La Gestapo, la Kriminalpolizei et les services de la sûreté sont nimbés de l’aura mystérieuse de la fiction politique et policière.
Les transactions avaient repris depuis une demi-heure à la Bourse de Berlin. À Zurich, sur la Bahnhofstrasse, sur le panneau en vitrine de l’Union des Banques suisses, les chiffres cliquetaient comme des aiguilles à tricoter. Bayer, Siemens, Thyssen, Daimler… en hausse, en hausse, en hausse. Seul titre à plonger à la nouvelle de la détente : Krupp.
Comme chaque matin, un petit attroupement de personnes bien mises surveillait nerveusement ce moniteur de la santé économique du Reich. Les indices étaient en chute libre depuis six mois et le moral des investisseurs virait lentement à la panique. Cette semaine, en revanche, grâce à ce bon vieux Joe Kennedy — il faut dire qu’il en connaissait un bout, le vieux Joe : en son temps, à Wall Street, il s’était fait un demi-milliard de dollars —, oui, grâce à Joe, la baisse avait cessé. Berlin était euphorique. Tout le monde était euphorique. Personne ne prêtait attention au couple qui remontait la rue, venant du lac, sans vraiment se tenir par la main, mais suffisamment près l’un de l’autre pour se toucher à l’occasion, suivi de deux messieurs en imperméable beige, l’air las.
March, l’après-midi de son départ, avait eu droit à un court briefing sur les mœurs bancaires de la Confédération.
« La Bahnhofstrasse est l’épicentre financier. D’apparence, elle peut faire penser à une grande artère commerçante — ce qu’elle est également. Tout se passe en coulisse, derrière les boutiques en façade et dans les bureaux aux étages. Les banques sont là. Il faut les chercher. En Suisse, un dicton veut que plus l’argent est vieux, plus il se fait discret. À Zurich, il est si vieux qu’il est invisible. »
Sous les pavés de la Bahnhofstrasse, sous les rails du tramway, des catacombes de chambres fortes s’étendaient en tous sens ; trois générations de fortunes européennes y avaient enfoui leurs avoirs. March considéra la foule des badauds et des touristes : sur quels rêves anciens et secrets, sur quels ossements déambulaient-ils ?
Les banques étaient de petites affaires familiales : une ou deux douzaines d’employés, peu de bureaux, une discrète plaque de cuivre. Zaugg et Cie en était l’archétype. Une entrée dissimulée dans une petite rue latérale, à côté d’une bijouterie, surveillée par une caméra cachée identique à celle de la villa de Zaugg. Quand March enfonça le bouton de la sonnette, il sentit Charlie lui presser subrepticement la main.
Une voix féminine dans l’interphone les invita à décliner leurs noms et qualités. Il leva la tête vers la caméra.
« Je m’appelle March. Voici Fräulein Maguire. Nous aurions aimé rencontrer Herr Zaugg.
— Vous avez rendez-vous ?
— Non.
— Le Herr Direktor ne reçoit que sur rendez-vous.
— Dites-lui que nous avons une lettre de pouvoir pour le compte numéro 2402.
— Un moment, je vous prie. »
Les policiers traînassaient à l’entrée de la ruelle. March jeta un coup d’œil à Charlie. L’éclat de ses yeux lui parut plus vif, sa peau plus éclatante. Non, il se montait sûrement le bourrichon. Tout avait l’air mieux aujourd’hui, comme recouvert d’un vernis brillant — les arbres plus verts, les fleurs plus blanches, le ciel plus bleu.
De son sac en bandoulière elle sortit un appareil photo, ion Leica.
« Un petit instantané pour l’album de famille.
— À votre aise. Évitez de me coller dessus.
— Quelle modestie ! »
Elle photographia la porte et la plaque de Zaugg. La voix de la réceptionniste grésilla dans l’interphone.
« S’il vous plaît, c’est au deuxième. »
Un bourdonnement de verrou et March poussa le lourd battant de porte.
L’immeuble était une véritable illusion d’optique. Banal à l’extérieur, ne payant absolument pas de mine ; à l’intérieur, un vaste escalier de verre et de chrome menait à un confortable hall d’accueil décoré d’œuvres d’art modernes. Hermann Zaugg les attendait. Près de lui, un des gardes du corps entrevus la veille.
« Herr March, c’est cela ? (Zaugg tendit la main.) Et Fräulein Maguire ? »
Il lui serra également la main, avec un léger salut.
« Britannique ?
— Américaine.
— Oui. Bien. Toujours enchanté de rencontrer nos amis d’Amérique. »
Il faisait penser à une poupée : les cheveux argentés, le visage rose et lisse, les petites mains potelées, les pieds menus. Costume noir impeccable, chemise blanche, cravate gris perle.
« Je comprends que vous êtes en possession de l’indispensable autorisation ? »
March produisit la lettre. Zaugg passa rapidement le papier sous la lumière et examina la signature.
« Oui, en effet. L’écriture de mes jeunes années. Je crains qu’elle ne se soit bien dégradée depuis. Venez. »
Dans son bureau, il indiqua un profond canapé de cuir blanc, Lui-même prit place derrière son bureau. L’avantage de la hauteur : le vieux truc.
March était décidé à jouer franc-jeu.
« Nous sommes passés devant chez vous hier soir. Bien protégé. »
Zaugg avait croisé les mains sur son bureau. Il esquissa un geste vague avec ses pouces, peu compromettant, l’air de dire : Vous savez ce que c’est.
« Je tiens de mes collaborateurs que vous-même n’étiez pas sans protection. Dois-je considérer votre visite comme officielle ou privée ?
— Les deux. Ou plus exactement, ni l’un ni l’autre.
— Je vois. D’ordinaire on m’annonce ensuite qu’il s’agit d’une “affaire délicate”.
— Il s’agit d’une affaire délicate.
— Ma spécialité. (Il ajusta ses manchettes.) J’ai parfois l’impression, certains jours, que toute l’histoire de l’Europe de ce XXe siècle est passée par ce bureau. Dans les années trente, des réfugiés juifs se tenaient là où vous êtes, souvent pathétiques, s’accrochant à ce qu’ils avaient pu sauver. Très souvent, ces messieurs de la Gestapo les suivaient de près. La décennie suivante : mes visiteurs étaient plutôt de hauts responsables allemands, comment dire… des hommes de fortune récente. Parfois les mêmes qui s’étaient présentés pour fermer les comptes d’autres clients revenaient en ouvrir à leur nom. Puis, dans les années cinquante, nous avons traité avec les ayants droit des chers disparus des périodes précédentes. Aujourd’hui, les années soixante, je prévois une intensification de la clientèle américaine, dès lors que vos deux grands pays se rapprochent… Les années soixante-dix seront pour mon fils.
— Cette lettre, quel niveau d’accès autorise-t-elle ?
— Vous avez la clé ? »
March fit signe que oui.
« Dans ce cas, vous avez plein et entier accès.
— Nous aimerions commencer par le détail des transactions.
— Très bien. »
Zaugg examina la lettre puis décrocha son téléphone.
« Fräulein Graf, le dossier du 2402. »
Elle arriva moins d’une minute plus tard. Une femme d’âge moyen, portant un très mince dossier dans une chemise beige. Zaugg le prit.
« Que souhaitez-vous savoir ?
— Quand le compte a-t-il été ouvert ? »
Zaugg feuilleta les pièces.
« Juillet 1942. Le 8.
— Et à quel nom ? »
Zaugg hésita. Il s’accrochait comme un avare à son précieux magot d’informations. En lâcher une était un drame. Mais aux termes des règles que lui-même s’était fixées, il n’avait guère le choix.
« Herr Martin Luther. »
March notait.
« Et quels étaient les dispositions pour le compte ?
— Un coffre. Quatre clés.
— Quatre clés ? »
March haussa les sourcils. Cela signifiait Luther, évidemment, et sans doute Bühler et Stuckart. Mais qui détenait la quatrième ?
« Comment s’est opérée l’attribution ?
— Toutes à Herr Luther, avec les quatre lettres de pouvoir. Naturellement ce qu’il en a fait ne nous regarde pas. Vous comprenez qu’il s’agit d’une formule de compte très spéciale — des circonstances d’urgence, un temps de guerre — ; le but était à la fois d’assurer l’anonymat et de faciliter l’accès aux héritiers ou aux bénéficiaires, dans l’hypothèse où quelque chose de fâcheux arriverait au détenteur originel.
— Comment a-t-on payé le coffre ?
— En liquide. Francs suisses. Location pour trente ans. Paiement anticipé. Ne vous tracassez pas, Herr March, il n’y a rien à débourser avant 1972. »
Charlotte intervint.
« Il existe une trace des transactions relatives au compte ? »
Zaugg se tourna vers la jeune femme.
« Seulement les dates de visite.
— Qui sont ?
— Le 8 juillet 1942. Le 17 décembre 1942. Le 9 août 1943. Le 13 avril 1964. »
Le 13 avril ! March eut du mal à retenir un cri de triomphe. L’hypothèse se confirmait. Luther était bien venu à Zurich au début de la semaine. Il griffonna les dates sur son calepin.
« Seulement quatre fois ?
— Exact.
— Et jusqu’à ce lundi, le coffre n’a jamais été ouvert — pendant presque vingt et un ans ?
— C’est ce qu’indiquent les dates. »
Zaugg referma le dossier avec un léger mouvement d’humeur.
« J’ajouterai que cela n’a rien de très inhabituel. Nous avons ici des coffres auxquels personne n’a touché depuis cinquante ans, voire plus.
— C’est vous qui avez signé la convention de départ ?
— C’est moi.
— Herr Luther vous a dit pourquoi il désirait ce coffre, ou pourquoi ces arrangements particuliers ?
— Privilège du client.
— Pardon ?
— Information réservée entre le client et son banquier. »
Charlie coupa :
« Mais nous sommes le client.
— Non, Miss Maguire. Le bénéficiaire. La nuance a son importance.
— Est-ce chaque fois Herr Luther qui a visité le coffre ? demanda March.
— Réservé.
— Est-ce Luther qui l’a ouvert, lundi ? Comment était-il ?
— Réservé, réservé. (Zaugg leva les mains.) Nous pouvons continuer ainsi toute la journée, Herr March. Non seulement je ne suis pas tenu de vous donner ces informations, mais ce serait une infraction au Code des banques suisses. Je vous ai communiqué tout ce que vous êtes en droit de savoir. Y a-t-il autre chose ?
