Samedi 18 avril

La plupart d’entre vous savent ce que c’est de voir cent cadavres entassés, ou cinq cents, ou mille. D’avoir tenu le coup et en même temps — sauf quelques exceptions dues à la faiblesse humaine — d’être restés tels que nous étions, voilà ce qui nous a endurcis. Ceci est une page de gloire dans notre histoire, qui n’a jamais été écrite et ne le sera jamais.

Heinrich Himmler,

discours secret aux officiers supérieurs SS ; Poznan, 4 octobre 1943

1

Un rai de lumière filtrait sous sa porte. Dans l’appartement, la radio jouait. Musique de charme, violons langoureux, voix de velours… Plutôt de circonstance à cette heure tardive. Elle recevait, ou quoi ? Un réflexe américain, face au danger ? Il hésita sur le palier étroit, consulta sa montre. Presque deux heures du matin. Il frappa doucement ; après un moment, quelqu’un baissa le son. Puis la voix de Charlie :

« Qui est-ce ?

— Police. »

Une seconde ou deux, un bruit de verrou et de serrure, et la porte s’ouvrit.

« Très drôle. »

Son sourire avait quelque chose de forcé, de bricolé à son intention. Dans ses yeux foncés se lisaient l’épuisement et aussi — mais était-ce vraiment cela ? — la peur. Il se pencha pour l’embrasser, ses mains légèrement posées sur ses hanches. Il sentit la brusque démangeaison du désir. Mon Dieu, elle me rend mes seize ans

Quelque part derrière elle, un pas. Il leva les yeux. Un homme s’encadrait dans la porte de la salle de bains. Quelques années de moins que March, richelieus bruns, veston sport, nœud papillon et chandail blanc passé sans complexe sur une chemise à col boutonné. Charlie s’était figée sous l’étreinte de March ; elle se libéra délicatement.

« Tu te souviens de Henry Nightingale ? »

Il se redressa, mal à l’aise.

« Bien sûr. Le café, Potsdamer Strasse. »

Aucun ne fit un geste en direction de l’autre. Le visage de l’Américain était un masque.

March, sans quitter Nightingale des yeux, demanda doucement :

« Qu’est-ce qui se passe ici, Charlie ? »

Elle se hissa sur la pointe des pieds pour murmurer à son oreille.

« Ne dis rien. Pas ici. Il y a quelque chose de nouveau. (Puis à voix haute :) N’est-ce pas intéressant, nous trois ? »

Elle prit March par le bras et le guida vers la salle de bains.

« Je crois qu’on sera mieux dans mon parloir. »


Dans la salle de bains, Nightingale prit un air de propriétaire. Il tourna les robinets d’eau froide du lavabo et de la baignoire, augmenta le volume de la radio. Le programme avait changé. Les murs de contreplaqué vibraient aux accents d’un « jazz allemand » — syncope diluée, dans la ligne officielle, soigneusement expurgée de toute trace d’« influences négroïdes ». Quand tout fut organisé à son goût, Nightingale se percha sur le rebord de la baignoire. March alla s’asseoir à côté de lui. Charlotte s’accroupit sur le sol.

Elle rompit le silence.

« J’ai parlé à M. Nightingale de mon visiteur de l’autre matin. Celui contre qui vous avez dû vous battre. Il pense que la Gestapo a pu planquer un micro. »

Nightingale eut un sourire aimable.

« Je crains que ce ne soit une procédure assez courante dans votre pays, Herr Sturmbannführer. »

Votre pays…

« J’en suis même sûr. Excellente précaution. »

Il n’est peut-être pas plus jeune que moi, pensait March. L’Américain avait des cheveux blonds fournis, des cils blonds, un bronzage de skieur. Des dents ridiculement régulières, deux traits d’émail, éclatants de blancheur. Pas beaucoup de plats uniques dans cet air de jeunesse ; pas de soupe de patates un peu trop liquide dans ce joli teint, pas de saucisses à la sciure. Cette allure d’adolescent couvrait tous les âges possibles, de vingt-cinq à cinquante ans.

Pendant un moment, tout le monde se tut. Euro-Inter meublait le silence. Charlie se décida à nouveau :

« Je sais : tu m’as dit de ne parler à personne. Mais c’était obligé. Maintenant tu dois faire confiance à Henry comme Henry doit te faire confiance. Crois-moi, il n’y a pas d’autre moyen.

— Et naturellement, nous deux, nous devons te faire confiance.

— Je t’en prie…

— D’accord. »

Il leva les mains en signe de reddition.

Près d’elle, en équilibre sur le couvercle de la cuvette, le dernier modèle des magnétophones portables américains. D’une des prises sortait un câble se terminant — en place d’un micro — par une petite ventouse.

« Écoute, dit-elle. Tu comprendras. » Elle enfonça une touche. Les bobines se mirent à tourner.

« Fräulein Maguire ?

Oui ?

La même procédure qu’auparavant, Fräulein. S’il vous plaît. »

Il y eut un déclic, suivi d’un bourdonnement. Elle pressa une autre commande pour stopper la bande.

« C’était le premier appel. Tu as dit qu’il téléphonerait. J’attendais. (Elle triomphait.) C’est Martin Luther. »


Ça devenait vraiment tordu. L’affaire la plus démente qu’il ait connue. L’impression d’avancer à tâtons dans la maison hantée de la foire du Tiergarten… Un pied à peine posé sur quelque chose de solide et le sol s’effondrait. Le premier coin tourné et un diable vous sautait à la figure ; on reculait d’un pas et on se rendait compte qu’il s’agissait de sa propre image, dans un miroir déformant.

Luther.

March demanda :

« Quelle heure était-il ?

— Vingt-trois heures quarante-cinq. »

Quarante minutes après la découverte du corps sur les rails. Il pensa à l’expression d’intense jubilation sur le visage de Globus et il sourit.

« Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda Nightingale.

— Rien. Je vous expliquerai. Et ensuite, que s’est-il passé ?

— Comme la première fois. Je suis allée à la cabine : cinq minutes plus tard, il appelait. »

Il porta la main à son front.

« Ne me dis pas que tu as trimballé cette machine de l’autre côté de la rue ?

— Nom de Dieu, merde ! J’avais besoin d’une preuve. (Ses yeux étincelaient de colère.) Je savais ce que je faisais. Regarde. »

Elle se mit debout pour une démonstration.

« Le magnéto pend de cette manière à l’épaule. Tout le truc tient sous mon imper. Le fil passe dans ma manche. Je colle la ventouse au combiné, comme ceci. Facile. C’était la nuit. Personne ne pouvait voir. »

Nightingale, en bon diplomate, interrompit doucement :

« La question n’est pas de savoir comment tu as enregistré, Charlie, ni de se demander si tu aurais dû ou pas. (Il se tourna vers March.) Puis-je suggérer tout simplement qu’elle nous fasse entendre cette bande ? »

Charlie enfonça la commande. On entendit un bruit de manipulation fortement amplifié — elle collait le micro au combiné —, puis :

« Nous n’avons pas beaucoup de temps. Je suis un ami de Stuckart. »

La voix d’un homme âgé, mais ferme, sans faiblesse. Avec la note sarcastique et chantante des Berlinois de souche. Il parlait exactement comme March se l’était imaginé. Puis Charlie, dans son allemand parfait :

« Dites-moi ce que vous voulez.

Stuckart est mort.

Je sais. C’est moi qui ai découvert le corps. »

Un long silence. Sur la bande, en bruit de fond, des annonces de gare par haut-parleurs. Luther avait dû profiter de l’agitation causée par la découverte du corps pour téléphoner d’un quai de Gotenland.

Charlie murmura :

« Il est devenu si silencieux… J’ai cru que je lui avais fichu la trouille. »

March secoua la tête.

« Tu es son seul espoir. Je te l’ai dit. »

La conversation reprit sur la bande enregistrée.

« Vous savez qui je suis ?

Oui.

— (D’une voix lasse) Vous me dites : Que voulez-vous ? D’après vous ? L’asile dans votre pays.

Dites-moi où vous êtes.

Je peux payer.

Ce n’est pas ça qui

J’ai des informations. Certains faits

Dites-moi où vous êtes. Je viendrai vous chercher. Nous irons à l’ambassade

Trop tôt. Pas encore.

Quand ?

Demain matin. Écoutez-moi. Neuf heures. Le Grand Dôme. Les marches centrales. C’est compris ?

Parfait.

Amenez quelqu’un de l’ambassade. Mais vous devez également être là.

Je vous reconnais comment ? »

Un rire. « Non. C’est moi qui vous reconnaîtrai. Je me montrerai quand, j’aurai vérifié que la voie est libre. (Silence.) Stuckart disait que vous étiez jeune et jolie. (Silence.) Du Stuckart tout craché. (Silence.) Portez quelque chose de repérable.

J’ai un imper. Bleu vif.

Jeune et jolie en bleu. C’est bien. À demain, Fräulein. »

Clic.

Ronronnement.

Le bruit du magnétophone qu’on coupait.

« Repassez-la », dit March.

Elle rembobina la bande magnétique, l’arrêta, poussa sur PLAY. March regarda ailleurs, observant l’eau couleur de rouille qui disparaissait par le trou d’écoulement ; la voix de Luther se confondait avec le son grêle d’une clarinette solo. « Jeune et jolie en bleu… » Lorsqu’ils eurent écouté une deuxième fois, Charlie se pencha et coupa l’appareil.

« Dès qu’il a raccroché je suis remontée ici pour ranger la bande. Puis je suis retournée à la cabine et j’ai essayé de te joindre. Personne. Alors j’ai appelé Henry. Quoi d’autre ? Tu as entendu : il veut quelqu’un de l’ambassade.

— Elle m’a sorti du lit, » compléta Nightingale.

Il bâilla, s’étira, dévoilant un bout de jambe pâle et glabre.

« Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il n’a pas simplement laissé Charlie passer le prendre pour le déposer dès ce soir à l’ambassade.

— Vous avez entendu, dit March. Ce soir, c’est trop tôt. Il n’ose pas se montrer. Il doit attendre jusqu’au matin : à ce moment, l’avis de recherche de la Gestapo sera sans doute annulé. »

Charlie se renfrogna.

« Je n’y suis plus…

— La raison pour laquelle tu n’as pas pu m’atteindre, il y a deux heures, c’est que j’étais à la gare de triage de Gotenland, où la Gestapo ne se tenait plus de joie d’avoir enfin mis la main sur le corps de Luther.

— Ce n’est pas possible.

— Non ? En effet. »

March se pinça la racine du nez et secoua la tête. Pas facile de garder l’esprit clair.

« D’après moi, Luther se cache dans l’aire de triage depuis quatre jours — en fait depuis qu’il est rentré de Suisse — ; il s’est creusé les méninges pour trouver un moyen de nouer le contact.

— Comment a-t-il pu survivre ? »

March haussa les épaules.

« Il a de l’argent. Il a pu rencontrer un clochard fiable à ses yeux, le payer pour qu’il lui amène à boire et à manger, des vêtements chauds… jusqu’à ce qu’il ait fignolé son plan. »

Nightingale intervint :

« Et c’est quoi, ce plan, Sturmbannführer ?

— Quelqu’un devait prendre sa place. Pour convaincre la Gestapo de sa mort. »

Ne parlait-il pas trop fort ? La parano des Américains devenait contagieuse. Il se pencha et reprit plus bas :

« Hier, quand il a commencé à faire noir, il a sans doute assassiné quelqu’un. Un homme d’à peu près son âge et de sa stature. Il l’a soûlé, l’a assommé — ne me demandez pas comment —, l’a habillé de ses vêtements, lui a laissé son portefeuille, son passeport, sa montre. Et il l’a collé sous un train de marchandises, les mains et la tête sur les rails. Il a attendu pour s’assurer du travail. Sur ce, il lui reste à gagner du temps. Il se dit qu’à neuf heures, ce matin, les flics de Berlin auront d’autres chats à fouetter. Une supposition tout à fait raisonnable.

— Seigneur ! (Le regard de Nightingale allait de March à Charlie.) Et c’est ce genre de type que je suis prié de ramener à l’ambassade ?

— Oh, c’est infiniment plus juteux, monsieur Nightingale. »

De sa poche intérieure, March sortit les documents de la Reichsarchiv.

« Le 20 janvier 1942, Martin Luther était l’un des quatorze responsables convoqués à une conférence spéciale au QG d’Interpol à Wannsee. Depuis la fin de la guerre, six de ces hommes ont été assassinés, quatre se sont suicidés, un a perdu la vie dans un accident, deux sont apparemment décédés de mort naturelle. Aujourd’hui, seul Luther est encore en vie. Un vrai délire statistique, non ? (Il tendit les documents à Nightingale.) Comme vous pouvez le constater, la conférence était convoquée par Reinhard Heydrich pour discuter de la solution finale de la question juive en Europe. Mon opinion est que Luther vous prépare une offre : une nouvelle vie en Amérique en échange d’une preuve documentée de ce qui est arrivé aux Juifs. »

L’eau coulait. La musique s’arrêta. La voix soyeuse du présentateur enchaîna :

« Et à présent, pour les amoureux de la nuit, où que vous soyez, Peter Kreuder et son orchestre dans une version de I’m in Heaven… »

Sans regarder March, Charlie tendit la main. Il la prit. Elle entremêla ses doigts aux siens et serra, fort. Parfait, se dit March. Il fallait qu’elle ait peur. Elle serrait toujours plus. Leurs mains étaient soudées, comme celles de parachutistes en chute libre. Nightingale était penché sur les documents et murmurait sans arrêt : « Seigneur, Seigneur… »


« Il y a un problème, dit Nightingale. Je serai franc avec vous. Charlie, j’insiste, ceci est strictement entre nous. (Il parlait si bas qu’ils devaient tendre l’oreille.) Il y a trois jours, le président des États-Unis — peu importent ses raisons — annonce son intention de visiter ce pays de merde. Vingt ans de politique étrangère US se retrouvent cul par-dessus tête. Et là-dessus, ce bonhomme, Luther — en théorie, et si ce que vous racontez est vrai —, viendrait tout chambouler, en l’espace de soixante-douze heures.

