« De quelque façon que cette guerre finisse, nous l’avons déjà gagnée contre vous ; aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les croirait pas. Peut-être y aura-t-il des soupçons, des discussions, des recherches faites par les historiens, mais il n’y aura pas de certitudes parce que nous détruirons les preuves en vous détruisant. Et même s’il devait subsister quelques preuves, et si quelques-uns d’entre vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être crus : ils diront que ce sont des exagérations de la propagande alliée, et ils nous croiront, nous qui nierons tout, et pas vous. L’histoire des Lager, c’est nous qui la dicterons. »
En juillet 1953 — Xavier March venait d’avoir trente ans et l’essentiel de son travail consistait à coffrer les prostituées et leurs maquereaux dans les docks de Hambourg —, Klara et lui s’étaient payé des vacances. Ils avaient commencé par Fribourg, aux contreforts de la Forêt-Noire, étaient redescendus jusqu’au Rhin, dans leur KdF-Wagen bringuebalante, et de là, cap à l’est, sur le lac de Constance. Et dans l’un des petits hôtels le long du fleuve, au cours d’un après-midi pluvieux, avec un arc-en-ciel au-dessus de leurs têtes, il avait planté cette petite graine qui était devenue Pili.
Il voyait encore l’endroit : le balcon de fer forgé, la vallée du Rhin en contrebas, les péniches glissant paresseusement ; les murailles de pierre de la vieille ville, la fraîcheur de l’église, la jupe jaune tournesol de Klara, descendant jusqu’à ses chevilles.
Et cette autre chose qu’il revoyait : un kilomètre en aval, jeté par-dessus l’abîme séparant l’Allemagne de la Suisse, le reflet brillant d’un pont d’acier.
Il valait mieux ne pas songer à s’échapper par la voie des airs ou par mer : les ports étaient surveillés, aussi étroitement gardés que la Chancellerie du Reich. Et inutile de tenter sa chance à une frontière du côté de la France, de la Belgique, de la Hollande, du Danemark, de la Hongrie, de la Yougoslavie ou de l’Italie : c’était escalader le mur d’une prison pour tomber dans la cour d’une autre. Inutile d’envisager l’envoi des documents par la poste : trop de paquets étaient systématiquement ouverts pour qu’on puisse prendre le risque. Inutile aussi de confier le colis à l’un des correspondants à Berlin : ils rencontreraient les mêmes obstacles, et de toute façon, d’après Charlie, ils étaient à peu près aussi fiables qu’un serpent à sonnette.
La frontière suisse offrait le plus de chances. Le pont lui faisait signe.
À présent, le camouflage. Tout dissimuler.
Il s’agenouilla sur la carpette élimée et étala la première feuille de papier kraft. Il rassembla les documents, en fit un tas bien net, aux feuillets rigoureusement superposés. Il prit dans son portefeuille la photo des Weiss, la considéra un moment, l’ajouta à la pile et emballa le tout, au plus serré, le maintenant par du ruban adhésif. Le paquet fut bientôt aussi solide qu’un bloc de bois : oblong, épais d’une dizaine de centimètres, compact, anonyme…
Il soupira, satisfait.
Il recommença l’opération, cette fois avec le papier d’emballage cadeau. En caractères dorés on pouvait lire : BONHEUR ! et CHANCE ! Les mots s’enchevêtraient dans une débauche de ballons et de bouchons de champagne, agrémentant des silhouettes de jeunes mariés souriants.
L’Autobahn Berlin-Nuremberg : cinq cents kilomètres. L’Autobahn Nuremberg-Stuttgart : cent cinquante kilomètres. Après Stuttgart, la route serpente entre les vallées et les forêts du Wurtemberg : encore cent cinquante kilomètres jusqu’à Waldshut sur le Rhin. En tout huit cents kilomètres.
« Ce qui représente en miles ?
— Cinq cents. Tu penses y arriver ?
— Évidemment. Douze heures. Peut-être moins. »
Elle se tenait en équilibre au bord du lit, penchée en avant, attentive. Elle s’était enroulée dans une serviette ; une autre était nouée en turban autour de ses cheveux.
« Pas besoin de se presser. Tu as vingt-quatre heures. Dès que tu as l’impression d’avoir mis une distance convenable entre toi et Berlin, téléphone à Waldshut, à l’hôtel Bellevue, et réserve une chambre. On est hors saison, ça ne devrait poser aucune difficulté.
— Hôtel Bellevue, Waldshut. (Elle hocha lentement la tête en mémorisant l’adresse.) Et toi ?
— Je suivrai à quelques heures. Je tâcherai d’être là aux environs de minuit. »
Il vit qu’elle ne le croyait pas. Il s’empressa de poursuivre :
« Si tu es d’accord pour prendre le risque, je crois que c’est toi qui devrais te charger du dossier et aussi de ceci… »
Il sortit de sa poche l’autre passeport volé. Paul Hahn, SS-Sturmbannführer, né à Cologne, 16 août 1925. Trois ans de moins que March, et ça se voyait.
« Pourquoi pas toi ?
— Si je suis arrêté et fouillé, ils le trouveront. Et ils sauront sous quelle identité tu te caches.
— Tu n’as pas l’intention de venir.
— J’ai parfaitement l’intention…
— Tu es persuadé que pour toi, c’est fini.
— Non. Il se trouve que mes chances de parcourir huit cents kilomètres sans pépin sont moins grandes que les tiennes. Admets-le. Donc partons séparément. »
Elle secouait la tête. Il vint s’asseoir près d’elle, caressa sa joue, tourna son visage vers lui, la regardant droit dans les yeux.
« Écoute. Tu dois m’attendre — j’insiste —, m’attendre à l’hôtel jusqu’à huit heures et demie demain matin. Si je ne suis pas arrivé, tu pars sans moi. N’attends pas plus longtemps, ce serait suicidaire.
— Pourquoi huit heures trente ?
— Tu dois t’arranger pour te présenter à la frontière le plus près possible de neuf heures. »
Il vit ses joues mouillées de larmes, les embrassa, reprit aussitôt, insistant. Il fallait qu’elle comprenne.
« Neuf heures, c’est le moment où le père bien-aimé du peuple allemand quitte la Chancellerie du Reich pour se rendre au Grand Dôme. On ne l’a pas vu en public depuis des mois — c’est ainsi qu’on crée l’événement. Tu peux être sûre que les gardes auront amené une radio ; ils seront à l’écoute. S’il y a un moment où ils sont susceptibles de te faire simplement signe de passer, c’est celui-là. »
Elle se leva, dénoua le turban. Dans la faible lumière de la chambre mansardée, ses cheveux brillèrent d’un éclat neigeux.
Elle fit glisser l’autre serviette.
Peau blanche, cheveux blancs, yeux sombres. Un fantôme. Il avait besoin de savoir qu’elle était réelle, qu’ils étaient vivants l’un et l’autre. Il tendit la main, la toucha.
Ils étaient dans le petit lit de bois, enlacés. Elle lui murmurait à l’oreille, lui parlait de leur avenir. L’avion se poserait à l’aéroport d’Idlewild, à New York, demain en début de soirée. Ils fileraient tout droit au New York Times. Elle connaissait un rédacteur. Le plus urgent était de tirer une copie — une dizaine de copies — et ensuite de diffuser au maximum, le plus vite possible. Le Times, de ce point de vue, était l’idéal.
« Et s’ils refusent ? »
Cette idée de gens publiant ce qu’ils voulaient… il avait du mal à s’y faire.
« Ils marcheront. Merde, si ça bloque, je me planterai sur la Cinquième Avenue, comme ces loufoques dont on n’imprime pas les romans, et je distribuerai des copies aux passants. Mais ne t’en fais pas, ils le sortiront, et nous changerons le cours de l’Histoire.
— Les gens vont y croire ? »
Un doute s’était insinué en lui, depuis l’ouverture de la mallette. « Et d’ailleurs, pouvait-on y croire ? »
Elle expliqua que oui, très sûre d’elle. Les faits étaient là — eux allaient tout changer. Sans les faits, on n’avait rien, un grand vide. Mais les produire — les noms, les dates, les instructions, les chiffres, les heures, les lieux, les références sur une carte, les horaires, les photos, les diagrammes, les descriptions —, et le vide prenait consistance, acquérait une dimension, devenait mesurable, solide. Évidemment, cette réalité tangible pouvait encore être niée, ou récusée, ou simplement ignorée. Mais ces réactions étaient, par définition, des réactions, des réponses à quelque chose d’existant.
