avec lui les odeurs à demi oubliées de l’enfance, une variation de lumière après laquelle toutes les ombres de la pièce semblèrent tomber différemment. Rien de plus précis, et pourtant, ainsi qu’il arrive souvent en présence d’un enchantement, Drawlight et la dame eurent la très forte impression qu’ils ne pouvaient plus se fier au monde visible. Comme si l’on avait tendu la main pour toucher un objet du salon avant de s’apercevoir qu’il n’était plus là.

Un grand miroir pendait au mur, au-dessus du canapé où la dame était assise. Il montrait une seconde pleine lune blanche dans une seconde grande fenêtre obscure, et un second salon sombre s’y reflétait. Drawlight et la dame étaient toutefois absents du reflet. À leur place apparut une espèce de tache floue qui devint une sorte d’ombre, laquelle se mua en la vague forme de quelqu’un venant vers eux. Grâce au chemin pris par ce personnage, on voyait clairement que le reflet du salon ne ressemblait pas à l’original et que seuls de singuliers jeux d’éclairage et de perspective – tels ceux auxquels le théâtre recourt – les faisaient paraître jumeaux. Le reflet du salon avait l’aspect d’un long couloir. Les cheveux et la redingote de l’être mystérieux ondoyaient à un vent que Drawlight et la dame ne percevaient pas là où ils se trouvaient et, bien qu’il marchât d’un bon pas vers la vitre séparant les deux pièces, il mit un certain temps à l’atteindre. Enfin il l’atteignit. Sa sombre silhouette se profila derrière, tandis que son visage restait encore dans l’ombre.

Soudain Strange sauta adroitement à bas du miroir, arbora son plus beau sourire et souhaita le bonsoir à Drawlight et à la dame.

Il attendit un moment, laissant ainsi aux autres le temps de parler, puis, personne ne se proposant, il dit :

— J’espère que vous aurez l’amabilité, madame, de me pardonner l’heure tardive de ma visite. À la vérité, le chemin fut un peu plus tortueux que je ne l’avais prévu. J’ai pris un mauvais embranchement et failli arriver à… Ma foi, je ne sais exactement où.

Il marqua une nouvelle pause, s’attendant à ce qu’on l’invitât à prendre place. Personne ne réagissant, il s’assit sans façon.

Drawlight et la dame en robe rouge le regardaient fixement ; il leur sourit.

— J’ai fait la connaissance de Mr Tantony, reprit-il à l’adresse de Drawlight. Un gentleman des plus aimables, bien que peu bavard. Toutefois, son ami, Mr Gatcombe, m’a appris tout ce que je voulais savoir.

— Vous êtes Mr Strange ? demanda la dame à la robe rouge.

— Pour vous servir, madame.

— Quel heureux hasard ! Mr Drawlight m’expliquait justement pourquoi vous et moi ne pourrions jamais nous rencontrer.

— Il est vrai, madame, que jusqu’à ce soir les circonstances n’étaient guère favorables à notre rencontre. Monsieur Drawlight, veuillez donc nous présenter.

Drawlight marmonna que la dame à la robe rouge était Mrs Bullworth.

Strange se leva, s’inclina devant Mrs Bullworth et se rassit.

— Mr Drawlight vous a décrit, je crois, mon horrible situation ? s’enquit Mrs Bullworth.

Strange eut un petit signe de tête qui pouvait signifier tout et n’importe quoi – ou ne rien signifier du tout.

— Un compte-rendu d’une personne extérieure ne peut jamais égaler le récit de quelqu’un qui est intimement concerné par les événements. Il existe peut-être des points essentiels que Mr Drawlight a omis de mentionner. Faites-moi ce plaisir, madame. Permettez-moi de l’entendre de votre bouche.

— Tout ?

— Tout.

— Très bien. Je suis, comme vous le savez, la fille d’un gentleman du Northamptonshire. Les terres de mon père sont étendues, sa maison et son revenu imposants. Nous comptons parmi les personnalités de ce comté. Ma famille m’a toujours encouragée à croire que, avec ma beauté et mes arts d’agrément, je pouvais prétendre à une position plus élevée dans le monde. Voilà deux ans, j’ai fait un mariage très avantageux. Mr Bullworth est riche, et nous sommes entrés dans les cercles les plus en vue. Mais je n’étais pas heureuse. L’été dernier, j’ai eu l’infortune de rencontrer un homme qui est tout ce que Mr Bullworth n’est pas : beau, intelligent, divertissant. Quelques courtes semaines ont suffi à me convaincre que je préférais cet homme à tous ceux que j’avais vus. – Elle eut un léger haussement d’épaules. – Deux jours avant Noël, j’ai quitté la maison de mon mari en sa compagnie. J’espérais – en fait, je croyais – divorcer de Mr Bullworth et épouser ce monsieur. Telles n’étaient pourtant pas ses intentions. Dès la fin janvier, nous nous étions querellés et mon ami m’avait abandonnée. Il est retourné dans sa maison et à ses occupations habituelles, alors que tout retour à mon ancienne vie était pour moi impossible. Mon mari m’a reniée, mes amis ont refusé de me recevoir. J’ai été remise à la discrétion de mon père. Il m’a avertie qu’il pourvoirait à mes besoins pour le restant de mes jours, mais qu’en retour je devais vivre complètement retirée du monde. Plus de bals, plus de fêtes, plus d’amis pour moi ! Plus rien. – Elle regarda un moment dans le vague, abîmée dans la contemplation de ce qu’elle avait perdu, puis tout aussi vite elle s’affranchit de sa mélancolie et déclara : – Et maintenant parlons affaires ! – Elle se dirigea vers un petit secrétaire, ouvrit un tiroir et en tira un papier qu’elle tendit à Strange. – J’ai, ainsi que vous m’y avez engagée, dressé la liste de tous ceux qui m’ont trahie.

— Ah ! Je vous ai demandé de dresser une liste, ce n’est pas possible ? s’exclama Strange, prenant le papier. Comme je suis efficace ! C’est une assez longue liste.

— Oh ! fit Mrs Bullworth. Tout nom doit être considéré comme une mission à part entière, pour laquelle vous serez rétribué. J’ai pris la liberté de noter à côté de chaque nom le châtiment qui, en mon opinion, devrait être le sien. Cependant, votre science supérieure de la magie peut vous suggérer d’autres sorts, plus appropriés à mes ennemis. Je serais ravie de vos conseils.

— « Sir James Southwell : goutte », lut Strange.

— Mon père, expliqua Mrs Bullworth. Il m’a mortellement excédée avec ses sermons sur ma nature méchante et m’a bannie pour toujours de chez lui. À maints égards, il est à l’origine de tous mes malheurs. J’aimerais pouvoir durcir mon cœur assez pour lui infliger une maladie plus grave. Hélas, j’en suis incapable. J’imagine que c’est ce qu’on entend par la faiblesse des femmes.

— Mais la goutte est extrêmement douloureuse, pour ce que j’en sais, observa Strange.

Mrs Bullworth eut un geste d’impatience.

— « Miss Elizabeth Church, poursuivit Strange. Que ses fiançailles soient rompues. » Qui est cette Miss Elizabeth Church ?

— Une de mes cousines, une fille ennuyeuse qui ne peut raconter une histoire sans broder. Nul ne lui a jamais prêté la moindre attention jusqu’à mon mariage avec Mr Bullworth. Et voilà que j’apprends qu’elle doit épouser un pasteur, et que mon père lui a remis un chèque de banque pour payer sa toilette de mariage et un nouveau mobilier. Mon père a promis aussi à Lizzie et au pasteur qu’il userait de son crédit pour leur obtenir toutes sortes de promotions. La voie leur sera facilitée. Ils doivent s’installer à New York, où ils participeront à des dîners, à des réceptions et à des bals, et profiteront de tous ces plaisirs qui auraient dû être miens. Monsieur Strange, s’écria-t-elle, gagnant en vigueur, il doit bien exister des charmes pour que le pasteur haïsse la seule vue de Lizzie ? Pour qu’il frissonne au son de sa voix ?

— Je n’en sais rien. Je ne me suis jamais penché sur cette question. Je présume que oui. – Il retourna à la liste. – « Mr Bullworth… »

— Mon mari, précisa-t-elle.

— « Qu’il soit mordu par ses chiens. »

— Il possède sept gros molosses noirs et en fait plus de cas que de n’importe quelle créature humaine.

— « Mrs Bullworth mère… » La mère de votre époux, je suppose. « Qu’elle se noie dans une lessiveuse. Qu’elle s’étrangle avec ses propres conserves d’abricots. Qu’elle rôtisse accidentellement dans un four à pain. » Cela fait trois morts pour une seule femme. Pardonnez-moi, madame Bullworth, mais même le plus grand magicien qui ait jamais existé ne pourrait pas tuer une personne de trois manières différentes.

— Faites votre possible, supplia Mrs Bullworth avec obstination. La vieille commère est si insupportablement fière de son ménage. Elle m’a ennuyée à mourir sur ce sujet.

— Je vois. Eh bien, tout cela est très shakespearien. Et nous arrivons donc au dernier nom. « Henry Lascelles. » Je connais ce gentleman.

Strange jeta un regard inquisiteur à Drawlight.

— C’est la personne sous la protection de laquelle j’ai laissé la maison de mon mari, expliqua Mrs Bullworth.

— Ah ! Et quel doit être son sort ?

— La ruine, proféra-t-elle d’une voix sourde, féroce. La démence. Le feu. Un mal qui le défigure. Un cheval pour le piétiner ! Un coquin qui lui dresse un guet-apens et lui balafre le visage au couteau ! Une vision d’horreur qui le hante et lui ôte le sommeil nuit après nuit ! – Elle se leva et se mit à arpenter la pièce. – Que toutes les vilaines actions déshonorantes qu’il a commises soient publiées dans la gazette ! Que le Tout-Londres l’évite ! Qu’il séduise une fille de la campagne qui devienne folle amoureuse de lui. Qu’elle le poursuive où qu’il aille pendant des années et des années. Qu’il devienne un objet de risée à cause d’elle, qu’elle ne le laisse jamais en paix. Qu’une erreur du fait d’un honnête homme le conduise à se voir accuser d’un crime. Qu’il subisse toutes les indignités d’un procès et d’un emprisonnement. Qu’il soit marqué au fer rouge ! Qu’il soit battu ! Fouetté ! Et qu’il soit exécuté !

— Madame Bullworth, tempéra Strange. Calmez-vous, je vous en prie.

Mrs Bullworth arrêta ses allées et venues. Elle cessa d’appeler des malédictions sur la tête de Mr Lascelles, mais parler de calme à son sujet eût été exagéré. Sa respiration était rapide, elle tremblait de tout son corps et ses traits étaient toujours contractés par la fureur.

Strange attendit le moment où il la jugea suffisamment maîtresse de soi pour comprendre ce qu’il entendait lui dire, puis il reprit la parole.

— Je le regrette fort, madame Bullworth, néanmoins vous avez été victime d’une cruelle duperie. Ce personnage – il jeta un regard vers Drawlight – vous a menti. Mr Norrell et moi-même n’avons jamais accepté de commandes de personnes privées. Nous n’avons jamais recouru aux services de ce personnage pour nous trouver des clients. Je ne connaissais pas votre nom jusqu’à ce soir.

Mrs Bullworth écarquilla les yeux un instant, puis se retourna contre Drawlight :

— Est-ce vrai ?

Drawlight riva un regard misérable sur le tapis et marmonna une manière de discours où seuls les mots « madame » et « situation particulière » étaient audibles.

Mrs Bullworth tendit la main pour agiter la sonnette.

La servante qui avait introduit Drawlight réapparut.

— Haverhill, ordonna Mrs Bullworth, faites sortir Mr Drawlight.

À la différence de la majorité des petites bonnes des maisons en vue qui sont choisies pour leur frais minois, Haverhill était une personne d’aspect capable et d’âge mûr, avec des bras robustes et une expression impitoyable. Cette fois-là, étant donné que Mr Drawlight n’était que trop heureux d’avoir l’occasion de sortir tout seul, elle n’eut pas grand-chose à faire. Il saisit sa canne et détala de la pièce dès que Haverhill eut ouvert la porte.

Mrs Bullworth se tourna vers Strange.

— Allez-vous m’aider ? Allez-vous faire ce que je vous demande ? Si l’argent n’est pas suffisant…

— Oh, l’argent ! – Strange eut un geste de dédain. – Vous m’en voyez désolé mais, ainsi que je vous l’ai dit, je n’accepte pas de missions privées.

Elle le regarda fixement, puis murmura d’une voix étonnée :

— Se peut-il que vous soyez totalement indifférent à la tragédie de ma situation ?

— Au contraire, madame Bullworth, un système de morale qui punit la femme et lave l’homme de toute responsabilité me paraît détestable au plus haut point. Mais je n’irai pas au-delà. Je ne ferai pas de tort à des innocents.

— Des innocents ? se récria-t-elle. Des innocents ? Qui est innocent ? Personne !

— Madame Bullworth, tout est dit. Je ne puis rien pour vous, veuillez m’excuser.

Elle le considéra avec dépit.

— Hum, bien. Au moins, vous avez l’élégance de vous abstenir de me recommander le repentir ou les bonnes œuvres, ou les travaux d’aiguille, ou tout autre remède que les benêts proposent à une vie gâchée et à un cœur brisé. Néanmoins, je pense qu’il vaut mieux pour nous deux mettre un terme à cet entretien. Bonsoir, monsieur Strange.

Strange s’inclina. Au moment où il quittait la pièce, il jeta un regard nostalgique au miroir accroché au-dessus du canapé, préférant selon les apparences repartir par ce chemin, mais Haverhill lui tenait la porte et la courtoisie l’obligeait à passer par là.

N’ayant ni cheval ni attelage, il parcourut à pied les cinq milles séparant Hampstead de Soho-square. En arrivant à sa propre porte d’entrée, il s’aperçut que, bien qu’il fût près de deux heures du matin, la lumière brillait à toutes les fenêtres de la maison. Avant qu’il eût eu le temps de pêcher sa clé dans sa poche, Colquhoun ouvrit la porte toute grande.

— Bon Dieu ! Que faites-vous ici ? s’exclama Strange.

Sans se donner la peine de répondre, Grant rentra dans la maison et cria.

— Il est là, madame ! Sain et sauf.

Arabella s’élança hors du salon, manquant tomber, suivie un instant plus tard de Sir Walter. Puis Jeremy Johns et plusieurs des domestiques apparurent dans le couloir menant à la cuisine.

— Est-il arrivé quelque chose ? Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? demanda Strange, les regardant tous avec surprise.

— Tête de bois ! gloussa Grant, lui donnant une calotte affectueuse sur la tête. Nous nous inquiétons pour vous ! Où diable étiez-vous passé ?

— À Hampstead.

— Hampstead ! s’exclama Sir Walter. Enfin, nous sommes très contents de vous voir ! – Il jeta un regard à Arabella et ajouta nerveusement : – Je crains que nous n’ayons alarmé Mrs Strange sans raison.

— Oh ! fit Strange à l’intention de sa femme. Vous n’aviez pas peur, n’est-ce pas ? J’allais parfaitement bien, je vais toujours bien.

— Et voilà, madame ! déclara gaiement le colonel Grant. Je vous l’avais dit ! En Espagne, Mr Strange était souvent en grand péril, mais nous ne nous inquiétions jamais le moins du monde pour lui. Il est trop malin pour qu’il lui arrive quelque chose.

— Sommes-nous obligés de rester dans le vestibule ? demanda Strange.

Sur le chemin du retour de Hampstead, il avait médité sa magie et avait bien eu l’intention de continuer une fois chez lui. Au lieu de quoi il trouvait sa maison pleine de gens qui parlaient tous à la fois. Cela le mit de mauvaise humeur.

Il les précéda au salon et pria Jeremy de lui apporter du vin et quelque chose à manger. Quand tout le monde fut assis, il leur dressa un tableau de la situation.

— Nous avions vu juste. Drawlight s’était arrangé pour que Norrell et moi perpétrions toute sorte de magie noire possible et imaginable. Je l’ai trouvé en compagnie d’une jeune femme des plus excitables qui voulait que je torture son entourage.

— Quelle horreur ! s’écria le colonel Grant.

— Et qu’a dit Drawlight ? s’enquit Sir Walter. Comment s’est-il expliqué ?

— Ha ! – Strange laissa fuser un bref éclat de rire sans gaieté. – Il n’a rien dit. Il s’est tout bonnement sauvé… Ce qui est dommage, car j’avais la ferme intention de le provoquer en duel.

— Oh ! s’indigna soudain Arabella. Il s’agit de duels maintenant, n’est-ce pas ?

Sir Walter et Grant la contemplèrent tous deux avec inquiétude, mais Strange était trop absorbé dans ce qu’il racontait pour remarquer l’expression furieuse de sa femme.

— Non que je croie qu’il eût relevé le gant, j’eusse cependant aimé l’effrayer un brin. Dieu sait qu’il le mérite !

— Mais vous ne nous avez toujours rien expliqué de ce royaume ou chemin, comme vous voulez, au-delà du miroir, protesta le colonel Grant. A-t-il répondu à vos attentes ?

Strange secoua la tête.

— Les mots me manquent pour le décrire. Tout ce que Norrell et moi avons fait n’est rien en comparaison ! Et pourtant nous avons l’audace de nous prétendre magiciens ! J’aimerais pouvoir vous donner une idée de sa splendeur ! De ses dimensions et de sa complexité ! Des grands corridors dallés qui partent dans toutes les directions ! Au début, j’ai bien tenté d’estimer leur nombre et leur longueur, mais j’y ai vite renoncé. Ils semblaient ne pas avoir de fin. Des digues de pierre contenaient des canaux, dont l’eau stagnante paraissait noire sous la lumière terne. J’ai vu des escaliers qui montaient si haut que je n’en discernais pas le sommet, et d’autres qui descendaient dans d’aveugles ténèbres. Soudain, je suis passé sous une voûte et me suis retrouvé sur un pont de pierre qui traversait un paysage sombre et désert. Le pont était si vaste que je n’en apercevais pas le bout. Figurez-vous un pont qui relierait Islington à Twickenham ! Ou York à Newcastle ! Et partout, dans les corridors comme sur le pont, je voyais un air de famille avec lui.

— Un air de famille avec qui ? demanda Sir Walter.

— Avec l’homme que Norrell et moi avons calomnié dans presque tous nos écrits. L’homme dont Norrell supporte à peine d’entendre prononcer le nom. Celui qui a bâti les corridors, les canaux, le pont, tout ! John Uskglass, le roi Corbeau ! Naturellement, l’ouvrage est tombé en ruine au fil des siècles. Quel que fût l’usage que John Uskglass faisait de ces routes jadis, il n’en a plus besoin. Les statues et la maçonnerie se sont écroulées. Des puits de jour se sont ouverts Dieu sait où. Certains corridors sont obstrués, d’autres inondés. Et je vais vous dire une autre chose très curieuse. Je voyais beaucoup de chaussures abandonnées partout où j’allais. Elles appartenaient sans doute à d’autres voyageurs. Elles étaient d’un style suranné et en très mauvais état. D’où je déduis que ces passages ont été peu fréquentés ces dernières années. Pendant tout le temps que je marchais, je n’ai rencontré qu’une seule personne.

— Vous avez vu quelqu’un d’autre ? s’étonna Sir Walter.

— Ah, oui ! Du moins, je crois que c’était une personne. J’ai vu une ombre se déplacer sur une route blanche qui traversait la lande obscure. Vous devez comprendre que j’étais sur le pont à ce moment-là, et que celui-ci était bien plus haut que tous les ponts que j’ai jamais vus en ce monde. Le sol me faisait l’effet d’être à plusieurs milliers de pieds au-dessous de moi. J’ai regardé en bas et aperçu quelqu’un. Si je n’avais pas été si décidé à retrouver Drawlight, j’eusse certainement découvert un moyen pour descendre et le suivre ou la suivre, car il ne saurait y avoir de meilleur passe-temps pour un magicien qu’une conversation avec une telle personne.

— Mais une telle personne serait-elle inoffensive ? s’inquiéta Arabella.

— Inoffensive ? répéta Strange avec mépris. Oh, non ! Je ne crois pas. Enfin, je me flatte de ne pas être particulièrement inoffensif. J’espère ne pas avoir laissé passer ma chance. J’espère que, lorsque j’y retournerai demain, je dénicherai quelque indice de l’endroit vers lequel se dirigeait la mystérieuse silhouette.

— Vous y retournerez ? s’exclama Sir Walter. Êtes-vous certain… ?

— Oh ! s’écria Arabella, l’interrompant. Je vois ce qui m’attend ! Vous explorerez ces chemins dès que Mr Norrell vous laissera un moment, pendant que, moi, je resterai ici, en proie à la plus misérable incertitude, me demandant si je vous reverrai un jour !

Strange la dévisagea, stupéfait.

— Arabella ? Qu’y a-t-il ?

— Ce qu’il y a ? Vous êtes déterminé à vous exposer aux plus grands périls et vous espérez que je me taise !

Strange eut un geste d’impuissance et de supplication mêlées, comme pour demander à Sir Walter et à Grant de témoigner du caractère tout à fait déraisonnable des protestations de sa femme.

— Mais quand je vous ai annoncé que je partais pour l’Espagne, vous étiez d’un calme olympien, bien qu’une méchante guerre ravageât ce pays à l’époque. Ceci, d’un autre côté, est plutôt…

— D’un calme olympien ? Je vous assure que je n’étais rien de la sorte ! J’avais terriblement peur pour vous… Comme avaient peur toutes les épouses, mères et sœurs des hommes présents en Espagne. Seulement vous et moi étions convenus qu’il était de votre devoir d’y aller. Et, d’ailleurs, en Espagne vous aviez toute l’armée britannique avec vous, alors que, là-bas, vous serez complètement seul. Je dis « là-bas », mais aucun de nous ne sait quel est ce lieu !

— Je vous demande pardon, je sais exactement ce qu’il est ! Il s’agit des King’s Roads[118]. Vraiment, Arabella, je crois qu’il est un peu tard dans la journée pour vous apercevoir que ma profession ne vous agrée point !

— Oh, ce n’est pas juste ! Je n’ai jamais prononcé un mot contre votre profession. J’estime qu’elle est l’une des plus nobles. J’éprouve une fierté sans bornes pour ce que vous et Mr Norrell avez déjà accompli, et je ne me suis jamais opposée à ce que vous appreniez toute nouvelle magie que vous jugiez bonne. Cependant, jusqu’à aujourd’hui vous vous êtes toujours contenté de faire vos découvertes dans les livres.

— Eh bien, je ne m’en contente plus. Confiner les recherches d’un magicien aux livres de sa bibliothèque ! Enfin, autant dire à un explorateur que vous approuvez son projet de chercher la source de… de… quel que soit le nom de ces fleuves africains !… à condition qu’il ne dépasse jamais Tunbridge Wells !

Arabella poussa une exclamation exaspérée.

— Je croyais que vous vouliez être magicien, pas explorateur !

— Où est la différence ? Un explorateur ne peut pas rester à la maison à lire des cartes établies par d’autres. Un magicien ne peut pas plus enrichir le fonds de la magie par la seule lecture des ouvrages des autres. Il est tout à fait évident à mes yeux que, tôt ou tard, Norrell et moi devrons laisser là nos livres !

— Vraiment ? Il est évident à vos yeux, n’est-ce pas ? Eh bien, Jonathan, je doute fort que ce soit aussi évident aux yeux de Mr Norrell !

Pendant cet échange, Sir Walter et le lieutenant-colonel Grant étaient aussi gênés que toute personne se trouvant par inadvertance témoin d’une scène de mésentente conjugale. Et la conscience que ni Arabella ni Strange n’étaient spécialement bien disposés envers eux n’arrangeait rien. Ils avaient déjà dû endurer quelques mots acerbes d’Arabella quand ils avaient avoué avoir encouragé Strange à perpétrer cette dangereuse magie. À présent, Strange leur décochait des regards furieux, comme s’il se demandait de quel droit ils étaient venus dans sa maison, en pleine nuit, pour mettre de mauvaise humeur son épouse habituellement d’un naturel si doux. Le colonel Grant profita de la première pause dans la conversation pour marmonner quelques paroles décousues sur l’heure tardive : l’aimable hospitalité de ses hôtes était plus qu’il ne méritait et il leur souhaitait à tous le bonsoir. Comme personne ne prêta la moindre attention à son discours, il fut bien obligé de rester là où il était.

Sir Walter était cependant d’un caractère plus déterminé. Il conclut qu’il avait eu tort d’envoyer Strange sur le chemin du miroir et était décidé à faire son possible pour redresser le cap. Étant un homme politique, il ne renonçait jamais à donner à quiconque son opinion pour la simple raison qu’on n’était pas disposé à l’écouter.

— Avez-vous donc lu tous les ouvrages de magie ? demanda-t-il à Strange.

— Comment ? Non, bien sûr que non ! Vous savez très bien que non ! s’exclama Strange, qui songea aux livres de la bibliothèque de Hurtfew.

— Les corridors que vous avez vus ce soir, savez-vous où ils mènent tous ? reprit Sir Walter.

— Non, répondit Strange.

— Savez-vous quel est ce pays obscur que le pont enjambe ?

— Non, mais…

— Alors, il serait sûrement préférable de suivre les suggestions de Mrs Strange et de lire tout ce que vous pouvez sur ces routes avant d’y retourner, déclara Sir Walter.

— Mais les renseignements qu’on trouve dans les livres sont inexacts et contradictoires ! Même Norrell le dit, lui qui a lu tout ce qu’il y a à lire sur elles. Vous pouvez en être certain !

Arabella, Strange et Sir Walter continuèrent à discuter pendant encore une demi-heure jusqu’à ce que tout le monde fût fâché, malheureux, et mourût d’envie d’aller se coucher. Seul Strange semblait tant soi peu à l’aise avec ces descriptions de corridors mystérieux et silencieux, de chemins sans fin et de vastes paysages obscurs. Arabella était sincèrement effrayée par ce qu’elle avait entendu, et Sir Walter et le colonel Grant éprouvaient un certain trouble. La magie, qui leur avait paru si familière quelques heures plus tôt, si « anglaise », était soudain devenue inhumaine, surnaturelle, « altreterrestre ».

Quant à Strange, c’était sa ferme opinion qu’ils formaient l’engeance la plus imprévisible et la plus exaspérante au monde. En effet, ils ne comprenaient apparemment pas qu’il avait réussi un exploit tout à fait « remarquable ». Il ne serait pas exagéré, selon lui, d’affirmer que ç’avait été le plus grand de sa carrière jusqu’à ce jour. Aucun magicien anglais depuis Martin Pale ne s’était aventuré sur les routes du Roi. Mais, au lieu de le féliciter et de vanter ses talents – ce que n’importe qui d’autre eût fait ! –, ils savaient seulement se plaindre, à la manière de Norrell.

Le lendemain matin, il se réveilla décidé à retourner sur les routes du Roi. Il salua joyeusement Arabella, devisa avec elle de sujets neutres et, en général, fit comme si leur querelle de la veille avait été due à la fatigue de la jeune femme et à son exaspération. Mais, bien avant qu’il ait pu profiter de cette commode chimère (et s’éclipser sur les routes du Roi par le grand miroir le plus proche), Arabella le prévint sans ambages qu’elle était dans le même état d’esprit que la veille.

À la fin, n’est-il pas vain de tenter de suivre le cours d’une brouille entre deux époux ? Il est sûr qu’une telle conversation décrira plus de méandres qu’aucune autre. Elle se gonfle toujours d’arguments et de griefs tributaires remontant à des années, tous parfaitement incompréhensibles sauf pour les deux personnes étroitement concernées. Aucun des partis ne s’avère avoir raison ou tort en pareille occasion, et serait-ce le cas, qu’est-ce que cela prouverait ?

Le désir de vivre en amitié et en harmonie avec son conjoint est très fort, et Strange et Arabella n’étaient guère différents des autres à cet égard. Finalement, après deux jours passés à se renvoyer la balle, ils se firent mutuellement une promesse. Il lui promit de ne reprendre les routes du Roi que lorsqu’elle le lui permettrait. En échange, elle lui promit de lui accorder cette permission aussitôt qu’il l’aurait convaincue que cela ne présentait aucun danger.

37 Les Cinque Dragowni

Novembre 1814

Voilà sept ans, la maison de Mr Lascelles dans Bruton-street était généralement réputée pour être une des plus belles de Londres. Elle présentait le type de perfection qui ne peut être atteint que par un homme très riche, très oisif, consacrant la majeure partie de son temps à acquérir des peintures et des sculptures, et le plus gros de son énergie mentale à choisir mobilier et papiers peints. Son goût était des plus sûrs, et il avait le chic pour trouver des combinaisons de coloris nouvelles et saisissantes ; il aimait particulièrement les bleus, les gris et une sorte de bronze sombre et métallique. Pourtant, il ne s’attachait jamais à ses biens. Il revendait ses tableaux aussi fréquemment qu’il en achetait, et sa demeure ne dégénéra jamais en ce capharnaüm de musée de peinture qui guette les intérieurs de certains collectionneurs. Chacune des pièces de Lascelles ne contenait que peu de toiles et d’objets d’art*, mais ce peu-là comprenait quelques-unes des plus belles et des plus admirables curiosités de tout Londres.

Au cours des sept dernières années, toutefois, l’éclat de la maison de Lascelles s’était quelque peu terni. Les coloris, toujours aussi exquis, n’avaient pas changé depuis sept ans. Quoique coûteux, les meubles représentaient ce qui avait été le dernier cri sept ans plus tôt. Pendant les sept dernières années, aucun nouveau tableau n’était venu s’ajouter à la collection de Lascelles. Durant ces sept années, des antiques exceptionnels avaient afflué à Londres en provenance d’Italie, d’Égypte et de Grèce, mais d’autres gentlemen les avaient achetés.

Plus grave, certains signes révélaient que le propriétaire des lieux avait été absorbé par des occupations utiles, en bref qu’il avait « travaillé ». Comptes-rendus, manuscrits, lettres et documents officiels s’entassaient sur le moindre guéridon ou siège ; des numéros des Amis de la magie anglaise ainsi que des ouvrages sur la magie traînaient dans tous ses appartements.

À la vérité, même si Lascelles affectait toujours de mépriser le travail, durant les sept années qui avaient suivi l’arrivée de Mr Norrell, il avait été plus occupé que jamais. Bien que ce fût lui qui eût proposé de nommer Lord Portishead rédacteur en chef des Amis de la magie anglaise, la manière dont monsieur le duc avait exercé ses fonctions éditoriales avait ulcéré Lascelles à un degré à peine supportable. Lord Portishead s’en était en effet rapporté à Mr Norrell en toutes choses – il avait sur-le-champ mis en œuvre toutes les modifications superflues de Mr Norrell – et, en conséquence, la revue était devenue plus insipide et plus pontifiante à chaque numéro. À l’automne 1810, Lascelles s’était arrangé pour se faire nommer corédacteur en chef. Les Amis de la magie anglaise bénéficiaient de la plus importante souscription de tous les périodiques du royaume ; le résultat n’était pas négligeable. De plus, Lascelles écrivait sur la magie pour d’autres journaux et périodiques ; il conseillait le gouvernement en matière de politique magique ; il voyait Mr Norrell presque tous les jours et, à ses moments perdus, étudiait l’histoire et la théorie de la magie.

Trois jours après la visite de Strange à Mrs Bullworth, Lascelles travaillait dur dans sa bibliothèque sur le prochain numéro des Amis de la magie anglaise. Bien qu’il fût midi passé, notre homme n’avait pas encore trouvé le temps de se raser ni de s’habiller, et trônait en robe de chambre au milieu d’un fatras de livres, de papiers, de soucoupes et de tasses à café. Une lettre qu’il voulait était manquante ; il partit à sa recherche. En entrant au salon, il eut la surprise d’y rencontrer un visiteur.

— Oh ! s’exclama-t-il. Vous ici !

La misérable créature affaissée dans un fauteuil au coin du feu leva la tête.

— Votre domestique est allé vous quérir pour m’annoncer.

— Ah ! fit Lascelles, qui marqua une hésitation, ne sachant apparemment plus que dire.

Il s’assit dans le fauteuil opposé, appuya la tête sur sa main et considéra Drawlight d’un air pensif.

Le visage de ce dernier était pâle, ses yeux enfoncés dans leurs orbites. Sa redingote était poussiéreuse, ses bottes mal cirées. Même son linge avait un aspect défraîchi.

— Je trouve des plus ingrat de votre part, déclara enfin Lascelles, d’accepter de l’argent pour faire en sorte de me ruiner, de me réduire à l’impuissance et de me rendre fou. Et de la main de Maria Bullworth ! Je n’aurais jamais cru cela d’elle ! Les raisons de son ire me dépassent ! C’était tout autant son fait que le mien. Je ne l’ai pas forcée à épouser Bullworth. Je lui ai simplement offert une échappatoire quand elle n’a plus pu supporter de le voir. Est-ce vrai qu’elle voulait voir Strange m’infliger la lèpre ?

— Oh ! c’est probable, soupira Drawlight. Je n’en sais trop rien. Il n’y a jamais eu le moindre risque au monde qu’il vous arrive quoi que ce fût. Vous restez cloîtré là, tout aussi riche, gras et bien installé que vous l’avez toujours été, alors que je suis l’être le plus misérable de Londres. Cela fait trois jours que je n’ai pas dormi. Ce matin, mes mains tremblaient si fort que j’ai eu du mal à nouer ma cravate. Nul ne sait à quel point je suis mortifié d’avoir cet air d’épouvantail, non que quiconque veuille me voir. Alors, quelle importance ? J’ai été chassé de toutes les portes de Londres. Votre maison est la seule à me recevoir. – Il marqua un silence. – Je n’aurais pas dû vous avouer cela.

Lascelles leva les épaules.