— Au moins la politique US terminerait la semaine à nouveau sur ses pattes, dit Charlie.

— Le mot est un peu facile. »

Cette dernière remarque en anglais. March le regarda.

« Que dites-vous, monsieur Nightingale ?

— Je dis, Sturmbannführer, que je vais devoir en parler à l’ambassadeur et que mon supérieur se verra obligé d’en référer à Washington. Et mon intuition est que tout ce joli monde voudra quelque chose d’un peu plus consistant que ceci… (Il déposa les photocopies sur le sol) … avant d’ouvrir les portes de l’ambassade à un individu dont vous dites vous-même qu’il a probablement commis un crime de droit commun.

— Mais Luther vous fournira des preuves.

— C’est vous qui le dites. Je ne pense pas que Washington soit disposé à remettre en question ses succès en matière de détente sur la simple foi de vos… spéculations. »

Charlie à son tour s’était levée.

« C’est insensé. Si Luther ne va pas tout droit à l’ambassade, il se fera arrêter et liquider.

Sorry, Charlie. Je ne peux pas. (Il voulut la raisonner.) Allons ! Je ne peux pas recueillir chaque vieux nazi qui se met dans la tête de faire défection. Pas sans feu vert. Spécialement dans la conjoncture qui se dessine.

— Je n’en crois pas mes oreilles ! »

Sa main pressait ses lèvres ; elle secouait la tête en fixant le sol.

« Essaie de réfléchir une minute. (Il suppliait presque.) Ce Luther demande l’asile. Les Allemands nous le réclament : il vient de tuer un homme. Nous répondons : non, car il va tout nous dire sur ce que — bande de fumiers — vous avez infligé aux Juifs pendant la guerre. Et question sommet, d’après vous, qu’est-ce qui se passe ? Non, Charlie, regarde-moi ! Réfléchis. Kennedy prend dix points dans les sondages dans la nuit de mercredi. Comment va-t-elle réagir, la Maison-Blanche, si tu lui balances ça ? »

Nightingale pensa une fois encore aux conséquences, et à nouveau il frissonna.

« Seigneur ! Charlie, dans quoi es-tu allée te fourrer ? »


Les deux Américains argumentèrent ainsi pendant une dizaine de minutes. March se décida à intervenir, d’une voix calme :

« Est-ce que vous ne négligez pas un élément, monsieur Nightingale ? »

Nightingale tourna la tête de mauvaise grâce.

« Probablement. Après tout, c’est vous le flic. Éclairez-moi.

— Il me semble que tous ensemble — vous, moi, la Gestapo — nous persistons à sous-estimer le cher camarade du Parti Luther. Souvenez-vous : ce qu’il a dit à Charlie à propos du rendez-vous de neuf heures — “Vous devez également être là”.

— Et alors ?

— Il prévoyait votre réaction. N’oubliez pas : il était en poste aux Affaires étrangères. Avec un sommet à la clé, il devinait que les Américains seraient fichus de le réexpédier aussi sec à la Gestapo. En d’autres termes, pourquoi n’a-t-il pas, dès lundi soir à l’aéroport, pris un taxi pour aller à l’ambassade ? Parce qu’il voulait impliquer un journaliste. Comme témoin. (March s’accroupit pour ramasser les documents.) Pardonnez au simple flic de ne rien entendre au fonctionnement de la presse américaine. Mais Charlie le tient, son papier, pas vrai ? Elle a la mort de Stuckart, le coffre en Suisse, ces documents, son enregistrement de Luther… »

Il se tourna vers elle :

« Le fait que le gouvernement américain choisisse de ne pas accorder l’asile à Luther, qu’il préfère le livrer à la Gestapo… ce ne serait pas encore plus croustillant pour les médias US dégénérés ? »

Charlie sourit.

« D’après toi ? »

Nightingale avait l’air de plus en plus effondré.

« Eh, merde ! Charlie. Tout ceci était strictement entre nous. Je n’ai jamais dit que j’étais d’accord avec quoi que ce soit. On est nombreux à l’ambassade à penser que Kennedy ne devrait jamais venir. En aucun cas. Point à la ligne. (Il triturait son nœud papillon.) Mais cette situation… c’est un tas d’embûches. »


Ils s’entendirent finalement sur la marche à suivre. Nightingale rencontrerait Charlotte sur les marches du Grand Dôme à neuf heures moins cinq. En supposant que Luther se montre, ils l’embarqueraient rapidement dans une voiture que March conduirait. Nightingale écouterait ce que Luther avait à dire et déciderait, sur cette base, de l’emmener ou non à l’ambassade. Il ne parlerait de ce projet ni à l’ambassadeur, ni à Washington, ni à personne. Une fois dans l’enceinte de l’ambassade, il appartiendrait à ce qu’il appelait « les instances supérieures » de décider du sort de Luther ; elles agiraient en sachant que la journaliste était au courant de tout et qu’elle le publierait. Charlie était certaine que le département d’État céderait.

La manière dont Luther pourrait sortir d’Allemagne était un autre problème.

« Nous avons nos méthodes, dit Nightingale. Il nous est arrivé de prendre en charge des transfuges. Mais je préfère ne pas en parler. Pas devant un officier SS. Même fiable. »

C’était plutôt du sort de Charlie, d’après lui, qu’il fallait s’inquiéter.

« Il y aura pas mal de pressions pour t’empêcher de parler.

— Ça ne me fait pas peur.

— Méfie-toi. Les types de Kennedy… pour eux, tous les coups sont permis. Voyons : admettons que Luther tienne vraiment du solide. Et admettons que tout le monde bouge — discours au Congrès, manifs, éditos, etc. C’est l’année des élections, d’accord ? Et la Maison-Blanche est en panne pour le sommet. À ton avis, comment réagissent-ils ?

— Je n’ai pas peur.

— D’abord, ils vous noieront sous des tombereaux de merde, toi et ton vieux nazi. Ils commenceront par dire : qu’est-ce qu’il y a de neuf dans tout ce bla-bla-bla ? On nous ressert cette même vieille rengaine depuis vingt ans, ici agrémentée de quelques documents sans doute fabriqués de toutes pièces par les communistes. Puis ce sera Kennedy à la télé : “Mes chers compatriotes, chers Américains, posez-vous la question : d’où sort-elle, cette affaire ? Et pourquoi ? Qui a intérêt à perturber le sommet ?” »

Nightingale se penchait vers Charlotte ; son visage n’était plus qu’à quelques centimètres de celui de la jeune femme.

« Et, première priorité, ils vont mettre Hoover et le FBI sur le coup. Parfois fréquenté des gauchistes, Charlie ? Des militants juifs ? Couché avec les uns ou les autres ? Fais-leur confiance : ils dénicheront toujours quelqu’un pour le certifier, que ce soit vrai ou faux.

— Va te faire foutre, Nightingale. (Elle le repoussait avec son poing.) Toi aussi, va te faire foutre. »


Nightingale en pinçait réellement pour elle, se dit March. Éperdument, désespérément amoureux. Et elle s’en rendait compte. Elle en jouait. Il se souvenait, le premier soir, quand il les avait vus ensemble dans ce café : la manière dont elle avait écarté d’un geste brusque sa main qui voulait la retenir. Et ce soir, le regard de Nightingale quand il avait vu March l’embrasser ; sa façon de contrôler son dépit, de continuer à la couver avec des yeux battus. À Zurich, le murmure de Charlie : « Tu voulais savoir s’il était mon amant… Il aimerait l’être… »

Et à présent, sur le pas de sa porte, dans son imperméable : hésitant, incertain, réticent à les laisser ensemble, et finalement disparaissant dans la nuit.

Il serait là demain, pensa March. Ne fût-ce que pour s’assurer qu’elle ne courait pas de risque.


Après le départ de Nightingale, ils s’allongèrent côte à côte sur le lit étroit. Longtemps ils restèrent ainsi, sans dire un mot. L’éclairage de la rue projetait des ombres obliques ; les montants de la fenêtre s’inclinaient en travers du plafond comme les barreaux d’une cellule. Un très léger courant d’air faisait trembler le rideau. À un moment, il y eut des éclats de voix et des claquements de portières — des fêtards rentrant du feu d’artifice. Ils écoutèrent les voix s’éloigner dans la rue. March murmura :

« Hier soir, au téléphone… tu avais découvert quelque chose. »

Elle lui effleura la main, quitta le lit. Il l’entendit remuer des papiers dans le living. Elle revint avec un luxueux livre d’art.

« J’ai acheté ceci en quittant l’aéroport. »

Elle s’assit au bord du lit, alluma la lampe, tourna les pages.

« Ici. » Elle tendit le livre.

C’était une reproduction en noir et blanc : l’œuvre qu’ils avaient vue en Suisse, dans le coffre. Le cliché ne flattait pas le sujet. Il marqua la page avec son doigt et referma le livre pour lire le titre. L’Art de Léonard de Vinci, par le professeur Arno Braun, du Kaiser-Friedrich-Museum à Berlin.

« Holà !

— Je sais. Il me semblait que je connaissais. Lis. »

La Dame à l’Hermine, comme l’appelaient les spécialistes. « Une des œuvres les plus mystérieuses de Léonard. » On estimait qu’elle avait été peinte vers 1483–1486 et, disait, le texte, « on suppose qu’elle représente Cecilia Gallerani, la jeune maîtresse de Ludovic Sforza qui régnait sur Milan ». Deux références à ce sujet : une évocation dans un poème de Bernardino Bellincioni (mort en 1492) et une allusion ambiguë à un portrait « immature » d’elle dans une lettre de Cecilia Gallerani, en 1498. « Malheureusement pour les spécialistes, le réel mystère réside aujourd’hui dans les ultimes tribulations de cette peinture. On a la certitude qu’elle est entrée dans la collection du prince polonais Adam Czartoryski à la fin du XVIIIe siècle ; et il existe un cliché pris à Cracovie en 1932. Depuis, l’œuvre a disparu dans ce que Karl von Clausewitz appelle si éloquemment "les brumes de la guerre". Tous les efforts des autorités du Reich pour la localiser ont échoué. Il est à craindre que ce joyau sans prix de la Renaissance italienne ne soit à présent perdu pour l’humanité. »

Il reposa le livre.

« Encore un sujet pour toi.

— Et un fameux. Il n’existe que neuf Léonard absolument authentifiés au monde. (Elle sourit.) Si j’arrive à sortir d’ici pour l’écrire.

— Ne t’en fais pas. On te fera sortir. »

Il s’allongea à nouveau et ferma les yeux. Il l’entendit ranger le livre. Elle le rejoignit sur le lit, se coula contre lui.

« Et toi ? souffla-t-elle. Tu sortiras ?

— On ne peut rien dire. Pas ici.

— Pardon, j’oubliais. » La pointe de sa langue vint agacer son oreille.

Une secousse, presque électrique.

Elle mit doucement sa main sur sa jambe. Ses doigts remontèrent le long de sa cuisse, vers l’intérieur. Il voulut murmurer quelque chose, mais comme à Zurich, elle posa un doigt sur sa bouche.

« Le but du jeu c’est : ne pas faire un bruit. »


Plus tard, incapable de trouver le sommeil, il tendit l’oreille au soupir de sa respiration, aux mots qu’elle chuchotait parfois, indistincts et lointains. Dans son rêve, elle se tourna vers lui en grommelant. Son bras, replié sur l’oreiller, couvrait son visage. Elle semblait en découdre dans un combat connu d’elle seule. Il caressa ses cheveux emmêlés, attendant que le démon, quel qu’il fût, ait lâché prise. Puis il se glissa hors des draps.

Le carrelage de la cuisine était froid sous ses pieds. Il ouvrit quelques placards. Des ustensiles poussiéreux et quelques provisions à moitié entamées. Le réfrigérateur était une antiquité ; il aurait pu être emprunté à un quelconque laboratoire de biologie, avec son contenu de moisissures exotiques, son duvet bleu et tacheté. Préparer un repas, manifestement, n’était pas une priorité de la maison. Il fit chauffer une bouilloire, rinça un bol et y versa trois cuillerées de café soluble.

Il erra dans l’appartement en sirotant la boisson amère. Dans le living, il se posta près de la fenêtre et écarta le rideau de quelques millimètres. La Bülowstrasse était déserte. Il distinguait la cabine téléphonique, faiblement éclairée, et la masse sombre de l’entrée de la station à l’arrière-plan. Il lâcha le rideau.

L’Amérique. L’idée ne lui était jamais venue. Quand il y pensait, son cerveau se raccrochait immédiatement aux images que le Dr Goebbels y avait soigneusement instillées. Des Juifs et des Nègres. Des ploutocrates en chapeau claque et de hautes cheminées d’usines. Des mendiants dans les rues. Des bars à strip-tease. Des gangsters se canardant au volant d’immenses limousines. Des immeubles délabrés et les orchestres de jazz moderne, leur vacarme strident dans les ghettos, mêlé aux sirènes de police. Le sourire plein de dents de Kennedy. L’éclat sombre des yeux de Charlie et la blancheur de sa peau. L’Amérique.

Il alla dans la salle de bains. Les murs étaient maculés d’auréoles d’humidité et d’éclaboussures de savon. Des flacons partout, et des tubes, et des pots. De mystérieux objets de verre et de plastique. Longtemps qu’il n’avait plus vu une salle de bains de femme. Il se sentait maladroit, intrus — l’émissaire lourdaud d’une espèce différente. Il effleura l’une et l’autre chose, renifla, fit jaillir d’un tube une noisette de crème blanche qu’il frotta entre l’index et le pouce. Le parfum se mélangea aux autres sur sa main.

Il s’enveloppa dans une grande serviette et s’assit par terre pour réfléchir. Trois ou quatre fois avant l’aube, il entendit Charlie crier dans son sommeil — de vrais cris d’effroi. Souvenir ou prémonition ? Il aurait aimé savoir.

2

Un peu avant sept heures, il descendit dans la rue. Sa Volkswagen était garée cent mètres plus haut, à gauche sur la Bülowstrasse, devant une boucherie. Le patron accrochait des carcasses rebondies dans sa vitrine. Un plat débordant de saucisses rouge sang lui faisait vaguement penser à quelque chose.