— Oui. »
March referma son calepin et regarda Charlie.
« Nous aimerions également jeter un coup d’œil au coffre. »
Un ascenseur exigu menait à la chambre forte. Il y avait à peine assez de place pour quatre personnes. March et Charlotte, Zaugg et le garde du corps, maladroitement serrés l’un contre l’autre. De près, le banquier empestait l’eau de Cologne ; ses cheveux luisaient sous une épaisse couche de brillantine.
La salle des coffres avait une allure de prison, ou de chambre mortuaire : un couloir carrelé de blanc s’ouvrait devant eux sur près de trente mètres, avec des barreaux à chaque extrémité. À l’autre bout, près de la grille d’accès, un garde était assis à une table. Zaugg avait sorti un lourd trousseau de clés de sa poche, attaché par une chaînette à sa ceinture. Il fredonnait en cherchant la bonne.
La voûte vibra légèrement lorsqu’un tram passa au-dessus de leurs têtes.
Zaugg les introduisit dans la vaste cage. Des parois d’acier reflétaient la lumière des néons — des rangées de portes, en fait, de cinquante centimètres de côté. Il en déverrouilla une, à hauteur d’homme, et recula d’un pas. Le préposé s’approcha et retira un long casier, de la taille d’une cantine métallique ; il le déposa sur une table.
« Votre clé correspond à la serrure du casier, dit Zaugg. J’attends dehors.
— Ce n’est pas nécessaire.
— Merci, mais je préfère. »
Zaugg quitta la salle et se posta près de la grille, leur tournant le dos. March regarda Charlotte et lui donna la clé.
« À toi.
— J’ai la tremblote… »
Elle inséra la clé dans la serrure. Le mécanisme était doux. L’extrémité du tiroir s’ouvrit. Elle plongea la main. Ses yeux exprimèrent de l’étonnement, puis de la déception.
« C’est vide. Il me semble… (Son expression changea.) Non… »
Elle souriait en ramenant un grand carton d’environ cinquante centimètres carrés, haut de cinq centimètres. Le dessus était scellé à la cire rouge ; une étiquette dactylographiée indiquait : « Propriété du ministère du Reich des Affaires étrangères, Berlin, division Archives des Traités. » Et en dessous, en caractères gothiques : « Geheime Reichssache. » Document d’État, ultra-secret.
Un traité ?
March brisa la cire en utilisant la clé. Il leva le couvercle, libérant une odeur de moisi et d’encens mêlés.
Un autre tram passa. Zaugg fredonnait toujours ; les clés dans sa main tintinnabulaient.
Dans le carton, un objet recouvert d’une toile cirée. March le sortit, le mit à plat sur la table. Il écarta la toile cirée : un panneau de bois éraflé, ancien ; l’un des coins était fendu. Il le tourna.
Charlie était contre lui. Elle murmura :
« C’est magnifique. »
Les bords du panneau étaient abîmés, comme si on l’avait arraché d’un support. Le portrait était intact, parfaitement conservé. Une jeune femme, délicate, aux yeux noisette très clairs, tournée vers la droite ; un rang de perles noires faisait deux fois le tour de son cou. Sur ses genoux, de ses longs doigts aristocratiques, elle tenait un petit animal à la fourrure blanche. Pas un chien. Plutôt une sorte de belette.
Charlie avait raison. C’était magnifique. Toute la lumière de la chambre forte semblait s’y concentrer, pour irradier en retour. La peau claire de la jeune fille rayonnait, lumineuse comme celle d’un ange.
« Qu’est-ce que ça signifie ? murmura Charlotte.
— Dieu seul le sait. »
March se sentait vaguement floué. Le coffre n’était-il qu’une extension de la caverne au trésor de Bühler ?
« Vous vous y connaissez en art ?
— Pas des masses. Mais ça me rappelle quelque chose. Je peux ? »
Elle prit le panneau, l’examina en tendant les bras.
« C’est italien, je pense. Tu vois la mise — la façon dont le décolleté est coupé en carré, les manches ? Je dirais Renaissance. Tout à fait ancien. Et tout à fait authentique.
— Et tout à fait volé. Remets-le en place.
— Il faut ?
— Et comment ! Sauf si tu te sens capable d’imaginer une histoire crédible pour la Zollgrenzschutz à l’aéroport de Berlin. »
Encore un tableau. Rien d’autre. Pestant entre ses dents, March palpa la toile cirée, examina le carton sous tous les angles. Il redressa le casier de métal, le secoua. Rien. Le coffre vide se moquait de lui. Qu’espérait-il y trouver d’ailleurs ? Il ne savait pas. En tout cas quelque chose de plus probant.
« Allons-nous-en, dit-il.
— Une minute. »
Charlotte posa le panneau contre le casier. Elle s’accroupit et prit une demi-douzaine de photos. Puis elle remballa le tableau, le replaça dans sa boîte et verrouilla le casier.
March appela :
« Nous avons terminé, Herr Zaugg. Merci. »
Le banquier réapparut avec son employé — un peu trop vite, au goût de March. Zaugg tendait sûrement l’oreille pour entendre. Il se frottait les mains.
« Tout est comme vous le souhaitez, je suppose ?
— Parfaitement. »
Le préposé fit glisser le casier dans le coffre. Zaugg ferma la porte. La jeune fille à la belette se retrouvait dans l’obscurité. Nous avons ici des coffres auxquels personne n’a touché depuis cinquante ans, voire plus… Faudrait-il tout ce temps pour qu’elle voie à nouveau la lumière ?
Ils prirent l’escalier en silence. Zaugg les guida vers la sortie.
« Eh bien, le moment est venu de prendre congé. »
Il leur serra la main.
March sentit qu’il devait dire quelque chose, une dernière tentative.
« Je crois qu’il est de mon devoir de vous avertir, Herr Zaugg : deux des titulaires de ce coffre ont été assassinés la semaine dernière et Martin Luther a disparu… »
Zaugg ne sourcilla même pas.
« Mon Dieu, mon Dieu ! De vieux clients nous quittent et de nouveaux — il fit un geste dans leur direction — nous viennent. Et le monde tourne. La seule, l’unique certitude, Herr March, est que dès que la fumée des canons se dissipe, et quel que soit le vainqueur, les banques des cantons suisses sont là, inébranlables. Bonne journée. »
Ils étaient dehors, sur le trottoir ; la porte se fermait derrière eux, quand Charlie cria soudain :
« Herr Zaugg ! »
Son visage apparut et avant qu’il puisse esquiver, le Leica s’était déclenché. Ses yeux étaient écarquillés ; sa bouche, d’indignation, formait vin « O » parfait.
Le lac de Zurich était d’un bleu de brume. Une illustration de conte de fées. Un paysage sur mesure pour le grand choc final entre les monstres marins et le héros. Si seulement le monde était comme on nous le promettait alors, pensait March. Des châteaux aux tourelles pointues surgiraient de ce halo.
Il s’appuyait contre la balustrade de pierre humide devant l’hôtel, sa valise à ses pieds. Charlie achevait de régler sa note.
Il aurait voulu rester plus longtemps — l’emmener sur le lac, explorer la ville, les collines ; dîner dans la vieille ville ; regagner chaque soir sa chambre, faire l’amour, retrouver la rumeur du lac… Un rêve. À cinquante mètres sur la gauche, dans leurs voitures, ses anges gardiens de la police helvétique poireautaient en se décrochant la mâchoire.
Des années auparavant, encore jeune inspecteur à la Kripo de Hambourg, il avait dû escorter un condamné à la prison à vie qui bénéficiait d’une permission spéciale d’un jour. Des comptes rendus de son procès avaient paru dans la presse ; l’amie d’enfance du garçon avait appris ce qui lui arrivait ; elle lui avait écrit, lui avait rendu visite en prison, avait accepté de l’épouser. L’histoire avait titillé la fibre sentimentale si prompte à s’émouvoir dans la psyché allemande. Un mouvement d’opinion s’était développé pour que le mariage puisse avoir lieu. Les autorités avaient cédé. Et donc March l’avait emmené à la cérémonie — il était resté à ses côtés, attaché par des menottes, même pour la photo, comme un témoin particulièrement dévoué et attentif.
La réception s’était tenue dans un local sinistre qui jouxtait l’église. Vers la fin, le mari lui avait soufflé à l’oreille qu’il y avait un débarras, avec un tapis, et que le prêtre n’y voyait pas d’objection… Et March, lui-même jeune époux, avait inspecté la pièce, constaté qu’elle était sans fenêtre, sans issue… et il avait laissé le garçon et sa femme seuls pendant vingt minutes. Le prêtre, qui en avait vu d’autres — trente ans d’apostolat dans les docks de Hambourg —, l’avait remercié d’un clin d’œil grave.
Sur le chemin du retour, vers la prison, tandis que les hautes murailles se précisaient, March s’était attendu à de la déprime chez le jeune homme, à des supplications pour un peu de temps encore, ou même à ce qu’il tente quelque chose. Rien de tout cela. Le prisonnier était calme, souriant, terminant posément son cigare. Aujourd’hui, à Zurich, au bord de ce lac, March comprenait ce que le garçon avait ressenti. Il savait qu’une autre vie existait, ou plus simplement qu’elle était possible, et une journée de cette vie lui avait suffi.
Il sentit Charlie à côté de lui. Elle l’embrassa furtivement sur la joue.
Une boutique de cadeaux, à l’aéroport de Zurich, débordait de marchandises aux couleurs vives — des piles de coucous, de skis miniatures, de cendriers émaillés représentant le Cervin. Des chocolats. March choisit une boîte à musique avec la légende sur le couvercle : « Vœux d’anniversaire à Notre Führer Bien-aimé, 1964 » ; il l’apporta au comptoir où une dame rebondie d’âge mûr servait les clients.
« Vous pourriez l’emballer pour un envoi ?
— Sans problème, monsieur. Écrivez ici où vous désirez l’expédier. »
Elle poussa devant lui un bloc et un crayon. March écrivit Hannelore Jaeger, et l’adresse. Hannelore était encore plus replète que son mari et elle avait une passion pour les chocolats. Il espérait que Max comprendrait la plaisanterie.
La vendeuse enveloppait rapidement la boîte dans du papier kraft ; ses gestes étaient précis, ses doigts agiles.