— Ce que je ne comprends pas, c’est que vous espériez réussir avec un plan aussi absurde.

— Il n’avait rien d’absurde ! Au contraire, j’étais scrupuleux dans le choix de… de mes clients. Maria Bullworth vit complètement retirée du monde. Gatcombe et Tantony sont des brasseurs de bière ! Et du Nottinghamshire encore ! Qui eût pu prédire que Strange et eux se rencontreraient un jour ?

— Et Miss Gray ? Arabella l’a connue chez Lady Westby, dans sa maison de Bedford-square.

Drawlight soupira.

— Miss Gray avait dix-huit ans et vivait avec ses tuteurs à Whitby. Selon les dispositions du testament de son père, elle était dans l’obligation de se conformer à leurs souhaits dans tous ses actes jusqu’à trente-six ans révolus. Or ils détestaient Londres et étaient décidés à ne jamais quitter Whitby. Malheureusement, ils ont tous les deux pris froid et ont été emportés voilà deux mois. La malheureuse jeune fille est alors immédiatement partie pour la capitale. – Drawlight hésita et s’humecta nerveusement les lèvres. – Norrell est-il très fâché ?

— Au-delà de tout ce que j’ai jamais vu, répondit doucement Lascelles.

Drawlight se tassa un peu plus dans son fauteuil.

— Que vont-ils faire ?

— Je n’en sais rien. Depuis que votre petite aventure s’est ébruitée, j’ai jugé préférable de me tenir éloigné de Hanover-square pour un temps. Je tiens de l’amiral Summerhayes que Strange voulait vous jeter le gant… – Drawlight poussa une sorte de glapissement d’effroi. – Par chance Arabella condamne les duels et cela n’a donc pas eu de suite.

— Norrell n’a pas le droit d’être fâché contre moi ! s’insurgea tout à coup Drawlight. Il a une dette envers moi ! La thaumaturgie, c’est très bien, mais si je ne l’avais pas guidé et introduit dans le monde, personne ne connaîtrait son nom. Il ne pouvait alors se dispenser de moi, pas plus qu’il ne le peut aujourd’hui.

— Vous croyez ?

Les yeux bruns de Drawlight s’écarquillèrent de plus belle ; il se mit un doigt dans la bouche comme pour se ronger un ongle en guise de réconfort puis, s’apercevant qu’il avait toujours ses gants, il l’en ressortit aussitôt.

— Je repasserai ce soir, murmura-t-il. Serez-vous chez vous ?

— Oh, probablement ! J’ai à moitié promis à Lady Blessington de faire une apparition dans son salon, cependant je doute fort d’y aller. Nous sommes terriblement en retard avec Les Amis. Norrell ne cesse de nous harceler d’instructions contradictoires.

— Tant de travail ! Mon pauvre Lascelles ! Cela est indigne de vous ! Quel esclavagiste, ce vieil homme !

Après le départ de Drawlight, Lascelles sonna son domestique.

— Je dois sortir dans une heure, Emerson. Dites à Wallis de préparer mon habit… Ah ! Emerson, Mr Drawlight a exprimé l’intention de revenir ici plus tard dans la soirée. Quand il se présentera, ne le laissez entrer sous aucun prétexte.

Au moment où la conversation ci-dessus se déroulait, Mr Norrell, Mr Strange et Childermass étaient réunis dans la bibliothèque de Hanover-square pour discuter de la trahison de Drawlight. Mr Norrell fixait les flammes, assis en silence, pendant que Childermass racontait à Strange comment il avait découvert une nouvelle dupe de Drawlight, un vieux gentleman de Twickenham du nom de Palgrave, qui avait remis deux cents guinées à Drawlight pour que sa vie fût prolongée encore de quatre-vingts ans et que sa jeunesse lui fût rendue.

— Je ne suis pas sûr, poursuivit Childermass, que nous saurons un jour avec certitude combien de dupes ont payé Drawlight, persuadées qu’elles vous passaient commande pour un acte de magie noire. Mr Tantony et Miss Gray se sont vu tous les deux promettre d’occuper une position dans une hiérarchie de magiciens dont Drawlight leur a prédit la prochaine existence et que je ne prétends point comprendre très bien.

Strange émit un soupir.

— Comment convaincre les gens que nous n’y étions pour rien, je l’ignore. Nous devrions agir, mais comment ? J’avoue ne pas en avoir la moindre idée.

Tout à coup, Mr Norrell prit la parole.

— J’ai beaucoup réfléchi à notre affaire pendant ces deux derniers jours. Je puis même assurer que je n’ai guère songé à autre chose, et j’en suis venu à la conclusion que nous devions rétablir les Cinque Dragowni[119] !

Un bref silence s’écoula, puis Strange proféra :

— Je vous demande pardon, monsieur ? Vous avez bien parlé des Cinque Dragowni ?

Mr Norrell inclina la tête.

— Il est clair pour moi que ce scélérat devrait être jugé par les Cinque Dragowni. Il est coupable de fausse magie et de mauvaises intentions. Par bonheur, l’ancien droit médiéval n’a jamais été abrogé.

— L’ancien droit médiéval, observa Childermass avec un bref rire, voulait que douze magiciens siégeassent au tribunal des Cinque Dragowni. Or il n’y a pas douze magiciens en Angleterre, vous le savez pertinemment. Il y en a deux.

— Nous pourrions en trouver d’autres, suggéra Mr Norrell.

Strange et Childermass le dévisagèrent avec stupéfaction.

Mr Norrell eut la bonne grâce de paraître un tantinet confus de contredire toutes les thèses qu’il soutenait depuis sept ans, mais il n’en poursuivit pas moins.

— Il y a Lord Portishead et ce petit homme noiraud d’York qui a refusé de signer notre contrat. Cela fait deux et, j’ose l’affirmer – à cet instant, il considéra Childermass – vous en trouverez quelques autres avec un peu d’application.

Childermass ouvrit la bouche, vraisemblablement pour rappeler tous les magiciens qu’il avait déjà rameutés pour Mr Norrell. Des magiciens qui n’en étaient plus, à présent que Mr Norrell possédait leurs livres, qu’il les avait chassés de la profession ou leur avait fait signer des contrats pernicieux, ou encore les avait détruits de quelque autre manière.

— Pardonnez-moi, monsieur Norrell, l’interrompit Strange, mais quand je parlais d’agir, j’avais en vue une réclame dans la gazette ou une réplique dans ce goût-là. Je doute fort que Lord Liverpool et les ministres nous autorisent, pour le plaisir de punir un seul homme, à restaurer une branche du droit anglais révolue depuis plus de deux cents ans. Et eussent-ils l’obligeance de le permettre, selon moi, nous devons supposer que douze magiciens, cela signifie douze magiciens en exercice. Or Lord Portishead et John Segundus sont tous deux des théoriciens de la magie. De plus, il y a beaucoup de chances pour que Drawlight soit bientôt poursuivi pour manœuvres frauduleuses, faux et usage de faux, vol et je ne sais quoi d’autre. Je ne vois pas quel avantage les Cinque Dragowni ont sur les cours de droit coutumier…

— La justice des cours de droit coutumier est tout à fait imprévisible ! Le juge ne connaîtra rien à la magie. L’importance des crimes de cet homme lui échappera complètement. Je parle de ses crimes contre la magie anglaise, de ses crimes contre ma personne. Les Cinque Dragowni sont renommés pour leur sévérité. J’estime que la meilleure garantie pour nous est qu’il soit pendu.

— Pendu !

— Ah, oui ! Je suis partisan de le voir pendu ! Je pensais que tel était l’objet de notre discussion.

Mr Norrell clignait rapidement ses petits yeux.

— Monsieur Norrell, reprit Strange. Je suis aussi remonté contre cet individu que vous l’êtes. Il est sans scrupules, il est fourbe, il est tout ce que je méprise. Nonobstant, je ne serai la cause de la mort de personne. J’ai été en Espagne, monsieur. J’ai vu assez d’hommes mourir comme cela.

— Mais, il y a deux jours, vous vouliez le provoquer en duel !

Strange lui jeta un regard ulcéré.

— C’est tout à fait différent.

— En tout cas, continua Mr Norrell, j’estime Drawlight à peine plus à blâmer que vous !

— Moi ? s’écria Strange, ahuri. Pourquoi ? Qu’ai-je donc fait ?

— Oh, vous savez fort bien ce que je veux dire ! Que diable vous a-t-il pris d’emprunter les routes du Roi ? Seul et sans aucune préparation ! Vous ne pensiez pas que j’allais approuver une aussi folle aventure ! Vos actes de cette nuit contribueront autant à discréditer la magie que tous les forfaits de cet homme. Ils y contribueront sans doute davantage ! Nul n’a jamais eu bonne opinion de Christopher Drawlight. Ce n’est une surprise pour personne qu’il se révèle un chenapan. Mais, vous, vous êtes connu sur la place de Londres comme mon élève ! Vous êtes le second magicien du pays ! On croira que j’ai approuvé ce que vous avez fait. On croira que vos agissements entraient dans mon plan de restauration de la magie anglaise !

Strange toisa son maître.

— À Dieu ne plaise, monsieur Norrell, que vous dussiez vous sentir compromis par l’une quelconque de mes actions ! Rien, je vous l’assure, ne saurait être plus éloigné de mes vœux. Toutefois, il est facile d’y remédier. Si vous et moi nous séparons, monsieur, alors nous pourrons l’un et l’autre agir en toute indépendance. Le monde jugera chacun de nous sans référence à l’autre.

Mr Norrell parut bouleversé. Il jeta un regard à Strange, détourna de nouveau les yeux et marmonna à voix basse qu’il n’avait pas voulu suggérer cela. Il espérait que M. Strange le savait bien. Il se racla la gorge.

— J’ose croire que Mr Strange montrera de l’indulgence pour l’irritation de mes esprits. J’ose croire que Mr Strange se soucie assez de la magie anglaise pour supporter mon irritabilité. Il sait combien il est essentiel que lui et moi nous parlions et agissions de concert pour le bien de la magie anglaise. Il est beaucoup trop tôt pour que celle-ci soit exposée aux assauts des vents contraires. Si Mr Strange et moi-même commençons à nous contredire mutuellement sur d’importantes questions de politique magique, alors je ne crois pas que la magie anglaise y survivra.

Un silence.

Strange se leva de son fauteuil et, avec une raideur toute solennelle, s’inclina devant Mr Norrell.

Les instants qui suivirent furent empreints de gêne. Mr Norrell donnait l’impression qu’il eût été content d’ajouter quelque chose mais qu’il ne trouvait pas ses mots.

Il se trouvait que le dernier ouvrage de Lord Portishead, son Essai sur l’extraordinaire renouveau de la magie anglaise, etc., venait de sortir des presses et était posé à portée de main sur une petite table. Mr Norrell s’en saisit.

— L’excellent opuscule que voici ! Et comme Lord Portishead est dévoué à notre cause ! Après pareille crise, l’on ne se sent pas très enclin à se fier à qui que ce soit… Pourtant, je pense que nous pourrons toujours compter sur Lord Portishead !

Il tendit le livre à Strange.

Strange le feuilleta d’un air songeur.

— Il a assurément suivi nos recommandations. Deux longs chapitres où il attaque le roi Corbeau, presque sans aucune allusion aux fées. Autant que je m’en souvienne, le manuscrit original comportait une description substantielle de la magie du roi Corbeau.

— Oui, en effet, acquiesça Mr Norrell. Jusqu’à ce que vous lui apportiez ces corrections, son texte était sans intérêt. Pire que sans intérêt, dangereux ! Les longues heures que vous avez passées avec lui à guider ses pensées ont toutes porté leurs fruits ! Vous m’en voyez extrêmement ravi.

Lorsque Lucas revint servir le thé, les deux magiciens paraissaient redevenus eux-mêmes (bien que Strange fût peut-être un tantinet moins loquace que d’habitude). Leur querelle semblait oubliée.

Au moment de se retirer, Strange demanda s’il pouvait emprunter le livre de Lord Portishead.

— Certainement ! s’écria Mr Norrell. Gardez-le ! J’en ai plusieurs autres exemplaires.

Malgré toutes les objections que Strange et Childermass avaient soulevées, Mr Norrell était dans l’incapacité de renoncer à son plan de restauration des Cinque Dragowni. Plus il y songeait, plus il était convaincu qu’il ne pourrait plus trouver la paix si l’Angleterre n’avait pas son tribunal de droit magique. Il pensait qu’aucune peine susceptible d’être prononcée contre Drawlight par toute autre instance ne pourrait jamais le satisfaire. Aussi, plus tard dans la journée, dépêcha-t-il Childermass au domicile de Lord Liverpool pour solliciter une audience de quelques minutes. Lord Liverpool renvoya un message disant qu’il recevrait Mr Norrell le lendemain.

À l’heure convenue, Mr Norrell se présenta devant le Premier ministre et lui exposa son projet. Quand il eut conclu, Lord Liverpool fronça le sourcil.

— Le droit magique est tombé en désuétude en Angleterre, objecta-t-il. Aucun magistrat n’est qualifié pour siéger dans un tel tribunal. Qui donc instruirait les affaires ? Qui les jugerait ?

— Ah ! s’exclama Mr Norrell, produisant une liasse épaisse de papiers. Je suis content que monsieur le duc pose des questions aussi pertinentes. J’ai rédigé un document expliquant le fonctionnement des Cinque Dragowni. Nos connaissances présentent maintes lacunes, c’est fâcheux. Heureusement, je suggère quelques moyens de restaurer ce qui s’est perdu. J’ai pris pour modèle les tribunaux ecclésiastiques du Collège des docteurs en droit civil. Ainsi que monsieur le duc le verra, beaucoup de travail nous attend.

Lord Liverpool jeta un regard à la liasse de papiers.

— Beaucoup trop de travail, monsieur Norrell, déclara-t-il d’un ton indifférent.

— Oh, je puis vous assurer qu’il est nécessaire ! On ne peut plus nécessaire, vraiment ! Comment donner des règles à la magie, sinon ? Comment se garder, sinon, des méchants magiciens et de leurs serviteurs ?

— Quels méchants magiciens ? Il n’y a que Mr Strange et vous.

— Eh bien, il est vrai, mais…

— Vous sentez-vous particulièrement méchant, à présent, monsieur Norrell ? Y a-t-il une raison pressante pour que le gouvernement britannique doive promulguer un recueil de lois séparé pour contrôler vos intentions perverses ?

— Non, je…

— À moins, peut-être, que Mr Strange ne montre une forte inclination à tuer, mutiler et voler ?

— Non, mais…

— Alors, tout ce qui nous reste, c’est ce Mr Drawlight… qui, autant que je sache, n’est pas magicien.

— Ses crimes sont fondamentalement des crimes de magie. Selon le droit anglais, il devrait être jugé par le tribunal des Cinque Dragowni. Pour lui, cette juridiction s’impose. Voilà les qualifications de ses crimes. – Mr Norrell posa encore une nouvelle liste devant le Premier ministre. – Là ! Fausse magie, mauvaises intentions et pédagogie malveillante. Aucune cour ordinaire n’est compétente.

— Sans doute. Mais, comme je l’ai déjà observé, personne n’a qualité pour juger cette affaire.

— Si monsieur le duc veut bien jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil sur la quarante-deuxième page de mes notes, je propose de recourir aux juges, aux avocats et aux procureurs du Collège des docteurs en droit civil. Je pourrais leur exposer les principes du droit thaumaturgique. Cela ne prendra guère plus d’une ou deux semaines. Et puis je pourrais mettre à leur disposition mon domestique, John Childermass, pendant toute la durée du procès. Il est très bien informé et pourrait aisément leur indiquer où ils risquent de se fourvoyer.

— Comment ? Le juge et les plaideurs influencés dans leurs fonctions par le plaignant et son domestique ! Certainement pas ! La justice se refuse à cette idée !

Mr Norrell cligna les yeux.

— Mais quelle autre garantie ai-je que d’autres magiciens ne vont pas se dresser pour défier mon autorité et me contester ?

— Monsieur Norrell, il ne revient pas à la cour, quelle qu’elle soit, d’exalter les opinions d’une personne de préférence aux autres ! Pas plus dans la magie que dans n’importe quelle autre sphère de la société. Si d’autres magiciens pensent différemment de vous, alors vous devez en débattre avec eux. Vous devez prouver la supériorité de vos vues, comme je le fais en politique. Vous devez discuter, publier et pratiquer votre magie, et vous devez aussi apprendre à vivre comme je vis, face à des critiques, à une opposition et à une censure permanentes. Voilà ce qu’est la manière anglaise, monsieur.

— Mais…

— Je regrette, monsieur Norrell. Je ne veux pas en entendre davantage. Un point, c’est tout. Le gouvernement de Grande-Bretagne vous est reconnaissant. Vous avez rendu à votre pays des services incommensurables. Tout le monde sait en quelle haute estime nous vous tenons, néanmoins ce que vous demandez est impossible.


L’imposture de Drawlight devint vite de notoriété publique et, ainsi que Strange l’avait prédit, un certain discrédit s’attacha aux deux magiciens. Drawlight était l’intime de l’un d’eux, après tout. Cela fournit un excellent sujet aux caricaturistes, et plusieurs spécimens édifiants parurent dans la presse. Une planche de George Cruikshank montrait Mr Norrell devant un groupe de ses admirateurs, en train de discourir sur la noblesse de la magie anglaise, pendant que, dans une arrière-salle, Strange dictait une sorte de menu à un garçon qui l’inscrivait à la craie sur un tableau noir : « Assassinat d’une lointaine relation par magie : vingt guinées. Assassinat d’un ami proche : quarante guinées. Assassinat d’un parent : cent guinées. Assassinat de son conjoint : quatre cents guinées. » Sur une autre caricature, de Rowlandson celle-là, une dame à la mode se promenait dans la rue avec un petit chien duveteux au bout d’une laisse. Elle rencontrait une de ses connaissances qui se mettait à s’extasier sur son roquet : « Mon Dieu, madame Foulkes, quel adorable bichon vous avez là ! – Oui, répondait Mrs Foulkes, c’est Mr Foulkes. J’ai donné cinquante guinées à Mr Strange et à Mr Norrell afin que mes désirs soient des ordres pour mon mari, et voilà le résultat. »

Il est certain que les caricatures et les allusions malveillantes dans les gazettes nuisirent considérablement à la cause de la magie anglaise. Il était désormais possible de considérer la magie sous un jour tout à fait différent. Non plus comme La Plus Grande Défense de la Nation, mais comme l’instrument de la Malice et de l’Envie.

Que dire des personnes dont Mr Drawlight avait abusé ? Quelle était leur vision de la situation ? Nul doute que Mr Palgrave – le vieux monsieur malade et acariâtre qui avait espéré vivre éternellement – eût eu l’intention de poursuivre Drawlight pour escroquerie, mais il en fut empêché par les circonstances : il mourut subitement le lendemain. Ses enfants et héritiers (qui tous le détestaient) furent ravis de découvrir que ses derniers jours avaient été assombris par la frustration, le chagrin et la déception. Drawlight n’avait rien à craindre non plus de Miss Gray ou de Mrs Bullworth. Les parents et les amis de Miss Gray ne voulurent pas qu’elle se compromît dans une vulgaire affaire judiciaire, et les consignes données par Mrs Bullworth à Drawlight la rendaient aussi coupable que lui ; elle était dans l’impossibilité de se venger. Restaient Gatcombe et Tantony, les brasseurs de bière du Nottinghamshire. Pragmatique comme tous les hommes d’affaires, Mr Gatcombe était surtout soucieux de rentrer dans ses frais, et il envoya des baillis à Londres afin de les recouvrer. Malheureusement, Drawlight fut incapable d’obliger Mr Gatcombe sur ce menu détail, étant donné qu’il avait tout dépensé.

Et l’on en vient donc à la véritable chute de Drawlight, car il n’avait pas plus tôt échappé à la potence que sa Némésis[120] apparut dans le ciel déjà couvert de son existence, tournoyant avec ses ailes noires pour le broyer. Il n’avait jamais été riche, plutôt l’inverse. Il vivait surtout à crédit et en grugeant ses amis. Parfois, il gagnait de l’argent dans les tripots, mais plus souvent poussait à jouer de jeunes et imprudents Tom et Jerry[121] et, quand ils perdaient (ce qui arrivait immanquablement), il les prenait par le bras et, sans cesser de parler, les emmenait chez tel ou tel prêteur sur gages de sa connaissance. « Je ne pouvais honnêtement vous recommander auprès d’aucun autre prêteur, leur expliquait-il avec sollicitude, ils exigent des taux d’intérêt si monstrueux… Toutefois, ce n’est pas le genre de Mr Buzzard. C’est un vieil homme très aimable. Il ne peut supporter de voir quelqu’un renoncer au plaisir quand il a les moyens de le lui octroyer. Je crois réellement qu’il considère le prêt de petites sommes d’argent davantage sous le jour d’une œuvre de bienfaisance que sous celui d’une entreprise commerciale ! » Pour cette modeste – quoique cruciale – participation qui consistait à attirer les jeunes gens dans les dettes, le vice et la ruine, Drawlight recevait une rémunération de la part des prêteurs : en général quatre pour cent des intérêts de la première année pour le fils d’un roturier, six pour cent pour le fils d’un vicomte ou d’un baronnet, et dix pour cent pour le fils d’un comte ou d’un duc.

Des bruits de sa disgrâce commencèrent à circuler. Tailleurs, chapeliers et gantiers à qui il devait de l’argent, inquiets, réclamèrent leur dû. Des dettes dont il avait cru avec confiance qu’elles pourraient être différées quatre ou cinq ans de plus se rappelèrent brusquement à lui et devinrent des affaires urgentes. Des hommes à la mine patibulaire avec des gourdins à la main vinrent tambouriner à sa porte. Plusieurs personnes lui conseillèrent de s’expatrier sur-le-champ, mais il ne parvenait pas à croire que ses amis lui tournaient le dos. Il croyait que Mr Norrell allait se radoucir ; il pensait que Lascelles, son cher, très cher Lascelles allait l’aider. Il leur envoya à tous deux des missives respectueuses pour leur demander un prêt immédiat de quatre cents guinées. Mr Norrell ne daigna pas répondre et Lascelles lui écrivit juste pour signifier qu’il s’était fait une règle de ne jamais prêter d’argent. Drawlight fut arrêté pour insolvabilité le mardi matin ; dès le vendredi suivant il était incarcéré dans la prison du Banc du Roi.


Un soir vers la fin novembre, une ou deux semaines après ces événements. Strange et Arabella se tenaient au salon de Soho-square. Arabella rédigeait une lettre et Strange s’arrachait distraitement les cheveux, le regard perdu dans le vide. Soudain il se leva et sortit de la pièce.

Il réapparut une heure plus tard avec une douzaine de feuillets couverts de son écriture.

Arabella leva les yeux.

— Je croyais que votre article pour Les Amis de la magie anglaise était terminé.

— Il ne s’agit pas de l’article pour Les Amis de la magie anglaise, mais de la recension du livre de Portishead.

Arabella fronça le sourcil.

— Vous ne pouvez critiquer un ouvrage auquel vous avez apporté votre contribution !

— J’estime que si. Dans certaines circonstances.

— Vraiment ! Et quelles sont donc ces circonstances ?

— Si j’affirme que c’est un livre abominable, une scandaleuse supercherie aux dépens du public britannique…

Arabella le regarda fixement.

— Jonathan ! murmura-t-elle enfin.

— Voyons, ce livre est abominable !

Il lui tendit la liasse de feuillets et elle se mit à lire. La pendule de la cheminée sonna neuf heures et Jeremy servit le thé. Après avoir achevé sa lecture, elle poussa un soupir.

— Qu’allez-vous faire ?

— Je ne sais. Le publier, je pense.

— Et que devient le pauvre Portishead ? S’il a mis dans son livre des affirmations qui sont erronées, alors, certes, il faut les relever. Mais vous savez fort bien qu’il ne les a écrites qu’à votre instigation. Il va se sentir très maltraité.

— Oh, absolument ! Cette affaire est lamentable du début à la fin, lança Strange avec insouciance. – Il but une gorgée de thé et avala une bouchée de toast – Néanmoins, la question n’est pas là. Devrais-je laisser mon estime pour Portishead m’empêcher de dire ce que je crois être vrai ? Je ne pense pas. Et vous ?

— Est-ce à vous de vous en charger ? protesta Arabella avec un regard triste. Le pauvre homme, cela l’atteindra tellement plus si cela vient de vous.

Strange fronça le sourcil.

— Bien sûr que c’est à moi. Qui reste-t-il d’autre ? Allez ! Je vous promets de me confondre en très plates excuses dès que l’occasion se présentera.

Et Arabella dut se contenter de cette promesse.

Dans l’intervalle, Strange réfléchissait à qui il devait proposer sa recension. Son choix tomba sur Mr Jeffrey, le rédacteur en chef écossais del’ Edinburgh Review. Orl’ Edinburgh Review, ne l’oublions pas, était une publication radicale, favorable aux réformes politiques, à l’émancipation des catholiques et des juifs, et à toutes sortes d’autres nouveautés que Mr Norrell n’approuvait pas. En conséquence, ces dernières années Mr Jeffrey avait vu des critiques et des articles sur le « renouveau de la magie anglaise » paraître dans différentes publications, tandis que lui, le malheureux, n’avait droit à rien. Naturellement, il fut ravi de recevoir enfin une critique de Strange. Il ne se souciait pas le moins du monde de son incroyable contenu révolutionnaire, puisque c’était là le genre de choses qu’il appréciait le plus. Il écrivit immédiatement un mot à son illustre commentateur, l’assurant qu’il publierait son texte le plus tôt possible. Deux jours plus tard, il lui envoyait un haggis, une sorte de pudding écossais, en guise de cadeau.

38 Extrait de l’ Edinburgh Review

Janvier 1815

« ARTICLE XIII. Essai sur l’extraordinaire renouveau de la magie anglaise, etc., de JOHN WATERBURY, Lord PORTISHEAD, avec un compte-rendu de la Magie accomplie lors de la dernière guerre d’Espagne : JONATHAN STRANGE, magicien ordinaire de Monsieur le Duc de WELLINGTON. John Murray éd., Londres, 1814.


« En sa qualité d’assistant et de confident estimé de Mr NORRELL comme en sa qualité d’ami de Mr STRANGE, Lord PORTISHEAD est admirablement désigné pour rapporter l’histoire des récents événements magiques, car il s’est trouvé au centre de maints d’entre eux. Chacun des exploits de Mr NORRELL et de Mr STRANGE a été largement évoqué dans les gazettes et les revues, mais les lecteurs de Lord PORTISHEAD en auront une bien meilleure compréhension grâce au récit intégral qu’il donne à leur intention.

« Les admirateurs les plus enthousiastes de Mr NORRELL voudraient nous faire accroire que celui-ci a débarqué à Londres au printemps 1807 tout armé, comme le Plus grand magicien et le Premier phénomène de l’Ère, or, d’après le compte-rendu de PORTISHEAD, il est clair que lui et STRANGE ont tous deux gagné en assurance et en savoir-faire après des débuts très hésitants. Portishead ne néglige pas de citer leurs échecs comme leurs succès. Le chapitre V contient un exposé tragicomique de leur longue dispute avec le régiment de la Garde à cheval, laquelle a débuté en 1810, quand un des généraux eut l’idée originale de remplacer les chevaux de la Cavalerie par des licornes. De cette manière, on espérait donner aux soldats le pouvoir d’encorner le cœur des Français. Malheureusement, ce magnifique projet n’eut jamais de suite puisque, loin qu’ils eussent trouvé un nombre suffisant de licornes à l’usage de la Cavalerie, il reste encore à Mr NORRELL et Mr STRANGE à découvrir ne serait-ce que la première.

« D’une valeur plus douteuse est la seconde moitié de l’ouvrage de Monsieur le Duc, où il abandonne la description pour commencer à poser des règles, afin de déterminer ce qui est ou n’est pas de l’honorable Magie anglaise. En d’autres mots, laquelle doit s’appeler Magie blanche et laquelle Magie noire. Jusqu’ici, rien de neuf. Le lecteur jetterait-il un œil aux livraisons des récents commentateurs de magie, il commencerait par percevoir une curieuse uniformité des opinions. Tous entonnent un refrain similaire et tous emploient des arguments identiques pour tirer leurs conclusions.

« Le moment est peut-être venu de s’interroger sur cet état de fait. Dans toute autre branche du savoir, notre compréhension se nourrit de la contradiction et du débat rationnel. Le droit, la théologie, l’histoire et la science ont leurs différentes chapelles. Pourquoi donc, en magie, n’entendons-nous que de sempiternelles arguties éculées ? On commence à se demander pourquoi on se donne le mal d’argumenter, étant donné que tout le monde semble partager les mêmes vérités. Cette fastidieuse monotonie est particulièrement évidente dans les dernières contributions à l’HISTOIRE DE LA MAGIE ANGLAISE, qui deviennent plus singulières à chaque redite.

« Voilà huit ans, cet auteur publiait Histoire du roi Corbeau pour les Enfants, un modèle du genre. Ce livre donne en effet au lecteur une vive impression de l’étrangeté surnaturelle et prodigieuse de la magie de JOHN USKGLASS. Alors pourquoi aujourd’hui feint-il de croire que la vraie Magie anglaise est née au XVIe siècle avec MARTIN PALE ? Au chapitre VI de son Essai sur l’extraordinaire renouveau de la magie anglaise, etc., il soutient que Pale a l’intention expresse de purger la Magie anglaise de ses éléments les plus obscurs. Or il ne tente pas d’apporter la moindre preuve à cette extraordinaire affirmation, ce qui est tout aussi bien puisqu’il n’en existe pas.

« Selon les vues actuelles de PORTISHEAD, la tradition qui a commencé avec PALE a été perfectionnée par HICKMAN, LANCHESTER, GOUBERT, BELASIS et alii (ceux que nous dénommons les magiciens ARGENTINS) pour atteindre aujourd’hui son glorieux apogée avec Mr NORRELL et Mr STRANGE. Il s’agit, certainement, d’une façon de voir que Mr STRANGE et Mr NORRELL ont contribué à propager. Toutefois, celle-ci ne mène à rien. MARTIN PALE et les magiciens Argentins ne se sont jamais proposé de poser les fondements de la Magie anglaise. Dans le moindre charme qu’ils ont consigné, dans le moindre mot qu’ils ont écrit, ils se sont efforcés de recréer la glorieuse magie de leurs prédécesseurs (ceux que nous définissons comme l’Âge d’Or ou magiciens AURÉATS) : THOMAS GODBLESS, RALPH DE STOKESEY, CATHERINE DE WINCHESTER et, surtout, JOHN USKGLASS. MARTIN PALE a été l’émule dévoué de ces magiciens-ci. Il n’a jamais cessé de regretter de ne pas être né deux cents ans plus tôt.

« Une des caractéristiques les plus extraordinaires du renouveau de la Magie anglaise réside dans sa façon de traiter JOHN USKGLASS. De nos jours, on ne prononce son nom que pour l’insulter. Imaginons Mr DAVY et Mr FARADAY, ou d’autres grands hommes de science, obligés de commencer leurs conférences en exprimant leur mépris et leur haine d’ISAAC NEWTON. Ou encore imaginons nos éminents médecins présentant toute annonce d’une nouvelle découverte en médecine par une description de la méchanceté de WILLIAM HARVEY.

« Lord PORTISHEAD consacre un long chapitre de son ouvrage à tenter de prouver que JOHN USKGLASS n’est pas, comme on le croit communément, le fondateur de la Magie anglaise puisqu’il y avait déjà des magiciens sur nos îles avant son époque. Je ne le nie pas. En revanche, je nie vigoureusement qu’il y ait eu en Angleterre une tradition de magie, quelle qu’elle soit, avant JOHN USKGLASS.

« Examinons ces premiers magiciens dont PORTISHEAD fait tant de cas. Qui étaient-ils ? L’un d’eux était JOSEPH D’ARIMATHIE, un magicien venu des Terres Saintes pour planter un arbre magique, destiné à protéger l’Angleterre du mal. Toutefois, je n’ai jamais ouï dire qu’il fût resté assez longtemps pour transmettre ses talents à l’un quelconque de ses habitants. MERLIN en était un autre mais, étant Gallois du côté de sa mère et Infernal de celui de son père, il ne cadre guère avec ce schéma de l’honorable magie anglaise que PORTISHEAD, NORRELL et STRANGE ont à cœur. Et qui étaient les élèves et les émules de MERLIN ? Il est impossible d’en citer un. Non, pour une fois l’opinion commune a raison : la magie s’était éteinte depuis longtemps sur ces îles, jusqu’à ce que JOHN USKGLASS quittât le monde des Fées pour fonder son royaume de l’Angleterre du Nord.

« PORTISHEAD paraît avoir lui-même conçu quelques doutes sur ce point et, au cas où ses arguments n’auraient pas réussi à convaincre ses lecteurs, il se met en devoir de prouver que la magie de JOHN USKGLASS était funeste en soi. Néanmoins, il est loin d’être clair que les exemples qu’il choisit étayent cette conclusion. Examinons l’un d’eux. Nous avons tous entendu parler des quatre bois enchantés qui entouraient la capitale de JOHN USKGLASS, Newcastle. Leurs noms respectifs étaient GRAND-TOM, CITADELLE-D’ASMODÉE, PETITE-ÉGYPTE et BÉNÉDICTION-DE-SERLO. Ils se déplaçaient d’un endroit à l’autre et avaient la réputation, à l’occasion, d’engloutir les imprudents qui s’approchaient de la cité en voulant du mal à ses habitants. Certes, l’idée de bois anthropophages nous paraît horrible et surnaturelle ; rien ne prouve toutefois que les contemporains de JOHN USKGLASS aient partagé ce sentiment. C’était une ère de violence ; JOHN USKGLASS était un roi médiéval et il agissait en roi médiéval, afin de protéger sa cité et ses citoyens. Nul ne sait pourquoi, en 1138, il a fait disparaître la lune du ciel et l’a obligée à voyager à travers tous les lacs et cours d’eau d’Angleterre.