Les doigts de Globus, bien sûr ! Ses épaisses pattes boudinées.

Il se pencha sur la banquette arrière pour récupérer la valise. En se redressant, il jeta un rapide coup d’œil dans toutes les directions. Rien de particulier en vue ; les signes ordinaires d’un samedi au petit matin. La plupart des magasins ouvriraient comme de coutume, mais seulement jusqu’à midi en l’honneur de la fête.

De retour dans l’appartement, il refit du café, posa une tasse sur la table de nuit et alla se raser. Charlie le rejoignit quelques minutes plus tard ; elle enroula ses bras autour de lui, pressa sa poitrine contre son dos. Sans se retourner, il embrassa sa main et écrivit dans la buée sur le miroir : VALISE, SANS RETOUR. En effaçant le message, il la distingua clairement — la première fois ce matin : ses cheveux en bataille, ses yeux à demi clos, ses traits encore adoucis par le sommeil. Elle fit un signe de tête et repartit avec nonchalance vers la chambre.

Il mit les mêmes vêtements qu’à Zurich, civils ; à une différence près : le Luger, qu’il glissa dans la poche droite de son trench-coat. L’imperméable, un vieux surplus de la Wehrmacht acheté pas cher quelques années plus tôt, était suffisamment ample pour dissimuler l’arme. Il pouvait même agripper le pistolet et le braquer furtivement sans le sortir de la poche, style gangster : « O.K., mec, avance. » Il sourit. L’Amérique, encore.

L’hypothèse d’un micro caché jetait une ombre sur leurs préparatifs. Ils se déplaçaient calmement, sans un mot. À huit heures dix, elle était prête. March récupéra la radio dans la salle de bain pour la brancher dans le living. Il poussa le volume. « À en juger par les peintures envoyées pour l’exposition, il est clair que l’œil de certains leur fait découvrir les choses autrement qu’elles ne sont — qu’il se trouve vraiment des gens pour voir, par principe, des prairies bleues, des ciels verts, des nuages jaune soufre… » Le programme classique pendant les fêtes : la retransmission des discours les plus fameux du führer. Celui-ci, on y avait droit chaque année — la charge contre les modernes lors de l’inauguration de la Maison de l’Art allemand en 1937.

Ignorant les protestations silencieuses de Charlie, il prit sa valise en même temps que la sienne. Elle enfila son imper bleu ; un sac de cuir pendu sur une épaule, le Leica sur l’autre. Dans le hall elle se retourna, jeta un dernier regard derrière elle.

« Ou bien ces "artistes" voient vraiment les choses de cette façon et croient à la réalité de ce qu’ils peignent — nous devons alors nous demander d’où leur vient ce défaut de la vue, et s’il est héréditaire, le ministre de l’Intérieur devra veiller à ce qu’une tare aussi horrible ne puisse se perpétuer. Ou bien ils ne croient pas à la véracité de telles impressions, mais cherchent pour d’autres motifs à les imposer à la nation, et alors cette question relève d’une cour criminelle. »

Ils fermèrent la porte sur une tempête de rires et d’applaudissements.

Dans les escaliers, Charlie murmura :

« Ce cirque va durer combien de temps ?

— Tout le week-end.

— Ça va plaire aux voisins.

— Oui, mais qui osera se plaindre et demander de baisser le son ? »

La concierge se tenait au pied de l’escalier, raide comme une sentinelle, une bouteille de lait à la main, le Völkischer Beobachter du jour sous le bras. Elle s’adressa à Charlotte, mais sans cesser de dévisager March.

« Bonjour, Fräulein.

— Bonjour, Frau Schustermann. Mon cousin d’Aix : nous allons photographier des scènes de célébration et d’allégresse spontanées dans les rues. (Elle tapota son appareil.) Allons, Harald, on va rater le début. »

La vieille ne quittait pas March des yeux. Il se demanda si elle le reconnaissait. Il en doutait. Elle ne devait se souvenir que de l’uniforme. Elle grommela en se dandinant jusqu’à sa loge.

« Tu mens de façon très convaincante, dit March quand ils furent dans la rue.

— Première règle en journalisme. »

Ils gagnèrent rapidement la Volkswagen.

« Une chance que tu n’étais pas en uniforme. Pour le coup qu’elle se serait posé des questions.

— On n’aurait jamais eu Luther dans une bagnole conduite par un type en uniforme de SS-Sturmbannführer. Dis-moi : ai-je l’air d’un chauffeur d’ambassade ?

— Alors un très distingué. »

Il rangea les valises dans le coffre. Lorsqu’il fut au volant, avant de mettre le contact, il la prévint :

« Tu ne pourras jamais revenir, c’est clair ? Que ça marche ou pas. Aider un transfuge… ils penseront que tu es une espionne. Il ne sera plus question d’expulsion. Ce sera infiniment plus sérieux. »

Elle eut un geste d’insouciance.

« Je ne me suis jamais vraiment attachée à cet endroit, de toute façon. »

Il démarra, braqua, et ils s’engagèrent dans la circulation matinale.


March conduisait prudemment, vérifiait toutes les trente secondes si personne ne les suivait. Ils atteignirent l’Adolf-Hitler-Platz à neuf heures moins vingt. March fit un tour de la place. Chancellerie du Reich, Grand Dôme, Haut Commandement de la Wehrmacht — tout avait l’air qui convenait, la maçonnerie briquée, les gardes faisant les cent pas ; tout était aussi follement grandiloquent que d’habitude.

Une douzaine de cars touristiques dégorgeaient déjà leurs passagers. Des enfants en rang par deux partaient à l’assaut des marches immaculées du Grand Dôme, en direction des piliers de granit rouge, comme une colonie de fourmis. Au centre de la place, au pied des fontaines géantes, des amoncellements de barrières attendaient, prêtes à être mises en place lundi matin, quand le Führer irait de la Chancellerie au Dôme pour la cérémonie d’action de grâce. Il regagnerait ensuite sa résidence et apparaîtrait au balcon. La télévision avait érigé une tour dans l’axe. Une armada de véhicules techniques s’agglutinait au pied de l’échafaudage.

March se gara dans un emplacement à proximité des cars de touristes. De là, il pouvait voir sans problème, au-delà des bandes de circulation, jusque dans la grande salle du Dôme.

« Monte les marches, va à l’intérieur, achète un guide, aie l’air aussi naturel que possible. Quand Nightingale se pointe, tu tombes sur lui par hasard, vous êtes de vieilles connaissances, comme c’est formidable ! — vous vous arrêtez et vous bavardez un moment.

— Et toi ?

— Dès que je vois que vous avez établi le contact avec Luther, je traverse avec la voiture et je vous embarque. Les portières arrière sont déverrouillées. Restez sur les dernières marches, près de la chaussée. Surtout ne te laisse pas emberlificoter dans des considérations quelconques. On doit filer d’ici rapidement. »

Elle s’éloigna avant qu’il ait pu lui souhaiter bonne chance.

Luther avait magistralement choisi le terrain. Des positions stratégiques dans tous les coins, partout autour de la place. Le vieux pouvait à loisir surveiller les marches sans se montrer. Personne ne ferait attention à trois quidams se rencontrant. Et au moindre accroc, la cohue des visiteurs offrait la couverture idéale pour décrocher.

March alluma une cigarette. Encore douze minutes. Charlie grimpait l’interminable volée de marches. Il la vit marquer un temps d’arrêt sur la dernière marche, pour reprendre son souffle avant de disparaître à l’intérieur.

Partout on s’activait. Les taxis blancs et les longues Mercedes vertes du Haut Commandement de la Wehrmacht faisaient le tour de la place. Les techniciens de la télévision vérifiaient les angles de leurs caméras et se criaient des instructions. Les marchands arrangeaient leurs éventaires — café, saucisses, cartes postales, journaux, crèmes glacées. Une volée de pigeons en formation serrée ondoya au-dessus des têtes puis battit des ailes en se posant près d’une des fontaines. Deux gamins en uniforme de Pimpfe coururent vers eux en agitant les bras, March pensa à Pili — un coup de poignard — et ferma les yeux, enfouissant sa culpabilité dans le noir.

À neuf heures moins cinq exactement, elle surgit de l’ombre du grand hall et commença à descendre les marches. Un homme en imperméable beige s’avançait vers elle. Nightingale.

Pas trop explicite, crétin

Elle s’immobilisa, leva les bras — l’expression parfaite de la surprise. Ils commencèrent à bavarder.

Neuf heures moins deux.

Luther viendrait-il ? Et si oui, de quelle direction ? De la Chancellerie à l’est ? Du Haut Commandement à l’ouest ? Du nord, directement, du centre de la place ?

Soudain, à la vitre de son côté, une main gantée. Et au bout, la silhouette imposante d’un agent de l’Orpo en tenue de cuir.

March baissa la vitre.

« On ne se gare pas aujourd’hui.

— Compris. Deux minutes et je suis parti.

— Non, pas deux minutes. Maintenant. »

Un vrai gorille échappé du Zoo de Berlin.

March s’efforçait de ne pas perdre de vue les marches, tout en parlant au policier et en sortant sa carte Kripo de sa poche intérieure.

« Vous foutez une merde pas croyable, mon vieux. Vous êtes en plein dans une opération de surveillance de la Sipo. Et, je vous signale, vous passez à peu près aussi inaperçu dans le tableau qu’une grosse biroute dans un couvent de nonnettes. »

Le flic s’empara de la carte et se la colla sous les yeux.

« Personne m’a parlé d’une opération, Sturmbannführer. Quelle opération ? Qui on surveille ?

— Les communistes. Les francs-maçons. Les étudiants. Les Slaves.

— On m’a rien dit. Je dois vérifier. »

March serra le volant pour empêcher ses mains de trembler.

« On observe un silence radio. Vous l’interrompez et Heydrich personnellement se fera des boutons de manchettes avec vos couilles. Garanti. Maintenant : ma carte ! »

Le doute assombrit le visage du policier. Une fraction de seconde, il parut sur le point d’extraire March de la voiture, mais il lui tendit lentement la carte.

« Je ne sais pas…

— Merci pour votre collaboration, Unterwachtmeister. »

March remonta la vitre, coupant court à la discussion.

Neuf heures moins une. Charlie et Nightingale parlaient toujours. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Le flic s’était éloigné de quelques pas, s’arrêtait, regardait la voiture pensivement. Il parut se décider, se dirigea vers sa moto, brancha sa radio.

March jura. Il avait deux minutes. Maximum.

De Luther : aucun signe.


C’est alors qu’il l’aperçut.

L’homme — lunettes à monture épaisse, manteau râpé — sortait du Grand Dôme. Il s’était immobilisé, jetant de rapides coups d’œil autour de lui, sa main appuyée à l’un des piliers de granit rouge comme s’il avait peur de le lâcher. Puis, en hésitant, il se mit à descendre les marches.

March mit le moteur en route.

Charlie et Nightingale, qui tournaient le dos, n’avaient toujours pas aperçu Luther.

Allez. Allez. De l’autre côté, bon sang.

À ce moment précis, Charlie tourna la tête. Elle vit le vieil homme, le reconnut. Luther leva le bras, le geste d’un nageur épuisé cherchant à atteindre la berge.

Quelque chose ne va pas, pensa soudain March. Quelque chose foire. Quelque chose à quoi je n’ai pas pensé…

Luther n’avait plus que cinq mètres à faire quand sa tête disparut. Elle se volatilisa dans une pulvérulence rouge ; son corps trébucha en avant, roula sur les marches. Charlie leva la main pour abriter son visage des éclaboussures de sang et de cervelle.

Un temps. Un temps et demi. Puis la déflagration d’un fusil à haute vitesse déchira l’air à travers la place, soulevant les pigeons, les éparpillant comme des gravats.

Des gens se mirent à hurler.

March enclencha la première, actionna son clignotant et coupa sauvagement la circulation, ignorant les coups de klaxon furieux, passant sur une bande, puis sur l’autre. Il conduisait comme s’il se croyait invulnérable, comme si la foi et la volonté suffiraient à lui épargner une collision. Un petit attroupement s’était formé autour du corps ; du sang et de la chair maculaient les marches. Il entendait les coups de sifflet de la police. Des silhouettes en uniforme noir convergeaient de partout — Globus et Krebs étaient du nombre.

Nightingale tenait Charlie par le bras et l’éloignait de la scène, vers la chaussée où March freinait net. Le diplomate ouvrit la portière, poussa la jeune femme sur la banquette arrière, s’y précipita à son tour. La portière claqua. La Volkswagen accélérait déjà.


Quelqu’un a parlé. On a été donnés.

Quatorze invités ; maintenant quatorze morts.

Il revoyait la main tendue de Luther, le flot de sang jaillissant de son cou, son tronc éclaté basculant en avant. Globus et Krebs qui se précipitaient. Les secrets perdus dans cet éparpillement de chairs ; le salut envolé…

Donnés.


Il roula jusqu’au parking souterrain au bas de Rosenstrasse, près de la Bourse, là où s’élevait jadis la synagogue. Un de ses lieux de prédilection pour rencontrer ses informateurs. Difficile de trouver un endroit plus perdu. Il prit le ticket du distributeur et engagea la voiture le long de la rampe. Les pneus crissèrent sur le raidillon de béton ; les phares révélaient fugacement sur les murs et au sol des plaques d’huile et de suie, comme des peintures rupestres.

Le niveau — 2 était vide ; le samedi, le quartier financier de Berlin était un vaste désert. March se gara dans la travée centrale. Le moteur se tut. Un silence absolu.

Personne ne disait rien. Charlie frottait fébrilement son imper avec un mouchoir de papier. Nightingale s’était renversé sur le siège, les yeux fermés. March frappa violemment le haut de son volant.

« À qui avez-vous parlé ? »

Nightingale ouvrit les yeux.

« À personne.

— L’ambassadeur ? Washington ? Le chef de station ?

— Je viens de vous le dire : personne. »

On sentait la colère dans sa voix.

« Tout ça n’a pas de sens, soupira Charlie.