« Vous en vendez beaucoup ?
— Des centaines. On peut dire que vous l’aimez, votre Führer.
— Oui, en effet. »
Il considérait le paquet. Exactement pareil à celui qu’il avait pris dans la boîte aux lettres de Bühler.
« Je suppose que vous ne conservez pas la liste des endroits où vous envoyez ce type de colis ?
— Ce serait impossible. »
Elle recopia l’adresse sur l’emballage, y colla un timbre et l’ajouta au petit tas qui attendait derrière elle.
« Bien sûr. Et vous ne vous rappelez pas avoir servi un vieux monsieur allemand, lundi après-midi, vers quatre heures ? Avec de grosses lunettes et des yeux mal en point. »
Le visage de la femme se ferma soudain, soupçonneux.
« Qui êtes-vous ? La police ?
— C’est sans importance. »
Il paya pour les chocolats et aussi pour une chope de faïence où était imprimé « I LOVE ZÜRICH ».
Luther ne pouvait être venu jusqu’ici, en Suisse, simplement pour déposer ce tableau dans le coffre, pensait March. Même un fonctionnaire retraité des Affaires étrangères n’aurait pu passer un paquet de cette taille, marqué ultra-secret, sous le nez de la Zollgrenzschutz. Il devait être venu pour récupérer quelque chose, et pour le ramener en Allemagne. Et comme c’était la première fois depuis vingt et un ans qu’il retournait au coffre, et que d’autres clés existaient, et de plus ne se fiant à personne, il devait avoir de sérieux doutes — se demander si cette autre chose serait encore là.
March regarda le hall des départs. Il s’imagina le vieil homme se dépêchant dans le terminal, serrant sa précieuse charge, son cœur affaibli battant violemment dans sa poitrine. Les chocolats étaient sûrement un message de succès : jusqu’ici, mes chers vieux camarades, tout va bien. Que pouvait-il trimballer ? Ni tableau ni argent, à l’évidence. Ils en avaient à profusion en Allemagne.
« Des papiers…
— Quoi ? »
Charlie, qui l’attendait sur la plate-forme, se retourna, surprise.
« C’est ça le lien. La paperasserie. Des ronds-de-cuir. Voilà ce qu’ils étaient. Tous. Des civils. Ils vivaient du et par le papier. »
Il se les imaginait dans le Berlin de la guerre — dans leurs bureaux, de jour comme de nuit, s’échangeant mémos et minutes dans un tourbillon ininterrompu de paperasse bureaucratique, tous planqués dans leurs réduits de papier. Des millions d’Allemands s’étaient battus, au cours de ces années : dans la boue glacée des steppes, ou dans le désert de Libye, ou dans le ciel limpide d’Angleterre, ou — comme March — en mer. Ces vieillards avaient vécu leur guerre dans des dossiers — ils avaient sacrifié leur sang et leur jeunesse sur papier.
Charlotte secouait la tête.
« Ça n’a pas beaucoup de sens.
— Je sais. Ou alors rien que pour moi… Je t’ai acheté ceci. »
Elle déballa la chope et éclata de rire, la serrant contre son cœur.
« Je ne m’en séparerai jamais… je la garderai comme un trésor. »
Ils franchirent rapidement le contrôle des passeports. Passé la limite, March regarda derrière lui une dernière fois. Les deux policiers attendaient près du comptoir des billets. L’un d’eux — celui qui les avait ramassés devant la villa de Zaugg — leva la main. March lui rendit son salut.
On annonçait leur vol — dernier appel : Les passagers du vol Lufthansa 227 à destination de Berlin sont priés de se rendre immédiatement…
Son bras retomba. Il se dirigea vers la porte d’embarquement.
Pas de whisky cette fois, mais du café — beaucoup, fort et noir. Charlotte essaya de s’intéresser à un journal et sombra presque aussitôt dans le sommeil. March était trop agité pour dormir.
Il avait arraché une douzaine de pages blanches de son calepin, les avait déchirées en deux, puis encore en deux. Tout était étalé sur la tablette de plastique devant lui. Sur chaque bout de papier, un nom, une date, un fait. Il les faisait glisser sans cesse — les premiers à la fin, les derniers au milieu, ceux du milieu au début —, cigarette au bec, dans un nuage de fumée, concentré, loin de tout. Quelques passagers lui jetaient à la dérobée des regards sceptiques ; il avait l’air d’un maniaque jouant à une forme de patience particulièrement démente.
Juillet 1942. Sur le front Est, la Wehrmacht lance l’opération « Bleue » : l’offensive qui allait finalement donner la victoire à l’Allemagne. L’Amérique se fait matraquer par les Japonais. Les Britanniques bombardent la Ruhr, se battent en Afrique du Nord. À Prague, Reinhard Heydrich se remet des suites d’une tentative d’assassinat.
Donc : jours heureux pour les Allemands, surtout ceux des territoires occupés. Résidences élégantes, maîtresses, pots-de-vin. On met en caisse le produit du pillage pour l’expédier au pays. La corruption, du haut en bas, du Kommissar au caporal, du retable à la bouteille d’alcool. Bühler, Stuckart et Luther ont une combine particulièrement bien rodée. Bühler réquisitionne les trésors artistiques dans le Gouvernement général ; il les expédie sous couverture à Stuckart, au ministère de l’Intérieur. C’est parfaitement sûr : qui va oser mettre son nez dans des envois de fonctionnaires aussi puissants ? Luther fait passer en fraude les objets à l’étranger pour les vendre. Sans risque, encore : qui aura le toupet d’ordonner au chef du département Allemagne des Affaires étrangères d’ouvrir ses valises ? Les trois se retirent dans les années cinquante, riches et respectés.
Puis, en 1964, la catastrophe.
March déplaçait ses morceaux de papier, les déplaçait encore.
Le vendredi 11 avril, les trois complices se réunissent chez Bühler : premier indice d’une panique à bord…
Non. Ça ne collait pas. Il reprit ses notes, chercha le récit par Charlotte de sa conversation avec Stuckart. Évidemment !
Jeudi 10 avril, le jour qui précède la réunion, Stuckart se rend Bülowstrasse et note le numéro d’appel de la cabine en face de l’immeuble de Charlotte Maguire. Fort de ce renseignement, il se rend chez Bühler, vendredi. Ce qui les menace est si effrayant que tes trois hommes envisagent l’impensable : la défection, l’asile politique aux États-Unis. Stuckart expose la manœuvre. Impossible de se fier à l’ambassade, Kennedy l’a truffée d’apôtres de la détente. Le lien doit être direct avec Washington. Stuckart l’a : la fille de Michael Maguire. Ils se mettent d’accord. Samedi, Stuckart téléphone à la fille pour convenir d’un rendez-vous. Dimanche, Luther s’envole pour la Suisse. Pas pour ramener des tableaux ou du fric ; ils n’en ont que faire à Berlin, mais pour récupérer une chose déposée lors de trois visites à la banque, entre l’été 1942 et le printemps 1943.
Mais il est déjà trop tard. Le temps pour Luther d’effectuer son retrait, d’envoyer le signal de Zurich, d’atterrir à Berlin, et Bühler et Stuckart sont liquidés. Il décide donc de se terrer avec ce qu’il a récupéré dans le coffre.
March se détendit et contempla son puzzle en partie achevé. C’était une version. Aussi valable qu’une autre.
Charlie soupira et s’agita dans son sommeil ; elle se tourna pour poser sa tête sur son épaule. Il l’embrassa sur les cheveux. On était vendredi. Le Führertag : lundi. Il lui restait le week-end.
« Chère Fräulein Maguire, murmura-t-il. Je crains fort que nous n’ayons pas cherché au bon endroit. »
Mesdames et messieurs, nous amorçons notre descente sur le Flughafen Hermann Goering. Veuillez remettre vos sièges en position verticale et replier les tablettes devant vous…
Délicatement, pour ne pas la réveiller, March retira son épaule de sous la tête de Charlie, rassembla ses morceaux de papier et gagna en ondoyant l’arrière de la cabine. Un gamin en uniforme des Jeunesses hitlériennes émergea des toilettes et lui tint poliment la porte ouverte. March remercia d’un signe de tête et tira le verrou derrière lui. La faible lumière clignotait par intermittence.
L’endroit, étriqué, exhalait des relents d’air vicié recyclé sans fin, de savon bon marché, d’excréments. Il souleva le couvercle sur la cuve métallique et jeta ses papiers. Un voyant s’éclaira, ATTENTION ! REGAGNEZ VOTRE PLACE ! La turbulence lui retourna l’estomac. Était-ce ce que Luther avait ressenti au moment où l’avion était descendu sur Berlin ? Le métal paraissait moite et froid sous ses doigts. Il actionna le levier et la cuvette se vida — ses notes furent aspirées dans un tourbillon d’eau bleue.
La Lufthansa avait équipé l’endroit non pas d’essuie-mains mais de petites serviettes de papier humides, imprégnées d’un produit qui donnait la nausée. March se tamponna le visage. Il sentait sa peau brûlante à travers la fibre glissante. À nouveau cette vibration de la carlingue, comme un U-Boot pris sous le feu de grenades sous-marines. Ils descendaient rapidement. Il colla son front contre le miroir glacé. Plongée, plongée, plongée…
Charlotte ne dormait plus. Elle passait un peigne dans ses cheveux.
« Je commençais à croire que tu avais sauté.
— Pas idiot. L’idée m’a effleuré. (Il attacha sa ceinture.) Mais tu es peut-être ma planche de salut.
— C’est le plus beau compliment…
— J’ai dit : “Peut-être”. (Il prit sa main.) Écoute. Tu es sûre que Stuckart t’a dit qu’il était passé jeudi relever le numéro de la cabine en face de chez toi ? »
Elle réfléchit un instant.
« Oui, certaine. Je me souviens que je me suis dit : ce type est sérieux, il a préparé son coup.
— On peut le dire… La question est donc ; Stuckart a-t-il agi seul — il se ménageait sa petite porte de sortie —, ou est-ce que l’appel résultait d’une démarche convenue avec les autres ?
— Ça change quelque chose ?
— Oui, beaucoup. Réfléchis. S’il s’est mis d’accord avec la bande, vendredi, Luther sait probablement qui tu es et comment te contacter. »
Elle retira sa main de surprise.