« Comme ses motivations sont très obscures, il est souvent difficile de juger de la moralité des actions de JOHN USKGLASS. Entre tous les magiciens AURÉATS, il est le plus mystérieux.

« Nous ne savons pourquoi, en 1202, il s’est pris de querelle avec l’Hiver et l’a banni de son royaume, de sorte que pendant quatre ans l’Angleterre du Nord a bénéficié d’un Été permanent. Pas plus que nous ne savons pourquoi en mai et juin 1345, pendant trente nuits consécutives, tous les hommes, les femmes et les enfants du royaume rêvèrent qu’ils étaient rassemblés sur une plaine rouge sombre, sous un ciel d’or pâle, pour ériger une haute tour noire. Chaque nuit ils travaillaient dur avant de se réveiller au matin dans leurs lits, épuisés. Ce rêve ne cessa de les tourmenter que la trentième nuit, après que la tour et ses fortifications eurent été achevées. De tous ces contes – mais, en particulier, du dernier – nous tirons l’impression que de grands événements se déroulaient, sans que nous puissions nous prononcer sur leur nature. Plusieurs érudits en ont déduit que la haute tour noire était située dans cette région de l’Enfer qu’USKGLASS passait pour avoir libérée de LUCIFER, et que le roi bâtissait une forteresse pour poursuivre sa guerre contre ses ennemis de l’Enfer. MARTIN PALE, cependant, n’était pas de cet avis. Il croyait à l’existence d’un lien entre l’édification de la tour et l’apparition en Angleterre, trois ans plus tard, de la Peste noire. Le royaume de l’Angleterre du Nord de JOHN USKGLASS souffrit beaucoup moins de ce fléau que son voisin du Sud, et PALE était convaincu que la raison en était qu’USKGLASS avait construit un moyen de défense contre lui.

« Selon l’ Essai sur l’extraordinaire renouveau de la magie anglaise, il ne nous appartient même pas de méditer ces choses. D’après Mr NORRELL et Lord PORTISHEAD, la magie moderne ne devrait pas se mêler de choses comprises seulement à moitié. Pour ma part, je dirais que nous devons les étudier précisément parce qu’elles sont à moitié comprises.

« La Magie anglaise est l’étrange maison où nous, les Magiciens, habitons. Elle est bâtie sur les fondations jetées par JOHN USKGLASS et, si nous ignorons ces fondations, à nos risques et périls ! Elles devraient en effet être soumises à l’examen, et leur nature bien définie, afin que nous puissions savoir ce qu’elles sont capables ou non de supporter. Sinon des lézardes vont apparaître, laissant entrer des coulis venus de Dieu sait où. Les corridors nous conduiront en des endroits où nous n’avons jamais eu l’intention d’aller.

« En conclusion, l’ouvrage de PORTISHEAD – même s’il contient nombre d’excellentes remarques – est un bel exemple de la folle contradiction qui est au cœur de la Magie anglaise moderne : nos meilleurs magiciens continuent à manifester leur intention d’effacer toute trace de JOHN USKGLASS de la Magie anglaise, mais comment serait-ce possible ? C’est la magie de JOHN USKGLASS que nous mettons en œuvre. »

39 Les deux magiciens

Février 1815

De toutes les pièces controversées jamais publiées dans les pages de l’ Edinburgh Review, celle-ci était de loin la plus controversée. À la fin janvier, il semblait n’y avoir guère de docteur ou de femme savante d’un bout à l’autre du pays qui ne l’eût lue et ne s’en fût fait une opinion. Bien qu’elle ne fût pas signée, tout le monde savait qui en était l’auteur : Strange. Oh ! certes, au début, d’aucuns hésitèrent et soulignèrent le fait que Strange y était autant critiqué que Norrell. Peut-être davantage. Mais ceux-ci furent taxés de stupidité par leurs amis. Jonathan Strange n’était-il pas connu pour être le genre de personnage fantasque et contradictoire capable de publier contre lui-même ? Et l’auteur ne se déclarait-il pas magicien ? Qui d’autre pourrait-ce être ? Qui d’autre pourrait s’exprimer avec autant d’autorité ?

Au début, quand Mr Norrell était arrivé à Londres, ses opinions avaient paru nouvelles, et pas qu’un peu originales. Depuis lors les gens s’y étaient habitués, et était-il autre chose que le miroir de son temps en soutenant que la magie, à l’instar des océans, devait accepter les Anglais pour maîtres ? Ses frontières devaient être redéfinies, et tout ce qui n’était pas clairement intelligible pour des ladies et des gentlemen modernes – le règne de trois cents ans de John Uskglass, l’étrange et difficile histoire de nos relations avec les fées – pouvait être commodément mis de côté. Or, Strange avait bousculé la conception « norrellienne » de la magie. Soudain, tout ce qui avait été appris par tout enfant anglais sur la sauvagerie de la magie anglaise était peut-être toujours vrai ; encore aujourd’hui, sur des chemins depuis longtemps oubliés, derrière le ciel, de l’autre côté de la pluie, John Uskglass chevauchait peut-être, avec sa compagnie d’hommes et de garçons-fées.

La plupart pensaient que l’association des deux magiciens devait être rompue. Le bruit courait à Londres que Strange était allé à Hanover-square et que les domestiques l’avaient chassé. Il courait une autre rumeur, contradictoire, selon laquelle Strange n’était pas allé à Hanover-square, et Mr Norrell restait nuit et jour dans sa bibliothèque à attendre son élève et à demander toutes les cinq minutes auxdits domestiques d’aller regarder par la fenêtre pour voir s’il arrivait.

Un dimanche soir du début février, Strange rendit enfin visite à Mr Norrell. Ce fait est avéré parce que deux gentlemen sur le chemin de l’église Saint George et de Hanover-square l’aperçurent sur le perron de la maison, virent la porte s’ouvrir, Strange parler au domestique et être introduit sans délai, en hôte attendu. Les deux gentlemen poursuivirent leur route vers l’église, où ils répétèrent immédiatement à leurs voisins de prie-Dieu ce qu’ils avaient vu. Cinq minutes plus tard, un jeune homme maigre aux airs de sainte-nitouche arrivait à son tour à l’église. Sous le prétexte de réciter ses prières, il chuchota qu’il venait de causer avec quelqu’un qui se penchait par la fenêtre du premier étage de la maison mitoyenne de celle de Mr Norrell ; or cette personne croyait avoir entendu Mr Strange tempêter et haranguer son maître. Deux minutes plus tard, on racontait dans toute l’église que les deux magiciens s’étaient réciproquement menacés d’une sorte d’excommunication magique. Le service commença, et l’on vit plusieurs paroissiens tourner leurs regards avec nostalgie vers les vitraux, s’interrogeant sur la raison pour laquelle ces ouvertures étaient toujours placées aussi haut dans les édifices ecclésiastiques. Un cantique s’éleva, accompagné à l’orgue, et certains affirmèrent par la suite que la musique avait été noyée sous de grands coups de tonnerre, signe incontestable de turbulences magiques. D’autres les accusèrent d’affabulation.

Tout cela eût grandement étonné les deux magiciens qui se tenaient alors dans la bibliothèque de Mr Norrell en se regardant en chiens de faïence. Strange, qui n’avait pas revu son mentor de quelques jours, fut effrayé par son aspect. Son visage était hagard, son corps tassé ; il paraissait dix ans de plus.

— Pouvons-nous nous asseoir, monsieur ? demanda Strange.

Il se dirigea vers un fauteuil, et la soudaineté de ses mouvements fit tressaillir Mr Norrell. On eût cru qu’il s’attendait à ce que Strange le frappât. L’instant suivant, il s’était toutefois suffisamment ressaisi pour s’asseoir à son tour.

Strange n’était pas beaucoup plus à son aise. Au cours des derniers jours, il s’était demandé à plusieurs reprises s’il avait eu raison de publier sa recension, et toujours il revenait à la conclusion que oui. Il avait décidé que la juste attitude à adopter était la dignité et la supériorité morale, adoucies par une très raisonnable dose d’excuses. Mais, à présent qu’il était de nouveau installé dans la bibliothèque de Mr Norrell, il avait du mal à soutenir le regard de son professeur. Ses yeux errèrent sur une curieuse succession d’objets : une petite figurine en porcelaine représentant le Dr Martin Pale, la poignée de porte, l’ongle de son propre pouce, la chaussure gauche de Mr Norrell.

Mr Norrell, pour sa part, ne quittait pas des yeux le visage de Strange.

Au bout d’un silence de quelques instants, les deux hommes prirent ensemble la parole.

— Après toute votre gentillesse pour moi…, commença Strange.

— Vous me croyez en colère… commença de son côté Mr Norrell.

Tous deux s’interrompirent, puis Strange fit signe à Mr Norrell de poursuivre.

— Vous me croyez en colère, reprit Mr Norrell, je ne le suis pas. Vous pensez que je ne sais pas pourquoi vous avez agi ainsi, je le sais. Vous pensez avoir mis tout votre cœur dans ce texte et que maintenant le monde vous comprend en Angleterre. Que comprend-il ? Néant. Moi, je vous ai compris avant que vous n’écriviez un mot – il marqua une pause, et ses traits se contractèrent comme s’il cherchait à formuler quelque chose de profondément enfoui en lui. – Ce que vous avez écrit, vous l’avez écrit pour moi. Pour moi seul.

Strange ouvrit la bouche pour protester contre cette surprenante conclusion. Mais, réflexion faite, il s’avisa qu’elle était sans doute vraie. Il garda le silence.

Mr Norrell continua.

— Croyez-vous vraiment que je n’aie jamais éprouvé la même… la même nostalgie que vous ? « C’est la magie de John Uskglass que nous mettons en œuvre. » Bien entendu. Quelle autre, sinon ? Du temps de ma jeunesse, j’eusse tenté n’importe quoi, supporté n’importe quoi, pour aller le trouver et me jeter à ses pieds. J’ai essayé de l’invoquer. Ha ! C’était là mômerie d’un homme très jeune, très sot. Traiter un roi en valet et le sommer de venir me parler. Je considère comme une des circonstances les plus heureuses de ma vie d’avoir échoué ! Ensuite, j’ai essayé de le débusquer au moyen des vieux charmes d’élection. Je n’ai pas su faire marcher les charmes. J’ai gâché toute la magie de ma jeunesse dans cette recherche. Pendant dix ans, je n’ai songé à rien d’autre.

— Vous ne m’en avez jamais soufflé mot, monsieur.

Mr Norrell soupira.

— Je voulais vous empêcher de reproduire mes erreurs.

Il leva les mains en un geste d’impuissance.

— Mais, selon vos dires, monsieur Norrell, c’était il y a longtemps, quand vous étiez jeune et inexpérimenté. Vous êtes un magicien très différent aujourd’hui, et je me flatte de ne pas être un assistant ordinaire. Et si nous tentions un nouvel essai ?

— On ne peut pas trouver un aussi puissant magicien s’il souhaite demeurer introuvable, répliqua Mr Norrell d’un timbre monocorde. Toute tentative est vaine. Pensez-vous que ce qui se passe en Angleterre l’intéresse ? Je vous réponds non. Il nous a abandonnés voilà bien longtemps.

— Abandonnés ? répéta Strange, le sourcil froncé. Voici un mot plutôt excessif. J’imagine que des années de déconvenues doivent naturellement pousser à une conclusion de ce genre. Toutefois, il existe quantité de témoignages de personnes qui ont vu John Uskglass bien après son prétendu départ de l’Angleterre. L’enfant du gantier de Newcastle[122], le paysan du Yorkshire[123], le marin basque[124]

Mr Norrell émit un léger son irrité.

— Ouï-dire et superstition ! Si ces légendes sont vraies – ce que je suis très loin d’admettre –, je me demande comment un seul d’entre eux aurait su que le personnage qu’il avait vu était John Uskglass. Il n’existe aucun portrait de lui. Deux parmi vos exemples – la fille du gantier et le marin basque – n’ont pas formellement identifié John Uskglass. Ils ont aperçu un homme vêtu de noir et ce sont d’autres qui leur ont affirmé par la suite qu’il s’agissait de John Uskglass. Mais cela n’a guère d’importance qu’il soit revenu ou non à ce moment-ci ou à ce moment-là, ou qu’il ait été vu par telle ou telle personne. Le fait demeure qu’après avoir abandonné le trône et quitté l’Angleterre à cheval, il a emporté le meilleur de la magie anglaise avec lui. À partir de ce jour-là, son déclin a commencé. Cela ne suffit-il pas en soi à le désigner comme notre ennemi ? Le Dépérissement d’un bois enchanté de Watershippe[125] vous est familier, je suppose ?

— Non, je ne le connais pas, répondit Strange, décochant à Mr Norrell un regard aigu signifiant qu’il ne l’avait pas lu pour les raisons habituelles. Néanmoins, je ne puis m’empêcher de regretter que vous ne m’en ayez pas dit davantage plus tôt.

— Peut-être ai-je eu tort de vous dissimuler tant de mes pensées, reconnut Mr Norrell, nouant ses doigts ensemble. Je suis quasi certain aujourd’hui d’avoir eu tort. Mais j’ai décidé autrefois que les intérêts de la Grande-Bretagne étaient mieux servis par un silence absolu en la matière, et l’on a du mal à changer de vieilles habitudes. Vous voyez la tâche qui est la nôtre, n’est-ce pas, monsieur Strange ? La vôtre et la mienne ? La magie ne peut pas attendre le bon plaisir d’un roi qui ne se soucie plus de ce qui advient de l’Angleterre. Nous devons briser la dépendance que les magiciens anglais éprouvent envers lui. Nous devons leur faire oublier John Uskglass aussi complètement qu’il nous a oubliés.

Strange secoua la tête, le sourcil froncé.

— Non, malgré tout ce que vous dites, je crois toujours que John Uskglass est au cœur de la magie anglaise et que c’est à nos risques et périls que nous l’ignorons. Il s’avérera peut-être, à la fin, que je suis dans l’erreur. Rien n’est plus probable. Sur un sujet d’une signification aussi cruciale pour la magie anglaise, j’ai toutefois besoin de comprendre par moi-même. Ne pensez pas que je sois ingrat, monsieur, je crois que la période de notre collaboration s’achève. Il me paraît que nous sommes trop différents…

— Oh ! s’écria Mr Norrell. Je sais bien que nos tempéraments… – Il eut un geste de dénégation. Mais quelle importance ? Nous sommes des magiciens. Pour moi, tel est l’alpha et l’oméga. Pour vous aussi. C’est là tout ce qui nous intéresse, l’un et l’autre. Si vous quittez cette maison aujourd’hui pour suivrevotre propre route, à qui parlerez-vous comme nous parlons en ce moment ? Il n’y a personne. Vous serez seul. – D’un ton presque implorant, il murmura : – Ne faites pas cela.

Strange regarda son maître avec perplexité. Il ne s’était aucunement attendu à cela. Loin d’avoir été plongé dans une fureur noire par la recension de Strange, Mr Norrell était en proie à un accès de sincérité et d’humilité. À cet instant, il semblait à Strange à la fois raisonnable et tentant de revenir sous la tutelle de Mr Norrell. Seules la fierté et la certitude de nourrir des sentiments différents dans une heure ou deux le poussèrent à déclarer :

— Pardonnez-moi, monsieur Norrell, mais depuis que je suis revenu d’Espagne, il ne me paraît plus juste de me définir comme votre élève. J’ai le sentiment de jouer un rôle. Soumettre mes communications à votre approbation pour que vous puissiez y apporter des changements comme bon vous semble, voilà ce que je ne puis plus accepter. Cela me pousse aussi à soutenir ce à quoi je ne crois plus.

— Tout, absolument tout, doit être rendu public, soupira Mr Norrell, qui se pencha en avant, puis reprit avec plus de force : Laissez-moi vous guider. Promettez-moi de ne rien publier, de ne rien dire, de ne rien faire avant d’avoir arrêté votre décision sur ces matières. Croyez-moi, quand je vous assure que dix, vingt, cinquante ans de silence valent bien la satisfaction de savoir, à la fin, que vous avez dit ce que vous deviez dire. Ni plus ni moins. Le silence et l’inaction ne vous conviennent point, je sais cela. Je promets toutefois de faire amende honorable. Vous n’y perdrez rien. Si vous avez eu par le passé des raisons de me considérer comme ingrat, vous me trouverez différent à l’avenir. Je répéterai partout en quelle haute estime je vous tiens. Nous ne serons plus maître et élève. Traitons d’égal à égal ! N’ai-je pas, en tout état de cause, appris presque autant de vous que vous de moi ? Le côté le plus lucratif de notre affaire doit vous revenir ! Les livres… – Il déglutit légèrement. – Les livres que j’aurais dû vous prêter et dont je vous ai privé, vous les lirez. Nous allons partir pour le Yorkshire, vous et moi, ensemble. Ce soir, si vous le souhaitez ! Et je vous confierai la clé de la bibliothèque et vous lirez tout votre soûl. Je… – Mr Norrell se passa la main sur le front, surpris par ses propres paroles. – Je n’exigerai pas une rétractation de votre recension. Laissons cela, laissons cela. Et en temps voulu, vous et moi répondrons ensemble à toutes les questions que vous y soulevez.

Il s’écoula un long silence. Mr Norrell épiait ardemment le visage de son interlocuteur. Son offre de partager avec Strange sa bibliothèque de Hurtfew ne fut pas sans effet. Pendant quelques instants, Strange vacilla visiblement dans sa détermination à se séparer de son maître, puis il proféra enfin :

— Je suis très honoré, monsieur. Vous n’êtes pas ordinairement un homme de compromis, je sais. Je pense néanmoins que je dois me fixer mon propre cap maintenant. Nos routes se séparent ici.

Mr Norrell ferma les yeux.

À ce moment-là, la porte s’ouvrit. Lucas et un des autres valets entrèrent pour servir le thé.

— Allons, monsieur, dit Strange.

Il toucha le bras de son maître en guise de réconfort. Pour la dernière fois, les deux seuls magiciens d’Angleterre prirent le thé ensemble.


Strange quitta Hanover-square à huit heures et demie. Plusieurs personnes qui s’attardaient à leurs fenêtres du rez-de-chaussée le virent s’en aller. D’autres, qui dédaignaient de monter la garde en personne, avaient envoyé leurs bonnes et leurs valets guetter sur la place. On ignore si Lascelles avait pris des dispositions de ce type mais, dix minutes après que Strange eut tourné dans Oxford-street, Lascelles heurtait à la porte de Mr Norrell.

Mr Norrell était toujours dans sa bibliothèque ; il n’avait pas bougé du fauteuil où il était assis quand Strange s’était retiré. Il regardait fixement le tapis.

— Est-il parti ? demanda Lascelles.

Mr Norrell ne répondit pas.

Lascelles prit donc place.

— Nos conditions ? Quel accueil leur a-t-il réservé ?

Toujours pas de réponse.

— Monsieur Norrell ? Lui avez-vous exposé ce dont nous sommes convenus ? Lui avez-vous dit que, à moins qu’il ne publie une rétractation, nous nous verrons contraints de révéler ce que nous savons de la magie noire employée en Espagne ? Lui avez-vous dit que, en aucun cas, vous ne le prendriez comme élève ?

— Non, murmura Mr Norrell. Je n’ai rien dit de tout cela.

— Mais…

Mr Norrell eut un profond soupir.

— Peu importe ce que je lui ai dit ! Il est parti.

Lascelles demeura silencieux un moment et considéra le magicien avec une certaine irritation. Mr Norrell, toujours perdu dans ses pensées, ne remarqua rien.

À la fin, Lascelles leva les épaules.

— Vous aviez raison depuis le début, monsieur, déclara-t-il. Il ne peut y avoir qu’un magicien en Angleterre.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que « deux » est en tout un nombre des plus inconfortables. « Un » fait ce qu’il lui plaît. « Six » peuvent assez bien s’accorder. Mais « deux » doivent toujours se disputer le pouvoir, « deux » doivent toujours se surveiller l’un l’autre. Les yeux du monde entier erreront entre « deux », ne sachant sur lequel se poser. Vous soupirez, monsieur Norrell. Vous savez bien que j’ai raison. À l’avenir, nous devons intégrer Mr Strange dans tous nos plans… Ce qu’il dira, ce qu’il fera, comment le contrer. Vous m’avez souvent répété qu’il était un magicien remarquable. Sa virtuosité était un grand avantage quand il la mettait à votre service. À présent, tout cela est terminé. Un jour ou l’autre, il est certain qu’il retournera ses talents contre vous. Il n’est pas trop tôt pour commencer à se méfier de lui. Je parle sérieusement. Son génie pour la magie est si extraordinaire, et ses matériaux si pauvres, qu’il finira par croire que tout est permis à un magicien. Que ce soit le cambriolage, le vol ou la concurrence frauduleuse. – Lascelles se pencha en avant. – Je ne veux pas dire qu’il est dépravé au point de vous voler à cette heure. Mais, s’il arrive un jour qu’il soit dans le besoin, alors il semblera à son esprit indiscipliné que tout abus de confiance, toute violation de la propriété privée sont justifiés. – Il marqua une pause. – Vous avez pris vos précautions contre les voleurs à Hurtfew ? Jeté des charmes de dissimulation ?

— Les charmes de dissimulation ne seraient d’aucune utilité contre Strange ! répliqua Mr Norrell avec emportement. Ils ne serviraient qu’à éveiller sa curiosité ! Ils le conduiraient tout droit à mes ouvrages les plus précieux ! Non, non, vous avez raison. – Il soupira. – C’est autre chose qu’il nous faut ici. Je dois réfléchir.

Deux heures après le départ de Strange, Messrs Norrell et Lascelles quittaient à leur tour Hanover-square dans la voiture de Mr Norrell. Trois domestiques les accompagnaient et ils avaient tout l’air de partir pour un long voyage.


Le lendemain, Strange, fantasque et plein de contradictions, à son habitude, tendait à regretter sa rupture avec Mr Norrell. La prédiction de ce dernier, selon laquelle il n’aurait plus personne à qui parler de magie, ne cessait de se présenter à son esprit. Il s’était repassé leur conversation. Il était presque certain que toutes les conclusions de Norrell au sujet de John Uskglass étaient fausses. En conséquence des théories de Mr Norrell, il avait conçu pas mal d’idées neuves sur le roi Corbeau, et désormais il était malheureux comme les pierres de n’avoir personne à qui les exposer.

En l’absence d’un auditeur plus approprié, il alla pleurer dans le gilet de Sir Walter Pole, à Harley-street.

— Depuis hier soir, je pense à cinquante choses que j’aurais pu lui dire. Maintenant, j’imagine que j’aurais dû les développer dans un article ou une recension – qui n’eût pas été publiée avant avril au plus tôt – et puis il lui eût fallu charger Lascelles ou Portishead de pondre un désaveu – lequel ne serait pas paru avant juin ou juillet. Cinq ou six mois pour savoir ce qu’il me répondrait ! Une manière très incommode de mener un débat, vous avouerez, surtout si vous considérez que, jusqu’à hier, je n’avais tout simplement qu’à me rendre à Hanover-square pour lui demander son avis. Et je suis sûr à présent de ne voir ni de près ni de loin les livres qui comptent ! Comment un magicien peut-il exister sans livres ? Qu’on me l’explique ! C’est comme demander à un homme politique d’accéder à de hautes fonctions sans le bénéfice des pots-de-vin ou du népotisme…

Sir Walter ne s’offusqua pas de cette réflexion particulièrement discourtoise ; il montra au contraire une indulgence charitable pour l’irritation des esprits de Strange. En tant qu’ancien élève de Harrow, il avait été contraint d’étudier l’histoire de la magie (une matière qu’il avait exécrée), et il fouillait à présent dans sa mémoire pour voir s’il ne se souvenait pas d’un élément qui pût lui servir. Il s’avisa qu’il ne se rappelait pas grand-chose. Juste de quoi remplir à moitié le plus petit des verres à vin, songea-t-il avec une ironie désabusée.

Il réfléchit une ou deux minutes et fit enfin la déclaration suivante :

— Je crois comprendre que le roi Corbeau a appris tout ce qu’il y avait à savoir de la magie anglaise sans l’aide des livres, puisqu’il n’en existait pas en Angleterre à cette époque. Alors vous pourriez peut-être suivre son exemple ?

Strange lui jeta un regard glacé.

— Pour ma part, je crois comprendre que le roi Corbeau était le fils volé, le préféré, du roi Oberon[126], ce qui, entre autres bagatelles, lui assura une excellente éducation magique et la possession d’un grand royaume. J’imagine que je pourrais me mettre moi aussi à musarder dans des taillis écartés et des clairières moussues, dans l’espoir d’être adopté un jour par quelque roi ou reine des fées, mais je pense qu’il me trouverait sans doute un peu grand ! cet effet !

Sir Walter eut un rire.

— Et qu’allez-vous faire à présent, sans Mr Norrell pour remplir vos journées à votre place ? Dois-je prier Robson du Foreign Office de vous mander quelque mission magique ? La semaine dernière encore, il se plaignait de devoir attendre que tout le travail pour la Marine et les Finances fût expédié avant que Mr Norrell eût quelque temps à lui consacrer.

— Je vous en prie. Prévenez-le que ce ne sera possible que dans deux ou trois mois. Nous rentrons au Shropshire, Arabella et moi. Nous sommes très désireux de retrouver nos terres, et maintenant que nous n’avons plus à consulter les convenances de Mr Norrell, plus rien ne nous retient.

— Oh ! s’exclama Sir Walter. Vous ne partez pas immédiatement ?

— Dans un délai de deux jours.

— Si tôt ?

— N’ayez pas l’air si affligé ! Vraiment, Pole, je ne me doutais point que vous appréciiez autant ma compagnie !

— Non, je songeais à Lady Pole. Ce sera un triste changement pour elle. Son amie lui manquera.

— Oh ! Oh, oui ! acquiesça Strange, un tantinet déconfit. Bien sûr !


Plus tard dans la matinée, Arabella fit sa visite d’adieu à Lady Pole. Cinq années avaient changé très peu de chose à la beauté de Madame et absolument rien à sa triste condition. Elle était toujours aussi silencieuse, aussi indifférente à tout chagrin ou plaisir. Gentillesse et froideur la laissaient de marbre. Elle passait ses journées assise devant la fenêtre, dans le salon vénitien de sa maison de Harley-street. Elle ne montrait jamais le moindre goût pour une quelconque occupation, et Arabella était sa seule visiteuse.

— Je regrette que vous partiez, dit Madame, quand Arabella lui annonça la nouvelle. Quelle sorte de terre est donc le Shropshire ?

— Oh ! Je crains d’être un juge très partial. La plupart des gens, je crois, reconnaîtraient que c’est une terre enchanteresse, aux collines et aux bois verdoyants, sillonnée de charmants chemins de campagne. Bien entendu, nous devrons attendre le printemps pour en profiter pleinement. Mais en hiver aussi les paysages peuvent être des plus saisissants. Ce comté est particulièrement romantique, doté d’une noble histoire ; il y a des châteaux en ruine et des pierres plantées en haut des collines par Dieu seul sait quel peuple – en raison de sa proximité avec le pays de Galles, il a souvent été envahi. Presque toutes les vallées sont d’anciens champs de bataille.

— Des champs de bataille ! s’écria Lady Pole. Je ne sais que trop à quoi cela ressemble. Regarder par une fenêtre et n’apercevoir que fragments d’ossements et armures rouillées partout où porte la vue ! Voilà un spectacle très mélancolique. J’espère que vous ne le trouverez pas trop pénible.

— Fragments d’ossements et armures rouillées ? répéta Arabella. Non, pas du tout. Madame se méprend. Les batailles ont eu lieu il y a longtemps. Il n’en reste rien. En tout cas, rien qui soit pénible pour quiconque…

— Et pourtant, savez-vous, poursuivit Lady Pole, lui prêtant à peine attention, des batailles ont été livrées quasiment partout, à un moment ou à un autre. Je me souviens d’avoir appris dans ma salle de classe que Londres avait été le théâtre d’une bataille particulièrement féroce. Les habitants furent exécutés en d’horribles manières et la ville fut réduite en cendres. Tous les jours de notre vie nous sommes entourés par les ombres de la violence et du malheur, et, selon moi, il n’importe guère qu’il en reste ou non des signes matériels.

Quelque chose changea dans le salon. On eût cru que des ailes froides et grises avaient battu au-dessus de leurs têtes, ou alors que quelqu’un avait traversé les miroirs et jeté une ombre dans la pièce. Arabella avait souvent observé ce curieux jeu de lumière quand elle était assise avec Lady Pole. Ne sachant à quoi d’autre l’attribuer, elle supposait qu’il était dû à la présence de tant de glaces en un seul lieu.

Lady Pole frissonna et resserra son châle autour d’elle. Arabella se pencha pour lui prendre la main.

— Allons ! Occupez vos pensées de sujets plus gais.

Lady Pole lui jeta un regard inexpressif. Elle ne savait pas plus être gaie que voler.

Alors Arabella lui fit la conversation, avec l’espoir de l’empêcher momentanément de songer à des horreurs. Elle lui parla nouvelles boutiques et nouvelles modes. Elle lui vanta un très joli taffetas couleur d’ivoire, qu’elle avait vu dans une vitrine de Friday-street, et d’une passementerie de perles de verre couleur turquoise, aperçue autre part, qui s’assortirait magnifiquement avec le taffetas ivoire. Elle lui relata ensuite ce que sa couturière lui avait dit des perles de verre, puis elle lui décrivit une plante extraordinaire, en la possession de ladite couturière, qui poussait dans un pot, sur un petit balcon extérieur de fer forgé, et qui avait tellement grandi en l’espace d’un an qu’elle bouchait complètement une fenêtre de l’étage au-dessus, celle d’un fabricant de bougies. Après quoi vinrent d’autres plantes à la taille incroyable : Jack et son haricot magique – le géant au sommet de la tige de haricot, les géants et les tueurs de géants en général – ; Napoléon Bonaparte et le duc de Wellington ; les mérites du duc dans tous les domaines de la vie sauf un – le grand chagrin de la duchesse.

— Heureusement, nous ne connaissons ni l’une ni l’autre ce que c’est qu’avoir l’esprit constamment troublé par la vision de son époux occupé à rendre hommage à d’autres femmes, conclut-elle, un peu hors d’haleine.

— Je suppose que oui, répondit Lady Pole, d’un air un tantinet dubitatif.

Cela chagrina Arabella. Elle avait beau se montrer indulgente pour toutes les bizarreries de Lady Pole, elle avait du mal à lui pardonner sa froideur coutumière envers son époux. Arabella ne pouvait se rendre à Harley-street aussi souvent qu’elle le faisait sans remarquer à quel point Sir Walter était dévoué à Lady Pole. S’il songeait à une chose qui puisse lui agréer ou soulager le moins du monde ses souffrances, alors ce secours lui était donné dans l’instant, et Arabella voyait toujours avec un serrement de cœur combien ses efforts étaient maigrement récompensés. Non que Lady Pole montrât une quelconque aversion envers lui ; elle semblait parfois à peine s’apercevoir de sa présence.

— Oh ! Mais vous ne mesurez pas quelle bénédiction c’est là ! s’écria Arabella. Une des plus grandes de l’existence.

— De quoi parlez-vous ?

— De l’amour de votre époux.

Lady Pole parut surprise.

— Oui, il m’aime, énonça-t-elle enfin. Ou, du moins, le prétend-il. Mais à quoi cela m’avance-t-il ? Son amour ne m’a jamais réchauffée quand j’avais froid, et j’ai toujours froid, savez-vous ? Il n’a jamais non plus raccourci un de ces longs bals ennuyeux ne fût-ce que d’une minute, ni arrêté une seule procession dans ces interminables couloirs obscurs et fantomatiques. Il ne m’a jamais préservée d’aucune misère. L’amour de votre époux vous a-t-il sauvée de quoi que ce soit ?

— Mr Strange ? – Arabella sourit. – Non, jamais. C’est plutôt moi qui ai pour habitude de le sauver ! J’entends, ajouta-t-elle en hâte, étant donné qu’il était clair que Lady Pole ne la comprenait pas, qu’il rencontre souvent des gens qui désirent le voir pratiquer la magie dans leur intérêt. Ou ils ont un petit-neveu qui souhaite apprendre la magie avec lui. Ou encore ils croient avoir découvert une pantoufle ou une fourchette magique, ou ce genre d’ineptie. Ils ne lui veulent aucun mal. En général, ils sont même respectueux. Néanmoins, Mr Strange n’est pas le plus patient des hommes, aussi suis-je contrainte d’intervenir et de me porter à son secours avant qu’il ne prononce quelques paroles malavisées.

Il était temps pour Arabella de songer à se retirer, et elle se prépara à prendre congé. Maintenant qu’elles ne se reverraient peut-être pas avant plusieurs mois, Arabella tenait particulièrement à ce que ses adieux fussent empreints de gaieté.

— Et j’espère, ma chère Lady Pole, dit-elle donc, que, lorsque nous nous reverrons, vous vous porterez beaucoup mieux et que vous pourrez peut-être reparaître dans le monde. Mon vœu le plus cher est que nous nous retrouvions un jour au théâtre ou à un bal…

— Un bal ? s’exclama avec horreur Lady Pole. Quelle horreur ! À Dieu ne plaise que nous nous retrouvions jamais à un bal !

— Chut ! chut ! Je ne voulais pas vous peiner. J’ai oublié combien vous détestiez danser. Allons, ne pleurez pas ! N’y songez pas, si cela vous rend malheureuse !