— C’est insultant et absurde. Bon Dieu, tous les deux vous…

— Considérons les hypothèses. (March compta sur ses doigts :) Luther s’est dénoncé lui-même — ridicule. La cabine, Bülowstrasse, est sur écoute — impossible ; même la Gestapo n’a pas les moyens de se brancher sur tous les téléphones publics de Berlin. Bien. Quelqu’un aurait entendu nos paroles hier soir ? Difficile à imaginer, on s’entendait à peine nous-mêmes !

— Pourquoi nécessairement une vaste conspiration ? Luther pouvait être suivi.

— Alors pourquoi on ne l’a pas embarqué ? Pourquoi s’est-il fait flinguer en public, lors du contact ?

— Il me regardait dans les yeux… »

Charlie se couvrit le visage.

« Ce n’est pas obligatoirement moi, dit Nightingale. La fuite peut venir de l’un de vous.

— Comment ? Nous sommes restés ensemble toute la nuit.

— Je m’en doute. (Il s’énervait, cherchant l’ouverture de la portière.) Je n’ai pas à subir ce genre de merde, pas de quelqu’un comme vous. Charlie… tu devrais m’accompagner à l’ambassade. Tout de suite. On te mettrait dans le vol de ce soir et prions Dieu pour que personne ne fasse le lien entre nous et tout ceci. (Il attendait.) Viens. »

Elle secoua la tête.

« Si ce n’est pas pour toi, pense à ton père. »

Elle n’en croyait pas ses oreilles.

« Qu’est-ce que mon père vient faire là-dedans ? »

Nightingale sortit de la Volkswagen.

« Je n’aurais jamais dû accepter de participer à cette folie. Tu es cinglée. Et lui… (Il fit un mouvement de tête vers March.) C’est un homme mort. »

Il s’éloigna. Ses pas résonnèrent dans le parking vide — bruyants d’abord, puis rapidement plus étouffés. On entendit claquer sèchement une porte métallique. Il avait disparu.

March regarda Charlie dans le rétroviseur. Elle était recroquevillée sur le siège arrière, toute menue.

Très loin, un nouveau bruit. La barrière à l’entrée venait de se soulever. Une voiture descendait la rampe. March se sentit pris d’angoisse, de claustrophobie. Leur refuge pouvait aussi devenir un piège.

« Ne restons pas ici. (Il actionna le démarreur.) Il faut bouger.

— Dans ce cas, j’ai d’autres photos à prendre.

— C’est vraiment nécessaire ?

— Vous cherchez vos preuves, Sturmbannführer. Je collecte les miennes. »

Il lui lança un autre coup d’œil. Elle avait déposé le mouchoir et le regardait avec une sorte de défi fragile. Il libéra la pédale de frein. Circuler en ville était risqué. C’est vrai. Mais quel autre choix ? Se terrer derrière une porte bouclée à double tour et attendre de se faire prendre ?

Il fit demi-tour et repartit vers la sortie au moment où des phares étincelèrent derrière eux, dans l’obscurité.

3

Ils laissèrent la voiture à proximité de la Havel et marchèrent jusqu’à la rive. March montra l’endroit où le corps de Bühler avait été découvert. Elle déclencha l’obturateur de son appareil, comme Spiedel quelques jours plus tôt, mais il ne restait pas grand-chose à photographier. Quelques empreintes de pas à peine visibles dans la boue. L’herbe écrasée là où ils avaient tiré le cadavre hors de l’eau. Dans un jour ou deux, même ces traces auraient disparu. Charlotte s’éloigna de la berge en ramenant son imper autour d’elle, frissonnant.

Aller jusqu’à la villa de Bühler était trop dangereux ; il s’arrêta devant la voie d’accès, sans couper le moteur. Elle se pencha pour photographier la jetée. La barrière rouge et blanc était baissée. Aucun signe de la sentinelle.

« C’est tout ? fit-elle. Life ne va pas se ruiner pour ça. »

Il réfléchit.

« Il y a peut-être un autre endroit. »


Les numéros cinquante-six et cinquante-huit Am grossen Wannsee se révélèrent être une lourde bâtisse du XIXe siècle, avec façade à colonnes. Elle n’abritait plus le bureau allemand de l’Interpol. Après la guerre, c’était devenu une école de filles. March jeta un coup d’œil à gauche et à droite, vers le haut et le bas de la rue ; les arbres étaient couverts de fleurs roses. Il poussa la porte. Ouverte. D’un signe, il invita Charlie à le suivre.

« Nous sommes Herr et Frau March, dit-il en passant le seuil. Nous avons une fille… »

Charlie approuva.

« Oui, Heidi. Elle a sept ans. Des tresses…

— Elle n’est pas très heureuse dans son école actuelle. Celle-ci nous a été recommandée. Nous voulons jeter un coup d’œil… »

Ils étaient dans la propriété. March referma la porte.

« Naturellement, si nous dérangeons, nous nous excusons…

— Mais, Frau March n’a peut-être pas tout à fait l’âge d’avoir une gamine de sept ans ?

— Elle a été séduite par un inspecteur très engageant à un âge où les jeunes filles sont encore très impressionnables…

— Ça colle. »

L’allée de gravier contournait une plate-bande circulaire. March essaya d’imaginer le décor en janvier 1942. Une légère neige sur le sol, pourquoi pas ? Ou du givre. Les arbres nus. Deux gardes frigorifiés à l’entrée. Les voitures officielles, l’une après l’autre, faisant crisser le gravier gelé. Un adjudant saluant puis s’avançant pour ouvrir les portières. Stuckart, beau et élégant. Bühler, ses notes de juriste soigneusement serrées dans sa serviette. Luther, clignant les yeux derrière ses verres épais. Leur haleine restait-elle suspendue dans l’air à leur passage ? Et Heydrich ? Était-il arrivé le premier, puisqu’il était l’hôte ? Ou bon dernier, pour affirmer son pouvoir ? Le froid arrivait-il à donner des couleurs, même à ses joues pâles ?

La maison était silencieuse et déserte. Tandis que Charlie prenait une photo du porche, March se fraya un chemin dans les arbustes pour lorgner par une fenêtre. Des rangées de tables minuscules ; des chaises de même format retournées et empilées dessus. Deux tableaux noirs pour enseigner aux élèves l’action de grâce spéciale du Parti. Sur l’un :

Avant le repas

Führer, mon Führer, tu es le don du Seigneur

Protège-moi et préserve-moi toute ma vie !

Tu as sauvé l’Allemagne de la plus grande détresse,

Je te remercie aujourd’hui pour mon pain quotidien.

Reste longtemps avec moi, ne m’abandonne pas,

Führer, mon Führer, ma foi et ma lumière !

Heil mein Führer !

Et sur l’autre :

Après le repas

Merci à toi pour ce repas copieux,

Toi, le protecteur des jeunes, l’ami des gens âgés !

Je sais, tu as des soucis ; rassure-toi,

Je suis avec toi le jour et la nuit.

Pose ta tête sur mes genoux,

Sois assuré, mon führer, de ta grandeur.

Heil mein Führer !

Des dessins d’enfants décoraient les murs — des prairies bleues, des ciels verts, des nuages jaune sulfureux. L’art des enfants était dangereusement proche de l’art dégénéré ; une autre perversité à extirper… March, même d’où il était, sentait l’odeur de l’école, ce mélange universel de poussière de craie, de planchers de bois, de vieille cantine. Il s’éloigna.

Quelqu’un dans un jardin voisin avait allumé un feu. Une fumée blanche et piquante, de bois mouillé et de feuilles mortes, flottait sur la pelouse à l’arrière de la maison. Une large volée de marches flanquée de lions de pierre aux babines retroussées descendait jusque-là. Au-delà du gazon, à travers les arbres, on distinguait la surface calme et brillante de la Havel. La propriété était exposée au sud. Schwanenwerder, à moins d’un demi-kilomètre, devait être visible des fenêtres à l’étage. Bühler avait acheté sa villa au début des années cinquante ; cette proximité avait-elle joué ? Était-il le criminel revenant sur les lieux du crime ? Et si oui, quel crime exactement ?

Il se pencha et ramassa une poignée de terre, la renifla, la laissa retomber entre ses doigts. La piste était froide depuis de longues années.


Dans le bas du jardin ils virent deux tonneaux de bois patinés par l’âge, où le jardinier collectait l’eau de pluie. Ils s’assirent dessus, côte à côte, jambes pendantes, perdus dans la contemplation du lac. Ils n’étaient pas pressés de repartir. Personne ne viendrait les chercher ici. L’endroit respirait une indicible mélancolie — le silence, les feuilles mortes voletant sur la pelouse, l’odeur de la fumée. L’inverse du printemps ; tout exprimait l’automne, la fin des choses ;

« Est-ce que je t’ai déjà dit ? Avant mon service en mer, il y avait des Juifs dans ma ville. Après — quand je suis revenu —, ils étaient tous partis. J’ai posé des questions. Les gens disaient qu’on les avait évacués à l’Est — pour y être réinstallés.

— Les gens le croyaient ?

— En public, évidemment. Même en privé, il valait mieux ne pas trop raisonner. Et c’était plus commode. Faire comme si c’était vrai.

— Et toi, tu l’as cru ?

— Ça ne me tracassait pas.

— Qui se tracasse ? dit-elle soudain. Admettons qu’on apprenne les détails. Qui s’en préoccupe ? Ça ferait vraiment une différence ?

— Quelqu’un, en tout cas, a cette impression. Voilà pourquoi ceux qui ont participé à la conférence de Heydrich sont morts. Sauf Heydrich. »

Il considéra la maison. Sa mère, qui croyait dur comme fer aux fantômes, racontait toujours que les briques et le plâtre retenaient l’Histoire, conservaient la mémoire de ce qu’ils avaient vu, absorbaient tout comme des éponges. March en avait vu, depuis, des lieux où le crime avait été commis ; il ne croyait plus à cette fable. Rien de particulièrement malfaisant ne rôdait autour de Am grossen Wannsee 56/58. Ce n’était qu’une grande maison, la demeure d’un homme d’affaires, à présent transformée en école pour filles. Que pouvaient-ils mémoriser maintenant, les murs ? Des béguins d’adolescentes ? Des leçons de géométrie ? La nervosité due aux examens ?

Il chercha l’invitation de Heydrich dans sa poche. « Une conférence interagences gouvernementales suivie d’un déjeuner. » Débutant à midi. Se terminant — quand ? — à trois ou quatre heures de l’après-midi. Le jour devait décliner rapidement quand ils s’étaient séparés. Lumière jaune aux fenêtres ; brume s’élevant du lac. Quatorze hommes. Repus ; certains peut-être un peu gais grâce au vin de la Gestapo. Les voitures pour les ramener au centre de Berlin. Les chauffeurs qui avaient poireauté dehors, les pieds gelés, le nez glacé…

Et puis, cinq mois plus tard, dans la chaleur de l’été, Martin Luther est à Zurich, dans les bureaux d’Hermann Zaugg, le banquier des riches et des anxieux et il ouvre un compte avec quatre clés.

« Je me demande pourquoi il avait les mains vides.

— Quoi ? »

Elle était plongée dans ses propres pensées. Il venait de l’interrompre.

« J’ai toujours imaginé Luther avec un porte-documents, un machin pareil. Pourtant, sur les marches, quand il s’est avancé, il n’avait rien dans les mains.

— Il avait tout fourré dans ses poches.

— Possible. »

La Havel paraissait solide ; un lac de mercure.

« Mais en revenant de Zurich, il devait avoir des bagages. Il avait dormi loin de chez lui. Et il était passé à la banque. »

Le vent agitait les branches des arbres. March contempla les alentours.

« C’était un vieux salaud soupçonneux, après tout. Le style à planquer ce qui est vraiment précieux. Il n’aurait jamais pris le risque de tout lâcher en une fois aux Américains — comment aurait-il pu encore négocier ? »

Un jet traversa le ciel à faible altitude, descendant vers l’aéroport. Le bruit aigu des moteurs diminuait en même temps. Ce bruit- n’existait pas en 1942…

March se leva d’un bond, aida Charlie à sauter en bas de son tonneau et partit à grands pas vers la maison, à travers la pelouse. Elle le suivait en trébuchant, riant, lui criant de ralentir.


Il s’arrêta le long de la chaussée, à Schlachtensee, et courut jusqu’à la cabine téléphonique. Max Jaeger ne répondait pas, ni au Werderscher Markt ni chez lui. L’interminable tonalité du combiné que personne ne décrochait lui donna envie de sonner, d’appeler quelqu’un.

Il essaya Rudi Halder. Il pourrait s’excuser une nouvelle fois, suggérer d’une manière ou d’une autre que le risque valait le coup. Personne. Il considéra l’appareil. Pili ? Même l’hostilité du gamin serait une forme de contact. Mais dans le pavillon de Lichtenrade, il n’eut pas plus de succès.

Toute la ville avait définitivement raccroché pour lui.

Il était sur le point de quitter la cabine quand — une impulsion — il composa son numéro. À la deuxième sonnerie, un homme répondit.

« Oui ? »

La Gestapo : la voix de Krebs.

« March ? Je sais que c’est vous ! Ne raccrochez pas ! »

Il lâcha le combiné comme s’il venait de le mordre.


Une demi-heure plus tard, il poussait les portes vermoulues de la morgue municipale. Sans son uniforme il se sentait tout nu. Une femme pleurait doucement dans un coin, une auxiliaire féminine de la police assise raide à côté d’elle, gênée par cet étalage d’émotion dans un lieu public. Il produisit sa carte et interrogea le préposé sur Martin Luther. L’homme consulta le tas de fiches écornées devant lui.

« Masculin, la soixantaine, identifié comme Luther, Martin. Amené un peu après minuit. Accident ferroviaire.

— Et la fusillade de ce matin ? Celle sur la place ? »

Le préposé soupira, humecta un index jaune de nicotine et chercha.

« Masculin, la soixantaine, identifié Stark, Alfred. Entré il y a une heure.

— Oui, celui-là. Comment l’a-t-on identifié ?

— Les papiers dans sa poche.

— Bien. »

Il marcha d’un pas décidé vers l’ascenseur, devançant toute objection.