« Certains ne voudront pas l’admettre — ils nieront, quelles que soient les preuves. Mais il y en a assez ici, à mon sens, pour arrêter Kennedy dans son élan. Adieu le sommet ; et la réélection ; et la détente. Et dans cinq ans, ou dans quinze ans, ici aussi la société se désagrégera. On n’édifie rien sur un charnier. Les hommes valent plus que cela — il faut qu’ils valent davantage. J’y crois fermement, pas toi ? »
Il ne répondit pas.
Il leva les yeux pour découvrir une nouvelle aube dans le ciel de Berlin — un visage gris et familier s’encadrant dans la lucarne ; le vieil adversaire.
« Votre nom ?
— Magda Voss.
— Née ?
— Le 25 octobre 1939.
— Où ?
— Berlin.
— Profession ?
— J’habite chez mes parents à Berlin.
— Où allez-vous ?
— À Waldshut, sur le Rhin. Retrouver mon fiancé.
— Son nom ?
— Paul Hahn.
— Le but de votre séjour en Suisse ?
— Le mariage d’une amie.
— Où ?
— À Zurich.
— Ceci, c’est quoi ?
— Un cadeau de mariage. Un album photo. Une bible ? Ou… un livre ? Une planche à hacher ? »
Elle testait les réponses.
« Une planche à hacher, très bien. Exactement le genre de cadeau qu’une fille comme Magda est capable de trimballer sur huit cents kilomètres. »
March allait et venait dans la chambre. Il s’immobilisa et pointa le doigt sur le paquet.
« Ouvrez-le, s’il vous plaît, Fräulein. »
Elle réfléchit un moment.
« Qu’est-ce que je répond à ça ?
— Il n’y a rien à répondre.
— Charmant. (Elle alluma une cigarette.) Tiens, regarde mes mains : elles tremblent. »
Presque sept heures.
« Il est temps de se mettre en route. »
L’hôtel commençait à s’éveiller. En passant devant les portes, ils entendirent des bruits d’eau, une radio, des rires d’enfants. Au deuxième étage, quelqu’un ronflait comme un bienheureux.
Il lui avait confié le paquet avec des gestes jaloux, bras tendus, comme s’il s’agissait d’une charge d’uranium. Elle l’avait enfoui dans sa valise, au milieu des vêtements. Ils traversèrent le vestibule désert et sortirent par l’issue de secours à l’arrière du bâtiment. Elle portait un tailleur bleu foncé, un foulard sur ses cheveux. L’Opel de location était garée à côté de la Volkswagen. Des éclats de voix montaient des cuisines ; une odeur de café frais, le grésillement des poêles…
« En quittant le Bellevue, prends à droite. La route suit la vallée. Tu ne peux pas rater le pont.
— Tu me l’as déjà expliqué.
— Avant de t’engager, essaie de voir à quel degré de sécurité ils opèrent. S’il s’avère qu’ils fouillent tout, fais demi-tour et planque la valise. Dans un bois. Un fossé, une grange — un endroit dont on puisse se souvenir, où quelqu’un puisse aller la récupérer. Puis quitte le pays. Promets-le-moi.
— Je te le promets.
— Il y a un vol Swissair tous les jours pour New York. Départ quatorze heures.
— Quatorze. Je sais. Tu me l’as dit deux fois. »
Il fit un pas pour la prendre dans ses bras, mais elle s’écarta.
« Je ne te dis pas au revoir. Pas ici. Je te verrai ce soir. Je te verrai. »
Il y eut un moment de panique quand l’Opel refusa de démarrer. Elle tira le starter et essaya encore. Cette fois le moteur tournait. Elle sortit en marche arrière, toujours sans un regard pour lui. Il entr’aperçut son profil une dernière fois — elle regardait droit devant elle, ses poings crispés sur le volant, et elle disparut, laissant derrière elle une traînée de vapeur bleu-blanc, suspendue dans l’air frais du matin.
March était seul dans la chambre vide, au bord du lit, serrant contre lui l’oreiller de Charlie. Il attendit une heure avant de mettre son uniforme. Il se planta devant le miroir de la coiffeuse, boutonnant sa tunique noire. Ce serait la dernière fois qu’il la portait, d’une manière ou d’une autre.
Nous changerons le cours de l’Histoire…
Il mit sa casquette, l’ajusta. Puis il prit ses trente pages de cahier, son calepin, l’agenda de Bühler, assembla le tout pour l’emballer dans la feuille restante de papier kraft, glissa le paquet dans sa poche intérieure.
L’Histoire se modifiait-elle si facilement ? Il en doutait. Certes — il le savait d’expérience — le secret, sitôt libéré, agissait comme un acide, rongeait tout. Cela se vérifiait dans un couple : pourquoi pas un État ? Une présidence ?… Mais l’Histoire ! Il secoua la tête. L’Histoire n’était pas de sa compétence, et de loin. L’enquêteur transforme les soupçons en preuves. C’est ce qu’il avait fait. L’Histoire, ce serait pour Charlotte.
Il gagna la salle de bains avec la mallette de Luther pour y fourrer tout ce que Charlotte avait laissé derrière elle. Les flacons vides, les gants de caoutchouc, le bol et la cuillère, les brosses. Il fit de même dans la chambre. Étonnant, comme elle avait pu remplir ces lieux et comme ils semblaient désolés sans elle ! Il vérifia l’heure à sa montre. Huit heures trente. Elle devait déjà être loin de Berlin, peut-être à hauteur de Wittenberg.
Le gérant traînait à la réception.
« Bonjour, Herr Sturmbannführer. L’interrogatoire s’est bien passé ?
— Tout à fait, Herr Brecker, Merci pour votre assistance éminemment patriotique.
— C’est un plaisir. »
Brecker s’inclina légèrement. Il frottait ses petites mains grassouillettes et blanches comme pour y faire pénétrer une huile.
« Et si le Sturmbannführer envisage d’autres interrogatoires… (Ses sourcils broussailleux s’agitèrent.) Je peux à l’occasion lui fournir l’un ou l’autre suspect… »
March sourit.
« Bonne journée, Herr Brecker.
— Bonne journée à vous, Herr Sturmbannführer. »
Il prit place sur le siège du passager à l’avant de la Volkswagen et réfléchit un moment. L’intérieur de la roue de secours serait l’idéal, mais il n’avait pas le temps. Les panneaux de plastique des portes étaient trop fermement arrimés. Il plongea la main sous le tableau de bord, cherchant une surface lisse. Il trouva ce qui pouvait faire l’affaire. Il arracha plusieurs longueurs de ruban adhésif et colla le paquet au métal froid.
Il fourra le reste d’adhésif dans la trousse de Luther et alla la déposer dans une des poubelles à la porte des cuisines. Le cuir fauve détonnait. Il dénicha un vieux morceau de manche à balai et creusa une tranchée, enfouissant la mallette sous le marc de café, les têtes de poissons nauséabondes, la graisse figée, les restes de porc bouffés par les vers.
Des panneaux jaunes avec un seul mot, Fernverkehr — trafic longue distance —, indiquaient l’itinéraire vers l’Autobahn annulaire et la province. March était pratiquement seul sur la bretelle sud ; les rares voitures et les quelques bus en route de si bonne heure, un dimanche matin, roulaient dans l’autre direction. Il longea puis dépassa la clôture de fer barbelé des installations de Tempelhof ; immédiatement ce furent les faubourgs ; le large boulevard tranchait à vif dans le tissu des rues tristes, bordées de magasins et de maisons de brique rouge, d’arbres malingres aux troncs noircis.
Sur la gauche, un hôpital ; à droite, une église désaffectée, couverte de slogans du Parti. « Marienfelde », annonçaient les panneaux. « Bückow ». « Lichtenrade ».
À un feu de signalisation, il s’arrêta. La route vers le sud s’ouvrait devant lui — vers le Rhin, vers Zurich, vers l’Amérique… Derrière lui, quelqu’un klaxonna. Les feux étaient passés au vert. Il actionna son clignotant et quitta la chaussée principale pour se perdre rapidement dans le lacis des rues et des lotissements.
Au début des années cinquante, dans l’euphorie de la victoire, les artères principales avaient été baptisées du nom des généraux : Studentstrasse, Reichenaustrasse, Manteuffelallee. March s’embrouillait à chaque coup. Était-ce à droite dans Model pour rejoindre Dietrich ? Ou était-ce à gauche dans Paulus et puis Dietrich ? Il remontait lentement les rangées de bungalows identiques. Enfin il reconnut la rue.