Elle fit de son mieux pour apaiser son amie. Elle la prit dans ses bras, lui baisa la joue et les cheveux, lui caressa la main, lui offrit son eau de lavande. Rien n’y fit. Pendant quelques instants, Lady Pole s’abandonna à une crise de larmes. Arabella ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Mais y avait-il quelque chose à comprendre ? Cela faisait partie du mal de Madame d’être saisie d’épouvante pour des vétilles, d’avoir du chagrin pour rien du tout. Arabella agita la sonnette pour appeler la bonne.

Seulement quand la bonne apparut, Madame fit enfin un effort pour composer son maintien.

— Vous n’avez pas idée de ce que vous avez dit ! gémit-elle. À Dieu ne plaise que vous deviez jamais découvrir ce que j’ai découvert ! Je dois tenter pourtant de vous avertir, je sais que c’est sans espoir, mais je le dois ! Écoutez-moi, ma chère, ma très chère madame Strange. Écoutez comme si votre salut éternel en dépendait !

Aussi Arabella prit-elle l’air le plus attentif possible.

En vain. Cette occasion ne s’avéra, en effet, guère différente de toutes les autres où Madame avait prétendu avoir une nouvelle de la plus haute importance à communiquer à Arabella. Elle pâlit, prit plusieurs profondes inspirations… et relata une très étrange histoire sur le propriétaire d’une mine de plomb du Derbyshire qui était tombé amoureux d’une fille d’étable. La fille d’étable était tout ce que le propriétaire de la mine avait jamais espéré, à cela près que son reflet apparaissait toujours quelques minutes trop tard dans un miroir, que ses yeux changeaient de couleur au coucher du soleil et qu’on voyait souvent son ombre se livrer à des danses sauvages alors qu’elle demeurait immobile.

Après que Lady Pole fut remontée dans ses appartements, Arabella resta assise seule. « Quelle sotte je fais ! pensa-t-elle. Je n’ignore pourtant pas que toute allusion à la danse l’afflige au dernier point ! Comment ai-je pu être si étourdie ? Je me demande ce qu’elle voulait me dire. Je ne suis pas sûre qu’elle-même l’ait su. Pauvre créature ! Sans la bénédiction de la santé et de la raison, la richesse et la beauté sont vraiment sans valeur ! »

Elle s’adressait ce type de semonce quand un léger bruit dans son dos l’incita à tourner la tête. Aussitôt elle se leva de son siège et se dirigea rapidement vers la porte, les mains tendues.

— C’est vous ! Que je suis contente de vous voir ! Serrez-moi la main. Ce sera notre dernière rencontre avant longtemps…


Ce soir-là, elle dit à Strange :

— Une personne au moins est ravie que vous ayez tourné vos idées vers l’étude de John Uskglass et ses sujets féeriques.

— Oh ! Et qui est-ce donc ?

— Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.

— Qui ?

— Le gentleman qui habite chez Sir Walter et Lady Pole. Je vous en ai déjà parlé.

— Ah, oui ! Je m’en souviens. – Quelques instants de silence s’écoulèrent, le temps que Strange méditât cette nouvelle. – Arabella ! s’exclama-t-il soudain. Vous ne connaissez toujours pas son nom ?

Il partit à rire.

Arabella parut contrariée.

— Ce n’est pas ma faute, protesta-t-elle. Il ne me l’a jamais dit et je n’ai pas pensé à le lui demander. Mais je suis contente que vous y attachiez si peu d’importance. J’ai cru à une époque que vous étiez enclin à la jalousie.

— Je ne me rappelle pas l’avoir jamais été.

— Comme c’est curieux ! Pour ma part, je m’en souviens très bien.

— Pardonnez-moi, Arabella, mais il est difficile d’être jaloux d’un homme que vous avez connu voilà plusieurs années et dont vous ignorez toujours le nom. Alors, il approuve mon travail, n’est-ce pas ?

— Oui, il m’a souvent répété que vous n’iriez jamais nulle part tant que vous n’étudieriez pas les fées. Il assure que la vraie magie réside dans l’étude des fées et de la magie des fées.

— Vraiment ? Il a des vues très arrêtées sur la question ! Et qu’en sait-il, je vous le demande ? Est-il magicien ?

— Je ne crois pas. Une fois, il a déclaré n’avoir jamais lu de sa vie un livre sur le sujet.

— Oh ! Encore un de ces mystificateurs, n’est-ce pas ? riposta Strange d’un air méprisant. Sans avoir aucunement étudié le sujet, il est parvenu à concevoir force théories y afférentes. Je rencontre très souvent ce genre de personnage. Enfin, s’il n’est pas magicien, qu’est-il donc ? Pouvez-vous au moins me renseigner ?

— Je crois pouvoir, répondit Arabella, du ton ravi de celle qui a fait une trouvaille.

Strange attendit.

— Non, se ravisa Arabella. Je ne vous dirai rien. Vous allez encore vous moquer de moi.

— Sans doute.

— Eh bien alors, reprit Arabella au bout d’un moment, je crois qu’il est prince. Ou roi. À coup sûr de sang royal.

— Où diable allez-vous chercher cela ?

— Il m’a beaucoup entretenue de ses royaumes, de ses châteaux et de ses manoirs, bien que j’avoue qu’ils portent tous des noms très curieux, et que je n’en avais jamais ouï un seul auparavant. Je pense qu’il doit être un de ces princes que Bonaparte a déposés en Allemagne ou en Suisse.

— Vraiment ? commenta Strange avec une pointe d’irritation. Eh bien, maintenant que Bonaparte a été vaincu, il aimerait peut-être rentrer chez lui !

Aucune de ces semi-explications et conjectures concernant le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon ne le satisfaisait pleinement ; il continua à s’interroger sur l’ami d’Arabella. Le jour suivant, qui devait être le dernier de Strange à Londres, il se rendit à pied au bureau de Sir Walter, à Whitehall, dans l’intention expresse de découvrir qui était l’inconnu.

À son arrivée, il trouva seulement le secrétaire particulier de Sir Walter en plein travail.

— Oh ! Moorcock ! Bonjour ! Sir Walter est-il sorti ?

— Il vient de partir pour Fife House[127], monsieur Strange. Puis-je vous aider en quoi que ce soit ?

— Non, je ne… Eh bien, peut-être. Il est une question que je me propose toujours de poser à Sir Walter et dont je ne me souviens jamais. Je présume que vous ne connaissez aucunement le gentleman qui loge dans sa maison ?

— Dans la maison de qui, monsieur ?

— De Sir Walter.

Moorcock fronça le sourcil.

— Un gentleman dans la maison de Sir Walter ? Je ne vois pas de qui vous pouvez parler. Comment s’appelle-t-il ?

— Voilà ce que j’aimerais savoir. Je n’ai jamais vu cet individu, mais il semble que Mrs Strange le croise toujours au moment où elle quitte les lieux. Elle le connaît depuis des années, pourtant elle n’a jamais pu savoir son nom. Il doit être très original pour faire tant de secrets. Mrs Strange l’appelle toujours « le gentleman au nez argenté » ou « le gentleman Blanche-Neige », ou quelque autre bizarre nom dans ce genre.

Ce renseignement ne fit qu’accroître l’ahurissement de Mr Moorcock.

— Je suis extrêmement désolé, monsieur. Je ne crois pas l’avoir jamais vu.

40 « Vous pouvez m’en croire, il n’existe pas de Waterloo ! »

Juin 1815

L’empereur Napoléon Bonaparte avait été banni sur l’île d’Elbe. Sa Majesté impériale doutait toutefois qu’une vie paisible d’insulaire lui siérait ; après tout, il était habitué à gouverner une bonne partie du monde connu. Aussi, avant de quitter la France, déclara-t-il à plusieurs personnes qu’il reviendrait quand les violettes refleuriraient au printemps. Et il tint sa promesse.

Dès qu’il posa le pied sur le sol français, il assembla une armée, remonta vers le nord et marcha sur Paris, suivant son destin, qui était de guerroyer contre tous les peuples de la terre. Naturellement, il était pressé de reprendre son titre d’empereur, mais on ne savait encore de quel empire il choisirait d’être empereur. Il avait toujours rêvé de suivre les traces d’Alexandre le Grand, et l’on pensait donc qu’il irait vers l’est ; il avait déjà envahi l’Égypte une fois et y avait connu quelques succès. Ou alors il pouvait aller vers l’ouest : le bruit courait qu’une flotte de navires parée à lever l’ancre l’attendait à Cherbourg pour le conduire en Amérique, où il allait partir à la conquête d’un monde inconnu, du Nouveau Monde.

Quel que fût son lieu d’élection, cependant, on convenait qu’il commencerait sans doute par envahir la Belgique. Aussi, le duc de Wellington se rendit-il à Bruxelles pour devancer l’arrivée du Grand Ennemi de l’Europe.

La presse anglaise bruissait de rumeurs : Napoléon avait reformé sa Grande Armée, il avançait sur la Belgique à une vitesse effroyable, il était là, il était victorieux ! Puis, le jour suivant, il apparaissait qu’il était toujours dans son palais des Tuileries, sans en avoir jamais bougé.

À la fin mai, Jonathan Strange suivit Wellington et l’armée britannique à Bruxelles. Il avait passé les trois derniers mois dans la tranquillité du Shropshire, à méditer sur la magie ; il n’était donc guère surprenant qu’il se sentît un peu perdu au début. Après s’être promené une heure ou deux, il parvint toutefois à la conclusion que la faute en revenait à Bruxelles, et non à lui. Il savait à quoi ressemblait une cité en guerre, et l’on en était loin. Il aurait dû y avoir des compagnies de soldats qui défilaient dans les deux sens, des charrettes chargées de vivres, des visages inquiets. À la place, il voyait des boutiques de modes et des dames qui se prélassaient dans des voitures élégantes. Certes, il y avait des groupes d’officiers partout, mais aucun à l’évidence ne songeait aux rigueurs de la servitude militaire ; l’un d’eux consacrait même beaucoup d’attention et d’efforts à réparer l’ombrelle d’une fillette. On entendait beaucoup plus de rires et de gaieté qu’il ne semblait compatible avec une invasion imminente de Napoléon.

Une voix cria son nom. S’étant retourné, il reconnut le colonel Manningham, une de ses connaissances, qui l’invita sur-le-champ à venir avec lui en la demeure de Lady Charlotte Greville (une lady anglaise vivant à Bruxelles). Strange allégua qu’il n’avait pas d’invitation et que, de toute façon, il devait s’enquérir de monsieur le duc. Manningham déclara que l’absence de carton n’avait aucune importance ; il serait à coup sûr bien accueilli, et il y avait autant de chances pour que le duc fût dans les salons de Lady Charlotte Greville que n’importe où ailleurs.

Dix minutes plus tard, Strange se retrouvait dans de luxueux appartements bourrés de personnes qu’il connaissait pour la plupart. Étaient présents des officiers, de belles dames, des gentlemen en vogue, des politiciens britanniques et des représentants de tous les rangs et titres de la pairie britannique. Tous parlaient et plaisantaient bruyamment de la guerre. Cette idée était nouvelle pour Strange : la guerre transformée en divertissement chic. En Espagne et au Portugal, les soldats avaient été accoutumés à se considérer comme des martyrs calomniés et oubliés. Les éditoriaux des journaux anglais s’étaient toujours acharnés à décrire la situation sous le jour le plus sombre possible. Ici, à Bruxelles, être un des officiers de monsieur le duc était la chose la plus noble au monde, et la qualité de magicien de monsieur le duc venait au deuxième rang.

— Wellington souhaite-t-il vraiment la présence de tout ce monde ? chuchota Strange, stupéfait, à Manningham. Qu’adviendra-t-il si les Français attaquent ? Je regrette d’être venu. On va sûrement commencer à me poser des questions sur mon différend avec Norrell, et je n’ai vraiment aucune envie d’en parler.

— Sottises ! répondit Manningham à voix basse. Nul ne s’en soucie ici ! Et de toute façon voici le duc !

Précédé par un léger brouhaha, monsieur le duc apparut.

— Ah ! Merlin ! s’écria-t-il, les yeux à peine posés sur Strange. Je suis très content de vous voir ! Serrez-moi la main ! Vous connaissez le duc de Richmond, bien entendu. Non ? Alors, permettez-moi de vous présenter.

Si rassemblée avait été déjà animée, comme elle brillait davantage maintenant que monsieur le duc était là ! Tous les visages se tournèrent dans sa direction pour voir à qui il parlait et (plus intéressant encore !) qui il courtisait. À le voir, nul n’eût deviné qu’il était venu à Bruxelles pour une autre raison que se divertir. Mais chaque fois que Strange tentait de s’éloigner, le duc le fixait du regard, comme pour lui dire : « Non, il vous faut rester. J’ai besoin de vous ! » Finalement, sans cesser de sourire, il pencha la tête et murmura à l’oreille de Strange :

— Là-bas, je crois que cela devrait faire l’affaire. Venez ! Il y a un jardin d’hiver à l’autre bout du salon. Nous y serons à l’écart de la foule.

Ils prirent place au milieu des palmiers et autres plantes exotiques.

— Je vous mets en garde, reprit le duc. Ce n’est pas l’Espagne. En Espagne, les Français étaient l’ennemi honni par tout homme, femme et enfant du pays. Ici, les choses se présentent différemment. Napoléon a des amis dans chaque rue et dans beaucoup de branches de l’armée. La ville grouille d’espions. Aussi, il nous revient, à vous comme à moi, de faire comme s’il n’y avait rien au monde de plus certain que sa défaite ! Souriez, Merlin ! Prenez un peu de thé. Cela vous calmera les nerfs.

Strange ébaucha un sourire désinvolte, qui se transforma immédiatement en un froncement de sourcils inquiet. Aussi, afin de détourner l’attention de monsieur le duc des faiblesses de son expression, il demanda quelle était l’opinion de monsieur le duc sur l’armée.

— Oh ! C’est une mauvaise troupe, dans le meilleur des cas. L’armée la plus mélangée que j’aie jamais commandée. Britanniques, Belges, Hollandais et Allemands, mêlés tous ensemble, comme si on essayait de bâtir un mur à partir d’une demi-douzaine de matériaux. Chaque matériau peut être parfait à sa manière, mais on ne peut s’empêcher de se demander si le résultat tiendra. Toutefois, l’armée prussienne a promis de combattre à nos côtés. Et puis Blücher est un vieux bonhomme parfait. – C’était le général prussien. – Il aime en découdre. Malheureusement, il est aussi un peu fou. Il se croit enceint.

— Oh !

— D’un bébé éléphant.

— Oh !

— Nous devons vous mettre au travail sur-le-champ ! Avez-vous vos livres ? Votre plat d’argent ? Un endroit où travailler ? J’ai l’obscur pressentiment que Napoléon surgira d’abord à l’ouest, en provenance de Lille. Je choisirais sans aucun doute cette route, et j’ai des dépêches de nos amis cachés dans cette cité m’assurant qu’on l’y attend d’une heure à l’autre. Voilà votre mission. Surveillez la frontière ouest en quête de signes de son approche et prévenez-moi dès que vous apercevrez les unités françaises.

Pendant les quinze jours qui suivirent, Strange invoqua des visions de lieux où le duc pensait que les Français pourraient apparaître. Le duc lui avait fourni deux auxiliaires : une grande carte et un jeune officier, du nom de Hadley-Bright.

Hadley-Bright était un de ces heureux hommes à qui dame Fortune réserve ses faveurs. Tout lui était facile. Il était l’enfant unique chéri d’une veuve riche. Il avait choisi la carrière des armes ; ses amis lui avaient obtenu un commandement d’officier dans un régiment en vue. Il avait rêvé d’émotions fortes et d’aventure ; le duc de Wellington l’avait choisi pour être un de ses aides de camp*. Puis, au moment précis où il avait décidé qu’il aimait une chose plus que l’art militaire, la magie anglaise, le duc l’avait désigné pour assister le sublime et mystérieux Jonathan Strange. Seuls des êtres d’un tempérament particulièrement aigri pouvaient ne pas accepter le succès de Hadley-Bright ; tous les autres étaient désarmés par son entrain et son heureux naturel.

Jour après jour, Strange et Hadley-Bright scrutèrent d’anciennes villes fortifiées de l’ouest de la Belgique ; ils inspectèrent de mornes rues de village ; ils observèrent de vastes étendues de champs déserts, sous des perspectives de nuages bien plus vastes encore, aux teintes délavées. Les Français demeuraient invisibles.

Par une chaude et moite journée de la mi-juin, ils étaient attelés à cette tâche interminable. Trois heures allaient sonner. Le serveur avait omis d’emporter des tasses à café sales, et une mouche bourdonnante tournoyait autour de celles-ci. Par la fenêtre ouverte entrait un mélange d’odeurs de sueur de cheval, de pêches mûres et de lait tourné. Perché sur une chaise droite, Hadley-Bright était la parfaite démonstration d’une des aptitudes les plus importantes du soldat, celle à s’endormir à tout instant et en toutes circonstances.

Strange jeta un coup d’œil à sa carte et choisit un lieu au hasard. Dans l’eau de son bassin d’argent apparut un carrefour paisible ; une ferme et deux ou trois bâtisses se trouvaient à proximité. Il guetta un moment ; il ne se passait rien. Ses yeux se fermèrent et il était sur le point de s’assoupir quand des soldats qui tiraient un canon mirent celui-ci en position sous des ormes. Leur air d’efficacité était frappant. Strange donna un coup de pied à Hadley-Bright pour le réveiller.

— Qui sont donc ces bougres ? se renseigna-t-il.

Hadley-Bright fixa le bassin d’argent en plissant les yeux.

Les soldats du carrefour portaient des habits verts aux parements rouges. Soudain ils parurent être assez nombreux.

— Des artilleurs de Nassau, répondit Hadley-Bright, citant une partie des troupes allemandes de Wellington. Les gars du prince d’Orange. Pas de quoi s’inquiéter. Que surveillez-vous ?

— Un carrefour à vingt milles au sud de la ville. Un lieu-dit, Quatre-Bras.

— Oh ! Inutile de perdre notre temps là-dessus ! déclara Hadley-Bright avec un bâillement. Cela se trouve sur la route de Charleroi. L’armée prussienne est à l’autre extrémité, c’est du moins ce qu’on m’a dit. Je ne suis pas sûr que ces lascars soient censés être là… – Il se mit à feuilleter des documents décrivant la disposition des différentes armées alliées. – Non, vraiment, je ne crois pas que…

— Mais qu’est-ce donc ? l’interrompit Strange, montrant un soldat en habit bleu qui avait brusquement surgi sur la hauteur d’en face, son mousquet paré à faire feu.

Il y eut un silence de mort.

— Un Français, répondit Hadley-Bright.

— Est-il censé être là ? demanda Strange.

Le Français avait été rejoint par un autre. Puis en apparurent cinquante autres. Les cinquante devinrent deux cents, trois cents, mille ! Le versant de colline grouillait de Français comme un fromage grouille d’asticots. L’instant suivant, ils se mirent tous à décharger leurs mousquets sur les artilleurs de Nassau, massés au carrefour. L’engagement ne dura pas longtemps. Les artilleurs de Nassau tirèrent leurs canons. Les Français, qui n’avaient pas de canons, se replièrent derrière la colline.

— Ha ! s’exclama Strange, ravi. Ils sont battus ! Ils ont fui !

— Oui, mais d’où sortaient-ils, d’abord ? marmonna Hadley-Bright. Pouvez-vous voir de l’autre côté de cette colline ?

Strange tapota l’eau et fit une sorte de geste tournant au-dessus de sa surface. La croisée des chemins s’évanouit ; à sa place apparut une excellente vue de l’armée française ou, sinon de toute l’armée, d’une partie très substantielle de celle-ci.

Hadley-Bright s’assit, telle une marionnette dont on a coupé les fils. Strange jura en espagnol, une langue qu’il associait naturellement à la guerre. Les armées alliées étaient au mauvais endroit. Les divisions de Wellington se trouvaient à l’ouest, prêtes à défendre jusqu’à la mort toutes sortes de positions que Napoléon n’avait aucune intention d’attaquer. Le général Blücher et l’armée prussienne étaient beaucoup trop à l’est. Et voilà que l’armée française faisait irruption au sud ! En l’état actuel des choses, ces artilleurs de Nassau (qui atteignaient peut-être les trois ou quatre cents hommes) étaient tout ce qui s’interposait entre Bruxelles et les Français.

— Monsieur Strange ! Faites quelque chose, je vous en supplie ! s’écria Hadley-Bright.

Strange prit une profonde inspiration et ouvrit les bras en grand, comme s’il battait le rappel de toute la magie qu’il avait apprise.

— Dépêchez-vous, monsieur Strange ! Dépêchez-vous !

— Je pourrais déplacer la ville ! murmura Strange. Oui, je pourrais déplacer Bruxelles ! Je pourrais la mettre quelque part où les Français ne la trouveront pas…

— La mettre où ? cria Hadley-Bright, agrippant les mains de Strange pour les abaisser de force. Nous sommes cernés par les armées. Nos propres armées ! Si vous déplacez Bruxelles, vous êtes bien capable d’écraser quelques-uns de nos régiments sous les maisons et les pavés. Le duc ne sera pas content. Il a besoin de tous ses hommes jusqu’au dernier…

Strange réfléchit un peu plus.

— J’ai trouvé ! s’écria-t-il.

Une sorte de brise s’engouffra dans la pièce. Loin d’être désagréable, elle avait un parfum frais d’océan. Hadley-Bright regarda par les fenêtres. Au-delà des maisons, des églises, des palais et des parcs, se dressaient des sommets montagneux qui n’étaient pas là un instant plus tôt. Ils étaient noirs, peut-être couverts de sapins. L’air était beaucoup plus pur, comme si nul ne l’avait jamais respiré.

— Où sommes-nous ? demanda Hadley-Bright.

— En Amérique, répondit Strange, avant d’ajouter en guise d’explication : Ce continent a toujours l’air si vide sur les cartes.

— Mon Dieu ! Mais ce n’est pas mieux qu’avant ! Avez-vous donc oublié que nous venons de signer un traité de paix avec l’Amérique ? Rien ne provoquera davantage le mécontentement des Américains que l’apparition d’une ville européenne sur leur sol !

— Oh, probablement ! Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, cependant, je vous l’assure. Nous sommes loin de Washington ou de La Nouvelle-Orléans, ou de tous ces endroits où des batailles ont été livrées. À des centaines de milles, je crois. Au moins… à la vérité, je ne sais où exactement. Pensez-vous que ce soit si important[128] ?

Hadley-Bright sortit en coup de vent pour aller trouver le duc et l’aviser que, contrairement à ce qu’il aurait pu penser, les Français étaient désormais en Belgique, mais que lui, le duc, n’y était pas.

Sa Grâce (qui se trouvait prendre le thé avec quelques politiciens britanniques et comtesses belges) accueillit la nouvelle avec son imperturbabilité coutumière. Une demi-heure plus tard, il se présentait à l’hôtel de Strange avec le directeur de l’Intendance militaire, le colonel de Lancey. Il baissa les yeux pour contempler avec une mine sévère la vision offerte par le bassin d’argent.

— Napoléon m’a mystifié, nom de Dieu ! s’exclama-t-il. De Lancey, vous devez noter les ordres le plus vite possible. Nous devons masser l’armée à Quatre-Bras.

Le malheureux colonel de Lancey eut un air des plus alarmés.

— Comment transmettre les ordres aux officiers, avec tout l’Atlantique qui nous sépare ? s’enquit-il.

— Oh ! répondit Sa Grâce, Mr Strange s’en chargera.

Un mouvement de l’autre côté de la fenêtre lui tira l’œil. Quatre cavaliers passaient. Ils avaient le maintien des rois et l’expression des empereurs. Leur peau était couleur d’acajou ; leurs cheveux, longs, étaient du noir luisant d’une aile de corbeau. Ils étaient vêtus de peaux décorées de piquants de porc-épic. Chacun était muni d’un fusil dans son étui de cuir, d’une lance d’aspect redoutable (aussi emplumée que leurs têtes !) et d’un arc.

— Oh ! De Lancey, trouvez-moi quelqu’un pour demander à ces drôles s’ils aimeraient combattre demain, voulez-vous ? Ils pourraient faire l’affaire.

Une ou deux heures plus tard, dans la ville d’Ath, à vingt milles de Bruxelles (ou plutôt à vingt milles de l’habituel emplacement de Bruxelles), un pâtissier* sortit une fournée de petits gâteaux du four. Une fois les gâteaux refroidis, il traça une lettre sur chacun d’eux au moyen d’un sucre glace rose, une fantaisie qu’il osait pour la première fois. Son épouse, qui ne connaissait pas un mot d’anglais, disposa les gâteaux sur un plateau en bois et confia celui-ci au sous-pâtissier. Le sous-pâtissier le livra au quartier général des armées alliées, sis en ville, où Sir Henry Clinton donnait des ordres à ses officiers. Le sous-pâtissier présenta les gâteaux à Sir Henry, qui en prit un et s’apprêtait à le porter à sa bouche quand le major Norcott du 95e régiment d’infanterie légère poussa un cri de surprise. Là, sous leurs yeux, écrite au sucre glace rose sur de petits gâteaux, se trouvait une dépêche de Wellington ordonnant à Sir Henry de déplacer la 2e division d’infanterie vers Quatre-Bras dans le plus bref délai. Sir Henry leva les yeux de stupéfaction. Le sous-pâtissier lui adressa un grand sourire.

À peu près au même moment, le général responsable de la 3e division – un gentleman du Hanovre, Sir James Alten – était en plein travail dans un château, à vingt-cinq milles au sud-ouest de Bruxelles. Il regarda par hasard par la fenêtre et remarqua dans la cour des trombes d’eau au comportement bizarre ; il pleuvait au centre de la cour sans que les murs fussent mouillés le moins du monde. Sir Charles eut la curiosité de sortir pour aller observer le phénomène de près. Là, écrit avec des gouttes de pluie dans la poussière, il lut le message suivant :


« Bruxelles, le 15 juin 1815

« La 3e division doit avancer immédiatement sur Quatre-Bras.

« Wellington »


Dans l’intervalle, des généraux hollandais et allemands de l’armée de Wellington avaient découvert que les Français étaient à Quatre-Bras et s’y dirigeaient déjà avec la 2de division néerlandaise. En conséquence, ces généraux, qui se nommaient Rebecq et Perponcher, furent plus chagrinés qu’éclairés quand une nuée d’oiseaux chanteurs se perchèrent dans les arbres alentour pour gazouiller :


Les idées de Wellington exposons :

À Quatre-Bras, les Français se trouvent ;

Toutes ses troupes faire cercle doivent,

Vers le carrefour tous route font


— Oui, oui, nous sommes au courant ! s’exclama le général Perponcher, en agitant les bras en direction des oiseaux pour les chasser. Partez, sacrebleu !

Mais les oiseaux s’approchèrent davantage ; certains se posèrent même sur ses épaules et sur son cheval. Ils continuaient à s’égosiller avec le plus grand zèle qui fût :


Là des réputations se feront

Le duc ordonne : Haut les cœurs !

Tous les plans de l’armée sont dressés,

Suivez vite à présent votre brigade !


Les oiseaux escortèrent les soldats tout le reste du jour, sans jamais cesser un instant de piauler et de pépier leur chanson exaspérante. Le général Rebecq, dont l’anglais était excellent, parvint à en attraper un et tenta de lui apprendre un nouveau refrain, dans l’espoir qu’il pourrait revenir à Jonathan Strange pour lui chanter :


Le magicien du duc mérite d’être botté

De Bruxelles à Maastricht

Pour des honnêtes hommes s’être moqué

Jusqu’à Maastricht et retour[129].


À six heures, Strange rendait Bruxelles au territoire européen. Sur-le-champ les régiments qui avaient été cantonnés à l’intérieur de la ville en sortirent au pas par la porte de Namur et s’engagèrent sur la route menant à Quatre-Bras. Cela fait, Strange put se consacrer à ses propres préparatifs de guerre. Il rassembla son bassin d’argent, une demi-douzaine d’ouvrages de magie, une paire de pistolets, une légère redingote d’été pourvue de nombreuses poches d’une profondeur inhabituelle, une douzaine d’œufs durs, trois fiasques de cognac, quelques pâtés en croûte emballés dans du papier et un très grand parapluie de soie.

Le lendemain matin, avec son nécessaire de voyage dissimulé en différents endroits de sa personne et de sa monture, il chevauchait avec le duc et son état-major en direction du carrefour de Quatre-Bras. Plusieurs milliers de troupes alliées y étaient déjà massées ; en revanche, les Français ne s’étaient point encore montrés. De temps à autre résonnait un bruit de mousquet, qui n’excédait guère ce que l’on entendait dans n’importe quelle forêt anglaise où des gentlemen s’adonnaient à la chasse.

Strange promenait ses regards à la ronde quand une grive musicienne se percha sur son épaule et se mit à babiller :


Les idées du duc exposons :

À Quatre-Bras les Français se trouvent…


— Quoi ? marmonna Strange. Que fais-tu là ? Tu étais censée avoir disparu il y a des heures !

Il traça dans les airs le signe d’Ormskirk qui servait à rompre un sortilège, et l’oiseau s’envola. En réalité, à sa vive consternation, une nuée entière d’oiseaux prit son vol en même temps. Il jeta des coups d’œil inquiets autour de lui pour voir si quelqu’un avait remarqué qu’il avait loupé son enchantement, mais tous étaient absorbés par des considérations militaires et il en conclut que, non, personne n’avait rien remarqué.

Il se trouva une position à son goût, dans un fossé exactement en face de la ferme de Quatre-Bras. Le carrefour se trouvait juste à sa droite, et le 92e régiment d’infanterie légère, le régiment des Highlands, était à sa gauche. Il sortit les œufs durs de ses poches et les distribua à ceux des Écossais qui lui paraissaient en être friands. (En temps de paix, il faut en général une forme de présentation ou de recommandation pour faire la connaissance de quelqu’un ; en guerre, un modeste comestible remplira cet office.) Les Highlanders lui donnèrent en échange du thé au lait sucré, et tous ne tardèrent pas à bavarder amicalement.

La journée était suffocante. La route descendait entre les champs de seigle qui, sous ce soleil de feu, brillaient d’un éclat presque surnaturel. À trois milles de là, l’armée prussienne était déjà engagée avec les Français ; l’on entendait une faible rumeur de canonnade et de cris d’hommes, tels les fantômes de combats à venir. Juste avant midi, des roulements de tambours et des chants martiaux résonnèrent au loin. Le sol se mit à trembler sous le martèlement de dizaines de milliers de pieds. Vers eux, à travers le seigle, arrivaient les grosses colonnes noires de l’infanterie française.

Le duc de Wellington n’avait pas donné d’ordres particuliers à Strange. Aussi, quand les combats commencèrent, se disposa-t-il à perpétrer toute la magie qu’il avait employée sur les champs de bataille espagnols. Il envoya des anges ardents menacer les Français et des dragons souffler des flammes au-dessus d’eux. Ces illusions étaient plus importantes et plus éclatantes que tout ce qu’il avait accompli en Espagne. À plusieurs reprises, il sortit de son fossé pour admirer leurs effets, et ce malgré les avertissements des Highlanders qui craignaient qu’il ne fût touché.

Strange s’appliquait à jeter ce genre de charmes depuis trois ou quatre heures quand il se passa quelque chose. Sur le champ de bataille, un assaut soudain des chasseurs français menaça d’envelopper le duc et son état-major. Ces messieurs se virent contraints d’effectuer une conversion et de regagner les lignes alliées à la débandade. Les troupes les plus proches se trouvèrent être le 92e régiment d’infanterie.

— 92e ! cria le duc. À terre !

Aussitôt les Highlanders se jetèrent à terre. Risquant un coup d’œil hors du fossé, Strange vit le duc monté sur Copenhague passer au ras de leurs têtes. Monsieur le duc était tout à fait indemne et paraissait en réalité plus revigoré qu’alarmé par son aventure. Il regarda autour de lui pour connaître l’état des troupes ; ses yeux se posèrent sur Strange.

— Monsieur Strange ! À quoi jouez-vous donc ? Quand je voudrai une prestation de magie à la mode de Vauxhall Gardens, je vous le ferai savoir ![130] Les Français ont assez vu ce genre de tours en Espagne, cela ne les dérange plus le moins du monde. En revanche, ils sont complètement nouveaux pour les Belges, les Hollandais et les Allemands de mon armée. Je viens d’apercevoir un de vos dragons qui menaçait une compagnie du Brunswick dans ce bois. Quatre hommes sont déjà tombés. Cela ne suffira pas, monsieur Strange ! Cela ne suffira tout bonnement pas !

Et de s’éloigner d’un galop.

Strange le suivit des yeux. Il avait envie d’émettre quelques remarques lourdes de sens sur l’ingratitude du duc envers ses amis, les Highlanders ; ces derniers paraissaient toutefois un tantinet occupés, bombardés comme ils l’étaient par les canons et taillés en pièces par les sabres. Alors il prit sa carte, se hissa hors du fossé et se fraya un chemin jusqu’au carrefour où le secrétaire militaire du duc, Lord Fitzroy Somerset, examinait les alentours avec une mine inquiète.

— Monsieur ? lança Strange. Je me vois dans l’obligation de vous poser une question. Comment la bataille se déroule-t-elle ?

Somerset eut un soupir.

— Tout est bien qui finira bien. Bien sûr que oui. Seulement la moitié de l’armée n’est pas encore là. Nous n’avons presque pas de cavalerie, en quelque sorte. Je sais que vous avez envoyé très promptement leurs ordres aux divisions, mais certaines d’entre elles étaient simplement trop éloignées. Si les Français obtiennent des renforts avant nous, alors…

Il leva les épaules.

— Et si les renforts français doivent arriver, de quelle direction arriveront-ils ? Du sud, j’imagine ?

— Du sud et du sud-est.