« Mais c’est complètement fou. Il ne me ferait jamais confiance.
— D’accord, c’est fou. »
Ils avaient franchi une première couche de nuages ; une autre s’étalait sous eux. March aperçut le sommet du Grand Dôme, qui suggérait la pointe d’un casque.
« Mais supposons que Luther soit toujours en vie, là, quelque part, en bas. Quels sont ses choix ? L’aéroport est surveillé. Comme les docks, les gares, les frontières. Il ne peut courir le risque de se présenter à l’ambassade US, pas avec ce qui vient de se passer, la visite de Kennedy et ce qui s’ensuit. Pas question non plus de rentrer chez lui. Que veux-tu qu’il fasse ?
— Je n’y crois pas. Il m’aurait appelée mardi ou mercredi. Ou jeudi matin. Pourquoi aurait-il attendu ? »
Mais le doute perçait nettement dans sa voix ; il l’entendait. Tu ne veux pas le croire, pensait-il. Tu te croyais maligne, à cavaler pour ton article à Zurich ; et pendant ce temps, ton beau papier, il te courait peut-être derrière à Berlin.
Elle s’était enfoncée dans son siège, regardant fixement par le hublot.
March se sentit soudain désemparé. Il la connaissait si peu, malgré…
« D’accord… Luther pouvait attendre, je ne sais pas, pour se donner le temps de trouver une autre solution, par exemple, une issue plus sûre. Qui sait ? Il l’a peut-être trouvée ? »
Elle ne répondit pas.
Ils se posèrent à Berlin, sous une petite pluie fine, quelques minutes avant quatorze heures. Au bout de la piste, alors que le Junkers manœuvrait, un coup de vent cingla le hublot, y laissant de minces traînées de gouttelettes. Le drapeau à croix gammée au-dessus du terminal pendait lamentablement dans l’humidité.
Le contrôle des passeports s’organisait sur deux files. La première pour les citoyens allemands et ceux de la Communauté européenne ; l’autre pour le reste du monde.
« Voilà où nos chemins se séparent », dit March.
Il l’avait persuadée, non sans difficulté, de le laisser porter sa valise jusque-là. Il la lui tendit.
« Que vas-tu faire ?
— Rentrer chez moi, je pense. Attendre que le téléphone sonne. Et toi ?
— Je me disais que j’avais bien droit à une petite leçon particulière d’histoire. »
Elle le regarda sans comprendre. Il se contenta de dire :
« Je t’appelle plus tard.
— J’y compte bien. »
Un vestige de l’ancienne méfiance. Il le devina à son regard ; il sentit qu’elle l’épiait dans le sien. Il voulut dire quelque chose, la rassurer.
« Ne t’en fais pas. On a un marché : ce qui est dit est dit. »
Elle approuva d’un signe de tête. Un silence embarrassé s’établit. Puis elle se dressa soudain sur la pointe des pieds et effleura sa joue. Elle s’éclipsa avant qu’il ait pu formuler une réponse.
La file des Allemands s’avançait pas à pas vers le Reich, en silence. March, quand vint son tour, attendit patiemment, mains croisées derrière le dos, que le fonctionnaire ait fini d’éplucher son passeport. Les jours précédant l’anniversaire du Führer, le contrôle aux frontières devenait toujours plus tatillon, et les gardes étaient plus nerveux.
Les yeux de l’officier de la Zollgrenzschutz étaient invisibles sous sa visière.
« Le Herr Sturmbannführer rentre avec trois heures d’avance. »
Il barra le visa d’un épais trait noir et griffonna « Annulé » avant de rendre le document. « Bienvenue au port. »
Le hall des douanes était bondé. March chercha Charlie des yeux, sans résultat. L’avaient-ils refoulée au contrôle ? Il l’espérait presque : pour elle, c’était le plus sûr.
La Zollgrenzschutz ouvrait tous les bagages. Mesure exceptionnelle. Une vraie pagaille. Les passagers tournaient et discutaient autour de monceaux de vêtements ; le hall ressemblait à un vaste bazar indien. March, ici encore, prit son mal en patience.
Il était plus de trois heures quand il fut en mesure de récupérer son sac à la consigne. Dans les toilettes, il remit son uniforme, plia les vêtements civils, les rangea dans la valise. Il vérifia le luger avant de le glisser dans son étui. Un coup d’œil au miroir en sortant. La silhouette noire familière.
Bienvenue au port.
Quand le soleil était de la partie, les officiels avaient une formule : « Un temps pour le Führer. » S’il pleuvait, pas d’appellation consacrée.
En tout cas, crachin ou pas crachin, il avait été décrété que l’après-midi inaugurerait les trois jours de festivités. Et donc, avec une détermination opiniâtre et national-socialiste, les foules s’étaient attelées à la célébration.
Le taxi de March traversait Wedding. Le Berlin des travailleurs, le bastion communiste des années vingt. Les sirènes des usines, en signe de réjouissances, avaient sonné avec une heure d’avance la fin du travail. Les rues débordaient de monde. Les Blockleiters en avaient mis un coup. Des bannières, la plupart à croix gammées, étaient accrochées tous les deux ou trois immeubles — les blocs d’habitations ressemblaient plus que jamais à des forteresses — ; plus espacées, des banderoles étaient tendues entre les balcons, avec des slogans, LES TRAVAILLEURS DE BERLIN SALUENT LEUR FÜHRER À L’OCCASION DE SON 75e ANNIVERSAIRE ! LONGUE VIE À LA GLORIEUSE RÉVOLUTION NATIONAL-SOCIALISTE ! LONGUE VIE À NOTRE GUIDE ET PREMIER CAMARADE ADOLF HITLER ! Les ruelles arrière, dans une débauche de couleurs, retentissaient du dzim-boum ! des fanfares SA locales. Et on n’était que vendredi. March se demanda ce que les autorités de Wedding avaient pu prévoir pour la suite, et pour le grand jour.
Au cours de la nuit, au coin de Wolffstrasse, un esprit fort y était allé d’un graffiti de son cru à la peinture blanche : QUICONQUE EST SURPRIS À NE PAS S’AMUSER SERA ABATTU SUR-LE-CHAMP. Deux chemises brunes à l’air anxieux s’efforçaient de l’effacer.
March se fit conduire à la Fritz-Todt-Platz. Sa Volkswagen était toujours là où il l’avait garée l’avant-veille, en face de chez Stuckart. Il leva la tête vers le quatrième étage. Quelqu’un avait tiré les rideaux.
Werderscher Markt, il rangea sa valise dans un coin du bureau et appela l’officier de service. Martin Luther n’avait toujours pas été retrouvé.
Krause ajouta :
« De toi à moi, March, Globus nous rend tous dingues ici. Il débarque toutes les demi-heures ; il gueule sur tous les tons que ça va se terminer en KZ pour quelqu’un s’il n’obtient pas de résultats.
— Le Herr Obergrappenfiïhrer est un officier très dévoué.
— Euh, oui, certes, certes… (La voix de Krause était soudain apeurée.) Je ne voulais pas dire que… »
March raccrocha. Voilà de quoi cogiter pour celui qui écoutait.
Il transporta maladroitement la machine à écrire jusqu’à son bureau et inséra une seule feuille de papier. Il alluma une cigarette.
À : Artur Nebe, SS-Oberstgruppenfîihrer, Reich Kriminalpolizei
DE : X. March, SS-Sturmbannführer 17.4.64
1. J’ai l’honneur de vous informer que à 10.00 h ce matin j’ai visité les locaux de Zaugg et Cie, Banquiers, Bahnhofstrasse, Zurich.
2. Le compte numéroté dont nous avons discuté l’existence hier a été ouvert par le sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères Martin Luther le 8.7.42. Quatre clés ont été délivrées.
3. Le coffre a par la suite été utilisé à trois reprises : 17.12.42, 9.8.43, 13.4.64.
4. Lorsque je l’ai inspecté, le coffre contenait :
March se renversa sur son siège et envoya plusieurs ronds de fumée au plafond. L’idée de voir ce tableau chez Nebe, parmi les Schmutzler et autres croûtes pompeuses, lui répugnait singulièrement ; cela relevait du sacrilège. Le mieux était encore de laisser la jeune femme du portrait en paix dans l’obscurité. Ses doigts restèrent un moment encore immobiles au-dessus des touches de la machine, puis il frappa :
Néant.
Il tourna le cylindre pour dégager le papier, signa, glissa la feuille dans une enveloppe. Il appela le bureau de Nebe et reçut l’ordre d’apporter immédiatement son rapport, en personne. Il raccrocha, contempla le paysage de brique par la fenêtre.
Pourquoi pas ?
Il se leva pour prendre sur l’étagère l’annuaire de Berlin. Il trouva le numéro, qu’il appela d’un bureau voisin pour éviter l’écoute.
Une voix d’homme répondit :
« Reichsarchiv. »
Dix minutes plus tard, ses bottes s’enfonçaient dans l’épaisseur moelleuse de la moquette du bureau d’Artur Nebe.
« Vous croyez aux coïncidences, March ?
— Non, Herr Oberstgruppenführer.
— Non. Très bien. Moi non plus. »
Nebe déposa sa loupe et écarta d’un geste le rapport de March.
« Je ne crois pas que deux fonctionnaires à la retraite, du même âge et de même rang, choisissent par hasard de se suicider plutôt que d’affronter le déshonneur d’une poursuite pour corruption. Bon Dieu ! — il eut un petit rire sec —, si chaque fonctionnaire à Berlin décidait d’en faire autant, les rues seraient bientôt jonchées de cadavres. Et je ne crois pas davantage au hasard d’une exécution programmée précisément la semaine où un président américain annonce qu’il nous fera l’honneur d’une visite. »
Il repoussa son siège et alla en claudiquant jusqu’à une petite étagère où s’alignaient les textes sacrés du national-socialisme : Mein Kampf, le Mythus des XX. Jahrhunderts de Rosenberg, les Tagebüchen de Goebbels… Il pressa un bouton et le devant du meuble s’ouvrit sur un bar. Les livres, March le découvrait, n’étaient que des dos de reliures collés sur du bois.
Nebe se servit un grand verre de vodka et revint vers son bureau. March n’avait pas bougé, ni vraiment au garde-à-vous ni vraiment au repos.