Il se gara à l’endroit habituel et faillit klaxonner. On était le troisième dimanche du mois, pas le premier, donc pas le sien. Et de toute façon, son droit de visite avait été remis en cause. Une attaque frontale s’imposait ; une action dans l’esprit de Hasso Manteuffel soi-même.
Aucun jouet ne traînait dans l’allée bétonnée. Il sonna : pas d’aboiements. Décidément, cette semaine, c’était son lot, les portes closes, les maisons désertes. Il s’éloigna, les yeux fixés sur la fenêtre à côté du porche. Le rideau trembla très légèrement.
« Pili ! Tu es là ? »
Le coin du voilage se souleva brusquement, comme si un dignitaire en coulisses venait de tirer sur une corde pour dévoiler un portrait — le visage blême de son fils, qui le regardait fixement.
« Je peux entrer ? Je dois te parler. »
Pili était sans expression. Le rideau retomba.
Bon ou mauvais signe ? March n’était pas trop sûr. Il fit un geste vers la fenêtre puis en direction du jardin.
« Je t’attends là ! »
Il revint à pas comptés vers la fragile clôture de bois et jeta un coup d’œil dans la rue. Les mêmes pavillons de chaque côté, des pavillons en face. Il y en avait dans toutes les directions, comme les baraquements d’un camp militaire. La plupart occupés par des vieux : vétérans de la Première Guerre mondiale, rescapés de tout ce qui avait suivi, l’inflation, le chômage, le Parti, la Seconde Guerre. Même dix ans plus tôt, ils étaient gris et courbés. Ils en avaient vu assez, avaient assez souffert. Désormais, ils ne bougeaient plus de chez eux, criaient sur Pili lorsqu’il faisait trop de bruit, se collaient devant leur télé toute la sainte journée.
March errait, autour de la pelouse grande comme un mouchoir de poche. Pas vraiment une vie pour un gamin. Quelques voitures passèrent. Deux bungalows plus bas, un vieil homme retapait un vélo, gonflant les pneus avec une pompe grinçante. Ailleurs… le bruit d’une tondeuse à gazon… Aucun signe de Pili. Il se demandait s’il ne finirait pas par s’accroupir pour crier son message par la fente de la boîte aux lettres lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir.
« Chouette. Comment vas-tu ? Où est ta mère ? Et Hefferlich ? » Il n’arrivait pas à dire « Oncle Erich ».
Pili avait ouvert la porte juste assez pour voir.
« Ils sont sortis. Je terminais mon dessin.
— Partis où ?
— Répétition pour le défilé. Je m’occupe de tout. C’est ce qu’ils m’ont dit.
— J’imagine. Je peux entrer te dire un mot ? »
Il s’était attendu à de la résistance. Le garçon s’écarta sans un mot et March franchit le seuil de la maison de son ex-femme, pour la première fois depuis leur divorce. Il apprécia le mobilier d’un coup d’œil : bon marché, mais de belle apparence ; le bouquet de jonquilles fraîches sur la cheminée ; la netteté des surfaces sans un grain de poussière. Elle avait fait pour le mieux, en regardant à la dépense. Tout cela était prévisible. Même l’image du Führer au-dessus du téléphone — une photo du vieil homme étreignant un enfant — était typique : le principe divin, pour Klara, avait toujours été un dieu bienveillant, plutôt le Nouveau Testament que l’Ancien. Il enleva sa casquette. Il se sentait dans la peau d’un voleur.
Il resta debout sur la moquette de nylon et commença son discours.
« Je dois partir, Pili. Sans doute pour longtemps. Et certaines personnes te diront peut-être des choses à mon sujet. Des commentaires horribles qui sont faux. Et je voudrais te dire… »
La phrase tournait court. Te dire quoi ? Il se passa la main dans les cheveux. Pili se tenait devant lui, bras croisés, l’œil rivé sur lui. Il essaya à nouveau.
« C’est difficile de ne pas avoir de père. Mon père est mort quand j’étais tout petit — plus que tu ne l’es maintenant. Et parfois, je l’ai détesté pour ça… »
Ce regard froid.
« … Mais c’est passé et puis… Il m’a manqué. Et si je pouvais lui parler maintenant — lui demander… Je donnerais tout… »
« … que tous les cheveux humains coupés dans les camps de concentration soient utilisés. Les cheveux humains seront traités pour être utilisés dans les fabriques de feutre industriel ou les filatures… »
Il n’aurait pu dire depuis combien de temps il était là, silencieux, la tête penchée. Finalement il ajouta : « Je dois m’en aller. » Pili s’avança et tira sur sa main.
« Ça va, papa. S’il te plaît, ne t’en va pas. S’il te plaît. Viens voir mon dessin. »
La chambre du garçon ressemblait à un poste de commandement. Des modèles réduits de jets de la Luftwaffe assemblés à partir de kits plastiques semblaient évoluer en piqué, suspendus au plafond par du fil à pêche invisible. Sur un mur, une carte du front Est, avec épingles à têtes colorées pour signaler la position des armées. Sur un autre mur, une photo de groupe de l’unité Pimpf de Pili — genoux nus et visages solennels, sur fond de mur de béton.
En dessinant, il n’arrêtait pas de commenter, avec effets sonores.
« Voilà nos jets — whoaaaw ! — et voilà les antiaériens des Rouges. Wham ! Wham ! » Des traits de pastel jaunes s’élançaient vers le ciel. « Maintenant on leur en met plein les gencives. Feu ! » Des petits œufs noirs de fourmis arrosèrent l’ennemi, créant des couronnes rouges déchiquetées de feu.
« Les cocos rassemblent leurs chasseurs, mais ils ne valent pas les nôtres… »
Il poursuivit ainsi pendant cinq bonnes minutes, enchaînant les actions.
Sans crier gare, lassé de son jeu, Pili laissa tomber les pastels et plongea sous le lit. Il ramena une pile d’illustrés datant de la guerre.
« D’où tiens-tu cela ?
— Oncle Erich me les a donnés. Il les collectionnait. »
Pili se jeta sur le lit et commença à tourner les pages.
« Que disent les textes, papa ? »
Il tendit le magazine et March s’assit près de lui. Pili s’accrocha à son bras.
« Le soldat du génie s’est avancé jusqu’aux barbelés protégeant le nid de mitrailleuses, lut March. Quelques jets de lance-flammes et un flot mortel de pétrole embrasé mettent l’ennemi hors combat. Les serveurs des lance-flammes doivent ignorer la peur, avoir des nerfs d’acier.
— Celle-là ? »
Ce n’étaient pas les adieux que March avait imaginés, mais si c’était ce que le gosse voulait… Il s’y remit :
« “Nous voulons combattre pour la nouvelle Europe !” disent trois frères de Copenhague, ici avec leur chef de compagnie dans un camp d’entraînement SS de Haute-Alsace. Ils ont rempli toutes les conditions de race et de santé, et mènent à présent une existence virile en plein air et dans les bois.
— Et ici ? »
Il sourit.
« Allons, Pili. Tu as dix ans. Tu lis parfaitement tout ça.
— Mais je veux que ce soit toi qui le lises. Regarde ; une photo d’un sous-marin comme le tien. Qu’est-ce que ça dit ? »
Il cessa de sourire et posa la revue. Quelque chose ne tournait pas rond. Qu’est-ce que c’était ? Il comprit : le silence. Depuis plusieurs minutes, rien n’était passé dans la rue — ni une voiture ni un pas. Pas une voix. Même la tondeuse s’était arrêtée. Il vit les yeux de Pili, louchant rapidement vers la fenêtre, et il comprit.
Quelque part dans la maison : un tintement de verre. March se précipita vers la porte, mais le garçon fut trop rapide pour lui, roulant en bas du lit, s’accrochant à ses jambes, s’enroulant autour des pieds de son père, une masse fœtale, une caricature de supplication enfantine. « S’il te plaît, papa, ne t’en va pas. S’il te plaît… » Les doigts de March agrippèrent la poignée de la porte, mais il ne pouvait pas bouger. Il était ancré, ensablé sur un haut-fond. Je rêve, c’est un cauchemar, pensa-t-il. La fenêtre implosa dans leur dos, les couvrant d’éclats de verre. De vrais uniformes, maintenant, avec de vraies armes remplissaient la chambre. March fut soudain sur le dos, contemplant les petits avions de plastique qui rebondissaient follement au bout des fils invisibles.