Strange ne retourna pas à la bataille. Finalement, il gagna à pied la ferme de Quatre-Bras, juste derrière les lignes britanniques. Les bâtiments étaient déserts. Des portes bâillaient, des rideaux volaient par les fenêtres. Dans la hâte, une faux et une houe avaient été jetées dans la poussière. Dans les ténèbres de l’étable qui sentait le lait, il trouva une chatte avec une portée de petits. Chaque fois que le canon tonnait (c’est-à-dire souvent), la chatte tremblait. Il alla lui chercher de l’eau et lui parla doucement. Puis il s’assit sur les dalles glacées et déplia sa carte devant lui.

Il se mit à déplacer les routes, les chemins et les villages au sud et à l’est du champ de bataille. D’abord, il échangea les positions de deux villages. Ensuite, toutes les routes qui allaient d’est en ouest, il les orienta du nord au sud. Il patienta dix minutes, puis remit tout dans l’ordre originel. Quant aux bois des alentours, il les tourna en sens contraire. Après quoi il fit couler les ruisseaux dans la direction opposée. D’heure en heure, il continuait à modifier le paysage. La tâche était ardue, fastidieuse – réellement aussi assommante que tout ce qu’il avait fait avec Norrell par le passé. À six heures et demie, il entendit les clairons alliés sonner l’offensive. À huit heures, il se levait et étirait ses membres ankylosés.

— Eh bien, lança-t-il à l’adresse de la chatte, je ne sais absolument pas si cela a produit son petit effet ou non[131].

Une nuée noire planait au-dessus des champs. Ces lugubres témoins des combats, les corneilles et les corbeaux, étaient arrivés par centaines. Strange trouva ses amis, les Highlanders, dans un état désespéré. Ils avaient pris une maison proche de la route, mais avaient perdu dans l’opération la moitié de leurs hommes et vingt-cinq de leurs trente-six officiers, y compris leur colonel, un homme que beaucoup d’entre eux considéraient comme leur père. Plus d’un vétéran grisonnant pleurait, assis la tête entre les mains.

Les Français étaient apparemment retournés à Frasnes, ville d’où ils étaient venus le matin. Strange demanda à plusieurs personnes si cela signifiait que les alliés avaient gagné, mais nul ne semblait avoir d’information précise sur ce point.

Ce soir-là, il dormit à Genappe, un village situé trois milles plus loin sur la route de Bruxelles. Il prenait son petit déjeuner quand le capitaine Hadley-Bright apparut, porteur de nouvelles : l’alliée du duc, l’armée prussienne, avait reçu une terrible rossée dans la bataille de la veille.

— Sont-ils vaincus ? demanda Strange.

— Non, ils se sont repliés, et monsieur le duc dit que nous devons les imiter. Il a choisi un terrain où se battre et les Prussiens nous retrouveront là-bas. Un village qui s’appelle Waterloo…

— Waterloo ? Quel nom incroyablement ridicule[132] ! s’exclama Strange.

— Incroyable, n’est-ce pas ? Je ne suis pas parvenu à le trouver sur la carte.

— Oh ! fit Strange. Cela nous arrivait continuellement en Espagne ! Sans doute votre informateur vous a-t-il mal épelé le nom. Vous pouvez m’en croire, il n’existe pas de Waterloo…

Peu après midi, ils montaient à cheval et s’apprêtaient à suivre l’armée pour sortir de Genappe, quand tomba une dépêche de Wellington : un escadron de lanciers français approchait. Mr Strange pouvait-il tenter quelque chose pour les harceler ? Désireux d’éviter d’être accusé une nouvelle fois de magie à la mode de Vauxhall-Gardens, Strange prit conseil de Hadley-Bright.

— Qu’est-ce que la cavalerie déteste le plus au monde ?

Hadley-Bright réfléchit un moment.

— La boue, répondit-il enfin.

— La boue, vraiment ? Oui, je crois que vous avez raison. Enfin, la magie des météores est des plus évidentes et des plus sérieuses !

Les cieux s’obscurcirent. Un nuage orageux d’un noir d’encre apparut ; il était aussi gros que toute la Belgique, et si chargé, si lourd que ses bords déchiquetés semblaient brosser les faîtes des arbres. Il y eut un éclair, et le monde devint fugitivement d’un blanc de craie. Un claquement assourdissant retentit ; l’instant d’après, la pluie tombait à tels torrents que la terre frémissait et sifflait.

En quelques instants, les champs s’étaient transformés en bourbiers. Les lanciers français étaient dans l’incapacité totale de se livrer à leur sport favori, une monte rapide et adroite ; l’arrière-garde de Wellington put se dégager sans coup férir.

Une heure plus tard, Strange et Hadley-Bright eurent la surprise de découvrir qu’il existait bien un village appelé Waterloo et qu’ils y étaient arrivés. À cheval sous la pluie, monsieur le duc contemplait avec bonhomie les hommes, les bêtes et les chariots maculés de boue.

— Excellente boue, Merlin ! lança-t-il joyeusement. Très collante et très glissante. Cela ne sera point du tout du goût des Français. Davantage de pluie, je vous prie ! Bon, vous voyez cet arbre, là où la route descend ?

— L’orme, Votre Grâce ?

— Celui-là. Si vous voulez bien vous y tenir pendant la bataille de demain, je vous en serai très obligé. Je serai là de temps à autre, mais sans doute guère. Mes gars vous apporteront mes instructions.

Ce soir-là, les différentes divisions de l’armée alliée s’emparèrent de positions le long d’une corniche peu profonde, au sud de Waterloo. Au-dessus de leurs têtes, le tonnerre grondait et il pleuvait à flots. De temps en temps, des délégations d’hommes tout crottés s’approchaient de l’orme et suppliaient Strange d’arrêter la pluie ; il se bornait à secouer la tête en répétant :

— Je l’arrêterai quand monsieur le duc m’en priera.

Les anciens d’Espagne, eux, firent observer d’un air approbateur que la pluie était toujours l’amie d’un Anglais en temps de guerre. Ils exhortaient leurs camarades.

— Rien ne vous est plus rassurant ou plus familier, voyez-vous… Alors que ce temps déconcerte d’autres nations. Il a plu la veille de Fuentes, de Salamanque et de Vitoria.

C’étaient les noms de quelques grandes victoires remportées en Espagne par Wellington.

À l’abri de son parapluie, Strange méditait sur la bataille à venir. Depuis la fin de la guerre d’Espagne, il étudiait la magie employée par les magiciens auréats en temps de guerre. On en savait peu de chose. Il circulait des rumeurs – rien de plus – sur un charme que John Uskglass aurait utilisé avant ses propres batailles ; il prédisait l’issue d’événements présents. Juste avant la tombée de la nuit, Strange eut une subite illumination. « On n’a aucun moyen de savoir ce que faisait Uskglass, mais il nous reste les Conjectures sur l’art de présager les choses à venir de Pale. Il s’agit, très vraisemblablement, d’une version délayée. Elle pourrait m’être utile. »

Pendant une minute ou deux avant que le charme ne produisît son effet, il prit conscience de tous les sons qui l’entouraient : le crépitement de la pluie sur le métal et le cuir, et son dégouttement sur la toile ; les piaffements et les ébrouements des chevaux ; les chants des Anglais et les cornemuses des Écossais ; les arguties de deux soldats gallois sur la bonne interprétation d’un passage de la Bible ; le son de la voix du capitaine écossais, John Kincaid, qui divertissait les sauvages américains en leur apprenant à boire du thé (sans doute avec l’arrière-pensée que, une fois que son homme saurait boire le thé, les autres habitudes et qualités qui définissent un Breton suivraient naturellement).

Puis silence. Les hommes et les chevaux commencèrent à disparaître, par deux ou trois d’abord, ensuite plus rapidement : des centaines, des milliers d’entre eux se dérobèrent aux regards. De grands trous apparurent entre les soldats serrés les uns contre les autres. Un peu plus loin vers l’est, un régiment entier manquait à l’appel, laissant un trou de la taille de Hanover-square. Là où, un moment plus tôt, tout n’avait été que vie, conversation et société, ne régnaient plus que la pluie, le crépuscule et les ondoyantes tiges de seigle. Strange s’essuya la bouche, pris de nausées. « Ha ! songea-t-il. Cela m’apprendra à me mêler d’une magie réservée aux rois ! Norrell a raison. Il existe une forme de magie qui n’est pas destinée aux magiciens ordinaires. Sans doute John Uskglass savait-il que faire de cet horrible savoir. Moi, non. Devrais-je me confier à quelqu’un ? À monsieur le duc ? Il ne m’en saura aucun gré. »

Quelqu’un le regardait du haut de son cheval, quelqu’un lui parlait, un capitaine de l’artillerie montée. Strange voyait bien la bouche de l’homme remuer, sans entendre aucun son. Il claqua des doigts pour rompre le sortilège. Le capitaine l’invitait à le suivre pour partager un peu de cognac et des cigares. Strange frissonna et déclina son offre.

Pendant le reste de la nuit, il resta assis seul sous son orme. Jusqu’alors il ne s’était jamais avisé que sa qualité de magicien le mettait à l’écart des autres mortels. À présent, il avait entrevu le mauvais côté de la situation. Il éprouvait le plus mystérieux des sentiments : le monde vieillissait autour de lui, et la meilleure part de son existence – l’amour, les rires et l’innocence – glissait irrévocablement dans le passé.

Vers onze heures et demie, le lendemain matin, les canons français commencèrent à tirer. L’artillerie alliée répondit. L’air limpide de l’été qui séparait les deux armées s’emplit de rideaux flottants d’une âcre fumée noire.

L’offensive française était principalement dirigée contre le château de Hougoumont, avant-poste allié dans la vallée, dont les bois et les bâtiments étaient défendus par le 3e régiment de la Garde royale, les Coldstream Guards, les artilleurs de Nassau et les Hanovriens. Strange conjura vision après vision dans son plat d’argent afin de pouvoir suivre les sanglants engagements dans les bois environnant le château. Il avait presque envie de déplacer les arbres pour permettre aux soldats alliés un meilleur coup de feu contre leurs assaillants, mais ce type de combat au corps à corps se prêtait très mal à la magie. Il se rappela qu’en guerre un soldat pouvait faire plus de mal en agissant trop tôt, ou trop impétueusement, qu’en n’agissant pas du tout. Il rongea son frein.

La canonnade s’intensifia. Des vétérans britanniques confièrent à leurs amis qu’ils n’avaient jamais connu de mitraille qui tombât si vite et si dru. Des hommes aperçurent des camarades coupés en deux, réduits en miettes ou décapités par des boulets de canon. L’air vibrait sous les répercussions des pièces d’artillerie. « Le feu est nourri », constata froidement le duc de Wellington, avant d’ordonner aux premiers rangs de se replier derrière la crête de la corniche et de se coucher à terre. Quand cela prit fin, les alliés relevèrent la tête pour voir l’infanterie française avancer dans la vallée emplie de fumée : seize mille hommes, épaule contre épaule, en immenses colonnes, qui criaient et marquaient le pas tous ensemble.

Plus d’un soldat se demanda si les Français n’avaient pas enfin trouvé un magicien de leur cru ; les fantassins français paraissaient en effet beaucoup plus grands que des hommes ordinaires et, à mesure qu’ils approchaient, leurs prunelles brûlaient d’une flamme presque surnaturelle. Pourtant, seule opérait la magie de Napoléon Bonaparte, qui savait mieux que quiconque aligner ses soldats pour qu’ils terrifiassent leurs ennemis et les déployer de manière à ce que n’importe quel spectateur les crût indestructibles.

Désormais, Strange savait exactement quoi faire. Les paquets de boue épaisse se révélaient déjà une incontestable entrave pour les soldats en marche. Pour les gêner encore davantage, Strange se mit à enchanter les tiges de seigle. Il les fit s’enrouler autour des pieds des Français. Les tiges étaient aussi coriaces que du fil de fer ; les soldats trébuchaient et tombaient. Avec un peu de chance, la boue les empêcherait de se relever et ils seraient piétinés par leurs camarades. Ou par la cavalerie française, qui ne tarda pas à se montrer derrière eux. Mais il s’agissait là d’un travail minutieux et, malgré tous les efforts de Strange, ces premières manipulations ne firent sans doute guère plus de mal aux Français que le feu d’un adroit mousquetaire ou fusilier britannique.

Un aide de camp* s’approcha avec une incroyable vélocité et jeta un bout de peau de chèvre dans la main de Strange avec un cri :

— Une dépêche de Sa Grâce !

En un instant, il était reparti.


« Les obus français ont mis le feu au château de Hougoumont. Éteignez-moi les flammes.

« Wellington »


Strange invoqua une nouvelle vision de Hougoumont. Depuis la dernière fois qu’il avait vu le château, les hommes, là-bas, avaient grandement souffert. Les blessés des deux bords s’entassaient dans chaque salle. La meule de foin, les communs et le château brûlaient. Partout, une fumée noire suffocante. Des chevaux hennissaient, des blessés tentaient de fuir en rampant. Pour aller où ? Pendant ce temps, la bataille faisait rage autour d’eux. Dans la chapelle. Strange trouva une demi-douzaine d’images de saints peintes sur les murs. Œuvre, apparemment, d’un fervent amateur*, les personnages mesuraient sept ou huit pieds de haut et leurs corps étaient mal proportionnés. Ils avaient de longues barbes brunes et de grands yeux mélancoliques.

— Ils feront l’affaire ! murmura-t-il.

À son commandement, les saints descendirent de leurs murs. Même s’ils avançaient avec des mouvements saccadés, telles des marionnettes, ils possédaient grâce et légèreté. Ils traversèrent majestueusement les rangées de blessés pour se diriger vers un puits situé dans une des cours. Là, ils tirèrent des seaux d’eau, qu’ils allaient jeter sur les flammes. Tout se déroulait bien, jusqu’au moment où deux d’entre eux (saint Pierre et saint Jérôme, peut-être) prirent feu et tombèrent en cendres. N’étant composés que de pigments et de magie, ils brûlaient assez facilement. Strange s’efforçait de réfléchir au moyen de remédier à la situation, quand un éclat d’obus français frappa le flanc de son bassin d’argent, l’envoyant voltiger à cinquante yards à droite. Le temps qu’il eût récupéré son bien, redressé et remis en état le côté cabossé, tous les saints peints avaient succombé aux flammes. Des blessés et des chevaux se consumaient. Il n’y avait plus de peintures aux murs. Les larmes aux yeux de déception, Strange maudit l’artiste inconnu pour sa nonchalance.

Qu’y avait-il d’autre ? Que savait-il d’autre ? Il réfléchit mûrement. Jadis, John Uskglass se fabriquait parfois un champion avec des corbeaux : des oiseaux s’assemblaient pour former un géant noir, hérissé et mobile, qui était capable d’accomplir sans difficulté n’importe quelle tâche. D’autres fois, Uskglass composait ses serviteurs de terre glaise.

Strange évoqua une vision du puits de Hougoumont. Il remodela l’eau du puits en une vague fontaine, puis, avant que la fontaine ait pu s’écouler sur le sol, il la contraignit à prendre la disgracieuse apparence d’un homme. Ensuite, il ordonna à l’Homme d’eau de courir vers les flammes et de se jeter dessus. Ainsi un box de l’écurie fut-il arrosé avec succès, et trois soldats épargnés. Strange avait beau en façonner d’autres aussi vite que possible, l’eau n’est pas un élément qui garde facilement une forme cohérente ; au bout d’une heure ou deux de ce labeur, il avait la tête qui tournait et les mains qui tremblaient violemment.

Entre quatre et cinq heures, il se produisit un événement absolument inattendu. Levant les yeux, Strange vit approcher une multitude éclatante : la cavalerie française. Ils chevauchaient à cinq cents de front et sur douze rangs de profondeur, et pourtant le tonnerre des canons était tel qu’ils n’émettaient aucun bruit qui fût audible ; ils paraissaient arriver en silence. « Ils doivent tout de même s’apercevoir que l’infanterie de Wellington est intacte, songea Strange. Ils vont être taillés en pièces ! » Derrière lui, les régiments d’infanterie formaient les carrés ; certains des hommes crièrent à Strange de venir s’abriter à l’intérieur du leur. Cela lui parut de bon conseil, aussi y alla-t-il.

Depuis la sécurité relative de son carré, Strange suivit la charge de la cavalerie ; les cuirassiers portaient des plastrons flamboyants et des casques à haut cimier ; les armes des lanciers étaient ornées de pennons rouge et blanc ondoyants. Ils étaient loin d’incarner les enfants de ce siècle terne. Ils appartenaient plutôt à la gloire des temps anciens. Strange décida donc de les marier avec une ancienne gloire de son invention. Les images des serviteurs de John Uskglass brûlaient dans son imagination : des serviteurs composés de corbeaux, d’autres de terre. Sous les cavaliers français, la boue se mit à cloquer et à bouillonner. Elle se métamorphosa en mains géantes. Les mains se tendirent et abattirent hommes et montures. Ceux qui tombaient étaient piétinés par leurs camarades. Le reste subit un déluge de feu de l’infanterie alliée. Strange observa la scène, impassible.

Après que les Français eurent été repoussés, il revint à son bassin d’argent.

— Est-ce vous, le magicien ? demanda une voix.

Se retournant vivement, il fut ahuri de découvrir un petit personnage, rond et doux d’aspect, qui lui souriait.

— Pour l’amour de Dieu, qui êtes-vous ? voulut-il savoir.

— Je m’appelle Pink, expliqua le bonhomme. Je suis commis voyageur pour la Welbeck’s Superior Buttons, de Birmingham. J’ai un message de monsieur le duc pour vous.

Strange, qui était couvert de boue, et plus las qu’il ne l’avait jamais été de sa vie, mit un moment à comprendre la situation.

— Où sont donc les aides de camp* de monsieur le duc ?

— Il dit qu’ils sont morts.

— Comment ? Hadley-Bright est mort ? Et le colonel Canning ?

— Hélas, répondit Mr Pink avec un nouveau sourire, je ne puis vous donner d’informations précises. J’ai quitté Anvers hier pour assister à la bataille et, après avoir aperçu monsieur le duc, j’ai saisi l’occasion pour lui présenter mes respects et vanter au passage les extraordinaires qualités des boutons supérieurs Welbeck. Il m’a demandé une faveur spéciale, venir vous annoncer que l’armée prussienne est en route pour ici et a déjà atteint les forêts parisiennes, mais, selon Sa Grâce, elle « passe un mauvais quart d’heure »… – Mr Pink sourit encore et battit des paupières de s’entendre prononcer des mots si martiaux – … un très mauvais quart d’heure dans les petits chemins et la boue. Auriez-vous la bonté de leur ouvrir une route entre les bois et le champ de bataille ?

— Certainement, répondit Strange, grattant une croûte de boue sur son visage.

— Je vais en informer Sa Grâce. – Il marqua un silence et demanda d’un air songeur : – Croyez-vous que Sa Grâce aimerait commander des boutons ?

— Pourquoi non ? Elle aime autant les boutons que les trois quarts des hommes.

— Alors, savez-vous, nous pourrions mettre « Fournisseur de boutons de Sa Grâce monsieur le duc de Wellington » dans toutes nos réclames. – Mr Pink rayonnait de bonheur. – Je repars donc !

— Oui, oui, vous repartez.

Strange créa donc la route destinée aux Prussiens ; par la suite, il fut toujours enclin à penser qu’il avait dû rêver Mr Pink de la Welbeck’s Superior Buttons[133].

Les événements se répétaient. Maintes fois la cavalerie française chargea et Strange se réfugia dans le carré d’infanterie. Maintes fois les redoutables cavaliers tourbillonnèrent contre les côtés du carré telles des vagues successives, maintes fois Strange tira des mains monstrueuses de la terre pour les abattre. Dès que la cavalerie se repliait, la canonnade reprenait ; il retourna à son plat d’argent et façonna des hommes avec de l’eau, afin d’éteindre l’incendie et de soulager les mourants dans Hougoumont aux abois et en ruine. Tout recommençait sans arrêt ; il était inconcevable que les combats dussent jamais cesser. Il se prit à songer qu’il en avait toujours été ainsi.

« Il doit bien y avoir un moment où les balles de mousquet et les boulets de canon viendront à manquer, pensa-t-il. Qu’allons-nous faire, alors ? Nous tailler en pièces les uns les autres à coups de sabre et de baïonnette ? Et si nous trépassons tous jusqu’au dernier, qui sera déclaré victorieux ? »

La fumée refluait, révélant des moments figés tels les tableaux d’un théâtre fantomatique : juste en face de lui se trouvait un énorme cuirassier français, monté sur un cheval également énorme. La première pensée de Strange fut de se demander si l’ennemi savait qui il était. (Il avait ouï dire que l’armée française, détestait le magicien anglais avec une ardeur toute latine.) Sa seconde pensée fut qu’il avait oublié ses pistolets dans le carré d’infanterie.

Le cuirassier leva son sabre. Sans réfléchir, Strange marmonnal’ Animant evocare de Stokesey. Une espèce d’abeille sortit du plastron du cuirassier pour venir se poser sur la paume de la main de Strange. Sauf que ce n’était pas une abeille, mais une perle de lumière d’un bleu nacré. Une seconde lumière s’envola de la monture du cuirassier. Le cheval hennit et se cabra. Le cuirassier, perplexe, ouvrit de grands yeux.

Strange leva l’autre main pour bannir cheval et cavalier de l’existence. Puis il s’immobilisa.

« Et un magicien peut-il tuer un homme avec sa magie ? » avait demandé monsieur le duc.

Et lui de répondre : « Un magicien le pourrait, mais un gentleman jamais. »

Pendant qu’il hésitait, un officier de cavalerie britannique, un Écossais du 2e régiment de dragons, surgit du néant. Il fendit la tête du cuirassier, du menton en remontant par les mâchoires. L’homme s’abattit comme un arbre. L’Écossais s’éloigna sur son cheval.

Strange ne garda qu’un souvenir confus de ce qui se passa ensuite. Il croyait avoir erré dans un état d’hébétude. Combien de temps, il ne savait pas.

Le bruit des vivats lui rendit ses esprits. Il leva les yeux et aperçut Wellington sur Copenhague. Le duc agitait son chapeau, signal du début de l’offensive des alliés contre les Français. La fumée formait des tourbillons si épais autour du duc que seuls les soldats les plus proches de lui purent partager ce moment victorieux.

Alors Strange chuchota un mot magique et une petite trouée apparut dans les volutes. Un unique rayon du soleil vespéral tomba sur Wellington. Tout du long de la corniche, les soldats tournèrent leurs visages vers lui. Les vivats s’amplifièrent.

« Là, songea Strange. Voilà le juste usage de la magie anglaise ! »

Il suivit les soldats et les Français qui battaient en retraite à travers le champ de bataille. Les grandes mains en terre qu’il avait créées étaient éparpillées à la ronde, au milieu des morts et des moribonds. Elles restaient figées dans des gestes d’indignation et d’horreur, comme si la terre elle-même désespérait. Quand il arriva à hauteur des canons français qui avaient causé tant de dégâts dans les troupes alliées, il accomplit un dernier acte de magie. Il tira d’autres mains de la terre ; elles empoignèrent les canons et les enfouirent dans le sol.

À l’ Auberge de la Belle Alliance, de l’autre côté du champ de bataille, il trouva le duc de Wellington en compagnie du général prussien, le prince Blücher. Monsieur le duc le salua d’un signe de tête.

— Venez souper à ma table, ordonna-t-il.

Le prince Blücher lui serra chaleureusement la main et prononça nombre de paroles en allemand, dont Strange ne comprit aucune. Puis le vieux gentleman montra du doigt son estomac qui abritait son éléphant chimérique et prit une mine désabusée, comme pour signifier : « Qu’y pouvons-nous ? »

Strange ressortit de l’auberge et tomba presque immédiatement sur le capitaine Hadley-Bright.

— Je vous croyais mort ! s’écria-t-il.

— Moi aussi, répondit Hadley-Bright.

Il y eut un silence. Les deux hommes éprouvèrent un léger embarras. Les rangées de morts et de blessés s’étendaient de tous côtés, aussi loin que la vue portait. Le simple fait d’être encore vivant paraissait obscurément indigne d’un gentleman.

— Qui d’autre s’en est tiré ? Le savez-vous ? demanda Hadley-Bright.

Strange secoua la tête.

— Non.

Ils se séparèrent.

Au quartier général de Wellington, ce soir-là, à Waterloo, la table était mise pour quarante ou cinquante convives. À l’heure du dîner, seuls trois hommes pourtant étaient présents : monsieur le duc, le général Alava (son attaché espagnol) et Strange. Chaque fois que la porte s’ouvrait, monsieur le duc tournait la tête pour voir si c’était un de ses intimes, gai et dispos, mais nul ne se présenta.

Nombre de couverts à cette table avaient été dressés pour des gentlemen soit morts, soit moribonds : le colonel Canning, le lieutenant-colonel Gordon, le général de division Picton, le colonel de Lancey. La liste devait s’allonger au fil de la nuit.

Monsieur le duc, le général Alava et Strange s’attablèrent en silence.

41 Starecross

Fin septembre – décembre 1815

La fortune refusait obstinément de sourire à Mr Segundus. Il était venu s’installer à York dans le dessein de profiter de la société et de la conversation de nombreux magiciens. Mais il n’était pas plus tôt arrivé que tous les autres magiciens avaient été interdits d’exercer par Mr Norrell, et il resta seul. Ses petites économies avaient considérablement fondu et, à l’automne 1815, il fut contraint de chercher un emploi.

— Et n’allez pas vous figurer, fit-il observer à Mr Honeyfoot avec un soupir, que je puisse gagner énormément d’argent. Quelles sont mes qualifications ?

Mr Honeyfoot ne pouvait admettre ces propos.

— Écrivez à Mr Strange, lui conseilla-t-il. Il peut avoir besoin d’un secrétaire.

Rien n’eût plu davantage à Mr Segundus que de travailler pour Jonathan Strange. Sa modestie naturelle, toutefois, l’empêchait de proposer ses services. Il eût été très inconvenant de se mettre ainsi en avant. Mr Strange serait peut-être dans l’embarras pour savoir comment lui répondre. On pourrait même croire que lui, John Segundus, se considérait comme l’égal de Mr Strange !

Mr et Mrs Honeyfoot lui assurèrent que, si cette idée n’agréait pas à Mr Strange, il ne tarderait pas à s’exprimer dans ce sens, et il ne pouvait donc y avoir aucun mal à le solliciter. Sur ce point, Mr Segundus se montra inébranlable.

Leur proposition suivante, toutefois, lui plut davantage.

— Pourquoi ne pas voir s’il n’y a pas de jeunes garçons en ville qui aimeraient apprendre la magie ? suggéra Mrs Honeyfoot.

Ses petits-fils, de vaillants galopins de cinq et sept ans, étaient justement en âge de commencer leur instruction, et ce sujet occupait donc quelque peu ses pensées.

Ainsi Mr Segundus devint-il professeur de magie. Outre de jeunes garçons, il trouva également des demoiselles, dont les études se seraient limitées normalement au français, à l’allemand et à la musique, mais qui avaient alors très envie de s’instruire sur la théorie de la magie. Très vite, on lui demanda de donner des leçons aux frères aînés des demoiselles, dont beaucoup commencèrent à s’imaginer magiciens. Pour des jeunes gens ayant des dispositions à l’étude, qui ne désiraient pas entrer dans le clergé ou la justice, la magie était très attrayante, surtout depuis que Strange avait triomphé sur les champs de bataille de l’Europe. Après tout, les prêtres ne se distinguent plus au champ d’honneur depuis de nombreux siècles ; quant aux hommes de loi, ils avaient toujours brillé par leur absence.

Au début de l’automne 1815, Mr Segundus fut chargé d’une démarche par le père d’un de ses élèves. Ce monsieur, qui répondait au nom de Palmer, avait entendu parler d’un manoir en vente dans le nord du comté. Mr Palmer n’avait aucune intention d’acheter ledit manoir, mais un ami l’avait prévenu que la bibliothèque valait le dérangement. Mr Palmer n’était alors pas libre d’aller se rendre compte en personne. Même s’il avait confiance en ses domestiques sous bien d’autres rapports, leurs compétences n’incluaient pas l’érudition ; aussi pria-t-il Mr Segundus de le remplacer pour connaître le nombre et l’état des ouvrages, et si cela valait la peine des les acquérir.

Starecross-hall était le principal édifice d’un village qui comprenait par ailleurs une poignée de bâtiments de ferme et de cottages de pierre. Starecross était situé dans un endroit très isolé, entouré de tous côtés par des landes brunes désertes. De grands arbres l’abritaient des vents et des tempêtes ; ils l’assombrissaient aussi et lui conféraient un aspect solennel. Le village ne manquait pas de murets de pierre croulants et de granges de pierre tout aussi croulantes. Le silence régnait ; on se serait cru au bout du monde.

Un petit pont de charge, très ancien et d’aspect délabré, enjambait un ruisseau profond aux eaux vives. Des feuilles d’un jaune éclatant descendaient rapidement le courant trouble, quasi noir, dessinant des motifs au hasard. Aux yeux de Mr Segundus, ces motifs évoquaient des signes ésotériques. « Enfin, songea-t-il, c’est le cas de tant de choses ! »

Le manoir était une construction basse, toute en longueur, pleine de coins et de recoins, construite dans une pierre sombre identique à celle du village. Ses jardins, ses cloîtres et ses cours non entretenus étaient remplis de monceaux de feuilles mortes. Il était difficile d’imaginer qui pourrait souhaiter acquérir pareille bâtisse. Elle était beaucoup trop imposante pour une ferme, trop lugubre et trop retirée pour une gentilhommière. Elle eût été parfaite pour un presbytère, sauf qu’il n’y avait pas de chapelle. Elle eût pu convenir aussi pour une auberge, sauf que l’ancienne route de voiturage qui traversait jadis le village avait été abandonnée et que le pont était tout ce qu’il en restait.

Personne ne vint répondre aux coups de Mr Segundus. Il s’aperçut que la porte était entrouverte. Bien qu’il lui parût plutôt insolent d’entrer sans façon, il s’y résolut après avoir frappé vainement pendant quatre ou cinq minutes.

Abandonnées, les maisons, comme les êtres, sont enclines à devenir un tantinet excentriques ; celle-ci était l’équivalent architectural d’un vieux gentleman en robe de chambre râpée et pantoufles déchirées, qui se levait et se couchait à des heures indues et était en conversation permanente avec des amis invisibles pour tout autre que lui. Comme il déambulait de-ci de-là à la recherche d’un éventuel régisseur, Mr Segundus déboucha dans une salle qui ne contenait que des moules à fromage en porcelaine, tous empilés les uns sur les autres. Une autre salle recelait des tas d’étranges habits rouges, dont il n’avait jamais vu leurs pareils : quelque chose entre les sarraus des hommes de peine et les aubes des prêtres. La cuisine, si elle possédait très peu de ces ustensiles qui se trouvent ordinairement dans les cuisines, avait un crâne d’alligator dans une vitrine ; le crâne arborait un large sourire et semblait très content de lui, bien que Mr Segundus n’eût su dire pourquoi. Il y avait un salon, où l’on n’accédait que par un singulier agencement de marches et d’escaliers, et dont tous les tableaux paraissaient avoir été choisis par un grand amateur de combats ; des toiles de combats d’hommes faits alternaient, en effet, avec d’autres montrant des combats de jeunes garçons, de coqs, de taureaux, de chiens, de centaures, ainsi qu’une représentation saisissante de deux scarabées aux prises l’un avec l’autre. Une autre pièce était presque vide, à l’exception d’une maison de poupée, posée sur une table au milieu du plancher ; cette maison de poupée était une réplique exacte du manoir, sauf que, à l’intérieur du jouet, une collection de poupées élégamment parées menaient une existence paisible et rationnelle : elles confectionnaient des gâteaux et des pains pour poupées, divertissaient leurs amies avec une harpe miniature, jouaient au casino à l’aide de toutes petites cartes, éduquaient des enfants minuscules et dînaient de dindes rôties de la taille de l’ongle du pouce de Mr Segundus. Le tout contrastait étrangement avec la réalité nue et pleine d’échos.

Bien que Mr Segundus eût le sentiment d’avoir visité toutes les pièces, il n’avait toujours pas trouvé la bibliothèque ni rencontré quiconque. Il arriva devant une petite porte à demi dérobée aux regards par un escalier. Celle-ci s’ouvrait sur un réduit, guère plus qu’un cagibi. Un homme vêtu d’une livrée blanche maculée buvait du cognac, les bottes posées sur la table, les yeux au plafond. Avec un peu de persuasion, cet individu accepta de lui montrer où était la bibliothèque.

Les dix premiers volumes consultés par Mr Segundus étaient sans valeur : recueils de sermons et de réflexions morales du siècle précédent, ou portraits de personnages dont nul être vivant ne se souciait. Les cinquante suivants étaient peu ou prou à mettre dans le même sac. Il commençait à penser que sa tâche serait bientôt terminée, quand il tomba sur des ouvrages très intéressants et peu courants de géologie, de philosophie et de médecine. Il retrouva un brin d’optimisme.

Mr Segundus travailla assidûment pendant deux ou trois heures. Une fois, il crut entendre un équipage arriver au manoir, mais sans y accorder attention. À la fin de ce délai, il s’avisa soudain qu’il avait grand-faim. Il ignorait si des dispositions avaient été prises pour son repas ou non, et le manoir était éloigné de l’auberge la plus proche. Il partit donc à la recherche du bonhomme négligent dans son réduit pour lui demander ce que l’on pouvait faire. Dans le labyrinthe des pièces et des couloirs, il ne tarda pas à se perdre. Il errait à l’aventure, ouvrant toutes les portes, se sentant de plus en plus affamé, et de plus en plus furieux contre le négligent.