« Je trouverai. »

Manque de bol, quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, il se trouva nez à nez avec le Dr Eisler, le légiste.

« March ! »

Eisler eut l’air surpris et fit un pas en arrière.

« Le bruit court que vous êtes arrêté.

— Le bruit a tort. Je travaille sous couverture. »

Eisler considéra sa mise.

« Laquelle ? Maquereau ? »

Cela le fit tellement rire qu’il dut ôter ses lunettes pour s’essuyer les yeux. March riait de concert.

« Non. Pathologiste. Il paraît que la paie est fabuleuse pour des heures quasi nulles. »

Eisler se figea.

« Et c’est vous qui me dites ça ! Je suis ici depuis minuit, moi. (Il baissa la voix.) « Un très gros ponte. Dossier Gestapo. Ultra-secret. (Il tapota une aile de son long nez.) Je ne peux rien dire.

— Pas d’affolement, Eisler. Je connais l’affaire. Frau Luther à identifié les restes ? »

Eisler eut l’air désappointé.

« Non, fit-il entre ses dents. On lui a épargné ça.

— Et Stark ?

— Eh bien ! March, vous êtes bien informé. J’allais m’en occuper. Si ça vous dit… »

March revit la tête qui explosait, le jaillissement de sang et de cervelle.

« Non, merci.

— Je me disais bien. On l’a tiré avec quoi ? Un Panzerfaust ?

— Ils ont arrêté l’assassin ?

— C’est vous l’enquêteur. En ce qui me concerne, la consigne, c’est plutôt : “Pas de zèle inutile” — à ce que j’ai cru comprendre.

— Les effets de Stark ? Où sont-ils ?

— Dans un sac, prêts à être expédiés. Le local des effets personnels…

— Qui est où ?

— Suivez le couloir. Quatrième à gauche. »

March s’en alla. Eisler cria derrière lui :

« Hé ! March… tu me réserves deux ou trois de tes meilleures putes ! »

Le rire de crécelle du médecin l’accompagna dans le couloir.

La quatrième porte n’était pas fermée. Il s’assura que personne ne l’observait et entra.

Il se trouvait dans une pièce exiguë, trois mètres de large, un étroit passage au centre prévu pour une personne seule. De part et d’autre, sur des étagères poussiéreuses, des paniers métalliques débordant de vêtements emballés dans du polyéthylène, des valises, des sacs à main, des parapluies, des jambes artificielles, une poussette pour enfant étrangement tordue, des chapeaux… Les effets des défunts étaient en principe récupérés par les proches. Si les circonstances étaient suspectes, les enquêteurs les emmenaient, ou on les envoyait directement aux laboratoires de Schönweld. March jeta un coup d’œil aux étiquettes de plastique ; chacune reprenait l’endroit et l’heure de la mort, le nom de la victime. Certaines dataient parfois de plusieurs années, accrochées à des tas pathétiques de chiffons et de babioles, ultime héritage de cadavres dont personne ne voulait, pas même la police.

C’était typique de Globus, cet entêtement à ne pas reconnaître ses erreurs. L’infaillibilité de la Gestapo : un dogme à préserver à tout prix. La dépouille de Stark serait donc traitée comme celle de Luther, et Luther finirait dans une fosse commune sous l’identité du clochard Stark.

March tira sur le paquet le plus proche de l’entrée, tourna l’étiquette vers la lumière. 18.4.64. Adolf-Hitler-Pl, Stark, Alfred.

Luther quittait donc cette terre comme le dernier des détenus d’un KZ — de mort violente, affamé, dans les hardes d’un autre, sans une once de respect accordée à ses restes, des mains inconnues fouillant dans ses affaires. Une justice ironique — la seule à peu près envisageable.

Il prit son canif et fendit l’enveloppe de plastique. Le contenu s’éparpilla sur le sol comme des entrailles.

Il se fichait de Luther. Ce qui l’intéressait, c’était de savoir comment, entre minuit et neuf heures ce matin, Globus avait découvert que le fugitif était toujours en vie.

Les Américains !

Il acheva de déchirer ce qui restait de polyéthylène.

Les vêtements puaient la merde et la pisse, le dégueulis et la sueur — à peu près tout ce que le corps humain pouvait produire comme senteurs. Dieu seul savait quels parasites nichaient dans ces tissus. Il fouilla les poches. Vides. La peau de ses mains démangeait. S’accrocher. Un reçu de consigne, c’est minuscule — roulé avec soin : pas plus grand qu’une allumette. Une incision dans un col suffisait. Sa lame déchiquetait la doublure du grand manteau brun maculé de sang coagulé. Ses doigts étaient de plus en plus sales et poisseux…

Rien. Tout ce que trimballent habituellement les clochards — des morceaux de papier et de ficelle, des boutons, des mégots… — , tout avait disparu. La Gestapo avait passé les guenilles au peigne fin. Évidemment. Il était ridicule de se figurer le contraire. De rage, il secouait les lambeaux, de gauche à droite, de droite à gauche, de gauche à droite…

Il recula devant le tas, pantelant comme un assassin. Puis il ramassa un chiffon pour essuyer son canif, ses mains.


« Tu veux mon avis ? dit Charlotte quand il regagna la voiture, les mains vides. Je crois qu’il n’a strictement rien ramené de Zurich. »

Elle n’avait pas bougé du siège arrière de la Volkswagen. March se tourna vers elle.

« Si, il est revenu avec quelque chose. C’est évident. »

Il fit un effort pour dissimuler son impatience ; elle n’était pas responsable.

« Mais il avait trop peur pour la garder sur lui. Donc il l’a planquée dans une consigne — à l’aéroport ou à la gare — pour la récupérer plus tard. J’en suis certain. Et c’est Globus qui l’a, ou c’est définitivement perdu.

— Non. Écoute, je réfléchissais. Hier, en débarquant à l’aéroport, j’ai remercié Dieu que tu m’aies empêché d’emmener le tableau. Tu te souviens, les queues ? Ils fouillaient absolument tout. Comment Luther aurait-il pu passer quoi que ce soit à la barbe de la Zollgrenzschutz ? »

March considéra la question en se massant les tempes.

« Bonne remarque, dit-il enfin. (Puis, après une minute :) Peut-être même la plus pertinente que j’aie jamais entendue. »


Devant le Flughafen Hermann Goering, Hanna Reitsch s’oxydait inexorablement sous la pluie. Elle fixait la plate-forme devant le terminal de ses yeux tachetés de rouille.

« Le mieux est que tu restes dans la voiture, dit March. Tu sais conduire ? »

Elle fit un signe affirmatif. Il posa les clés sur ses genoux.

« Si la Flughafen Polizei te dit de circuler, ne discute pas, démarre. Fais le tour et reviens. Et ainsi de suite. Donne-moi vingt minutes.

— Et puis ?

— Je ne sais pas. (Il agita la main.) Tu improvises. »

Il entra d’un pas décidé dans le hall des départs. La grande horloge numérique au-dessus du contrôle des passeports cliqueta : 13 :22. Il regarda du coin de l’œil derrière lui. Il pouvait sans doute mesurer son temps de liberté en minutes. Moins, si Globus avait lancé un avis d’alerte générale. Aucun endroit du Reich n’était plus étroitement surveillé que celui-ci.

Il pensa à Krebs dans son appartement. Et à Eisler : « Le bruit court que vous êtes arrêté. »

Un homme avec un sac souvenir du Mémorial du Soldat lui parut familier. Gestapo ? March changea brusquement de direction et mit le cap sur les toilettes. Il se planta devant un urinoir, les yeux fixés sur la porte. Personne n’entra. Lorsqu’il revint dans le hall, l’homme avait disparu.

Dernier appel pour le vol Lufthansa deux-zéro-sept à destination de Tiflis…

Il se dirigea vers le comptoir central de la Lufthansa et mit sa carte sous le nez d’un des gardes.

« Je dois parler au responsable de la sécurité. Immédiatement.

— Il est peut-être absent, Sturmbannführer.

— Renseignez-vous. »

Le garde resta absent un moment. 13 :27 annonçait l’horloge. 13 :28. Il avertissait peut-être la Gestapo. 13 :29. March glissa une main dans sa poche et sentit le métal froid du Luger. Autant livrer bataille ici que ramper sur les dalles de la Prinz-Albrecht-Strasse en crachant toutes ses dents. 13 :30.

Le garde revenait.

« Par ici, Herr Sturmbannführer, s’il vous plaît. »


Friedman avait été versé à la Kripo de Berlin en même temps que March. Il l’avait quittée cinq ans plus tard, à deux doigts d’une commission rogatoire pour corruption. À présent, il s’offrait des complets anglais faits main, fumait des havanes et multipliait son salaire par cinq grâce à des méthodes éminemment suspectes mais jamais démontrées. Il était un prince marchand, et l’aérogare, sa petite principauté corrompue.

Dès qu’il comprit que March n’était pas venu pour enquêter sur ses activités mais pour lui demander une faveur, il fondit de plaisir. Ses excellentes dispositions le rendaient de plus en plus volubile, tandis qu’il guidait March vers un corridor à l’écart du terminal.

« Et Jaeger, quelles nouvelles ? Toujours bordélique ? Et Fiebes ? Toujours la branlette avec ses photos de jeunes vierges aryennes et de laveurs de carreaux ukrainiens ? Vous me manquez tous ! Tu ne peux pas savoir ! Voilà, nous y sommes… »

Friedman remit son cigare en bouche et s’arc-bouta sur une immense porte coulissante.

« La caverne d’Aladin ! »

Le panneau s’ouvrit bruyamment sur un hangar bourré d’objets perdus ou abandonnés.

« Ce que les gens sèment derrière eux, c’est pas croyable. On a même eu un léopard.

— Un léopard ? Un félin ?

— Il est mort. Un pauvre con a oublié de le nourrir. Ce qui a fait un bon manteau. »

Il rit et tapa dans ses mains. De l’ombre surgit un petit vieux plié en deux, un Slave, les yeux agrandis de peur.

« On se redresse. Et un peu de respect. »

Friedman lui expédia une bourrade qui l’envoya tituber en arrière.

« Le Sturmbannführer que voici est un grand ami à moi. Il cherche quelque chose. Explique-lui, March.

— Une valise, peut-être un sac. Le dernier vol de Zurich, lundi soir. Le treize. Oublié soit en cabine, soit au retrait des bagages.

— T’as ça ? Oui ? »

L’homme répondit en agitant la tête.

« Alors file ! »

Il s’éclipsa et Friedman expliqua, geste à l’appui :

« Muet. On lui a coupé la langue pendant la guerre. Le collaborateur idéal ! (Il rit et prit March par l’épaule.) Et toi, les nouvelles ?

— Pas mal.

— En civil. Un week-end. Ça doit être sérieux.

— Ça pourrait.

— C’est encore ce Martin Luther, hein ? »

March ne répondit pas.

« Tiens, te voilà muet aussi. Je vois. »

Friedman fit tomber la cendre de son cigare sur le sol immaculé.

« Pour moi, c’est clair. Un froc marron. Exact ?

— Un quoi ?

— Une expression de la Zollgrenzschutz. Un mec se pointe avec l’intention de passer une bricole quelconque. Il arrive au comptoir ; il voit les contrôles ; il fait dans son froc. Résultat : il plante tout là et il cavale.

— Pour l’instant, c’est spécial, non ? Vous n’ouvrez pas tout en permanence ?

— Seulement la semaine avant le Führertag.

— Et ce qui est perdu, vous l’ouvrez ?

— Seulement si ça vaut le coup ! (Friedman se remit à rire.) Non. Je déconne. On n’est pas en nombre. De toute façon, c’est passé aux rayons X. Pas d’armes, pas d’explosifs. On se contente donc de stocker, au cas où quelqu’un viendrait réclamer. Après un an, on ouvre et on voit ce qu’on a.

— Ce qui représente quelques beaux complets, j’imagine.

— Quoi ? »

Friedman pinça comiquement sa manche impeccable.

« Ces misérables fringues ? (Il entendit un bruit et pivota sur ses talons.) Regarde-moi ça, March ! J’ai l’impression que c’est ton jour ! »

Le Slave revenait avec un objet que Friedman prit et soupesa, en tendant le bras.

« Plutôt léger. Sûrement pas de l’or. Selon toi, March ? Drogue ? Dollars ? Soie de l’Est en contrebande ? Une carte au trésor ?

— Tu l’ouvres ? »

March effleura le pistolet dans sa poche. S’il fallait, il l’utiliserait.

Friedman parut choqué.

« C’est un service, vieux ! Entre amis. C’est ton truc. (Il tendit le paquet à March.) Tu t’en souviendras, Sturmbannführer, n’est-ce pas ? Un service ? Donné rendu ? De camarade à camarade ? »


La trousse était du genre de celles que les médecins utilisent, avec des coins renforcés et une solide fermeture de laiton — ici, ternie par l’âge. En cuir fauve, éraflé et passé. D’épaisses coutures presque noires, une poignée rendue lisse comme un galet par les années d’usage. Elle symbolisait la confiance et l’assurance, le professionnalisme, une opulence tranquille. Un objet d’avant-guerre ; peut-être même d’avant la Grande Guerre. Fabriqué pour durer une ou deux vies. Solide. Cher.

Toutes ces données, March se les énonçait en regagnant la Volkswagen. Son itinéraire évitait la Zollgrenzschutz — une autre petite faveur de Friedman.

Charlie l’empoigna comme un gosse se rue sur son cadeau d’anniversaire et pesta en découvrant qu’elle était fermée. March, sans perdre de temps, s’éloignait du périmètre de l’aéroport. Elle en profita pour fouiller dans son sac. Elle en sortit une paire de ciseaux à ongles et s’acharna sur la serrure. Les lames laissèrent de petites griffures sur le métal, sans plus.

« Tu perds ton temps, dit March. Je dois la forcer. Attends qu’on soit arrivés. »

Elle secoua la sacoche de dépit.

« Arrivés où ? »

Il se passa la main dans les cheveux.

Excellente question.