Il entendait la voix de Pili :
« Tout ira bien, papa. Ils vont t’aider. Ils te guériront. Après, tu pourras venir habiter avec nous. Ils l’ont promis… »
Ses mains étaient immobilisées dans les menottes, étroitement serrées dans son dos, poignets vers l’extérieur. Deux SS l’adossèrent au mur, contre la carte du front Est ; Globus s’était planté devant lui. Ils avaient emmené Pili, Dieu merci.
« J’attendais ce moment, dit Globus. Comme une fraîche épousée, loin de son homme », et il lui expédia un coup de poing dans l’estomac, durement.
March se plia en deux, tomba sur les genoux, entraînant la carte et les épingles, persuadé que jamais plus il ne pourrait respirer. Globus le saisit par les cheveux et le releva ; son corps s’efforçait à la fois de vomir et d’absorber de l’oxygène ; Globus le frappa une nouvelle fois ; il s’effondra. Et ainsi plusieurs fois de suite. Finalement, alors qu’il était étendu sur la moquette, genoux repliés, Globus écrasa sa botte sur sa tempe, enfonçant la pointe dans son oreille.
« Regardez ! dit-il, j’ai marché dans une merde ! »
Très loin, March entendit des rires.
« Où est la fille ?
— Quelle fille ? »
Globus étendit posément ses doigts devant le visage de March, puis d’un coup de karaté, le frappa sauvagement aux reins.
C’était pire que tout le reste — un éclair aveuglant de douleur le parcourut de part en part et le renvoya au sol, vomissant sa bile. Et le plus insoutenable était de savoir qu’on n’en était qu’à la première station d’un interminable calvaire. Les étapes à venir s’annonçaient, ascendantes comme les notes d’une gamme, de la basse étouffée du coup dans le ventre au registre moyen des coups dans les reins, toujours plus haut, et plus haut, jusqu’à une note au-delà de la perception de l’oreille, un pinacle sonore, à briser le cristal.
« Où est la fille ?
— Quelle fille ? »
Ils l’avaient désarmé, fouillé, puis l’avaient poussé et tiré hors du pavillon. Un attroupement s’était formé sur le trottoir. Les petits vieux du quartier, les voisins de Klara. On l’avait embarqué, tête baissée, à l’arrière de la BMW. Il entrevit quatre ou cinq autres voitures dans la rue, certaines avec gyrophares, et un transport de troupes. Ils s’attendaient à quoi ? Une bataille en règle ? Toujours aucun signe de Pili. Les menottes l’obligeaient à rester penché en avant. Deux hommes de la Gestapo, de part et d’autre, le coinçaient sur la banquette arrière. Quand ils démarrèrent, il put voir les petits vieux qui regagnaient déjà leurs bungalows, pour retrouver la lueur rassurante de leur écran de télévision.
Ils roulèrent vers le nord, jusqu’à la Saarlandstrasse, dans la circulation dominicale, puis à l’est dans la Prinz-Albrecht-Strasse. Cinquante mètres après l’entrée principale du siège de la Gestapo, le convoi vira à droite, passa une haute porte de prison pour s’arrêter dans une cour de brique à l’arrière du bâtiment.
On le fit sortir de la voiture, puis, par une porte basse, descendre un escalier raide en béton. Ses talons raclèrent le sol d’un long passage voûté. Une porte, une cellule, le silence.
Ils le laissèrent seul, pour permettre à son imagination de se mettre en branle. Le procédé classique. Très bien. Il se traîna jusque dans un coin et appuya sa tête contre la brique humide. Chaque minute qui passait était une minute de trajet pour elle. Il pensa à Pili, à ses mensonges, et serra les poings.
La cellule était éclairée par une faible ampoule au-dessus de la porte, emprisonnée dans sa propre cage de métal rouillé. Il tenta de regarder son poignet, un réflexe inutile de toute façon : ils avaient pris sa montre. Charlie ne devait plus être loin de Nuremberg. Il tenta de s’emplir l’esprit d’images de flèches gothiques — Saint-Laurent, Saint-Sébald, Saint-Jacques…
Chacun de ses membres, chaque partie de son corps sur laquelle il pouvait mettre un nom, lui faisait mal. Et ils n’avaient pas dû le travailler plus de cinq minutes, en s’arrangeant d’ailleurs pour ne laisser aucune trace sur son visage. Pas à dire, il était tombé entre les mains d’experts. Il faillit rire, mais cela lui faisait trop mal aux côtes.
On le ramena dans le couloir, puis dans une salle d’interrogatoire : murs blanchis à la chaux ; lourde table de chêne, une chaise de chaque côté ; dans un coin, un poêle en fonte. Globus avait disparu. Krebs officiait. On lui enleva les menottes. Ici aussi, le scénario classique. D’abord le méchant flic, puis le gentil. Krebs essaya même de faire de l’esprit :
« Normalement, on devait arrêter et menacer votre fils pour vous rendre plus coopératif. Mais là, on s’est dit que la démarche risquait fort d’entraîner l’effet inverse. »
Humour secret de flic ! Il se renversa sur sa chaise, souriant, et fit un geste du bout de son crayon :
« Il n’empêche. Un garçon remarquable.
— Remarquable, comme vous dites. »
À un moment, pendant qu’on le battait, March s’était mordu la langue. Il parlait comme s’il venait de passer une semaine dans le fauteuil du dentiste.
« Nous avions donné à votre ex un numéro de téléphone, hier soir, pour le cas où vous essayeriez de la contacter. La gamin l’a mémorisé. Dès qu’il vous a vu, il a appelé. Question matière grise, il a hérité de vous, March. Et de votre esprit d’initiative. Vous devriez plutôt être fier.
— Pour l’heure, mes sentiments à son égard sont assurément très forts. »
Bien, pensait-il, continuons ainsi. Chaque minute gagnée, un kilomètre.
Mais Krebs était déjà à son affaire. Il tournait les pages d’un épais dossier.
« Il y a deux problèmes, March. Un : votre niveau général de fiabilité politique — mais ça remonte à plusieurs années. Ce n’est pas ce qui nous intéresse aujourd’hui, pas directement. Deux : votre conduite au cours de la semaine écoulée, en particulier votre implication dans la tentative de défection, au bénéfice des États-Unis, de feu le camarade du Parti Luther.
— Je ne suis mêlé à rien de semblable.
— Vous avez été interrogé hier matin par un officier de la Ordnungspolizei sur l’Adolf-Hitler-Platz, au moment exact où le traître Luther devait rencontrer la journaliste américaine Maguire et un fonctionnaire de l’ambassade des États-Unis. »
Comment savait-il cela ?
« C’est absurde.
— Vous niez que vous étiez sur la place ?
— Non. Évidemment, non.
— Alors que faisiez-vous là ?
— Je filais l’Américaine. »
Krebs prenait des notes.
« Pourquoi ?
— Elle avait découvert le corps du camarade du Parti Stuckart. J’avais naturellement aussi des soupçons à son sujet, vu son rôle d’agent de la presse bourgeoise démocratique…
— Ne vous foutez pas de moi, March.
— Bon. Je m’étais collé dans son sillage. Je me disais : si elle est fichue de trébucher sur le cadavre d’un secrétaire d’État à la retraite, elle peut aussi bien se prendre les pattes dans un second.
— Bon calcul. »
Krebs se frotta le menton et réfléchit ; il prit un paquet de cigarettes, déchira la cellophane, l’ouvrit et en offrit une à March. Il l’alluma avec une allumette prise dans une boîte toute neuve. March se remplit les poumons de fumée. Il nota que Krebs ne s’était pas servi ; la cigarette était une autre astuce — accessoire utile dans le numéro d’interrogateur gentil.
L’homme de la Gestapo parcourut ses notes en fronçant les sourcils.
« Nous croyons que le traître Luther avait l’intention de divulguer certaines informations à la journaliste Maguire. Quelle est la nature de ces informations ?
— Aucune idée. Un truc sur la fraude d’objets d’art, peut-être.
— Jeudi, vous étiez à Zurich. Pourquoi ?
— Luther y est allé avant de disparaître. Je voulais voir si je trouverais là-bas un indice qui expliquerait sa disparition.
— Vous avez trouvé ?
— Non. Mais ma visite était autorisée. J’ai remis un rapport détaillé à l’Oberstgruppenführer Nebe. Vous ne l’avez pas lu ?
— Évidemment non. (Krebs notait.) L’Oberstgruppenführer ne dévoile son jeu à personne, même pas à nous. Où est Maguire ?
— Comment le saurais-je ?