Il se retrouva dans un salon à l’ancienne mode, lambrissé de boiseries de chêne sombre et doté d’une cheminée de la taille d’un petit arc de triomphe. Juste en face de lui, une ravissante jeune femme, blottie dans la banquette de la fenêtre, qui était profonde, contemplait les arbres et, plus loin, les hautes montagnes dénudées. Il eut à peine le temps de remarquer qu’il lui manquait le petit doigt à la main gauche quand, soudain, elle disparut. Ou peut-être était-il plus exact de dire qu’elle s’était transformée. À sa place se trouvait une femme bien plus vieille, plus corpulente, une femme de l’âge de Mr Segundus, vêtue d’une robe de soie violette, avec un châle d’indienne sur les épaules et un chien de manchon sur les genoux. Cette dame était assise dans la position exacte de l’autre et regardait par la fenêtre avec le même air mélancolique.

Tous ces détails furent fugitifs ; pourtant, l’impression que ces deux dames produisirent sur Mr Segundus avait la précision anormale, presque surnaturelle, des images nées du délire. Une émotion singulière transporta tout son être, il perdit l’usage de ses sens et s’évanouit.

Quand il revint à lui, il était étendu à terre, et deux dames se penchaient sur lui avec des exclamations consternées et inquiètes. Malgré la confusion de ses pensées, il comprit vite qu’aucune d’elles n’était la belle jeune femme au petit doigt manquant qu’il avait aperçue en premier. L’une était la dame au petit chien qu’il avait vue en second, et l’autre une dame blonde et mince, plus très jeune elle non plus, à la physionomie et à la silhouette quelconques. Il s’avéra qu’elle aussi se trouvait dans la pièce depuis le début, assise derrière la porte ; aussi n’avait-il pas noté sa présence.

Les deux dames ne lui permirent ni de se lever ni de tenter le moindre mouvement. Tout juste si elles le laissèrent parler ; elles le mirent fermement en garde contre une nouvelle syncope. Elles allèrent quérir des coussins pour sa tête, ainsi que des couvertures pour lui tenir chaud. (Il protesta qu’il avait chaud, mais elles refusèrent de l’écouter.) Elles lui administrèrent eau de lavande et sels anglais. Elles arrêtèrent un vent coulis, dont elles croyaient qu’il venait peut-être de dessous une des portes. Mr Segundus subodora que leur matinée avait été bien morne et qu’elles avaient été plus ravies qu’autre chose de voir un gentleman inconnu pénétrer dans la pièce.

Au bout d’un quart d’heure de ce traitement, il fut autorisé à s’installer dans un fauteuil et à boire un thé léger.

— Tout est ma faute, déclara la dame au petit chien de manchon. Fellowes m’avait prévenue que ce gentleman était venu d’York pour voir nos livres. J’eusse dû déjà aller au-devant de vous. Cela a été un trop grand choc de tomber ainsi sur nous !

Cette dame avait pour nom Mrs Lennox. L’autre était Mrs Blake, sa dame de compagnie. Résidant d’ordinaire à Bath, elles étaient venues à Starecross afin que Mrs Lennox pût revoir la maison une dernière fois avant qu’elle fût vendue.

— C’est stupide, n’est-ce pas ? dit Mrs Lennox à Mr Segundus. Le manoir est resté vide pendant des années. J’aurais dû le vendre depuis longtemps mais, quand j’étais enfant, j’y ai passé plusieurs étés particulièrement heureux.

— Vous êtes encore très pâle, monsieur, intervint Mrs Blake. Avez-vous pris une collation aujourd’hui ?

Mr Segundus avoua qu’il avait très faim.

— Fellowes ne vous a-t-il donc pas proposé de vous servir à dîner ? s’enquit Mrs Lennox avec surprise.

Fellowes était sans doute le domestique négligent dans le réduit. À contrecœur, Mr Segundus dut avouer qu’il avait tout juste pu obtenir de Fellowes qu’il lui adressât la parole.

Par bonheur, Mrs Lennox et Mrs Blake avaient apporté d’importantes provisions que Fellowes était, à cet instant, en train de préparer. Une demi-heure plus tard, les deux dames et Mr Segundus s’attablèrent pour dîner dans une salle à manger lambrissée de chêne, donnant sur un paysage mélancolique d’arbres effeuillés par l’automne. Seule petite anicroche, les deux dames voulaient que Mr Segundus, étant donné son état de faiblesse, absorbât des aliments légers et digestes, alors que, en réalité, il était très affamé et rêvait de steaks grillés et de pudding chaud.

Contentes de leur nouveau compagnon, ses deux hôtesses lui posèrent nombre de questions personnelles. Elles furent on ne peut plus intéressées d’apprendre sa qualité de magicien ; il était le premier qu’elles rencontraient.

— Et avez-vous trouvé des textes de magie dans ma bibliothèque ? demanda Mrs Lennox.

— Aucun, madame, répondit Mr Segundus. Malheureusement, les livres de magie, ceux qui ont de la valeur, sont en réalité très rares. J’eusse été le premier surpris d’en trouver un.

— Maintenant que j’y pense, reprit Mrs Lennox d’un ton songeur, je crois qu’il y en avait quelques-uns. Je les ai tous vendus autrefois à un gentleman qui résidait près d’York. Entre nous, je l’ai trouvé un peu benêt de me verser une si grosse somme pour des livres dont personne ne voulait. Peut-être était-il perspicace, après tout.

Mr Segundus savait que le « gentleman qui résidait près d’York » n’avait sans doute pas payé les exemplaires un quart de leur valeur. Cela ne servant à rien de proférer de telles vérités à haute voix, il sourit poliment et garda ses réflexions pour lui.

Il les entretint de ses élèves, des filles comme des garçons, de leur intelligence et de leur soif d’apprendre.

— Et comme vous les encouragez par de tels compliments, dit gentiment Mrs Blake, ils sont sûrs de progresser sous votre tutelle mieux qu’avec n’importe quel autre maître.

— Oh ! Je n’en sais rien, se récria Mr Segundus.

— Je n’avais pas saisi, déclara Mrs Lennox d’un air pensif, combien l’étude de la magie est devenue universellement populaire. J’avais cru qu’elle se limitait à ces deux Londoniens. Comment s’appellent-ils, déjà ? Je présume, monsieur Segundus, que le prochain pas est une école de magie ? Sans doute est-ce ce à quoi vous consacrerez toute votre énergie ?

— Une école ! s’exclama Mr Segundus. Oh ! Cela exigerait… Enfin, je ne sais pas quoi exactement… En tout cas, beaucoup d’argent et un local.

— Peut-être y a-t-il quelque difficulté à trouver des élèves ? insista Mrs Lennox.

— Non, vraiment ! Sur l’instant, je pense à quatre jeunes gens.

— Et si vous deviez faire de la réclame…

— Je ne m’y hasarderais jamais ! s’écria Mr Segundus, choqué. La magie est la carrière la plus noble au monde… Enfin, la deuxième carrière la plus noble après l’Église. On ne doit pas l’entacher avec des pratiques commerciales. Non, je ne prendrais des jeunes gens que sur recommandation personnelle.

— Alors il ne reste plus qu’à vous trouver un local et un peu d’argent. Rien ne saurait être plus facile. Sans doute votre ami, Mr Honeyfoot, dont vous parliez avec tant de considération, accepterait-il de vous prêter les fonds. Sans doute même souhaite-t-il se réserver cet honneur.

— Oh, que non ! Mr Honeyfoot a trois filles, les demoiselles les plus mignonnes qui soient. L’une d’elles est mariée, une autre est fiancée et la troisième n’arrive pas à se décider. Non, Mr Honeyfoot doit penser à sa famille. Son argent est immobilisé.

— Alors je puis vous confier mon espoir la conscience tranquille ! Pourquoi ne vous prêterais-je pas cet argent ?

Mr Segundus était tout abasourdi ; pendant quelques instants, il demeura coi.

— Vous êtes très bonne, madame ! balbutia-t-il à la fin.

Mrs Lennox lui sourit.

— Non, monsieur, je ne le suis pas. Si la magie est aussi populaire que vous le prétendez, et je dois, naturellement, m’assurer de l’opinion d’autres personnes sur ce point, alors je suis persuadée que le profit d’une telle opération peut être coquet.

— Mon expérience des affaires est malheureusement infime, objecta Mr Segundus. Je craindrais de commettre une erreur et de gaspiller votre argent. Non, vous êtes trop bonne, et je vous remercie de tout mon cœur, néanmoins je dois décliner votre offre.

— Eh bien, si l’idée d’emprunter de l’argent vous déplaît – et je sais que cela ne convient pas à tout le monde –, ce problème peut être aisément résolu. L’école sera à moi, à moi seule. J’en supporterai les frais et les risques. Vous, vous serez le maître d’école et nos deux noms seront accolés sur le prospectus. Après tout, quel meilleur usage pourrait-il y avoir pour ce manoir que celui d’école de magie ? Si, comme résidence, il présente maints inconvénients, pour une école, ses avantages sont considérables. C’est un endroit très isolé. La vénerie est pour ainsi dire inexistante. Les jeunes gens auront très peu l’occasion de jouer ou de chasser. Leurs loisirs seront très limités et ils pourront donc se consacrer à leurs études.

— Je ne prendrais jamais de jeunes gens qui jouent ! se récria Mr Segundus, passablement choqué.

Elle eut un nouveau sourire.

— Je ne crois pas que vous ayez jamais été pour vos amis un quelconque motif de tourment… Sauf à s’inquiéter que ce monde cruel puisse vite abuser d’une personne aussi honnête !

Après dîner, Mr Segundus retourna consciencieusement dans la bibliothèque et prit congé de ses deux hôtesses en début de soirée. Ils se séparèrent dans les meilleurs termes, et sur la promesse de Mrs Lennox qu’elle l’inviterait sous peu à Bath.

Sur le chemin du retour, il se répéta fermement de ne pas compter sur ces mirifiques projets d’Utilité Publique et de Bonheur Futur. Toutefois, il ne pouvait s’empêcher de se complaire dans des images idylliques de son magistère auprès des jeunes hommes et de leurs extraordinaires progrès ; de la visite de Jonathan Strange dans son école ; de la joie manifestée par ses élèves en découvrant que leur maître était un ami et un intime du plus célèbre magicien de l’ère moderne ; de Strange le félicitant : « Tout est parfait, Segundus. Rien ne saurait m’être plus agréable. Bravo ! »

Minuit avait sonné quand il rentra chez lui, et il lui fallut toute sa détermination pour ne pas courir immédiatement chez les Honeyfoot leur annoncer la nouvelle. Le lendemain matin, quand il se présenta à leur maison dès potron-minet, leurs transports de joie furent indescriptibles. Ils s’abandonnèrent à un bonheur qu’il s’était interdit. Mrs Honeyfoot tenait encore beaucoup de l’écolière ; elle saisit les mains de son mari pour danser avec lui autour de la table du petit-déjeuner, seul moyen possible d’exprimer ce qu’elle ressentait. Puis elle prit les mains de Mr Segundus et dansa aussi avec lui autour de la table et, après que les deux magiciens eurent refusé de gesticuler davantage, elle continua seule. L’unique regret de Mr Segundus (et il était très léger) était que Mr et Mrs Honeyfoot n’appréciaient pas autant que lui la surprise créée par l’événement ; ils avaient si bonne opinion de sa personne qu’ils ne voyaient rien de particulièrement remarquable dans le fait que de grandes dames souhaitassent ouvrir des écoles dans son seul intérêt.

— Elle peut considérer qu’elle a eu beaucoup de chance de vous rencontrer ! déclara Mr Honeyfoot. Car qui est plus digne que vous de diriger une école de magie ? Personne !

— Après tout, que faire d’autre de son argent ? conclut Mrs Honeyfoot. Pauvre dame sans enfants !

Mr Honeyfoot était convaincu que la fortune de Mr Segundus était désormais faite. Son optimisme naturel ne lui permettait pas d’espérer moins. Il n’avait toutefois pas vécu aussi longtemps en ce monde sans acquérir de saines habitudes en affaires, et il persuada Mr Segundus de se renseigner un peu plus sur Mrs Lennox, afín de savoir qui elle était vraiment et si elle était aussi riche qu’il y paraissait.

Ils écrivirent à un ami de Mr Honeyfoot qui habitait à Bath. Heureusement, Mrs Lennox avait la réputation d’être une grande dame, y compris à Bath, ville chérie des plus fortunés et des puissants. Elle était née riche et avait épousé un mari encore plus riche. Ce mari était mort jeune, sans susciter beaucoup de regrets, la laissant libre d’exercer sa nature active et son intelligence. Elle avait accru sa fortune grâce à de bons investissements et à une gestion attentive de ses terres et de ses propriétés. Elle était connue pour son caractère décidé et hardi, ses nombreuses œuvres de bienfaisance et la chaleur de son amitié. Elle possédait des demeures dans tout le royaume et résidait principalement à Bath avec Mrs Blake.

Entre-temps, Mrs Lennox avait posé des questions semblables sur le compte de Mr Segundus ; elle avait dû être contente des réponses puisqu’elle ne tarda pas à l’inviter à Bath, où leur projet d’école fut arrêté sans délai et dans le moindre détail.

Les mois suivants furent consacrés à restaurer et à aménager Starecross-hall. La toiture fuyait, deux cheminées étaient obstruées et une partie des cuisines s’était écroulée. Mr Segundus fut bouleversé en découvrant le prix de toutes choses. Il calcula que, s’il ne débouchait pas la deuxième cheminée, s’il se contentait de chaises de bois et de bancs campagnards anciens, au lieu d’acheter de nouveaux meubles, et limitait le nombre des domestiques à trois, il pourrait économiser soixante livres. Son courrier dans ce sens entraîna une réponse immédiate de la part de Mrs Lennox ; elle l’avisa qu’il ne dépensait pas assez. Ses élèves viendraient tous de bonnes familles ; ils s’attendraient à avoir de bonnes flambées et tout le confort. Elle lui conseilla d’engager neuf domestiques, en sus d’un majordome et d’un cuisinier français. Il devait changer entièrement le mobilier et acquérir une cave de bons crus français. La ménagère devait être tout en argent et le service de table du Wedgwood.

Au début de décembre, Mr Segundus reçut une lettre de félicitations de Jonathan Strange, qui promit de visiter l’école au printemps suivant. Pourtant, malgré les bons vœux et les efforts des uns et des autres, Mr Segundus ne pouvait se défaire du sentiment que l’école n’ouvrirait jamais ; il se passerait un événement pour l’empêcher. Cette idée ne quittait jamais ses pensées, quoi qu’il fit pour la chasser.

Un matin aux alentours de la mi-décembre, en arrivant à Starecross-hall, il trouva un homme assis tout à fait à son aise sur les marches du perron. Bien qu’il pensât ne jamais avoir vu cet individu, il le reconnut immédiatement : c’était le Mauvais Sort personnifié, la ruine des espoirs et des rêves de Mr Segundus. Le visiteur était vêtu d’une redingote noire d’une coupe démodée, aussi fripée et râpée que celle de Mr Segundus, et ses bottes étaient crottées. Avec ses longs cheveux bruns hirsutes, il évoquait l’oiseau de malheur d’une mauvaise pièce.

— Mr Segundus, vous ne pouvez pas faire cela ! lança-t-il avec un accent du Yorkshire.

— Je vous demande pardon ? dit Mr Segundus.

— L’école, monsieur. Il vous faut renoncer à ce projet d’école !

— Comment ? s’exclama Mr Segundus, feignant bravement de ne pas savoir que le visiteur énonçait la stricte vérité.

— Enfin, monsieur, reprit l’homme en noir, vous me connaissez et vous le savez bien : quand je dis que les choses seront ainsi, elles seront ainsi, si fortement que vous et moi puissions le regretter.

— Vous vous méprenez, se défendit Mr Segundus. Je ne vous connais pas. Du moins je ne crois pas vous avoir déjà vu.

— Je suis John Childermass, le serviteur de Mr Norrell. Nous avons conversé pour la dernière fois voilà neuf ans, devant la cathédrale d’York. Lorsque vous vous limitiez à quelques élèves, monsieur Segundus, j’ai bien voulu fermer les yeux. Je n’ai rien révélé et Mr Norrell est resté dans l’ignorance de vos agissements. Cependant, une vraie école pour des magiciens adultes est une autre paire de manches. Vous avez montré trop d’ambition, monsieur. Il est au courant, monsieur Segundus. Il est au courant, et son désir est que vous liquidiez cette affaire immédiatement.

— Quel rapport y a-t-il entre Mr Norrell ou les désirs de Mr Norrell et moi ? Je n’ai pas signé l’accord d’York. Vous devez savoir que je ne suis pas seul dans cette entreprise. J’ai des amis, à présent.

— Cela est vrai, acquiesça Childermass, un tantinet amusé. Mrs Lennox est une dame très riche, et une excellente femme d’affaires. Mais a-t-elle l’oreille de tous les ministres du cabinet comme Mr Norrell ? A-t-elle son influence ? Rappelez-vous la Société savante des magiciens, monsieur Segundus ! Rappelez-vous comment il les a écrasés !

Childermass attendit un instant puis, comme la conversation semblait terminée, il partit à grands pas en direction des écuries. Cinq minutes plus tard, il réapparaissait sur un beau cheval bai. Mr Segundus, toujours planté à sa place, les bras croisés, fixait les pavés.

Childermass le regarda du haut de sa monture.

— Je regrette que cela se termine ainsi, monsieur. Tout n’est pourtant pas perdu, n’est-ce pas ? Cette demeure peut convenir à toute autre sorte d’établissement qu’une école de magie. Vous ne le croiriez pas à me voir, pourtant je suis un brave garçon, avec des relations très étendues chez les puissants de ce monde. Portez votre choix sur un autre type d’école et, la prochaine fois que j’entendrai dire qu’un lord ou une lady cherche un tel établissement pour leurs petits seigneurs, je vous les enverrai.

— Je ne veux pas d’un autre type d’école ! protesta Mr Segundus avec humeur.

Sur un de ses sourires obliques, Childermass s’éloigna à cheval.

Mr Segundus se rendit à Bath pour mettre sa protectrice au courant de leur triste situation. Elle fut profondément indignée qu’un gentleman qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam eût la présomption de vouloir lui dicter ce qu’elle pouvait ou ne pouvait pas faire. Elle écrivit une missive ulcérée à Mr Norrell. Elle n’obtint pas de réponse ; ses banquiers, ses hommes de loi et ses associés dans d’autres entreprises commerciales reçurent, eux, comme par hasard, d’étranges courriers de personnages importants de leur connaissance qui se plaignaient tous de manière détournée de l’école de Mr Segundus. Un des banquiers – un vieux birbe chicanier et entêté – fut assez imprudent pour demander publiquement (dans la salle des pas perdus de la Chambre des communes) quel rapport une école de magie du Yorkshire pouvait avoir avec sa personne. Le résultat fut que plusieurs ladies et gentlemen – des amis de Mr Norrell – clôturèrent leurs comptes dans sa banque.

Dans le salon de Mrs Honeyfoot, à York, quelques soirs plus tard. Mr Segundus se lamentait, assis la tête entre les mains.

— Une mauvaise fortune s’acharne à me tourmenter en me faisant miroiter de gros lots uniquement pour les reprendre…

Avec un gloussement de compassion, Mrs Honeyfoot lui tapota l’épaule et ressortit les vieilles accablantes critiques à l’encontre de Mr Norrell par lesquelles elle consolait Mr Segundus et Mr Honeyfoot depuis neuf ans : à savoir que Mr Norrell était un gentleman très singulier, doté d’étranges lubies, et qu’elle ne le comprendrait jamais.

— Pourquoi ne pas écrire à Mr Strange ? suggéra soudain Mr Honeyfoot. Il saurait quoi faire !

Mr Segundus leva les yeux.

— Oh ! Je sais bien que Mr Strange et Mr Norrell se sont séparés, néanmoins il me déplairait d’être un brandon de discorde entre eux.

— Bagatelles ! s’écria Mr Honeyfoot. N’avez-vous donc pas lu les derniers numéros du Magicien moderne ? C’est exactement ce que Strange recherche ! Un principe de la magie « norrellienne » qu’il puisse attaquer ouvertement pour que toute sa construction s’écroule. Croyez-moi, il vous sera obligé de l’occasion que vous lui donnerez. Vous savez, Segundus, plus j’y réfléchis, plus j’aime ce projet !

Mr Segundus réfléchit aussi.

— Permettez-moi seulement de consulter Mrs Lennox et, si elle en est d’accord, je suivrai certainement vos suggestions !

Pour ce qui était des récents événements magiques, l’ignorance de Mrs Lennox était vaste. Elle savait très peu de chose de Jonathan Strange, hormis son nom, et qu’il était vaguement lié au duc de Wellington. Elle assura promptement Mr Segundus que, si Mr Strange avait de l’aversion pour Mr Norrell, alors elle était favorablement disposée envers lui. Le 20 décembre, Mr Segundus expédiait donc à Strange une lettre l’informant des agissements de Mr Norrell relativement à l’école de Starecross-hall.

Malheureusement, loin de bondir au secours de Mr Segundus, Strange ne daigna jamais répondre.

42 Strange décide d’écrire un livre

Juin – décembre 1815

On s’imagine aisément avec quel plaisir Mr Norrell apprit que, à peine rentré en Angleterre, Mr Strange s’était rendu tout droit dans le Shropshire.

— Et le plus beau de l’affaire, déclara Mr Norrell à Mr Lascelles, c’est que, dans sa campagne, il est peu probable qu’il publiera un de ces articles pernicieux sur la magie du roi Corbeau !

— Non, en effet, monsieur, répondit Lascelles, car je doute qu’il aura encore l’occasion d’en écrire.

Mr Norrell prit le temps de méditer ce que cela pouvait signifier.

— Oh ! Vous n’êtes pas au courant, monsieur ? poursuivit Lascelles. Strange écrit un livre. Il ne parle de rien d’autre à ses amis, dans ses lettres. Il s’y est appliqué brusquement il y a quinze jours et, à l’en croire, avance à pas de géant. Enfin, nous savons tous combien Strange a la plume facile. Il a juré de mettre la totalité de la magie anglaise dans son livre. Il a même dit à Sir Walter qu’il serait fort étonné s’il pouvait tout faire tenir en deux tomes. À son opinion, il en faudra trois. Cela doit s’intituler L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise, et Murray a promis de le publier dès qu’il y aura mis le point final.

Il n’eût pu y avoir pire nouvelle. Mr Norrell avait toujours eu l’intention d’écrire un livre. Il pensait l’intituler Préceptes de l’instruction d’un magicien et s’y était attelé au début, quand il était devenu le professeur de Mr Strange. Ses notes remplissaient déjà deux étagères du petit cabinet tapissé de volumes du deuxième étage. Pourtant il avait toujours parlé de son livre comme appartenant à un avenir lointain. Il avait une crainte tout à fait irrationnelle de s’engager par écrit, dont huit années d’adulation londonienne ne l’avaient toujours pas guéri. Tous ses ouvrages de réflexions, d’histoires et de journaux intimes n’avaient encore été montrés à personne (sauf, dans quelques cas, à Strange et à Childermass). Mr Norrell ne croyait jamais être prêt à publier : il ne pouvait jamais être certain d’être parvenu à la vérité ; il ne croyait pas avoir médité assez longtemps son domaine ; il n’était pas sûr que ce fût un sujet à proposer au public.

Dès que Mr Lascelles fut parti, Mr Norrell sonna pour qu’on lui montât un bassin d’argent rempli d’une eau claire dans son cabinet du deuxième étage. Dans le Shropshire, Strange travaillait à son opuscule ; sans lever les yeux, il eut tout à coup un petit sourire forcé et agita le doigt dans les airs comme pour dire non à un être invisible. Tous les miroirs du cabinet avaient été retournés face au mur et, bien que Mr Norrell passât plusieurs heures penché sur son bassin d’argent, il n’en savait guère plus à la fin de la soirée.


Par un soir du début décembre, Stephen Black astiquait l’argenterie dans sa chambre, tout au bout du couloir des cuisines. Baissant les yeux, il s’aperçut que les cordons de son tablier se dénouaient tout seuls. Le nœud n’était pas devenu lâche, non, Stephen n’avait jamais mal fait aucun nœud de sa vie, simplement les attaches se tortillaient d’une manière décidée, hardie, à la manière d’attaches de tablier maîtresses d’elles-mêmes. Puis ses manchettes et ses gants de travail se retirèrent doucement de ses bras et de ses mains pour aller se plier soigneusement sur la table. Sa livrée sauta ensuite du dossier de chaise auquel il l’avait suspendue. Elle se saisit fermement de lui et l’obligea à la revêtir. Enfin, la chambre du majordome disparut.

Soudain, il se tenait dans un petit appartement lambrissé de boiserie sombre. Une table occupait les trois quarts de l’espace. Cette table était dressée d’une nappe de lin écarlate, ornée d’une large bordure chamarrée d’or et d’argent, et surchargée de plats eux-mêmes d’or et d’argent, débordant de victuailles. Des pichets ornés de pierreries contenaient du vin. Des chandelles de cire dans des bougeoirs également en or répandaient une lumière éclatante, et de l’encens brûlait dans deux cassolettes en vermeil. Outre la table, les seules autres pièces de mobilier étaient deux fauteuils en bois tourné, tapissés de drap d’or, que des coussins brodés rendaient encore plus luxueux. Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon siégeait dans l’un de ces fauteuils.

— Bonsoir, Stephen !

— Bonsoir, monsieur.

— Vous paraissez un peu pâle ce soir, Stephen. J’espère que vous n’êtes pas souffrant.

— Je suis simplement un tantinet à bout de souffle, monsieur. Je trouve ces brusques déplacements vers d’autres pays et continents légèrement déroutants.

— Oh ! Nous sommes toujours à Londres, Stephen. Au Jerusalem Coffee House de Cowper’s-court. Vous connaissez ?

— Ah, oui ! En effet, monsieur. Sir Walter soupait souvent ici avec ses riches amis quand il était encore célibataire. Seulement ce café n’a jamais été aussi somptueux ! Quant à ce banquet, il n’est presque aucun plat que je reconnaisse.

— Oh ! J’ai commandé la reproduction exacte d’un repas que j’ai pris dans cette maison, il y a quatre ou cinq cents ans ! Voici un cuissot rôti de dragon ailé et une tourte de colibris au miel. Et voilà des rissoles de salamandre nappées d’un coulis de grenade. Ici, une exquise fricassée de crêtes de basilic au safran et à la poudre d’arc-en-ciel semée d’étoiles d’or ! Maintenant, prenez place et régalez-vous ! Ce sera là le meilleur remède contre votre étourdissement. Que prendrez-vous ?

— Tout cela est bien magnifique, monsieur, je crois cependant apercevoir quelques noix de porc ordinaires qui m’ont l’air tout à fait appétissantes.

— Ah, Stephen ! Comme toujours, la noblesse de vos instincts vous a poussé à choisir le mets le plus raffiné de tous ! En effet, même si les noix de porc sont préparées assez simplement, elles ont frit dans la graisse des fantômes exorcisés de cochons noirs gallois qui rôdent la nuit dans les monts du pays de Galles, terrifiant les habitants de cette déplorable contrée ! La nature de fantôme de ces bêtes et leur férocité donnent à ces noix une saveur extraordinaire, à nulle autre pareille ! Et la sauce qui les accompagne est concoctée avec des cerises qui proviennent du verger d’un centaure !

Prenant un pichet doré et orné de pierreries, le gentleman servit à Stephen un verre de vin rubis.

— Ce vin est un des millésimes de l’enfer. Que cela ne soit pas une raison pour vous empêcher d’y goûter ! Sans doute avez-vous entendu parler de Tantale ? Ce méchant roi qui a découpé son fils pour en faire un pâté en croûte et l’a mangé ? Il a été condamné à rester immergé jusqu’au menton dans un lac dont il ne peut pas boire l’eau, sous une vigne chargée de raisins qu’il lui est impossible de grappiller. Et comme cette vigne a été plantée là à seule fin de tourmenter Tantale, vous pouvez être certain que ses grappes possèdent un goût et un parfum délicieux… Ainsi que son vin. Les grenades, elles, viennent du verger personnel de Perséphone.

Stephen goûta le vin et les noix de porc.

— Un vrai délice, monsieur. À quelle occasion avez-vous donc déjà dîné ici ?

— Oh ! Mes amis et moi célébrions notre départ pour les croisades. William de Lanchester[134] était présent, ainsi que Tom Dundell[135] et maints autres nobles seigneurs et chevaliers, aussi bien du monde chrétien que de celui des fées. Naturellement, ce n’était pas une taverne, alors. C’était une auberge. De nos places, nous voyions une vaste cour entourée de colonnes sculptées et dorées. Nos serviteurs, nos pages et nos écuyers allaient et venaient, préparant tout pour que nous assouvissions une terrible vengeance sur nos méchants ennemis ! De l’autre côté de la cour se trouvaient les écuries qui abritaient, non seulement les plus beaux chevaux d’Angleterre, mais trois licornes, qu’un autre garçon-fée – un de mes cousins – emmenait en Terre sainte pour percer de part en part nos ennemis. Plusieurs magiciens de talent étaient attablés avec nous. Ils n’avaient absolument aucune ressemblance avec les épouvantails qui passent aujourd’hui pour des magiciens. Ils étaient aussi beaux de leurs personnes qu’accomplis dans leur art ! La gent ailée fondait du ciel pour entendre leurs ordres. Les pluies et les rivières étaient leurs servantes. L’aquilon, le zéphyr n’existaient que pour satisfaire leurs demandes. Ils ouvraient les mains et les cités s’écroulaient… Ou renaissaient de leurs cendres ! Quel contraste avec cet horrible vieux birbe qui se tient en son poêle poussiéreux, à marmonner tout seul en tournant les pages de quelque vieux grimoire ! – le gentleman grignota rêveusement un brin de fricassée de crêtes. L’autre écrit un livre, ajouta-t-il.

— C’est ce que j’ai appris, monsieur. Êtes-vous allé le voir récemment ?

Le gentleman fronça le sourcil.

— Moi ? Ne venez-vous pas de m’entendre dire que je tiens ces magiciens pour les coquins les plus sots, les plus exécrables de toute l’Angleterre ? Non, je ne l’ai guère vu plus de deux ou trois fois la semaine depuis qu’il a quitté Londres. Quand il écrit, il taille ses plumes d’oie au carré au moyen d’un vieux canif. Moi, j’aurais honte d’utiliser un vieux canif aussi vilain et aussi abîmé, mais ces magiciens souffrent toutes sortes de désagréments devant lesquels vous et moi nous frémirions d’avance. Parfois, il est tellement absorbé dans ce qu’il écrit qu’il en oublie d’aiguiser sa plume. De l’encre gicle alors sur son papier et dans son café, ce dont il ne se soucie guère.

Stephen songea combien il était étrange que le gentleman, qui résidait dans un château partiellement en ruine, entouré des affreux ossements de batailles passées, dût être si sensible au désordre des maisons des autres.

— Et sur le sujet du livre, monsieur ? demanda-t-il. Quelle est votre opinion ?

— C’est vraiment très curieux ! L’auteur relate toutes les plus importantes apparitions de ma race dans ce pays. Il y a des récits de nos interventions dans les affaires de Grande-Bretagne pour le bien de celle-ci et la gloire de son peuple. Il défend continuellement l’opinion que rien n’est plus souhaitable que de voir les magiciens de cette ère-ci faire appel à nous sans délai et solliciter notre aide. Pouvez-vous y comprendre quelque chose, Stephen ? Pour ma part, je ne puis. Quand j’ai voulu inviter le roi d’Angleterre en ma demeure et lui montrer toutes sortes d’attentions courtoises, ce magicien m’a contrecarré. Sa conduite en cette occasion m’a semblé une insulte délibérée !

— Je pense, monsieur, qu’il n’a peut-être pas vraiment compris qui ou ce que vous étiez, dit aimablement Stephen.

— Oh ! Qui peut savoir ce que ces Anglais comprennent ? Leurs esprits sont si particuliers ! Il est impossible de savoir ce qu’ils pensent ! Je crains que vous ne vous en aperceviez, une fois que vous serez leur roi !

— Je n’ai absolument aucun désir d’être roi, monsieur.

— Vous changerez de sentiment quand vous serez roi. Vous êtes juste découragé à la pensée d’être écarté d’Illusions-perdues et de tous vos amis. Soyez sans crainte sur ce sujet ! Moi aussi, je serais malheureux si je pensais que votre ascension devait être une façon de nous séparer. Mais je ne vois aucune nécessité pour vous de résider de manière permanente en Angleterre pour l’unique raison que vous êtes son souverain. Une semaine, on ne peut exiger qu’une personne de goût s’attarde davantage dans un pays aussi ennuyeux. Une semaine est plus qu’assez !

— Et mes devoirs, monsieur ? J’ai cru comprendre que les rois ont beaucoup d’obligations et, aussi peu que je veuille être roi, je n’aimerais pas…

— Mon cher Stephen ! s’écria le gentleman avec une joie affectueuse, bien qu’amusée. Voilà à quoi servent les sénéchaux ! Ils peuvent régler toutes les ennuyeuses affaires du gouvernement pendant que vous demeurez avec moi à Illusions-perdues, à goûter nos plaisirs habituels. Vous reviendrez ici pour percevoir vos impôts et le tribut des nations conquises et tout mettre dans une banque. Oh ! J’imagine qu’il sera de temps en temps prudent de rester en Angleterre assez longtemps pour vous commander un portrait, afin que la populace puisse vous idolâtrer d’autant plus. Parfois vous pourrez gracieusement autoriser toutes les beautés du pays à attendre en rangs de vous baiser les mains et de se toquer de vous. Puis, une fois tous vos devoirs parfaitement remplis, vous pouvez nous revenir la conscience tranquille, à Lady Pole et à moi-même ! – Le gentleman marqua un silence et devint plus pensif que de coutume. – Bien que je doive vous confesser, reprit-il enfin, que mon goût pour la belle Lady Pole ne soit pas aussi irrésistible qu’il le fut jadis. Une autre dame me plaît bien davantage. Elle n’est que modérément jolie, mais son manque de beauté est plus que compensé par sa vivacité et la douceur de sa conversation. En outre, cette autre dame a un grand avantage sur Lady Pole. Comme vous et moi le savons tous les deux, Stephen, si souvent que Lady Pole honore ma maison de sa visite, elle doit toujours en repartir conformément à notre accord avec ce magicien. Dans le cas de cette dame-ci, un accord aussi stupide ne sera pas nécessaire. Une fois que je l’aurai conquise, je pourrai la garder toujours à mon côté !