Toutes les chambres en ville étaient réservées. L’Eden avec son café-jardin sur le toit, le Bristol sur Unter den Linden, le Kaiserhof dans Mohrenstrasse — tous avaient clos leurs réservations depuis des mois. Les hôtels mammouths avec leur millier de chambres, les petites pensions autour des terminus de chemin de fer étaient bondés d’uniformes. Pas seulement ceux de la SA et de la SS, de la Luftwaffe et de la Wehrmacht, des Jeunesses hitlériennes et de la Ligue des Jeunes filles allemandes, mais tous les autres, ceux de l’Association des combattants du Reich national-socialiste, de l’Ordre de la Fauconnerie allemande, des Écoles des Cadres nationaux-socialistes…

Devant le plus fameux et le plus luxueux des palaces de Berlin — le Adlon, au coin de Pariser Platz et de Wilhelmstrasse —, les badauds se pressaient contre les barrières de métal pour apercevoir les célébrités : une vedette de l’écran, un footballeur, un satrape du Parti descendu en ville pour le Führertag… Au moment où March et Charlotte passaient, une Mercedes se rangeait ; les passagers en uniforme noir étaient assaillis par les éclairs d’une multitude de flashes.

March traversa la Platz vers Unter den Linden, prit à gauche, puis à droite, dans Dorotheenstrasse. Il se gara devant les poubelles à l’arrière du Prinz Friedrich Karl Hotel. C’est ici, lors du petit déjeuner avec Rudi Halder, que toute cette affaire avait réellement commencé. Quand était-ce ? Il ne savait plus.

Le gérant du Friedrich Karl, comme de coutume, arborait sa jaquette noire à l’ancienne et ses pantalons rayés — la ressemblance avec le vieux président Hindenburg était étonnante. Il arriva tout agité à la réception, en lissant sa paire de moustaches blanches comme si c’était un animal domestique.

« Sturmbannführer March, quel plaisir ! Quel plaisir, vraiment. Et en tenue de loisir !

— Bonjour, Herr Brecker. Ce que j’ai à vous demander est assez délicat. Il me faudrait une chambre. »

Brecker leva les mains en signe de détresse.

« C’est impossible ! Même pour un client aussi distingué que vous.

— Allons, Herr Brecker. Vous devez avoir quelque chose. Une mansarde ferait l’affaire. Un placard à balais. Vous seriez d’une très grande assistance pour la Reichskriminalpolizei… »

L’œil expert du gérant apprécia la trousse, s’arrêta sur Charlie, avec une petite lueur.

« Et voici Frau March ?

— Malheureusement, non. »

March posa une main sur la manche de Brecker et l’emmena à l’écart. La vieille réceptionniste les observait avec suspicion.

« Cette jeune personne détient des informations sensibles, mais nous souhaitons l’interroger… comment dirais-je ?

— Dans un contexte plus informel ?

— Exactement ! »

March sortit ce qui restait de ses économies et se mit à compter les billets.

« En échange de ce contexte informel, la Kriminalpolizei souhaite naturellement vous dédommager comme il convient.

— Je vois. »

Brecker louchait sur les billets en se passant la langue sur les lèvres.

« Et puisqu’il s’agit d’une affaire de sécurité, je suppose que certaines formalités… l’enregistrement par exemple… vous préférez en être dispensé. »

March cessa de compter et fourra la liasse entière dans la main moite du vieil homme, puis lui replia les doigts.


En échange de cet hara-kiri financier, March reçut la chambre d’une fille de cuisine sous les toits — on y accédait du troisième étage par un escalier de service branlant. Ils durent attendre quelques minutes à la réception, le temps d’évacuer l’infortunée occupante et de mettre des draps frais. March déclina les offres répétées du gérant de leur monter leur bagage, comme il décida d’ignorer les regards entendus du vieil homme en direction de Charlie. Il accepta en revanche la collation — pain, fromage, jambon, fruits, un pot de café noir — que Herr Brecker promit d’apporter en personne. March lui conseilla de déposer le plateau dans le couloir.

« Ce n’est pas l’Adlon », dit March quand ils furent seuls.

La petite chambre était étouffante. Toute la chaleur de l’hôtel semblait piégée là-haut, sous les tuiles. Il grimpa sur une chaise pour ouvrir la tabatière et souleva un nuage de poussière en sautant sur le plancher.

« On s’en fiche de l’Adlon ! »

Elle posa les bras sur les épaules de March, l’embrassa durement sur la bouche.


Le gérant vint déposer le plateau devant la porte. L’escalade jusque sous les combles l’avait laissé hors d’haleine. Derrière la porte, March l’écouta haleter puis s’éloigner dans le couloir. Il attendit pour s’assurer du départ du vieil homme, récupérer le plateau, le poser sur la coiffeuse vermoulue. Il n’y avait pas de verrou sur la porte de la chambre. Il bloqua la poignée avec le dossier de la chaise.

La trousse de Luther était sur le lit. March avait sorti son canif.

Le fermoir était conçu précisément pour résister à ce type d’effraction. Il fallut plusieurs minutes d’acharnement et de torsions, au cours desquelles il cassa la courte lame, pour venir à bout du mécanisme. March ouvrit le sac.

Cette même odeur de papier. L’odeur d’un classeur longtemps fermé, d’un tiroir de bureau… Un relent d’huile de machine à écrire. Et par-dessous, plus subtil, un soupçon d’antiseptique, quelque chose de médicinal…

Charlie se penchait sur son épaule. Il sentait son souffle tiède sur sa joue.

« Ne me dis pas que c’est vide.

— Non. Ce n’est pas vide. C’est plein. »

Il prit son mouchoir pour essuyer la sueur sur ses paumes. Puis il renversa la trousse et la secoua pour en répandre le contenu sur la courtepointe.

4

Déclaration écrite sous serment de Wilhelm Stuckart, secrétaire d’État, ministère de l’Intérieur :

(4 pages dactylographiées)

Le dimanche 21 décembre 1941, le conseiller aux Affaires juives du ministère de l’Intérieur, le Dr Bernhard Losener, a grandement insisté pour me voir en privé. Le Dr Losener est arrivé à mon domicile dans un état d’extrême agitation. Il m’a informé que son subordonné, le conseiller adjoint aux Affaires raciales Dr Werner Feldscher, avait entendu dire « de source entièrement digne de foi, un ami », que les mille Juifs récemment évacués de Berlin avaient été exécutés dans la forêt de Rumbuli en Pologne. Il m’a en outre informé que le sentiment d’intense indignation qu’il éprouvait ne lui permettait plus d’assurer ses fonctions actuelles au ministère ; qu’il demandait par conséquent un transfert et d’autres tâches. J’ai répondu que je demanderais des éclaircissements sur cette affaire.

Le lendemain, à ma demande, j’ai rendu visite à l’Obergruppenführer Reinhard Heydrich, à son bureau de la Prinz-Albrecht-Strasse. L’Obergruppenführer a confirmé la véracité de l’information du Dr Feldscher et m’a pressé de découvrir sa source, de telles entorses à la sécurité ne pouvant selon lui être tolérées. Il a ensuite fait sortir son officier d’ordonnance et a déclaré qu’il souhaitait m’entretenir à titre privé.

Il m’a informé qu’en juillet, il avait été convoqué au QG du führer en Prusse-Orientale. Le Führer lui avait parlé sans détour en ces termes : Il avait décidé la solution complète et finale de la question juive. Le moment était venu. Il ne pouvait miser sur ses successeurs, qui n’auraient pas obligatoirement la volonté qui était la sienne ou les moyens militaires dont il disposait en l’état présent. Les conséquences de cette décision ne l’effrayaient nullement. Nos contemporains révèrent la Révolution française, mais qui se souvient des milliers d’innocents qui l’avaient payée de leur vie ? Les temps révolutionnaires sont régis par leurs propres lois. Après la victoire de l’Allemagne, personne ne poserait de questions sur la manière dont elle aurait été acquise. Et si, dans cette lutte à mort, l’Allemagne devait avoir le dessous, au moins ceux qui avaient espéré bénéficier de la défaite du national-socialisme seraient anéantis. Il était nécessaire d’extirper le support biologique du judaïsme, une fois pour toutes. Faute de quoi, le problème resurgirait pour empoisonner la vie des nouvelles générations. C’était la leçon de l’Histoire.

L’Obergruppenführer Heydrich m’a également affirmé que les pouvoirs nécessaires le mettant en mesure d’exécuter cet ordre du Führer lui avaient été accordés par le Reichsmarschall Goering le 31.7.41. Ces questions seraient discutées à la conférence interministérielle qui devait se réunir. Il insista pour que, d’ici là, j’utilise tous les moyens qui me paraîtraient adéquats pour découvrir l’identité de la source du Dr Feldscher. Cette matière relevait du degré de sécurité maximal.

Sur ce, j’ai suggéré qu’étant donné la gravité de la question et de ses conséquences, il serait opportun d’un point de vue juridique de disposer d’un ordre écrit du Führer. L’Obergruppenführer Heydrich a déclaré qu’une telle procédure n’était pas envisageable, en raison de considérations politiques, mais que si j’émettais des réserves, je n’avais qu’à les soumettre au Führer en personne. L’Obergruppenführer Heydrich a conclu notre entretien par une note enjouée, en me faisant remarquer que nous n’avions ni l’un ni l’autre à nous tracasser pour des questions de droit, vu que j’étais le premier maître d’œuvre juridique du Reich, et lui le premier policier.

Je jure que cela est le compte rendu exact de notre conversation, basé sur des notes rédigées par moi-même ce soir-là.

Signé, Wilhelm Stuckart (avoué)

Daté 4 juin 1942

Témoin, Josef Bühler (avoué)

5

Le jour déclinait sur la ville. Le soleil avait disparu derrière le Grand Dôme, auréolant d’or la coupole comme celle d’une mosquée géante. Dans un bourdonnement puissant, les projecteurs s’allumèrent tout le long de l’avenue de la Victoire et de l’axe Est-Ouest. Les foules de l’après-midi se dispersaient, pour se reformer en longues files devant les cinémas ou se regrouper dans les restaurants et les brasseries. Dans le ciel du Tiergarten, perdu dans l’obscurité, un dirigeable ronronnait.

Ministère des Affaires étrangères du Reich

Secret d’État

Dépêche de l’ambassadeur allemand à Londres, Herbert von Dirksen

Compte rendu de conversations avec l’ambassadeur Joseph P. Kennedy, ambassadeur des États-Unis en Grande-Bretagne

(Extraits ; deux pages, imprimées)


Reçu Berlin (13 juin) 1938

Bien qu’il ne connût pas l’Allemagne (l’ambassadeur Kennedy) savait de sources très diverses que l’actuel gouvernement accomplissait de grandes choses pour l’Allemagne, que les Allemands étaient satisfaits et qu’ils bénéficiaient de bonnes conditions de vie.

L’ambassadeur a ensuite évoqué la question juive, soulignant qu’elle était naturellement de grande importance pour les relations germano-américaines. Dans ce contexte, ce n’était pas tellement le fait que nous voulions nous débarrasser des Juifs qui nous était préjudiciable, mais plutôt le bruit et les clameurs dont nous entourions ce projet. Lui-même comprenait complètement notre politique juive ; il est originaire de Boston et dans cette ville, dans un club de golf comme dans d’autres associations, aucun Juif n’est et n’a été admis depuis cinquante ans.

Reçu Berlin 18 octobre 1938

Aujourd’hui également, comme lors de conversations précédentes, Kennedy a mentionné que de très fortes tendances antisémites existaient aux États-Unis et qu’une fraction importante de la population comprenait l’attitude allemande à l’égard des Juifs… D’après sa personnalité, je crois qu’il s’entendrait très bien avec le führer.

« Seuls, on n’y arrivera jamais.

— Il le faut.

— Je t’en prie. Laisse-moi les porter à l’ambassade. Ils les sortiraient par la valise diplomatique.

— Non !

— Tu ne peux pas être absolument sûr qu’il nous a trahi…

— Qui d’autre ? Et lis ceci. Tu crois vraiment que des diplomates américains seront disposés à se mouiller ?

— Mais si on nous trouve avec ça… C’est notre arrêt de mort.

— J’ai un plan.

— Un bon ?

— J’espère. »

Direction centrale de construction, Auschwitz, à Société allemande d’Équipement, Auschwitz/H.S. 31 mars 1943


Votre lettre du 24.3.43, n° 6056-43

(Extrait)


En réponse à votre lettre, les trois tours-conduits étanches au gaz devront être fabriquées conformément à la commande du 18.1.43, pour les Bw 30b et 30c, en conformité précise avec les dimensions et les caractéristiques des tours-conduits livrées jusqu’ici.

Nous profitons de la présente pour rappeler une autre commande du 6.3.43, portant sur la fourniture d’une porte donnant accès aux gaz 100/192 pour la chambre à cadavres I du crématoire III, Bw 30a, qui devra être exécutée exactement de la même manière et aux mêmes mesures que la porte de la chambre du crématoire II situé en face, avec un judas à double verre 8 mm et joint de caoutchouc (…). Cette commande est à considérer comme spécialement urgente (…).

Non loin de l’hôtel, passé Unter den Linden, une pharmacie de nuit restait ouverte. Comme tous les commerces, l’affaire appartenait à des citoyens allemands, mais la gestion courante était assurée par des Roumains — les seuls assez pauvres pour se soumettre volontairement à de tels horaires. Ils en avaient fait un vrai bazar, avec ses empilements de casseroles, de réchauds à paraffine, de bas, d’aliments pour bébés, de cartes de vœux, d’articles de bureau, de jouets, de pellicules photo… Grâce au Berlin pléthorique des travailleurs « invités », les affaires étaient florissantes.

Ils entrèrent séparément. Au comptoir, Charlie parla à la plus âgée des vendeuses, qui s’éclipsa dans l’officine et revint avec un assortiment de flacons. De son côté, March acheta un cahier d’écolier, deux feuilles de papier kraft, deux autres de papier d’emballage cadeau, un rouleau de ruban adhésif transparent…

Ils sortirent et longèrent à pied les deux blocs qui les séparaient de la station Friedrich-Strasse, d’où ils prirent l’U-Bahn, direction sud. La rame était bondée par la foule habituelle du samedi soir — amoureux se tenant par la main, familles de sortie pour le spectacle des illuminations, jeunes gens en goguette — ; personne, apparemment, pour leur prêter la moindre attention. March attendit néanmoins jusqu’à la fermeture des portes pour pousser Charlotte sur le quai à Tempelhof. Dix minutes de trajet par le tram 35, et ils furent à l’aéroport.