« Globus travaille pour Heydrich, dit Nebe. C’est simple. Globus ne s’essuierait pas le trou de balle tant que Heydrich ne lui en aurait pas donné l’ordre. »
March se taisait.
« Et Heydrich travaille pour le Führer la plupart du temps ; et pour lui tout le temps… »
Nebe posa le verre ouvragé à ses lèvres. Sa langue de lézard pointa dans l’alcool, joua à la surface. Il resta un moment silencieux.
« Savez-vous pourquoi nous passons la pommade aux Américains, March ?
— Non, Herr Oberstgruppenführer.
— Parce que nous sommes dans la merde. Voilà une nouvelle que vous ne risquez pas de lire dans les journaux du petit Docteur. Vingt millions de colons dans l’Est en 1960… C’est ce que prévoyait le plan de Himmler. Quatre-vingt-dix millions pour la fin du siècle. Bien. D’accord, bravo ! On les a envoyés. Le problème est que la moitié veut rappliquer. Considérez ce beau morceau d’ironie cosmique, March : un espace vital à nous et personne pour le peupler. Quant au terrorisme… (Il fit un geste avec son verre, les glaçons tintèrent.) Inutile de dire à un officier de la Kripo à quel point le phénomène est devenu préoccupant. Les Américains fournissent les fonds, les armes, la formation. Et ça fait vingt ans qu’ils tiennent les Rouges à bout de bras. De notre côté : les jeunes refusent de se battre, et les vieux ne veulent plus travailler. »
Il hocha sa tête grisonnante devant tant de folie, repêcha un glaçon dans son verre et le suça bruyamment.
« Heydrich se damnerait pour cet accord avec l’Amérique. Il est prêt à tuer pour que tout se déroule sans accrocs. Est-ce que le problème est là, March ? Bühler, Stuckart, Luther… étaient-ils une menace pour cet accord ? »
Les yeux de Nebe guettaient la moindre réaction sur son visage. March, impassible, regardait droit devant lui.
« Vous-même, March, en un certain sens, vous êtes une ironie incarnée. Déjà songé à cela ?
— Non, Herr Oberstgruppenführer.
— Non, Oberstgruppenführer ! singea Nebe. Eh bien ! c’est le moment d’y penser. Nous avons engendré une génération de surhommes destinés à gouverner un empire, n’est-ce pas ? Nous les avons formés à une logique implacable — à l’appliquer sans pitié, et même cruellement, le cas échéant. Souvenez-vous, le Führer : “Mon plus grand cadeau aux Allemands est de leur avoir appris à penser clairement.” Et que voit-on ? Quelques-uns parmi vous — peut-être les meilleurs — commencent à retourner contre nous cette pensée à la fois lucide et impitoyable. Je vous avoue que je suis content d’avoir mon âge. L’avenir me fait peur. »
Il resta un long moment perdu dans ses réflexions. Enfin, manifestement désappointé, le vieil homme reprit sa loupe.
« Donc, un trafic d’œuvres d’art, n’est-ce pas ? »
Il parcourut rapidement le rapport de March, puis tint la feuille en équilibre au-dessus de la corbeille à papier, et la lâcha.
Clio, la muse de l’Histoire, montait la garde à l’entrée de la Reichsarchiv : un nu belliqueux dû au talent d’Adolf Ziegler, « grand maître du Reich du Poil pubien ». La muse fronçait les sourcils vers le Mémorial du Soldat, de l’autre côté de l’avenue de la Victoire, où une longue file de touristes attendait de pouvoir défiler devant les restes de Frédéric le Grand. Des pigeons étaient perchés sur les courbes de son immense poitrine, comme des montagnards à la surface d’un glacier. Derrière la statue, au-dessus de la grande entrée, une inscription avait été gravée dans le granit poli, et incrustée de feuilles d’or — une citation du Führer : POUR TOUTE NATION, UNE HISTOIRE CORRECTE VAUT CENT DIVISIONS.
Rudolf Halder fit entrer March et le mena au troisième étage. Il poussa une double porte et s’effaça pour le laisser passer. Un corridor au sol et aux murs de pierre semblait s’étendre à l’infini.
« Impressionnant, non ? »
Sur son terrain, Halder affectait un ton de professionnel de l’histoire, subtil mélange de fierté et de sarcasme.
« Le style peut passer pour néo ou pseudo-teuton. Tu ne seras pas surpris d’apprendre que ceci est le plus vaste dépôt d’archives au monde. Au-dessus de nous, deux étages administratifs. Ici, les bureaux des chercheurs et les salles de lecture. Sous nos pieds, six niveaux de documents. Mon cher, vous déambulez sur l’Histoire de la patrie. Moi, ici, j’entretiens pieusement la lanterne de Clio. »
Ça ressemblait à une cellule de moine : petit, sans fenêtre, des murs de granit apparent. Des tas d’archives s’empilaient sur la table, d’autres sur le sol. Partout, des livres — par dizaines — hérissés d’une multitude de signets — morceaux de papier multicolores, tickets de tram, bribes de paquets de cigarettes, allumettes usagées…
« La mission de l’historien : faire surgir du chaos un désordre encore plus conséquent. »
Halder prit la liasse de messages militaires qui encombrait la seule chaise, frotta la poussière et fit signe à March de s’asseoir.
« J’ai besoin de ton aide, Rudi. Encore. »
Halder se cala sur un coin de la table.
« J’ai pas de nouvelles de toi pendant des mois, puis, sans crier gare, tu débarques deux fois par semaine. Je suppose que c’est en rapport avec l’affaire Bühler ? J’ai lu la nécrologie. »
March approuva de la tête.
« Je dois te prévenir : tu parles à un paria. Tu cours peut-être des risques — le simple fait de me rencontrer.
— C’est d’autant plus fascinant. (Halder joignit ses longs doigts et fit craquer ses jointures.) Vas-y.
— Pour toi, c’est un vrai défi. »
March s’interrompit, respira posément.
« Trois hommes : Bühler, Wilhelm Stuckart et Martin Luther. Les deux premiers sont morts ; le troisième est en cavale. Tous fonctionnaires de haut rang, comme tu sais. Au cours de l’été 1942, ils s’offrent un compte à Zurich. D’abord, je me dis qu’ils y ont planqué un tas d’or ou des trésors artistiques — comme tu le soupçonnais, Bühler baignait dans les trafics jusqu’au cou. À présent, je penche plutôt pour des documents.
— Quelle sorte de documents ?
— Aucune idée.
— Sensibles ?
— Sans doute.
— On bute immédiatement sur un os. Il s’agit de trois ministères différents — Affaires étrangères, Intérieur et Gouvernement général —, lequel n’a d’ailleurs rien d’un ministère. Cela représente des tonnes de papelards. Au sens fort, Zavi, littéralement des tonnes.
— Tu as les dossiers ici ?
— Affaires étrangères et Intérieur, oui. Gouvernement général : il faut voir à Cracovie.
— Tu as accès ?
— Officiellement, non. Officieusement… (Il agita la main.) Peut-être, avec un peu de chance. Mais, Zavi, il faudrait une vie rien que pour les parcourir. Tu as une piste ?
— Il doit y avoir un indice dans tout ça. Peut-être des documents qui manquent.
— C’est un boulot impossible.
— Je t’ai dit, c’est un défi.
— Et combien de temps pour le découvrir, cet indice ?
— J’en ai besoin ce soir. »
Halder explosa — un rugissement d’incrédulité, de colère et de mépris. March reprit tranquillement :
« Rudi, dans trois jours, on me traîne devant le Tribunal d’honneur de la SS. Tu sais ce que ça signifie. J’en ai absolument besoin maintenant. »
Halder le fixa un moment, sans y croire. Puis il détourna les yeux en murmurant :
« Laisse-moi réfléchir…
— Je peux fumer ?
— Dans le couloir. Pas ici, ces trucs sont irremplaçables. »
March, en fumant, pouvait entendre le va-et-vient de Halder. Il consulta sa montre. Six heures du soir. Le corridor était désert. Le personnel était parti ; il profitait de ce début de long week-end. March poussa une, puis deux portes. Fermées. La suivante était ouverte. Il décrocha le téléphone, écouta la tonalité, forma le neuf. Une nouvelle tonalité : la ligne extérieure. Il composa le numéro de Charlie. Elle répondit immédiatement.
« C’est moi. Ça se passe bien ?
— Impeccable. J’ai découvert un truc, un détail.
— Ne dis rien. Je te verrai plus tard. »
Il aurait voulu trouver quelque chose à ajouter ; elle avait raccroché.
Halder téléphonait à présent. Sa voix enjouée retentissait dans le couloir dallé.
« Eberhard ? Oui, bonsoir… Comme tu dis, toujours les mêmes qui bossent… Une question rapidement, si je peux. Les séries de l’Intérieur… Ah, c’est fait ? Bien. Par divisions ? Je vois. Excellent. Et tout a été couvert ? »
March s’était adossé au mur. Les yeux fermés, il s’efforçait de ne pas penser à l’océan de papier sous ses pieds. Allons, Rudi. Allons.
Il entendit le bruit de sonnerie. Halder avait raccroché. Quelques secondes plus tard, Rudi le rejoignait dans le couloir, enfilant sa veste. Une poignée de crayons dépassait de sa poche de poitrine.
« Un petit coup de bol. Selon un collègue, les dossiers de l’Intérieur sont au moins catalogués. »
Il partit en flèche dans le couloir. March dut allonger le pas.
« Et ça veut dire ?
— Qu’il doit exister un index général. On saura quels papiers sont réellement passés entre les mains de Stuckart, et quand. »
Il martela la commande d’ascenseur. Pas de réponse.
« On dirait qu’ils ont coupé cet engin pour la nuit. Faudra trotter. »
Tout en dégringolant bruyamment le grand escalier en spirale, Halder cria :
« Tu te rends compte que cette démarche est tout à fait contraire aux règles ? Je suis habilité pour Armée-front Est, pas pour Administration-Intérieur. Si on nous tombe dessus, à toi d’imaginer un Confidentiel-sécurité quelconque pour la Polizei… une fable qu’ils mettront au moins deux heures à vérifier. Moi, je suis le pauvre con qui rend service, d’accord ?
— Je te remercie. C’est encore loin ?
— Tout en bas. (Halder secoua la tête.) Le Tribunal d’honneur ! Bon sang, Zavi ! qu’est-ce qui t’arrive ? »
Soixante mètres sous le niveau du sol, l’air était frais et sec ; l’éclairage en veilleuse, pour protéger les archives.