Stephen soupira. L’idée d’une autre pauvre demoiselle qui serait retenue prisonnière à Illusions-perdues pour l’éternité était en effet désolante ! Pourtant, il serait absurde de croire qu’il puisse tenter quoi que ce fût pour l’empêcher, et puis il n’était pas impossible qu’il pût tourner la situation à l’avantage de Lady Pole.

— En ce cas, monsieur, dit-il avec respect, peut-être devriez-vous réfléchir à libérer Madame de son enchantement ? Je sais que son époux et ses amis seraient contents qu’elle leur soit rendue.

— Oh ! Je regarderai toujours Lady Pole comme un attrait des plus désirables pour tous nos divertissements. Une belle femme est toujours de bonne compagnie et je doute que, pour la beauté, Madame ait son égale en Angleterre. Elles ne sont pas nombreuses à pouvoir rivaliser avec elle dans le monde des fées. Non, ce que vous suggérez est tout à fait impossible. Mais revenons à la question qui nous préoccupe. Nous devons arrêter un plan pour arracher cette autre demoiselle à son foyer et la transporter à Illusions-perdues. Je sais, Stephen, que vous ne serez que plus désireux de m’aider quand je vous aurai dit que j’estime l’éloignement de la demoiselle du sol d’Angleterre tout à fait essentiel à notre noble but de vous couronner roi. Ce sera un coup terrible pour nos ennemis ! Qui les jettera dans le plus profond désespoir ! Qui sèmera entre eux la mésentente et la discussion. Oh, oui ! Ce ne sera que bénéfice pour nous et préjudice pour eux ! Nous manquerions à nos nobles charges si nous faisions moins !

Stephen ne comprit pas grand-chose à ce discours. Le gentleman parlait-il d’une des princesses du château de Windsor ? Il était bien connu que le roi avait perdu la raison à la mort de sa benjamine, sa fille préférée. Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon pensait peut-être que la perte d’une autre princesse l’achèverait, ou ébranlerait l’équilibre mental d’autres membres de la famille royale.

— Allons, mon cher Stephen, poursuivit le gentleman. La question qui se pose à nous est la suivante : comment pouvons-nous aller enlever la demoiselle à l’insu de tout le monde et surtout des magiciens ? – Le gentleman réfléchit un moment : – J’ai trouvé ! Allez me quérir un tronçon de chêne moussu.

— Monsieur ?

— Il doit avoir votre corpulence et la longueur de ma clavicule.

— J’irais vous le chercher avec plaisir sur-le-champ, monsieur. Cependant, j’ignore ce qu’est un chêne moussu.

— Un bois séculaire qui est resté enfoui dans des tourbières depuis d’innombrables siècles !

— Alors, monsieur, je crains que n’ayons pas beaucoup de chances d’en trouver à Londres. Il n’y a pas de tourbières ici.

— Il est vrai, il est vrai.

Le gentleman se rejeta en arrière dans son fauteuil et fixa les yeux au plafond en réfléchissant à cet épineux problème.

— N’importe quelle sorte de bois ferait-elle votre affaire, monsieur ? demanda Stephen. Il y a un marchand de bois d’œuvre dans Gracechurch-street, qui sans doute…

— Non, non, le coupa le gentleman. Ceci doit être fait…

À cet instant précis, Stephen éprouva la plus étrange des sensations : il fut soulevé de son siège et remis debout. Au même moment, le café disparut, remplacé par un néant glacé, noir comme poix. Bien qu’il ne vît rien du tout, Stephen avait l’impression d’être dans un vaste lieu ouvert. Un vent aigre hurlait à ses oreilles et une pluie battante le fouettait de toutes les directions à la fois.

— … dans les règles de l’art, continua le gentleman d’un ton égal. Il y a une très belle pièce de chêne moussu dans les parages. Du moins je crois me souvenir… – Sa voix, qui avait résonné quelque part près de l’oreille droite de Stephen, s’éloigna. – Stephen ! cria-t-elle. Avez-vous apporté une bêche, une pelle à poignée et une dague à tourbe ?

— Comment, monsieur ? Quoi, monsieur ? Non, monsieur. Je n’ai apporté aucun de ces outils. À dire vrai, j’ignorais que nous allions quelque part.

Stephen s’aperçut qu’il avait les pieds et les chevilles plongés dans l’eau glacée. Il tenta de se dégager. Immédiatement, le sol vacilla de la façon la plus alarmante qui soit ; il s’y enfonça soudain jusqu’à mi-mollets. Il poussa un cri.

— Mmm ? s’enquit le gentleman.

— Je… je ne me serais jamais permis de vous interrompre, monsieur. Mais la terre semble m’engloutir.

— C’est une tourbière, expliqua le gentleman avec affabilité.

— Certes, c’est une substance des plus terrifiantes.

Stephen s’efforçait d’imiter le ton calme et indifférent du gentleman. Il ne savait que trop quelle valeur le gentleman attachait à la dignité en toutes situations ; s’il lui donnait à entendre combien il était terrifié, il craignait que le gentleman ne se dégoûtât de lui et ne s’en allât, le laissant s’enliser. Il tenta de bouger, sans trouver d’appui. Il agita les bras en tous sens, faillit tomber, et le seul résultat fut que ses pieds et ses jambes s’enfoncèrent un peu plus dans la tourbe liquide. Il poussa un nouveau cri. Le marais émit une suite de bruits de succion des plus déplaisants.

— Ah, mon Dieu ! Je prends la liberté de vous faire observer, monsieur, que je m’embourbe progressivement. Ah ! – Il se mit à glisser de biais. – Vous avez eu souvent l’amabilité d’exprimer votre affection pour moi, monsieur, et de répéter combien vous préfériez ma société à celle de tout autre. Si cela ne vous importune aucunement, peut-être pourrais-je vous convaincre de me sortir de cette horrible tourbière ?

Le gentleman ne prit pas la peine de répondre. Finalement, Stephen se retrouva par magie arraché à la vase et remis d’aplomb. Il avait les jambes molles d’effroi et eût bien aimé s’étendre, mais n’osait pas bouger. Ici, le sol paraissait assez solide, bien que désagréablement humide, et Stephen ne savait pas où était la tourbière.

— Je serais très heureux de pouvoir vous aider, monsieur, cria-t-il dans l’obscurité. Toutefois, je n’ose plus bouger par peur de retomber dans le marécage !

— Oh ! Cela n’a aucune espèce d’importance ! repartit le gentleman. En vérité, nous n’avons qu’à attendre. Le chêne moussu se trouve très facilement à l’aube.

— Mais l’aube ne sera pas là avant neuf heures ! s’exclama Stephen avec horreur.

— Non, en effet ! Asseyons-nous pour l’attendre.

— Ici, monsieur ? C’est un endroit affreux ! Noir, glacé et abominable.

— Oh, tout à fait ! Des plus désagréables ! abonda le gentleman, avec une sérénité exaspérante.

Il garda ensuite le silence, et Stephen dut supposer qu’il mettait à exécution ce plan insensé qui consistait à attendre l’aube.

Le vent glacial cinglait Stephen ; l’humidité s’insinuait dans tous les replis de son être, les ténèbres l’accablaient, et les heures s’écoulaient avec une lenteur atroce. Il n’avait aucun espoir de pouvoir dormir ; à un moment dans la nuit, pourtant, il connut un léger répit dans son malheur. Sans s’endormir exactement, il se mit à rêver.

Dans ses rêveries, il était allé à l’office chercher pour quelqu’un une tranche d’un magnifique pâté en croûte. Quand il avait entamé le pâté, il s’était aperçu qu’il y avait très peu de porc dedans : les trois quarts du hachis étaient occupés par la ville de Birmingham. À l’intérieur de la croûte, des forges et des maréchaleries fumaient, des moteurs cognaient. Un des habitants, une personne d’aspect urbain, se trouva sortir nonchalamment de l’entaille pratiquée par Stephen et, dès que son regard tomba sur Stephen, il déclara…

Juste à ce moment-là, un son aigu et funèbre interrompit le rêve de Stephen : un chant lent et triste, un thrène en une langue inconnue. Stephen comprit, sans se réveiller vraiment, que le chanteur était le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.

Il doit être posé en règle générale que, si un homme se met à chanter, nul ne remarquera son chant hormis ses congénères. Cela est vrai, y compris si son chant est suprêmement beau. D’autres hommes peuvent être transportés par son talent, tandis que le reste de la création reste insensible. Un chat ou un chien le regarderont peut-être ; son cheval, si c’est une bête exceptionnellement intelligente, s’arrêtera peut-être de brouter son herbe, mais cela ne va guère plus loin. Quand l’homme-fée chantait, néanmoins, le monde entier l’écoutait. Stephen sentit que les nuages marquaient une halte dans leur course, il sentit les collines endormies remuer et murmurer, il sentit les brumes fraîches danser. Pour la première fois, il comprit que le monde n’était pas muet ; il attendait seulement qu’on lui tînt un langage à sa portée. Dans le chant de l’homme-fée, la terre reconnaissait les noms qu’elle s’était donnés.

Stephen repartit dans ses songes. Cette fois, il rêva que les collines marchaient et que le ciel pleurait. Des arbres venaient lui parler et lui confier leurs secrets, par exemple s’il pouvait ou non les considérer comme ses amis ou ses ennemis. D’importantes destinées se cachaient sous les cailloux et les feuilles mortes. Il rêva que toutes les choses du monde, les pierres, les rivières, les feuilles et le feu, avaient un dessein, qu’elles étaient déterminées à accomplir avec la plus grande rigueur. Il comprit également qu’il était parfois possible de convaincre les choses de changer leurs desseins.

Quand il s’éveilla, c’était l’aube. Ou un semblant d’aube. Le jour était liquide, terne et incomparablement triste. De vastes montagnes mornes et grises se dressaient tout autour d’eux ; entre les monts, s’étendaient de grandes tourbières noires. Stephen n’avait jamais vu de paysage autant fait pour réduire instantanément le spectateur au désespoir.

— Il s’agit d’un de vos royaumes, j’imagine, monsieur ? demanda-t-il.

— Mes royaumes ! s’exclama le gentleman avec surprise. Ah, non ! Nous sommes en Écosse !

Le gentleman disparut brusquement… et réapparut un instant plus tard, chargé d’une brassée d’outils. Il y avait là une hache, une broche et trois instruments que Stephen n’avait jamais vus auparavant. Le premier ressemblait un peu à une binette, le deuxième un tantinet à une pelle, et le troisième était un objet très curieux, entre une pelle et une faux. Le gentleman les tendit tous à Stephen, qui les examina d’un air perplexe.

— Sont-ils neufs, monsieur ? Ils brillent tant !

— Eh bien, on ne peut évidemment pas utiliser des outils d’un métal ordinaire pour le type d’entreprise de magie que je me propose. Ils sont fabriqués dans un alliage de mercure et de lumière d’étoile. Maintenant, Stephen, il nous faut chercher un lopin de terre où il ne s’est pas déposé de rosée et, si nous creusons là, nous sommes sûrs de trouver du chêne moussu !

D’un bout à l’autre du ravin, toutes les herbes et les petites fleurs de couleur des marais étaient couvertes de rosée. Les habits, les mains, les cheveux et le teint de Stephen avaient pris un éclat gris velouté ; quant à la chevelure du gentleman – qui était déjà extraordinaire – le scintillement d’un million de minuscules sphères liquides ajoutait à son brillant habituel. Il paraissait porter une auréole ornée de gemmes.

Le gentleman traversa à pas lents le ravin, les yeux fixés à terre. Stephen le suivait.

— Ah ! s’écria le gentleman. Nous y voilà !

Comment le gentleman le savait, Stephen n’eût su le dire.

Ils se tenaient au milieu d’une étendue marécageuse, parfaitement identique à tout autre partie du ravin. Il n’y avait pas d’arbre ou de rocher distinctif à proximité pour marquer le lieu. Le gentleman continua pourtant à marcher à grandes enjambées d’un air confiant jusqu’à ce qu’il eût atteint une cuvette peu profonde. Au milieu de la cuvette se trouvait une longue et large bande entièrement dépourvue de rosée.

— Creusez ici, Stephen !

Le gentleman se montra incroyablement renseigné sur l’art d’extraire la tourbe. Et bien qu’il n’y mît pas la main, il indiqua soigneusement à Stephen comment enlever la couche superficielle de feuilles et de mousse à l’aide d’un outil, comment découper la tourbe avec un deuxième et comment extraire les morceaux grâce à un troisième.

Stephen n’était pas habitué à un aussi dur labeur ; il fut vite hors d’haleine et tout endolori. Par bonheur, il n’avait pas creusé très loin quand il heurta quelque chose de beaucoup plus dur que la tourbe.

— Ah ! s’écria le gentleman, au comble du ravissement. Voilà notre chêne moussu ! Parfait ! Maintenant, Stephen, coupez tout autour !

C’était facile à dire. Même quand Stephen eut extrait suffisamment de tourbe pour mettre au jour le chêne moussu, il était encore très malaisé de distinguer la part du chêne et celle de la tourbe, tous deux étant noirs, humides et suintants. Il creusa un peu plus et se mit à soupçonner que, bien que le gentleman parlât d’un tronçon de bois, il s’agissait d’un arbre entier.

— Ne pourriez-vous pas le soulever par votre magie, monsieur ? demanda-t-il.

— Que non ! Non, vraiment ! Je dois demander beaucoup à ce bois, et il nous incombe donc de faciliter le plus possible son passage de la tourbière à ce vaste monde ! Allons, voulez-vous prendre cette hache, Stephen, et me couper un morceau aussi haut que ma clavicule. Puis, à l’aide de la broche et de la dague, nous finirons par le sortir !

Cela leur coûta trois heures de plus pour venir à bout de leur tâche. Stephen débita le bois à la taille demandée par le gentleman. Toutefois, la manœuvre pour l’arracher à la tourbière dépassait les forces d’un seul homme ; le gentleman fut donc contraint de descendre le rejoindre dans le trou vaseux et nauséabond, et ils tirèrent et poussèrent ensemble avec effort.

Une fois qu’ils eurent enfin fini, Stephen se jeta par terre au comble de l’épuisement, tandis que le gentleman restait planté à contempler son tronçon avec plaisir.

— Eh bien, déclara-t-il, cela a été beaucoup plus facile que je ne l’avais imaginé !

Stephen se retrouva une fois de plus dans la salle à l’étage du Jerusalem Coffee House. Il se regarda, puis regarda le gentleman. Leurs beaux habits étaient déchirés, et ils étaient couverts de tourbe de la tête aux pieds.

Pour la première fois, il voyait distinctement le tronçon de chêne moussu. Celui-ci était noir comme le péché, avec un grain extrêmement fin ; une eau tout aussi noire en suintait.

— Nous devons le sécher afin qu’il nous soit utile, dit-il.

— Oh, non ! protesta le gentleman avec un sourire éclatant. Pour mon dessein, il fera très bien l’affaire tel qu’il est !

43 L’étrange aventure de Mr Hyde

Décembre 1815

Un matin de la première semaine de décembre, Jeremy toqua à la porte de la bibliothèque de Strange, à Ashfair House, pour avertir son maître que Mr Hyde demandait la faveur de s’entretenir quelques instants avec lui. Strange n’aimait pas beaucoup être dérangé. Depuis qu’il était dans sa résidence de campagne, il était devenu presque aussi jaloux de sa tranquillité et de sa solitude que Mr Norrell.

— Oh ! Très bien ! maugréa-t-il.

Il prit juste le temps de rédiger un dernier paragraphe, de vérifier trois ou quatre détails dans une biographie de Valentine Greatrakes, de sécher l’encre au buvard, de corriger quelques fautes d’orthographe et de repasser le buvard, avant de se rendre au salon.

Assis seul au coin du feu, un monsieur fixait les flammes d’une mine songeuse. Âgé d’une cinquantaine d’années, du genre actif et d’aspect vigoureux, il portait les habits rustiques et les bottes d’un gentleman-farmer. Un petit verre de vin et une assiette de biscuits étaient posés sur le guéridon à côté de lui. Manifestement, Jeremy avait décidé que le visiteur avait attendu assez longtemps pour mériter une collation.

Mr Hyde et Jonathan Strange avaient été voisins toute leur vie. Les différences sensibles de leurs fortunes et de leurs goûts, cependant, étaient cause qu’ils n’avaient jamais été plus que de simples relations. En réalité, ils se rencontraient pour la première fois depuis que Strange était devenu magicien.

Ils échangèrent une poignée de main.

— Vous vous demandez sans doute, monsieur, commença Mr Hyde, ce qui peut m’amener chez vous par pareil temps.

— Le temps ?

— Oui, monsieur. Il est très mauvais.

Strange jeta un regard par la fenêtre. Les hautes montagnes entourant Ashfair étaient enneigées. La moindre branche, la moindre brindille portaient leur charge de neige. L’air même semblait blanc de givre et de brouillard.

— C’est exact. Je ne l’avais pas remarqué. Je ne suis pas sorti de la maison depuis dimanche.

— Votre serviteur me dit que vous êtes très absorbé par vos études. Pardonnez-moi si je vous importune, mais j’ai à m’entretenir avec vous d’un sujet qui ne peut attendre plus longtemps.

— Oh ! Il n’est pas nécessaire que vous vous justifiiez. Et comment va votre… – Strange hésita, cherchant à se souvenir si Mr Hyde avait une femme, des enfants, des frères, des sœurs ou des amis, avant de s’aviser qu’il ne disposait d’aucun renseignement sur le sujet – … ferme ? acheva-t-il. Je crois me rappeler qu’elle se trouve à Aston.

— Nous sommes plus près de Clunbury.

— Clunbury, oui.

— Tout va bien pour nous, monsieur Strange, hormis un événement assez… inquiétant qui m’est arrivé, il y a trois jours. Depuis lors je m’interroge sur l’opportunité de venir vous en parler. J’ai demandé conseil à mon épouse et à mes amis, et tous sont convenus que je devais vous narrer ce que j’ai vu. Voilà trois jours, j’avais donc affaire du côté gallois de la frontière, avec David Evans… Vous le connaissez sans doute, monsieur ?

— Je le connais de vue, bien que je ne lui aie jamais parlé. Ford le connaît, je crois.

(Ford était le régisseur qui s’occupait d’administrer tout le domaine de Strange.)

— Eh bien, monsieur, David Evans et moi avions conclu notre marché avant deux heures et j’étais très pressé de rentrer à la maison. Une épaisse couche de neige recouvrait la campagne, et les routes entre ici et Llanfair Waterdine étaient très mauvaises. Vous ne le savez peut-être pas : la maison de David Evans est perchée sur un contrefort et jouit d’une vue imprenable sur l’ouest. Dès que lui et moi sommes sortis, nous avons aperçu de gros nuages gris chargés de neige qui venaient vers nous. Mrs Evans, la mère de Dave, insistait pour que je reste chez eux et ne rentre que le lendemain. Néanmoins, après avoir débattu la question, Evans et moi sommes tombés d’accord que tout se passerait bien à condition de partir sur-le-champ et de rentrer par le chemin le plus direct possible. En d’autres mots, il me fallait grimper au Dyke[136] à cheval et repasser la frontière anglaise avant que la tempête ne me rattrape.

— Le Dyke ? répéta Strange, fronçant le sourcil. La pente est raide, même en été, et c’est un endroit très isolé s’il devait se produire un accident. Je ne crois pas que je l’eusse tenté. Toutefois vous connaissez ces monts et leurs humeurs mieux que moi.

— Vous êtes peut-être plus avisé que je ne l’ai été, monsieur. Tandis que je grimpais vers le Dyke, un vent fort, violent, s’est levé, soulevant la neige déjà tombée et la projetant dans les airs. La neige tenait sur la robe de ma monture et sur ma houppelande et, quand j’ai baissé les yeux, nous étions aussi blancs que le versant de montagne, aussi blancs que le ciel. Aussi blancs que tout. Sous l’effet des bourrasques, les flocons prenaient des formes fantastiques, si bien que j’avais le sentiment d’être entouré de fantômes tourbillonnants et de l’espèce de démons et de djinns qui hantent les contes de la dame arabe[137]. Mon pauvre cheval – qui n’est pas en général une bête nerveuse – paraissait voir toutes sortes de choses de nature à l’effrayer. Comme vous pouvez vous l’imaginer, je commençais à regretter vivement de ne pas avoir accepté l’hospitalité de Mrs Evans, quand j’ai entendu le tintement d’un glas.

— D’un glas ? s’étonna Strange.

— Oui, monsieur.

— Quelle cloche pouvait donc sonner ?

— Eh bien, absolument aucune, monsieur, dans ces solitudes. En réalité, je n’en reviens pas d’avoir pu l’entendre, entre les ébrouements de mon cheval et les hurlements du vent !

Strange, se figurant que Mr Hyde était venu le voir pour avoir des explications sur cette cloche mystérieuse, se mit à discourir sur la signification magique des cloches : comment les cloches servaient de protection contre les fées et autres démons, ou comment une mauvaise fée pouvait parfois être chassée par le son d’une cloche d’église. Pourtant, chacun savait que les fées adoraient les cloches ; la magie féerique s’accompagnait souvent de tintements de cloche et l’on entendait souvent un son de clochettes à l’apparition des fées.

— Je ne puis vous expliquer cette étrange contradiction, conclut-il. Les théoriciens de la magie s’interrogent à ce sujet depuis des siècles.

Mr Hyde écouta ce discours avec toutes les apparences de la politesse et de l’attention. Dès que Strange eut terminé, Mr Hyde reprit la parole :

— Monsieur, ce n’était qu’un début, la cloche.

— Oh ! fit Strange, un brin contrarié. Très bien. Continuez alors.

— J’étais déjà monté si haut que je pouvais voir le Dyke, à l’endroit où il longe la corniche. Il y avait quelques arbres tordus, des murs éboulés de pierres branlantes. J’ai regardé au sud et j’ai aperçu une dame qui marchait le long du Dyke dans ma direction.

— Une dame !

— Je la voyais très nettement. Elle avait les cheveux lâchés, et le vent les dressait et les tordait autour de sa tête – Mr Hyde fit des gestes avec ses mains pour montrer comment la chevelure de la dame avait dansé dans la neige en suspens. – Je crois que je l’ai appelée. Je sais qu’elle a tourné la tête et m’a regardé, sans s’arrêter ni ralentir le pas. Elle s’est détournée de moi et a poursuivi son chemin le long du Dyke, entourée de tous les spectres neigeux. Elle n’avait sur elle qu’une robe noire. Pas de châle ni de pelisse. Et cela m’a rempli d’effroi. J’ai songé qu’il avait dû lui arriver un terrible accident. Aussi ai-je éperonné mon cheval dans la montée, autant que la pauvre bête pouvait le supporter. Pendant tout ce temps, je m’efforçais de ne pas perdre la dame de vue, mais le vent me rabattait la neige dans les yeux. J’ai atteint le Dyke et elle a disparu. J’ai donc fait des allées et venues le long du mur. J’ai cherché et j’ai perdu la voix à force de crier. J’étais certain qu’elle avait dû tomber derrière un éboulis de pierres ou une congère, ou encore trébucher dans un terrier de lapin. Ou qu’elle avait peut-être été enlevée par la personne qui lui avait fait du mal en premier lieu.

— Du mal ?

— Voyons, monsieur, je me suis dit qu’elle avait dû être emmenée au Dyke par quelqu’un de malintentionné. On entend des histoires si terribles de nos jours…

— Vous avez reconnu la dame ?

— Oui, monsieur.

— Qui était-ce ?

— Mrs Strange.

Il y eut un instant de silence.

— C’est impossible, déclara Strange, perplexe. Monsieur Hyde, s’il était arrivé quelque chose de fâcheux à Mrs Strange, je pense qu’on m’en aurait avisé. Je ne suis pas autant enfermé dans mes livres que cela ! Je suis désolé, monsieur Hyde, vous vous trompez. Qui que soit cette malheureuse, il ne s’agissait pas de Mrs Strange.

Mr Hyde secoua la tête.

— Si je vous avais vu, monsieur, à Shrewsbury ou à Ludlow, je ne vous eusse peut-être pas reconnu immédiatement. Mais le père de Mrs Strange a été le vicaire de notre paroisse pendant quarante-sept ans. Je connais Mrs Strange – Miss Woodhope, elle s’appelait ainsi alors – depuis qu’elle apprenait à marcher dans la cour de l’église de Clunbury. Même si elle ne m’avait pas regardé, je l’aurais reconnue. Je l’aurais reconnue à sa silhouette, à sa démarche, à tout !

— Qu’avez-vous fait après avoir perdu la femme de vue ?

— J’ai galopé tout droit jusqu’ici. Mais votre domestique n’a pas voulu me laisser entrer.

— Jeremy ? L’homme à qui vous avez parlé tout à l’heure ?

— Oui. Il m’a assuré que Mrs Strange était chez elle en sécurité. J’avoue que je ne l’ai pas cru. J’ai donc fait le tour de votre maison et regardé par toutes les fenêtres jusqu’à ce que je l’aie vue assise sur un canapé, dans cette pièce. – Mr Hyde montra du doigt le canapé en question. – Elle portait une robe bleu clair. Pas du tout noire !

— Eh bien, cela n’a rien de remarquable. Mrs Strange ne porte jamais de noir. Je n’aime guère à voir cette couleur sur une jeune femme.

Mr Hyde secoua la tête, fronça le sourcil.

— J’aimerais pouvoir vous convaincre de ce dont j’ai été témoin, monsieur. Mais je vois que c’est impossible.

— Et, moi, j’aimerais pouvoir vous l’expliquer, mais c’est impossible aussi.

Ils se serrèrent la main en se quittant. Regardant Strange avec un air solennel, Mr Hyde déclara :

— Je ne lui ai jamais voulu de mal, monsieur Strange. Personne ne peut être plus soulagé qu’elle soit en sécurité.

Strange s’inclina légèrement.

— Et notre intention est qu’elle le reste.

La porte se referma sur le dos de Mr Hyde.

Strange attendit un instant, puis alla trouver Jeremy.

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’il était déjà venu ?

Jeremy émit un grognement de dérision.

— Je crois que j’ai mieux à faire, monsieur, que de vous importuner avec de telles sottises ! Des dames en noir qui se promènent dans des tempêtes de neige !

— J’espère que tu ne lui as pas parlé avec trop de rudesse.

— Moi, monsieur ? Non, vraiment !

— Peut-être était-il ivre ? Oui, je pense que c’était cela. David et lui fêtaient-ils sans doute l’heureuse conclusion de leur affaire.

Jeremy fronça le sourcil.

— Je ne crois pas, monsieur. David Evans est un prédicateur méthodiste.

— Oh ! Eh bien, oui. J’imagine que tu as raison. Il est de fait que cette fable ne ressemble guère aux hallucinations provoquées par l’ivrognerie. On dirait plutôt le genre de vision qu’on peut avoir si l’on prend de l’opium après avoir lu un des romans de Mrs Radcliffe[138].

Strange était bouleversé par la visite de Mr Hyde. La pensée d’Arabella – fût-ce une Arabella imaginaire, idéale – égarée dans la neige, errant sur les sommets, était troublante. Il ne pouvait s’empêcher de songer à sa propre mère, qui s’était mise à arpenter seule ces montagnes pour échapper aux souffrances d’une union malheureuse, avait pris un refroidissement sous une pluie torrentielle et en était morte.

Ce soir-là, au dîner, il annonça à Arabella :

— J’ai vu John Hyde aujourd’hui. Il a cru vous voir marcher sur le Dyke mardi dernier, en pleine tempête de neige.

— Non !

— Si !

— Pauvre homme ! Il a dû être effrayé.

— Je crois qu’il l’a été.

— J’irai sans faute rendre visite à Mr et Mrs Hyde quand Henry sera là.

— Vous paraissez résolue à rendre visite à tous les habitants du Shropshire quand Henry sera là, remarqua Strange. J’espère que vous ne serez pas déçue.

— Déçue ? Que voulez-vous dire ?

— Seulement qu’il fait un temps de chien.

— Alors, nous demanderons à Harris de conduire lentement et prudemment. Il le ferait, de toute façon. Et Starling est un cheval très sûr. Il faut beaucoup de neige et de glace pour effrayer Starling. Il ne se laisse pas facilement abattre. En outre, vous savez, Henry doit absolument voir certaines personnes, des gens qui seraient très malheureux s’il ne les voyait pas. Jenny et Alwen, les deux vieux domestiques de mon père. Ils ne parlent que de la venue de Henry. Ils l’ont vu pour la dernière fois voilà cinq ans, et ils ont peu de chances d’être encore là dans cinq ans, les pauvres.

— Très bien ! Très bien ! Je disais seulement qu’il faisait un temps de chien. C’est tout.

Mais ce n’était pas tout. Strange savait qu’Arabella fondait de grands espoirs sur cette visite. Elle n’avait vu son frère qu’en de rares occasions depuis son mariage. Il n’était pas venu à Soho-square aussi souvent qu’elle l’aurait voulu et, chaque fois, il n’était jamais resté aussi longtemps qu’elle l’eût souhaité. Cette visite de Noël allait leur rendre toute leur vieille complicité. Ils se retrouveraient dans le décor de leur enfance. Henry avait promis de rester près d’un mois.

Henry finit par arriver. Au début, il sembla que tous les vœux les plus chers d’Arabella allaient être exaucés. Ce soir-là, à table, la conversation fut très animée. Henry avait pas mal de nouvelles à donner de Great Hitherden, le village du Northamptonshire dont il était le recteur[139].

Great Hitherden était une bourgade prospère. Les environs comptaient plusieurs familles nobles. Henry était enchanté de la position respectable qu’il occupait dans cette société. Après une longue description de ses amis, de leurs dîners et de leurs bals, il conclut par ces mots :

— Je ne voudrais surtout pas que vous pensiez que nous négligeons les bonnes œuvres. Nous formons une communauté très active. Il y a beaucoup à faire, nombre de personnes dans le besoin. Avant-hier, j’ai visité une famille démunie et malade, et j’ai trouvé Miss Watkins déjà dans leur cottage, qui leur prodiguait argent et bons conseils. Miss Watkins est une demoiselle très charitable.

Là-dessus, il se tut comme s’il s’attendait à des commentaires.

Strange avait l’air inexpressif puis, soudain, une idée lui vint à l’esprit.

— Eh bien, Henry, je vous demande pardon. Vous devez nous trouver très négligents. Vous nous avez mentionné le nom de Miss Watkins cinq fois en dix minutes, et ni Bella ni moi n’avons posé la moindre question à son sujet. Nous sommes tous deux un peu lents ce soir, à cause du froid du pays de Galles, il engourdit le cerveau. Maintenant que ma curiosité s’est éveillée, je serai heureux de vous interroger sur cette jeune personne autant que vous puissiez le souhaiter. Est-elle blonde ou brune ? A-t-elle le teint mat ou clair ? Préfère-t-elle le piano ou la harpe ? Quelles sont ses lectures préférées ?

Henry, soupçonnant qu’on le taquinait, fronça le sourcil et parut résolu à ne rien ajouter sur la demoiselle.

Après un regard glacé à son mari, Arabella posa de nouvelles questions avec plus de douceur et obtint vite de son frère les renseignements suivants : Miss Watkins ne s’était installée que récemment dans les environs de Great Hitherden, son prénom était Sophronia, elle vivait chez ses tuteurs, Mr et Mrs Swoonfirst (avec qui elle avait un lien lointain de parenté), elle aimait beaucoup lire (bien que Henry ne sût préciser quoi), sa couleur préférée était le jaune et elle détestait l’ananas.

— Et son aspect ? Est-elle jolie ? demanda Strange.

La question sembla embarrasser Henry.

— Miss Watkins n’est pas généralement considérée comme une beauté, non. Mais elle gagne beaucoup à être connue. Des personnes des deux sexes, dont le physique est quelconque au premier abord, peuvent paraître presque beaux quand on les connaît mieux. Un esprit instruit, de bonnes manières et une nature aimable, toutes ces qualités ont beaucoup plus de chances à concourir au bonheur d’un époux qu’une simple grâce éphémère.

Strange et Arabella furent un peu surpris par ce discours. Il y eut un silence. Enfin Strange s’enquit :

— Et la dot ?

Henry afficha un triomphe discret.

— Dix mille livres, répondit-il.

— Mon cher Henry ! s’écria Strange.

Plus tard, quand ils furent de nouveau seuls, Strange dit à Arabella :

— À mon avis, Henry doit être félicité pour son discernement. Il semble qu’il ait découvert cette demoiselle avant tout le monde. Je suppose qu’elle ne croule pas sous les propositions. Il doit y avoir sur son visage ou dans son allure quelque chose qui la préserve d’une admiration universelle !

— Je ne puis croire qu’il s’agisse seulement de sa dot, objecta Arabella, encline à défendre son frère. Je pense qu’une certaine affection doit jouer aussi, sinon Henry n’y aurait jamais songé.

— Oh, sans doute ! Henry est un très bon garçon. D’ailleurs, je ne me mêle jamais des affaires des autres, comme vous le savez.

— Vous souriez, or vous n’en avez pas le droit. J’ai montré tout autant de discernement que mon frère en mon temps. Je ne crois pas que quiconque eût songé à vous épouser, avec votre long nez et votre naturel peu aimable, avant que je ne me fusse mis en tête de le faire !