Tout ce temps, ils restèrent assis en silence.

Cracovie

18.7.43


(Manuscrite)


Mon cher Kritzinger,

Voici la liste.

Heil Hitler !


(signé)

BÜHLER ( ?)

Tempelhof était plus vieillot que le Flughafen Hermann Goering — plus vétuste, plus primitif. Le hall datait d’avant-guerre et était décoré de photos des temps héroïques de l’aviation commerciale : vieux Heinkel de la Lufthansa aux fuselages de tôle ondulée ; fringants pilotes à foulard et grosses lunettes ; intrépides voyageuses à chapeaux cloches et chevilles solides. Jours d’innocence ! March se posta près de l’entrée et fit mine de s’intéresser aux photos. Charlie s’approcha du comptoir de locations de voitures.

À la seconde, elle fut tout sourire, s’excusant à grand renfort de gestes — parfaite dans son rôle de jeune fille en perdition. Elle avait raté son vol, sa famille l’attendait… L’agent de location, sous le charme, consulta une feuille dactylographiée. Un moment la décision resta en suspens — et puis, oui, Fräulein, il avait quelque chose. Pour quelqu’un avec d’aussi jolis yeux que les vôtres, évidemment… Votre permis de conduire, s’il vous plaît…

Elle le lui tendit. Délivré l’année précédente au nom de Voss, Magda, vingt-deux ans, de Mariendorf, Berlin. Le permis de la jeune femme assassinée l’après-midi de son mariage, cinq jours plus tôt, le permis que Max Jaeger avait laissé traîner dans son bureau, avec les autres paperasses de la tuerie de Spandau.

March détourna les yeux, se forçant à détailler une vieille vue aérienne du terrain d’aviation de Tempelhof. BERLIN était écrit en lettres blanches géantes le long de la piste. Lorsqu’il risqua un nouveau coup d’œil, l’employé reportait les données du permis sur le formulaire de location, riant à un de ses bons mots.

La stratégie n’était pas sans risques. Le matin, une copie du contrat serait automatiquement transmise aux services de police, et même l’Orpo risquait de s’interroger sur cette femme assassinée qui éprouvait encore le besoin de louer une voiture. Mais demain était dimanche ; lundi, Führertag ; et mardi — les Orpo ne se décideraient pas plus tôt à retirer leur doigt de leur cul —, March se disait que Charlie et lui seraient en sécurité, ou arrêtés, ou morts.

Dix minutes plus tard, après un dernier échange de sourires, elle reçut les clés d’une Opel noire quatre portes, dix mille kilomètres au compteur. Et cinq minutes plus tard, March la rejoignait dans le parking. Pour la première fois, elle était au volant et il se laissait conduire. Il découvrait d’elle une autre facette. Dans la circulation dense, elle faisait preuve d’une prudence exagérée ; il sentait qu’elle ne lui était pas naturelle.

Le vestibule du Prinz Friedrich Karl était désert : les clients étaient sortis pour la soirée. Charlotte et March le traversèrent pour gagner les escaliers ; la réceptionniste plongea le nez dans ses papiers. Ils étaient l’une des multiples petites combines de Herr Brecker : moins on en savait, mieux c’était.

La chambre n’avait pas reçu de visite. Les fils de coton étaient toujours là où March les avait insérés, entre la porte et le linteau. Et lorsqu’il extirpa la sacoche de dessous le lit, le cheveu était toujours dans les interstices du fermoir.


Charlie se débarrassa de sa robe et enroula une serviette sur ses épaules.

Dans la salle de bains au bout du couloir, une ampoule nue éclairait à peine un lavabo sale. La baignoire semblait faire des pointes, dressée sur ses griffes de fonte.


March revint vers la chambre et ferma la porte, coinçant à nouveau la chaise sous la poignée. Il empila le contenu du sac sur la commode — le plan, les diverses enveloppes, les minutes et les mémorandums, les rapports, y compris celui avec les données statistiques, tapé sur une machine à large chariot. Certaines feuilles crissaient, desséchées par l’âge. Il pensa à l’après-midi ensoleillé qu’il venait de passer avec Charlie, à la rumeur de la circulation dans la rue ; comment ils s’étaient échangé les pièces, d’abord avec excitation, puis de plus en plus abattus, incrédules, silencieux, jusqu’au moment où ils avaient ouvert le carton avec les photos.

À présent, il devait être systématique. Il prit la seconde chaise, libéra un espace, ouvrit le cahier d’écolier, en arracha trente pages. En haut de chaque feuillet, l’année et le mois, de juillet 1941 à janvier 1944. Il ôta sa veste, la posa sur le dossier de la chaise, et s’attaqua à la pile de documents, notant tout de son écriture claire.


Un horaire de chemin de fer — mal imprimé sur du papier de guerre jaunissant :

… et ainsi de suite jusqu’à l’apparition, dans la seconde semaine de février, d’une nouvelle destination. À présent, presque toutes les heures étaient précisées à la minute :

… et à nouveau ainsi de suite, jusqu’à la fin du mois.

Un trombone rouillé avait taché le coin de l’horaire. Une lettre télégraphique y était agrafée, de l’Administration générale des Chemins de fer du Reich allemand. Réseau de l’Est, datée de Berlin, 13 janvier 1943. Pour commencer, la liste des destinataires :

Directions des Chemins de fer du Reich

Berlin, Breslau, Dresde, Erfurt, Francfort, Halle (S), Karlsruhe, Königsberg (Pr), Linz, Mayence, Oppeln, Frankfurt/O (O), Posen, Vienne

Direction générale des Chemins de fer de l’Est à Cracovie

Reich sprotektor, Chemins de fer Réunis à Prague

Direction générale du Trafic Varsovie

Direction du Trafic du Reich Minsk

Puis, le texte principal :

Sujet : Trains spéciaux pour personnes à réinstaller dans la période du 20 janvier au 28 février 1943.


Nous joignons une liste des trains spéciaux (Vd, Rm, Po, Pj et Da) décidée à Berlin le 15 janvier 1943 pour la période du 20 janvier au 28 février 1943 et un plan de circulation pour les voitures à utiliser dans ce type de trains.

La formation du train sera notée pour chaque remise en circulation et grande attention sera portée à ces instructions. Après chaque voyage complet, les voitures seront nettoyées à fond, fumigées si nécessaire, et dès achèvement du programme, préparées à d’autres utilisations. Le nombre et les types de voitures seront déterminés au départ du dernier train et me seront communiqués par téléphone avec confirmation sur fiches de service.

(Signé) Dr JACOBI

33 Bfp 5 Bfsv Minsk, 9 février 1943

March remonta dans la liasse jusqu’à l’horaire. Il le parcourut à nouveau.

Theresienstadt/Auschwitz, Auschwitz/Theresienstadt, Bialystok/Treblinka, Treblinka/Bialystok : les syllabes tambourinaient dans son cerveau fatigué comme le rythme des boggies sur des rails.

Il parcourut du doigt les colonnes de chiffres, essayant de déchiffrer le message sous-jacent. Donc : un train est chargé dans la ville polonaise de Bialystok à l’heure du petit déjeuner. À midi, il est dans cet enfer, Treblinka. (Tous les voyages n’étaient pas aussi brefs — il frissonna à l’idée des dix-sept heures de Berlin à Auschwitz.) Dans l’après-midi, les voitures sont déchargées à Treblinka et fumigées. À vingt et une heures, le même soir, elles repartent vers Bialystok, où elles arrivent à l’aube, prêtes à être à nouveau chargées, à l’heure du petit déjeuner.

Le 12 février, le schéma s’interrompt. Au lieu de retourner à Bialystok, le train vide est envoyé sur Grodno. Là, deux jours sur une voie de garage et puis — dans le noir, bien avant l’aube — il repart chargé vers Treblinka. Il y est vers midi. Déchargement. Et la nuit, nouveau départ vers l’ouest, cette fois pour Scharfenwiese.

Que déduire encore de ces documents, quand on est inspecteur à la Kriminalpolizei de Berlin ?

Oui, des chiffres. Disons : soixante personnes par voiture, une moyenne de soixante voitures par train. Déduction : trois mille six cents personnes par convoi.

En février, les convois tournent à la moyenne d’un par jour. Déduction : vingt-cinq mille personnes par semaine ; cent mille par mois ; un million deux cent cinquante mille personnes par an. Et cela est la moyenne obtenue au cœur de l’hiver d’Europe centrale, quand les aiguilles gèlent, quand les congères bloquent les voies, quand les partisans se manifestent en sortant des bois comme des fantômes pour placer leurs bombes.

Et donc, nouvelle déduction : les chiffres devaient être bien plus importants au printemps et en été.


Il se tenait à la porte de la salle de bains. Charlie, en combinaison noire, lui tournait le dos, penchée sur le lavabo. Avec ses cheveux mouillés, elle paraissait plus chétive, presque fragile. On voyait bouger les muscles de ses épaules pâles, tandis qu’elle se massait le crâne. Elle rinça une dernière fois ses cheveux et tendit la main à tâtons derrière elle. Il lui tendit la serviette.

Elle avait disposé divers objets au bord de la baignoire : une paire de gants de caoutchouc verts, une brosse, un bol, une cuillère, deux flacons. March prit les flacons et examina les étiquettes. Le premier contenait un mélange de carbonate de magnésium et d’acétate de sodium, l’autre, une solution de peroxyde d’hydrogène à un vingtième. Devant le miroir, au-dessus du lavabo, elle avait ouvert le passeport de la fille. Magda Voss fixait March de ses grands yeux tranquilles.

« Tu es sûre que ça va marcher ? »

Charlie noua la serviette en turban autour de sa tête.

« D’abord rouge. Puis orange. Puis blond platiné. »

Elle récupéra les flacons.

« À quinze ans, j’étais complètement toquée de Jean Harlow. Ça mettait ma mère hors d’elle. Fais-moi confiance. »

Elle enfila les gants de caoutchouc et dosa les produits chimiques dans le bol. Elle mélangea avec la cuillère, jusqu’à obtenir une épaisse pâte bleue.

SECRET DU REICH. MINUTES DE LA CONFÉRENCE. 3 °COPIES.

COPIE NUMÉRO…

(Le chiffre avait été gratté.)

Personnes ayant participé à la conférence du 20 janvier 1942 à Berlin, Am grossen Wannsee, 56/58, sur la solution finale de la question juive (…).

March avait lu deux fois les minutes cet après-midi. Il se força à y revenir, fouillant dans la pile. « Environ onze millions de Juifs sont impliqués dans cette solution finale du problème juif… » Pas seulement les Juifs allemands. Les minutes faisaient état de plus de trente nationalités d’Europe, y compris des Juifs français (865 000), hollandais (160 000), polonais (2 284 000), ukrainiens (2 994 684) ; et encore des Juifs anglais, espagnols, irlandais, suédois et finnois ; la conférence avait même réservé un sort aux Juifs albanais (en tout 200).

En fonction de cette solution finale, les Juifs devraient être déplacés à l’Est sous une autorité appropriée et de manière adéquate en vue d’une utilisation comme main-d’œuvre. Séparés par sexes, les Juifs capables de travailler seront amenés dans ces régions sous la forme d’importantes colonnes de travail pour la construction des routes, à la suite de quoi, la majorité disparaîtra probablement d’elle-même par élimination naturelle.

L’inévitable reliquat final, qui assurément constituerait le noyau le plus résistant, devra être traité de façon appropriée, puisqu’il représente une sélection naturelle qui, libérée, serait à considérer comme le germe d’un nouveau développement juif. (Voir la leçon de l’Histoire.)

Lors du déroulement pratique de la solution finale, l’Europe devra être passée au peigne fin, d’ouest en est.

« Déplacés sous une autorité appropriée et de manière adéquate… Le noyau le plus résistant devra être traité de façon appropriée… » Appropriée, adéquate. Les mots favoris du lexique bureaucratique — le lubrifiant capable de gommer les aspérités déplaisantes, le cachetrouille permettant d’éviter d’être précis.

March déplia un jeu de photostats de mauvaise qualité. Les copies des minutes originales de la conférence de Wannsee, compilées par le SS-Obersturmbannführer Eichmann, de l’Office central de Sûreté du Reich. Il s’agissait d’un document dactylographié, couvert d’amendements et de ratures nerveuses, de cette écriture nette que March avait appris à reconnaître comme celle de Reinhard Heydrich.

Ainsi, Eichmann avait écrit :

Finalement, l’Obergruppenführer Heydrich a été interrogé sur les difficultés pratiques qu’entraînait le traitement de quantités aussi importantes. L’Obergruppenführer a expliqué que différentes méthodes avaient été expérimentées. L’usage d’armes à feu étant à considérer comme une solution inadéquate pour différentes raisons. Le procédé était lent. La sécurité limitée, avec risque de panique parmi ceux qui attendaient l’application du traitement spécial. On avait également constaté que cette méthode pouvait avoir un effet délétère sur nos hommes. L’Obergruppenführer a invité le Sturmbannführer Dr Rudolf Lange (KdS Lettonie) à faire part de son expérience.

Le Sturmbannführer Lange a déclaré que trois méthodes avaient été appliquées récemment, ce qui donnait des éléments de comparaison. Le 30 novembre, mille Juifs de Berlin avaient été exécutés dans une forêt près de Riga ; le 8 décembre, ses hommes avaient opéré un traitement spécial à Kulmhof avec des camions à gaz ; depuis octobre, au camp d’Auschwitz, des expériences étaient menées sur des prisonniers russes et des Juifs polonais au moyen de Zyklon-B. Les résultats de cette dernière option étaient particulièrement prometteurs, tant au point de vue du rendement que de la sécurité.