« On dit que cet endroit est conçu pour résister à un impact direct de missile US, dit Halder.
— C’est quoi, là derrière ? »
March désignait une porte d’acier bardée de panneaux d’interdiction : « ATTENTION ! ENTRÉE STRICTEMENT INTERDITE SANS AUTORISATION ! » « ENTRÉE INTERDITE ! » « IDENTIFICATION EXIGÉE ! »
« L’histoire correcte vaut cent divisions, tu te souviens ? C’est là qu’on stocke l’histoire erronée. Merde ! Attention… »
Halder avait tiré March dans un recoin. Un homme de la sécurité venait dans leur direction, agrippé à un chariot, courbé comme un mineur dans une galerie souterraine. March crut qu’il ne les raterait pas, mais l’homme passa sans tourner la tête, ahanant sous l’effort. Il s’arrêta devant la porte métallique et la déverrouilla. March entr’aperçut une chaudière, un grondement de flammes ; la porte se referma avec fracas.
« Allons-y. »
Halder expliqua la routine. Les archives s’organisaient sur le principe d’un entrepôt. Les demandes de dossiers arrivaient à une aire de traitement central, à chaque niveau. Là, dans des registres d’un mètre de haut, de vingt centimètres d’épaisseur, se conservait l’index général. À côté de chaque dossier répertorié, un numéro de rayon. Les rayons étaient dans des réserves à l’abri du feu, organisées en étoile à partir de l’aire centrale. Le tout, expliquait Halder, était de se retrouver dans l’index. Il paradait devant les dos de cuir écarlates, les tapotant l’un après l’autre jusqu’à ce qu’il ait trouvé le bon. Il traîna le registre sur le bureau du responsable de la section.
March avait un jour été dans les soutes d’un porte-avions, le Grossadmiral Raeder. Les profondeurs des Archives du Reich lui rappelaient cette visite : les plafonds bas et leurs rangées de lampes ; l’impression écrasante d’avoir une immense structure au-dessus de la tête. À côté du bureau, une photocopieuse — une curiosité en Allemagne, où la distribution de ce type de matériel était strictement contrôlée, pour empêcher les subversifs de répandre la littérature interdite. Une dizaine de chariots vides étaient regroupés près de la cage d’ascenseur. On voyait à cinquante mètres dans toutes les directions. Le niveau était désert.
Halder poussa un petit cri de triomphe.
« Secrétariat d’État : dossiers du Bureau, 1939 à 1950. Mon Dieu, quatre cents cartons. Quelle année disais-tu ?
— Le compte en Suisse s’est ouvert en juillet 1942 ; alors disons les sept premiers mois de l’année. »
Halder tournait les pages en pensant tout haut :
« Oui. Je vois ce qu’ils ont fait. Les papiers sont regroupés en quatre séries : Correspondance, Minutes et mémorandums, Statuts et décrets, Personnel…
— Ce que je cherche doit connecter Stuckart avec Bühler et Luther.
— Dans ce cas, on a intérêt à commencer par la correspondance. On aura une idée de ce qui se goupillait alors. (Halder griffonnait.) D/15/M/28-34. Bien. On y va. »
Le rangement D était à vingt mètres sur la gauche. Rayon 15, section M se trouvait au milieu. Halder annonça :
« Six cartons seulement. Remercions le ciel. Tu prends janvier-avril, je me tape mai-août. »
Les cartons avaient la taille d’un tiroir de bureau. Ni tables ni tablettes. Ils s’installèrent par terre. Le dos contre une étagère, March ouvrit son carton, sortit une pile de papiers et commença à lire.
On a parfois besoin d’un peu de chance dans la vie.
Le premier document était une lettre datée du 2 janvier, du sous-secrétariat d’État au ministère de l’Air, concernant une distribution de masques à gaz à la Reichsluftschutzbund, l’organisation de la protection aérienne. La deuxième, datée du 4 janvier, provenait du Bureau du Plan de quatre ans et traitait d’allégations d’usage non autorisé de carburant par les hauts fonctionnaires du gouvernement.
La troisième était de Reinhard Heydrich.
March vit d’abord là signature — un gribouillage anguleux, tremblé. Ses yeux remontèrent jusqu’à l’entête — Office central de la Sûreté du Reich, Berlin SW 11, Prinz-Albrecht-Strasse 8 — puis la date : 6 janvier 1942. Et seulement alors, le texte :
La présente pour confirmer que la conférence interagences suivie d’un déjeuner, originellement prévue pour le 9 décembre 1941 et repoussée au 20 janvier 1942, se tiendra dans les bureaux de l’Organisation internationale de Police criminelle, Berlin, Am grossen Wannsee, Nr. 56/58.
March parcourut les autres pièces du carton : des copies sur papier pelure et des originaux sur papier lourd ; des en-têtes imposants, Chancellerie du Reich, ministère de l’Économie, Organisation Todt ; des invitations à des déjeuners et à des réunions ; des requêtes, des demandes, des circulaires. Rien d’autre de Heydrich.
March tendit la lettre à Halder.
« Qu’est-ce que ça t’inspire ? »
Halder fronça les sourcils.
« Inhabituel. L’Office central de Sûreté organisant une réunion d’agences gouvernementales.
— On peut savoir de quoi ils ont discuté ?
— On devrait. On peut recouper avec la série des minutes et mémorandums. Voyons : 20 janvier… »
Halder consulta ses griffonnages, se leva et repartit le long de la rangée. Il sortit un nouveau carton et revint s’asseoir en tailleur. March le regarda farfouiller. Soudain il s’immobilisa :
« Merde alors…
— Quoi ? ».
Halder lui tendit une fiche dactylographiée : « Dans l’intérêt de la sûreté de l’État, à la demande du Reichsführer-SS, les minutes de la conférence interagences du 20 janvier 1942 ont été retirées. »
Halder dit :
« La date… »
March lut. C’était le 6 avril 1964. Les minutes avaient été confisquées par Heydrich onze jours plus tôt.
« C’est autorisé — légalement, je veux dire ?
— La Gestapo peut rafler ce qu’elle veut pour raison de sécurité. D’habitude les pièces sont transférées dans les coffres de la Prinz-Albrecht-Strasse. »
Il y eut un bruit dans le corridor. Halder leva un doigt en signe d’avertissement. Ils restèrent immobiles, silencieux. Le gardien revenait de la salle de chauffe en poussant le chariot vide. Ils tendirent l’oreille au roulement qui s’éloignait vers l’autre extrémité du bâtiment.
March souffla :
« Et maintenant ? »
Halder se grattait la tête.
« Une réunion interagences à un niveau de secrétaires d’État… »
March voyait à quoi il pensait.
« Bühler et Luther pouvaient en être ?
— Logique. À cet échelon, on devient très pointilleux sur le protocole. Pas question de se retrouver avec un secrétaire d’État de ministère d’un côté et seulement un haut fonctionnaire de l’autre. Quelle heure est-il ?
— Vingt heures.
— Une heure de plus à Cracovie. »
Halder se mordit la lèvre, puis se décida. Il se redressa :
« Je téléphone à un copain aux archives du Gouvernement général ; on saura si les SS ont été renifler de ce côté ces derniers temps. Si c’est pas le cas, je pourrais éventuellement le persuader de jeter un coup d’œil demain — vérifier si les minutes sont toujours dans les papiers de Bühler.
— On ne peut pas simplement vérifier ici, dans les dossiers des Affaires étrangères ? Ceux de Luther ?
— Non. Trop vaste. Faudrait des semaines. C’est la meilleure solution, crois-moi.
— Attention à ce que tu lui racontes, Rudi.
— T’en fais pas. Je suis conscient du risque. (Halder s’arrêta sur le seuil.) Et pas question de fumer derrière mon dos, pour l’amour du ciel. Tu es dans le bâtiment le plus explosif du Reich. »
Et comment ! pensa March. Il attendit que Halder ait disparu pour déambuler parmi les rangées. Il avait envie d’une cigarette, désespérément. Ses mains avaient la tremblote. Il les enfonça dans ses poches.
Cet endroit : un véritable monument élevé à la bureaucratie du Grand Reich allemand. Herr A désire entreprendre quelque chose ; il demande l’autorisation du Dr B. Le Dr B ouvre son parapluie en soumettant la question à son supérieur, le Ministerialdirektor C. Le Ministerialdirektor C en réfère au Reichsminister D, qui fait savoir qu’il laisse la chose à l’appréciation de Herr A, lequel naturellement s’adresse au Dr B… Les alliances et les rivalités, les chausse-trappes et les intrigues de trois décennies de domination absolue du Parti s’entremêlaient dans ces rayonnages à l’épreuve du feu ; dix mille toiles d’araignées tissées de fils de papier et suspendues dans un air glacé.
Halder revint après dix minutes.
« Les SS se sont effectivement pointés à Cracovie il y a quinze jours. (Il se frottait les mains, mal à l’aise.) Risquaient pas de passer inaperçus. Un visiteur de marque, l’Obergruppenführer Globocnik en personne.
— Partout où je me tourne : Globocnik !
— En droite ligne de Berlin, jet de la Gestapo, autorisation spéciale de Heydrich, signée de sa main. Apparemment, ils ont eu droit au grand jeu. Coups de gueule et gracieusetés diverses. Il savait très exactement ce qu’il cherchait : un dossier précis. À midi, il était reparti. »
Globus, Heydrich, Nebe. March se passa la main sur la tête. C’était étourdissant.
« Alors, chou blanc ?
— Oui. À moins que tu ne penses à autre chose dans les papiers de Stuckart. »
March contempla les cartons. Leur contenu lui paraissait mort, de la poussière, celle des ossements des hommes. L’idée d’y replonger lui soulevait le cœur. Il avait besoin d’air ; respirer…
« Laisse tomber, Rudi. Merci. »
Halder s’accroupit pour ramasser la note de Heydrich.
« Intéressant que la conférence ait été repoussée du 9 décembre au 20 janvier.
— Et pourquoi ? »
Halder le regarda avec commisération.