— Vous devriez le savoir, puisque hier, après la fusillade, vous l’avez cueillie sur l’Adolf-Hitler-Platz.
— Pas moi, Krebs.
— Si, vous, March. Ensuite vous êtes allé à la morgue où vous avez fouillé les effets personnels du traître Luther. Nous le tenons avec certitude du Dr Eisler.
— Je ne savais pas que ces effets étaient ceux de Luther. J’avais compris qu’ils appartenaient à un type nominé Stark, qui se trouvait à trois mètres de Maguire quand il a été abattu. En outre, je vous le rappelle, c’est vous qui m’avez montré le corps de Luther, vendredi soir. Qui a flingué Luther, si je peux me permettre ?
— Laissons cela. Qu’avez-vous ramassé à la morgue ?
— Plein de choses.
— Quoi ? Soyez précis !
— Des puces. Des poux. De l’urticaire au contact de ces fringues merdiques. »
Krebs posa son crayon. Il se croisa les bras.
« Vous êtes un homme intelligent, March. Si ça peut vous consoler, au moins cela nous vous le laissons. Vous croyez qu’on mettrait des gants si vous étiez un de ces gros connards d’abrutis comme votre copain Max Jaeger ? Je suis persuadé que vous pourriez continuer ainsi pendant des heures. Mais nous n’avons pas le temps, et nous sommes moins stupides que vous ne l’imaginez. »
Il parcourut ses papiers avec un petit sourire satisfait avant d’abattre son atout.
« Qu’est-ce qu’il y avait dans le bagage que vous avez ramené de l’aéroport ? »
March le regarda droit dans les yeux. Ils savaient tout depuis le début.
« Quel bagage ?
— Celui qui ressemble à une trousse de médecin. Qui ne pèse pas lourd, mais pourrait contenir des papiers. Celui que Friedman vous a donné une demi-heure avant de nous appeler. Il venait de tomber sur un télex de la Prinz-Albrecht-Strasse, figurez-vous, March, un avis d’alerte pour vous empêcher de quitter le pays. Quand il a vu ça, il s’est dit — en bon patriote — qu’il devait nous informer de votre visite.
— Friedman ! Un “bon patriote” ? Il s’est payé votre tête, Krebs. Il montait sûrement une de ses embrouilles. »
Krebs soupira. Il se leva et fit le tour de la table pour se planter derrière March, mains posées sur le dossier de la chaise.
« Quand ceci sera terminé, j’aimerais mieux vous connaître. Sans blague ! En supposant qu’il reste quelque chose de vous à connaître. Pourquoi un homme de votre étoffe se met-il à disjoncter ? Je trouve ça intéressant. D’un point de vue technique. Question d’éviter de tels dérapages, si c’est possible.
— Votre zèle pour le progrès personnel est digne d’éloges.
— Là ! Vous remettez ça, vous voyez ? C’est un problème de comportement, chez vous. Les choses changent en Allemagne, March. De l’intérieur. Vous auriez pu participer au mouvement. Le Reichsführer lui-même s’intéresse de très près à la nouvelle génération. Il nous écoute. Il nous pousse en avant. Il croit en une restructuration, à l’ouverture, au dialogue avec les Américains. Le temps des hommes comme Odilo Globocnik est en passe d’être révolu. »
Il s’accroupit et murmura à l’oreille de March :
« Savez-vous pourquoi Globus ne vous aime pas ?
— Éclairez-moi.
— Parce que avec vous il se sent idiot. Dans le catalogue de Globus, c’est un péché mortel. Aidez-moi, et je peux vous protéger de lui. »
Krebs se redressa et reprit d’une voix normale :
« Où est la femme ? Quelle information Luther voulait-il lui livrer ? Où est la valise de Luther ? »
Ces trois mêmes questions, encore et toujours.
Les interrogatoires ont au moins ceci d’ironique : ils éclairent parfois autant — sinon plus — ceux qui les subissent que ceux qui les mènent.
D’après les questions de Krebs, March pouvait se faire une opinion sur ce qu’il savait. Excellent niveau de connaissance sur certains points : il n’ignorait pas, par exemple, que March s’était rendu à la morgue, qu’il avait récupéré la sacoche à l’aéroport… Niveau lacunaire sur d’autres matières — très significativement. Sauf si Krebs jouait un jeu particulièrement diabolique et tordu, il semblait n’avoir aucune idée de la nature de l’information que Luther réservait aux Américains. Sur cette seule base, étroite, se fondait l’unique espoir de March…
Après une demi-heure sans résultat, la porte s’ouvrit sur Globus, qui entra en balançant une longue pièce de bois poli. Derrière lui se profilaient deux brutes épaisses en uniforme noir.
Krebs s’était mis au garde-à-vous. Globus demanda :
« Il a fait des aveux complets ?
— Non, Herr Obergruppenführer.
— Quelle surprise ! C’est mon tour, je pense.
— En effet. »
Krebs se pencha et réunit ses papiers.
Était-ce son imagination ? March crut distinguer sur ce long visage impassible une étincelle de regret, et même de dégoût.
Après le départ de Krebs, Globus tourna dans la pièce, fredonnant une vieille marche du Parti, traînant le bâton sur le sol dallé.
« Vous savez ce que c’est, March ? (Il attendit.) Non ? Pas de réponse ? C’est une invention américaine. Une batte de base-ball. Un copain à moi à l’ambassade de Washington me l’a ramenée. » Il la fit tournoyer plusieurs fois au-dessus de sa tête.
« Je pense former une équipe SS. On jouerait contre l’armée US. Qu’est-ce que vous en pensez ? Goebbels est emballé. D’après lui, les masses américaines réagiront positivement aux photos. »
Il posa la batte contre la lourde table et commença à déboutonner sa tunique.
« Si vous voulez mon avis, la grande erreur, c’est en trente-six ! Quand Himmler s’est mis dans la tête que n’importe quel flicaillon de la Kripo pourrait se balader dans l’uniforme SS. C’est là qu’on s’est retrouvé avec des raclures de votre espèce et des vieux schnocks périmés comme Artur Nebe. »
Il tendit sa veste à l’un de ses assistants et entreprit de retrousser ses manches. Tout à coup, il se mit à vociférer :
« Nom de Dieu, on savait comment les traiter, les types dans ton genre. Mais on est devenus mous. Ce n’est plus : “Il a des couilles ?”, c’est : “Est-ce qu’il a un doctorat ?” Pas besoin de doctorat à l’Est, en quarante et un, quand on se tapait du moins cinquante et que la pisse gelait avant de toucher le sol. Fallait entendre Krebs, March. T’aurais aimé. Bordel de mes deux, je me dis parfois qu’il est de ton espèce. (Il prit un ton affecté :) “Avec votre permission, Herr Obergruppenführer, j’aimerais interroger le suspect d’abord. Il me semble qu’il répondrait à une approche plus subtile.” Subtil, mon cul ! À quoi ça rime ? Tu serais mon clebs, je te filerais du poison.
— Je serais votre chien, je l’avalerais. »
Globus adressa un large sourire aux gardes.
« Écoutez le grand homme ! »
Il cracha dans ses paumes et empoigna la batte de base-ball.
« J’ai regardé ton dossier. Fortiche, question écritures, on dirait. Des mémos pour tout, des compilations. Un vrai petit écrivain frustré à la con. Dis-moi : tu es gaucher ou droitier ?
— Gaucher.
— Encore un mensonge. Mets ton bras droit sur la table. »
March eut l’impression que des lamelles d’acier se verrouillaient autour de sa poitrine. Il pouvait à peine respirer.
« Allez vous faire foutre. »
Globus lança un coup d’œil aux deux SS et des mains puissantes l’agrippèrent par-derrière. La chaise fut renversée ; on le coucha, tête en avant, sur la table. Un des hommes ramena son bras gauche dans son dos, le tordit violemment ; il rugit de douleur. L’autre SS s’empara de sa main libre. Il se hissa à moitié sur la table et planta son genou sous le coude droit de March, lui bloquant l’avant-bras, la paume vers le haut, contre le bois de la table.
En quelques secondes, tout fut en place, immobile, sauf ses doigts, capables seulement de s’agiter un peu, comme un oiseau pris au piège.
Globus se tenait à un mètre de la table. Il effleura légèrement les jointures de March du bout de la batte. Puis il la leva, lui fit parcourir un arc de cercle, comme à une hache, sur trois cents degrés, avant de l’abattre de toutes ses forces.