— Cela est vrai, concéda pensivement Strange. Je l’avais oublié. C’est un défaut de famille.

Le lendemain, Strange s’enferma dans sa bibliothèque pendant qu’Arabella et Henry allaient en voiture rendre visite à Jenny et Alwen. Toutefois, le plaisir des premiers jours ne dura pas longtemps. Arabella s’aperçut vite qu’elle n’avait plus grand-chose en commun avec son frère. Henry avait passé les sept dernières années dans un petit village campagnard. De son côté, elle avait habité Londres, où elle avait pu observer de près certains des plus importants événements de ces récentes années. Elle avait l’amitié de plus d’un ministre. Elle connaissait le Premier ministre et avait dansé plusieurs fois avec le duc de Wellington. Elle avait été présentée aux ducs de Sa Majesté, avait fait la révérence aux princesses, et pouvait toujours compter sur un sourire et un mot du prince régent chaque fois qu’elle se trouvait à Carlton House. Quant à ses bonnes relations avec tous ceux qui étaient liés avec le glorieux renouveau de la magie anglaise, elles allaient sans dire.

Mais, alors que toutes les nouvelles de son frère l’intéressaient grandement, lui ne montrait quasiment aucun intérêt pour les siennes. Ses descriptions de la vie londonienne ne suscitaient de sa part qu’un « Oh, vraiment ? ». Une fois qu’elle parlait d’un mot que le duc de Wellington lui avait dit et répétait ce qu’elle lui avait répondu, Henry s’était tourné vers sa sœur et l’avait regardée avec un sourcil levé et un sourire suave, un regard et une expression qui signifiaient très clairement « Je ne te crois pas ». Un tel comportement l’avait blessée. Elle ne se vantait pas ; ce type de rencontres était le lot quotidien de sa vie londonienne. Avec un petit serrement de cœur, elle avait compris que, si ses lettres l’avaient toujours ravie, il avait dû trouver les siennes bien ennuyeuses et affectées.

Pendant ce temps, le pauvre Henry connaissait lui aussi des déceptions. Petit, il avait beaucoup admiré Ashfair House. Ses dimensions, sa situation et l’éminence de son propriétaire dans les alentours de Clun, tout lui avait paru magnifique au suprême degré. Il avait toujours attendu avec impatience le jour où Jonathan Strange allait en hériter et où il pourrait visiter Ashfair dans le rôle important de l’ami du maître de maison. À présent que cela avait fini par se réaliser, il découvrit qu’il ne tirait aucun plaisir particulier de son séjour. Ashfair était inférieur à de nombreuses maisons qu’il avait vues dans les années écoulées. Le manoir comptait presque autant de pignons que de fenêtres. Ses pièces avaient des plafonds bas et des formes biscornues. Les nombreuses générations d’occupants successifs avaient percé des ouvertures dans les murs au gré de leurs désirs – sans penser aux proportions d’ensemble de la maison – et les fenêtres elles-mêmes étaient assombries par le lierre et les rosiers grimpants. C’était un vieux manoir : le type de manoir, selon la formule de Strange, où une héroïne de roman pouvait aimer être persécutée.

Plusieurs maisons des environs de Great Hitherden avaient été récemment restaurées, et d’élégants nouveaux cottages bâtis pour des ladies et des gentlemen aux goûts rustiques. Aussi, partie parce qu’il était impossible à Henry de garder pour lui ce qui était lié à sa paroisse, partie parce qu’il avait l’intention de se marier prochainement et que son esprit préférait donc disserter sans arrêt sur les aménagements domestiques, il était incapable de se retenir de donner des conseils à Strange sur le sujet. L’emplacement des écuries le choquait tout particulièrement ; il répétait à Strange : « On est obligé de les traverser pour accéder au coin sud du jardin d’agrément et du verger. On pourrait très aisément les abattre pour les reconstruire ailleurs. »

Au lieu de répondre exactement à cette critique, Strange s’adressa soudain à son épouse :

— Mon amour, j’espère que vous aimez cette maison ? J’ai bien peur de n’avoir jamais songé à vous le demander. Si ce n’est pas le cas, nous irons sur-le-champ nous installer ailleurs !

Arabella eut un rire, puis elle déclara qu’elle était très contente de la maison.

— Je suis désolée, Henry, mais je suis aussi contente des écuries que du reste.

Henry revint à la charge :

— Enfin, vous conviendrez sûrement qu’on apporterait un grand embellissement en coupant ces arbres qui étouffent tant le corps de logis et assombrissent toutes les pièces. Ils poussent au petit bonheur la chance, à l’endroit même où un gland ou une graine ont dû tomber, je présume.

— Comment ? lança Strange, dont les yeux s’étaient reportés sur son livre pendant la dernière partie de la conversation.

— Les arbres, répéta Henry.

— Quels arbres ?

— Ceux-là, répondit Henry, montrant du doigt, par la fenêtre, tout un bataillon de chênes, de frênes et de hêtres séculaires.

— En leur qualité de voisins, ces arbres sont exemplaires. Ils s’occupent de leurs affaires et ne m’ont jamais dérangé. Je crois que je peux leur rendre la politesse.

— Ils bouchent la lumière !

— Vous aussi, Henry, pourtant je ne vous ai pas encore mis la cognée.

En vérité, même si Henry trouvait à redire aux jardins et à l’état d’Ashfair, ce n’était pas sa véritable doléance. Ce qui le troublait vraiment dans le manoir, c’était l’ambiance de magie qui y régnait. Les premiers temps où Strange avait choisi la profession de magicien, Henry n’y avait pas attaché beaucoup d’importance. À cette époque, la renommée des magnifiques exploits de Mr Norrell commençait tout juste à se répandre aux quatre coins du royaume. La magie n’était alors guère plus qu’une branche ésotérique de l’histoire, un divertissement pour gentlemen riches et oisifs. Bon gré mal gré, Henry parvenait encore à la considérer sous ce jour. Il était fier de la fortune de Strange, de ses terres, de son important lignage, mais pas de sa magie. Il était toujours un brin surpris chaque fois qu’on le félicitait de ses liens de parenté avec le Second Plus Grand Magicien de notre Ère.

Strange était bien éloigné de l’idéal du riche gentleman anglais selon Henry. Il avait quasiment renoncé aux activités par lesquelles les gentlemen de la campagne anglaise occupent habituellement leur temps. Ni l’agriculture ni la chasse ne l’intéressaient. Ses voisins allaient tirer ; Henry entendait leurs détonations se répercuter dans les bois et les champs enneigés, accompagnées des aboiements de leurs chiens, mais Strange ne prit jamais le fusil. Il fallait toute la persuasion d’Arabella pour l’entraîner dans une promenade d’une demi-heure. Dans la bibliothèque, les ouvrages qui avaient appartenu au père et au grand-père de Strange – ces livres en anglais, en latin et en grec ancien que tout gentleman range sur ses étagères – avaient été enlevés et empilés par terre pour céder la place aux livres et aux carnets personnels de Strange[140]. Des périodiques traitant de la pratique de la magie, tels Les Amis de la magie anglaise et Le Magicien moderne, étaient éparpillés dans toute la maison. Un grand bassin d’argent, parfois rempli d’eau, était posé sur un des guéridons de la bibliothèque. Strange restait souvent assis une demi-heure à scruter l’eau ; il en tapotait la surface, esquissait d’étranges gestes et consignait des notes sur ce qu’il voyait. Sur une autre table, au milieu d’un fouillis de volumes, était étalée une carte d’Angleterre sur laquelle Strange reportait les anciennes routes féeriques conduisant jadis d’Angleterre jusqu’à on ne sait où.

Henry ne comprenait qu’à moitié certaines choses, mais ne les en désapprouvait que plus. Il savait, par exemple, que les salons d’Ashfair avaient un aspect singulier, sans voir que les miroirs de la maison de Strange pouvaient réfléchir aussi bien une lumière vieille d’une demi-heure qu’une autre émise voilà un siècle. Le matin, quand il se réveillait, et le soir, juste avant de s’endormir, il entendait un lointain son de cloche, un tintement triste, comme le campanile d’une cité engloutie qui résonnerait à travers une vaste étendue d’océan. Il ne pensait jamais vraiment à cette cloche ni n’en gardait le moindre souvenir, mais sa note mélancolique l’imprégnait toute la journée.

Il trouvait un soulagement à ses divers mécontentements et déceptions en établissant de nombreuses comparaisons entre les manières de faire de Great Hitherden et celles propres au Shropshire (au grand détriment du Shropshire, bien entendu) et en s’étonnant à haute voix de ce que Strange dût étudier si dur, « comme s’il n’avait pas des biens personnels et que sa fortune restât encore à faire ». Ces remarques étaient généralement adressées à Arabella, mais Strange était souvent à portée de voix. Arabella se retrouva assez vite dans la position peu enviable qui consistait à tenter de maintenir le calme entre les deux.

— Lorsque je souhaiterai l’avis de Henry, déclarait Strange, je le lui demanderai. En quoi cela le regarde-t-il, aimerais-je savoir, où je choisis de construire mes écuries ou comment je passe mon temps ?

— C’est assommant, mon amour, acquiesçait Arabella, et nul ne devrait être surpris si cela vous met de mauvaise humeur. Pourtant, veuillez seulement considérer…

— Mon humeur ! Il ne cesse de me chercher querelle !

— Chut ! chut ! Il va vous entendre. Vous avez été mis à rude épreuve et n’importe qui dirait que vous l’avez supporté comme un ange. Mais, vous savez, je crois qu’il est plein de bonnes intentions. Simplement, il ne s’exprime pas très bien. Malgré tous ses défauts, il nous manquera grandement quand il sera parti.

Sur ce dernier point, Strange n’eut peut-être pas l’air aussi convaincu qu’elle l’eût souhaité. Aussi ajouta-t-elle :

— Soyez indulgent envers Henry. Par égard pour moi !

— Bien sûr, bien sûr ! Je suis la patience incarnée. Vous le savez ! Il existait jadis un proverbe – complètement caduc aujourd’hui. Quelque chose sur les prêtres qui sèment du blé et les magiciens qui sèment du seigle, le tout dans le même champ. La morale de l’histoire, c’est que les prêtres et les magiciens ne s’entendront jamais[141]. Je ne m’en étais jamais avisé jusqu’ici. J’étais en bons termes avec le clergé londonien, je crois. Le doyen de l’abbaye de Westminster et le chapelain du prince régent sont de joyeux drilles. Henry, lui, m’ennuie.

Le jour de Noël, la neige tomba dru. À cause des tracas des derniers jours ou pour quelque autre raison inconnue, Arabella se réveilla au matin en proie à des nausées et à la migraine, et dans l’incapacité de se lever. Strange et Henry se virent donc contraints de se tenir compagnie toute la journée. Henry parla encore beaucoup de Great Hitherden et, le soir, ils jouèrent à l’écarté, jeu dont tous deux étaient amateurs. Cela aurait pu être un moment de plaisir naturel quand, au milieu de la deuxième partie, Strange retourna le neuf de pique et fut instantanément assailli de plusieurs nouvelles idées sur la signification magique de cette carte. Il quitta la table, abandonnant du même coup Henry, et emporta la carte avec lui dans la bibliothèque afin d’y réfléchir. Henry fut donc livré à la solitude.

Aux petites heures du matin suivant, Strange s’éveilla ou émergea à demi. La chambre était baignée d’une légère clarté argentée, qui pouvait facilement être le reflet du clair de lune sur la neige. Il crut voir Arabella habillée, assise au pied du lit, le dos tourné. Elle se brossait les cheveux. Il lui dit quelque chose… Ou, du moins, il crut lui dire quelque chose.

Puis il se rendormit.

Vers sept heures, il se réveilla tout à fait, impatient de retourner dans sa bibliothèque pour y travailler une ou deux heures avant l’apparition de Henry. Il se leva promptement, se précipita dans son vestiaire et sonna Jeremy Johns pour qu’il vînt le raser.

À huit heures, la bonne d’Arabella, Janet Hughes, frappa à la porte de la chambre de sa maîtresse. N’obtenant pas de réponse, Janet crut que celle-ci était peut-être toujours souffrante et repartit.

À dix heures, Strange et Henry prenaient leur petit-déjeuner ensemble. Henry avait décidé de passer sa journée à la chasse et se donnait beaucoup de mal pour convaincre Strange de l’accompagner.

— Non, non, j’ai du travail. Que cela ne vous empêche pas d’y aller ! Après tout, vous connaissez ces champs et ces bois aussi bien que moi. Je puis vous prêter un fusil et l’on trouve des chiens partout, j’en suis certain.

Jeremy Johns fit son apparition et annonça que Mr Hyde était revenu. Il était dans le vestibule et avait demandé à entretenir Strange d’une affaire urgente.

— Oh ! Que nous veut-il encore ? maugréa Strange.

Mr Hyde entra précipitamment, le visage blême d’angoisse.

Soudain Henry s’exclama :

— Où diable ce maraud se croit-il ? Il a un pied dedans, un pied dehors !

Une des nombreuses sources de contrariété de Henry venait des domestiques qui se comportaient rarement avec ce degré de cérémonie qu’il considérait comme conforme aux membres d’une si grande maison. En l’occurrence, Jeremy Johns s’apprêtait à quitter la pièce, mais n’était guère allé plus loin que la porte où, à demi dissimulé dans l’embrasure, lui et un autre domestique s’entretenaient avec des chuchotements pressants.

Strange jeta un coup d’œil de leur côté, puis déclara avec un soupir :

— Henry, cela n’a vraiment aucune importance. Monsieur Hyde, je…

Entre-temps, Mr Hyde, dont l’agitation paraissait avoir augmenté avec ces atermoiements, s’écriait :

— Il y a une heure, j’ai revu Mrs Strange sur les monts gallois !

Henry sursauta et se tourna vers Strange.

Strange jeta un regard glacé à Mr Hyde.

— Ce n’est rien, Henry, dit-il. Rien, vraiment.

Mr Hyde tressaillit légèrement à ces mots, mais il possédait une forme d’obstination qui l’aida à se dominer.

— C’était sur Castle Idris. Tout comme précédemment, Mrs Strange marchait à bonne distance de moi et je ne distinguais pas son visage. J’ai tenté de la suivre et de la rattraper, mais, comme l’autre jour, je l’ai perdue de vue. Je sais bien que, la dernière fois, cette rencontre a été tenue pour une hallucination, un fantôme de neige et de vent sorti de ma cervelle. Aujourd’hui, cependant, le temps est clair et limpide, et j’ai la certitude d’avoir vu Mrs Strange aussi nettement que je vous vois maintenant.

— La dernière fois ? répéta Henry, en plein désarroi.

Strange, avec une certaine impatience, commença à remercier Mr Hyde pour le bon naturel qu’il montrait en leur apportant cette… (Il ne trouvait pas le mot qu’il cherchait.)

— Je suis pourtant certain que Mrs Strange est en sécurité dans ma maison, et sans doute ne serez-vous pas surpris si je…

Jeremy rentra dans la pièce assez soudainement. Il alla directement à Strange, se pencha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille.

— Eh bien, parlez, mon brave ! Que se passe-t-il ? intervint Henry.

Jeremy regarda Strange d’un air plutôt indécis, mais ce dernier ne dit mot.

Il couvrit sa bouche de sa main et ses yeux errèrent de-ci de-là, comme s’il songeait soudain à quelque perspective nouvelle, et pas des plus agréables.

— Mrs Strange n’est plus là, monsieur. Nous ignorons où elle est.

Henry se mit à interroger Mr Hyde sur ce qu’il avait vu dans les collines, lui laissant à peine le temps de répondre à une question avant d’en poser une nouvelle. Jeremy Johns leur faisait les gros yeux à tous deux. Pendant ce temps, Strange, assis en silence, regardait droit devant lui. Subitement, il se leva et sortit en hâte de la pièce.

— Mr Strange ! appela Mr Hyde. Où allez-vous donc ?

— Strange ! cria Henry.

Comme rien ne pouvait être entrepris ou décidé sans lui, ils n’avaient d’autre choix que de le suivre. Strange monta l’escalier menant à sa bibliothèque, au premier étage, et se dirigea immédiatement vers le grand bassin d’argent posé sur une des tables.

— Apportez-moi de l’eau, ordonna-t-il à Jeremy Johns.

Jeremy Johns alla quérir un broc d’eau et remplit le bassin.

Strange prononça une seule parole ; la pièce parut s’obscurcir, s’emplir de ténèbres. L’eau du bassin se troubla et devint légèrement opaque.

La diminution de la lumière terrifia Henry.

— Strange ! s’exclama-t-il. Que faisons-nous ici ? Le jour baisse ! Et ma sœur qui est dehors… Nous ne devrions pas rester une minute de plus dans cette maison ! – Il se tourna vers Jeremy Johns comme s’il était l’unique personne présente susceptible d’exercer une influence sur Strange. Dites-lui d’arrêter ! Nous devons commencer les recherches !

— Taisez-vous, Henry, murmura Strange.

De l’index, par deux fois, il effleura la surface de l’eau. Deux lignes scintillantes de lumière apparurent, divisant l’eau en quatre. Il esquissa un geste au-dessus d’un des quarts, où des étoiles pointèrent à leur tour, suivies d’autres lignes, de veinures et de trames lumineuses. Il les contempla pendant quelques instants. Puis il fit un signe au-dessus du quart voisin. Un diagramme de lumière différent apparut. Il répéta l’opération pour les troisième et quatrième quarts. Les diagrammes ne restaient pas immuables ; ils bougeaient et étincelaient, tantôt proches de l’écriture, tantôt comparables aux dessins d’une carte, tantôt encore identiques à des constellations.

— À quoi cela est-il destiné ? s’informa Mr Hyde d’un ton pensif.

— À la retrouver, répondit Strange. Du moins, est-ce là l’effet escompté.

Il tapota un des quarts. Instantanément, les trois autres diagrammes s’évanouirent. Celui qui restait grandit jusqu’à occuper toute la surface de l’eau. Strange le divisa en quarts, l’étudia un moment et tapota un des quarts. Il réitéra cette opération plusieurs fois. Les diagrammes s’opacifièrent et commencèrent à ressembler de plus en plus à une carte. Plus cela allait, plus l’expression de Strange devenait dubitative et moins il semblait sûr de ce que le bassin lui révélait.

Au bout de quelques minutes, Henry ne put plus y tenir.

— Pour l’amour du ciel, ce n’est pas le moment de s’adonner à la magie ! Arabella a disparu ! Strange, je vous en conjure ! Laissez ces sottises et partons à sa recherche !

Strange ne prit pas la peine de répondre. Il eut l’air furieux et frappa l’eau. En un instant, les lignes et les étoiles disparurent. Il prit une profonde inspiration et recommença. Cette fois-ci, il procéda d’une manière plus assurée et obtint rapidement un diagramme en apparence plus significatif. Pourtant, loin d’en tirer d’utiles informations, il resta assis à l’examiner avec un mélange de consternation et de perplexité.

— Qu’y a-t-il ? demanda Mr Hyde, alarmé. Monsieur Strange, apercevez-vous votre femme ?

— Je n’entends goutte à ce que me raconte mon sortilège ! D’après lui, elle n’est pas en Angleterre, ni au pays de Galles, ni en Écosse, ni en France. Je ne parviens pas à réussir ma magie. Vous avez raison, Henry. Je perds mon temps ici. Jeremy, va chercher mes bottes et ma redingote !

Une vision s’épanouit soudain sur la face de l’eau. Dans un salon ancien et sombre, une foule d’hommes galants et de femmes ravissantes dansaient. Mais comme cela ne pouvait avoir aucun lien intelligible avec Arabella, Strange frappa la surface de l’eau une nouvelle fois. La vision s’évanouit.

Dehors, une épaisse couche de neige recouvrait la nature. Tout était gelé, immobile et silencieux. On fouilla d’abord le domaine d’Ashfair. Après que celui-ci se révéla ne receler guère plus qu’un roitelet ou un rouge-gorge, Strange, Henry, Mr Hyde et les domestiques se mirent à battre les routes.

Trois des bonnes retournèrent au manoir, où elles montèrent explorer les greniers qui n’avaient pas été dérangés depuis l’enfance de Strange. Elles se munirent d’une hache et d’un marteau et forcèrent des coffres qui avaient été fermés à clé cinquante ans plus tôt. Elles inspectèrent placards et tiroirs, dont certains eussent pu à peine contenir le corps d’un nourrisson, et en aucun cas celui d’une femme adulte.

Quelques-uns des serviteurs coururent les rues de Clun. D’autres sautèrent à cheval et gagnèrent Clunton, Purslow, Clunbury et Whitcott. Sous peu il n’y eut pas une maison des alentours qui ignorât la disparition de Mrs Strange, pas une qui ne dépêchât quelqu’un pour participer aux recherches. Dans l’intervalle, les femmes de ces foyers entretenaient leurs feux et prenaient toutes sortes de dispositions afin que Mrs Strange, dût-elle être conduite dans cette maison-là, bénéficiât sur-le-champ d’autant de chaleur, de nourritures terrestres et de réconfort qu’il était possible à un être humain d’espérer.

La première heure leur amena le capitaine John Ayrton du 12e régiment de dragons légers, qui avait été en Espagne, puis à Waterloo avec Wellington et Strange. Ses terres jouxtaient celles de Strange. Ils étaient du même âge et avaient été voisins toute leur vie, mais le capitaine Ayrton se montrait un gentleman si timide et si réservé qu’ils avaient rarement échangé plus d’une vingtaine de mots au cours d’une année. Dans ces moments critiques, il se présenta avec des cartes, et la promesse aussi discrète que solennelle d’apporter à Strange et Henry toute l’assistance possible.

On ne tarda pas à découvrir que Mr Hyde n’était pas le seul à avoir vu Arabella. Deux ouvriers agricoles, Martin Oakley et Owen Bullbridge, l’avaient aussi reconnue. Jeremy Johns apprit la nouvelle de quelques proches des deux hommes, après quoi il enfourcha le premier cheval sur lequel il put mettre la main et galopa jusqu’aux champs enneigés des berges de la Clun, où Oakley et Bullbridge s’étaient joints aux recherches. Jeremy moitié les escorta, moitié les ramena de force à Clun pour les présenter au capitaine Ayrton, à Strange, Henry Woodhope et Mr Hyde.

Ils constatèrent que le témoignage d’Oakley et Bullbridge contredisait celui de Mr Hyde sous d’étranges rapports. Mr Hyde avait aperçu Arabella sur les versants désolés et neigeux de Castle Idris. Elle marchait en direction du nord. Il l’avait vue à neuf heures précises et, tout comme la fois précédente, avait entendu un tintement de cloches.

Oakley et Bullbridge, de leur côté, l’avaient vue qui traversait les sombres bois hivernaux à quelque cinq milles à l’est de Castle Idris ; eux aussi prétendaient pourtant qu’il était neuf heures précises.

Le capitaine Ayrton fronça le sourcil et demanda à Oakley et Bullbridge d’expliquer comment ils savaient qu’il était neuf heures étant donné que, à la différence de Mr Hyde, ni l’un ni l’autre ne possédaient de montre de gousset. Oakley répliqua qu’ils avaient pensé qu’il devait être neuf heures parce qu’ils avaient entendu les cloches sonner. Selon lui, ces cloches étaient celles de l’église Saint George, à Clun. Bullbridge, lui, affirma que ce ne pouvait pas être les cloches de Saint George : il avait entendu un carillonnement, or Saint George n’avait qu’une cloche. Il avait précisé que le tintement qui lui était parvenu était triste – funèbre, selon lui – mais, quand on lui demanda d’expliquer ce qu’il signifiait par là, il s’en montra incapable.

Les deux récits concordaient sur tous les autres détails. Ni l’un ni l’autre ne mentionnaient de robe noire. Les trois hommes précisèrent au contraire qu’elle en portait une blanche. Tous s’accordèrent à dire qu’elle marchait d’un pas vif. Aucun d’eux n’avait vu son visage.

Le capitaine Ayrton envoya les hommes ratisser les bois obscurs par groupes de quatre ou cinq, et les femmes quérir des lanternes et des vêtements chauds. Il dépêcha aussi des cavaliers pour reconnaître les hautes montagnes ventées autour de Castle Idris. Il mit tout ce monde sous les ordres de Mr Hyde, qui n’eût pu être plus satisfait. Dix minutes après qu’Oakley et Bullbridge eurent fini de parler, tous avaient disparu. Les recherches durèrent tant qu’il fit clair, mais le jour baissait vite. On n’était plus qu’à cinq jours du solstice d’hiver : dès trois heures, la lumière déclinait ; à quatre heures, il n’y en avait plus.

Les hommes se retrouvèrent au manoir de Strange, où le capitaine Ayrton avait l’intention de passer en revue tout ce qui avait été tenté jusque-là et espérait définir la suite à donner à l’affaire. Plusieurs des dames du voisinage étaient également présentes. Elles avaient essayé d’attendre chez elles des nouvelles du sort de Mrs Strange et avaient trouvé insupportables cette solitude et cette angoisse. Elles étaient donc venues à Ashfair en partie au cas où on aurait besoin de leurs services, mais surtout pour pouvoir se réconforter dans la compagnie les unes des autres.

Les derniers à arriver furent Strange et Jeremy Johns. Ils vinrent tout droit de l’écurie, encore bottés et crottés. Strange avait un teint terreux et les yeux creux. Son air et ses gestes étaient somnambuliques. Si Jeremy Johns ne l’avait pas poussé dans un fauteuil, il ne se serait sans doute pas assis.

Le capitaine Ayrton déplia ses cartes sur la table et commença à interroger chacun des groupes de recherche sur les endroits qu’ils avaient sillonnés et le résultat de leurs recherches, qui se résumait à rien.

Tous les hommes et les femmes présents songeaient que les lignes et les mots distinctement tracés sur les cartes étaient dans la réalité des étangs et des cours d’eau pris par la glace, des bois silencieux, des fossés gelés et de hautes montagnes désolées, et chacun d’entre eux avait en tête le nombre de moutons, de vaches et de bêtes sauvages qui périssaient à cette saison.

— Je crois que je me suis réveillé cette nuit…, proféra soudain une voix rauque.

L’assemblée se retourna.

Strange était toujours dans le fauteuil où Jeremy l’avait placé. Il avait les bras ballants et regardait fixement par terre.

— Je crois que je me suis réveillé cette nuit. Je ne sais quand exactement. Arabella était assise au pied du lit. Elle était habillée.

— Vous ne nous l’aviez pas dit, remarqua Mr Hyde.

— Je ne m’en souvenais pas, je croyais avoir rêvé.

— Je ne comprends pas, intervint le capitaine Ayrton. D’après vous, Mrs Strange peut avoir quitté votre maison cette nuit ?

Strange parut chercher une réponse à cette question hautement judicieuse, en vain.

— Vous devez tout de même savoir si elle était là ou non au matin ? reprit Mr Hyde.

— Elle était bien là. Naturellement, elle était là. Il serait ridicule d’insinuer que… Du moins… – Strange observa un silence. – Je songeais à mon livre quand je me suis levé, et la chambre était plongée dans l’obscurité.

Plusieurs des personnes présentes commencèrent à penser que, en tant que mari, Jonathan Strange était, sinon négligent, du moins curieusement peu attentif à sa femme ; certains furent amenés à l’observer d’un air dubitatif et à repasser dans leur esprit les nombreuses raisons qui pouvaient conduire une épouse apparemment dévouée à se sauver soudain dans la neige. Des mots désagréables ? Un caractère emporté ? Les effroyables visions qui accompagnaient le travail d’un magicien ? Fantômes, démons, monstres ? La soudaine découverte qu’il avait une maîtresse cachée et une demi-douzaine d’enfants naturels ?

Tout d’un coup, un cri retentit de l’extérieur de la pièce, dans le vestibule. Par la suite, nul ne put dire à qui appartenait cette voix. Plusieurs des voisins de Strange qui se trouvaient le plus près de la porte allèrent voir ce qui se passait. Puis leurs exclamations poussèrent les autres à sortir du salon.

Le vestibule était sombre. En un instant des chandelles furent apportées, et tous purent voir que quelqu’un se tenait au pied de l’escalier.

Arabella.

Henry se précipita pour la serrer dans ses bras ; Mr Hyde et Mr Ayrton lui dirent leur joie de la voir saine et sauve ; d’autres exprimèrent leur étonnement et informèrent tous ceux qui voulaient bien les écouter qu’ils n’avaient absolument pas soupçonné sa présence. Plusieurs dames et servantes firent cercle autour d’elle, lui posant des questions. Était-elle souffrante ? Où était-elle passée ? S’était-elle perdue ? Était-il arrivé quelque chose qui l’avait peinée ?

Puis, comme il arrive parfois, quelques témoins prirent conscience en même temps d’un fait plutôt étrange : Strange n’avait pas prononcé un mot, ébauché un mouvement vers elle, pas plus, d’ailleurs, qu’elle ne lui avait parlé ni tenté aucun mouvement vers lui.

Le magicien restait immobile et silencieux, les yeux fixés sur son épouse. Soudain il s’exclama :

— Grand Dieu, Arabella ! Qu’avez-vous sur vous ?

Dans la lumière incertaine et vacillante des chandelles, il était visible qu’elle portait une robe noire.

44 Arabella

Décembre 1815

— Vous devez être glacée jusqu’aux os ! déclara le capitaine Ayrton, saisissant une des mains d’Arabella. Oh, ma chère ! Vous êtes froide comme une tombe !

Une autre de ces dames courut au salon chercher un des châles d’Arabella. Elle revint en portant un cachemire bleu indien, orné d’une fine frange de fils roses et dorés. Une fois que Mrs Ayrton en eut enveloppé ses épaules, cependant, la robe noire sembla éteindre toute sa beauté.

Arabella, les mains jointes devant elle, les considérait tous avec une expression calme, indifférente. Elle ne se donna la peine de répondre à aucune de leurs aimables interrogations. Elle ne parut ni surprise ni embarrassée de les trouver là.

— Où diable êtes-vous allée ? demanda Strange.

— Me promener, répondit-elle de sa voix habituelle.

— Vous promener ! Arabella, avez-vous perdu la tête ? Par trois pieds de neige ? Où donc ?

— Dans les bois sombres, parmi mes frères et mes sœurs au sommeil léger. À travers les plateaux marécageux, au milieu des fantômes embaumés de mes frères et de mes sœurs depuis longtemps défunts. Sous le ciel gris, au sein des songes et des murmures de mes futurs frères et sœurs…

Strange la regarda fixement.

— Comment ?

Avec des questions aussi aimables que celles-ci pour l’encourager à parler, cela ne surprit personne qu’elle n’en dît pas davantage. Une des dames, au moins, commença à penser que la rudesse de son mari la rendait peu loquace et la poussait à répondre avec des accents étranges.

Mrs Ayrton passa son bras autour des épaules d’Arabella et la tourna doucement vers l’escalier.

— Mrs Strange est fatiguée, dit-elle d’un ton ferme. Venez, ma chère, montons dans…

— Ah, non ! déclara Strange. Pas encore ! J’aimerais savoir d’où vient cette robe. Je vous demande pardon, madame Ayrton, mais je suis bien décidé à…

Il s’avança vers elles. Soudain, il s’immobilisa et fixa le sol avec perplexité. Puis il s’écarta précautionneusement de quelque chose.

— Jeremy ! D’où sort cette eau ? Juste à l’endroit où Mrs Strange se tenait.

Jeremy apporta un chandelier au pied de l’escalier, où s’étalait une grande flaque. Lui et Strange examinèrent le plafond et les murs d’un air inquiet. Les autres serviteurs s’intéressèrent à leur tour au problème, imité des gentlemen.

Pendant que les hommes se laissaient ainsi distraire, Mrs Ayrton et ces dames emmenèrent tranquillement Arabella.

Le vestibule d’Ashfair était aussi suranné que le restant de la maison. Il était lambrissé d’orme verni d’un ton crème. Quant au sol, ce n’étaient que des dalles de pierre bien balayées. Un des valets de chambre était d’avis que l’eau devait avoir suinté des dalles et alla donc quérir un tisonnier pour sonder celles-ci afin de prouver que l’une d’elles avait du jeu. Néanmoins, il ne réussit à en ébranler aucune. Nulle part on ne voyait trace de l’origine de l’infiltration. Un autre pensait que les deux chiens du capitaine Ayrton s’étaient peut-être oubliés. Les animaux furent examinés avec soin. Ils étaient complètement secs.

Finalement, ils examinèrent l’eau.

— Elle est noire et il y a de minuscules bribes, de quelque chose dedans, souligna Strange.

— On dirait de la mousse, dit Jeremy Johns.

Ils continuèrent de s’étonner et de s’exclamer quelque temps, jusqu’à ce que l’absence totale d’éclaircissements les obligeât à laisser ce sujet de côte. Peu après, les messieurs se retirèrent, emmenant leurs épouses avec eux.

À cinq heures, Janet Hughes monta dans la chambre de sa maîtresse et trouva cette dernière couchée sur son lit. Elle n’avait pas pris la peine d’ôter sa robe noire. Quand Janet lui demanda si elle se sentait souffrante, Arabella répondit qu’elle avait mal aux mains. Janet aida donc sa maîtresse à se dévêtir, puis alla informer Strange.

Le deuxième jour, Arabella se plaignit d’une douleur qui descendait du sommet de sa tête, le long de son flanc droit, jusqu’à ses pieds (ou, du moins, ils supposèrent qu’elle entendait cela en disant « de ma cime jusqu’au bout de mes racines »). Ce symptôme était suffisamment alarmant pour que Strange envoya quérir Mr Newton, le médecin de Church Stretton. Mr Newton se rendit à Clun à cheval dans l’après-midi ; hormis la douleur, il ne trouva rien d’anormal et repartit gaiement, promettant à Strange de revenir dans un jour ou deux. Le troisième jour, Arabella rendait l’âme.

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