« Tu étais à ce point coupé du monde dans cette saleté de boîte à conserve où on était censés survivre ? Aucun écho du monde extérieur ? Le 7 décembre 1941, ballot ! les forces de Sa Majesté impériale l’empereur Hirohito du Japon ont attaqué la flotte américaine du Pacifique à Pearl Harbor. Le 11 décembre, l’Allemagne déclarait la guerre aux États-Unis. Deux bonnes raisons pour repousser la date d’une réunion, non ? »
Halder souriait. Puis, lentement, il redevint pensif.
« Je me demande…
— Quoi ? »
Il tapota le document.
« Il a dû y avoir une première invitation, avant celle-ci.
— Et ?
— Ça dépend. Parfois, quand il s’agit de gommer des détails embarrassants, nos amis de la Gestapo n’ont pas toujours l’efficacité qu’ils prétendent avoir, surtout quand ils sont pressés… »
March était déjà debout devant les rangs de cartons, regardant de haut en bas, remonté à bloc.
« Lequel ? On commence par quoi ?
— Pour une conférence à ce niveau, Heydrich se devait d’avertir les participants avec un délai d’au moins deux semaines. (Il consulta ses notes.) Ce qui veut dire, correspondance Stuckart, le dossier pour novembre 1941. Voyons. Ce devrait être le carton 26, je pense. »
Il rejoignit March devant les rayons et compta les boîtes jusqu’à celle qu’il voulait. Il la fit glisser, la serra dans ses bras.
« On se calme, Zavi. Chaque chose en son temps. L’histoire est une grande école de patience. »
Il s’agenouilla, déposa le carton devant lui, l’ouvrit, prit les liasses. Il parcourut les pièces, en fit une pile à sa gauche.
« Invitation à une réception de l’ambassadeur d’Italie : chiant. Conférence organisée par Walther Darre au ministère de l’Agriculture : très chiant… »
Il poursuivit ainsi pendant deux minutes. March, debout, se massait nerveusement le poignet. Halder se figea.
« Eh, merde !
Il relut et leva les yeux :
« Invitation de Heydrich. Pas triste du tout, je le crains. Pas du tout, du tout. »
Le ciel était un immense chaos. Une nébuleuse se désintégrant. Des comètes et des météorites sillonnaient le ciel, disparaissaient un instant, explosaient sur l’océan vert des nuages.
Au-dessus du Tiergarten, le bouquet final du feu d’artifice était une apothéose. Des fusées parachutes éclairaient le ciel de Berlin comme dans un raid aérien.
March, au volant, attendait de pouvoir s’engager dans Unter den Linden. Une bande de SA surgit en titubant devant lui. Deux d’entre eux, bras enlacés, se lancèrent dans un cancan approximatif à la lumière des phares. Les autres martelaient la carrosserie de la Volkswagen ou écrasaient leurs visages contre les vitres — yeux exorbités, langues pendantes ; des singes grotesques. March embraya et démarra sur les chapeaux de roues. Il y eut un bruit mat quand il envoya valdinguer un des danseurs.
Il roula jusqu’au Werderscher Markt. Tous les congés avaient été annulés. De la lumière à tous les étages. Dans le hall, quelqu’un le salua mais March l’ignora. Il descendit bruyamment les marches du sous-sol.
Des chambres fortes, des caves, des réserves souterraines… Je deviens troglodyte, pensait March. Un homme des cavernes, un reclus, un pilleur de tombes de papier.
La gorgone de l’Enregistrement était à son poste. Elle ne dormait jamais ? Il exhiba sa carte. Deux autres inspecteurs, à la grande table, parcouraient d’un œil languide des dossiers du même sempiternel papier beige. March choisit un siège dans le coin le plus éloigné, alluma la lampe orientable, abaissa au maximum l’abat-jour. De la poche intérieure de sa tunique il sortit les trois feuillets qu’il avait récupérés aux Archives du Reich.
C’étaient des photostats de médiocre qualité. L’appareil avait été réglé sur un contraste trop faible, les originaux avaient été insérés trop hâtivement et de travers. Il n’allait pas blâmer Rudi. Le pauvre avait même refusé de lui faire ces copies. Un non catégorique. L’affolement. Toute sa bravade d’étudiant attardé s’était envolée quand il avait lu l’invitation de Heydrich. March avait été obligé de le traîner, au sens propre, jusqu’à la photocopieuse. À la seconde où Halder avait terminé, il s’était précipité dans la réserve, avait fourré les papiers dans les cartons et les cartons dans les rayons. Il avait insisté pour qu’ils quittent le bâtiment par une porte à l’arrière.
« Zavi, je pense qu’on ne devrait plus se voir avant un bout de temps.
— Bien sûr.
— Tu comprends… »
Halder était resté planté là, misérable et sans défense ; au-dessus d’eux, dans le ciel, les fusées sifflaient et explosaient.
March l’avait serré dans ses bras.
« T’en fais pas. Je sais, ta famille… » et il s’était éloigné rapidement.
Document Un. L’invitation originale de Heydrich, datée du 19 novembre 1941 :
Le 31.7.1941, le Reichsmarschall du Grand Empire allemand m’a chargé, en coopération avec les organes centraux appropriés, de prendre toutes les dispositions utiles relatives aux conditions organisationnelles, techniques et matérielles nécessaires pour une solution complète de la question juive en Europe, et de lui présenter dans un bref délai un projet de proposition d’ensemble en la matière. Je joins une copie de cette instruction.
Étant donné l’importance toute particulière qui doit être accordée à ces questions, et dans l’intérêt d’assurer une unité de vue de la part des organes centraux appropriés quant aux tâches futures liées aux actions restant à accomplir en vue de cette solution finale, je propose de faire de ces mesures le sujet d’une discussion générale. Ceci est particulièrement nécessaire car à dater du 10 octobre les Juifs ont été évacués du territoire du Reich, y compris le Protectorat, en direction de l’Est, par une série ininterrompue de convois.
Je vous invite par conséquent à vous joindre à moi et à d’autres, dont la liste est incluse, pour une discussion suivie d’un déjeuner le 9 décembre 1941 à 12.00 heures dans les bureaux de l’Organisation internationale de Police criminelle, Berlin, Am grossen Wannsee, Nr. 56/58.
Document Deux. Une photocopie de photocopie, presque illisible par endroits, avec des mots effacés, comme une très vieille inscription sur une pierre tombale. La directive de Hermann Goering à Heydrich, en date du 31 juillet 1941.
Comme complément à la tâche qui vous a été assignée le 24 janvier 1939, en rapport avec une solution la plus avantageuse possible de la question juive par le moyen de l’émigration et de l’évacuation, je vous charge par la présente de procéder à tous les préparatifs nécessaires relatifs aux mesures organisationnelles, techniques et matérielles pour organiser une solution complète de la question juive dans la sphère d’influence allemande en Europe.
Là où d’autres organes gouvernementaux sont impliqués, ils devront coopérer avec nous à cet effet.
Je vous charge en outre de me présenter sous peu un projet d’ensemble relatif aux conditions organisationnelles, pratiques et matérielles de mise en œuvre de la solution finale envisagée de la question juive.
Document Trois. La liste des quatorze invités à la conférence. Stuckart était le troisième nom ; Bühler le sixième ; Luther, le septième. March reconnut deux autres noms.
Il arracha une feuille de son calepin, écrivit onze noms, et retourna au bureau de la gorgone. Les deux enquêteurs étaient partis. La femme n’était nulle part en vue. Il frappa sur le comptoir et cria :
« Y a quelqu’un ? » Derrière une rangée de classeurs, il entendit le tintement coupable d’un verre contre une bouteille. Il était là, son secret. Elle avait dû oublier sa présence. Une seconde plus tard, elle arrivait en chaloupant.
« Qu’est-ce qu’on a sur ces onze hommes ? »
Il tendait la liste. Elle croisa ses bras adipeux sur sa tunique graisseuse.
« Pas plus de trois dossiers en même temps, sauf autorisation spéciale.
— Ne vous tracassez pas pour ça.
— C’est pas autorisé.
— Picoler pendant le service non plus, et vous puez l’alcool. Allez me chercher ces dossiers. »
Pour chaque homme, chaque femme, un numéro. Pour chaque numéro, un dossier. Tous n’étaient pas conservés au Werderscher Markt. N’avaient laissé de trace ici que ceux dont le parcours s’était égaré du côté des plates-bandes de la Kriminalpolizei du Reich, peu importait la raison. Mais en piochant du côté du bureau d’information de l’Alexanderplatz, et en s’aidant des notices nécrologiques du Völkischer Beobachter (réunies annuellement dans L’Appel des Morts), March fut en mesure de combler les lacunes. Il localisa chaque nom. Il lui fallut deux heures.
Le premier de la liste était le Dr Alfred Meyer, du ministère de l’Est. Selon son dossier à la Kripo, Meyer s’était suicidé en 1960, après traitement pour diverses maladies nerveuses.
Le deuxième nom : Dr Georg Leibbrandt, également du ministère de l’Est. Mort dans un accident de la route en 1959 ; sa voiture était passée sous un poids lourd sur l’autoroute entre Stuttgart et Augsbourg. Le conducteur du camion n’avait jamais été retrouvé.
Erich Neumann, secrétaire d’État au Bureau du Plan de quatre ans, s’était tiré une balle dans la tête en 1957.
Dr Roland Freisler, secrétaire d’État au ministère de la Justice : poignardé à mort par un maniaque sur les marches de la Cour populaire de Berlin durant l’hiver 1954. L’enquête sur la façon dont ses gardes du corps avaient pu laisser s’approcher un criminel lunatique concluait par un non-lieu. L’assassin avait été abattu quelques secondes après son forfait.
Arrivé à ce point, March était sorti dans le couloir pour griller une cigarette. Il avait profondément aspiré la fumée, rejetant la tête en arrière pour ne la laisser s’échapper que lentement, comme s’il suivait une cure.
Il avait regagné sa place pour attaquer un nouveau tas de dossiers.
SS-Oberführer Gerhard Klopfer, chef adjoint de la chancellerie du Parti : porté disparu sur déclaration de sa femme en mai 1963 ; son corps avait été découvert par des manœuvres sur un chantier de la banlieue sud de Berlin, au fond d’une bétonneuse.
Friedrich Kritzinger. L’un des noms qui lui étaient familiers. Oui, bien sûr. March se souvint des séquences au journal télévisé, la rue bloquée, la vue classique de la voiture en morceaux, la veuve soutenue par ses fils. Kritzinger, ancien Ministerialdirektor à la Chancellerie du Reich, avait été soufflé par une bombe dans sa voiture, devant son domicile à Munich. Cela datait d’un mois, le 7 mars. Aucun groupe terroriste n’avait revendiqué l’attentat.