Ce n’était pas douloureux, pas au début. Les gardes le lâchèrent. Il glissa sur ses genoux, un filet de bave à la commissure des lèvres, laissant une traînée humide sur la table, le bras toujours étendu. Il resta ainsi un moment sans bouger, leva enfin les yeux, vit ce qui restait de sa main : un tas de cartilages sanguinolents, sans rapport avec lui, sur un étal de boucherie. Et il s’évanouit.
Des pas dans le noir. Des voix.
« Où est la femme ? »
Coup de pied.
« C’est quoi l’information ? »
Coup de pied.
« Tu as pris quoi ? »
Coup de pied. Coup de pied.
Une botte se posa sur ses doigts, pivota, les écrasa sur les dalles.
En revenant à lui, il comprit qu’il gisait dans un coin, sa main cassée sur le sol, près de lui, comme un enfant mort-né laissé à côté de sa mère. Un homme — était-ce Krebs ? — s’était accroupi devant lui, disant quelque chose. Il tenta de se concentrer.
« C’est quoi ceci ? disait la bouche de Krebs. Qu’est-ce que ça signifie au juste ? »
L’homme de la Gestapo était hors d’haleine, comme s’il avait monté et descendu plusieurs volées de marches en courant. D’une main, il soulevait le menton de March, tournant son visage vers la lumière. De l’autre, il tenait une liasse de papiers.
« Qu’est-ce que ça veut dire, March ? C’était planqué à l’avant de votre voiture. Collé sous le tableau de bord. Qu’est-ce que c’est ? »
March écarta son visage, le tourna vers le mur qui s’obscurcissait.
Tap, tap, tap. Dans ses rêves. Tap, tap, tap.
Plus tard — il était incapable de plus de précision, le temps lui échappait, tantôt s’accélérant, tantôt ralentissant jusqu’à l’immobilité — une blouse blanche apparut au-dessus de lui. Un éclair d’acier. Une fine aiguille en suspens devant ses yeux. March voulut reculer, des doigts immobilisèrent son poignet, l’aiguille s’enfonça dans une veine. D’abord, quand on toucha sa main, il hurla ; puis il sentit le fluide se répandre et la douleur se calma.
Le médecin du service était âgé et voûté. March, qui débordait de gratitude, se l’imaginait n’ayant plus quitté ce sous-sol depuis des années. Cette saleté incrustée dans les pores de sa peau, cette ombre dans les poches sous ses yeux. L’homme se taisait. Il nettoya la plaie, la badigeonna d’un liquide transparent qui sentait l’hôpital et la morgue, l’enveloppa étroitement à l’aide d’un bandage de crêpe blanc. Puis, toujours sans un mot, avec l’aide de Krebs, il aida March à se remettre sur pied, à revenir vers la chaise. Un gobelet émaillé de café crémeux et sucré apparut sur la table devant lui. Quelqu’un glissa une cigarette dans sa main valide.
Dans sa tête, March avait élevé une muraille. Derrière, à l’abri, il avait posé Charlie et sa voiture, roulant à toute vitesse. Le mur était imposant, construit à partir de tout ce que son imagination avait pu rassembler — des rochers, des blocs de béton, des sommiers métalliques incendiés, des wagons de tramway renversés, des valises, des landaus ; il se déroulait dans les deux directions, à travers une campagne allemande baignée de soleil, comme dans une carte postale de la Grande Muraille de Chine. Devant, au pied de l’ouvrage, il montait la garde. Ils ne passeraient pas. Le reste, ils pouvaient l’avoir.
Krebs lisait les notes de March, les coudes sur la table, le menton sur les poings. De temps à autre, il libérait une main pour tourner une page, puis reprenait sa lecture. March l’observait. Grâce au café, à la cigarette, à la douleur atténuée, il se sentait presque bien, euphorique.
Krebs arriva au bout et ferma un moment les yeux. Il était pâle, comme toujours. Il lissa posément les feuillets, les remit devant lui, à côté du calepin de March, de l’agenda de Bühler. Il les ajusta au millimètre, les aligna avec précision — revue de détail ! Était-ce l’effet du médicament ? March voyait tout avec une telle acuité — la manière dont l’encre s’était légèrement étalée sur le grain du papier bon marché, dont chaque trait de plume avait hérissé de minuscules fibres ; la façon hâtive dont Krebs s’était rasé, cette touffe de poils noirs dans le pli de peau sous son nez. Dans le silence, il lui semblait vraiment discerner le bruit de la poussière sur la table, son crépitement lorsqu’elle touchait le bois.
« Vous avez eu ma peau, March ?
— Votre peau ?
— Avec ceci. »
Sa main plana au-dessus des notes.
« Tout dépend de qui sait qu’elles sont entre vos mains.
— Seulement un crétin d’Unterscharführer — celui qui est de service au garage. Il a mis la main dessus quand nous avons ramené votre voiture. Je les ai reçus directement. Globus ne sait rien — pour l’instant.
— Dans ce cas, vous avez votre réponse. »
Krebs se frotta vigoureusement le visage, comme s’il se séchait. Il s’arrêta, les mains collées aux joues, fixant March à travers ses doigts écartés.
« Qu’est-ce qui se passe exactement ?
— Vous savez lire.
— Je sais lire, mais je ne comprends pas. (Krebs tendit la main vers les notes et les feuilleta.) Ici, par exemple… c’est quoi, “Zyklon-B” ?
— Acide cyanhydrique. Avant, on utilisait le monoxyde de carbone. Et encore avant, des balles.
— Et ceci ? “Auschwitz/Birkenau”, “Kulmhof”, “Belzec”, “Treblinka”, “Majdanek”, “Sobibor”…
— Les camps de la mort.
— Ces chiffres : huit mille par jour ?…
— C’est le nombre total qu’on pouvait éliminer à Auschwitz/Birkenau en utilisant les quatre chambres à gaz et crématoires.
— Et ceci, “onze millions” ?
— Le nombre total de Juifs européens visés — l’objectif global. Ils y sont peut-être arrivés. Qui sait ? Je n’en vois pas beaucoup autour de nous, et vous ?
— Ici, le nom : “Globocnik” ?…
— Globus était chef de la SS et de la police à Lublin. Il a fait construire les centres d’extermination.
— Je ne savais pas. »
Krebs laissa retomber les pages sur la table, comme si elles étaient contagieuses.
« Je ne savais rien de tout ça.
— Bien sûr que vous saviez ! Vous saviez chaque fois que quelqu’un en sortait une bien bonne à propos d’Un-tel “réinstallé à l’Est” ; chaque fois que vous entendiez une mère menacer son gosse de le mettre dans la cheminée s’il n’était pas sage. Nous savions quand nous nous sommes installés dans leurs maisons, quand nous avons récupéré leurs biens, leurs commerces. Nous savions mais nous n’avions pas de données, de faits. (Il désigna ses notes de sa main gauche.) Ceci met de la chair sur les os. Et des os où il n’y avait que de l’air.
— Je veux dire… je ne savais pas que Bühler, Stuckart et Luther étaient mêlés à tout ça. Je ne savais pas pour Globus…
— Sûr. Vous pensiez seulement que vous enquêtiez sur un détournement d’objets d’art !
— C’est vrai ! Absolument vrai ! Mercredi matin — vous situez ? — j’étais sur une affaire de corruption au Deutsche Arbeitsfront : une vente de permis de travail. Là-dessus, dare-dare, convoqué chez le Reichsführer. En tête-à-tête. Il me dit que des fonctionnaires retraités ont trempé dans une incroyable fraude d’œuvres d’art. L’embarras potentiel pour le Parti est énorme. L’Obergruppenführer Globocnik est sur l’affaire. Je dois me rendre sur-le-champ à Schwanenwerder pour recevoir mes ordres de lui en personne.
— Pourquoi vous ?
— Pourquoi pas ? Le Reichsführer connaît mon intérêt pour l’art. Nous avions déjà parlé de ces questions. Et mon boulot consistait simplement à cataloguer les trésors.
— Mais vous avez dû vous rendre compte que Globus avait liquidé Bühler et Stuckart ?
— Évidemment. Je ne suis pas idiot. Et je connais la réputation de Globocnik aussi bien que vous. Mais il agissait sous les ordres de Heydrich, et si Heydrich a décidé de lui donner carte blanche pour épargner au Parti un scandale public, qui suis-je pour y trouver à redire ?
— Qui suis-je pour y trouver à redire ? répéta March.
— Soyons clairs, March : vous pensez que leur mort n’a rien à voir avec cette fraude ?