En marge, Heydrich avait écrit : « Non ! » March se reporta à la version finale des minutes. La section entière du document avait été réduite à une seule phrase :

Finalement, il fut discuté des différents types de solutions possibles.

Ainsi aseptisé, le protocole pouvait rejoindre les archives.

March notait toujours : octobre, novembre, décembre 1941. Lentement, les blancs sur ses feuilles se remplissaient. L’heure avançant, l’ensemble du tableau se mettait en place : connexions, stratégies, causes et effets… Il vérifia les contributions de Luther, de Stuckart et de Bühler à la conférence de Wannsee. Luther prévoyait des problèmes dans les « États nordiques », mais pas de difficultés majeures en Europe du Sud-Est et de l’Ouest. Stuckart, interrogé sur le cas des individus ayant un grand-parent juif, « proposait de procéder à la stérilisation obligatoire ». Bühler, comme on pouvait s’y attendre, léchait les bottes de Heydrich : il n’avait « qu’une faveur à demander, que la question juive dans le Gouvernement général soit résolue aussi rapidement que possible ».


March s’interrompit pour fumer une cigarette dans le couloir. Il allait et venait, agitant ses papiers, comme un acteur mémorisant son texte. Dans la salle de bains, on entendait l’eau qui coulait. Dans le reste de l’hôtel, le silence ; sauf des craquements dans l’obscurité, comme un galion à l’ancre.

6

Notes sur une visite à Auschwitz-Birkenau par Martin Luther, sous-secrétaire d’État, ministère des Affaires étrangères du Reich

(Manuscrit, 11 pages)


14 juillet 1943

Enfin, après presque trois ans de demandes réitérées, je reçois l’autorisation d’accomplir une tournée d’inspection complète du camp d’Auschwitz-Birkenau pour compte du ministère des Affaires étrangères.

J’atterris à l’aéroport de Cracovie en provenance de Berlin, peu avant le coucher du soleil, et je passe la soirée chez le gouverneur-général Hans Frank, avec le secrétaire d’État Josef Bühler et leur état-major au château de Wawel. On doit me prendre demain à l’aube au château pour me conduire au camp (durée du trajet : environ une heure) où je dois être reçu par le commandant, Rudolf Höss.


15 juillet 1943

Le camp. Ma première impression est à l’échelle de l’installation qui mesure, selon Höss, environ 2 km sur 4 km. La terre est une argile jaunâtre, semblable à celle de Silésie orientale ; un paysage de désert, interrompu de-ci de-là par le vert de quelques bouquets d’arbres. À l’intérieur du camp, s’étirant bien au-delà de mon champ de vision, des centaines de baraquements de bois aux toits couverts de papier bitumé vert. Au loin, dans les allées, je vois des petits groupes de captifs en vêtements rayés bleu et blanc : certains portent des planches, d’autres des bêches et des pioches ; quelques-uns chargent des grandes caisses sur des camions. Une odeur particulière flotte sur l’endroit.

Je remercie Höss pour son accueil. Il m’explique les dispositions administratives. Ce camp est sous la juridiction SS de l’Office central d’administration économique. Les autres camps, dans le district de Lublin, sont sous l’autorité du SS-Obergruppenführer Odilo Globocnik. Les contraintes du service empêchent malheureusement Höss de me faire personnellement les honneurs du camp ; il me confie aux bons soins d’un jeune SS-Untersturmführer, Weidemann. Il ordonne à Weidemann de faire en sorte que tout me soit montré et qu’il soit répondu à toutes mes questions. Nous commençons par un petit déjeuner dans la caserne des SS.

Après la collation, nous partons en voiture vers le secteur sud du camp. Ici : un embranchement ferroviaire, d’approximativement 1,5 km de long. De chaque côté : des barbelés soutenus par des pylônes de béton et aussi des miradors de bois avec nids de mitrailleuses. Il fait déjà chaud. L’odeur est épouvantable, un million de mouches bourdonnent. À l’ouest, au-dessus des arbres : une cheminée d’usine en brique rouge, de section carrée, crache sa fumée.

7 h 40 du matin : la zone le long de la voie ferrée commence à se garnir d’hommes de la SS, certains avec des chiens, mais aussi de détenus des corvées spéciales désignés pour les assister. On entend au loin le sifflet d’un train. Quelques minutes plus tard, la locomotive franchit lentement le portique d’entrée ; les jets de vapeur soulèvent des nuages de poussière jaune. La machine stoppe à notre hauteur. Les portes se referment derrière le convoi. Weidemann : « C’est un transport de Juifs de France. »

J’estime la longueur du train à une soixantaine de wagons de marchandises, à hautes parois de bois. La troupe et les prisonniers spéciaux se postent tout autour. Les portes sont déverrouillées et ouvertes. D’un bout à l’autre du train on crie les mêmes mots : « Tout le monde descend ! Emmenez les bagages à main ! Laissez les bagages lourds dans les voitures ! » Les hommes passent la tête en premier, éblouis par la lumière, et sautent sur le sol — un mètre cinquante — puis se retournent pour aider les femmes, les enfants, les vieillards, et pour recevoir les bagages.

L’état des déportés : pitoyable ; sales, poussiéreux, gesticulant, brandissant des bols et des tasses en direction de leurs bouches, pleurant de soif. Derrière eux, gisant dans les voitures, les morts et ceux qui sont trop mal en point pour bouger. Weidemann explique que leur périple a commencé il y a quatre nuits. Les gardes SS poussent ceux qui sont capables de marcher sur deux rangs. Les familles séparées s’appellent. Avec beaucoup de gestes et de cris, les deux colonnes s’en vont dans des directions différentes. Les hommes valides se dirigent vers le camp de travail. Le reste avance vers l’écran d’arbres ; Weidemann et moi à leur suite. En regardant derrière, je vois les détenus en tenue rayée grimper dans les wagons et sortir les bagages et les corps.

8 h 30 : Weidemann estime la colonne à environ deux milles individus — femmes portant des nourrissons, enfants pendus à leurs jupes, vieillards des deux sexes, adolescents, malades. Ils marchent en rang par cinq sur un chemin en cendrée, trois cents mètres environ, puis à travers une cour, puis par un autre chemin jusqu’à douze marches de béton menant à une immense chambre souterraine, cent mètres de long. Un panneau annonce en plusieurs langues (allemand, français, grec, hongrois) : « Bains et salle de désinfection. » C’est bien éclairé, avec de nombreux bancs, des centaines de patères numérotées.

Les gardes crient : « Tout le monde se déshabille ! Vous avez dix minutes ! » Les gens hésitent, échangent des regards. L’ordre est répété plus rudement, et cette fois, avec inquiétude mais dans le calme, ils obtempèrent. « Retenez votre numéro de patère afin de pouvoir récupérer vos effets ! » Les détenus en régime spécial circulent parmi eux, murmurent des encouragements, aident les plus faibles — de corps ou d’esprit — à se dévêtir. Certaines mères tentent de dissimuler les nourrissons dans les tas de vêtements, mais les enfants sont rapidement découverts.

9 h 05. Nue, la foule franchit les grandes portes de chêne flanquées de gardes et claudique jusqu’à une autre chambre, semblable à la première mais totalement dégarnie, à l’exception de quatre grands piliers carrés à vingt mètres d’intervalle. Au bas de chaque pilier, une plaque de métal percée d’orifices. Le local se remplit, les portes se ferment. Weidemann me fait signe. Je le suis par le vestiaire désert ; nous remontons les marches de béton, jusqu’à l’air libre. J’entends le bruit d’un moteur de voiture.

Sur le gazon qui recouvre le toit de l’installation, une petite camionnette s’avance en cahotant, marquée des couleurs de la Croix-Rouge. Elle s’arrête. Un officier SS et un médecin en sortent, munis de masques à gaz et portant quatre boîtes métalliques. Quatre conduits de béton émergent de l’herbe, à vingt mètres l’un de l’autre. Le médecin et l’officier soulèvent les couvercles et versent une substance mauve granulée. Ils ôtent leurs masques, allument une cigarette au soleil.

9 h 09 : Weidemann me ramène en bas. Le seul bruit est un tambourinement étouffé à l’autre bout de la pièce, derrière les valises et les piles de vêtements encore chauds. Un petit judas de verre est enchâssé dans les panneaux de chêne. J’y colle un œil. La paume d’un homme frappe contre l’ouverture ; je rejette brusquement la tête en arrière.

Un garde dit : « L’eau des douches doit être particulièrement chaude ce matin pour qu’ils hurlent comme ça. »

À l’extérieur, Weidemann m’annonce : « Nous devons attendre vingt minutes. Est-ce que le Canada vous intéresse ? » Je dis : « Le quoi ? » Il rit : « Le Canada — une section du camp. Pourquoi Canada ? — Il hausse les épaules — Personne ne sait. »

Canada. 1 km au nord de la chambre à gaz. Très vaste espace couvert, rectangulaire, un mirador à chaque coin, entouré de barbelés. Des montagnes d’effets personnels — malles, sacs à dos, valises, sacs de voyage, paquets, couvertures, landaus, chaises roulantes, membres artificiels… Des brosses, des peignes… Weidemann : chiffres établis pour le RF-SS concernant les biens personnels récemment envoyés au Reich : chemises d’hommes, 132 000 ; manteaux de femmes, 155 000 ; cheveux de femmes, 3 000 kg (« Un wagon de marchandises ») ; vestes de garçons, 15 000 ; robes de filles, 9 000 ; mouchoirs, 135 000. Je reçois une trousse de médecin, remarquablement manufacturée, comme souvenir, Weidemann insiste.

9 h 31 : retour à l’installation souterraine. Un lourd vrombissement électrique emplit l’air — le système breveté « Exhator » pour l’évacuation du gaz. Ouverture des portes. Les corps sont empilés à un bout (illisible), jambes maculées d’excréments, sang menstruel ; marques de morsures et d’ongles. Le détachement du Sonderkommando juif s’avance pour arroser les corps — bottes de caoutchouc, tabliers, masques à gaz (selon W., des poches de gaz peuvent stagner au niveau du sol pendant deux heures). Corps glissants. Lanières nouées autour des poignets pour les tirer jusqu’à quatre monte-charge à doubles portes. Capacité de chacun : 25 (illisible) sonnette retentit, monte un étage vers…

10 h 02. Chambre d’incinération. Chaleur étouffante : quinze fours fonctionnent à plein rendement. Bruit assourdissant : des moteurs diesel ventilent les flammes. Les cadavres chargés sur un tapis roulant (cylindres métalliques). Le sang, etc., dans un caniveau cimenté. Des barbiers de chaque côté rasent les têtes. Cheveux collectés dans des sacs. Bagues, colliers, bracelets, etc., collectés dans une caisse en tôle. En bout de file, l’équipe dentaire — huit hommes avec leviers et tenailles — ; récupération de l’or (dents, bridges, plombages). W. me tend le récipient de l’or pour me faire apprécier le poids : très lourd. Cadavres jetés dans les fours à l’aide de charrettes à bras.

Weidemann : quatre installations de ce type (chambre à gaz/crématorium) dans le camp. Capacité totale de chacune : 2 000 corps par jour, soit 8 000 au total. Fonctionnement assuré par main-d’œuvre juive, remplacée tous les deux ou trois mois. L’opération est donc autonome ; le secret se referme sur lui-même. Le plus gros casse-tête en matière de sûreté : la puanteur des cheminées et les flammes la nuit, visibles à des kilomètres, en particulier des trains de troupes qui remontent vers l’Est sur la grande ligne.

March vérifia les dates. Luther avait visité Auschwitz le 15 juillet. Le 17 juillet, Bühler avait transmis à Kritzinger, de la Chancellerie du Reich, les coordonnées cartographiques de six camps. Le 9 août : date du dernier dépôt en Suisse. La même année, selon sa femme, Luther souffre d’une dépression.

March nota. Kritzinger était le quatrième homme. Son nom se retrouvait partout. Il recoupa avec l’agenda de Bühler. Les dates correspondaient également. Un autre mystère résolu.

Son stylo courait sur le papier. Il était presque au bout.


Un document anodin, qui ne l’avait pas frappé au cours de l’après-midi ; un bout de papier classé n’importe comment dans une mauvaise chemise fourre-tout. C’était une circulaire du SS-Gruppenführer Richard Glucks, chef de l’Amtsgruppe D à l’Office central SS d’Administration économique. Datée du 6 août 1942.

Objet : utilisation des cheveux coupés.


Sur base d’un rapport qui lui a été présenté, le chef de l’Office central SS d’Administration économique, SS-Obergruppenführer Pohl, a ordonné que tous les cheveux humains coupés dans les camps de concentration soient utilisés de façon adéquate. Les cheveux humains seront traités pour être utilisés dans les fabriques de feutre industriel ou les filatures. Les cheveux des femmes, coupés et peignés, serviront de fil à fabriquer des chaussons pour les équipages des U-Boot et des semelles de feutre pour les employés des Chemins de fer du Reich.

Nous vous donnons conséquemment pour instruction de stocker après désinfection les cheveux des détenues femmes. Les cheveux coupés des prisonniers hommes ne sont utilisables qu’à partir de 20 mm de longueur.

Les quantités de cheveux collectés chaque mois, séparés en cheveux féminins et masculins, feront l’objet d’un rapport, établi le 5 de chaque mois et adressé à ce bureau, à compter du 5 septembre 1942.

Il relut : « Équipages des U-Boot… »

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq… March était sous l’eau, retenant son souffle, comptant, tendant l’oreille aux rumeurs assourdies, voyant flotter devant ses yeux des motifs changeants, comme des chapelets d’algues. Quatorze. Quinze. Seize… En rugissant, il refit surface, aspirant l’air, ruisselant d’eau. Il emplit plusieurs fois ses poumons, prit une immense goulée d’air et replongea. Cette fois il alla jusqu’à vingt-cinq avant que sa respiration n’explose ; il réémergea comme une balle, inondant le sol de la salle de bains.

Serait-il jamais propre à nouveau ?

Il resta longtemps ainsi, allongé dans la baignoire, les bras ballants de part et d’autre, la tête renversée, fixant le plafond, comme un noyé.

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