Deux personnalités, selon le Völkischer Beobachter, étaient décédées de mort naturelle. Le SS-Obersturmbannführer Adolf Eichmann, de l’Office central de la Sûreté du Reich : crise cardiaque en 1961. Et le SS-Sturmbannführer Dr Rudolf Lange, chef des services de Sûreté de Lettonie : tumeur au cerveau en 1955.
Heinrich Müller. L’autre nom connu de March. Le policier bavarois Müller, ancien chef de la Gestapo, était à bord de l’avion de Himmler qui s’était écrasé en 1962, tuant tout le monde à bord.
Le SS-Oberführer Dr Karl Schoengarth, représentant les services de la Sûreté du Gouvernement général, était tombé sous les roues d’une rame d’U-Bahn dans la station Zoo le 9 avril 1964 — il y avait un peu plus d’une semaine. Pas de témoins.
Le SS-Gruppenführer Otto Hoffmann de la Sûreté du Reich avait été trouvé pendu au bout d’une corde à linge dans son appartement de Spandau, le lendemain de Noël 1963.
C’était tout. Des quatorze participants à la conférence organisée par Heydrich, treize étaient morts. Le quatorzième — Luther — avait disparu.
Dans sa dernière campagne de sensibilisation du public à la lutte contre le terrorisme, le ministère de la Propagande avait produit une série de courtes bandes dessinées pour enfants. Quelqu’un en avait épinglé une sur le panneau du deuxième étage. Une fillette reçoit un paquet et commence à l’ouvrir. Dans les dessins suivants, elle retire les différents papiers d’emballage et se retrouve avec un réveil attaché à deux bâtons de dynamite. Le dernier dessin est une explosion, avec cette légende : « Attention ! Ne jamais ouvrir un paquet sans savoir ce qu’il contient ! »
Un gag superbe. Une règle d’or pour tous les flics du pays. Ne jamais ouvrir un paquet sans savoir ce qu’il contient ; ne jamais poser une question sans connaître la réponse.
Endlösung : solution finale. Endlösung. Endlösung. Le mot sonnait le glas dans sa tête, tandis qu’il regagnait son bureau, moitié marchant, moitié courant.
Endlösung.
Il ouvrit en l’arrachant presque le tiroir du bureau de Max Jaeger et fouilla dans cette pagaille. Max était célèbre pour son désordre, en particulier en matière de procédure. On ne comptait plus ses blâmes pour négligence administrative. March pria pour qu’il n’ait pas trop pris à cœur les derniers avertissements.
Il ne l’avait pas fait.
Dieu te bénisse, Max, grande bourrique.
Il reclaqua le tiroir.
Alors seulement il remarqua la chose. Quelqu’un avait accroché un avis de message sur son téléphone. « Urgent. Contacter la permanence immédiatement. »
Sur l’aire de triage de Gotenland, des lampes à arc avaient été disposées autour du corps. De loin, la scène avait quelque chose de curieusement féerique, de magique, comme un plateau de cinéma.
March s’avançait en trébuchant, enjambant comme il le pouvait les traverses et les rails, se dandinant sur le ballast imprégné de mazout.
Gotenland était le nouveau nom de la vieille Anhalter Bahnhof, la principale gare du Reich pour le réseau Est. C’est d’ici que le Führer était parti dans son train blindé, Amerika, pour son QG de guerre en Prusse-Orientale ; d’ici également que les Juifs de Berlin — et parmi eux les Weiss — avaient dû s’embarquer pour leur voyage à l’Est.
« … à dater d’octobre, les Juifs ont été évacués du territoire du Reich en direction de l’Est par une série ininterrompue de convois… »
Dans son dos, de plus en plus étouffé, l’écho des annonces sur les quais passagers. Par devant, indistinct, le bruit des roues et des attelages, un coup de sifflet assourdi. La gare de triage était vaste. Un paysage de rêve dans la lumière orangée de l’éclairage au sodium ; au centre, la tache d’un blanc éclatant. March, à mesure qu’il s’approchait, put dénombrer les silhouettes — une douzaine — devant la masse imposante d’un train de marchandises. Deux hommes de l’Orpo, Krebs, le Dr Eisler, un photographe, un groupe inquiet de cheminots de la Deutsche Reichsbahn, et Globus.
Globus fut le premier à le voir. Il frappa lentement ses mains gantées l’une contre l’autre, un geste ralenti, sarcastique.
« Messieurs, nous pouvons respirer. Les forces héroïques de la Kriminalpolizei arrivent enfin pour nous éclairer de leurs lumineuses théories. »
Un des flics de l’Orpo ricana.
Le corps, ou ce qui en restait, était sous une couverture de laine brute, en travers des rails, et aussi dans un sac de plastique vert. « On peut voir ?
— Bien entendu. Nous n’y avons pas touché. Tout le monde attendait le grand détective. »
Globus fit signe de la tête en direction de Krebs, qui écarta la couverture.
Un torse d’homme, proprement coupé à chaque bout, à hauteur des rails. Le ventre tourné vers le sol, incliné sur la voie. Une main avait été arrachée, la tête était en bouillie. Les jambes avaient également été broyées ; les lambeaux ensanglantés de vêtements rendaient impossible de distinguer le point précis de l’amputation. Une forte odeur d’alcool flottait sur le tout. « Vous devez également examiner ceci. » Globus tenait le sac de plastique dans la lumière. Il l’ouvrit pour le coller sous le nez de March.
« La Gestapo ne voudrait pas qu’on l’accuse de dissimuler des indices. »
Les moignons des pieds, l’un encore chaussé ; une main prolongée par un os déchiqueté et le bracelet en or d’une montre. March n’avait pas sourcillé ; Globus paraissait déçu.
« Ach, bien. (Il laissa tomber le sac.) C’est pire quand ils puent, quand les rats sont passés par là. Vérifiez ses poches, Krebs. »
Dans son manteau de cuir flottant au vent, Krebs s’accroupit. Un charognard près d’un cadavre. Il passa une main sous la dépouille, tâtonna pour trouver l’intérieur de la veste. Par-dessus son épaule, il expliqua :
« Nous avons été informés il y a deux heures par la Reichsbahn Polizei : un homme correspondant au signalement de Luther avait été aperçu dans cette zone. Mais le temps d’arriver…
— … il était victime d’un fatal accident, compléta March avec un sourire glacé. Comme c’est étrange !
— Voici, Herr Obergruppenführer. »
Krebs avait récupéré un passeport et un portefeuille. Il se redressa et les tendit à Globus.
« C’est son passeport, pas de doute, dit Globus en le feuilletant. Et plusieurs milliers de Reichsmark en liquide. Assez pour s’offrir des draps de soie à l’hôtel Adlon, mais évidemment ce salopard n’osait plus se montrer en compagnie civilisée. Il pouvait juste venir roupiller ici, sans un toit, sans rien. »
Cette pensée semblait le ravir. Il montra le passeport à March : le visage lourd de Luther émergeait sous son pouce calleux.
« Regardez, Sturmbannführer. Et courez vite dire à Nebe que le rideau est tombé. La Gestapo s’occupe de tout à partir de maintenant. Vous pouvez vider les lieux et prendre des vacances. »
Et profitez-en, disait son regard, tant que vous le pouvez.
« Le Herr Obergruppenführer est trop bon.
— Vous en ferez bientôt l’expérience, March. Je vous le promets. (Il se tourna vers Eisler.) Où traîne cette saloperie d’ambulance ? »
Le médecin légiste se mit au garde-à-vous.
« Elle arrive, Herr Obergruppenführer. D’un instant à l’autre. »
March, qui n’avait plus rien à faire là, se dirigea vers le petit groupe des cheminots du triage, à une dizaine de mètres.
« Qui a découvert le corps ?
— C’est moi, Herr Sturmbannführer. »
L’homme qui s’avançait portait la tunique bleu foncé et la casquette molle des mécaniciens de locomotive. Ses yeux étaient rouges, sa voix râpeuse. March se demanda si c’était à cause du corps ; ou la crainte liée à la présence — inexplicable — d’un général de la SS.
« Cigarette ?
— Euh… oui, monsieur. Merci. »
Le mécano jeta un regard furtif en direction de Globus qui donnait des ordres à Krebs.
March lui offrit du feu.
« Inutile de s’affoler. Prenez votre temps. Ça vous est déjà arrivé ?
— Une seule fois. »
L’homme exhala la fumée et regarda le bout de sa cigarette avec gratitude.
« On a ça tous les trois ou quatre mois. Les clochards dorment sous les wagons pour s’abriter de la pluie, pauvres bougres. Quand la machine démarre, au lieu de rester où ils sont, ils veulent se barrer. (Il se frotta les yeux.) J’ai dû écraser celui-ci en manœuvrant arrière, mais j’ai rien entendu. Rien. Puis j’ai regardé sur la voie, il était là, un tas de chiffons.
— Vous avez beaucoup de clochards ici ? »
March s’efforçait de garder un ton normal, de conversation.
« En permanence une ou deux douzaines. La Reichsbahn Polizei fait la chasse, mais c’est trop grand pour être correctement surveillé. Là, regardez ! En voilà qui se taillent. »
Il désignait un point au-delà des voies. March ne vit d’abord rien, sauf une kyrielle de wagons à bestiaux. Puis, presque invisibles dans l’ombre du train, un mouvement, une forme courant de façon dégingandée, comme une marionnette ; puis une autre ; puis encore. Ils se précipitaient le long des wagons, plongeaient sous les attelages, attendaient, fonçaient à nouveau vers la planque suivante.
Globus leur tournait le dos. Sans prêter attention à March ou aux autres, il s’adressait toujours à Krebs, tapant de son poing droit dans sa paume gauche.
March suivit des yeux la progression des silhouettes de plus en plus minuscules. Les rails vibrèrent soudain ; il y eut un brusque déplacement d’air et la vue fut barrée par le train-couchettes de Rovno qui prenait de la vitesse en quittant Berlin-Gotenland. L’écran des voitures à plates-formes, des wagons-lits et restaurant mit plusieurs secondes à passer. La petite colonie de clochards avait disparu dans l’obscurité orangée.