— Rien. La fraude n’est qu’une coïncidence — devenue une couverture commode, c’est tout.
— Mais ça se tenait. On comprenait pourquoi Globus agissait en tant qu’exécuteur ; et pourquoi il essayait désespérément d’éviter une enquête de la Kripo. Mercredi soir, j’étais encore sur l’inventaire des tableaux à Schwanenwerder, quand il m’a téléphoné, fou furieux, à votre sujet. Officiellement, vous étiez dessaisi de l’affaire, mais vous veniez d’entrer par effraction chez Stuckart. Je devais me rendre là-bas et vous ramener, ce que j’ai fait. Et je vous assure : si Globus avait eu les mains libres, c’en était fait de vous, illico. Mais Nebe ne voulait rien entendre. Puis, vendredi soir, nous avons trouvé ce que nous pensions être le corps de Luther dans la gare de triage. Pour nous, c’était vraiment le point final.
— Quand avez-vous compris que le cadavre n’était pas celui de Luther ?
— Vers six heures, samedi matin. Globus m’a réveillé chez moi. D’après ses informations, Luther était toujours en vie et avait l’intention de rencontrer une journaliste américaine à neuf heures.
— Il le savait par l’ambassade », affirma March.
Krebs grimaça.
« C’est quoi cette nouvelle connerie ? Il savait grâce à une écoute.
— Ce n’est pas possible…
— Et pourquoi ? Constatez vous-même. »
Krebs ouvrit son dossier et choisit une feuille de papier pelure.
« Transmis d’urgence par nos écoutes à Charlottenburg, dans la nuit. »
March lut :
Forschungsamt Geheime Reichssache
G745,275
23 :51
Homme : Vous dites : Que voulez-vous ? D’après vous ? L’asile dans votre pays.
Femme : Dites-moi où vous êtes.
Homme : Je peux payer.
Femme : (friture)
Homme : J’ai des informations. Certains faits.
Femme : Dites-moi où vous êtes. Je viendrai vous chercher. Nous irons à l’ambassade.
Homme : Trop tôt. Pas encore.
Femme : Quand ?
Homme : Demain matin. Écoutez-moi. Neuf heures. Le Grand Dôme. Les marches centrales. C’est compris ?
Une fois encore il pouvait entendre sa voix ; la sentir ; la toucher.
Dans sa tête, dans un recoin, quelque chose s’enclencha.
Il fit glisser la feuille à la surface de la table. Krebs la rangea dans le dossier avant de reprendre :
« Ce qui s’est passé ensuite, vous le savez. Globus a fait abattre Luther à la seconde où il s’est montré. Pour être honnête, ça m’a choqué. Agir ainsi, dans un lieu public… J’ai pensé : cet homme est fou. Évidemment, je ne savais pas exactement pourquoi il voulait tellement que Luther ne soit pas pris en vie. »
Il se tut soudain, comme s’il avait oublié où ils étaient, le rôle qu’il était censé jouer. Il conclut précipitamment : « Nous avons fouillé le corps, sans rien trouver. Puis on s’est mis à votre poursuite. »
March sentait à nouveau les élancements dans sa main. Il baissa les yeux et vit les taches écarlates qui filtraient à travers le pansement. « Quelle heure est-il ?
— Cinq heures quarante-sept. »
Elle était partie depuis bientôt onze heures. Dieu, sa main… Les taches rouges s’étendaient, se rejoignaient, formant des archipels de sang.
« Ils étaient quatre en tout, dit March. Bühler, Stuckart, Luther et Kritzinger.
— Kritzinger ? » Krebs prit note.
« Friedrich Kritzinger, Ministerialdirektor à la Chancellerie du Reich. Je serais vous, je n’écrirais rien. » Krebs déposa son crayon.
« Ce qui les préoccupait, ce n’était pas le programme d’extermination en soi — ils étaient haut placés au Parti, rappelez-vous — mais l’absence d’un ordre du Führer en bonne et due forme. Rien n’avait été mis par écrit. Ils n’avaient que des assurances verbales de Heydrich et de Himmler, garantissant que tel était le désir du Führer. Je peux avoir une autre cigarette ? »
Quand Krebs lui eut donné du feu, et après quelques bouffées apaisantes, il poursuivit :
« Tout cela n’est que suppositions, vous comprenez ? » Son interrogateur approuva d’un hochement de tête. « Je présume qu’ils se sont demandé pourquoi il n’existait pas de lien direct écrit entre le Führer et cette politique. Et je suppose qu’ils se sont dit : parce qu’elle est à ce point monstrueuse que le chef de l’État ne peut s’y trouver mêlé. Mais eux ? Ils se retrouvaient où ? Dans une incroyable merde. Car si l’Allemagne perdait la guerre, ils risquaient d’être jugés comme criminels de guerre ; et si elle était victorieuse, ils pouvaient un jour devenir les boucs émissaires du plus grand crime organisé de l’Histoire. »
Krebs murmura : « Je ne suis pas sûr de vouloir entendre tout ça.
— Donc ils se confectionnent sur mesure une police d’assurances. Ils rédigent des déclarations sous serment — facile, trois d’entre eux sont juristes —, et ils planquent tous les documents qu’ils peuvent, dès que possible. Peu à peu, ils se constituent un dossier. L’issue, quelle qu’elle soit, est couverte. L’Allemagne gagne et on les poursuit : ils menacent de révéler ce qu’ils savent. Les Alliés sont victorieux : ils plaident — voyez, nous étions opposés à cette politique ; nous avons même risqué notre vie pour rassembler des informations et des preuves. Luther y a ajouté une pointe de chantage — des documents compromettants pour l’ambassadeur américain à Londres, Kennedy. Donnez-moi ça. »
Il désignait son calepin et le journal de Bühler. Krebs hésita, puis les poussa vers lui.
C’était dur d’ouvrir le calepin d’une seule main. Le pansement était trempé. Il maculait les pages.
« Les camps étaient organisés pour qu’il n’y ait pas de témoins. Des prisonniers spéciaux assuraient le fonctionnement des chambres à gaz et du crématoire. Eux-mêmes étaient finalement éliminés, remplacés par d’autres qui à leur tour seraient liquidés. Et ainsi de suite. Ce qui était envisageable à l’échelon le plus bas pouvait le devenir au sommet. Voyez. Quatorze invités à la conférence de Wannsee. Le premier meurt en 54. Un autre en 55. Puis un par an, en 57, 59, 60, 61, 62. De faux cambrioleurs tentent probablement d’abattre Luther en 63 — il engage des gardes du corps. Le temps passe et rien ne se produit, il pense donc à une coïncidence.
— March, ça suffit.
— En 63, le processus s’emballe. En mai, Klopfer meurt. En décembre, Hoffmann se pend. En mars, Kritzinger saute avec sa voiture sur une bombe. Bühler se met à paniquer sérieusement. Kritzinger est le signal d’alarme. C’est le premier de leur petit groupe à disparaître. »
March prit maladroitement l’agenda.
« Ici — vous voyez ? — il marque d’une croix la date de la mort de Kritzinger. Les jours passent ; rien ne se produit. Il se sent peut-être en sécurité. Le 9 avril, une autre croix ! Le vieux collègue de Bühler dans le Gouvernement général, Schoengarth, glisse sous les roues d’une rame de métro à la station du Zoo. Panique à Schwanenwerder ! Mais il est déjà trop tard…
— J’ai dit : ça suffit !
— Une question me turlupinait : pourquoi huit morts au cours des neuf premières années, et puis, six décès en six mois ? Pourquoi cette précipitation ? Pourquoi ce formidable risque, après une si belle démonstration de patience ? Mais enfin, nous les flics, on lève rarement les yeux de la boue pour s’interroger sur un contexte plus large, pas vrai ? Tout était censé être bouclé mardi dernier, paré briqué pour la visite de nos bons et nouveaux amis, les Américains. Ce qui soulève une nouvelle question…
— Donnez-moi ça ! »
Krebs arracha l’agenda et le calepin de la main de March. Derrière la porte, dans le couloir, la voix de Globus…
« … Heydrich aurait-il entrepris tout cela de sa propre initiative ? Agissait-il sur ordre venu de plus haut ? Un ordre, peut-être, de celui qui refusait d’apposer sa signature sur un document quel qu’il soit… »
Krebs avait ouvert le poêle et y enfournait les papiers. Un moment, ils restèrent à couver sur le charbon, puis s’enflammèrent, une grande flamme jaune, tandis que la clé tournait dans la serrure de la porte.
« Kulmhof ! hurlait-il à Globus quand la douleur devenait trop forte. Belzec ! Treblinka !
— Enfin, au moins on va quelque part. »
Globus gratifia ses deux sbires d’un large sourire.
« Majdanek ! Sobibor ! Auschwitz ! Birkenau ! »
Il brandissait chaque nom comme un bouclier capable de le protéger des coups.
« Et je suis censé faire quoi ? Rentrer sous terre et disparaître ? »
Globus s’accroupit et attrapa March par les oreilles, tordant son visage vers lui :
« C’est que des noms, March ! Il n’y a plus rien là-bas, même pas une brique. Personne ne voudra y croire. Jamais ! Et tu veux que je te dise ? Une partie de toi n’y croit pas non plus ! »
Globus lui cracha à la figure — un mollard épais, gris et jaune.
« Voilà tout le souci que le monde se fera. »
Il repoussa March, faisant rebondir son crâne sur les dalles de pierre.
« Maintenant, une dernière fois : où est la fille ? »
Le temps se traînait, comme lui, à quatre pattes, les reins brisés. Il tremblait. Ses dents claquaient avec un bruit de jouet mécanique.
D’autres prisonniers étaient passés là des années avant lui. En guise d’épitaphe, de leurs ongles déchiquetés, ils avaient gratté sur les murs de la cellule. « J.F.G. 22.2.57 ». « Katja ». « H.K. mai 44 ». Quelqu’un n’était pas allé plus loin que la moitié de la lettre « E » avant que ses forces, ou le temps, ou la volonté ne lui manquent. Pourtant toujours ce besoin d’écrire…
Aucune inscription, il s’en aperçut, n’était à plus d’un mètre au-dessus du sol.
La douleur dans sa main le rendait fiévreux. Il avait des hallucinations. Un chien serrait ses doigts entre ses mâchoires. Il ferma les yeux et se demanda quelle heure il pouvait être. La dernière fois qu’il l’avait demandé à Krebs, il était — quoi ? — à peu près six heures. Ils avaient dû parler environ une demi-heure encore. Puis, la deuxième séance avec Globus — une éternité. Ensuite le temps passé seul dans la cellule, à ramper tantôt vers la lumière, tantôt loin d’elle, tiraillé d’un côté par l’épuisement, de l’autre par le chien.
Le sol était chaud contre sa joue, la pierre douce se dissolvait.
Il rêva de son père — son rêve d’enfance —, la silhouette raide de la photo ressuscitée, agitant la main sur le pont du navire, quittant le port, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point minuscule, jusqu’à ce qu’il ait disparu. Il rêva de Jost courant sur place, entonnant son poème d’une voix solennelle : « Tu nourris la bête en l’homme / Qu’elle grandisse… » Il rêva de Charlie.
Mais le plus souvent, il rêvait qu’il était à nouveau dans la chambre de Pili, à cette seconde épouvantable où il avait compris ce que le gosse avait commis par gentillesse — gentillesse ! — , ses bras se tendant vers la porte, ses jambes immobilisées. Et la fenêtre qui explosait, et les mains rudes qui s’abattaient sur ses épaules…
Le geôlier le réveilla en le secouant.
« Debout ! »
Il s’était recroquevillé sur son côté gauche, comme un fœtus ; son corps écorché, ses jointures soudées. La poussée de l’homme réveilla le chien. Il vomit. Rien de son estomac ne pouvait remonter, mais il se contractait quand même, un réflexe du passé. La cellule recula très loin, puis se rapprocha à toute vitesse. On le tirait pour le redresser. Le geôlier s’activa à démêler une paire de menottes. À ses côtés, Krebs, Dieu merci ! Pas Globus.
Krebs le considéra avec dégoût et conseilla au garde :
« Il vaut mieux les attacher par-devant. »
Ses poignets furent immobilisés devant lui, sa casquette fut enfoncée sur sa tête. On le fit avancer, plié en deux, dans le couloir, les escaliers, l’air libre.
Une nuit froide et claire. Les étoiles se déployaient dans le ciel au-dessus de la cour. La lune nimbait d’argent les bâtiments et les voitures. Krebs le poussa à l’arrière d’une Mercedes et s’assit à côté de lui. Il fit signe au chauffeur.
« Columbia Haus. Verrouillez les portes. »
En entendant le pêne glisser pour se mettre en place dans la portière de son côté, March ressentit un vague soulagement.
« Ne vous réjouissez pas trop vite, avertit Krebs. L’Obergruppenführer vous attend. Nous disposons là-bas de moyens plus modernes. »
Ils franchirent les grilles. L’air — pour quiconque pouvait les voir — de deux officiers SS avec leur chauffeur. Un garde salua.
Columbia Haus était à trois kilomètres de la Prinz-Albrecht-Strasse. Les immeubles officiels sans aucune lumière firent bientôt place à des édifices de bureaux délabrés puis à des entrepôts dont les baies étaient condamnées par des planches. La zone autour de la prison devait être rénovée depuis les années cinquante. Les bulldozers de Speer avaient çà et là effectué des incursions destructrices. Mais les fonds n’avaient pas suivi et finalement rien n’avait été construit en remplacement des immeubles détruits. Les terrains à l’abandon baignaient dans la lumière bleuâtre, comme des coins perdus d’un antique champ de bataille. Au bout des rues sombres qui subsistaient, les colonies populeuses de Gastarbeiters de l’Est avaient trouvé à se loger.
March s’était étendu au maximum, la tête contre le dossier du siège de cuir. Krebs se pencha soudain vers lui en criant :
« Oh, merde, bordel ! (Il se pencha vers le chauffeur.) Il se pisse dessus ! Garez-vous. » Le chauffeur jura et freina brusquement. « Les portes ! Ouvrez ! »
Krebs sortit, fit le tour et tira March hors de la voiture.
« Vite ! On n’a pas toute la nuit ! (Et au chauffeur.) Une minute. Laissez tourner le moteur. »
March se sentit poussé en avant, trébuchant sur les gravats, jusqu’au bas d’une ruelle, sous le porche d’une église désaffectée. Krebs le libérait de ses menottes.
« Vous êtes verni, March.
— Je ne comprends pas… »
Krebs expliqua :
« Vous avez un tonton gâteau. »
Tap, tap, tap. Dans l’obscurité de l’église. Tap, tap, tap.
« Vous auriez dû venir chez moi tout de suite, mon garçon, dit Artur Nebe. Vous vous seriez épargné ce calvaire. »
Il frotta la joue de March du bout de l’index. Dans l’ombre opaque, March ne distinguait guère les détails de son visage, à peine une tache pâle indistincte.
« Prenez mon Luger. »
Krebs pressa le pistolet dans la main gauche de March.
« Prenez ! Vous m’avez tendu un piège. Vous avez pris mon arme. Compris ? »
Il rêvait ? Sûrement. Mais le poids du Luger semblait assez réel…
Nebe parlait toujours, d’une voix grave, insistante.
« Oh, March, March ! Krebs est venu chez moi ce soir. Sous le choc ! Totalement traumatisé ! Il m’a expliqué ce que vous aviez découvert. Nous nous en doutions tous, évidemment, mais sans les preuves. À présent vous devez les faire sortir. Pour notre salut à tous. Vous devez arrêter ces salopards… »
Krebs l’interrompit.
« Excusez-moi, Herr Oberstgruppenführer. Notre temps est pratiquement écoulé. (Il montra du doigt :) Là, March. En bas. Vous voyez ? La voiture. »
Garée sous un réverbère démoli, tout au bout de la ruelle, March distinguait seulement une forme basse ; puis il entendit le bruit du moteur.
« C’est quoi ? »
Ses yeux allaient de l’un à l’autre.
« Allez jusqu’à la voiture. Nous n’avons plus le temps. Je compte jusqu’à dix et je crie.
— Ne nous faites pas faux bond, March. (Nebe lui pinça la joue.) Votre oncle est un vieil homme, mais il espère vivre assez longtemps pour voir pendre ces crapules. Allez. Sortez les papiers, faites-les publier. Nous risquons le maximum pour vous donner une chance. Saisissez-la. Allez-y ! »
Krebs dit :
« Je compte. Un, deux, trois… »
March hésita, se mit à claudiquer, puis à courir. La porte de la voiture s’ouvrait. Il regarda derrière lui. Nebe s’était fondu dans le noir. Krebs mettait ses mains en porte-voix et se mettait à appeler.
Il accéléra tant bien que mal. De la voiture, une voix familière l’appelait :
« Zavi ! Zavi ! »